III
« Inutile à mon pays, englouti sous les flots révolutionnaires, assourdi par les sons discordants de mille intérêts blessés, sans amis, entouré de haine et d’humeur, je quittai un pays qui, ne vivant que de souvenirs, était blessé à la fois dans sa gloire passée et dans ses intérêts présents et à venir. » Ainsi parlait Bonstetten de cette Berne où il s’était toujours senti dépaysé, mais qui dès lors n’était plus tenable après les événements de 1798. La voix de l’amitié qui l’appelait lui vint du Nord, de Copenhague où il avait une amie, Mme Brun, sœur de l’érudit et pieux évêque de Seeland, le poète Munter. Munter occupait, dans ce pays éclairé et sous ce gouvernement sage, une position élevée, comparable à celle de Goethe à Weimar, d’Ancillon à Berlin. Sa sœur Frédérique Brun, femme d’un riche banquier, était elle-même un écrivain distingué, sentimental ; c’était Matthisson qui l’avait liée avec Bonstetten, dans un voyage de cette dame en Suisse. Pendant que Bonstetten était syndic dans le Tessin, ils s’étaient retrouvés tous trois et avaient passé ensemble une journée délicieuse à la campagne de Pline près du lac de Côme. Mme Brun en a fait une description exaltée, qui nous paraîtrait aujourd’hui fort ridicule, et qui n’était que dans le goût du temps : « Les mains serrées dans les mains, nous vous promîmes fidélité, — à toi, ô Nature, — à toi, ô Amitié ; — et à toi, reconnaissance filiale, arbitre suprême de nos destinées ! Villa pliniana, jamais sans doute des cœurs n’ont ainsi sacrifié sur ton autel ! » Bonstetten aussi touché, mais moins théâtral, s’est contenté de dire : « Quel rare bonheur que la réunion de trois amis auprès du monument du plus aimable sage de l’Antiquité ! »
Pendant deux années il trouva en Danemark dans la famille Brun le degré et comme la température d’affection qui lui convenait le mieux, et il eut aussi devant les yeux tout un monde nouveau qui se découvrait à son intelligence. En traversant l’Allemagne il s’était arrêté assez pour la bien comprendre. Nulle âme n’était plus faite que celle de Bonstetten pour sentir et pour exprimer avec fraîcheur la douceur de la société, pour respirer la fleur de sociabilité dans son parfum et l’esquisser avec ses différentes nuances. « En passant d’une nation à l’autre, disait-il, on distingue bien vite le sentiment par lequel on est abordé. On remarque d’abord en France le désir de tout le monde de briller en se distinguant de tout le monde. Dans le Midi on rencontre des âmes plus ou moins languissantes ou passionnées. En Angleterre la bonté nationale fait souvent sentir le tranchant de la réflexion. Ce n’est qu’en Allemagne que la bonté est toujours bonne… » À mesure qu’il s’avançait vers le Nord proprement dit, il sentait le calme descendre en lui, sa gaieté prête à renaître, même au milieu de la mélancolie légère que lui apportait l’aspect des landes uniformes et des horizons voilés : « L’atmosphère brumeuse était partout embellie par le caractère et la bonté des habitants. » Sortant d’un pays où il laissait ses biens en séquestre, sa réputation calomniée, où il avait entendu siffler de toutes parts l’envie, et vu se dresser la haine, il entrait dans des régions paisibles où la bienveillance venait au-devant de lui : « Les hommes, dit-il spirituellement, qui ne témoignent leur bienveillance qu’après y avoir bien pensé, me font l’effet de ces juifs besogneux qui ne livrent leur marchandise qu’après en avoir reçu le payement. » Je ne puis ici raconter tout ce qu’il apprit et découvrit dans ces régions du Nord. « Pour écrire sur l’histoire de ce pays, il faut vivre aux bords de la Baltique, avec les hommes distingués et les livres que l’on ne trouve que là. » Il ne s’en tint pas au Danemark ; il fit une petite excursion en Scanie, et en reçut des impressions vives : « Quand j’eus passé la Baltique, je me sentis dans un pays nouveau : le ciel, la terre, les hommes, leur langage, n’étaient plus les mêmes pour moi. Les décorations de mes idées étaient changées… » Il observa la contrée en géologue amateur ; il prêta grande attention aux pierres, aux blocs erratiques dont le sol est régulièrement semé, et qui semblent avoir été versés par les courants uniformes d’une mer profonde dans le dernier grand déplacement des eaux. Il entra aussi dans la poésie, dans la légende et dans l’histoire, dans le cercle des Eddas mythologiques et des sagas héroïques de ce monde scandinave. Le grand historien du Nord, Suhm, vivait encore ; il le visita un jour d’automne, et le trouva à sa campagne, vieillard de 73 ans à côté de sa jeune épouse : « Son esprit brillant, sa conversation animée et toujours spirituelle me rappelait celle de Voltaire. Comme Voltaire, Suhm ne pouvait dire vulgairement des choses même vulgaires. Il était toujours poète dans sa conversation. » Mais les images familières de Suhm étaient presque toujours prises de la mythologie des Scandinaves et des Eddas ; et pour l’étranger, même le plus alerte et le plus intelligent, il s’en perdait quelque chose.
Bonstetten, devenu tout à fait littérateur en ces années et auteur en allemand, pensait à se fixer pour toujours à Copenhague ; il avait obtenu l’indigénat, et invitait même son ami Muller à le venir rejoindre ; car il n’avait que relâché un peu ses liens d’amitié avec l’illustre historien ; en acquérant de nouveaux amis, il ne renonçait pas aux anciens, et il justifiait ce joli mot de lui et qui lui ressemble : « Ce qui est léger n’est pas toujours infidèle. »
Dès que l’établissement du Consulat eut procuré une trêve à la Suisse, et qu’elle rentra, à l’exemple de la France, dans la voie des gouvernements réguliers, Bonstetten se sentit rappelé vers elle ; il y revint en 1801, non sans donner au bon pays hospitalier qu’il quittait des larmes sincères. Mme Brun, d’ailleurs, délicate de santé et fuyant l’âpreté du Nord, venait elle-même à Genève, où elle engagea Bonstetten, encore incertain du lieu où il se fixerait, à se rendre pour une saison ; ce séjour, devenu résidence, qui décida de la suite de sa vie intellectuelle, dura trente ans.
Il le variait par des voyages. Le plus remarquable fut celui d’Italie qu’il refit en 1802-1803, en compagnie de Mme Brun, dans des conditions et des circonstances bien différentes de celles de sa première visite trente ans auparavant. Cette fois, c’était l’érudit, l’économiste, l’antiquaire, qui se préoccupait encore plus de l’état des choses que des plaisirs de la société, et qui s’attacha surtout à l’étude de Rome et de ses environs. Il s’était logé dans le magnifique désert de la villa di Malta, sur la « Colline des jardins », où l’on n’avait point encore tracé la promenade élégante du Pincio. De ce poste élevé il porta son investigation sur toutes les régions de la cité, sur tous les cantons de l’agro romano, cette ceinture lugubre et splendide qui l’entoure.
Rome, à cette date, avait une physionomie bien faite pour frapper d’une impression ineffaçable ceux qui la virent. Elle sortait d’une tempête qui l’avait ébranlée profondément, et était à la veille d’une nouvelle tempête. Dans l’intervalle, elle reprenait peu à peu confiance dans sa force morale, et croyance dans sa propre éternité. Le successeur de Pie VI y régnait avec une résignation souriante sur un peuple réduit de moitié, sur des temples dépouillés de leurs richesses, et sur des provinces qu’un signe parti d’au-delà des monts pouvait lui ravir le lendemain. C’eût été le moment sans doute pour un gouvernement d’une autre nature de songer à tirer parti de ses propres ressources et de redemander à un sol fertile ses richesses trop oubliées. Tout au contraire, plus morne et d’un aspect plus désolé que jamais, Rome s’enfonçait de jour en jour dans le désert. Le commerce achevait d’en disparaître, l’agriculture d’y périr. Les étrangers partaient et ne revenaient plus. Le côté grandiose, majestueux et, pour ainsi dire, épique de cette misère, se peut voir dans l’admirable lettre de Chateaubriand à M. de Fontanes, écrite vers ce temps. Les accessoires du tableau, les éléments et les traits qui le justifient, se rencontrent épars, sans aucune physionomie poétique, dans la correspondance railleuse et dans les livres plus sérieux de Bonstetten. Fort sévère pour la Rome pontificale, mais toujours candide et incapable de haine, s’il s’affligeait peu de l’abaissement politique du Vatican, l’état de la campagne de Rome lui inspira quelques-unes de ses recherches les plus approfondies, quelques-unes de ses pages les plus éloquentes : elles se trouvent dans son principal ouvrage, le Voyage dans le Latium.
L’ouvrage se compose de deux parties fort distinctes : la première est d’un classique et d’un antiquaire : elle s’intitule : « Voyage sur la scène des six derniers livres de L’Énéide », et nous offre l’un des premiers exemples (sinon le premier) d’un critique homme de goût relisant en détail un poète sur les lieux mêmes qui sont le théâtre de ses chants, et qui en deviennent le plus lumineux commentaire. Bonstetten y part de ce principe que « la poésie chez les anciens était si peu faite pour mentir qu’elle était au contraire comme une révélation de faits trop éloignés pour être aperçus par les yeux du vulgaire » ; elle les ressaisissait en vertu d’une double vue et avec un caractère plus intime de vérité. On ne distinguait pas à l’origine entre l’imagination et la mémoire. Les muses étaient les filles de Mémoire. « On parlait pour dire vrai, on chantait pour dire plus vrai encore. » Mythos, qui plus tard a voulu dire fable, dans la langue homérique signifie discours et vérité. En se plaçant à ce point de vue, Bonstetten profitait évidemment des bonnes leçons qu’il avait reçues dans le Nord auprès de Subm et de Munter, et il appliquait à la poésie classique la théorie des sagas. Seulement il confondait un peu trop les temps et attribuait à la poésie de Virgile ce qui n’est vrai que de la poésie homérique. À cela près, cette partie de l’ouvrage est curieuse, très agréable, en général exacte ; les antiquaires qui sont venus depuis (M. Ernest Desjardins, par exemple), et qui en ont profité, lui ont rendu justice.
La seconde partie du Voyage, toute moderne, est d’un homme qui a administré avec zèle et qui se préoccupe de toutes les branches de la fortune publique, principalement de l’agriculture : ici, sous le plus beau climat, avec un sol admirable et les souvenirs d’une antique prospérité, il ne voit que misère, dépopulation, fièvre et famine, et il se demande pourquoi ; il se le demande en observateur éclairé, humain et sans colère91. Pour tâcher d’atténuer l’effet désastreux de certains de ses tableaux, on a dit que Bonstetten avait visité le Latium dans une année de famine et qu’il avait trop généralisé ses observations. En en rabattant un peu, il ne restera encore que trop de vérité.
Il ne serait point prudent de comparer, d’ailleurs aucune des pages de Bonstetten avec celles de Chateaubriand sur ces mêmes campagnes : un dessin à la mine de plomb, même très fin et très juste, ne se compare point à une peinture du Lorrain ou du Poussin. Le point de vue, de plus, est très différent, Chateaubriand s’attachant surtout à faire admirer comme hautement pittoresque et auguste cette même désolation que Bonstetten déplore, et qu’il voudrait combattre comme philanthrope et en économiste.
Bonstetten n’était cependant pas insensible et fermé à l’aspect pittoresque et aux beaux effets de tristesse morale : « Rome, disait-il alors, ne présente partout que l’image de la destruction et des vicissitudes humaines. Elle ne paraît grande que pour faire apercevoir l’immensité de l’empire de la mort. » Vingt-cinq ans après, écrivant à une jeune et brillante amie qui faisait ce voyage : « Que je voudrais voir l’Italie avec vous ! lui disait-il. À Rome, on a le sentiment qu’on domine le temps et la mort avec laquelle on aime à vivre. En voyant ce qui n’est plus, on est tenté de se croire immortel. Tout le reste de la vie de Rome est voué à l’avenir et au ciel qui semble s’y ouvrir dans toute sa splendeur : le présent seul n’existe pas dans la sainte cité. Je voudrais y passer ma vie avec vous. »
Le présent existait pour lui à Rome plus qu’il ne le croyait de loin et sur la foi des souvenirs ; mais il savait y mêler ce qui console. Cet asile propice, que la ville éternelle n’a cessé d’offrir depuis trois siècles aux fervents artistes, voués à leur œuvre dans un religieux silence, il en savait le prix et en jouissait à sa manière pour promener sa curiosité. Il visitait les ateliers (studi) et y laissait, ne fût-ce que par ses jugements et ses louanges, des traces de ce patronage fin, délicat, généreux, qui était sa vocation véritable. C’est ainsi qu’il eut la bonne fortune d’encourager les débuts laborieux du plus beau génie que l’art se soit choisi pour interprète dans les contrées scandinaves, de celui qui devait tenir le sceptre de la sculpture après Canova, Thorwaldsen. Il l’avait déjà vu, je crois, à Copenhague ; il le retrouva dans un coin obscur du palais Barberini, pauvre encore et tout à fait ignoré. Il le força, comme il avait fait pour Muller, de croire à son avenir et de compter sur la justice des contemporains. Le premier ouvrage de quelque importance qu’eût achevé le ciseau de Thorwaldsen, le Jason, fut si bien vanté et préconisé par Bonstetten, qu’il ne resta pas longtemps dans l’atelier. L’artiste, qui devait son premier succès à cet affectueux patron, aima toujours à le lui rapporter ; et à des amis de Bonstetten qui le visitaient trente ans après, il disait en les conduisant avec émotion à un endroit de son atelier, alors tout peuplé de marbres glorieux : « Voilà la place où était le Jason ! »
Au retour d’Italie, l’ouvrage sur le Latium fut lu par morceaux et, en quelque sorte, essayé dans le salon de Coppet chez Mme de Staël. Elle avait fort encouragé Bonstetten à écrire en français ; elle était faite plus que personne pour goûter ce qu’il y avait de nouveau, d’original, dans sa façon de dire. En écoutant les critiques de la châtelaine de Coppet et des hôtes distingués qui s’y trouvaient réunis, Bonstetten jugeait ses juges eux-mêmes : sur ce chapitre de l’Italie, il sentait bien le défaut de la cuirasse chez Mme de Staël : « Elle est d’une extrême bonté ; personne n’a plus d’esprit ; mais tout un côté est fermé chez elle ; le sentiment de l’art lui manque, et le beau, qui n’est pas esprit et éloquence, n’existe pas pour elle. » Ceci était parfaitement vrai de Mme de Staël avant Corinne et le séjour en Italie. Il rendait pleine justice à sa merveilleuse intelligence ; « J’ai l’avantage de trouver à Coppet une critique impartiale ; c’est aussi un art de tirer parti de la critique ; souvent je persiste dans mon opinion ; mais Mme de Staël est si libre de préjugés, si claire, que je vois mes tableaux dans son âme comme dans un miroir. »
Le Voyage dans le Latium, publié à la fin de 1804, eut du succès, et décida de la rentrée de Bonstetten dans la littérature française. L’intention première de l’auteur était de publier trois autres voyages : l’un à la campagne d’Horace, l’autre à Préneste, et le troisième à Antium, avec une description des ruines sous-marines, de ces jetées massives qui règnent le long des côtes, et qui faisaient dire à Horace que les poissons se sentaient à l’étroit dans la mer :
Contracta pisces aequora sentiunt,Jadis in altum molibus…
Bonstetten les avait fait dessiner par Gmelin. Par malheur, tous ces matériaux se perdirent : « Si j’avais soupçonné le succès du Voyage dans le Latium, disait-il, je les aurais faits tous les quatre. » Personne, en effet, n’était plus que lui capable de rompre la monotonie de semblables monographies par toutes sortes de vues et de diversions agréables. Sa réputation eût fort gagné à une telle œuvre, et s’y fût assise dès l’abord ; car ce qui manque surtout à Bonstetten dans cette longue vie intellectuelle répandue sur tant de surfaces diverses, c’est un ensemble, c’est un centre ; il n’a pas de quartier général où l’on se rallie. Son œuvre n’a pas de clocher ni d’acropole. Eh bien ! quatre voyages dans le Latium, sur quatre points principaux de cet antique et éternel pays, quatre pavillons dressés, n’eussent-ils pas été en pierre ni en marbre, mais portés sur le ciment romain, lui eussent fait un monument.
Bonstetten n’avait pas revu Paris depuis son rapide passage en 1770 ; il y revint dans l’été de 1805. C’était une tout autre France ; mais il s’était tenu au courant dans l’intervalle. Pendant ses années de mission dans le Tessin (1795-1797), qui se rapportaient précisément à l’époque de la première campagne d’Italie, il avait fait plusieurs voyages à Milan ; il y avait même été présenté au glorieux général, qui lui avait témoigné de la bienveillance. La politesse des officiers de cette jeune armée, en opposition avec la grossièreté des représentants du peuple, lui avait paru le modèle de la politesse du nouveau régime. « L’absence des formes de convention semblait mettre dans tout son jour la bienveillance et la bonté de ces jeunes héros. » Il avait recueilli de la bouche des soldats quelques-unes de ces paroles patriotiques et simples qui leur sont familières dans les journées immortelles, et qui lui étaient allées au cœur ; aussi Bonstetten, revenant à Paris, jouissait des changements accomplis, mais ne s’en étonnait pas. Il y vit beaucoup Carnot, le républicain non satisfait, et le fit causer, mais sans prendre de lui l’humeur contre ce qui était. Il a écrit plus tard sur ce régime impérial, sur son caractère provisoirement réparateur et nullement rétrograde, une des pages les plus intelligentes qui se puissent citer92. À Paris, il était surtout occupé, non de la politique, mais de la société ; il faisait part à Mme de Staël de ses observations ; elles sont piquantes, et trouveraient encore leur à-propos aujourd’hui. Le ton du diapason, dans l’éloge et dans la critique, comme dans la musique, a fort monté depuis lors, mais il paraissait déjà fort monté, et aussi haut que possible, à cette date ; chaque époque renchérit ainsi sur la précédente et a peine à concevoir qu’on puisse aller au-delà :
C’est un singulier spectacle pour un observateur, écrivait Bonstetten, que celui de l’opinion publique. La louange et le blâme ont perdu leur valeur ; ils sont devenus des assignats. On loue ; mais cela ne tire point à conséquence. — Il a des vertus, dit-on ; mais ces vertus, à quoi mènent-elles ? — Tel est un coquin ; mais le mot ne joue plus ; on en a tant vu. — Tel ouvrage est détestable ; mais les journaux ont répandu tant d’injures qu’il n’y a plus d’injures que pour les provinces. Vous vous rappelez le temps (le temps des assignats) où un dîner coûtait dix à vingt mille livres ; il faut, une dose monstrueuse d’éloges ou de critique pour valoir un mot d’autrefois, et bientôt les Fiévée paraîtront des hommes modérés. — On dit souvent du mal de vous (c’est à Mme de Staël qu’il écrit) ; mais un mot de vous-même pèse des volumes de ce que ces gens-là peuvent dire, et les mots ne font pas plus d’effet sur l’opinion qu’on a de vous que les coups des ombres n’en pouvaient faire dans les enfers sur Énée ou sur Hercule. — Je n’ai jamais entendu louer quelqu’un de distingué sans y ajouter de mais. Quand on parle de vous, on commence toujours par le mais, et on finit par des éloges qui me charment. La critique est un habit déjà usé par les éloges qui percent au travers.
Tel devient le français librement manié par ce charmant esprit qui y taille à sa guise, et qui se prenait parfois à souhaiter une langue toute neuve, afin d’y exprimer plus fraîchement ses pensées93.
Il avait alors un ouvrage en portefeuille, un ouvrage de métaphysique, ou du moins de psychologie ; car il s’était remis à ce genre d’études dont il devait le goût à Bonnet, et qui était assez à la mode au commencement de ce siècle. Il a composé deux ouvrages principaux sur ces objets ou sujets du monde intérieur : Recherches sur la nature et les lois de l’imagination, 1807 ; Études sur l’Homme, ou recherches sur les facultés de sentir et de penser, 1821. Ces ingénieux écrits n’eurent qu’un demi-succès, parce qu’ils ne rentraient dans aucune des écoles régnantes et qu’ils n’étaient pas de force à en fonder une ; avec du vague dans l’ensemble, ils renferment bien de précieux détails, de fines observations sur les âges, sur les passions, sur la conversation, sur l’ennui, sur le bonheur…, et ils tendent en général à faire valoir le sentiment, trop sacrifié par les idéologues.
Pendant ces années agréablement occupées à Genève, Bonstetten eut, de temps en temps, des reprises d’intérêt du côté de sa pauvre Berne, sa vieille et ingrate patrie. Il publia en 1815 un volume de Pensées sur divers objets de bien public, et une brochure toute politique, du Pacte fédéral ; c’était poser sa candidature pour le nouvel ordre de choses. L’heure des restaurations avait sonné ; Bonstetten ne voulait pas que Berne, sous prétexte de légitimité, redevînt la république d’autrefois, tout aristocratique et, à quelques égards, despotique ; il partait des faits accomplis, il entrait dans l’esprit libéral et nouveau ; il s’en faisait l’organe. Mais il y avait à Berne un parti d’ancien régime, incurable comme tous les partis d’ancien régime, qui ne rêvait que contre-révolution, et qui n’avait point pardonné à Bonstetten ses espérances conciliantes. En les voyant reparaître, la rancune contre lui se réveilla ; et il comprit qu’il n’avait rien de mieux à faire que de se tenir à distance de l’ours bernois et de renouveler bail avec Genève, ne fût-ce que comme le meilleur des lieux de repos et de plaisance, la mieux située des hôtelleries pour un citoyen du monde.
En ces années où Bonstetten prend décidément son parti et où, faisant une bonne fois son deuil de tous les regrets, le rajeunissement pour lui commence, Genève offrait la réunion la plus complète d’esprits éclairés et distingués : Mme de Staël encore, qui allait trop tôt disparaître ; Dumont, l’interprète de Bentham, l’ancien ami de Mirabeau ; le médecin Butini ; l’illustre naturaliste de Candolle, « l’homme parfait, qui avait un aussi bon esprit pour les affaires du monde que pour les végétaux, et le cœur comme s’il n’avait que cela » ; les savants Pictet ; l’érudit Favre ; bientôt Rossi, dont l’esprit fin et l’habile carrière devaient aboutir à la grandeur ; Sismondi, droit, loyal, instruit, mais qui se trompait à coup sûr quand il croyait voir en Bonstetten « un débris de la secte de Voltaire » ; bien d’autres que j’omets, et jusqu’à cet aimable Diodati, qui m’a entretenu d’eux autrefois, et qui, le dernier de tous, vient tout récemment de mourir. N’oubliez pas tous les étrangers célèbres, à commencer par Byron, qui étaient et qui sont la bonne fortune de ce lieu de passage, ces gracieuses étrangères venues du Nord, qui rompent la roideur locale et font diversion à la contrainte ; si bien qu’à voir tant de monde séduisant arriver, plaire et aussitôt disparaître, « le cœur, disait Bonstetten, y devient mauvais sujet ».
C’est dans ce milieu qu’il vivait, sentant bien ce qui manquait parfois à son âme expansive, mais jouissant avec reconnaissance de tant de précieux dédommagements. Les livres qui s’échappèrent de sa plume en ces années : L’Homme du Midi et l’homme du Nord (1824) ; La Scandinavie et les Alpes (1826), faciles, agréables et décousus, ne le représentent que très imparfaitement. On le retrouve plus au complet dans ses correspondances, peut-être aussi parce qu’on leur demande moins qu’à des livres proprement dits qui auraient eu besoin▶ d’être plus composés. Sa longue expérience des choses et des hommes ne l’avait pas saturé ni surchargé, mais seulement excité et mis en goût : il avait « de cette alacrité, de cette gaieté qui, en donnant du prix à toute chose, nous fait chérir les hommes non seulement comme frères, mais comme objets d’étude, dépensée, de jouissance ». On peut dire qu’il avait la curiosité affectueuse. Il s’était fait des théories subtiles, mais à son usage et qu’il pratiquait finement, sur l’art de converser, d’écouter, de savoir toujours où en était l’interlocuteur, de lire son sentiment sur sa physionomie : la conversation pour lui était un concert ; l’ennui lui paraissait tenir à un manque d’unité :
Une personne très spirituelle verra d’un coup d’œil le ton et l’esprit du salon où elle entre. Son esprit que je suppose supérieur, en plaçant des idées centrales parmi les idées isolées et traînantes de la société où elle se trouve, fera éprouver le charme de ce que j’appelle harmonie à toutes les personnes qui l’écoutent. L’esprit brillant s’annonce par un doux frémissement, qui anime à la fois toutes les idées chez les personnes bienveillantes qui l’entendent. Une personne spirituelle est le musicien habile, qui, des sons isolés et quelquefois discordants qu’il entend, sait, en les arrangeant à propos, faire sortir l’harmonie, le mouvement et la vie. Voltaire a été l’homme le plus éminemment spirituel de son siècle.
Bonstetten parlait ainsi de Voltaire pour l’avoir entendu et après l’avoir pu comparer à tant d’autres intéressants causeurs de toute nation ; on croit sentir cependant qu’il songeait surtout à Mme de Staël en écrivant cela, et qu’il se souvenait de la brillante virtuose, de la grande harmoniste de Coppet.
Bonstetten, sous ses airs de xviiie siècle, est spiritualiste, et très spiritualiste ; il croit à l’éducation continuelle, à l’acquisition et au renouvellement possible jusqu’à la fin de la vie :
Ce n’est pas parce qu’on est jeune que l’on apprend quelque chose, mais parce que dans la jeunesse on vous tient au travail et qu’on vous fait suivre avec méthode une pensée. Voyez comme toute interruption dans les études enrouille les enfants et les rend indociles, et dites-vous que votre inapplication et l’irrégularité ou la nullité de vos travaux sont la véritable cause de la stagnation de vos idées, que vous attribuez faussement à l’âge.
Il y a ici une distinction essentielle à faire. Les Grecs avaient un mot pour désigner celui qui apprend tard (ὀψιμαθής), celui qui, se mettant trop tard à une étude, apprend nécessairement mal. Il est des sujets d’étude convenables et bienséants jusqu’à la fin de la vie, ceux desquels Solon disait : « Je vieillis en apprenant toujours quelque chose. » Il y a d’autres études qui demandent de la jeunesse, les langues, par exemple. Le nom de l’antique Caton n’est pas suffisant pour nous réconcilier avec l’idée d’un vieillard abécédaire, d’un vieillard qui se remet aux éléments (turpis et ridicula res est elementarius senex). Nous avons vu sur les bancs de nos cours publics de ces exemples innocents, mais qu’on se montrait au doigt, d’une interminable scolarité 94. Il ne s’agit point de cela avec Bonstetten, il s’agit de l’éducation des choses, de l’éducation vive, de ce qui fait dire à ceux qui en sont témoins : « Il y a des esprits diligents qui sont comme les abeilles, et qui ne rentrent que pour sortir aussitôt. »
Sur cette vigilance du dedans, sur cette éducation continuelle qui fait qu’on ne se fige pas à un certain âge, qu’on ne se rouille pas, et que de toute la force de son esprit on repousse le poids des ans, — et sur l’inconvénient de ne le pas faire —, il a écrit des choses bien spirituelles, bien piquantes et aussi très élevées :
La bêtise a son développement comme l’esprit, par des lois inverses de celles de l’esprit. Prenez l’habitude de ne fixer aucune pensée, gardez-vous de tout travail sérieux et suivi, tâchez de ne rien observer, d’être les yeux ouverts sans voir, de parler sans avoir pensé : alors, dans l’ennui qui vous dévore, laissez-vous aller à toutes vos fantaisies, et vous verrez les progrès rapides de voire imbécillité.
Mais c’est en avançant en âge que toutes les misères de l’ignorance et de la paresse se font sentir. C’est la destinée de la vieillesse de faire ressortir tous les défauts du corps et de l’esprit pour faire de l’homme une caricature. Rien ne contrebalance cet affaissement des organes que le mouvement de l’esprit. Voyez comme l’homme qui n’a point exercé son âme se courbe avec l’âge. La pensée, que rien ne soulève, pèse douloureusement sur tous les maux physiques, pour les renforcer par l’attention qu’on y donne. C’est avec ce cortège de douleurs qu’on avance vers la mort sans aucun courage ni pour vivre ni pour mourir.
La physionomie du vieillard décèle l’histoire de ses mœurs. L’expression du vice, passagère dans la jeunesse, devient permanente avec l’âge. C’est dans la vieillesse que l’empreinte fixée des passions vicieuses trahit et conserve la honte de la vie, tandis que la belle expression de la vertu devient l’honorable prix d’une carrière consacrée au bien de l’humanité.
Il a dit encore :
La vieillesse est le résultat, je dirais presque le bilan de la vie passée. Elle est ce que vous l’avez faite, bonne ou mauvaise, comme vous l’avez voulu.
Mais pourquoi chercher dans ses écrits publiés des pensées et des pages, lorsque j’ai sous les yeux une correspondance inédite, un trésor d’esprit et d’affection, sa dernière grande effusion d’amitié, son dernier gage, et qui me permet d’ajouter quelque chose à ce que d’autres ont dit ? Si Bonstetten avait son secret dans cet art de ne pas vieillir qu’il pratiquait si bien, ce n’était pas seulement en apprenant toujours quelque chose, c’était aussi en aimant toujours quelqu’un. Décidé à rester heureux, il se croyait en droit de repousser comme une ennemie toute réflexion trop amère, toute prévision surtout, qui lui aurait coûté des larmes ou des angoisses. Les pertes mêmes qu’une vie si longue le condamnait à subir lui causaient de cuisantes, non pas de profondes blessures. Il avait un ◀besoin▶ positif d’aimer. Jamais il n’oubliait, mais il remplaçait vite, et remplaçait toujours : son affaire était de bien remplacer.
Il avait quatre-vingt-deux ans quand il recommença. Parmi les dames russes qui, chaque été, passent à Genève allant en Italie, il avait beaucoup rencontré dans le monde et vu dans l’intimité une jeune personne d’un mérite solide sous le brillant de la jeunesse, d’une intelligence généreuse, sympathique, ouverte à tout ce qui est noble et beau ; il s’était lié avec elle, avec Mlle de Klustine. Mais la jeune Russe venait de partir pour l’Italie avec sa mère (1828). Serait-elle infidèle à son vieil ami comme tant de belles voyageuses ? il le craignait d’abord : « Vous êtes, lui écrivait-il, le cygne qui me passe sur la tête en me disant : Je vous chéris, addio ! — Je n’entends plus que l’addio ! » Mais quand il vit qu’on était sincère et fidèle, qu’il avait affaire à un de ces cœurs francs et de bon aloi, des moins médiocres à sentir l’amitié, il lui écrivait (et je donne ici de simples mots pris çà et là, quelques notes seulement pour indiquer le ton) :
Je suis vivement touché de votre amitié et des bontés de madame votre mère… Vous êtes de l’or dont on fait les amis ; et voilà les cases vides de mon cœur, où logeaient Muller, Matthisson ou Mme Brun, qui sont occupées par vous. Je compte sur vous comme sur eux, et vous attends avec les fleurs et les zéphirs, avec autant de foi que j’en ai au soleil. —
J’ai toujours vécu d’amitié, et ma première jouissance était de la sentir bien placée. Ce sera un bonheur pour moi de pouvoir vous consoler quelques moments, si je puis être assez heureux pour vous être quelque chose. Il me semble que nous ne sommes que des ombres jusqu’au moment où nous aimons ; là commence la réalité.
Une vive douleur, la perte d’un frère tué à Silistrie, affligeait cette jeune amie :
Ne faites pas comme à Genève, ne vous faites pas valoir par la douleur, mais rappelez-vous que la vie est un combat, qu’il faut y vaincre ses ennemis et non les adorer. Le culte de la douleur n’est qu’un amour-propre travesti ; c’est la faiblesse couronnée. Les sottises mystiques s’emparent de ces douleurs-là ; elles prouvent le peu de confiance réelle qu’on a dans la sagesse suprême si cruellement avilie par les fous de toutes les sectes 95. —
Dumont96 prend une vive part à vos peines. Je lui ai dit ce que je vous avais écrit. Il me dit : Un grand remède aux douleurs de l’âme, c’est d’enseigner ; rien ne donne plus d’activité à l’esprit. —
Parlez-moi de votre vie de Pise. Tâchez de vous y faire des occupations. Prenez quelque cours de littérature, si vous trouvez quelque homme qui en soit digne. Rien ne sauve dans cette vie-ci que l’occupation et le travail. Prenez, comme à Genève, quelques leçons avec les demoiselles W… Le laisser-aller est dangereux dans le bonheur ; il l’est bien plus dans le malheur. Quand je suis malheureux, je tire l’épée de son fourreau et je combats ma peine à outrance.
De deux frères qu’on avait cru perdus d’abord, l’un au moins était sauvé, et il y avait un allégement dans la douleur :
Que je vous dise vite ce qu’on peut dire avant le départ de la poste. Vous voilà presque heureuse. Voilà la voûte du cachot rompue, et un beau rayon vient briller sur les douleurs qui tenaient votre âme captive. Chère amie, que vous méritez d’être heureuse, puisque vous savez aimer et penser ! Vous avez donné de l’âme à Genève, où mon cœur frissonne quelquefois. J’avais tort ; tout ce qui vous connaît est venu à moi me témoigner la joie de vous voir aussi consolée que vous pouvez l’être. Je viens de vous découvrir une amie que je ne vous connaissais pas ; c’est Mme Saladin de Crans, qui a son cœur tout en dedans et presque en arrière de son esprit. Elle vient de me parler de vous avec chaleur. —
Je viens de recevoir votre lettre. Mes domestiques ont pleuré notre amie97. Je n’ai connu personne qui ait su se faire aimer à Genève comme madame W… Hier, l’hospodar m’avait raconté sa mort ; tout le raout s’en est occupé. On dirait qu’à Genève on aime plus les morts que les vivants ; du moins on y sympathise plus avec les peines qu’avec les plaisirs. C’est qu’ici on est retenu dans tous ses sentiments ; mais cette contrainte d’habitude disparaît pour les morts. Ce caractère de prudence évite bien des peines, mais décolore la vie. Aussi je vous aime en affamé. Mon cœur a ◀besoin de sentiments, et je ne trouve ici que de l’esprit et de la bienveillance. —
Vous avez ici une grande réputation d’esprit, et je vous en défends ; car on sous-entend souvent par le mot esprit des choses recherchées, faites à volonté et avec soin, tandis que l’esprit est ce qui échappe ; c’est le gaz de l’âme qui part inaperçu, le contraire de ce qu’on fait et fabrique.
Une étude de Mlle de Klustine sur la littérature russe, je crois, avait été insérée dans la Bibliothèque universelle de Genève :
Votre article fa furore. C’est pour moi une pierre de touche de l’esprit qu’on a. Les gens qui en manquent admirent votre savoir ; peu voient l’esprit et le bon esprit qu’il y a, et presque personne ne veut rendre justice au style français, parce que presque tous ont le sentiment que ce style est étranger à Genève, où l’on manque de goût et, à peu d’exceptions près, du talent d’écrire, que vous avez éminemment. — Le talent de bien écrire vient de l’âme ; ses formes se prennent dans la société. —
Savez-vous ce que j’avais en tête, ou plutôt dans mon cœur ? C’est de faire un ouvrage pour vous et par vous. J’ai toujours cherché à développer ma pensée en la communiquant ; mais je n’ai pas trouvé d’âme assez à l’unisson avec la mienne pour y faire passer mes idées, afin de les voir au dehors de moi dans le miroir d’une autre âme. Vous êtes la personne qui me comprendrait, et si nous sommes assez longtemps ensemble, je ferai avec vous un cours de ma philosophie que je donnerai au public. Cela nous rapprochera davantage, et je crois que vous me comprendrez mieux que personne. Puis, quel plaisir de penser avec vous et d’en recevoir des pensées ! Une théorie de sentiments faite avec vous ! Il faut avoir mon âge pour la faire impunément. —
Voici deux jours que je n’ai pas bougé de ma chambre. Je m’y trouve bien. Ce soir j’ai deux ou trois dames pour lire ensemble. Mlle Sylvestre98 est inépuisable en jolis récits. Rien de joli comme un peu d’amitié ; cela vaut les caisses de toilette de Paris. Il nous manque un mot pour exprimer l’amitié d’homme à femme, de Klustine à Bonstetten :
Et tu serais la voluptéSi l’homme avait son innocence99.On a raison de bannir la galanterie ; rien ne détruit le bon amour comme le mauvais, et le cœur une fois vide d’amour devient peu sensible à l’amitié. —
Vous devrez écrire vos voyages, écrire chaque jour ou chaque semaine ce qui vous a frappée. Les pensées ne valent que lorsqu’elles sont reprises par la réflexion ; c’est la réflexion qui les fixe à notre usage. Sans elle la vie n’est qu’une fantasmagorie. Il y a plus : en écrivant ce qui nous frappe, nous donnons des couleurs aux idées. Les couleurs se perdent avec le temps, et l’esprit, ne trouvant plus dans la mémoire que des objets décolorés, se ternit. —
Je vous ai écrit une longue lettre que j’ai déchirée. J’avais vu des seigneurs russes : c’est une autre race que celle des jeunes dames russes. J’ai peur quelquefois que vous ne soyez pas heureuse à Moscou. Il y a là, m’a-t-on dit, un empilage d’aristocratie. Les hommes y vivent sur les épaules les uns des autres, et non à côté l’un de l’autre, comme dans votre Rome, en France, à Genève, en Allemagne. —
Le sentiment d’être aimé est pour moi le rayon du soleil pour le moucheron. Rien de plus bête que l’homme qui vit sans but. Dans le monde, il ne faut se servir de l’amour-propre des autres que pour le traverser, afin d’arriver au pays de l’amitié, où, comme dans les montagnes des tropiques, il y a mille nuances de climat à choisir. —
Votre âme s’étonne de la brièveté de l’amour italien. Un sentiment placé dans une âme vide n’a que des explosions. L’amour est un soleil qui éclaire ce qu’il trouve : dans les belles âmes, il produit des jours brillants de vie et de lumière ; dans les âmes vides, c’est un éclair dans les ténèbres. —
Je me réjouis de faire connaissance avec votre ami, quoique j’aie peur de le voir. Il a trop bonne opinion de moi pour que je ne perde pas à me montrer. Un livre qui réussit est une belle médaille d’or ; l’auteur même n’est jamais que le minerai informe. —
… Hier, après avoir rêvé à tout ceci, je fus me promener. L’idée me vint que, puisque après la mort il y a, dit-on, un développement de pensées, pourquoi n’y aurait-il pas aussi un développement de sentiments, de manière que les sentiments que nous avons eus iraient en se développant après la mort, et que les harmonies qui constituent les sentiments aimants prendraient un essor proportionné à l’étendue du principe mystérieux appelé âme ? —
Il faut ne jamais oublier que ni les idées ni les sentiments ne viennent du dehors, qu’ils sont en nous, que ce qui vient du dehors n’est que l’excitation qui commence leur vie toute spirituelle. Les organes matériels ne sont que des excitants ; comment créeraient-ils l’admirable ensemble de la pensée qui constitue le génie et la raison de l’homme ?
La dernière des lettres que j’ai sous les yeux, et d’où je tire cette pensée, est du 4 novembre 1831, de trois mois seulement avant la mort de Bonstetten. Dans les tout derniers temps, l’âge l’avait atteint, ses yeux le quittaient ; sa vie intérieure restait la même. Il mourut le 3 février 1832, dans sa quatre-vingt-septième année. Je n’ai rien à ajouter. Je voulais donner une idée approchante de ce Fontenelle d’une nature singulière et d’une autre race, resté jeune jusqu’à la fin, — jeune d’esprit, d’imagination et de cœur —, homme avant tout aimable, et dont les faiblesses mêmes (selon le beau vers de Goldsmith) penchaient du côté de la vertu 100.