M. Ernest Renan
Essais de morale et de critique. — Études d’histoire religieuse. — Cantique des Cantiques. — Le livre de Job. — De l’origine du langage. — Histoire générale des langues sémitiques. — Averroës, etc.62.
On se plaint, et depuis assez de temps, qu’il ne s’élève point dans le champ de l’imagination et de l’invention proprement dite d’œuvre nouvelle, de talent nouveau du premier ordre, qui prenne aussitôt son rang et se fasse reconnaître à des signes éclatants, incontestables ; on ne saurait faire entendre cette plainte dans le monde de l’érudition et de la critique ; elle serait injuste, et l’on aurait à l’instant à vous répondre en vous citant des noms qui se sont produits depuis ces dix ou douze dernières années et qui ont acquis dès leur début une célébrité véritable. Au premier rang de cette génération forte et brillante est M. Ernest Renan. Quoique le point de départ et le sujet principal de ses études semblassent devoir circonscrire d’abord le cercle de son public et de ses lecteurs, il a su l’étendre, dès son entrée dans la carrière, par la supériorité et la variété de son coup d’œil, sa manière neuve d’envisager et de présenter chaque question, et la rare distinction de sa forme. Ses travaux de revue en particulier, ou même ses simples articles de journal, qui sortaient des formes usitées, et dont chacun offrait un tout, le désignèrent d’emblée à l’attention comme un maître d’un genre nouveau. Il y en a qui rétrécissent et diminuent tous les sujets qu’ils traitent, il y en a qui les dessèchent ; lui, il les élève et les ennoblit, il les transforme sans les dénaturer ; il les revêt d’un mélange heureux de gravité et d’élégance ; il les fixe surtout et les situe en leur lieu et à leur point précis, dans leurs rapports avec les autres régions, sur la carte du monde intellectuel. L’estime donc, du premier jour, lui était acquise ; il avait un attrait sérieux. Chacun de ses savants écrits, ses Études d’histoire religieuse, ses Essais philosophiques et littéraires s’enlevaient rapidement, et il avait atteint, auprès du public lettré, à ce degré le plus désirable de considération et d’intérêt soutenu, au-delà duquel il n’y a plus que la vogue avec ses inconstances. Des incidents récents et fort imprévus sont venus la lui donner et l’ont jeté, pour ainsi dire, dans le flot d’une popularité pour laquelle il ne semblait pas fait, et que certainement il n’ambitionnait pas. Dans tout pays où la science serait apprécie pour elle-même, où le caractère des hommes serait honoré pour ce qu’il vaut, où l’on aimerait mieux entrer en controverse, s’il y avait lieu, avec l’homme de mérite que de l’apostropher et de l’injurier, où l’on ne procéderait point en idées comme en tout par accès et par fougues, par sauts et par bonds, il n’y aurait pas eu tout ce bruit, et nous irions entendre M. Renan, grave, mesuré, élégant, respectueux toujours, sauf à le discuter en sortant.
Je voudrais raconter nettement, et sans trop de conjectures, l’histoire de cette
intelligence élevée qui tranche avec celle de nos autres contemporains, et qui doit une
partie de son caractère et de son originalité à ses origines mêmes. M. Ernest Renan, qui
n’a pas quarante ans encore, est né en 1823 en Bretagne, — dans la Basse-Bretagne, ne
l’oublions pas, — à Tréguier. Il sortait d’une famille de marins ; par son père, il
appartient à la race bretonne pure, à cette race triste, douce, inflexible, dont il a si
bien parlé dans son Étude sur Lamennais. Il y plonge par ses racines, il en a gardé le
fond ; et parmi ceux qui sont habitués à reconnaître et à démêler ce qui subsiste
d’essentiel à travers les transformations morales, je n’étonnerai personne en disant que,
sous sa formephilosophique la plus consommée, il a encore de sa race première certains
traits que lui-même a notés comme les plus profonds et les plus durables, « la foi,
le sérieux, l’antipathie pour ce qui est vulgaire, le mépris de la légèreté »
;
— oui, la foi, — une sorte de foi, non au surnaturel, mais au divin ; et
l’on peut dire en effet que, dans sa manière d’envisager la nature, l’histoire et
l’humanité, M. Renan dissout et dissémine le divin, mais qu’il ne le
détruit pas.
Né le dernier de la famille, douze ans après les autres, après une sœur qui l’assista dans sa jeunesse, qui lui fut comme une seconde mère, qui ne voulut jamais le quitter, et qu’il a eu tout récemment le malheur de perdre pendant ce pèlerinage scientifique en Orient où elle l’accompagnait encore, il reçut et il a nourri en lui, sans les dissiper, les affections et les vertus domestiques. Sa digne mère, dont il est le portrait, continue de vivre pour jouir d’un tel fils, et il suffit d’avoir eu l’honneur de la voir une fois pour sentir tout ce qui a dû présider de pieux, de tendre et d’antique à cette première éducation du foyer. Placé dans une école de sa ville natale, un petit collège tenu par des ecclésiastiques, il y fit avec succès ses études jusqu’à l’âge de seize ans : les maîtres de ce collège étaient des prêtres du pays, de la vieille roche, graves, instruits, enseignant les belles-lettres avec solidité et bon sens, et antérieurs à toute invasion de ce qu’on peut appeler le romantisme clérical ou le néo-catholicisme. M. Renan est resté profondément reconnaissant envers leur mémoire.
Venu à Paris, recruté et appelé en vertu de ses succès de province dans le petit séminaire que dirigeait alors un abbé déjà célèbre, M. Dupanloup, homme d’éloquence et de zèle, mais d’un zèle qui n’est pas toujours sûr, il lui sembla tomber dans un monde tout nouveau : au sortir d’une nourriture chrétienne classique, sévère et sobre, il était mis à un régime bien différent ; il avait affaire pour la première fois à ce catholicisme parisien et mondain, d’une espèce assez singulière, que nous avons vu, dans ses diverses variétés, naître, croître chaque jour et embellir ; catholicisme agité et agitant, superficiel et matériel, fiévreux, ardent à profiter de tous les bruits, de toutes les vogues et de toutes les modes du siècle, de tous les trains de plaisir ou de guerre qui passent, qui vous met à tout propos le feu sous le ventre et vous allume des charbons dans la tête : il en est sorti la belle jeunesse qu’on sait et qu’on voit à l’œuvre. Après trois ans de séjour au petit séminaire, M. Renan entra à Saint-Sulpice, et d’abord à la maison d’Issy pour y faire sa philosophie pendant deux ans. À son arrivée dans ce monde sulpicien, il lui semblait, au contraire, se retrouver de nouveau dans son milieu de Bretagne ; entouré d’hommes graves, paisibles, de maîtres instruits (l’abbé Gosselin), quelques-uns profonds et très originaux (l’abbé Pinault, par exemple), il commença à développer lui-même sa propre originalité :
« L’éducation ecclésiastique, a-t-il dit, qui a de graves inconvénients quand il s’agit de former le citoyen et l’homme pratique, a d’excellents effets pour réveiller et développer l’originalité de l’esprit. L’enseignement de l’Université, qui est certainement plus régulier, plus solide, plus discipliné, a l’inconvénient d’être trop uniforme et de laisser trop peu de place au goût individuel soit du professeur, soit de l’élève. L’Église, en littérature, est somme toute moins dogmatique que l’Université. Le goût y est moins pur, les méthodes y sont moins sévères ; mais la superstition littéraire du xviie siècle y est moindre. Le fond y est peut-être moins sacrifié à la forme ; on y trouve plus de déclamation, mais moins de rhétorique. Cela est vrai surtout de l’enseignement supérieur. Soustrait à toute inspection, à tout contrôle officiel, le régime intellectuel des grands séminaires est celui de la liberté la plus complète : rien ou presque rien n’étant demandé à l’élève comme devoir rigoureux, il reste en pleine possession de lui-même ; qu’on joigne à cela une solitude absolue, de longues heures de méditation et de silence, la constante préoccupation d’un but supérieur à toutes les considérations personnelles, et on comprendra quel admirable milieu de pareilles maisons doivent former pour développer les facultés réfléchies. Un tel genre de vie anéantit l’esprit faible, mais donne une singulière énergie à l’esprit capable de penser par lui-même. »
Ses premiers doutes lui vinrent à Issy, et ils lui arrivèrent par les études naturelles, par les sciences, pour lesquelles il se sentait du goût, et qu’il commençait à cultiver. Cependant ces doutes naissants laissaient jour encore à bien des modes d’explication, et le jeune sulpicien en voie de transition se trouvait, j’imagine, dans une de ces phases de philosophie chrétienne, à l’une de ces stations intermédiaires que Malebranche, qu’il lisait alors, avait connues, et où le grand oratorien avait su en son temps s’arrêter comme à mi-côte, y dressant ses tentes légères et ses magnifiques pavillons.
Mais notre siècle, mal abrité et ouvert à tous les vents, ne permet plus ces
établissements éphémères : les beaux nuages d’un Malebranche seraient de nos jours bien
vite balayés par les tempêtes ou les moindres souffles qui partent chaque matin de tous
les points de l’horizon. M. Renan, après ces deux années d’Issy, vint, pour son cours de
théologie, au séminaire de Paris, et c’est là qu’en voyant se dérouler crûment et
carrément devant lui la théologie scolastique, cette vieille doctrine de saint Thomas
« remaniée et triturée par vingt générations sorboniques »
, son sens
critique, déjà éveillé, se révolta : il n’y put tenir ; tant d’objections imprudemment
posées, et qu’une logique robuste ou subtile se flattait à tout coup d’abattre, tant et de
si rudes entorses données à la vérité historique le venaient relancer, malgré sa prudence,
et le forcèrent enfin à sortir de derrière ses retranchements. « Combien d’esprits,
a-t-il dit quelque part, n’ont été initiés à l’hétérodoxie que par les Solvuntur objecta des traités de théologie ! »
Cependant il étudiait
l’hébreu sous M. Lehir, à l’enseignement solide duquel il a rendu hommage ; il était même
chargé, quoique élève, et dès la seconde année, de faire aux autres élèves le cours
élémentaire. Par une licence unique, on lui permettait d’aller au Collège de France
entendre M. Quatremère, et dans le trajet de nombreux échos lui arrivaient du dehors.
Cette seconde année de Saint-Sulpice était de 1844-1845.
Il s’était mis cependant à l’étude de l’Allemagne, et par l’Allemagne il s’était vu initié à ces sciences de formation moderne qui ont tant de peine à pénétrer chez nous et à y prendre pied, même après trente et quarante ans d’existence constatée et régulière. Je ne sais, en vérité, ce que notre légèreté routinière attend pour s’en informer et les reconnaître dans leur puissance de méthode et leurs résultats. M. Renan avait reçu notamment une très vile impression des idées et des vues de Herder ; cette espèce de christianisme ou de fonds religieux supérieur, qui admet toutes les recherches, toutes les conséquences de la critique et de l’examen, et qui, avec cela, laisse subsister le respect, même l’enthousiasme ; qui le conserve et le sauve en le transférant en quelque sorte du dogme à l’histoire, à la production complexe et vivante, le rasséréna et le tranquillisa beaucoup ; il sentait que, s’il eût vécu en Allemagne, il eût pu trouver des stations propices à une étude indépendante et respectueuse, sans devoir rompre absolument avec des choses ou des noms vénérables, et à l’aide d’une sorte de confusion heureuse de la poésie avec la religion du passé.
Mais la netteté de notre esprit, comme la sécheresse de nos formes et le cassant de notre règle, ne permet pas ces indécisions souvent nourricières et fécondes ; il faut choisir par oui ou par non. Ce fut pendant les vacances de 1845 en Bretagne que M. Renan fit ses dernières réflexions ; toutes les études historiques et critiques de l’année précédente avaient donné une forme précise et arrêtée aux objections qui flottaient auparavant dans son esprit. Il résolut de quitter Saint-Sulpice sans y commencer sa troisième année, et annonça sa détermination à ses maîtres. On essaya d’abord de quelque biais comme dans une séparation à l’amiable. M. Renan fut envoyé au collège Stanislas et y passa une quinzaine en compagnie de l’abbé Gratry, cet homme d’esprit et de talent, mais dont les méthodes ne pouvaient avoir sur lui aucune prise. Il préféra bientôt se retirer dans une pension du quartier Saint-Jacques, où il donnait des répétitions. Sa tendre sœur, dans cette crise pénible, vint à son aide et lui épargna les soucis de la vie matérielle : il put être tout entier du moins à ses idées et aux nobles soins de progrès et d’avancement intérieur auxquels il s’était voué.
Le caractère de cette émancipation intellectuelle de M. Renan mérite d’être bien compris et défini. Ce ne fut pas, en un certain sens, une lutte, un violent orage, un déchirement : il n’y eut point un jour, une heure, un moment solennel pour lui, où le voile du temple se déchira de devant ses yeux : ce ne fut pas la contrepartie de Saint Paul qui se vit abattu, renversé sur le chemin de Damas, et du même coup converti. La philosophie ne lui apparut point un matin ou un soir comme une Minerve tout armée ; elle ne s’annonça point par un coup de tonnerre, comme cela arriva, je me le figure, pour Lamennais, et un peu pour Jouffroy. Il n’eut point sa sueur de combat, comme Jacob contre l’Ange, ni sa veille solitaire d’agonie. Rien de tel ; si le déchirement exista en effet, ce fut dans un autre ordre, dans celui des relations personnelles ; il lui fut pénible et douloureux, sans doute, d’avoir à se séparer des hommes respectables auxquels il était attaché par des sentiments d’affection et de reconnaissance ; il souffrit de devoir les affliger en leur annonçant une résolution irrévocable. Il était timide, il était neuf de manières ; cet homme que nous entendons aujourd’hui s’exprimer avec tant de fermeté, de vigueur, de finesse, et sans jamais hésiter dans la nuance de son expression, avait alors à surmonter bien des hésitations de forme et des pudeurs ; il avait le front tendre, comme on le disait de Nicole. Et puis son cœur de Breton était tendre aussi et ne pouvait rester tout à fait insensible dans ce divorce lentement amené, mais décisif et sans retour, avec des croyances du berceau et de l’enfance qui lui échappaient. Il lui en coûta de se séparer des choses comme des hommes. Mais, cela dit, il n’avait eu d’autre effort à faire, dans sa vie de l’esprit, que de se laisser croître et mûrir ; il avait eu son évolution, non sa révolution. L’esprit scientifique moderne l’avait pris peu à peu et gagné, comme la lumière qui se lève à l’horizon et qui ne tarde pas à remplir tout l’espace. Le vieil édifice provisoire s’écroula en lui pierre par pierre ; mais, au moment où il acheva de tomber, il était déjà remplacé par un autre de substruction profonde et solide. En un mot, M. Renan, en passant du dogme à la science, offre avec Lamennais le plus notable contraste : c’est un Lamennais jeune, graduel, éclairé à temps, et sans ouragan ni tempête, un Lamennais progressif et non volcanique. Voyez-le au moment où il sort et où il paraît : il n’a rien à renverser, à bouleverser autour de lui, comme quand on se produit après coup ; il n’éclate point à tort et à travers ; il ne rompt pas, il se détache avant tout engagement. Aussi sa sérénité d’homme d’étude et de savant, même en son plus grand redoublement de labeur, ne fut-elle jamais troublée. Il ne se sentait aucune irritation contre ce qu’il venait de quitter ; à peine un léger mouvement de réaction, bientôt apaisé, marque-t-il ses premiers écrits. Sa gravité, sa dignité, et, si je puis dire, sa démarche d’intelligence n’eurent en rien à souffrir ni à se déranger d’un changement sincère, naturel, produit en la saison voulue, selon le cours des choses, en vertu d’une crise nécessaire et généreuse, et avant que rien de contraire ni d’irrévocable eût sonné.
Livré à lui-même désormais, il dut essayer d’une autre carrière ; l’Université le tenta :
il sefit recevoir agrégé de philosophie vers 1848. Mais cet enseignement philosophique ne
lui allait pas ; et dans son morceau sur l’Avenir de la métaphysique, à
l’occasion d’un livre de M. Vacherot, il a assez expliqué le pourquoi. Il n’a aucun goût
pour l’étude abstraite, pour l’idée en elle-même, séparée comme un fruit de sa tige et
considérée isolément ; il n’a de confiance qu’en l’histoire, en l’histoire vue dans sa
suite, dans son étendue, une véritable histoire humaine comparée. Et puis, nous dit-il
encore : « Si j’étais né pour être chef d’école, j’aurais eu un travers singulier :
je n’aurais aimé que ceux de mes disciples qui se seraient détachés de moi. »
L’enseignement philosophique, en effet, s’il n’est pas la démonstration obligée d’une
sorte de catéchisme philosophique dont les articles, posés à l’avance, sont réputés
irréfutables, ne saurait être qu’une provocation et une excitation à une recherche
incessante, qui, dès lors, amène avec elle ce qu’elle peut et n’exclut rien de ce qu’elle
trouve. Or, c’est non seulement ce que l’État en France n’a jamais admis, c’est aussi ce
que notre esprit public semble ne pas comporter. On s’insurge aussitôt contre toute
opinion professée qui n’est pas nôtre. Je sais des gens qui, par esprit d’opposition,
après avoir passé leur vie à combattre la philosophie de M. Cousin comme dangereuse tant
qu’elle était dominante, demandent aujourd’hui qu’on la rétablisse au complet, même dans
les collèges, et qui cependant ne veulent d’aucune des conséquences qu’elle a autrefois
amenées et qu’elle peut amener encore. Jeune homme, vous vous contenterez de ce
raisonnement, de cette démonstration, vous parût-elle insuffisante ; vous irez jusqu’ici
en ces hautes matières, mais vous n’irez pas plus loin. Voilà une singulière manière
d’être conséquent et de pousser aux idées ! Je ne demande pas mieux qu’on soit philosophe,
Messieurs, mais soyons-le sérieusement et tout de bon, coûte que coûte. Très peu
d’esprits, dans ce cas, sont appelés à l’être. La philosophie est une vocation et une
originalité comme la poésie63.
M. Renan, qui n’était homme à s’emprisonner dans aucun sens, se tourna du côté des Académies, et il fit bien. Tandis qu’il persévérait dans sa direction philologique d’hébraïsant et d’arabisant, et qu’il y faisait des pas assurés, en profitant, pour le positif des langues, de M. Quatremère, tout spécial et borné, et en s’inspirant de M. Eugène Burnouf, esprit supérieur, pour la méthode et le tact scientifique, il concourut par de savants Mémoires pour des prix proposés par l’Institut. Telle fut l’origine de l’un de ses Mémoires, qui a servi de fond à l’Histoire générale des Langues sémitiques, et qui obtint le prix Volney (1847). Un autre Mémoire, couronné l’année suivante, sur l’Étude du grec dans l’Occident au Moyen Age, n’a pas encore été publié. En 1850, M. Renan était désigné par l’Académie des Inscriptions pour une mission érudite en Italie ; il y prépara son livre d’Averroës et de l’Averroïsme (1852), qui fut d’abord son sujet de thèse pour le doctorat. Après avoir donné à la revue qui paraissait sous le titre de La liberté de penser un morceau très-remarqué entre autres, De l’Origine du langage (1848), il signala bien tôt son entrée à la Revue des Deux Mondes (1851), et presque en même temps au Journal des Débats (1852), par une suite d’essais ou d’articles, parfaits, excellents, où se produisait sur maint sujet d’histoire, de littérature ou d’art, et sous une forme également grave et piquante, cet esprit savant, profond, délicat, fin, fier et un peu dédaigneux.
Le jeune écrivain n’avait rien d’un débutant ; dans la pensée ni dans l’expression, rien
n’était laissé au hasard. À travers la diversité des matières, on sentait une vocation
prononcée et une unité. La vocation, c’était évidemment, quant au but, l’histoire
religieuse ; quant à la méthode, c’était d’étudier chaque forme, chaque production du
génie humain, historiquement, non dogmatiquement ; et, dans cette étude historique, de ne
pas s’en tenir au fait en lui-même, ni à la série et au recueil des faits, mais
d’envisager le tout sous l’aspect de production et de végétation vivante continue, depuis
la racine, depuis la germination sourde, et à travers tous les développements, jusqu’à la
fleur. Doué non pas simplement d’une extrême ardeur personnelle de connaître et de savoir,
mais de l’amour dû vrai et de « cette grande curiosité »
qui porte avec
elle son idée dominante, et qui se règle aussi sur le besoin▶ actuel et précis de l’œuvre
humaine à chaque époque, il s’est dit de bonne heure que ce qu’il désirait le plus de
savoir, d’autres le désiraient également ; et il s’est assigné, pour rendez-vous et pour
terme éloigné, mais certain, au milieu même de la variété et de la dispersion apparente de
ses travaux, l’Histoire des origines du christianisme. Il méditait de
l’entreprendre, cette histoire critique et vivante à la fois, avec toutes les ressources
de l’érudition moderne, « en dehors et bien au-dessus de toute intention de
polémique comme d’apologétique »
; c’était son rêve constant, — le plus beau, le
plus élevé, le plus compliqué des rêves. Il préludait en attendant, et ne voulait aborder
ce grand sujet qu’après s’être fait une autorité et s’être gagné la faveur du public par
des œuvres d’un caractère purement scientifique ou littéraire, et où sa préoccupation, son
arrière-pensée religieuse, ne pût pas être trop soupçonnée.
Il y réussit jusqu’à un certain point, et donna preuve de sa science et de son art dans une quantité, d’essais ingénieux et neufs, hautement et finement pensés, sur tout sujet. Partout où il avait passé, les choses paraissaient autres après qu’auparavant ; il vous apprenait à voir le pays comme du haut d’une colline. Mais il eut beau faire, la préoccupation religieuse perçait ; on sentait venir un témoin, un observateur d’un ordre à part, armé d’instruments à lui et suspect de curiosité pure, sous la forme du respect. On s’écria, on dénonça : lui, il resta calme, il se déroba à la polémique comme à un exercice inférieur, et il remonta d’un degré plus haut dans son point de vue, jusqu’à ne pas craindre même de rencontrer un léger nuage, — le nuage d’or de la poésie. Il semble avoir voulu s’en envelopper quelquefois.
En général, le procédé de critique qu’il applique en toute branche d’étude, et qu’il a élevé jusqu’à l’art, est celui-ci :
Il s’attache à tirer la formule, l’idée, l’image abrégée de chaque pays, de chaque race,
de chaque groupe historique, de chaque individu marquant, pour l’admettre à son rang, à
son point, dans cette représentation idéale que porte avec elle l’élite
successive de l’humanité. C’est ce qu’il appelle la conscience du genre
humain, — une sorte de miroir supérieur et mobile où se réfléchissent et se
concentrent les principaux rayons, les principaux traits du passé, et qu’à chaque époque
le nombre plus ou moins grand des hommes qui pensent promène avec soi et transmet à ceux
qui suivent. L’humanité ainsi conçue et réduite à son élite ne peut cependant tout
emporter avec elle : il faut à tout instant choisir, élaguer, généraliser. Les événements,
d’ordinaire, se chargent de cette simplification ; l’humanité elle-même y pourvoit, au
◀besoin, par des sacrifices. « Sur les monuments de Persépolis, nous dit M. Renan,
on voit les différentes nations tributaires du roi de Perse représentées par un
personnage qui porte le costume de son pays et tient entre les mains les productions de
sa province pour en faire hommage au souverain. Telle est l’humanité : chaque nation,
chaque forme intellectuelle, religieuse, morale, laisse après elle une courte expression
qui en est comme le type abrégé et expressif, et qui demeure pour représenter les
millions d’hommes à jamais oubliés qui ont vécu et qui sont morts groupés autour
d’elle. »
Cette conscience, cette mémoire du genre humain, c’est donc comme une
Arche de Noë perpétuelle dans laquelle il ne peut entrer que les chefs de file de chaque
race, de chaque série. Je me figure encore cette humanité symbolique de M. Renan comme ce
grand aigle de Dante (dans le Paradis), ce merveilleux oiseau qui est tout
composé de lumières, d’âmes et d’yeux. C’est à la science de relever et de trier en chaque
branche ce qui est digne d’y entrer et d’y figurer. On a, d’après cette manière de voir,
une sorte d’équivalent de l’immortalité, dont l’idée ne ferait ainsi que se déplacer et se
traduire. Car que peut désirer de plus beau une grande âme, une haute intelligence, si par
malheur la vie et la conscience individuelle ne persistent pas à tout jamais et
s’évanouissent après cette vie mortelle ? Elle doit désirer que son œuvre du moins
subsiste, que cette meilleure part d’elle-même où elle a mis le plus vif de sa pensée et
toute sa flamme, entre dorénavant dans l’héritage commun, dans le résultat général du
travail humain, dans la conscience de l’humanité : c’est par là qu’elle se rachète et
qu’elle peut vivre. « Les œuvres de chacun, dit M. Renan, voilà sa partie
immortelle. La gloire n’est, pas un vain mot, et nous autres critiques et historiens,
nous rendons, en un sens un vrai jugement de Dieu. Ce jugement n’est pas tout sans
doute ; l’humanité n’est qu’un interprète souvent inexact de la justice absolue. Mais ce
qui me paraît résulter du spectacle général du monde, c’est qu’il se bâtit une œuvre
infinie, où chacun insère son action comme un atome. Cette action, une fois, posée est
un fait éternel… »
. Ce sont quelques-unes de ses paroles mêmes.
Certes, l’homme qui s’exprime ainsi n’est pas irréligieux : il me paraîtrait même conserver et introduire dans sa conclusion dernière une légère part de mysticisme ou d’indéterminé sous le nom d’idéal ; et je serais plutôt tenté, quand je considère l’histoire du monde, la vanité de notre expérience, la variété et le recommencement perpétuel de nos sottises ; quand je viens à me représenter combien de lacunes en effet dans ce cabinet des types et échantillons qu’il appelle magnifiquement la conscience du genre humain, combien de pertes irréparables et que de hasard dans ce qui a péri et ce qui s’est conservé, combien d’arbitraire et de caprice dans le classement de ce qui reste, et que ce restant dont nous sommes si fiers, si l’on excepte les tout derniers siècles qui nous encombrent, et dont, nous regorgeons, n’est, en définitive, qu’un trésor composé d’épaves comme après un naufrage ; — quand je me représente toutes ces interruptions, ces oublis, ces brusqueries et ces croquis de souvenirs, ces ignorances complètes ou ces à-peu-près, et à vrai dire, ces quiproquos qui ne sauraient pourtant revenir tout à fait au même, — je serais, je l’avoue, plutôt tenté de trouver que M. Renan porte un bien grand respect et une bien haute révérence à sa majesté l’esprit humain,
Mais dans un pays comme la France, il importe qu’il vienne de temps en temps des intelligences élevées et sérieuses qui fassent contrepoids à l’esprit malin, moqueur, sceptique, incrédule, du fonds de la race ; et M. Renan est une de ces intelligences, s’il en fut. Cela peut sembler singulier à ceux qui le prennent pour un incrédule de voir que je le classe plus volontiers parmi les contraires. J’y reviendrai.