I
Ce n’est pas d’aujourd’hui que madame de Genlis fait les avances envers le public ; il y a longtemps qu’elle se croit comptable d’explications envers lui, et qu’elle lui distribue son histoire, comme une dette, en précis de conduite, en souvenirs, en romans : mais ce n’étaient là que des à-compte trop légers envers les contemporains et la postérité ; voici venir enfin, sous forme de mémoires, la plus considérable, la plus officielle, et probablement aussi la dernière édition de sa vie.
Eh ! quelle est-elle donc, madame de Genlis, pour se croire tenue de faire, de son vivant, ce que nul n’a fait avant aile, ce que nul ne lui demande ? Quel droit s’est-elle acquis à une si étrange initiative ? D’où lui vient ce besoin fantastique de constater presque solennellement l’authenticité de ses mémoires ? La véracité est-elle donc si démonstrative et si fastueuse ? Vous craignez pour voire livre jusqu’au soupçon et à l’apparence de la falsification ! Hé, madame, écrivez vos mémoires pour vous, dans le recueillement de la solitude et de l’âge ; épanchez-y en silence vos souvenirs, vos joies, vos douleurs, et, si vous voulez, vos péchés et vos repentirs ; confiez à l’amitié ou à la famille cet humble et sacré dépôt qui doit vous survivre ; et croyez bien que le lecteur n’aura jamais plus foi en vos paroles que quand plus tard vous ne serez pas là interposée entre vos révélations et lui. Qu’arrivera-t-il autrement ? D’une part, engagée par les sollicitations de votre mémoire, disons mieux, de votre conscience ; de l’autre retenue par les scrupules de votre amour-propre, ou du moins de votre délicatesse, il vous faudra, et j’adopte ici la supposition la plus douce, il vous faudra tout ménager, tout prévoir, conter avec apprêt et réserve, fausser presque à votre insu vos réminiscences, prendre à propos vos rêves pour des souvenirs, en un mot, par un officieux et perpétuel mensonge d’imagination, reconstruire le passé en croyant le reproduire ; à moins toutefois, ce que je ne redoute guère, qu’il ne vous advienne l’orgueilleux caprice de nous confesser voire vie pleine et entière, à la mode de saint Augustin, sinon de Jean-Jacques. Mais, vous le savez trop bien, en dévotion comme en amour, il est une pudeur d’aveu qui sied trop à une femme pour que jamais elle s’en départisse ; et quand la Madeleine était pénitente, elle se voilait de ses cheveux, même pour pleurer.
A parler sérieusement, il n’est qu’un cas où le personnage vivant ait plein droit d’invoquer avec éclat et franchise l’attention publique sur l’intimité de ses pensées et de sa vie ; c’est quand ce personnage est public lui-même, que ses actes extérieurs sont dévolus à l’opinion, et qu’il les discute par-devant elle : ses mémoires ne sont rien alors qu’un plaidoyer qu’il lance dans les débats, et le procès se poursuit jusqu’à ce que vienne l’histoire. Serait-ce donc ainsi que l’aurait conçu madame de Genlis ? A l’entendre parler, en sa préface, de l’obscurité fatale qui plane sur l’authenticité des mémoires posthumes en temps de troubles et de factions, ne dirait-on pas qu’elle a craint pour les siens le sort du testament politique d’un fameux cardinal ? Elle aussi peut-être s’imagine appartenir au public, non-seulement par ses écrits et ses travaux littéraires, mais encore par sa vie et par les rôles politiques qu’elle a successivement revêtus. Elle a pu se croire une puissance dans le siècle, du moment qu’elle s’en est venue accomplir, vers l’an de grâce 1800, je ne sais que le mission prédestinée, dogmatisant parmi les châteaux et les palais, à la plus grande gloire d’en haut ; et maintenant que la lumière est revenue, qu’on n’a plus que faire de précurseur, et que la vie militante a fait place à la vie privée, c’est peut-être un devoir à ses yeux d’enregistrer publiquement les mérites et indulgences qui lui reviennent de cette pieuse lutte, engagée sous son patronage. Il y a plus : bien avant sa venue d’Altona, et un peu avant son départ pour Londres, madame de Genlis avait pris une part non moins active à d’autres luttes, d’un intérêt non moins puissant, quoique plus profane ; elle fut patronne des clubs avant d’être mère de l’Église ; c’était toujours prêcher, et cette prédication disposait à l’autre.
Enfin, si nous remontons plus haut encore, si nous la suivons au Palais-Royal, dans le monde, nous la verrons sans cesse briguant avec fureur la célébrité, dans un temps où celle-ci était le prix des talents d’éclat, poursuivant tous ces talents, cultivant tous les arts, jusqu’à y trop exceller, transportant le théâtre dans les salons et l’école dans le théâtre, cumulant dans sa tête dévotion, galanterie, sensibilité, pédantisme, en un mot, toutes les inconséquences dont est capable une femme d’esprit, décidée à se créer en toute hâte une existence supérieure et plus que privée. Ce principe de conduite, si constant chez madame de Genlis, quoique se produisant sous des formes si variables, suivant la diversité des temps, dévoile suffisamment, ce me semble, son intention récente. Nous y voilà donc ; la singularité s’explique, les Mémoires de madame de Genlis sont et devaient être un acte public, comme tous ceux de sa vie une sorte de compte rendu au monument enfin plus que littéraire ; et qu’on cesse de s’étonner que, consacrant cette publication mémorable, le libraire Ladvocat ait fait frapper une médaille en bronze.
Mais, avant d’aborder la grande et critique époque de son apologie, l’auteur, habilement prévoyante, est remontée jusqu’à son berceau, disposant de longue main les excuses de l’avenir, et s’essayant déjà à de petites dissimulations sur le présent. L’art de sa composition est merveilleux sous ce point de vue : des réflexions générales, des portraits de société, des espiègleries bien innocences et bien drôles, lui ont rempli ses deux volumes de 400 pages, et l’ont insensiblement menée jusqu’à l’âge de trente ans environ, libre et pure de tout aveu un peu grave. On a beaucoup ri, il est vrai, de certaines histoires, de celle de mademoiselle Victoire, par exemple, ou du sacré chien ; mais elle aussi a souri peut-être de la simplicité du lecteur ; et, comme pour mieux accréditer encore les folles et enfantines gentillesses de ses jeunes années, elle en a fait une ces jours derniers, et des meilleures. Ses Mémoires venaient de paraître ; arrivèrent en foule à l’hôtel les félicitations empressées et curieuses ; on cherche madame de Genlis. Où donc est-elle ? Nul n’est averti ; hier encore nous l’avons vue… Elle a fui mystérieusement du soir au matin, elle est à Mantes. Après une espèce de confession générale, il fallait bien faire une retraite. Dans un second article nous entrerons dans quelques détails sur cette première livraison.