(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre I. Origine des privilèges. »
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(1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre I. Origine des privilèges. »

Chapitre I.
Origine des privilèges.

En 1789, trois sortes de personnes, les ecclésiastiques, les nobles et le roi, avaient dans l’État la place éminente avec tous les avantages qu’elle comporte, autorité, biens, honneurs, ou, tout au moins, privilèges, exemptions, grâces, pensions, préférences et le reste. Si depuis longtemps ils avaient cette place, c’est que pendant longtemps ils l’avaient méritée. En effet, par un effort immense et séculaire, ils avaient construit tour à tour les trois assises principales de la société moderne.

I. Services et récompense du clergé.

Des trois assises superposées, la plus ancienne et la plus profonde était l’ouvrage du clergé : pendant douze cents ans et davantage, il y avait travaillé comme architecte et comme manœuvre, d’abord seul, puis presque seul. Au commencement, pendant les quatre premiers siècles, il avait fait la religion et l’Église : pesons ces deux mots pour en sentir tout le poids. D’une part, dans un monde fondé sur la conquête, dur et froid comme une machine d’airain, condamné par sa structure même à détruire chez ses sujets le courage d’agir et l’envie de vivre, il avait annoncé « la bonne nouvelle », promis « le royaume de Dieu », prêché la résignation tendre aux mains du père céleste, inspiré la patience, la douceur, l’humilité, l’abnégation, la charité, ouvert les seules issues par lesquelles l’homme étouffé dans l’ergastule romain pouvait encore respirer et apercevoir le jour : voilà la religion. D’autre part, dans un État qui peu à peu se dépeuplait, se dissolvait et fatalement devenait une proie, il avait formé une société vivante ; guidée par une discipline et des lois, ralliée autour d’un but et d’une doctrine, soutenue par le dévouement des chefs et l’obéissance des fidèles, seule capable de subsister sous le flot de barbares que l’Empire en ruine laissait entrer par toutes ses brèches : voilà l’Église. — Sur ces deux premières fondations, il continue à bâtir, et, à partir de l’invasion, pendant plus de cinq cents ans, il sauve ce qu’on peut encore sauver de la culture humaine. Il va au-devant des barbares, ou les gagne aussitôt après leur entrée ; service énorme ; jugeons-en par un seul fait : dans la Grande-Bretagne, devenue latine comme la Gaule, mais dont les conquérants demeurèrent païens pendant un siècle et demi, arts, industries, société, langue, tout fut détruit ; d’un peuple entier massacré ou fugitif, il ne resta que des esclaves ; encore faut-il deviner leurs traces ; réduits à l’état de bêtes de somme, ils disparaissent de l’histoire. Tel eût été le sort de l’Europe, si le clergé n’eût promptement charmé les brutes farouches auxquelles elle appartenait.

Devant l’évêque en chape dorée, devant le moine « vêtu de peaux, maigre », hâve, « plus souillé et plus couvert de taches qu’un caméléon1 », le Germain converti a peur comme devant un sorcier. Aux heures calmes, après la chasse ou l’ivresse, la divination vague d’un au-delà mystérieux et grandiose, le sentiment obscur d’une justice inconnue, le rudiment de conscience qu’il avait déjà dans ses forêts d’outre-Rhin, se réveille en lui par des alarmes subites, en demi-visions menaçantes. Au moment de violer un sanctuaire, il se demande s’il ne va pas tomber sur le seuil, frappé de vertige et le col tordu2. Convaincu par son propre trouble, il s’arrête, épargne la terre, le village, la cité qui vit sous la sauvegarde du prêtre. Si la fougue animale des colères ou des convoitises primitives l’a poussé au meurtre et au vol, plus tard, après l’assouvissement, aux jours du malheur ou de maladie, sur les conseils de sa concubine ou de sa femme, il se repent ; il restitue au double, au décuple et au centuple, il prodigue les donations et les immunités3. Ainsi, sur tout le territoire, le clergé garde et agrandit ses asiles pour les vaincus et pour les opprimés. — D’autre part, parmi les chefs de guerre aux longs cheveux, à côté des rois vêtus de fourrures, l’évêque mitré et l’abbé au front tondu siègent aux assemblées ; ils sont les seuls qui tiennent la plume, qui sachent discourir. Secrétaires, conseillers, théologiens, ils participent aux édits, ils ont la main dans le gouvernement, ils travaillent par son entremise à mettre un peu d’ordre dans le désordre immense, à rendre la loi plus raisonnable et plus humaine, à rétablir, ou à maintenir la piété, l’instruction, la justice, la propriété et surtout le mariage. Certainement on doit à leur ascendant la police telle quelle, intermittente, incomplète, qui a empêché l’Europe de devenir une anarchie mongole. Jusqu’à la fin du douzième siècle, si le clergé pèse sur les princes, c’est surtout pour refréner en eux et au-dessous d’eux les appétits brutaux, les rébellions de la chair et du sang, les retours et les accès de sauvagerie irrésistible qui démolissaient la société. — Cependant, dans ses églises et dans ses couvents, il conservait les anciennes acquisitions du genre humain, la langue latine, la littérature et la théologie chrétiennes, une portion de la littérature et des sciences païennes, l’architecture, la sculpture, la peinture, les arts et les industries qui servent au culte, les industries plus précieuses qui donnent à l’homme le pain, le vêtement et l’habitation, surtout la meilleure de toutes les acquisitions humaines et la plus contraire à l’humeur vagabonde du barbare pillard et paresseux, je veux dire l’habitude et le goût du travail. Dans les campagnes dépeuplées par le fisc romain, par la révolte des Bagaudes, par l’invasion des Germains, par les courses des brigands, le moine bénédictin bâtit sa cabane de branchages parmi les épines et les ronces4 ; autour de lui de grands espaces jadis cultivés ne sont plus que des halliers déserts. Avec ses compagnons, il défriche et construit ; il domestique les animaux demi-sauvages, établit une ferme, un moulin, une forge, un four, des ateliers de chaussure et d’habillement. Selon sa règle, chaque jour il lit pendant deux heures ; sept heures durant, il travaille de ses mains, et il ne mange, il ne boit que le strict nécessaire. Par son travail intelligent, volontaire, exécuté en conscience et conduit en vue de l’avenir, il produit plus que le laïque. Par son régime sobre, concerté, économique, il consomme moins que le laïque. C’est pourquoi là où le laïque avait défailli5, il se soutient et même il prospère. Il recueille les misérables, les nourrit, les occupe, les marie ; mendiants, vagabonds, paysans fugitifs affluent autour du sanctuaire : Par degrés leur campement devient un village, puis une bourgade : l’homme laboure dès qu’il peut compter sur la récolte et devient père de famille sitôt qu’il se croit en état de nourrir ses enfants. Ainsi se forment de nouveaux centres d’agriculture et d’industrie qui deviennent aussi des centres nouveaux de population6.

Au pain du corps ajoutez celui de l’âme, non moins nécessaire ; car, avec les aliments, il fallait encore donner à l’homme la volonté de vivre, ou tout au moins la résignation qui lui fait tolérer la vie, et le rêve touchant ou poétique qui lui tient lieu du bonheur absent. Jusqu’au milieu du treizième siècle, le clergé s’est trouvé presque seul à le fournir. Par ses innombrables légendes de saints, par ses cathédrales et leur structure, par ses statues et leur expression, par ses offices et leur sens encore transparent, il a rendu sensible « le royaume de Dieu », et dressé le monde idéal au bout du monde réel, comme un magnifique pavillon d’or au bout d’un enclos fangeux7. C’est dans ce monde doux et divin que se réfugie le cœur attristé, affamé de mansuétude et de tendresse. Là les persécuteurs, au moment de frapper, tombent sous une atteinte invisible ; les bêtes sauvages deviennent dociles ; les cerfs de la forêt viennent chaque matin s’atteler d’eux-mêmes à la charrue des saints ; la campagne fleurit pour eux comme un nouveau paradis ; ils ne meurent que quand ils veulent. Cependant ils consolent les hommes ; la bonté, la piété, le pardon coulent de leurs lèvres en suavités ineffables ; les yeux levés au ciel, ils voient Dieu et, sans effort, comme en un songe, ils montent dans la lumière pour s’asseoir à sa droite. Légende divine, d’un prix inestimable sous le règne universel de la force brutale, quand, pour supporter la vie, il fallait en imaginer une autre et rendre la seconde aussi visible aux yeux de l’âme que la première l’était aux yeux du corps. Pendant plus de douze siècles, le clergé en a nourri les hommes et, par la grandeur de sa récompense, on peut estimer la profondeur de leur gratitude : Ses papes ont été pendant deux cents ans les dictateurs de l’Europe. Il a fait des croisades, détrôné des rois, distribué des États. Ses évêques et ses abbés sont devenus ici princes souverains, là patrons et véritables fondateurs de dynasties. Il a tenu dans ses mains le tiers des terres, la moitié du revenu, les chaux tiers du capital de l’Europe. Ne croyons pas que l’homme soit reconnaissant à faux et donne sans motif valable ; il est trop égoïste et trop envieux pour cela. Quel que soit l’établissement, ecclésiastique ou séculier, quel que soit le clergé, bouddhiste ou chrétien, les contemporains qui l’observent pendant quarante générations ne sont pas de mauvais juges ; ils ne lui livrent leurs volontés et leurs biens qu’à proportion de ses services, et l’excès de leur dévouement peut mesurer l’immensité de son bienfait.

II. Services et récompense des nobles.

Jusqu’ici, contre la force des francisques et des glaives, on n’a trouvé de secours que dans la persuasion et dans la patience. Les États qui, d’après l’exemple de l’ancien Empire, ont tenté de s’élever en édifices compacts et d’opposer une digue à l’invasion incessante, n’ont pas tenu sur le sol mouvant ; après Charlemagne, tout s’effondre. Il n’y a plus d’hommes de guerre à partir de la bataille de Fontanet ; pendant un demi-siècle des bandes de quatre ou cinq cents brigands viennent impunément tuer, brûler, dévaster dans tout le pays. — Mais, par contre-coup, à ce moment même, la dissolution de l’État suscite une génération militaire. Chaque petit chef a planté solidement ses pieds dans le domaine qu’il occupe ou qu’il détient ; il ne l’a plus en prêt ou en usage, mais en propriété et en héritage. C’est sa manse, sa bourgade, sa comté, ce n’est plus celle du roi ; il va combattre pour la défendre. À cet instant, le bienfaiteur, le sauveur est l’homme qui sait se battre et défendre les autres, et tel est effectivement le caractère de la nouvelle classe qui s’établit. Dans la langue du temps, le noble est l’homme de guerre, le soldat (miles), et c’est lui qui pose la seconde assise de la société moderne.

Au dixième siècle, peu importe son extraction. Souvent c’est un comte carlovingien, un bénéficier du roi, le hardi propriétaire d’une des dernières terres franches. Ici c’est un évêque guerrier, un vaillant abbé, ailleurs un païen converti, un bandit devenu sédentaire, un aventurier qui a prospéré, un rude chasseur qui s’est nourri longtemps de sa chasse et de fruits sauvages8. Les ancêtres de Robert le Fort sont inconnus et l’on contera plus tard que les Capétiens descendent d’un boucher de Paris. En tout cas, le noble alors c’est le brave, l’homme fort et expert aux armes, qui, à la tête d’une troupe, au lieu de s’enfuir et de payer rançon, présente sa poitrine, tient ferme et protège par l’épée un coin du sol. Pour faire cet office, il n’a pas besoin d’ancêtres, ne lui faut que du cœur, il est lui-même un ancêtre ; on est trop heureux du salut présent qu’il apporte pour le chicaner sur son titre. — Enfin, après tant de siècles, voici dans chaque canton des bras armés, une troupe sédentaire, capable de résister à l’invasion nomade ; on ne sera plus en proie à l’étranger ; au bout d’un siècle, cette Europe que saccageaient des flottilles de barques à deux voiles, va jeter deux cent mille hommes armés sur l’Asie, et désormais, au Nord, au Midi, en face des Musulmans, en face des païens, au lieu d’être conquise, elle conquiert. Pour la seconde fois, une figure idéale se dégage9 après celle du saint, celle du héros, et le nouveau sentiment, aussi efficace que l’ancien, groupe aussi les hommes en une société stable. Celle-ci est une gendarmerie à demeure où, de père en fils, on est gendarme. Chacun y naît avec son grade héréditaire, son poste local, sa solde en biens-fonds, avec la certitude de n’être jamais abandonné par son chef, avec l’obligation de se faire tuer au besoin pour son chef. En ce temps de guerre permanente, un seul régime est bon, celui d’une compagnie devant l’ennemi, et tel est le régime féodal ; par ce seul trait, jugez des périls auxquels il pare et du service auquel il astreint. « En ce temps-là, dit la chronique générale d’Espagne, les rois, comtes, nobles et tous les chevaliers, afin d’être prêts à toute heure, tenaient leurs chevaux dans la salle où ils couchaient avec leurs femmes. » Le vicomte dans la tour qui défend l’entrée de la vallée ou le passage du gué, le marquis jeté en enfant perdu sur la frontière brûlée, sommeille la main sur son arme, comme le lieutenant américain dans un blockhaus du Far-West, au milieu des Sioux. Sa maison n’est qu’un camp et un refuge ; on a mis de la paille et des tas de feuilles sur le pavé de la grande salle ; c’est là qu’il couche avec ses cavaliers, ôtant un éperon quand il a chance de dormir ; les meurtrières laissent à peine entrer le jour ; c’est qu’il s’agit avant tout de ne pas recevoir des flèches. Tous les goûts, tous les sentiments sont subordonnés au service ; il y a tel point de la frontière européenne où l’enfant de quatorze ans est tenu de marcher, où la veuve jusqu’à soixante ans est forcée de se remarier. Des hommes dans les rangs pour combler les vides, des hommes dans les postes pour monter la garde, voilà le cri qui sort à ce moment de toutes les institutions, comme l’appel d’une voix d’airain. Grâce à ces braves, le paysan10 est à l’abri ; on ne le tuera plus, on ne l’emmènera plus captif avec sa famille, par troupeaux, la fourche au cou. Il ose labourer, semer, espérer en sa récolte ; en cas de danger, il sait qu’il trouvera un asile pour lui, pour ses grains et pour ses bestiaux, dans l’enclos de palissades au pied de la forteresse. Par degrés, entre le chef militaire du donjon et les anciens colons de la campagne ouverte, la nécessité établit un contrat tacite qui devient une coutume respectée. Ils travaillent pour lui, cultivent ses terres, font ses charrois, lui payent des redevances, tant par maison, tant par tête de bétail, tant pour hériter ou vendre : il faut bien qu’il nourrisse sa troupe. Mais, ces droits acquittés, il a tort, si, par orgueil ou avidité, il leur prend quelque chose de plus. — Quant aux vagabonds, aux misérables qui, dans le désordre et la dévastation universelle, viennent se réfugier sons sa garde, leur condition est plus dure : la terre est à lui, puisque sans lui elle serait inhabitable ; s’il leur en accorde une parcelle, si même il leur permet seulement d’y camper, s’il leur donne du travail ou des semailles, c’est aux conditions qu’il édicte. Ils seront ses serfs ; ses mainmortables ; quelque part qu’ils aillent, il aura le droit de les ressaisir et ils seront, de père en fils, ses domestiques-nés, applicables au métier qu’il lui plaira, taillables et corvéables à sa merci, ne pouvant rien transmettre à leur enfant que si celui-ci, « vivant à leur pot », peut après leur mort continuer leur service. « Ne pas être tué, dit Stendhal, et avoir l’hiver un bon habit de peau, tel était pour beaucoup de gens le suprême bonheur au dixième siècle » ; ajoutons-y pour une femme celui de ne pas être violée par toute une bande. Quand on se représente un peu nettement la condition des hommes en ce temps-là, on comprend qu’ils aient accepté de bon cœur les pires droits féodaux, même celui de marquette ; ce qu’on subissait tous les jours était pire encore11. La preuve en est qu’on accourait dans l’enceinte féodale, sitôt qu’elle était faite ; en Normandie, par exemple, dès que Rollon eut divisé les terres au cordeau et pendu les voleurs, les gens des provinces voisines affluèrent pour s’établir ; un peu de sécurité suffisait pour repeupler un pays.

On vit donc, ou plutôt on recommence à vivre sous la rude main gantée de fer qui vous rudoie, mais qui vous protège. Souverain et propriétaire, à ce double titre le seigneur garde pour lui la lande, la rivière, la forêt, toute la chasse ; le mal n’est pas grand, puisque le pays est à demi désert et qu’il emploie tout son loisir à détruire les grandes bêtes fauves. Ayant seul des avances, il est le seul qui puisse construire le moulin, le four et le pressoir, établir le bac, le pont ou la route, endiguer l’étang, élever ou acquérir le taureau ; pour se dédommager, il en taxe ou en impose l’usage. S’il est intelligent et bon fermier d’hommes, s’il veut tirer meilleur profit de sa terre, il relâche ou laisse se relâcher par degrés les mailles du rets où ses vilains et ses serfs travaillent mal parce qu’ils sont trop serrés. L’habitude, la nécessité, l’accommodation volontaire ou forcée font leur effet ; à la fin, seigneurs, vilains, serfs et bourgeois, adaptés à leur condition, reliés par un intérêt commun, font ensemble une société, un véritable corps. La seigneurie, la comté, le duché deviennent une patrie que l’on aime d’un instinct aveugle et pour laquelle on se dévoue. Elle se confond avec le seigneur et sa famille ; à ce titre, on est fier de lui, on conte ses grands coups d’épée ; on l’acclame quand sa cavalcade passe dans la rue ; on jouit par sympathie de sa magnificence12. Lorsqu’il est veuf et sans enfants, on députe auprès de lui pour qu’il se remarie et que sa mort ne livre pas le pays à la guerre des prétendants ou aux convoitises des voisins. — Ainsi renaît, après mille ans, le plus puissant et le plus vivace des sentiments qui soutiennent la société humaine. Celui-ci est d’autant plus précieux qu’il peut s’élargir : pour que la petite patrie féodale devienne la grande patrie nationale, il suffit maintenant que toutes les seigneuries se réunissent entre les mains d’un seul seigneur, et que le roi, chef des nobles, pose sur l’œuvre des nobles la troisième assise de la France.

III. Services et récompense du roi.

Il a édifié toute cette assise, pierre à pierre. Hugues Capet pose la première ; avant lui, la royauté ne donnait pas au roi une province, pas même Laon ; c’est lui qui ajoute au titre son domaine. Pendant  huit cents ans, par mariage, conquête, adresse, héritage, ce travail d’acquisition se poursuit ; même sous Louis XV, la France s’accroît de la Lorraine et de la Corse. Parti du néant, le roi a fait un État compact qui renferme vingt-six millions d’habitants, et qui est alors le plus puissant de l’Europe. — Dans tout l’intervalle, il a été le chef de la défense publique, le libérateur du pays contre les étrangers, contre le pape au quatorzième siècle, contre les Anglais au quinzième, contre les Espagnols au seizième. Au dedans, dès le douzième siècle, le casque en tête et toujours par chemins, il est le grand justicier, il démolit les tours des brigands féodaux, il réprime les excès des forts, il protège les opprimés13, il abolit les guerres privées, il établit l’ordre et la paix : œuvre immense qui, de Louis le Gros à saint Louis, de Philippe le Bel à Charles VII et à Louis XI, de Henri IV à Louis XIII et à Louis XIV, se continue sans s’interrompre jusqu’au milieu du dix-septième siècle, par l’édit contre les duels et par les Grands Jours14. Cependant toutes les choses utiles exécutées par son ordre ou développées sous son patronage, routes, ports, canaux, asiles, universités, académies, établissements de piété, de refuge, d’éducation, de science, d’industrie et de commerce, portent sa marque et le proclament bienfaiteur public. — De tels services appellent une récompense proportionnée : on admet que, de père en fils, il contracte mariage avec la France, qu’elle n’agit que par lui, qu’il n’agit que pour elle, et tous les souvenirs anciens, tous les intérêts présents viennent autoriser cette union. L’Église la consacre à Reims par une sorte de huitième sacrement accompagné de légendes et de miracles ; il est l’oint de Dieu15. Les nobles, par un vieil instinct de fidélité militaire, se considèrent comme sa garde, et viendront jusqu’au 10 août se faire tuer pour lui dans son escalier ; il est leur général-né. Le peuple, jusqu’en 1789, verra en lui le redresseur des torts, le gardien du droit, le protecteur des faibles, le grand aumônier, l’universel refuge. Au commencement du règne de Louis XVI, « les cris de vive le Roi, qui commençaient à six heures du matin, n’étaient presque point interrompus jusqu’après le coucher du soleil16 ». Quand naquit son dauphin, la joie de la France fut celle d’une famille, « on s’arrêtait dans les rues, on se parlait sans se connaître, on embrassait tous les gens que l’on connaissait17 ». Tous, par une vague tradition, par un respect immémorial, sentent que la France est un vaisseau construit par ses mains et par les mains de ses ancêtres, qu’à ce titre le bâtiment est à lui, qu’il y a droit comme chaque passager à sa pacotille, et que son seul devoir est d’être expert et vigilant pour bien conduire sur la mer le magnifique navire où toute la fortune publique vogue sous son pavillon. — Sous l’ascendant d’une pareille idée, on l’a laissé tout faire ; de force ou de gré, il a réduit les anciennes autorités à n’être plus qu’un débris, un simulacre, un souvenir. Les nobles ne sont que ses officiers ou ses courtisans. Depuis le concordat, il nomme les dignitaires de l’Église. Les États généraux n’ont pas été convoqués depuis cent soixante-quinze ans ; les États provinciaux qui subsistent ne font que répartir les impôts ; les Parlements sont exilés quand ils hasardent des remontrances. Par son Conseil, ses intendants, ses subdélégués, il intervient dans la moindre affaire locale. Il a quatre cent soixante-dix-sept millions de revenu18. Il distribue la moitié de celui du clergé. Enfin il est maître absolu et le déclare19. — Ainsi des biens, des exemptions d’impôt, des agréments d’amour-propre, quelques restes de juridiction ou d’autorité locale, voilà ce qui reste à ses anciens rivaux ; en échange, ils ont ses préférences et ses grâces. — Telle est en abrégé l’histoire des privilégiés, clergé, noblesse et roi ; il faut se la rappeler pour comprendre leur situation au moment de leur chute ; ayant fait la France, ils en jouissent. Voyons de près ce qu’ils sont devenus à la fin du dix-huitième siècle, quelle portion ils ont gardée de leurs avantages, quels services ils rendent encore et quels services ils ne rendent pas.