Correspondance de Lammenais
Publiée
par M. Forgues6.
Je voudrais rendre mon impression et donner mon avis avec plus de liberté que je ne l’aurais pu faire convenablement ailleurs7 sur quelques hommes et quelques écrits qui ont occupé l’attention publique en ces dernières années. La Correspondance de Lamennais est un de ces livres sur lesquels il y a plaisir et profit à revenir.
Cette Correspondance, par suite d’une opposition defamille et d’un procès dans lequel nous n’avons pas àentrer, n’a pu être donnée qu’incomplètement ; les deuxvolumes sont, à tout instant, semés et comme étoilés de lacunes qu’on regrette. Le public a droit de se plaindre, dans ce cas, de l’application du droit de propriété littéraire ; et si ce droit s’étend, comme plusieurs personnes le désirent, le cas se reproduira souvent. Le point de vue des familles n’est pas nécessairement celui du monde littéraire et philosophique ; il serait plutôt tout l’opposé. Quoi qu’il en soit et telle qu’on nous la donne, toute mutilée qu’elle nous arrive, cette Correspondance est d’un haut intérêt pour l’explication de l’âme et de l’intelligence de Lamennais.
Les conversions, les versatilités éclatantes de Lamennais et de quelques autres
personnages célèbres, ont fort étonné de nos jours ; mais il ne faut pas croire que notre
siècle ait eu le privilège de ces singuliers spectacles. La Bruyère, qui avait vu les
Condé, les La Rochefoucauld, les Retz, les Rancé, tous ces convertis de la Fronde, disait
en son temps : « Il ne faut pas vingtannées accomplies pour voir changer les hommes
d’opinion sur les choses les plus sérieuses, comme sur celles qui leur ont paru les plus
sûres et les plus vraies. »
C’est l’épigraphe à mettre à la vie de
Lamennais.
Cette Correspondance nous le montre, jour par jour, pendant près de vingt années, et grâce à elle, nous assistons, dans ce cœur, dans cette intelligence supérieure et fébrile, à tous les flux et reflux, à toutes les pulsations du dedans. Je pourrai, en la parcourant, en l’extrayant par endroits, paraître presque à tout coup bien sévère, et pourtant, je me hâte de le dire, le résultat général de cette lecture est moins de faire blâmer l’auteur souvent déraisonnable, admirable parfois, que de le faire plaindre et aimer.
Les lettres qu’on a recueillies et qui font suite ne s’adressent qu’à cinq ou six personnes. La plupart des premières et des plus anciennes, qui remontent jusqu’à 1818, sont écrites à de bonnes et pieuses demoiselles, Mlle de Lucinière, Mlle de Tremereuc, que Lamennais avait connues aux Feuillantines, dans une espèce de petit couvent dirigé par le respectable abbé Carron : il avait inspiré à ces dignes personnes une vive amitié, qu’il leur garda de son côté très-fidèlement, au milieu de toutes ses traverses et de ses vicissitudes. Il resta le même pour elles aussi longtemps qu’il put ; il aurait voulu que le bruit de ses luttes et de ses combats n’arrivât point jusqu’à ces humbles âmes et n’allât point troubler l’idée affectueuse et riante qu’elles avaient de lui ; il essaya jusqu’au bout de leur répondre sur un ton d’enjouement et de folâtre gaieté. Cette affection pour la personne de Lamennais, survivant aux contradictions des systèmes et aux déchirements des croyances, s’est rencontrée chez d’autres encore ; il avait le don d’attacher ; et c’est ainsi qu’on a vu à son lit de mort les représentants des diverses époques de sa vie, étonnés de se trouver là ensemble, et réunis dans une commune douleur, dont les motifs ne laissaient pas d’être différents.
Mais les plus importantes de ces lettres sont adressées à des amis religieux et politiques, au comte de Senfft, diplomate autrichien, pieux et même mystique, et à sa femme ; au marquis de Coriolis, royaliste et littérateur, homme d’esprit et poète, et qui en avait les prétentions, disciple de Delille, assez singulièrement raccroché à ce tourbillon de Lamennais et ne s’en tirant pas trop mal : il a, pour nous, le mérite de donner la réplique à son célèbre interlocuteur, et de l’attaquer de questions. On n’a, malheureusement, pu nous donner qu’un très-petit nombre des lettres écrites à M. de Vitrolles, le véritable intime de Lamennais ; il y en a aussi quelques-unes, mais trop peu, à M. Berryer.
Nous ouvrons le livre, et dès l’abord ceux qui ne connaissent que le Lamennais des
derniers temps sont comme transportés aux antipodes : on a un Lamennais tendre, gai,
enfant, innocent, tout occupé du petit troupeau spirituel qui se rangeait autour de l’abbé
Carron, et badinant avec un peu moins de légèreté que Saint-François de Sales, mais avec
la même allégresse ; un Lamennais parlant du bon Dieu, de la sainte Vierge, et disant en toute naïveté : « Les Feuillantines
sont ma pensée habituelle. — Mon cœur, ma vie est aux Feuillantines ; je me trouve
partout ailleurs étranger. »
Qu’il y a loin de là au Lamennais qu’on a vu
siéger, silencieux et le front plissé, à la Montagne ! Et cependant ne soyons pas plus
étonnés, pas plus scandalisés qu’il ne faut. Jetons un regard sur nous-mêmes, et
demandons-nous si dans notre vie, dans notre cœur, depuis l’âge de la jeunesse jusqu’à
celui des dernières années, il n’y a pas de ces distances infinies, de ces abîmes secrets,
de ces ruines morales peut-être, qui, pour être plus cachées, n’en sont pas moins réelles
et profondes.
Mais bientôt, jusque dans le Lamennais de ce temps-là, nous allons retrouver celui que nous avons connu en dernier lieu, le même caractère exactement, la même âme, une âme excessive, inquiète, haletante, appelant sans cesse et repoussant le repos, enviant la mort etactivant la vie, se croyant une mission d’en haut, unevocation, et tenu d’y obéir : car qui a résisté à Dieu et a eu la paix ? — Avec la publication de son second volume de l’Essai sur l’Indifférence, la dispute s’engage, la lutte commence. Tout en se livrant à son travail, ils’attend, dit-il, à de nouvelles calomnies, à de nouvelles persécutions ; il en a besoin▶ ; il a, si je puis dire, la sensation intellectuelle ardente. Tout ce qui est modéré lui paraît fade. Il ne comprend que l’unité de principe et ses conséquences rigoureuses, le système exact, la logique absolue : un monde complet, tout un ou tout autre. Sa tête travaille à l’enfanter, et quand il l’a conçu, il l’impose : il appelle cela la Vérité ; et quoi de plus respectable que la Vérité ? Celle qu’il a trouvée, il la croitaussitôt divine, universelle ; il l’adore, il la prêche, il s’indigne qu’on hésite à l’embrasser.
En même temps que la forme de son intelligence n’admet que le système absolu, la nature de son âme aussi n’est capable que d’affections extrêmes. Aimer à l’excès ou haïr, il ne conçoit pas de milieu. Incomplet, excessif, violent pour les sentiments comme pour les idées, il est en tout sans trêve et sans nuances. Si pour lui, dans l’ordre intellectuel, le vrai est tout entier d’un côté et le faux de l’autre, dans l’ordre moral le bien absolu, à ses yeux, est également tout d’un côté, et le mal du côté opposé ; à droite les bons, à gauche les méchants ; les agneaux séparés des boucs, pas de mélange ! Que. si, à cette périlleuse disposition d’esprit et d’âme, vous ajoutez une tournure d’imagination mystique, funèbre, apocalyptique, sujette aux terreurs, vous comprendrez qu’il avait en lui les ferments qui produisent aisément le fanatisme.
Aussi, à tout ce qu’il aime et croit, comme à tout ce qu’il repousse, il attache
involontairement une idée sacrée de sainteté ou de malédiction ; il adore ou il déteste,
il bénit ou il exècre. Il y a plus, il a ◀besoin▶ lui-même d’être déserté,
d’être détesté ; c’est pour lui un bon signe. « C’est à peu près, dit-il, la seule
consolation de ce monde : quand les hommes vous maudissent, c’est alors que Dieu vous
bénit. »
Il a ◀besoin▶, je l’ai dit, de sensations intellectuelles aiguës ; cette ardeur effrénée et cette surexcitation que d’autres, poètes surtout et artistes, ont portée dans les jouissances sensuelles, il la porte, lui, dans les systèmes philosophiques et politiques. Tout ce qui est moyen et mitigé, il le rejette d’ennui et de dégoût ; il vomit les tièdes.
En un mot, il n’a pas de convictions proprement dites comme tel ou tel philosophe, il n’a
que des croyances.On a fort discuté pour savoir si Lamennais, à un
moment de sa jeunesse, et avant d’entrer dans l’état ecclésiastique, avait cessé
entièrement de croire. Cette question a moins d’importance avec lui qu’avec tout autre ;
car il était croyant par nature, par tempérament. On a dit de
M. de Tracy le philosophe : « M. de Tracy était humilié de croire, il voulait savoir. »
C’est le contraire pour
Lamennais : il méprisait qui ne croyait pas. Sa forme profonde d’esprit était la foi :
croire à une choseou à son contraire, n’importe ! pourvu qu’il eût la foi. Il n’était
content que quand sa pensée était fixée à l’extrême. La science, pour lui, ne venait
qu’après, à l’appui de sa foi, de celle qu’il avait pour le moment, et comme pièce de
démonstration. Il a retourné sa foi à un moment, mais il en a toujours eu une (sauf à de
bien rares instants). Il n’estimait que cet état de croyant. Un sceptique, c’est ce qu’il
avait le plus en horreur.
Et un indifférent donc ! Il a parlé quelque part de Fontenelle, celui de tous les êtres qui lui ressemblait le moins assurément, le plus patient des hommes, le plus disposé à prendre les autres comme ils sont, et qui, dans une vie de quatre-vingt-dix-neuf ans, ne s’était jamais mis une seule fois en colère. Il le traite avec bien du dédain.
En effet, dans cette Correspondance, à mesure qu’on avance, Lamennais ne cesse pas d’être en colère. Il voudrait régénérer la société ; il s’est fait du monde au Moyen-Age et du catholicisme en son beau temps une idée une et magnifique que l’étude de l’histoire, à coup sûr, ne justifierait pas ; mais enfin, sentant que ce beautemps est passé, il voudrait le renouveler à sa manière ; il a un plan pour cela, une recette sûre, son système à lui. Longtemps il espéra le faire adopter à Rome, et par Rome, sur un mot d’ordre du Souverain Pontife, il se flatta de remettre au pas la société ecclésiastique, puis la société laïque elle-même. En attendant, le gouvernement en France ne semblait pas à Lamennais marcher dans la bonne voie ; non que ce gouvernement fût le moins du monde libéral, mais même en essayant de faire rebrousser la société en arrière, le ministère Villèle était obligé de tenir compte des obstacles, des faits accomplis depuis 1789. Lamennais entrait là-dessus dans des impatiences, dans de véritables fureurs ; il est curieux d’en noter les accès, les redoublements, presque à toutes les pages de la Correspondance. Ses invectives se partagent entre l’opposition qui contrarie les mesures et projets du ministère Villèle et ce ministère lui-même, qui, à son gré, ne va pas assez vite ni assez loin.
Ainsi, la Chambre des pairs s’oppose-t-elle à la loi du sacrilège, telle que la proposait le ministère et telle que la voudrait Lamennais, celui-ci écrit à M. de Coriolis (16 février 1825) :
« Je trouve que la Chambre des pairs va chaque jour se surpassant elle-même ; on ne sait où elle s’arrêtera… Imaginez, monsieur le marquis, quatre cents… je ne sais que dire, le mot me manque pour désigner cette espèce d’êtres, — qui écoutent gravement des choses de cette force et délibèrent, etc., etc. »
La Chambre des députés, vouée pourtant à l’esprit de réaction, mais qui ne va pas assez vite à son gré, n’est pas mieux traitée par lui. Ce sont quatre cents bûches pourries :
« J’éprouve tous les jours une chose que j’aurais crue impossible ; c’est un accroissement de mépris pour les hommes de ce temps. Je n’aurais jamais pensé que la nature humaine pût descendre si bas : elle a passé mes conjectures et mes espérances. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne trouve rien à comparer, même de loin, au spectacle que nous offre la Chambre des députés… Jamais on n’avait vu une dégradation si burlesque, ni une corruption si bête. » (28 mars 1825.)
Ces injures, ces invectives se reproduiront sous sa plume, durant plus de vingt ans, contre tous les pouvoirs plus ou moins constitués, contre ceux même qui se ressembleront le moins ; et un jour la république, cet objet final de son rêve, y passera comme les autres. C’est, je l’ai dit ailleurs, une âme de colère que Lamennais ; il amasse par tempérament de la bile et des flots d’amertume qu’il a ◀besoin▶ de déverser. Jugeant à chaque instant les choses si désespérées, les sentant si intolérables, il est d’une impatience de les voir changer que rien n’égale, et présageant le lendemain selon son désir, il annonce sans cesse une révolution, un bouleversement imminent et universel, cataclysme social, schisme, hérésie en religion, excès du mal, d’où naîtra le remède. Écoutez ;
« Tout se prépare pour un changement de scène, et pour moi je crois toucher à la catastrophe de ce drame terrible. » (30 avril 1825.)
« Pauvre, pauvre siècle ! Enfin nous voyons le commencement de ce schisme que je prévoyais, car ne pensez pas qu’on en reste là. » (7 décembre 1825.)
« Vous peignez admirablement (il s’adresse à M. de Coriolis) cette caricature de société a laquelle chaque jour ajoute quelque trait hideux ou comique. C’est en grand le chariot de Thespis, avec cette différence que les acteurs aspirent au moment où, au lieu de lie de vin, ils pourront se barbouiller de sang. Quel avenir ! et comme il approche ! » (6 janvier 1826.)
« La société renaîtra-t-elle ? je l’ignore ; mais je sais qu’elle ne peut renaître qu’après un bouleversement complet et universel… Cela ne m’empêchera pas de lutter jusqu’au bout. Je tiendrai ferme dans mes Thermopyles… » (11 janvier 1826.)
« Il y a un désordre profond dans les esprits ; on ne s’entend sur rien : la société des intelligences est dissoute… Depuis que je suis ici (à Paris), je crois être à Charenton, et pis que cela. » (18 février 1826.)
Ainsi, à chaque page, c’est un coup de tocsin perpétuel ; il ne vit que d’alarmes ; il ne
se supporte pas dans le présent ; le présent lui donne des vertiges, et il se précipite
tête baissée dans l’avenir. Ce mot d’avenir est magique pour lui et lui
fait mirage. Jamais homme ne fut plus pressé d’en finir. Il a le mépris du petit à petit, du peu à peu. Le bien, le mal, ce que vous voulez
faire, faites-le vite : quod facis, fac citius ; c’est son refrain de
chaque jour, mais par une singulière inconséquence, il y a des moments où il juge très
bien ceux qui sont trop empressés en sens contraire et qui espèrent que le monde ira aussi
vite que leur désir : « Il y a dans les choses, remarque-t-il, une résistance qui
n’est pas dans les idées, sans quoi le monde ne subsisterait pas six mois. »
Prendre des notes comme je le fais dans la Correspondance de Lamennais, c’est
littéralement prendre des notes au chevet d’un malade qui, dans les accès de redoublement
d’une fièvre continue, a tantôt d’affreux cauchemars, tantôt, et plus rarement, des
visions entrevues dans l’azur. Le cauchemar domine ; l’Enfer tient plus de place que le
Paradis. — « La société voyage dans les cercles de Dante. — Je vois comme une voûte
de fer s’abaisser sur les peuples. — La société est idiote
quand elle n’est
pas frénétique, — cette pauvre société idiote qui s’en va à la Morgue en passant par la
Salpêtrière. »
C’est lui qui dit ces choses, et on peut imaginer quelle
perspective lui composent ces belles images. Aussi, brûle-t-il de s’en délivrer, et, pour
cela, de passer outre, d’arriver d’un bond au terme. Il aime mieux la crise que l’attente
de la crise ; il appelle la catastrophe pour hâter l’heure de la reconstruction. Car la
Vérité triomphera, cette Vérité « qui seule, dit-il, a eu ses premières années, et
qui aura ses dernières »
; mais quellevérité ? — Je ne saurais mieux comparer
Lamennais, pour son empressement à devancer les temps, qu’à un homme qui aurait dans la
tête une montre à répétition qui lui sonnerait l’heure à chaque minute. On a fait douze
minutes, et il croit qu’on a fait douze heures. La demi-heure n’est pas achevée que, lui,
il a compté vingt-quatre heures bien sonnées, et il se lève en disant : Nous
sommes à demain !
Au milieu de tous ces vertiges, de ces frénésies, de ces angoisses, et des volte-face qui s’ensuivent, il lui sera tenu compte d’une grande intention, d’un pressentiment extraordinaire et de quelques cris de dénonciation prophétique. Ce maniaque de génie ne s’est pas trompé sur tout. Il a eu la seconde et la troisième vue trop promptes, mais il a anticipé bien des choses qui s’opéreront ; il les a vues à l’état de catastrophe, tandis que ce ne sera peut-être que par voie de transformation qu’elles s’introduiront insensiblement ; mais si le résultat est au bout, cela peut suffire pour l’indulgence des futurs neveux.
Même quand il est le Lamennais d’un ordre théocratique qu’il abjurera, il
touche et intéresse, à le voir de près ; il ne déplaît pas. Il est d’un naturel, en effet,
d’un sincère, d’une intrépidité sans égale, d’une imprudence à faire peur ; il justifie ce
mot de l’abbé Frayssinous sur lui (seule réponse à tant d’injures) : « Cet homme
d’une candeur effrayante… »
Il justifie cet autre mot de son
frère, l’abbé Jean, qui le nomme de son vrai nom : « Dieu l’a fait
soldat ! »
Il va droit devant lui, aspirant à être un héros de sa cause, mais
sans affecter jamais les poses d’un héros ; c’est le moins fat des hommes. Il a soif
simplement d’être confesseur et martyr ; il voudrait vivre sous Tibère pour verser son
sang. Il se répand lui-même, il se livre tout entier et se découvre ; il est tout dans son
glaive, dans la pointe de son glaive, et n’a point de bouclier.
A tout moment, de belles paroles, des paroles élevées, pénétrantes, en même temps que suaves, lui échappent, et l’on s’étonne que l’on puisse avoir tant de talent, tant de ressorts dans l’âme (car il n’est pas si monotone qu’on l’a dit) avec si peu de bon sens pratique. Voulez-vous des paroles grandes et magnifiques ? — En voulez-vous de ravissantes de douceur ?
Dans une lettre à Mme de Senfft, au plus fort des luttes (19 décembre 1827) :
« Je prends un plaisir extrême à voir cette vie passer comme l’oiseau qu’on entrevoit à peine, et qui ne laisse point de trace dans les airs. Et quand, après cela, j’arrête mes regards sur cette immense Éternité, fixe, immobile, vaste comme mon cœur, inépuisable comme ses désirs, je voudrais, je voudrais m’élancer dans ses profondeurs. Mais patience ! allons jusqu’au bout ; le bout n’est pas loin. Et puis le repos, la joie, l’éternelle vision de tout bien, facie ad faciem !
Sur la mort des personnes qu’on aime, dans une lettre à M. de Vitrolles qui avait perdu sa fille (5 septembre 1829) :
« Il n’y a qu’un voile entre elle et vous : que cette certitude vous console ! Nous nous en allons vers notre vraie patrie, vers la maison de notre père : mais, à l’entrée, il y a un passage où deux ne sauraient marcher de front, et où l’on cesse un moment de se voir : c’est là tout. »
A Mme de Senfft encore, au moment où il agitait de publier les Paroles d’un Croyant (19 février 1834) :
« Vous allez entrer dans le printemps, plus hâtif qu’en France dans le pays que vous habitez (Florence) : j’espère qu’il aura sur votre santé une influence heureuse : abandonnez-vous à ce qu’a de si doux cette saison de renaissance ; faites-vous fleur avec les fleurs. Nous perdons, par notre faute, une partie, et la plus grande, des bienfaits du Créateur, il nous environne de ses dons, et nous refusons d’en jouir, par je ne sais quelle triste obstination à nous tourmenter nous-mêmes. Au milieu de l’atmosphère de parfums qui émane de lui, nous nous en faisons une, composée de toutes les vapeurs mortelles qui s’exhalent de nos soucis, de nos inquiétudes et de nos chagrins ; — fatale cloche de plongeur qui nous isole dans le sein de l’Océan immense. »
Mais n’est-ce pas lui qui se mettait volontairement sous la cloche du plongeur ?
Il a des éclairs, rien que des éclairs de lucidité et des velléités d’apaisement, où il parle comme un homme revenu et tout à fait sage. Ainsi, à cette même comtesse de Senfft, après qu’il a franchi son Rubicon et qu’il a pris pied sur l’autre rivage :
« Plus je vais, plus je m’émerveille de voir à quel point les opinions qui ont en nous les plus profondes racines dépendent du temps où nous avons vécu, de la société où nous sommes nés, et de mille circonstances également passagères. Songez seulement à ce que seraient les nôtres, si nous étions venus au monde dix siècles plus tôt ou, dans le même siècle, à Téhéran, à Bénarès, à Taïti. En relisant bien des choses que j’ai écrites, je ris de moi-même de bon cœur ; cela me met dans une grande défiance de mes propres idées d’abord, et puis de celles des autres. N’est-ce pas là toujours un profit réel ? »
Mais ne voilà-t-il pas qu’il est sage et modéré presque comme un Montaigne ! Quel dommage qu’il n’ait pas mieux persévéré dans cette veine ! Son démon familier ne le souffrait pas.
Il n’aime pas Paris, il n’aime pas Rome, il déteste Genève : qu’aime-t-il donc, ce dur Breton, avec ses aspérités d’origine et ses antipathies de race ? Il aura desparoles de tendresse pour la France :
« Chère France ! elle est encore, à tout prendre, ce qu’il y a de mieux dans cette Europe si corrompue. Sans doute elle renferme beaucoup de mal, mais le mal y est moins mauvais qu’ailleurs, et c’est beaucoup. » — « Vous jugez la France trop défavorablement, dit-il encore ; sans doute les âmes y sont, comme partout, affaiblies par l’égoïsme, mais infiniment moins que vous ne pourriez le croire. C’est encore, à tout prendre, le pays où il y a le plus de vie… »
Et ces mots ont d’autant plus de prix sous sa plume qu’il les faut détacher du milieu de toutes sortes de malédictions contre les gouvernements et les régimes sous lesquels il les écrivait.
Le moment le plus intéressant à observer dans la Correspondance, et qu’elle éclaire, toute brisée qu’elle est, c’est celui où il se transforme : on sent le nouveau Lamennais naître et venir sous le premier. Il voulait régénérer à tout prix le monde. Homme d’Église et à la fois de sentiment démocratique (si l’on va au fond), il avait pensé naturellement d’abord à opérer cette régénération par l’Église, l’élite du monde selon lui, et par le chef de l’Église, dirigeant et inspirant sa sainte milice. Ce n’est que de guerre lasse et de désespoir qu’il se jeta dans les bras du parti contraire : il ne prit pour nouvelle et dernière formule : Tout pour le peuple et par le peuple ! que quand il eut désespéré de faire accepter la sienne, sa formule première : Tout par le Pape et pour le peuple !
On le suit dans ses deux voyages de Rome, sous Léon XII, en 1824, et sous Grégoire XVI, en 1832. Si onl’avait fait cardinal la première fois, comme il paraîtque Léon XII y songea, que serait-il advenu ? qu’aurait-il fait, une fois coiffé du chapeau ? Grande question pour Lamennais, comme au XVIIe siècle pour M. Arnauld, — plus douteuse, selon moi, pour Lamennais, qui était plus mobile. Il aurait bien pu voir différemment les choses par les fenêtres du Vatican.
Il a, dans tous les cas, de bien grandes et fortes paroles sur le silence dont là-bas on l’accueille, sur le sentiment de cette immobilité invincible, de ce peu de réponse et d’écho, de cette neutralité si prolongée qui était sans doute une sagesse relative, mais qui différait tant de la grande sagesse et de la haute politique d’autrefois :
« Combien de temps Dieu permettra-t-il encore qu’on se taise là ? — Je ne crois pas que depuis que le monde est monde, il y ait eu un mouvement si prodigieux d’idées au milieu du silence de tout ce qui est institué pour parler. Chaque flot a sa voix dans cette vaste mer : le souverain de l’Océan se tait seul dans sa grotte. »
Prêt à sortir de Rome en 1832, il s’écriait :
« J’espère que mon séjour à Rome ne se prolongera pasdésormais longtemps, et l’un des plus beaux jours de ma viesera celui où je sortirai de ce grand tombeau, où l’on netrouve plus que des vers et des ossements. Oh ! combien jeme félicite du parti que j’ai pris, il y a quelques années, deme fixer ailleurs, et que vous m’avez tant reproché (il écrità madame de Senfft) ! J’aurais traîné, dans ce désert moral, une vie inutile, me consumant d’ennui et de chagrin. Cen’était pas là ma place. J’ai ◀besoin▶ d’air, de mouvement, defoi, d’amour, de tout ce qu’on cherche vainement au milieude ces vieilles ruines… Le Pape est pieux et voudrait lebien ; mais, étranger au monde, il ignore complètement etl’état de l’Église et l’état de la société. »
Ses lettres de cette date sont tout entières à lire dans le volume ; elles exhalent des cris d’aigle et de prophète. Cela perce le papier et ne se transcrit pas.
L’idée d’un grand rival se présente inévitablement à l’esprit. Il en est (et je le conçois) qui opposent et préfèrent Joseph de Maistre à Lamennais. Je leur demande de lire, avant de prononcer, les lettres des 10 février et 1er novembre 1832, du 25 mars 1833, des 27 avril et 20 août 1834, et celle du 8 octobre, même année, dans laquelle Lamennais discute et juge à son tour de Maistre. La faculté de souffrir, de saigner pour tous, et d’espérer, malgré tout, en l’avenir du monde, les sentiments d’humanité, de sociabilité chrétienne, qui y éclatent, sont tels que Lamennais ne craint ici la comparaison avec personne. L’expression est souvent sublime.
Le Lamennais des Paroles d’un Croyant sortit un jour de cette lutte
intérieure et de cette poignante agonie ; il brisa soudainement avec son passé. On voit
dans cette Correspondance quelle plaie cruelle cette rupture laissa dans le cœur des plus
fidèles amis. Il avait beau les prévenir, ces amis tendres, et leur dire comme à
l’oreille : « Peut-être, avant peu, entendrez-vous parler de quelque chose qui fera
crier… Il va paraître un petit livre qui vous déplaira fortement. Je vous supplie de ne
pas le lire. »
Eux, tout alarmés, lisaient bien vite et restaient navrés. Leur
amitié, pourtant si atteinte, n’en mourut pas : on se détachait difficilement de l’homme
en Lamennais, quoi qu’il pût faire.
Il avait cru d’abord pouvoir se résigner au silence : « Pour moi, disait-il, je
suis bien résolu de ne plus rentrer dans la lice ; blessé par ceux pour qui je
combattais, j’en sors pour toujours. »
Quelques mois étaient à peine écoulés
qu’il rentrait dans cette même lice, mais par une tout autre barrière.
M’est-il permis de dire, sur ce moment décisif de sa vie, quelque chose que je sais bien ?
C’est moi-même qui me suis trouvé chargé par Lamennais du manuscrit des Paroles d’un Croyant pour en procurer la publication, comme on disait autrefois, pour en surveiller l’impression ; je n’ai jamais raconté ces détails qui peuvent avoir leur intérêt, et dont plusieurs personnes existantes sont là encore pour attester, au ◀besoin, l’exactitude.
Tout à la fin de mars ou dans les premiers jours d’avril 1834, M. de Lamennais, avec qui
j’étais lié alors (et avec lui on ne l’était pas à demi), m’écrivit un mot par lequel il
m’exprimait le désir de me voir pour une affaire qui pressait. Je courus chez lui ; il
demeurait à l’extrémité de la rue de Vaugirard, dans une grande maison qu’il occupait avec
quelques-uns de ses amis. En arrivant, je vis à la porte un carrosse, et, en traversant la
cour, je rencontrai l’archevêque de Paris, M. de Quélen, qui venait de visiter
M. de Lamennais, et, sans doute, de lui prodiguer les égards pour le contenir. En entrant
à mon tour dans la chambre d’où sortait le prélat, en m’asseyant sur la chaise de paille
où l’avait fait asseoir M. de Lamennais, je m’aperçus que celui-ci était très-agité ; il
ne me laissa pas même commencer : « Mon cher ami, me dit-il sans plus de préambule,
il est temps que tout cela finisse ; je vous ai prié de venir. Voici,
ajouta-t-il en ouvrant le tiroir de la petite table de bois près de laquelle nous étions
assis et en y prenant un assez mince cahier d’une fine écriture, voici un petit écrit
que je vous remets et que je voudrais que vous fissiez paraître le plus tôt possible :
je pars dans deux jours, arrangez cela auparavant avec un libraire ; vite.
très-vite, je vous en prie. Je n’y veux pas mettre mon nom. »
Je lui répondis
que j’allais à l’instant m’occuper de chercher ce libraire, chose bien aisée avec son nom,
un peu plus difficile peut-être avec la condition de l’anonyme. J’allai immédiatement chez
l’éditeur Eugène Renduel, qui consentit au premier mot, en regrettant seulement que
l’auteur ne voulût point se nommer. Mais quand je retournai le lendemain trouver
M. de Lamennais, sa pensée avait fait du chemin ; il consentait à mettre son nom au livre.
Il reçut la visite du libraire, s’entendit avec lui, et partit en me laissant les soins de
l’impression : « Vous êtes maître absolu, me dit-il ; vous changerez ce qu’il vous
plaira. »
C’était là une parole de confiance dont j’entendais bien ne pas
user.
L’impression commença. Je dois faire un aveu qui n’est pas à l’honneur de l’esprit
critique, je ne parle que du mien. A peine en possession du petit écrit, je l’avais
parcouru, et je n’en avais pas apprécié toute la valeur, toute la vitalité. Nous étions
alors des raffinés en matière de style. La forme un peu déclamatoire, un peu
apocalyptique, de cet éloquent pamphlet m’avait caché d’abord ce qu’il y avait là dedans
de flamme communicative et de puissance d’éruption, — de ce qui faisait dire plus tard à
l’auteur : « C’est égal ! la fibre humaine a vibré. »
Je fus averti d’une
singulière manière. Un matin que je reportais les épreuves, on me prévint que l’imprimeur,
M. Plassan, désirait me parler. « Vous êtes chargé, me dit-il, de l’impression d’un
écrit de M. de Lamennais qui va faire bien du bruit ; mes
ouvriers eux-mêmes ne peuvent le composer sans être comme soulevés et
transportés ; l’imprimerie est toute en l’air. Je suis ami du gouvernement, je ne puis
mettre mon nom à cette publication ; mais, comme l’affaire est commencée, je ne refuse
pas mes presses. On a le temps de chercher un autre nom d’imprimeur. »
Je
n’étais que passif en tout ceci ; je prévins l’éditeur, M. Renduel, et je ne sais plus
comment les choses s’arrangèrent.
Seulement, à un moment de l’impression, un passage du chapitre XXXIII, où est décrite une vision, me parut passer toute mesure en ce qui était du Pape en particulier et du catholicisme. Il n’entrait pas dans mon esprit que M. de Lamennais, prêtre, et, à cette date, n’ayant nullement rompu encore avec Rome, pût se permettre une telle hardiesse. J’usai de la faculté qui m’avait été laissée ; je pris sur moi de rayer deux lignes et de mettre des points. Ces points ont subsisté depuis dans toutes les éditions, je crois, et l’auteur ne m’a jamais parlé de cette suppression.
Cette publication des Paroles d’un Croyant rompit toute incertitude sur les pensées de Lamennais et fixa aux yeux de tous et aux siens propres sa situation. C’est probablement ce qu’il voulait ; ce fut comme le coup de canon qu’on tire en mer pour dissiper le brouillard. Il fut manifeste dès lors à tous qu’il était entré à pleines voiles dans un océan nouveau.
On sait le reste ; on sait que sa dernière navigation ne fut pas plus exempte que l’autre de bourrasques et de tempêtes. Il y eut des jours où le fils de l’armateur parut redevenir un corsaire. Les Lettres de Lamennais publiées déjà ou encore à publier, corrigeront heureusement ce que ses derniers excès de parole en 1848 avaient pu laisser de trop défavorable dans les esprits à son sujet ; elles le montrent au naturel, avec tous ses défauts, avec ses compensations et ses avantages. Aujourd’hui qu’il est couché dans le tombeau et que l’idée entière de l’homme plane et surnage, rendons-lui son nom véritable : c’est le soldat de l’avenir, le soldat démocratique croyant et fervent, sans paix ni trêve, ne connaissant que le cri En avant ! insensé bien souvent, hors de toute mesure, mais avec ce profond sentiment des infirmités sociales et des souffrances populaires, en faveur duquel il lui sera beaucoup pardonné. L’avenir ne le reniera pas ; sa dernière forme, dégagée de quelques violences qui de loin, déjà, nous font seulement sourire, prévaudra dans la mémoire ; son dernier geste, dès qu’on veut bien oublier l’énergumène ou l’enfant colère, est d’un ami touché de tendresse jusqu’au fond de l’âme pour ceux qui viendront. Lamennais était un apôtre et un prophète égaré, dépaysé : un apôtre, après tout, n’est pas un homme politique ; un prophète n’est pas un conseiller d’État de salon ou de canapé. Il peut suffire à sa justification auprès des races futures que quelques-uns de ses essors et de ses coups d’œil aient une longue portée. Or, cela est vrai de l’esprit étrange et puissant dont nous parlons. Il a eu ses abîmes, il a ses grandeurs. Un homme qu’il combattit toute sa vie et qui ne le rencontra jamais en face (tant Lamennais était toujours en deçà ou au-delà), M. Guizot, a tracé de lui, au tome III de ses Mémoires, un portrait supérieur, éloquent, ressemblant, généreux d’intention jusque dans sa sévérité, admirable de talent, pour tout dire. Eh bien ! dans l’avenir, sur quelques-unes des questions les plus vivaces, il n’est pas sûr que, des deux, ce soit Lamennais qui passe pour s’être le plus trompé.
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