(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 115-120
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 115-120

LEMIÉRE, [Antoine-Marin] de l’Académie Françoise, né à Paris en 1731.

Il est incontestable qu’il n’est pas né Poëte ; & que, par conséquent, il ne le deviendra jamais.

Ingenium cui sit, cui mens divinior, atque os
Magna sonaturum, de nominis hujus honorem.

Voilà le terrible anathême qu’Horace a prononcé contre lui, & que le Public ratifie tous les jours. Ce seroit donc vraiment ici le cas de dire, en nous servant des expressions de M. Lemiére, que des cerveaux les chanterelles élastiques s’accordent à réprouver ses Tragédies, comme des Poëmes d’une versification propre à les roidir & à les ruiner. Il y a apparence que les Comédiens ont redouté pour leur gosier le même sort ; car on ne les donne plus. Idomenée est mort après sa naissance ; Térée est rentré dans les ténebres ; Guillaume Tell, après avoir débité un François Suisse, a dit :

Je pars, j’erre en ces rocs où par-tout se hérisse
Cette chaîne de monts qui couronne la Suisse*

Et personne n’a été tenté de le rappeler. On ne s’est pas plus empressé de retirer la Veuve de Malabar des flammes où on l’eût jetée, si elle ne se fût pas exécutée d’elle-même. Artaxerce, environné de tant de poignards, n’est réellement mort que du poison de l’ennui mortel qu’il a communiqué aux Spectateurs ; & l’on ne sait pas ce que Barnewelt seroit devenu, si on eût permis qu’il parût sur la Scène.

Telle est l’histoire tragique des Tragédies de M. Lemiére. Si son Hypermenestre a paru survivre au désastre de sa triste famille, c’est plutôt à la faveur des décorations, que par l’intérêt répandu sur ses malheurs. Une lampe d’une main, un poignard de l’autre, une femme toujours prête à être égorgée, & qui, par un quart de conversion, ne l’est pas, ont paru, à des yeux avides de spectacle, un jeu d’optique qu’on pouvoit supporter quelquefois ; mais les gens de goût savent combien cette pantomime est peu propre à intéresser, ou plutôt combien elle prouve la sécheresse d’un esprit qui a eu besoin de recourir à de si minces ressorts.

M. Lemiére paroît avoir renoncé au Cothurne. On applaudiroit à sa prudence, si son Poëme sur la Peinture étoit propre à le venger des défauts qu’on lui reproche. Malheureusement il est par-tout le même homme. En prenant le pinceau, on croit qu’il ne tient en main qu’une lime. Il avoit cependant, dans ce dernier Ouvrage, un modèle bien capable de féconder son imagination, & d’adoucir son style. Le Poëme de M. l’Abbé de Marsy auroit pu lui enseigner le secret de rendre sa touche plus moëlleuse ; mais l’indomptable roideur de son poignet a résisté à tout, & n’a jamais voulu fléchir. C’étoit peu d’avoir su imiter le plan & la marche de ce Poëte ingénieux, élégant & délicat, il falloit, comme lui, avoir le talent de donner de la vie & de l’intérêt aux tableaux qu’on vouloit présenter. M. Lemiére paroît n’avoir pas senti qu’il manquoit de ce talent. Il a cru que l’esprit pouvoit suppléer à tout. Nous ne dissimulerons pas qu’il seroit plus en état qu’aucun autre de remplacer par-là le défaut de poésie & de versification, si cet esprit étoit moins baroque, & dirigé par un goût plus sûr & plus exercé. Les meilleurs morceaux de son Poëme [& l’on ne peut disconvenir qu’il n’y en ait un certain nombre de bons] sont défigurés par des tirades de Vers durs, gigantesques, puériles, incorrects, monotones, que la force & la nouveauté de quelques pensées ne sauvent pas de la critique. Il en est de même des morceaux estimables & chaudement écrits qu’on rencontre par intervalles dans son nouveau Poëme, intitulé les Fastes François.

Détracteur de la vie, Young, Anglois farouche,
Noctambule pressé que le soleil se couche,
Pour méditer en paix tes funebres tableaux,
Apôtre de la mort, prêchant sur des tombeaux,
A travers quel nuage ou quel verre infidele
Vois-tu donc les devoirs de la race mortelle !
Lorsque, loin des vivans, tu vis auprès des morts,
Rêveur infortuné, crois-tu veiller ? Tu dors.
Young, pourquoi semblable à l’orage en furie,
Viens-tu coucher les fleurs dans le champ de la vie ?
En butte aux maux du corps, en butte aux noirs chagrins,
L’homme jouit-il donc de trop de jours sereins ?
Et veux-tu de son cœur qu’étouffant le murmure,
Il ajoute à l’impôt qu’il paye à la Nature ?
Ah ! c’est trop sur la tombe où l’homme en paix s’endort,
Cultiver de tes mains les cyprès de la mort ;
C’est trop nous appeler sous ces ombres funebres,
Pose la bêche, Young, & sors de ces ténebres.

Avec une étoile poétique aussi malheureuse, M. Lemiere ne devoit pas mieux réussir dans la Poésie légere. On est tenté de rire, mais dans un sens contraire à celui qu’il s’est proposé, lorsqu’on lit les gentillesses répandues dans la plupart de ses Epîtres. On se rappelle alors très-à-propos ces Vers de Lafontaine,

Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grace, &c.

Malgré cela, il a eu des admirateurs intrépides. Il faut convenir que ces admirateurs n’ont encore osé lui prodiguer leurs applaudissemens que dans l’Almanach des Muses, Almanach dont l’Auteur n’est pas plus infaillible dans ses éloges, que le Faiseur d’Almanach de Liége ne l’est dans ses prédictions. La seule fois qu’il a rencontré la vérité, c’est quand il a dit que ce Poëte a une maniere à lui. Il y a toute apparence que cette maniere demeurera à son original. Malheur à qui la lui enleveroit !