Lafon-Labatut : Poésies
Bien que le don de poésie soit de sa nature une chose essentiellement imprévue, et que ce
souffle, comme celui de Dieu, aille où il lui plaît, on ne peut s’empêcher d’être surpris
chaque fois qu’on voit ce talent se déceler tout d’un coup, et sortir de terre avec
fraîcheur dans de certaines circonstances qui semblaient faites plutôt pour l’étouffer ;
s’il n’y a pas lieu toujours de crier au miracle, ce n’est jamais le cas non plus de faire
les inattentifs et les dédaigneux. Voici donc encore un poëte, un de ceux que l’adversité
semblait devoir éteindre, et qu’elle a seulement excités. Nous emprunterons à la simple et
touchante notice que M. Pellissier a mise en tête des Poésies de M.
Lafon-Labatut quelques détails qui en expliquent l’origine et la publication. Il y a au
moins vingt ans de cela, M. Raynouard, l’auteur des Templiers et le savant
philologue, vivait encore et habitait, à Passy, un petit ermitage studieux et riant, la
maison du sage. Il avait pour secrétaire, pour collaborateur dans ses recherches, M.
Pellissier, homme instruit et modeste. Un soir d’hiver arrivèrent à pied, dans le village,
un homme et un enfant épuisés de fatigue ; ils vinrent frapper à la porte de M. Raynouard,
demandant l’hospitalité. C’étaient le jeune Lafon-Labatut, alors à peine âgé de cinq ans,
et son père. Celui-ci avait eu, il paraît, une vie fort errante et orageuse : après avoir
un instant brillé à Paris dans la jeunesse dorée du temps, il s’était engagé, avait fait
la guerre et couru le monde, puis s’était marié à Messine ; là, un jour, regrettant la
patrie et songeant aux moyens d’y revenir, il lui tomba entre les mains un des volumes des
Troubadours, dans la préface duquel M. Raynouard nommait avec éloge M.
Pellissier. Lafon-Labatut y reconnut le nom d’un ancien ami, et il partit là-dessus de
Messine pour Paris, emmenant sa femme et son jeune enfant. La pauvre femme était morte de
la peste en route, à Gibraltar ; le père et l’enfant, après mille traverses, exténués de
misère et de besoin, arrivaient donc seuls ; ils furent reçus avec cordialité. « M.
Raynouard, nous dit le biographe, touché de tant d’infortunes et des grâces naïves du
petit Sicilien, lui témoigna le plus vif intérêt, se plaisant à le faire babiller dans
son idiome natal, auquel l’accent de sa voix enfantine prêtait encore plus de
charme. »
Après un temps de repos, les voyageurs partirentpour le Bugue, petite ville du Périgord,
où était né le père qui bientôt y mourut. L’enfant, recueilli par un curé de village,
marqua de bonne heure des dispositions d’artiste ; il avait rencontré par hasard une
traduction de l’Iliade, il se mit à en figurer avec de l’argile et à en
charbonner sur les murailles les dieux, les déesses et les héros. La mort du bon curé le
laissa sans ressources ; c’est alors qu’il revint à Paris, rappelé par l’ami de son père.
Livré à sa vocation naturelle, il apprit le dessin sous M. Sudre, et put entrer dans
l’atelier de Gérard. Ses progrès rapides promettaient un artiste de talent, lorsqu’une
ophthalmie cruelle vint l’arrêter au plus fort de son travail, au plus beau de son rêve.
On tenta tous les remèdes, et en désespoir on l’envoya au Bugue pour essayer de
l’influence d’un climat méridional. Il acheva d’y perdre la vue. C’est là qu’isolé, tout à
fait aveugle, après avoir passé par les horreurs d’une tentation sinistre de mort, un
matin de printemps, il s’avisa de demander à la poésie, au chant, quelque chose de ce
qu’il avait demandé vainement au pinceau et à la lumière, un haut refuge du moins, une
patrie idéale où se reposer. N’est-ce point, en effet, l’antique Aveugle qui a dit :
« La Muse qui l’aima entre tous lui partagea le bien et le mal : elle le priva
des yeux, mais lui donna une voix harmonieuse. »
Cette compensation céleste
s’est bien des fois vérifiée depuis. Le jeune homme fit donc des vers ; il les fit d’abord
au hasard, un instinct naturel lui révélait la mélodie ; quelques études opiniâtres, bien
incomplètes pourtant, telles qu’on peut se les figurer en ce lieu et en cette situation,
lui permirent de s’enhardir un peu. Un ami, ce même ami de son père, à qui parvinrent les
essais du pauvre aveugle, eut l’idée de les faire imprimer. L’extrait de lettre que cite
M. Pellissier montre combien le poëte est peu disposé à s’abuser sur des productions qui
sont, avant tout, pour lui, des consolations secrètes, des épanchements solitaires : nous
ne craindrons point, après M. Pellissier, de donner ici cette lettre, cette humble et
touchante préface, et qui a sa fierté aussi :
Bugue, le 27 juillet 1845.
« Vous avez reçu le long, mais indispensable errata de mon manuscrit. Que ne puis-je de même remédier aux défauts de composition, de goût et de clarté qui s’y rencontrent en foule ! La chose est bien autrement difficile. Je voudrais être près de vous pour faire les améliorations indiquées ; mais le pourrai-je de si loin ? Ne m’arrivera-t-il pas de remplacer le mauvais par le plus mauvais encore ? Je sens pourtant la nécessité de corriger, et beaucoup : je viens de le tenter ; mais, épreuve faite, je me vois presque dans l’impossibilité d’y réussir. Je ne connais pas une de mes pièces, où j’aie jamais fait le moindre changement notable, si ce n’est à l’inverse du précepte de Boileau, en ajoutant quelques strophes ou quelques vers par intervalle.
« Si j’avais moi-même publié mes poésies, j’en aurais retranché les morceaux les plus faibles, et j’aurais tâché de faire disparaître les fautes les plus grossières.
« C’est ainsi que je me serais offert aux yeux de l’observateur, non comme un écrivain, non comme un poëte, mais comme un exemple des sensations et des idées d’un homme qui n’a reçu d’autres leçons que celles du malheur.
« Vous le savez, ce n’est pas un vain désir de célébrité qui m’a fait céder à vos instances, et consentir à livrer au public des vers que j’aurais voulu garder pour moi et pour quelques rares amis qui sont bien obligés de supporter quelque chose.
« Si, jusqu’à présent, je m’étais toujours refusé à me faire imprimer, c’est que je trouvais un autre moyen de vivre ; il me manque aujourd’hui, et il faut bien, malgré toutes mes répugnances et mes craintes, que je me décide à prendre ce dangereux parti.
La douleur est ma muse, elle a tous mes secrets ;Aussi, je l’avouerai, n’est-ce pas sans regrets,Sans cette pudeur fière, aux malheureux connue,Que je livre aux regards mon âme toute nue.« Mais il le faut, vous le voulez ; et, puisque c’est une dernière planche de salut, je vais encore m’y hasarder.
« Joseph Labatut. »