(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Journal de la campagne de Russie en 1812, par M. de Fezensac, lieutenant général. (1849.) » pp. 260-274
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Journal de la campagne de Russie en 1812, par M. de Fezensac, lieutenant général. (1849.) » pp. 260-274

Journal de la campagne de Russie en 1812, par M. de Fezensac, lieutenant général.
(1849.)

Voilà un court récit, très simple, très intéressant, qui n’a nullement la prétention d’être une histoire de l’expédition de Russie, de cette expédition éloquemment présentée par M. de Ségur, sévèrement discutée par M. de Chambray, et que d’autres écrivains embrasseront encore dans son ensemble. M. de Fezensac, à l’époque de cette campagne, était âgé de vingt-six ans. Successivement aide de camp du prince Berthier, puis colonel, il a écrit pour lui-même un journal de ce qu’il a vu et de ce qu’il a fait, ou plutôt de ce qu’a fait et souffert son régiment, qui, dans la retraite, combattait à l’extrême arrière-garde, sous les ordres de Ney. C’est ce journal sincère, véridique, et d’abord destiné uniquement à un cercle intime, qu’il se décide à publier aujourd’hui.

Les réflexions que fait naître cette simple relation sont de plus d’un genre ; l’impression qu’elle laisse après elle dans l’esprit est ineffaçable. En la lisant, on se rend un compte exact de ce qu’a été ce grand désastre dès l’origine et dans ses dernières conséquences, bien mieux encore qu’en lisant des récits plus généraux et plus étendus. Ici on n’est pas en plusieurs lieux à la fois, on est en un seul point déterminé ; on marche jour par jour, on se traîne ; on fait partie d’un seul groupe que chaque heure meurtrière détruit. Rien ne se perd du détail et de la continuité des souffrances. L’héroïsme, jusqu’à la fin, a beau jeter d’admirables éclairs, on peut trop voir à quoi tient cette flamme elle-même, et qu’elle va périr faute d’aliment. Il en résulte un bien triste jour ouvert sur la nature morale de l’homme, toute une étude à fond, une fois faite, inexorable, involontaire. Mais, en même temps que le cœur saigne et que l’imagination se flétrit, on est consolé pourtant de se sentir pour compagnon et pour guide un guerrier modeste, ferme et humain, en qui les sentiments délicats dans leur fleur ont su résister aux plus cruelles épreuves. M. de Fezensac, nourri de souvenirs littéraires, a eu le droit de mettre en tête de son écrit ces vers touchants du plus pieux des poètes antiques, de Virgile faisant parler son héros : « Iliaci cineres, et flamma extrema meorum… », ce qu’il traduit ainsi, en l’appropriant à la situation :

Ô cendres d’Ilion ! et vous, mânes de mes compagnons ! je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n’ai reculé ni devant les traits des ennemis, ni devant aucun genre de danger, et que, si ma destinée l’eût voulu, j’étais digne de mourir avec vous.

Dans la première partie du récit, qui va jusqu’à la bataille de la Moskova, et qui n’est qu’une sorte d’introduction, M. de Fezensac, alors chef d’escadron et aide de camp du maréchal Berthier, se borne à bien saisir les faits d’un coup d’œil rapide et précis, selon que le lui permet sa position au centre. Si sobre qu’il soit de considérations générales, il est aisé avec lui de sentir, dès le début de cette expédition gigantesque, que les bornes de la puissance humaine sont dépassées, et que le génie d’un homme, cet homme fût-il le plus grand, ne saurait prétendre à contenir et à diriger dans son cadre une organisation aussi exorbitante. L’administration civile de l’armée, les divers corps de service qui dépendaient de l’Intendance générale, passés en revue à Wilna par le maréchal Berthier, formaient déjà toute une armée qui, chargée de pourvoir à l’autre, ne savait où se pourvoir elle-même. Malgré le zèle des chefs, dans un pays qui prêtait si peu aux ressources, « cette immense administration fut presque inutile dès le commencement de la campagne, et devint nuisible à la fin ». Les troupes mêmes, si brillantes et si aguerries, ont des parties faibles qui se trahissent dès les premiers pas. Dans la marche, à quelques lieues en avant de Wilna,

nous rencontrâmes, dit M. de Fezensac, plusieurs régiments de la Jeune Garde ; je remarquai entre autres le régiment des flanqueurs, composé de très jeunes gens. Ce régiment était parti de Saint-Denis, et n’avait eu de repos qu’un jour à Mayence et un à Marienwerder, sur la Vistule ; encore faisait-on faire l’exercice aux soldats les jours de marche, après leur arrivée, parce que l’Empereur ne les avait pas trouvés assez instruits. Aussi ce régiment fut-il le premier détruit ; déjà les soldats mouraient d’épuisement sur les routes.

Malgré les succès extraordinaires qui signalent l’entrée en campagne, malgré la conquête de la Lituanie en un mois, presque sans combattre, et quoique la vaillante jeunesse se laisse aller aux espérances, ceux qui réfléchissent voient l’avenir beaucoup moins en beau. On n’était encore qu’à Vitebsk, et déjà « les gens d’un esprit sage et les officiers expérimentés n’étaient pas sans inquiétude ». Ils voyaient l’armée diminuée d’un tiers depuis le passage du Niémen, et non par les combats, mais par l’impossibilité de subsister dans un pays pauvre et que l’ennemi ravageait en le quittant. Ils remarquaient la mortalité effrayante des chevaux, qui n’avaient à manger le plus souvent que la paille des toits ; une partie de la cavalerie mise à pied, la conduite de l’artillerie rendue plus difficile, les convois d’ambulance forcés de rester en arrière, et par suite les malades presque sans secours dans les hôpitaux. « Ils se demandaient non seulement ce que deviendrait cette armée si elle était battue, mais même comment elle supporterait les pertes qu’allaient causer de nouvelles marches et des combats plus sérieux. » Toutefois ces prévisions sombres, qui ont été trop éclairées par l’événement, pouvaient encore alors se perdre et se dissiper dans quelqu’une de ces solutions imprévues et glorieuses dont l’histoire des guerres est remplie.

Après la bataille de la Moskova, M. de Fezensac d’aide de camp devint colonel du 4e régiment de ligne. Depuis lors son récit n’est plus que l’histoire de ce régiment et du 3e corps, dont il fait partie. L’unité dans l’intérêt commence.

Dès le premier jour qu’il prend en main son commandement, le nouveau colonel est frappé de l’épuisement des troupes et de leur faiblesse numérique.

Au grand quartier général, dit-il, on ne jugeait que les résultats, sans penser à ce qu’ils coûtaient, et l’on n’avait aucune idée de la situation de l’armée ; mais en prenant le commandement d’un régiment, il fallut entrer dans tous les détails que j’ignorais, et connaître la profondeur du mal.

Le 4e régiment était réduit à 900 hommes, de 2 800 qui avaient passé le Rhin. Toutes les parties de l’habillement, et surtout la chaussure, étaient en mauvais état. Le moral des troupes avait déjà éprouvé de profondes atteintes ; on ne retrouvait plus l’ancienne gaieté des soldats, ces chants du bivouac, qui consolaient des fatigues : c’était une disposition toute nouvelle dans une armée française, et après une victoire.

Un régiment est une famille, et le rôle de colonel, conçu dans son véritable esprit, est l’un des plus beaux à remplir. On commande à un groupe d’hommes déjà considérable, mais jouissant encore d’une parfaite unité, qu’on tient tout entier dans sa main et sous son regard, dont on peut connaître chacun par son nom, en le suivant jour par jour dans ses actes. Dans les grades plus élevés, on voit de plus loin, plus en grand ; le génie de la guerre, si on l’a, trouve mieux à se déployer. Mais, au point de vue de la moralité militaire, dans cette vaste confrérie qu’on appelle l’armée, il n’y a nulle part autant de bien à faire, un bien aussi direct, aussi continu que dans le grade de colonel.

M. de Fezensac, jeune, doué de toutes les qualités qui humanisent et civilisent la guerre, comprit ce rôle dans son plus noble sens et, l’on peut dire, dans sa beauté morale ; il ne s’attacha plus qu’à le bien remplir. Le spectacle de l’incendie de Moscou et des scènes de désolation qui s’y mêlèrent l’avait affecté douloureusement : détournant la vue des malheurs qu’il ne pouvait soulager, il eut à cœur de corriger du moins ceux qui étaient à sa portée, et de s’acquitter de tous les devoirs utiles. Pendant le mois de séjour à Moscou et aux environs, il ne s’était appliqué qu’à remonter le matériel de son régiment et à y entretenir le moral. La veille de la retraite, 18 octobre, l’Empereur passa au Kremlin la revue du 3e corps, qui était celui de Ney.

Cette revue fut aussi belle que les circonstances le permettaient. Les colonels rivalisèrent de zèle pour présenter leurs régiments en bon état. Personne, en les voyant, n’aurait pu s’imaginer combien les soldats avaient souffert et combien ils souffraient encore. Je suis persuadé, ajoute M. de Fezensac, que la belle tenue de notre armée au milieu des plus grandes misères a contribué à l’obstination de l’Empereur, en lui persuadant qu’avec de pareils hommes rien n’était impossible.

La revue finissait à peine, que les colonels reçurent l’ordre du départ pour le lendemain. On emporta sur des charrettes tout ce qui restait de vivres :

Je laissai dans ma maison, dit M. de Fezensac, la farine que je ne pus emporter ; on m’avait conseillé de la détruire ; mais je ne pus me résoudre à en priver les malheureux habitants, et je la leur donnai de bon cœur, en dédommagement du mal que nous avions été forcés de leur faire. Je reçus leurs bénédictions avec attendrissement et reconnaissance. Peut-être m’ont-elles porté bonheur.

La retraite commence. L’armée traîne après elle tout ce qui a échappé à l’incendie de Moscou. Les voitures de toutes sortes, et quelques-unes de la plus grande élégance, chargées d’objets précieux, vont pêle-mêle avec les fourgons et les charrettes qui portent les vivres.

Ces voitures, marchant sur plusieurs rangs dans les larges routes de la Russie, présentaient l’aspect d’une immense caravane. Parvenu au haut d’une colline, je contemplai longtemps, dit le narrateur, ce spectacle qui rappelait les guerres des conquérants de l’Asie ; la plaine était couverte de ces immenses bagages, et les clochers de Moscou, à l’horizon, terminaient le tableau.

Même dans ces premiers instants de la retraite, c’était une tâche difficile de faire observer l’ordre et la discipline. M. de Fezensac ne négligea rien pour la maintenir dans son régiment. À mesure que l’armée se retirait, on incendiait tous les villages. Davout, qui commandait d’abord à l’arrière-garde, était chargé de mettre le feu partout, « et jamais ordre ne fut exécuté avec plus d’exactitude et même de scrupule ». M. de Fezensac, en racontant, a de ces mots qui n’ont l’air de rien, qui sont discrets comme des mots de bonne compagnie, et qui disent beaucoup.

Après le premier mouvement de retraite manqué sur Kalouga, l’armée dut se rabattre sur la grande route de Smolensk toute désolée et dévastée, et repasser par les traces sanglantes qu’elle s’était faites. Dès ces premiers jours, la retraite ressemblait à une déroute. À Viazma, le 3e corps, celui de Ney, eut ordre de relever celui de Davout à l’arrière-garde ; et, de ce moment, la tâche pénible et glorieuse de ralentir la poursuite de l’ennemi et de couvrir la marche de l’armée, fut confiée à l’homme le plus capable en cette conjoncture critique. M. de Fezensac, à la tête du 4e régiment, eut sa part dans cet honneur. On va suivre l’épisode mémorable dont il est le narrateur fidèle.

De Viazma à Smolensk on disputa le terrain pied à pied, et partout où l’on put, à Dorogobouj, à Sloboda Pnevo, à tous les ponts du Dniepr. Ney trouvait toujours qu’on n’en faisait pas assez ; il arrivait quelquefois en tête, et prenait le fusil, comme on le voit représenté dans les estampes populaires. Aux objections que lui faisaient quelquefois les généraux de brigade, un peu mous et un peu indécis, ce semble, il répondait vivement « qu’il ne s’agissait que de se faire tuer, après tout, et que l’occasion était trop belle pour la manquer ». À Smolensk, on croyait du moins trouver un peu de repos et du pain ; mais la désorganisation et le pillage étaient partout. L’arrière-garde, arrivant la dernière parce qu’elle se battait pour tout le monde, ne trouva rien. Elle continua de lutter avec abnégation. Le colonel du 4e régiment fut des derniers à défendre un des faubourgs de la ville qu’on évacuait ; il en chassa une dernière fois l’ennemi, qui se pressait trop de l’occuper : « Le maréchal Ney me fit dire alors, ajoute le narrateur, de ne point trop m’avancer, recommandation bien rare de sa part. » Les éloges du maréchal, le soir même de cette action, furent rapportés aux officiers par le colonel et leur réjouirent le cœur. Le colonel avait su jusque-là conserver intacte parmi ses hommes la religion du drapeau. Aucun officier n’avait été dangereusement blessé ; 500 soldats du régiment restaient encore,

et combien ce petit nombre d’hommes était éprouvé ! J’étais fier, nous dit leur chef, de la gloire qu’ils avaient acquise ; je jouissais d’avance du repos dont j’espérais les voir bientôt jouir. Cette illusion fut promptement détruite ; mais j’aime encore à en conserver le souvenir, et c’est le dernier sentiment doux que j’aie éprouvé dans le cours de cette campagne.

Au sortir de Smolensk, on se dirigeait assez tranquillement vers Orcha, lorsque tout à coup le 3e corps, sur le point d’arriver à Krasnoï, se trouve inopinément arrêté par le canon russe. On n’y pouvait rien comprendre. Aucun avis n’avait été donné par le corps qui précédait ; et il ne s’agissait pas d’un simple détachement ennemi qui interceptait la route, c’était toute une armée de 80 000 hommes sous les ordres de Miloradovitch, qui s’interposait entre Ney et le reste de l’armée française. Un parlementaire envoyé par le général russe vint sommer le maréchal de mettre bas les armes ; on y joignait toutes sortes de compliments pour sa personne. Le tout fut accueilli comme on pouvait l’attendre d’un homme tel que Ney.

Le 3e corps, dit M. de Fezensac, avec les renforts reçus à Smolensk, ne s’élevait pas à 6 000 combattants ; l’artillerie était réduite à six pièces de canon, la cavalerie à un seul peloton d’escorte. Cependant le maréchal, pour toute réponse, fit le parlementaire prisonnier : quelques coups de canon tirés pendant cette espèce de négociation servirent de prétexte ; et, sans considérer les masses des ennemis et le petit nombre des siens, il ordonna l’attaque.

Cette attaque fut ce qu’elle pouvait être, désespérée, héroïque, mais on s’y brisa. Il fallut se replier et rétrograder. Qu’allait faire le maréchal ? Après une retraite d’une demi-lieue, il dirige sa troupe à gauche à travers champs. Laissons dire le témoin narrateur :

Le jour baissait ; le 3e corps marchait en silence ; aucun de nous ne pouvait comprendre ce que nous allions devenir. Mais la présence du maréchal Ney suffisait pour nous rassurer. Sans savoir ce qu’il voulait ni ce qu’il pourrait faire, nous savions qu’il ferait quelque chose. Sa confiance en lui-même égalait son courage. Plus le danger était grand, plus sa détermination était prompte ; et, quand il avait pris son parti, jamais il ne doutait du succès. Aussi, dans un pareil moment, sa figure n’exprimait ni indécision ni inquiétude ; tous les regards se portaient sur lui, personne n’osait l’interroger. Enfin, voyant près de lui un officier de son État-major, il lui dit à demi-voix : « Nous ne sommes pas bien. — Qu’allez-vous faire ? répondit l’officier. — Passer le Dniepr. — Où est le chemin ? — Nous le trouverons. — Et s’il n’est pas gelé ? — Il le sera. — À la bonne heure ! » dit l’officier. Ce singulier dialogue, que je rapporte textuellement, révéla le projet du maréchal de gagner Orcha par la rive droite du fleuve, et assez rapidement pour y trouver encore l’armée qui faisait son mouvement par la rive gauche.

Tout s’exécuta de point en point, ainsi que le maréchal l’avait soudainement résolu. Dans cette marche du soir à travers champs, comment se diriger ? comment atteindre au plus vite le Dniepr ? Le maréchal, « doué de ce talent d’homme de guerre qui apprend à tirer parti des moindres circonstances », remarqua dans la plaine une ligne de glace et la fit casser pour voir le sens du courant, pensant bien que ce devait être un ruisseau qui allait au Dniepr. On suivit le ruisseau ; on arriva à un village abandonné. Un paysan boiteux, qui était en retard de fuir, fut pris pour guide. De grands feux allumés firent croire à l’ennemi qu’on allait camper en ce lieu. Pendant qu’on s’occupait à trouver un point où le Dniepr serait assez gelé pour donner passage, dans ce court intervalle de temps « le maréchal Ney seul, oubliant à la fois les dangers du jour et ceux du lendemain, dormait d’un profond sommeil ».

Vers le milieu de la nuit, le Dniepr est franchi, mais seulement par les fantassins ; à peine quelques chevaux ont pu passer sur la glace trop peu solide. Il a fallu abandonner à l’ennemi l’artillerie, le bagage, et (triste nécessité de la guerre !) les blessés. Une partie du plan a réussi. On est sur l’autre rive, mais dans un pays inconnu, et l’on a encore plus de quinze lieues à faire pour arriver à Orcha, où l’on espère rejoindre l’armée française. On n’est pas au bout de cette marche toute de péril et d’aventure ; on n’a échappé à un danger que pour tomber dans un autre. Le corps principal des Cosaques, commandé par Platov en personne, se rencontre à l’improviste ; il compte avoir bon marché d’une poignée de fantassins harassés, sans cavalerie ni artillerie. Les moindres incidents de cette seconde moitié de la marche sont à suivre dans le récit de M. de Fezensac. À un moment, les restes de son régiment, à l’arrière-garde de Ney, se trouvent coupés et perdus de nuit dans un bois de sapins. Il se trouve ainsi, par rapport à Ney, dans le même isolement où ils sont tous par rapport à l’armée elle-même.

Nous avions parcouru le bois dans des directions si diverses, que nous ne pouvions plus reconnaître notre chemin ; les feux que l’on voyait allumés de différents côtés servaient encore à nous égarer. Les officiers de mon régiment furent consultés, et l’on suivit la direction que le plus grand nombre d’entre eux indiqua. Je n’entreprendrai point de peindre tout ce que nous eûmes à souffrir pendant cette nuit cruelle. Je n’avais pas plus de cent hommes, et nous nous trouvions à plus d’une lieue en arrière de notre colonne. Il fallait la rejoindre au milieu des ennemis qui nous entouraient. Il fallait marcher assez rapidement pour réparer le temps perdu, et assez en ordre pour résister aux attaques des Cosaques. L’obscurité de la nuit, l’incertitude de la direction que nous suivions, la difficulté de marcher à travers bois, tout augmentait notre embarras. Les Cosaques nous criaient de nous rendre, et tiraient à bout portant au milieu de nous ; ceux qui étaient frappés restaient abandonnés. Un sergent eut la jambe fracassée d’un coup de carabine. Il tomba à côté de moi, en disant froidement à ses camarades : « Voilà un homme perdu ; prenez mon sac, vous en profiterez. » On prit son sac, et nous l’abandonnâmes en silence. Deux officiers blessés eurent le même sort. J’observais cependant avec inquiétude l’impression que cette situation causait aux soldats, et même aux officiers de mon régiment. Tel qui avait été un héros sur le champ de bataille paraissait alors inquiet et troublé, tant il est vrai que les circonstances du danger effraient souvent plus que le danger lui-même. Un très petit nombre conservaient la présence d’esprit qui nous était si nécessaire. J’eus besoin de toute mon autorité pour maintenir l’ordre dans la marche et pour empêcher chacun de quitter son rang. Un officier osa même faire entendre que nous serions peut-être forcés de nous rendre. Je le réprimandai à haute voix, et d’autant plus sévèrement que c’était un officier de mérite, ce qui rendait la leçon plus frappante. Enfin, après plus d’une heure, nous sortîmes du bois et nous trouvâmes le Dniepr à notre gauche. La direction était donc assurée, et cette découverte donna aux soldats un moment de joie dont je profitai pour les encourager et leur recommander le sang-froid qui seul pouvait nous sauver.

C’est ainsi qu’avec des prodiges de vigueur et de constance, qu’il fallait renouveler à chaque pas, on rejoignit Ney, et qu’avec Ney on rejoignit enfin l’armée, au moment même où, désespérant de le revoir, elle allait quitter Orcha. À partir de cet instant, le 3e corps partage le sort du reste de l’armée. Mais le récit de M. de Fezensac, en devenant un peu moins particulier, ne perd pas pour cela en intérêt. On y suit à chaque pas la désorganisation, la destruction de cette force immense, destruction qui semble toujours être arrivée à son extrême limite, et qui a toujours un degré de plus à franchir. En étant ramené à l’étudier sur un point précis, on en prend une plus exacte et plus terrible mesure. Ainsi le corps de Ney, qui était de 10 à 11 000 hommes en quittant Moscou, qui était encore de 6 000 au combat de Krasnoï, n’est plus que de 8 ou 900 hommes en arrivant à Orcha. Après le passage de la Bérézina, on ne parvient avec ces débris à réunir au plus que 100 hommes en état de combattre, et qui font escorte au maréchal. Le 4e régiment, celui de M. de Fezensac, en sortant de Wilna, et au moment de franchir le Niémen, ne se compose plus que d’une vingtaine d’officiers malades, et d’un pareil nombre de soldats, dont la moitié sans armes. Ce sont pourtant les restes de ce corps, joints à quelques autres débris, qui reçoivent l’ordre de faire l’arrière-garde jusqu’à la fin, et de défendre tant qu’ils le pourront le pont de Kowno, pour donner au gros de la déroute le temps de s’écouler. Il faut voir comme Ney retrouve et inspire un dernier élan pour s’acquitter de cet ordre avec honneur. Même après avoir franchi le Niémen, et lorsqu’on a lieu enfin de se croire en sûreté, cette extrême arrière-garde se retrouve tout à coup en danger d’être enlevée par un parti de Cosaques, et l’on se voit obligé de renouveler à travers champs une marche de nuit, conduite encore par Ney, et qui rappelle, mais plus tristement, l’aventure du Dniepr. « Un cheval blanc, dit M. de Fezensac, que nous montions à poil les uns après les autres, nous fut d’un grand secours. » Ce cheval blanc que chacun monte à poil à son tour est le dernier trait du tableau, et il le faut opposer à cet autre spectacle de 500 000 hommes franchissant orgueilleusement le Niémen six mois auparavant.

Les réflexions morales se pressent durant ce récit, dont j’ai encore omis bien des particularités saisissantes. Dans ces grandes épreuves qui demandent à l’homme plus qu’il ne peut donner, la nature humaine, épuisée à la longue et usée qu’elle est, laisse voir, pour ainsi dire, sa trame à nu. Tout ce qui est acquis, tout ce qui est appris disparaît ; il ne reste que la fibre fondamentale. Tous ces sentiments élevés et délicats, ces belles qualités, ces vertus sociales inculquées dès l’enfance, transmises par les générations, et qui semblent le noble apanage de l’homme civilisé, l’amour de la patrie, de la gloire, l’honneur, le dévouement aux siens, l’amitié, tout cela peu à peu s’obscurcit et s’affaiblit jusqu’à s’abolir. Chez la plupart, le sentiment physique prend le dessus irrésistiblement sur le moral ; l’instinct de conservation, l’égoïsme de vivre se prononce. On voit bien des braves et de ceux qui semblaient des héros devant les balles, aux prises désormais avec la faim et le froid, s’écrier comme le pauvre homme de la fable : « Pourvu qu’en somme je vive, je suis content ! » Et c’est encore une preuve d’énergie que de dire ainsi ; car il est un degré de démoralisation où ce dernier ressort se brise, où l’on ne veut plus même vivre, et où, pour échapper à la douleur et à la fatigue, tout devient indifférent. Combien ils sont peu nombreux ceux en qui un sentiment élevé d’honneur, de sympathie, de dévouement, une religion quelconque est inséparable jusqu’au bout du besoin de vivre inhérent à toute nature, et que cette religion n’abandonne qu’avec le dernier soupir ! On sent, en lisant M. de Fezensac, que, jusque dans les moments les plus désespérés de l’épouvantable épreuve, il y eut encore quelques âmes de cette trempe énergique et exquise, et c’est ce qui console :

Au milieu de si horribles calamités, dit le colonel du 4e, la destruction de mon régiment me causait une douleur bien vive. C’était là ma véritable souffrance, ou, pour mieux dire, la seule ; car je n’appelle pas de ce nom la faim, le froid et la fatigue. Quand la santé résiste aux souffrances physiques, le courage apprend bientôt à les mépriser, surtout quand il est soutenu par l’idée de Dieu, par l’espérance d’une autre vie ; mais j’avoue que le courage m’abandonnait en voyant succomber sous mes yeux des amis, des compagnons d’armes, qu’on appelle, à si juste titre, la famille du colonel, et qu’il semblait ici n’avoir été appelé à commander que pour présider à leur destruction.

Rien dans l’histoire des peuples civilisés ne saurait se comparer à ce désastre de 1812. On a quelquefois rappelé à cette occasion la retraite des Dix Mille ; mais il n’y a nul rapport ni dans les proportions, ni pour les circonstances et les résultats, entre l’héroïque et ingénieuse retraite conduite et consacrée par le génie de Xénophon, et l’immense catastrophe où s’engloutit la plus grande armée moderne. Il faudrait plutôt chercher un précédent affaibli du malheur de 1812 dans la retraite meurtrière de Prague, en 1742. Voltaire et Vauvenargues en ont parlé, mais trop oratoirement, et l’on aimerait mieux des faits précis. Pourquoi Vauvenargues n’a-t-il pas eu simplement l’idée de faire le journal de son régiment ? Il est aisé pourtant de conclure de quelques-unes de ses paroles que ce fut, dans de moindres proportions qu’après Moscou, une retraite également fatale et marquée par des extrémités du même genre :

Est-ce là, a-t-il pu dire, cette armée qui semait l’effroi devant elle ? Vous voyez ! la fortune change : elle craint à son tour ; elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche sans s’arrêter. Les maladies, la faim, la fatigue excessive, accablent nos jeunes soldats. Misérables ! on les voit étendus sur la neige, inhumainement délaissés. Des feux allumés sur la glace éclairent leurs derniers moments. La terre est leur lit redoutable.

Là aussi, pour consoler des scènes contristantes, on vit chez quelques-uns le courage et l’honneur briller d’un plus vif éclat au plus fort de la détresse ; on vit de ces jeunes officiers humains, généreux, compatissants autant que braves, et à la fois dignes de l’éloge qui a été accordé à l’un d’eux, à ce jeune Hippolyte de Seytres, dont une amitié éloquente a consacré le nom : « Modéré jusque dans la guerre, ton esprit ne perdit jamais sa douceur et son agrément ! » De semblables souvenirs peuvent naturellement se rappeler au sujet de l’auteur de la narration présente : il est de ceux qu’un Xénophon lui-même n’aurait pas désavoués pour le ton, et il se souvient de Virgile. Xavier de Maistre, j’imagine, en présence de semblables scènes, ne les aurait pas senties autrement. Quant à ce qui est des services réels en cette campagne, le maréchal Ney écrivait de Berlin, le 23 janvier 1813, au ministre de la Guerre, beau-père de M. de Fezensac : « Ce jeune homme s’est trouvé dans des circonstances fort critiques, et s’y est toujours montré supérieur. Je vous le donne pour un véritable chevalier français, et vous pouvez désormais le regarder comme un vieux colonel. » L’héroïque figure de Ney n’a cessé de remplir et de dominer la relation qu’on vient de parcourir ; c’est par une telle parole de lui qu’il y avait convenance et gloire, en effet, à la couronner.