(1902) Le critique mort jeune
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(1902) Le critique mort jeune

Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu…

Catulle Mendès.

Avant-propos

Je ne passe jamais sans tristesse devant les boîtes de livres qui bordent les rives de la Seine. C’est là que je viendrai dormir. Que dis-je ? Est-ce que je n’y dors pas déjà ? Peuplé de tout ce qui s’imprime sous la calotte des cieux, ce cimetière enferme en ses profondeurs les pâles enfants de ma plume. Si je fouillais cette nécropole, j’y trouverais ma chair et mon sang sous la forme d’une encre décomposée. Que d’oubliés gisent là côte à côte qui ont rêvé de vivre dans l’estime et la mémoire des hommes ! La nuit, échappant au cadenas vigilant du bouquiniste, ils mènent un cortège plus fantastique que celui de Raffet. Laissez reposer les morts ! Nul ne longe cette fosse commune sans concevoir la vanité du métier d’écrire.

Je dois pourtant à ces sépulcres une des surprises agréables de ma vie. J’ai reçu, il y a quelques mois, étant à la campagne, une lettre de G.-L. Tautain qui me disait en substance : « En bouquinant près du Pont des Arts, j’ai trouvé, dans un vieux numéro de Minerva, une étude de vous sur Remy de Gourmont. Elle m’a intéressé. N’en auriez-vous pas d’autres du même genre ? Nous pourrions en faire un volume. »

Ainsi est né ce recueil, plus miraculeusement sauvé de l’Océan du papier jauni que Moïse des eaux du Nil. La tombe rendait la vie. Ce qui était poussière reprenait les apparences de la jeunesse et de la fraîcheur. Grâces soient rendues à la curiosité de G.-L. Tautain, aux soins précieux du bouquiniste, au lecteur ingrat qui se défit un jour de ce vieux numéro d’une ancienne revue. L’oiseau phénix n’eût pas ressuscité sans eux.

 

Et pour achever de prouver qu’un auteur doit peu de chose à lui-même, je dirai aussi que ces études n’eussent jamais été écrites sans la bienveillance d’un ami. J’avais vingt-trois ans lorsque René-Marc Ferry fonda cette brillante Minerva où Charles Maurras a publié d’abord l’Avenir de l’Intelligence. Par une confiance qui m’émut et ne laissa pas de me troubler, le généreux directeur remit entre mes mains le sceptre de la critique et je l’avais saisi avec la témérité de mon âge.

Depuis longtemps le pauvre René-Marc Ferry est mort et sa Minerva aussi. Depuis longtemps j’ai cessé d’être un critique littéraire. Je ne crois pas que telle fût ma vocation. Mais j’ai envers mon vieil ami et directeur une dette de reconnaissance pour m’avoir, dans une période de la vie où il n’est pas rare qu’on se disperse, imposé un travail régulier, une discipline et le devoir de parler pour un public étendu.

Il y a toujours, dans les lettres, deux dangers pour les débutants. L’un est l’esprit de chapelle, qui donne l’habitude d’écrire pour un petit nombre d’initiés et de se contenter de peu. L’autre, c’est ce goût paresseux du vague qui tue l’imagination. L’écrivain inexpérimenté croit que la liberté favorise son génie. Ce n’est le plus souvent que la liberté de ne rien faire. Un labeur forcé donne une nourriture et de la force à l’esprit.

Si l’on se plaint quelquefois que la littérature nouvelle soit creuse, c’est peut-être parce que les auteurs nouveaux ont eu trop de facilités. Et s’il y a une crise du roman, c’est parce que, souvent, il n’y a pas assez d’acquis chez les romanciers. Un langage sans idée, une littérature sans aliment s’épuisent tôt. Voyez nos meilleurs écrivains et tout ce qu’il y a, au fond de leur œuvre, de connaissances générales et d’études préalables. Pas un seul qui ait beaucoup tiré de lui-même. L’écrivain fait son miel avec tout ce qui n’est pas de la littérature, et Balzac ne serait pas Balzac s’il n’avait passé par une étude d’avoué.

De mon noviciat de critique, j’ai retenu surtout, — et c’est peut-être ce qui fait l’unité de ces pages, — que les livres, pour exister, doivent offrir quelque chose que le lecteur puisse se mettre sous la dent. Qu’est-ce qu’un sot livre ? Celui où il n’y a que viande creuse. Peut-être, étant jeune, étais-je trop porté à chercher les idées dans la littérature. Mais qu’est-ce qu’une littérature pauvre ou dépourvue d’idées ? Trois fois rien. Avec un peu moins de dogmatisme peut-être, j’en reste à mon point de vue de 1902.

C’est en cette année-là et dans celle qui l’a suivie qu’ont paru les études que voici. Une seule est de 1907. Que ceux qui voudront bien les lire leur soient indulgents autant que l’ont été les éditeurs. Et je remercie encore G.-L. Tautain, qui, ayant exhumé Minerva, a tiré ces essais de jeunesse de la boîte funèbre où ils couraient le risque d’être à jamais enfouis.

J.B.

Remy de Gourmont, ou la sagesse du sceptique

Les jeunes écoles littéraires dont, il y a dix ans à peine, nul critique établi et raisonnable ne parlait qu’avec un accent dédaigneux et léger, ont pris depuis une sérieuse revanche. On consacre maintenant des volumes entiers à ceux que M. Jules Lemaître, qui pourtant se piquait de tout comprendre et presque de tout aimer, traitait couramment de « symbolards ». Jusqu’à quel point ces jugements sommaires ont pu mener les « jeunes » dénombrés jadis par M. Doumic à outrer leurs bizarreries et leurs défauts ; jusqu’à quel point, au contraire, ils ont contribué à les corriger et à les remettre dans la juste voie, c’est proprement l’invérifiable. Mais aujourd’hui qu’un peu de clarté s’est faite, avec les départs nécessaires, dans ce qui fut en 1890 la « littérature de tout à l’heure », la raillerie, même rétrospective, ne serait plus légitime. Il a bien fallu reconnaître, ce qu’on avait nié un peu à la légère, que s’il se trouvait parmi les novateurs de simples extravagants, on y comptait aussi des hommes de talent : quelques-uns occupent maintenant une belle place dans les lettres régulières et le temps n’est peut-être pas éloigné où ils seront de l’Académie. On peut donc dire que la réforme symboliste a échoué, puisque les réformateurs n’ont pu se faire agréer du public — et d’abord du public cultivé — qu’en renonçant aux nouveautés extrêmes et en cédant sur les points principaux de leur programme. Ce qui n’est plus en question, du moins, c’est la personnalité même de certains d’entre eux. La Comédie-Française sait que M. Jean Moréas a composé une « Iphigénie » et quand il donne un volume de « stances », quel critique pourrait feindre longtemps de l’ignorer ? Les ouvrages de M. Henri de Régnier, de M. Paul Adam, de M. Hugues Rebell ne souffrent plus ces négligences. Tardera-t-on beaucoup à reconnaître, avec les amis des pensées ingénieuses et des styles délicats, que M. Remy de Gourmont, qui est de la même génération que les auteurs que nous venons de nommer, exige une égale considération ? M. de Gourmont est, à en juger par son œuvre seule, d’humeur aristocratique, peu entendu dans l’art de la réclame et mauvais courtisan du succès. Joignez à cela que ses idées sont originales et assez éloignées des opinions reçues : autant de circonstances qui expliquent, mais ne justifient pas, le silence ou l’inattention. M. Remy de Gourmont est suivi, est goûté par des personnes intelligentes et curieuses : ce qu’on a coutume d’appeler une élite. Mais ces élites sont d’ordinaire assez jalouses de leurs plaisirs et peu soucieuses d’étendre la gloire de leurs écrivains préférés. On ne peut constater sans quelque honte que la renommée de M. de Gourmont est peut-être plus grande dans le public lettré de l’étranger que chez nous-mêmes. D’importantes Revues de langue allemande publient fréquemment des traductions de ses travaux ou même des études originales qui, en France, ne sortiraient pas d’un cercle restreint. On me dit qu’un grand journal sud-américain, connu pour les sympathies qu’il témoigne au génie français, lui donne la parole devant deux ou trois cent mille lecteurs. Les livres de M. de Gourmont se recommandent pourtant par des qualités assez nationales pour qu’on doive les estimer surtout de ce côté du Rhin et de l’Océan. L’étude de son œuvre nombreuse et variée, et qui comprend à peu près tous les genres, depuis le roman jusqu’aux essais philologiques, va nous montrer ce que peut une délicate et précise intelligence unie à une riche culture et au plus vif sentiment de l’art.

I

Il faut convenir que les premiers écrits de M. de Gourmont n’étaient pas à l’usage d’un grand nombre de personnes. Il le signifiait lui-même en ne les imprimant qu’à de rares exemplaires. M. Remy de Gourmont fut un des premiers parmi les jeunes hommes de lettres qui, trop délicats pour supporter le gros vin naturaliste, remirent la littérature, par un excès qu’il faut attendre de toutes les réactions, au régime du mysticisme. Il écrivait à ce moment un dangereux petit traité sur l’Idéalisme et forgeait de malignes rêveries sur la liberté dans l’art. Son sentiment était sans doute anarchiste : son intelligence, dans le temps même où elle s’efforçait de justifier ce sentiment, répugna à le devenir : il sait, en effet, aujourd’hui qu’il existe une hiérarchie intellectuelle. (C’est le titre d’un essai du « Chemin de velours ».) De tels péchés de jeunesse ne doivent pas être mentionnés pour la seule exactitude des faits, mais aussi parce que ce sont eux qui forment l’expérience d’un esprit et le mûrissent à la sagesse. Trouver ces antiques erreurs au début d’une carrière d’écrivain, c’est une garantie qu’il n’y retombera pas quand son nom aura du prestige et sa parole de l’autorité. Ainsi tout le monde y gagne, et surtout la raison publique, préservée d’un risque de corruption. Cependant M. de Gourmont proclamait que la littérature mystique était la seule « qui convînt à notre immense fatigue ». Voilà un mot qui était exactement dans la formule « décadente », et l’on ne s’étonne pas que cette formule ait alors exaspéré tant d’honnêtes gens. Par bonheur, M. Remy de Gourmont sut tromper cette fatigue d’une excellente manière, en exécutant un solide travail. Ce fut un livre sur le Latin mystique, où des spécialistes aussi consciencieux que M. Langlois ont pu censurer quelques méprises historiques, mais qui n’en est pas moins un ouvrage d’érudition agréable à lire, rempli de curieux détails, où les vues originales abondent. On sent que, sous prétexte de philologie, M. de Gourmont est heureux de se trouver parmi de riches chasubles, des ciboires précieux et des reliquaires. En artiste plus qu’en grammairien il analyse les mystérieux chants liturgiques, les compare et recherche leur origine. C’est bien la seule fois que M. de Gourmont se soit montré homme d’église : c’était aussi la seule façon dont il pût le faire. M. Huysmans, déjà en route, selon le titre du roman où il annonçait sa conversion prochaine, se déclarait, dans une préface prophétique et flatteuse, au ravissement d’avoir trouvé dans le « Latin mystique » des phrases qu’il disait, dans son goût ordinaire des métaphores, « tramées avec les fils en argent d’une vieille étole ». Cette définition en style précieux peut signifier que M. de Gourmont était jugé digne d’écrire des proses pour des Esseintes, à l’exemple de Stéphane Mallarmé. Mais on trouve qu’elle ne s’appliquerait pas mal non plus à la manière artificielle que prenait parfois Renan pour parler des mystères de la foi. Oui, l’accent renaniste, avec le respect apparent et le demi-sourire, se reconnaît dans les commentaires de M. de Gourmont aux chants sacrés du moyen âge : ainsi son travail d’érudition, qui l’avait formé à la critique, l’introduisait au scepticisme du même coup. C’est un signe bien clair qu’au temps où sa génération littéraire était encore plongée dans l’état de grâce, où la « jeunesse blanche » et toute la race des mystes belges révéraient Novalis et Ruysbrœck l’Admirable, M. de Gourmont ait été touché par le renanisme, comme l’étaient alors, à des degrés divers, M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Maurice Barrès. Par un inestimable bonheur, il possédait le don précieux de l’ironie qui devait le tirer des désordres où il avait failli se perdre. Nous voyons dès lors, à chacun de ses ouvrages, s’affirmer cet ironisme sauveur. Dans son roman de « Sixtine », coupé d’intermèdes en vers, comme celui-ci, où l’imitation de Baudelaire est presque parfaite :

Mais ses cheveux tombant en innombrables boucles
Ondulaient sinueux comme un large flot noir
Et ses grands yeux brillaient du feu des escarboucles
Comme un double fanal dans la brume du soir.
Les cheveux m’envoyaient des odeurs énervantes,
Pareilles à l’éther qu’aspire un patient,
Je perdais peu à peu de mes forces vivantes
Et les yeux transperçaient mon cœur inconscient…

dans son roman de « Sixtine », d’une forme qu’un excès de raffinement rend pénible, il racontait la plaisante et commune aventure de la jolie femme, de l’intellectuel hésitant et du cavalier qui sait cueillir les occasions mûres : intrigue simple et qui importe moins que les motifs qu’elle fait naître. Des contes dans la note « cruelle » de Villiers de L’Isle-Adam accentuèrent cette attitude d’ironiste. Mais un drame philosophique qui, en bien des points, rappelle ceux de Renan, indique avec netteté où tendait naturellement l’esprit de M. Remy de Gourmont : « Lilith », dont le sujet prête à toutes les fantaisies d’une imagination cultivée, pouvait recevoir encore les variations d’une psychologie subtile et d’un scepticisme ingénieux. Lilith, d’après une tradition hébraïque écartée par la Bible orthodoxe, mais recueillie par la Kabbale, serait la première femme créée par Dieu aussitôt après Adam et de la même argile que lui. Cet être parfait, cette femme qui eût été supérieure à son compagnon lui-même, effraye le Créateur qui livre son chef-d’œuvre à Satan pour en délivrer l’homme : à partir de ce jour, le couple infernal tourmentera les jours et les nuits d’Adam et d’Ève et de leur postérité. C’est avec cet argument renouvelé que M. de Gourmont a retracé en dialogues spirituels l’histoire de la Création, de la Tentation et de la Chute : fantaisie qui eût tenté un humaniste très hardi du temps d’Érasme et où se fussent complu M. Anatole France et Renan lui-même. Le ferme optimisme céleste et les inconséquences du Tout-Puissant sont les prétextes de scènes où il a parodié avec art le lyrisme biblique ou bien raillé avec élégance les faiblesses humaines. Estimez ce qu’a de flatteur pour la raison de l’homme cet habile discours du Tentateur à Adam qui lui objecte que Dieu le punira de mort s’il mange les fruits de l’arbre défendu : « Chers enfants ! on leur fait croire tout ce qu’on veut ! Je pense que Jéhovah vous a légèrement raillés, mes amis. C’est un excellent esprit, mais un peu enclin à la métaphore. Voyons, raisonnons un peu. Ce pêcher s’appelle l’arbre de la science du bien et du mal. Le bien, le mal, intéressante distinction qui vous est étrangère, et que, d’ailleurs Jéhovah seul possède : c’est l’essence de sa divinité. Se rendre maître d’une telle science égalerait une créature à son créateur. En un mot, mangez et vous saurez, mangez et vous serez des dieux ! mangez et votre Ignorance mourra sur l’heure. C’est votre ignorance qui mourra et non vous-mêmes. Avez-vous compris ? » On a réimprimé « Lilith » sans changement il y a peu de mois. Dans la conception ni dans le vocabulaire de ce petit livre daté de 1892, rien qui réponde à l’idée qu’on se fait trop justement des extravagances symbolistes. C’est l’œuvre d’un lettré, d’un sceptique délicat : M. de Gourmont avait dès lors trouvé sa voie ; il ne s’en écarta plus qu’à son plus grand dommage. Il est vrai qu’il s’en écartait à peine. Même des fantaisies d’un goût recherché et précieux (ce n’est pas pour lui un reproche, car M. de Gourmont a toujours aimé les précieux, les vrais, dont il a cité des choses qui ne sont pas si mauvaises) et qui sont en somme des exercices de style, laissent percer à l’improviste une note d’une ironie aiguisée. Le Dit des arbres, les Fleurs de jadis où il chantait les louanges et les mystères de l’Omphalode, de la Coquelourde, de l’Alysson, de la Dame d’onze heures et du Gant Notre-Dame seraient des travaux dignes d’un lettré de la Chine sans le sourire qui vient nous rappeler que, pour se plaire aux combinaisons de syllabes rares, l’arrangeur de ces mosaïques n’est pourtant pas dupe de son jeu. C’est ainsi qu’au milieu des soixante versets des Litanies de la rose et après ces strophes lyriques : « Rose au front pourpre, colère des femmes dédaignées, rose au front pourpre, dis-nous le secret de ton orgueil, fleur hypocrite, fleur du silence. Rose au front d’ivoire jaune, amante de toi-même, rose au front d’ivoire jaune, dis-nous le secret de tes nuits virginales, fleur hypocrite, fleur du silence… » On rencontre soudain ce trait de satire, qui va tout droit à sa destination : « Rose hortensia, ô banales délices des âmes distinguées, rose néo-chrétienne, ô rose hortensia, tu nous dégoûtes de Jésus, fleur hypocrite, fleur du silence… » Peut-être commence-t-on à discerner en quoi M. Remy de Gourmont, quoiqu’il usât des mêmes procédés littéraires, différait des jeunes écrivains symbolistes qu’il lui est arrivé de couvrir d’éloges. Ceux-ci, pour la plupart impressionnistes purs, réduits à traduire dans leurs ouvrages leurs seuls états de sensibilité, ne dissimulaient que le néant et la puérilité sous l’obscurité de leur expression. La difficulté qu’on rencontre parfois à percer le texte des ouvrages de M. de Gourmont — et cela n’arrive guère que dans ses ouvrages d’imagination — vient au contraire de la subtilité d’une intelligence en perpétuel travail et toujours occupée à s’aiguiser et à s’approfondir. Il écrivait un jour, sur le ton paradoxal, qu’il y a « trop peu d’écrivains obscurs en français ». Et il ajoutait, terminant par un mot, qui n’a d’ailleurs, à notre avis, d’autre valeur que d’être agréable, sans nulle force persuasive : « Nous nous habituons lâchement à n’aimer que des écritures aisées et bientôt primaires. Pourtant il est rare que les livres aveuglément clairs vaillent la peine d’être relus… Les esprits clairs sont d’ordinaire ceux qui ne voient qu’une chose à la fois ; dès que le cerveau est riche de sensations et d’idées, il se fait un remous et la nappe se trouble à l’heure du jaillissement. Préférons, comme Doudan, les marais grouillants de vie à un verre d’eau claire. Sans doute, on a soif parfois ; eh bien ! on filtre. » Cette horreur des vérités immédiates, cette méfiance des lueurs un peu courtes du bon sens, qui avaient d’abord, par un excusable excès, porté M. de Gourmont au mysticisme, ne tardèrent pas à le mener à un scrupuleux esprit d’examen. Il se plut dès lors à des analyses psychologiques singulières et curieuses. Ce sont elles qui composent le fond des romans de M. de Gourmont. Ces livres, d’un genre vraiment neuf, ont fait le ravissement des délicats. On est, à la vérité, surpris d’abord et un peu froissé dans ses habitudes. La trame du récit, encore que solide et suivie, est d’une ténuité extrême et l’auteur semble n’y pas tenir beaucoup. Que dans les « Chevaux de Diomède », ce soit l’illusion qui donne les plus sûrs plaisirs à cet amateur de jolies bêtes ; que, dans « le Songe d’une femme », (dont la moralité, qui eût fait envie à Stendhal, dit que « l’amour, c’est de la gastronomie »,) chacun, avec le convive de son choix, finisse par réussir de piquantes dînettes : voilà peut-être le résumé de ces livres charmants. Mais c’est leur particularité, — leur défaut, si l’on préfère — qu’on n’en saurait parler sans les interpréter et que toute interprétation risque d’être personnelle et, partant, inexacte. C’est au détail, à la nuance, qu’il faut, selon l’intention de l’auteur, s’attacher et se plaire. Goûtez cette page cueillie parmi d’autres très licencieuses, où il a raffiné d’innocence à demi éclairée et de « style pensionnaire » pour rendre les impressions d’une petite fiancée : « J’ai beaucoup d’assurance, depuis que j’ai pris la vie d’un homme. Je donne ma main à baiser et je commande à Paul des choses impossibles. Quand il fait semblant de m’obéir, cela me suffit. Je crois que je regretterai que le mariage se fasse si tôt, car ces jours préliminaires sont délicieux. Je suis dans l’état d’une âme qui va entrer en paradis. Elle n’est pas encore dans la belle prison lumineuse ; elle cueille les dernières fleurs de sa liberté ; elle est sûre du bonheur de demain, et la certitude ne l’enserre pas dans ses bras divins mais inflexibles. C’est Paul qui m’a fait cette phrase-là. Moi je dirais plutôt que je suis en face d’une fleur et le bras levé pour la cueillir ; je regarde et je ne cueille pas ; je m’éloigne, je fais cent tours dans le jardin, je reviens, je regarde encore et je m’arrête encore. Il est bien certain que quand j’aurai cueilli la grosse rose blanche que j’aime et que je désire, je ne pourrai pas la replanter sur sa branche pour la prendre une seconde fois. La question serait de savoir si elles sont remontantes, les roses de ce rosier-là. Je crois que oui, mais cela m’est égal en ce moment. Je songerai à cela plus tard, si la fleur que je vais mettre à ma ceinture venait à se faner un jour, un jour d’été, un jour de sécheresse et d’amertume ! Mais que cela est loin, sans doute ! Je sens que je m’embarque pour un long voyage de plaisance. Tout rit. L’automne lui-même est printanier cette année. Il y a des langueurs de mois de mai et des fraîcheurs d’herbe nouvelle, on dirait qu’il pleut de l’amour toutes les nuits… » On ne peut pas s’y tromper : « C’est Paul qui m’a fait cette phrase-là » est pour indiquer que le lecteur ne doit être dupe ni de cela ni du reste, ni de cette fluide simplicité, ni des autres artifices où se plaît M. Remy de Gourmont. Ainsi entendue, la littérature devient le plus délicat de tous les jeux, celui où n’ayant pas été pris soi-même on essaie de prendre les autres. Il faut, pour cet amusement, infiniment de doigté et de finesse et il n’est possible qu’avec la plus parfaite culture des intelligences : c’est à la préparer que se destinent les autres ouvrages de M. de Gourmont.

II

Par ses premières études, il s’intéressait vivement à la science du langage, et non pas en érudit seulement mais aussi en artiste et en philosophe (deux termes qu’il reconnaîtrait, je crois bien, pour identiques). Moins encore qu’il n’avait fait pour le latin mystique, il n’était capable d’étudier comme une chose inerte et sans vie sa propre langue, qu’il avait, dans son métier d’écrivain, maniée, domptée comme un être à la fois souple et résistant. Le titre seul de son précieux volume sur « l’Esthétique de la langue française » valait tout un programme. C’est d’ailleurs, au point de vue scientifique, un livre irréprochable et qui a obtenu les suffrages des plus réputés philologues ; et pourtant M. de Gourmont se distingue d’eux en ce qu’il ne formule ni règles ni principes et n’apporte que des observations pures et simples. Avec un sens artistique très puissant, tout en protestant contre la corruption de notre langue, il indique les moyens les plus naturels et les plus raisonnables de la préserver. Quand M. de Gourmont passe en revue les divers modes de déformation du français, il cite d’abord la redoutable invasion des mots étrangers, surtout anglais : il a bien raison de blâmer avec une force égale les progrès du jargon gréco-latin qu’impose l’usage ou plutôt la prétention scientifique. Parlant un jour de certains réformateurs de l’orthographe, un académicien les traitait de logoclastes. M. Remy de Gourmont ne jugerait pas cet hellénisme moins barbare que les nouveautés qu’il voulait justement flétrir. Un mot, dit-il, ne doit pas être rejeté parce qu’il ne se trouve pas au dictionnaire officiel ou chez les bons auteurs, mais parce qu’il est mal formé, contraire au génie de la langue, laid, pour tout dire. Un mot forgé par le peuple, selon les secrètes raisons de la nature, sera toujours beau et bon, utile aussi. C’est pourquoi Racine avait tort d’interdire à son fils l’emploi du verbe recruter dû à l’invention spontanée des sergents et Royer-Collard montrait une indignation peu légitime quand il répondait à ses collègues qui voulaient faire entrer baser dans le dictionnaire de l’Académie : « S’il entre, je sors. » Car ces deux verbes, composés suivant toutes les habitudes du français, sont, au seul point de vue linguistique, irréprochables, et, esthétiquement, beaucoup moins disgracieux que telles colonies de bizarres et rudes syllabes, grossièrement calquées sur le latin ou sur le grec, et qui ont toutes les faveurs des puristes et des pédants. L’« Esthétique de la langue française » ne proposait pas seulement des préservatifs contre la décomposition du langage imaginés d’après des règles arbitraires, mais conformes à la nature même et au rythme de notre idiome. Elle apportait encore un original tableau de la décadence du style contemporain. Dans un temps comme le nôtre, où chacun est tourmenté du mal d’écrire et où l’institution du certificat d’études et le tour d’esprit d’école primaire égalisent les esprits dans la médiocrité, le style est devenu ce qu’avait déjà raillé Flaubert dans le fameux discours du comice d’Yonville : un composé d’images démonétisées couvrant d’antiques lieux communs. Les études de M. Remy de Gourmont sur les métaphores, sur les clichés, sur les citations, « moisissure des styles rances, arguments des raisonnements illogiques », qui sont d’un homme de goût et de l’érudition la plus savoureuse, constituent à elles seules une ingénieuse critique de la littérature présente. Mais, conséquent avec lui-même, et aussi peu didactique que possible, ce n’est point par des conseils ni des leçons qu’il conclut. Sans doute il raille cruellement, pour satisfaire son sentiment d’artiste, les impuissants et les gâcheurs. Son scepticisme naturel l’emporte cependant. Et il termine ainsi le plus malicieux de ses essais, celui sur les clichés : « Il ne faudrait pas d’ailleurs presser trop étroitement les métaphores qui se gonflent, souvent avec trop d’orgueil, dans les meilleurs styles. L’absurde est partout. Nous vivons l’absurde. Soyons donc indulgents pour nos plaisirs et goûtons dans les images nouvelles ce qu’elles ont de beau : leur nouveauté. L’homme est ainsi organisé qu’il ne peut exprimer directement ses idées et que ses idées d’autre part sont si obscures que c’est une question de savoir si la parole trahit l’idée ou au contraire la clarifie. Aucun mot ne possède un sens unique ni ne correspond exactement à un objet déterminé, exception faite pour les noms propres. Tout mot a pour envers une idée générale, ou du moins généralisée. Quand nous parlons, nous ne pouvons être compris que si nos paroles sont admises comme les représentants non de ce que nous disons, mais de ce que les autres croient que nous disons ; nous n’échangeons que des reflets. Dès que le mot et l’image gardent dans les discours leur valeur concrète, il s’agit de littérature : la beauté n’est plus tout entière dans la raison, elle est aussi dans la musique. — Proscrit de la littérature, le cliché a son emploi légitime dans tout le reste ; c’est dire que son domaine est à peu près universel. Figurons-nous la même langue parlée dans l’univers entier — sauf dans la république d’Andorre. » Ce dernier trait exprime bien la conception aristocratique qu’a toujours eue de la littérature M. Remy de Gourmont. Elle lui avait d’abord valu du maniérisme et une recherche un peu excessive. Notons comme un témoignage de ses hautes qualités intellectuelles qu’il ait fini par se placer à distance égale de la tour d’ivoire et de l’art social, de même que, dans ses études sur la langue française, il a su opposer au zèle sauvage des réformateurs autre chose que l’immuable et superstitieux respect du passé.

III

Tous ces exercices littéraires, auxquels nous venons de voir exceller M. Remy de Gourmont, avaient servi à parer et à armer en même temps son intelligence et à l’acheminer vers cet « état de noblesse dédaigneuse où elle doit aspirer. » Ailleurs, il se définit lui-même « un esprit désintéressé de tout et intéressé à tout ». Mais l’on prononcerait à tort le mot de dilettantisme. M. de Gourmont écrit bien qu’il éprouve à manier les idées « un plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe ». Cependant il ne prend pas avec toutes indistinctement le même plaisir. Il a fait choix de quelques-unes qui lui paraissent justes et qui, un peu coordonnées, formeraient un véritable système.

Dans un remarquable volume, la « Culture des idées », il a indiqué la méthode qui l’avait conduit à son agnosticisme parfait : c’est celle de l’analyse, qu’il appelle d’un nom expressif, la dissociation des idées. Ce qu’il y a au fond des grandes abstractions que révèrent les hommes, de quels intérêts, de quelles illusions, de quelles impulsions sentimentales elles sont formées, c’est ce que fait voir cet impitoyable procédé qui ne laisse subsister aucune supercherie et qui libère l’intelligence de tous les fantômes métaphysiques. M. Remy de Gourmont a su conférer à ce travail de délicate critique une vive saveur par d’excellents traits d’humour philosophique. C’est ainsi qu’après avoir « dissocié », réduit en ses éléments cette idée de justice, qui empoisonne aujourd’hui toutes les questions, et dans laquelle il trouve à la fois l’idée de châtiment et l’idée de droit — droit du faible, du mauvais ; châtiment du bon, du puissant — fécondées par la haine et par l’envie, il illustre sa démonstration par l’anecdote très actuelle de ces peintres en bâtiment qui, à la fête du « triomphe de la République », résumèrent leurs revendications de justice par ce cri imprimé sur leurs bannières : « A bas le ripolin ! » Car le ripolin est une invention diabolique qui rend inutile l’art du peintre en bâtiment. Dans cette malédiction nous voyons spontanément, comme au premier jour où elle enivra l’esprit de l’homme vaincu par une force supérieure, s’épanouir la fleur de l’idée de justice. Mis de la sorte en garde contre tous les mysticismes et toutes les métaphysiques, qu’il avait d’ailleurs traversés et dont il connaissait les effets par expérience, M. de Gourmont est parvenu à la plus haute indépendance de l’esprit, sur laquelle aucun fanatisme n’a plus de prise. Chez lui la Philosophie de la Connaissance est parvenue à déjouer tous les pièges que prépare l’Instinct vital ; on reconnaît, à cette distinction, l’influence de Nietzsche qui, probablement, n’a rien introduit de bien nouveau chez nous (on sait à quel point il était nourri de la pensée française), mais qui est venu à temps pour préciser et affermir des tendances communes à M. de Gourmont et à quelques autres écrivains de sa génération. Devenue inaccessible au préjugé religieux, l’intelligence affranchie se plaît dès lors à le découvrir sous les formes diverses qu’il emprunte, mais sans y voir de prétexte à s’indigner jamais : s’indigne-t-on contre les phénomènes ? « Railler la superstition religieuse ou la maudire, écrit M. de Gourmont avec une haute sagesse, c’est avouer que l’on fait partie d’une secte, du moins secrète. » C’est donc avec une curiosité amusée qu’il énumère les cultes nouveaux instaurés par de prétendus athées, avides de recréer un Dieu et qui le forment de toute matière. Des travaux d’un savant distingué, M. René Quinton, partisan encore plus décidé que Cuvier, grâce à des découvertes nouvelles, de la fixité des espèces, il prend texte pour montrer les données fragiles de la religion évolutionniste et du fanatisme scientifique que des demi-savants veulent faire régner chez nous. Quand il compare à l’Inquisition la ligue antialcoolique qui, dans un canton suisse où elle est toute-puissante, emprisonne, soumet à la diète, à des lectures édifiantes et à des bains « d’une chaleur intense » les amateurs de boissons mises à l’index par la Science, c’est peut-être un jeu d’esprit, mais qui ne manque pas de justesse. Il raille de même ces prétendus libres penseurs qui reconstituent sur les dogmes de la Conscience, du Devoir ou de l’Impératif catégorique tout un édifice surnaturel, autour duquel se groupe un clergé laïque composé de prêtres, de vrais prêtres qu’on ne distingue pas d’abord parce qu’ils s’habillent comme tout le monde et qui peuvent d’autant plus dangereusement pulluler que l’ordination et le froc ne leur sont pas nécessaires. Durant une crise récente, spectateur de sang-froid des grands combats menés pour la Justice et pour la Vérité, M. Remy de Gourmont notait encore dans des « Épilogues » mensuels les effets de ce vénéneux ferment que Nietzsche nommait la moraline. On regrette que M. de Gourmont n’ait pas relié à l’un de ses derniers volumes d’essais ses commentaires ironiques des passions métaphysiques qui ont ravagé la France aux premières lueurs du xxe  siècle. Cependant l’intelligence ainsi libérée et parvenue à ce scepticisme supérieur ne peut s’immobiliser dans la contemplation d’un spectacle où chacun, en définitive, est acteur. Elle doit adopter ce qu’un philosophe singulièrement lucide, M. Jules de Gaultier, dont le nom doit être rapproché de celui de M. de Gourmont, appelle « l’attitude d’utilité. » Faisant tous partie d’un groupe, nous sommes intéressés à sa durée et à la conservation de ses mœurs, de son art, de sa sensibilité particulière, qui sont nôtres. Or, écrit M. Jules de Gaultier (dans son livre « De Kant à Nietzsche », Paris, 1900) : « Aux époques de civilisation avancée, alors que la religion particulière à une société voit diminuer son pouvoir d’illusionner, alors que la coutume se voit contester son empire, alors que le goût étranger menace d’altérer par l’invasion de son art et de sa littérature la sensibilité particulière du groupe, l’intervention de ces esprits libres est seule capable de retirer des fictions anciennes prêtes à sombrer tout ce qu’elles contenaient d’utile et d’essentiel. Seuls ces esprits, parce qu’ils sont indemnes, ainsi que de toute autre croyance, de la croyance nouvelle à la Vérité, ne tiennent pas rigueur à ces fictions de ce qu’elles ont cessé de paraître vraies. Sous leur travestissement idéologique de vérités, dont il ne furent point dupes, ils n’ont jamais manqué de reconnaître leur réalité physiologique : elles seront donc pour eux des documents auxquels ils auront recours pour définir et reconstituer l’ensemble des attitudes d’utilité particulières à la race et qui composent sa morale. » Je n’irai point jusqu’à dire que, partageant cette conception hardiment utilitaire, M. de Gourmont se soit fait apologiste de la religion catholique. Pour les mêmes raisons et à peu près de la même façon que Nietzsche, il est profondément ennemi du christianisme. Mais il sait distinguer entre le christianisme à l’état naissant, inculte et d’autant plus virulent, et celui qu’ont poli les siècles, la civilisation, des générations d’hommes sages et qui connaissaient les exigences de la vie. C’est en renforçant de cette considération l’argument de l’intérêt national proposé par M. Jules de Gaultier que M. Remy de Gourmont a écrit de vifs plaidoyers contre le protestantisme et ses modes honteux et pour la religion catholique. (Les lignes suivantes, avec leur arrière-pensée esthétique, en donnent exactement le ton : « La France, qui n’est pas une terre latine, est une terre romanisée ; elle ne peut garder son originalité qu’en demeurant catholique, c’est-à-dire païenne et romaine, c’est-à-dire anti-protestante. Mais elle ne peut pas plus devenir protestante qu’elle ne peut devenir anglaise ou turque. C’est là un état de fait invincible et ironique contre lequel se buteront éternellement les convertisseurs. Il faut railler leurs efforts, opposer impérieusement aux fumées de leur morale lourde l’éclat d’un paganisme qui se rit de tout, excepté de la vie ». La Culture des idées, p. 197-198.) Il est allé plus loin encore : contrariant, dans son dernier livre, le pli le plus général en France, même chez les fidèles, il s’est fait, contre Port-Royal, le défenseur des jésuites. Un petit essai sur les jésuites dans la littérature française ne laisserait pas d’être piquant. Il montrerait que, depuis Pascal d’abord, Michelet, Quinet et Eugène Sue ensuite, il y a quelque chose de changé dans les esprits. M. Maurice Barrès avait déjà appris à admirer ce grand amateur d’âmes qui fut Ignace de Loyola. C’est pour d’autres motifs que M. Remy de Gourmont a épousé la cause d’Escobar. Le « Chemin de velours » (c’est-à-dire, par opposition à la « voie douloureuse », la route sans épines par où les casuistes conduisent doucement les pécheurs au ciel) se ferme sur cette conclusion qu’il faut citer, car elle résume tout l’esprit du livre : « C’est bien moins avec l’esprit scientifique qu’avec l’esprit protestant et rationaliste que les jésuites furent en désaccord. Ils représentèrent, en somme, la partie la plus saine et la plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait d’accommoder des principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put s’entendre superficiellement sur presque tout ; avec le chrétien pur l’entrée en conversation était à peine possible. « Tant qu’il y eut besoin de cet intermédiaire, ils furent dans le siècle quelque chose comme le médiateur plastique de la vieille philosophie ; dans ce rôle devenu inutile, les jésuites rendirent des services que l’on ne doit pas oublier à la civilisation, à la liberté « des mœurs. » Songez à quel point ce langage modéré doit confondre l’anticléricalisme vulgaire ! Et justement, sans aigreur, étant désintéressé dans la question, M. de Gourmont s’est attaché à montrer qu’un Paul Bert, farouche ennemi de l’Ordre, « écho bégayant des jansénistes », est de toutes les forces de son être un théologien qui subordonne la vie et la réalité à son « idéal moral ». Les jésuites, au contraire, connaissaient les hommes, leurs besoins et leurs faiblesses. Leur expérience était profonde et riche. Sachant ce que peut la nature humaine, ils se sont efforcés de plier sur elle les règles de la religion et de ne pas lui rendre la vertu inaccessible : « Ni dupes, ni hypocrites, ils ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable ; ils aiment mieux être utiles que d’acquérir par le facile moyen de l’écriture une réputation de stoïcisme et d’intégrité. » M. de Gourmont ajoute avec un égal sérieux, à un autre endroit : « Si c’est Escobar qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus d’Escobar. » Les jansénistes s’enfermaient dans une inflexible et barbare austérité, décourageant le pécheur par la terrible théorie de la grâce et le jetant dans le dégoût d’agir et même de tenter le bien. Cependant, le P. de Rhodez, casuiste, posait cet axiome que « le péché ne saurait être plus grand que la conscience ne le dicte », ce qui se traduit ainsi en langage moderne : « Les hommes sont inégalement responsables devant la loi. » Bel acte d’audace intellectuelle et de probité scientifique, dit M. de Gourmont. Il a fallu près de trois siècles pour l’apprécier comme il convient. Un juriste, M. Saleilles, a fait récemment un traité sur l’Individualisation de la peine où il conteste que les mêmes crimes veuillent toujours la même répression : il aurait pu à juste titre mettre le P. de Rhodez au nombre de ses autorités. Quand M. Remy de Gourmont rapproche encore des conseils de la médecine moderne sur certains points de physiologie intime les sages décisions des casuistes ; lorsqu’il oppose à l’arrogance des zélateurs de la Vérite cette sage parole d’Escobar que « l’homme ne peut acquérir des choses une certitude pleine et entière » et que, les dogmes de l’Eglise mis à part, il n’est que de variables et incertaines opinions ; lorsqu’il s’amuse enfin à noter que Jules Ferry avait flétri les jésuites pour avoir excusé le vol en cas de nécessité extrême, théorie par où s’affirment aujourd’hui le génie de M. Magnaud et le progrès des idées démocratiques, il n’émet pas de simples paradoxes ; il ne se livre pas à de purs exercices de virtuosité : nous disons qu’il fait preuve de la plus étonnante, de la plus rare liberté intellectuelle. On avait déjà vu de nos jours des écrivains peu croyants rendre hommage au catholicisme. C’était le plus souvent, même chez les esprits les plus distingués, par affectation de générosité, par mollesse libérale, par sympathie vaguement religieuse ou pour tout autre motif d’ordre sentimental. Les raisons de M. de Gourmont sont purement intellectuelles. Elles feraient reconnaître ceux qui ne les comprendraient pas pour d’incurables fanatiques. « Scepticisme nouveau », avons-nous dit pour désigner le caractère éminent de son œuvre. À la vérité, cette attitude de l’esprit critique qui s’incline devant la coutume et les mœurs de son pays n’est pas précisément nouvelle. Elle est même de tradition en France. Souvenons-nous du chanoine Gassendi, athée par principe, et qui ne cessa pas de dire sa messe ; de son disciple, le médecin Bernier, et encore du bon évêque Huet, de ces matérialistes et de ces libertins de l’âge classique qui ne se croyaient pas plus autorisés à se révolter contre les habitudes spirituelles de leur pays que contre l’autorité temporelle. Comprenons encore l’exemple de Voltaire que M. Emile Faguet a montré non moins soucieux d’affranchir son intelligence que de garantir l’ordre et la continuité dans la politique comme dans les esprits, et qui, pour s’assurer un si grand bien, consent que les petits garçons continuent d’apprendre le latin chez les jésuites. M. Remy de Gourmont et les libres intelligences qui partagent ses idées n’ont pas le mérite d’avoir rien inventé : ils n’y prétendent point d’ailleurs. Toute la nouveauté consiste en ce qu’ils ont été contraints par l’anarchie contemporaine et d’expliquer et de justifier ce qui jadis allait de soi. Ce scepticisme, qui a d’illustres patrons, appartient à la meilleure tradition française : je ne crois pas que M. de Gourmont repousse aujourd’hui cet éloge.

Émile Faguet ou le tour des idées

I. Une humeur de critique

Emile Faguet, sur qui l’on chercherait vainement des détails personnels dans ses livres et qui ne fait guère de confidences que dans l’abandonnement qu’entraîne la chronique ou la causerie théâtrale, racontait un jour, mi-sérieux, mi-plaisant, qu’à vingt ans il roulait dans sa tête le projet de deux cents volumes dont la composition eût occupé sa vie. Sur ces deux cents tomes (et il en a bien donné la moitié tant au libraire qu’au journalisme), on tiendrait avec assurance la gageure que M. Faguet n’en avait point conçu un seul qui appartînt à la littérature d’imagination. Pas de vers, pas de roman, pas de comédie. Je ne pense pas qu’il soit jamais venu à l’idée de M. Faguet d’écrire rien de pareil à « Volupté » ou à « l’Âge difficile ». Et c’est pourtant à des esprits comme celui de Sainte-Beuve ou de M. Jules Lemaître qu’on l’apparente assez naturellement. De même encore, bien qu’il aime la critique des mœurs autant que celle des livres, il ne songerait seulement point à la très simple fable de Thomas Graindorge. Et l’on serait ainsi presque tenté de ranger cet esprit, au fond vif et enjoué, dans l’austère compagnie des Nisard et des Villemain. Si le défaut d’imagination peut servir à caractériser M. Emile Faguet, qu’on ne se hâte pas de prendre cette remarque dans un sens étroit et qui semblerait légitimer un vieux préjugé romantique sur l’impuissance de la critique. Sans doute ce qui manque à M. Faguet, c’est cette imagination constructive qui échafaude les intrigues et accumule les aventures. C’est encore cette imagination sentimentale grâce à laquelle on décrit chez des personnages historiques ou figurés des états de sensibilité. Il était de toute invraisemblance que M. Faguet devint jamais romancier ou dramaturge. Mais ce qui lui manque encore, ce qui lui manque surtout, — et cette « lacune » le caractérise, — c’est l’imagination métaphysique. Esprit positif, sans aptitudes pour gravir à tout propos le septième ciel, examinateur et sachant les hommes enclins à la superstition, il se tient en défiance contre l’idéal et l’absolu, — les idoles, comme il dit avec Bacon qui doit être un philosophe de son goût. Non point que M. Faguet aille invoquant à grand bruit la raison, la science ou l’infaillibilité de sa méthode. Doucement mais systématiquement, ou pour emprunter deux autres adverbes à Carlyle qui en fait parfois un si amusant usage, modestement mais catégoriquement, il écarte de son vocabulaire et il proscrit de sa discussion tout ce qui sent le mystique. Il ne nie pas : il n’affecte même pas d’ignorer ; il passe. À l’abri des illuminations d’en haut il poursuit d’une âme rassise ses analyses et ses raisonnements. C’est là qu’un naturel, qui est le moins froid du monde, reprend le dessus, et que son tempérament se révèle. Un esprit incapable d’inventer des fictions et dédaigneux d’élaborer un système du monde n’est point pour cela réduit à collectionner de petits faits et à crayonner de maigres gloses sur les ouvrages d’autrui. Ce qu’il y a de positif, et en même temps d’utilitaire, dans l’intelligence de M. Faguet, le porte à écrire des exposés aussi clairs que complets des ouvrages qu’il a lus. Mais un don qu’il possède au plus haut degré, qu’il a trouvé lui-même chez un Proudhon et défini l’imagination intellectuelle, et que nous appellerions volontiers l’imagination logique, fait qu’il n’a point terminé sa tâche après un travail qui ne veut pas moins de finesse que de vigueur. Un feu de discussion et de controverse, excité encore par la discipline du « compte rendu », éclate à la fin. Des arguments nombreux, pressés, qui s’appellent, qui s’engendrent les uns les autres, se présentent en bon ordre. La doctrine, tout à l’heure impartialement résumée, est approuvée, fortifiée par des raisons nouvelles, ou bien réfutée, et, à la lettre, culbutée. Critique théâtral, un des jeux préférés de M. Emile Faguet est de rebâtir avec les données de l’auteur une pièce nouvelle, selon les règles de la dramaturgie : ses lecteurs habituels savent avec quelle merveilleuse aisance et plaisante invention il place chaque dimanche dans des situations extravagantes et logiques le mari, la femme et l’amant dont la pièce de la semaine lui a apporté l’anecdote. De même, après avoir analysé aussi froidement qu’un juriste une constitution ou un projet de loi, il propose vingt amendements si profondément d’accord avec le texte qu’à la fin ils l’ont transformé de fond en comble. Nous verrons tout à l’heure quelques-uns des procédés qu’emploie dans ces différents cas M. Emile Faguet. Mais tenons-le déjà pour un dialecticien ingénieux et redoutable ; n’oublions pas surtout qu’il est un passionné de discussion. Avec une pareille tournure d’esprit il ne paraît pas inéluctable qu’on devienne un critique universitaire. Préférant les philosophes à la philosophie, comme il le dit de quelqu’un avec qui il n’est pas sans affinités, M. Faguet n’était point né pour la spéculation hautaine et solitaire. Le goût des idées au degré où il l’avait, et qui fait qu’on aime à les expliquer, à les répandre, à les contredire, crée surtout des journalistes et des polémistes. Bien qu’il ait rédigé de bonne heure le feuilleton théâtral, M. Emile Faguet n’est devenu qu’assez tard chroniqueur proprement dit. Je crois bien que des traditions de famille l’avaient attaché d’abord aux nobles exercices en honneur dans l’Université. On n’enseigne pas les littératures pendant vingt-cinq ans, depuis les lycées de province jusqu’à la Sorbonne, sans qu’il vous reste quelque chose du professeur. M. Faguet en a gardé le meilleur : l’art de distribuer son savoir à autrui. Le principal de son œuvre, c’est en effet à des étudiants qu’il l’a destiné. Ses études sur nos quatre grands siècles littéraires leur sont expressément dédiées. Ah ! les singuliers manuels de baccalauréat et même de licence ! On ignore s’ils rendirent les services qu’en attendent d’ordinaire des candidats. Ils firent mieux sans doute. Il y a peu de livres qui aient la modestie de se dire scolaires et qui soient aussi bien faits pour exciter les intelligences, pour animer la curiosité et pour communiquer la passion des idées. À une lecture immense et coordonnée — ce qui n’est pas si commun — appliquant la clarté, l’ingéniosité et la vivacité de son esprit, quelle critique pouvait faire M. Emile Faguet ? L’impressionniste ? Nous lui avons reconnu trop peu de sensibilité, nous l’avons trouvé trop purement intellectuel, — dirons-nous pour le craindre ? La dogmatique ? Mais il aime trop les divers aspects des choses, et un certain scepticisme le lui défend. La critique documentaire ne lui conviendrait pas mal, et c’est par elle qu’il avait débuté, comme il sied à un membre de l’Université moderne (je veux parler de sa « Tragédie au xvie  siècle »). Mais il avait besoin, par tempérament, d’un champ plus large que celui qui suffit aux querelles d’érudits. Il se créa en fin de compte un genre personnel d’où la doctrine parfois n’est pas absente, où les impressions ne sont pas rares, et à qui l’on demandera toujours utilement des renseignements et des faits. Et bien plutôt, pour n’éprouver aucun mécompte et se conformer aux intentions de l’auteur, il faudra lire sa critique « comme on lit un roman, un poème ou un livre de philosophie ». (Préface des « Propos littéraires ».) On cherchera donc très peu chez lui ce qu’il faut penser d’un écrivain, à peine ce qu’il en pense, beaucoup, en revanche, ce que cet écrivain a fait et dit, mais surtout quelles objections, quelles réfutations, quelles idées nouvelles il en a tirées, — quelle œuvre propre enfin le critique a créée à l’occasion du livre qui était son sujet d’étude. Un tel critique doit se lire, même s’il s’agit de théâtre et du vaudeville de la semaine, « comme un philosophe ». Il est certain que M. Emile Faguet, en généralisant cette thèse et en l’appliquant à tous ses confrères, a plaidé pour sa maison. Mais il a plaidé très juste. Sa critique, si elle peut s’accommoder d’une définition, doit s’appeler une critique d’idées. À l’aide de ces indications on commence peut-être à discerner quelle est son humeur, en attendant de mieux connaître son œuvre. À propos d’un de ses volumes, M. Faguet racontait, par manière de rire, qu’il l’avait écrit sans s’en douter, à force de contempler, entre autres choses, le portrait de Sainte-Beuve et celui de Sarcey qui sont comme les dieux lares de son logis. Et il est vrai que M. Faguet tient du premier la curiosité et la vivacité intellectuelles, et un certain goût de la modération ; du second, des qualités assez voisines du bon sens et de la rondeur. Mais M. Faguet eût pu définir avec plus de précision sa parenté spirituelle. Pour moi, s’il fallait lui assigner des ancêtres, je les trouverais volontiers parmi ces érudits sceptiques, disputeurs et beaux-esprits, comme les lettres françaises en comptent plus que toutes autres et dont Pierre Bayle est peut-être le meilleur exemple. Je ne dis point que M. Faguet ne puisse tenir la chaîne par Sainte-Beuve. Toutefois on lui trouve une absence de mélancolie et un tempérament de polémiste qui ne sont pas du tout d’un Joseph Delorme, mais beaucoup d’un contemporain de Fontenelle. Le xviiie  siècle, avant qu’il fût entré dans l’« âge métaphysique », comme eût dit Comte que M. Faguet aime à citer, semble revivre en lui. C’est l’esprit du Dictionnaire de Bayle — « notre cher Pierre Bayle », laisse-t-il échapper à un endroit pour se reposer de Calvin. Oui, c’est Bayle pour qui, malgré d’apparentes rigueurs, il n’a que tendresses ; c’est Bayle que son tour d’intelligence nous rappelle surtout. Même goût des idées originales et rares. Même aptitude à disputer et à argumenter sur toutes choses, la théologie non exceptée. Même scepticisme « cauteleux, insidieux, tranquille et lentement tournoyant et enveloppant », mais destiné à mieux faire apparaître de certaines vérités et qui sert d’introduction à une sorte d’utilitarisme… Il n’est pas jusqu’à l’athéisme « en quelque manière respectueux » de Bayle, et qui est tout ce qu’on peut imaginer de plus opposé à ce que recouvre aujourd’hui ce mot, qui ne ressemble très exactement à ce manque de sens mystique propre à M. Emile Faguet : non plus que lui on ne le verra opposer dogme à dogme. Si dans sa première manière, qui date du temps où M. Desjardins évangélisait la France, il a fait effort pour entrer dans la vague religiosité qu’on voulait mettre à la mode, il a vite compris son erreur et n’a pas insisté. Il se contenta d’« approuver » les esprits religieux et puis, conformément à son caractère, les regarda comme un élément, tout pareil aux autres, des diverses combinaisons qui se forment en littérature et en politique, les deux choses dont il aime le mieux disputer. Voilà quelles qualités et quelle disposition d’esprit M. Emile Faguet apportait dans la critique. Sa clarté, sa vivacité, sa curiosité se sont répandues à travers des œuvres dont on devine la variété.

II. La méthode d’exposition

Il y a une certaine critique dont on a dit qu’elle est une « émanation des livres ». Je nommerais plus volontiers celle de M. Faguet une « condensation des livres ». On ne lui voit point faire ces travaux de naturaliste où se plaisait tant Sainte-Beuve. (Il ne faudrait pourtant pas exagérer et contribuer à la légende d’un Sainte-Beuve entomologiste littéraire, qui tend à s’accréditer. Voici quelle était exactement sa pensée : « La vraie critique, telle que je me la définis, consiste plus que jamais à étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque talent, selon les conditions de sa nature, à en faire une vive et fidèle description, à charge toutefois de le classer ensuite et de le mettre à sa place dans l’ordre de l’art. » (Causeries du Lundi, t. XII, p. 191). Le correctif est d’importance.) Les conditions où a été produite une œuvre ne l’attachent pas comme elles attachaient Taine. C’est l’œuvre elle-même qui l’intéresse. Et il n’a pas de repos qu’il ne s’en soit assimilé la substance au point de pouvoir la couler dans une forme nouvelle, la recréer pour dire vrai. D’une opinion qui est assez générale, le plus important ouvrage de M. Emile Faguet, ce sont ses trois séries de « Politiques et Moralistes du xixe  siècle ». Tous les systèmes, toutes les doctrines d’un temps qui en a vu naître et mourir un si grand nombre y sont rapportés avec une diligence, une précision merveilleuses. On n’y pourrait guère regretter qu’une chose. Le lien qui unit les auteurs d’une même série est un peu artificiel et paradoxal. Par exemple, rapprocher Auguste Comte de Cousin parce qu’ils ont entrepris l’un et l’autre d’instaurer un pouvoir spirituel, c’est allier à bon compte des inconciliables. Peut-être aussi M. Faguet est-il parfois porté à simplifier par amour de la lumière : c’est ainsi, pour reprendre son étude sur Comte, qu’il a visiblement négligé le « Système de politique » pour le « Cours de Philosophie », et presque le « Cours » pour les articles du « Précurseur ». Mais nulle improbité n’entache cette tendance à la simplification. Elle n’est, en somme, que la rançon du don merveilleux que possède M. Faguet de faire partout de la clarté.

Je regarde comme un tour de force qu’il ait réussi, par exemple, à débrouiller le chaos de Proudhon et à donner un squelette à cet invertébré. On jurerait, après lecture de cet essai, que Proudhon a toujours pratiqué une infaillible méthode, possédé le plus facile des systèmes et développé harmonieusement au cours de sa vie une pensée toujours sûre d’elle-même. Or, Proudhon avait coutume de se contredire trois fois dans la même journée. M. Faguet est parvenu à ordonner les contradictions proudhoniennes et à en montrer le principe : ce qui n’est d’ailleurs pas fait sans une ironie discrètement répandue. C’est un jeu auquel il se plaît souverainement d’étreindre ces pensées fuyantes et hésitantes. S’agit-il d’un Taine, d’un esprit solide et tout d’une pièce, l’étude de M. Faguet en prend quelque chose de vigoureux, d’assuré, mais en même temps de si paisible qu’on le croirait presque ennuyé. Il faut un Renan pour qu’il se ranime. M. Faguet estime sans doute plus haut les conceptions fortement liées. Il se plaît davantage à celles qui lui proposent des difficultés et des incertitudes.

Rien n’est plus varié d’ailleurs que les moyens qu’il emploie pour faire pénétrer dans l’idée de ses auteurs. Avant même de l’avoir énoncé, il pratiquait son principe que le critique doit être lu comme un romancier ou un philosophe. Toute monotonie est absente de ses essais et lui-même aurait horreur d’un plan uniforme. Il saura donc au besoin se faire théologien et interpréter le dogme de la prédestination selon Calvin ; mais tout à coup il s’impatiente, coupe court au prêche et syllogise : « L’homme n’est pas libre parce qu’il est prédestiné ; il n’est pas méritant parce qu’il n’est pas libre ; il n’a pas besoin d’être libre parce qu’il n’a aucun mérite à croire ; il faut qu’il soit prédestiné puisqu’il n’est pas libre ; et il est prédestiné, esclave et imméritant parce qu’il n’y a que Dieu. » Et voilà comment il s’amuse à rivaliser avec un implacable raisonneur. Une autre fois, c’est de Victor Cousin qu’il s’agit. Il se défend de céder au désir épigrammatique que ce nom excite chez tous les amateurs du fameux petit livre de Taine. Mais peut-on résister à la tentation satirique ? Voici le détour qu’il trouve pour affranchir sa verve : « Il ne traça pas du premier coup son programme avec la netteté que je vais lui prêter ; mais on peut, pour la clarté de l’exposition, se le figurer, en 1815, se disant : Ces hommes en ont assez de nier, de se défier, de railler, de se refuser à être dupes et de ne croire à rien sinon que deux et deux sont quatre. Ils veulent croire à quelque chose. Moi aussi, du reste. Je sais assez de philosophie pour avoir entendu dire qu’il n’est guère de philosophie qui ne mène au doute. D’autre part, vais-je enseigner la religion ? Ce ne serait pas très bien, parce que je n’y crois pas… Ce qui leur ferait plaisir, ce serait une philosophie… qui cultiverait l’art de croire et en satisferait le penchant ; une philosophie qui aurait l’air d’une religion, une philosophie qui ressemblerait au christianisme et qui ne le serait pas… Cette philosophie, je ne l’ai pas sur moi. Mais je puis successivement étudier divers systèmes philosophiques, ce qui, du reste, me sera agréable, et, aussitôt qu’en exposant chacun d’eux je me sentirais arriver au scepticisme, pousser le cri d’alarme et dire : cette philosophie mène au doute, elle est condamnée. J’éliminerai ainsi tous les systèmes jusqu’à ce que j’en aie trouvé un qui permette d’affirmer, et qui soit affirmation des croyances générales de l’humanité. Si ce système existe, je l’adopterai. S’il n’existe pas, de tous les actes de foi que j’aurai formulés au cours de nos exorcismes successifs, je ferai, moi, un système. Cela arrivera juste au moment où je saurai assez de philosophie pour construire un ensemble très présentable ; d’autant plus que je suis très ingénieux, très adroit et très éloquent. » Monologue aussi piquant que juste et qui donne une idée des ressources infinies que trouve M. Emile Faguet pour attacher son lecteur en le divertissant. Mais ces fantaisies ne font pas qu’il se détourne de l’exposition la plus précise, la plus sévère, parfois la plus littérale. On admire que M. Faguet, arrivé à un point de sa carrière où d’habitude un auteur aime à se délasser, ait donné un ouvrage ardu, plein de périls et en même temps d’une utilité manifeste, la « Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire », où il suit avec une exactitude parfaite la pensée des trois écrivains sur toutes les grandes questions politiques et met en lumière leur désaccord constant. Ce petit volume, qui condense de longues lectures, traduit trois pensées qu’il a étroitement épousées l’une après l’autre et suivies dans leurs dernières finesses. Un labeur aussi ingrat et destiné à la seule commodité du public atteste chez M. Emile Faguet une application et un dévouement aux lettres qui exigent de la reconnaissance. Tous ceux que son travail et son intelligence ont obligés et qui savent quels services demander à ses livres ne la lui refuseront certainement pas.

III. Les procédés de discussion

Avec étude, avec patience le critique s’est plié à saisir, puis à exposer la pensée d’un auteur. Et nous avons vu quel esprit et quel art il y dépense. S’il paraît éprouver un certain plaisir à habiter une pensée étrangère, à s’objectiver, comme on dit dans le jargon philosophique, il n’est tout de même pas homme, avec l’humeur que nous lui avons reconnue, à toujours rester truchement et porte-parole. On le voit, à de certains moments, qui brûle d’en avoir fini avec son premier office. Il court, dès qu’il l’a rempli, à la délectation que lui réserve une bonne querelle avec celui dont il s’est fait l’instant d’avant le très fidèle traducteur. Mais on n’épouse pas aussi longuement et aussi étroitement les idées d’un autre sans en garder un certain pli. Encouragé par sa malice naturelle, M. Emile Faguet y a trouvé son procédé de discussion le plus original, celui qu’il emploie le plus volontiers et qui consiste à combattre un auteur avec ses armes, son système et ses propres arguments. On en cueille vingt exemples au hasard de la lecture. — Plus positiviste qu’Auguste Comte lui-même, il s’ingénie à découvrir dans sa doctrine des survivances théologiques et métaphysiques et le convainc d’avoir sa finalité, le progrès, dont il discute d’ailleurs hardiment l’idée et qu’en bon sceptique il assimile au changement. — Bonald et Joseph de Maistre se proposaient de réagir contre l’esprit du xviiie  siècle : il n’a pas de peine à prouver qu’ils en sont pénétrés. — Ballanche, dont il a dit qu’il avait « brouillé toutes les grandes pensées de son siècle », et qui se flattait encore d’orthodoxie catholique, est convaincu d’hérésie, et puis on lui tend généreusement la main pour l’en tirer. — Discutant dans un volume de « Questions politiques » la célèbre loi d’airain du salaire qui fit la fortune des premiers socialistes allemands et d’après laquelle la limite du salaire minimum s’établit au strict nécessaire qu’il faut à une famille ouvrière pour subsister, le voilà qui démontre que cette loi est encore au-dessous de la vérité : car c’est le salaire suffisant à un ouvrier célibataire qui, par le jeu de la concurrence, doit servir de régulateur. C’est par ces procédés socratiques et qu’il ne manie pas sans grâce que M. Faguet aime à réduire à l’absurde des systèmes enflés. L’argument « ad hominem » n’est peut-être pas très généreux, mais il est souvent séduisant. M. Emile Faguet l’emploie avec modération. Il excelle toutefois, il prend son plaisir le plus vif à mettre un écrivain en contradiction avec lui-même. Voici Lamennais qui « ne se résignait pas à être un simple individualiste et ne savait absolument pas de quelle manière, par quel biais forcé, par quelle contorsion d’argumentation et par quel prestige de galimatias il pourrait échapper à l’être. Les deux Lamennais se battaient en lui dans une mêlée confuse, obscure et anxieuse, où tout son être violent et tendre se tourmentait douloureusement ». Dans son essai sur Voltaire — essai qui fut célèbre et qu’on lui a beaucoup reproché — il tire de ce procédé des effets de haut goût. C’est à propos de l’immortalité de l’âme : « Mais si l’âme n’est pas immortelle, il n’y a ni peine ni récompense par-delà le tombeau ? Qu’importe, reprend Voltaire : « On chantait publiquement sur le théâtre de Rome : Post mortem nihil est… et ces sentiments ne rendaient les hommes ni meilleurs ni pires. Tout se gouvernait, tout allait à l’ordinaire… » — Il importe infiniment, réplique Voltaire, et dans le même ouvrage (Dictionnaire philosophique) ; je tiens essentiellement à l’âme immortelle parce qu’il n’est rien à quoi je tiens plus qu’à l’enfer. « Nous avons affaire à force fripons qui ont peu réfléchi ; à une foule de petites gens, brutaux et ivrognes, voleurs. Prêchez-leur, si vous voulez, qu’il n’y a pas d’enfer, et que l’âme est mortelle. Pour moi je leur crierai dans les oreilles qu’ils sont damnés s’ils me volent. » « — Et, donc, en style élevé : Oui, Platon, tu dis vrai, notre âme est immortelle ! » M. Faguet ne le prend jamais guère sur un ton plus emphatique. Rien ne l’y autoriserait d’ailleurs, car il ne parle au nom d’aucun de ces grands principes, dont il se plaît à divulguer soit la vanité soit la malfaisance. (Je note cette remarque sur la nature des vérités : « Dans un groupe social, dans une classe, dans une nation, — et c’est précisément ce qui fait qu’un groupe, une classe, une nation existent, persévèrent dans l’être, — il y a un sens commun ; et ce sens commun, qui fait office de vérité, fort précieux et fort utile, est pris par ce groupe, cette classe ou cette nation pour le sens commun de l’humanité… » (Politiques et Moralistes, 2e série, p. 257.) Ceci était écrit vers 1898. Cette notion, pure de tout fanatisme, a fait du chemin depuis. M. Jules de Gaultier, par exemple, s’il ne connaît ce passage, le lira avec curiosité.) « Le bon sens s’étonne un peu… », dit-il à propos d’Edgar Quinet dont la fureur mystique le froisse dans ses goûts et l’effraye dans ses habitudes. C’est bien le « bon sens », en effet, qui domine chez lui. Et nulle part on n’en distingue mieux la solidité que dans les rapides esquisses sur les mœurs et ce qu’on appelle les « questions du jour », dans les vives chroniques qu’il répand dans la presse d’une plume infatigable. Nous citons plus loin une de ces spirituelles discussions sur le divorce. M. Emile Faguet, renouvelant les prouesses d’Émile de Girardin, est de force à en instituer chaque matin de pareilles. Sachant qu’il y réussit, c’est un exercice auquel il se donne aujourd’hui par préférence. Comme tant d’écrivains de nos jours, il se dépense dans des feuilles condamnées à l’oubli. Il faudra bientôt que le lettré le plus paisible, le moins soucieux de l’« actualité », se résigne à dévorer quinze journaux par vingt-quatre heures s’il tient à rester averti de la véritable littérature de son temps… Ce bon sens, comme il convient à tout auteur né français, ne va pas non plus sans entraîner M. Faguet à l’ironie. On n’a sans doute pas manqué de reconnaître qu’elle est au fond de tous les procédés de discussion dont nous lui avons vu faire usage. Aussi l’épigramme est-elle la sanction de chacune de ses disputes. M. Emile Faguet en lance de fort amusantes, de grosses parfois et aussi de plus fines. On goûte celle-ci sur le mot connu de Proudhon, que la propriété c’est le vol : « Le mot, comme on sait, avant d’être de Proudhon est de Brissot. Il est aussi de Henri de Saint-Simon : Fainéants, c’est-à-dire voleurs. On peut remonter : il est aussi dans Morelly (1756). Il a toujours été dans le cœur de ceux qui ne possédaient pas. » En voici une qui est double, — contre Calvin et contre l’adversaire de Calvin, neque amicus neque inimicus : « Il n’y a pas de mouvement religieux sans divergences, et c’est pourquoi l’Église a dit Oportet hereses esse ; mais c’était une nécessité que Calvin ne voyait guère. » Et à propos de Cousin il s’égaye jusqu’à esquisser un calembour : « Puisqu’il était devenu dogme, il fallait qu’il devînt immuable ; pour rester immuable, il fallait qu’il fût muet. » Mais souvent l’épigramme est plus cinglante, se condense en quelques mots. C’est ainsi que sont faites ces définitions dont quelques-unes sont bien connues : Voltaire, chaos d’idées claires ; Tocqueville, patricien libéral ; Guizot, modéré énergique. M. Henry Bordeaux, dans une très complète étude (voir « Les Écrivains et les Mœurs », 1900-1902) en a cité d’autres comme « Stendhal, Saint-Simon de table d’hôte » et « Balzac, tempérament d’artiste, esprit de commis-voyageur ». Cela s’appelle une exécution sommaire, renouvelée du jeu de massacre. Je crois bien que l’épigramme, c’est le faible de M. Faguet. Mais maintenant que nous avons vu comme il attaque et comme il raille, il faut montrer ce qu’il aime et ce qu’il défend.

IV. Les idées littéraires

M. Emile Faguet est l’auteur de quatre volumes d’études sur nos grands siècles littéraires, volumes que j’ai cités plus haut ; d’une grande « Histoire de la littérature française », précieux répertoire bourré de renseignements ; de quelques monographies de grands écrivains, dont un Chénier et un Flaubert sont les plus récents ; et enfin d’innombrables articles à propos d’ouvrages et d’auteurs contemporains, sans compter les chroniques théâtrales qui rempliraient plusieurs tomes in-folio. Or, dans un récent volume où il a réuni un certain nombre d’essais, je trouve au sommaire des mentions telles que l’Idée de l’Etat ou Organisme et Société : et ce sont les titres de livres dont les auteurs, M. Henri Michel et René Worms, ne sont pourtant pas des littérateurs tout purs. « Propos littéraires » se nomme pourtant le volume de M. Faguet. Et il est exact que M. Faguet n’a jamais exclu de la littérature les travaux des politiques ou des philosophes. Au rebours de quelques-uns de ses prédécesseurs immédiats, artistes et dédaigneux de tout ce qui n’est pas l’art, ce qu’il préfère, ce sont les livres à idées. Dans le Manuel qu’il a composé en réponse, je crois bien, à celui de M. Brunetière et qui oppose l’esprit analytique à une ampleur oratoire encore qu’érudite, les moralistes, les savants, les grands docteurs de l’Église catholique ou de la religion réformée occupent une place égale à celle des poètes et des conteurs. De même, de ses quatre « Siècles », quel est celui où il s’est le mieux plu, sinon le xviiie qui offrait la plus vaste matière aux discussions et la plus riche floraison de systèmes ? C’est ainsi qu’il a compris parmi ses grands écrivains Fontenelle et Bayle, esprits subtils avec qui il s’est reconnu sans doute des affinités. Et l’on sent, au plaisir qu’il trouve à s’entretenir avec eux, qu’il ne s’est pas résolu sans regret à ne pas mettre, dans son xviie  siècle, au même rang que Racine et que Boileau, Descartes et Malebranche, et même Gassendi. C’est au point que M. Emile Faguet paraît tenté quelquefois de classer les écrivains d’après le plaisir d’esprit que lui ont donné leurs idées. Le parallèle, qu’il a à peu près esquissé, entre Bossuet et Fénelon est instructif. À son honneur, il aime chez Bossuet la fermeté d’âme, la raison droite, un certain « génie grave », l’absence de mysticisme et cette « dévotion saine et vigoureuse qui avait presque de tout temps caractérisé l’Église française ». Au contraire, il ne dissimule pas son horreur du quiétisme de Fénelon, cet « alanguissement de l’âme » qui tourne à la passivité orientale. Et cependant, s’il a plus d’estime pour l’un, il ne laisse pas d’avoir plus de goût pour l’autre. Il aime Fénelon pour sa « flexibilité onctueuse » et parce qu’il le trouve « infiniment complexe et déconcertant par la multiplicité de ses aspects », et qu’il « n’est pas de ceux qui se ramènent aisément à l’unité », — et parce qu’en somme il a ressemblé à la fois « à Pascal, à Arnauld, et à Voltaire, surtout à Voltaire », ce qui n’est pas commun chez un évêque du grand siècle. Et puis Fénelon est théoricien littéraire dans sa « Lettre à l’Académie », éducateur des jeunes filles avec un programme merveilleux d’« idéal pratique », et enfin il est philosophe politique dans son « Plan de gouvernement ». Qu’il dise tant de choses fines et curieuses dans une langue coulante et dépouillée, c’en est assez pour qu’il passe premier homme de son temps. Significative encore est l’importance qu’il attribue à Mérimée. Je ne crois pas que beaucoup de critiques l’auraient compris, comme a fait M. Emile Faguet, dans les dix meilleurs écrivains du siècle. Quand il loue l’auteur de « Colomba » d’avoir eu « une imagination toute psychologique » et d’être demeuré dans les limites et même un peu en deçà de son génie, il atteste son goût pour un art où l’intelligence a plus de part que la sensibilité. Il a écrit sur ce point, et d’ailleurs à propos de Hugo, dont il a si vivement raillé le « fracas philosophique » : « Ce qui est vrai en général, c’est qu’il ne faut pas que la sensibilité domine, parce que, en sa qualité de passion, quand elle domine, elle absorbe tout. J’ai cherché ailleurs à montrer que si Saint-Simon n’a que des parties de grand artiste, c’est qu’il sent avec trop de force pour maîtriser ses grandes qualités de peintre. Il faut, dans les arts littéraires, un homme capable de sentir fortement, et capable aussi de se prêter seulement à sa sensation, de manière à s’en retirer à temps pour la peindre, fraîche encore, mais non plus tyrannique, comme il ferait d’un objet extérieur. » On peut dire que M. Emile Faguet est classique, — c’est-à-dire qu’il aime l’école de 1660, comme il l’a baptisée d’un nom heureux, parce qu’elle fut sans aucun doute la plus consciente et la plus intelligente de nos écoles littéraires. Sans doute M. Faguet a assez de lettres pour estimer à son prix « la liberté souveraine » qu’ont eue un La Fontaine ou un Racine de s’exprimer en français. Sans doute il sait définir cette « parfaite harmonie » de nos grands écrivains et la distinguer de cette symétrie extérieure et matérielle qu’il reconnaît chez Hugo. (À propos de Hugo encore, il a cette parole de grand sens : « Dans ces modernes, il semble impossible que la mesure exquise ne soit pas toujours un peu dépassée. ») Il sait tout cela. Et pourtant « le sentiment du grand art », comme il dit avec un respect mêlé d’une amusante défiance, lui demeure assez étranger. Faut-il avouer ce qu’au fond il aime le mieux en poésie ? Il n’y a pas de honte à cela : c’est une épopée composée dans les règles ou, mieux encore, un bon poème didactique. M. Faguet a parlé de la « Henriade » en des termes qui ne laissent pas de doute. On lit « sans transport » évidemment, mais avec « un vif plaisir de l’esprit, dans une grande tranquillité du cœur et un grand calme de l’imagination » ce « poème très intelligent » que « le sens critique a conçu, mais que le génie de curiosité a exécuté ». Ce sont les propres termes de M. Faguet et comme ils sont expressifs ! On ne saurait exprimer ses sentiments vrais avec plus de clairvoyance. Il ne faut pas plus rougir d’être insensible à la grande poésie que de rester sourd à la musique. Le courageux exemple de M. Faguet ranimera sans doute bien des personnes qui se croyaient infirmes pour n’être pas douées de lyrisme. Sainte-Beuve, ayant dépouillé le vieil homme, (celui qui s’appelait Joseph Delorme) et revenu du romantisme, sut se plaire à Delille et aux petits vers. C’est ce Sainte-Beuve-là que rappelle parfois M. Emile Faguet. Comme lui, il regrette les voluptés qu’il eût prises à l’« Hermès » achevé de Chénier et discute avec feu si ce poème philosophique eût compris quatre chants ou six. Et comme son attitude en face d’écrivains qui sacrifièrent uniquement à la plastique est parlante aussi ! Dans son petit livre sur Flaubert, il semble d’abord assez mal à l’aise. Mais avec quel enthousiasme dans « Salammbô » il salue l’invention du Zaïmph en qui il reconnaît un « ressort poétique » qui vaut au moins le Palladium. Et dans la « Tentation de Saint Antoine », lorsque le Christ vient chasser les infernales apparitions, il se lance avec joie dans un long commentaire sur la grâce. De même veut-on savoir quels sont les vers de Théophile Gautier qu’il a le plus pleinement goûtés ? Ceux-ci, adressés à Titien :

Laisse-moi faire, ô grand vieillard,
Changeant mon luth pour ta palette,
Une transposition d’art…

Cette « transposition d’art » le ravit. Chez un prosateur ce serait déjà une trouvaille. Mais le dire en vers, c’est une idée de génie. Ainsi, comme tout le faisait prévoir, ce que M. Faguet préfère, c’est une poésie abstraite, savante, un peu recherchée et où domine l’intelligence. C’est ici qu’il faut dire quelques mots de la forme de M. Emile Faguet lui-même. On pressent que le style coloré n’est pas son affaire. Mais le style languissant l’est encore moins. Il est nerveux souvent, quoiqu’il ne redoute pas les longues séries d’incidentes à la manière du grand siècle, et nous avons vu, au sujet de ses épigrammes, comme il connaît l’art de frapper des médailles. L’imprévu, le pittoresque ne lui manquent pas non plus, et les lecteurs de sa chronique théâtrale savent quelles locutions drolatiquement archaïques prises aux vieux auteurs il sait enchâsser dans sa prose. Quelques-uns de ses procédés brusques et mordants sont célèbres, et les pasticheurs se font un plaisir de les imiter. Mais il écrit surtout pour se faire comprendre et n’est pas homme à jamais faire le sacrifice de la clarté et de l’exactitude. On relève dans son essai sur Calvin le mot œuvre employé quatre fois dans une demi-page et dans deux des sens que prend ce mot. Cependant personne ne s’y trompe, et il était malaisé de s’exprimer différemment. Le « grand art » protestera ; mais c’est un bon modèle de style utilitaire.

V. Les idées politiques

Raisonneur, disputeur, aimant les idées générales et tourné aussi vers les choses pratiques et les applications immédiates, il n’était pas possible que l’esprit de M. Emile Faguet ne fût pas tenté par la théorie politique. C’est une tentation à laquelle il a fini par succomber presque quotidiennement. Mais il est vrai de dire qu’à l’origine il ne possédait pas à ce sujet des notions très nettes, et même qu’il n’avait point de notions du tout. Il déclarait partager en cette matière le scepticisme de Montaigne, qui est celui de beaucoup de nos contemporains : « La société des hommes, disait Montaigne, se tient et se coud à quelque prix que ce soit ; en quelque assiette qu’on les couche, ils s’appellent et se rangent en se remuant et s’entassant, comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux-mêmes la façon de se joindre et remplacer les uns parmi les autres, souvent mieux que l’art ne les eût su disposer… La nécessité compose les hommes et les assemble : cette coutume fortuite se forme après en lois. » Peut-être y a-t-il dans les dernières lignes autre chose que ce que M. Faguet y a voulu voir. Mais enfin le fatalisme des premières lui agréait assez et, le trouvant « en somme très juste », il déclarait, reprenant à peu près une formule fameuse, qu’il fallait « laisser faire » et que la société était une assez grande personne pour s’organiser toute seule. Et pourtant, à peu près dans le même temps, il était vivement séduit par un système auquel l’inclinait déjà la disposition naturelle de son esprit que nous avons reconnu réaliste et positif. C’est de la théorie qui fait de l’intérêt le moteur universel qu’on veut parler ici. Il est très clair que l’intérêt préside, par exemple, à la formation des patries, et M. Faguet en a une conception très vive. Il va plus loin et dans son étude sur Fourier montre qu’une religion elle-même n’a pas à son origine le seul « esprit d’amour » pourtant nécessaire à l’engendrer, mais aussi « les mobiles, élevés encore, mais ordinaires de l’activité humaine ‘ ». Un pas de plus, et, bien qu’il soit en délicatesse avec le socialisme, il accepterait la conception matérialiste de l’histoire. On retrouve d’ailleurs des traces de cet état d’esprit dans un de ses tout derniers livres où on lit cette phrase qui fait bondir : « On est revenu généralement ou de l’éloge ou du grief qu’on faisait au xviiie  siècle d’avoir engendré la Révolution française, depuis que l’on croit savoir que les causes économiques sont cent fois plus importantes que l’influence des idées dans toutes les révolutions et surtout dans les révolutions modernes. » (Il faut ajouter pourtant que dans ses « Questions politiques » publiées un an plus tard mais écrites à peu près au même moment que l’« Histoire de la littérature » où nous avons pris cette boutade, il distinguait soigneusement les besoins économiques exprimés dans les cahiers de 1879 des réformes politiques imaginées par les constituants sous l’influence des philosophes et surtout de Rousseau dont il a reconnu, voir sa « Politique comparée », la grande part dans le cours de la Révolution.) De formation purement littéraire, comme les trois quarts des Français « cultivés », M. Emile Faguet s’était cependant muni peu à peu de connaissances que l’Université, et surtout l’Université d’autrefois, ne répandait guère. Il avait fait pour ses divers ouvrages et surtout pour ses « Politiques et Moralistes » d’amples lectures. Sa curiosité d’esprit les étendit encore. Instruit, armé, bouillant de démontrer et de contredire, il ne tarda pas, après avoir exposé tant de systèmes, à parler pour son propre compte. Mais il gardait — comment le contraire serait-il possible ? — la marque de quelques-uns des livres qu’il avait fréquentés. Et c’est ainsi que s’est formé le singulier mélange de ses idées politiques. Imaginez le libéralisme de Benjamin Constant coupé, à doses plus ou moins fortes, du positivisme de Comte, de la doctrine autoritaire de Bonald et des vues à la fois traditionnelles et réformatrices de Fénelon. Voilà de quels éléments M. Faguet a composé sa politique. C’est un programme un peu complexe et qui n’est pas de ceux sur qui l’on nomme des députés. Ce que M. Faguet nomme libéralisme, c’est un système fondé non pas sur la liberté — nous le savons étranger à la métaphysique — mais un système respectueux de toutes les libertés réelles et particulières. On a généralement trouvé fâcheux que M. Faguet eût choisi une appellation appliquée d’ordinaire à une doctrine répandue par des esprits mystiques, et qui entend la liberté dans le seul sens d’émancipation des esprits et de régénération des hommes. Tel est pourtant le titre d’un volume où M. Faguet a exposé aussi complètement que possible une théorie qui a fort peu de points communs avec le Contrat social. (Le Libéralisme, 1903.) Si abréger n’est pas trahir, on peut la résumer en ces quelques mots : l’Etat doit borner son activité à assurer l’ordre à l’intérieur, la sécurité à l’extérieur. Voilà la « sphère », comme dit Benjamin Constant, dans laquelle l’Etat ne saurait avoir trop de pouvoir. Mais hors d’elle il ne saurait en avoir aucun. Pour tout ce qui ne touche ni à l’ordre intérieur, ni à la sécurité extérieure, les citoyens doivent posséder toutes les libertés imaginables. De là part une théorie très hardie sur le pouvoir judiciaire qui ne peut être indépendant qu’en se recrutant lui-même (voir Bonald) et aussi une opinion décidée pour la séparation des Églises et de l’État. En outre M. Faguet est décentralisateur, mais modérément ; ami des corporations et des syndicats, mais avec précaution ; donc pouvoirs locaux, associations de toute espèce, voilà pour le retour à l’ancienne constitution française. Or tandis qu’il limite, dans l’intérêt public, ces libertés de se régir et de se grouper, il laisse comme l’Apollon de Malherbe « à portes ouvertes indifféremment cueillir » les libertés de conscience, de parole, de presse, d’enseignement, — son opinion étant que, pour les gouvernements comme pour les chaudières, on court le plus grave péril à comprimer les forces subtiles, et il compare celles de la pensée à celles de la vapeur. Système très simple comme on voit. Si simple qu’il n’a jamais été appliqué et que M. Faguet lui-même ne le croit pas applicable. Dans une suite de chapitres piquants il énumère à la façon de Rabelais tous les ennemis que doit rencontrer son libéralisme. Ce sont exactement toutes les formes de gouvernement connues : monarchisme, aristocratisme, socialisme, parlementarisme, démocratisme, etc… Ni fait ni à faire, voilà le caractère que M. Faguet, plaisamment, reconnaît de bonne grâce à son système. Cavour répétait souvent : « Gouverner avec l’état de siège, ce n’est rien. Le suprême de l’art c’est de gouverner avec la liberté. » Cavour ne disait pas que ce fût possible, mais son intérêt était de laisser croire qu’il réussirait ce tour de force. M. Faguet s’est amusé à en établir les conditions sur le papier. Mais il ne le croit pas du tout réalisable. À peine s’il ose l’espérer. D’ailleurs tout en lisant son « Libéralisme » il nous revenait en tête un mot qu’il a dit avec vivacité dans ses « Questions politiques » à propos de ces vers de Britannicus :

Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre et César tout-puissant.

Mais « il est idiot, ce distique », laisse-t-il échapper ; c’est peut-être une belle phrase de discours du Trône : c’est certainement aussi un « pur non-sens » politique. L’antinomie ne serait peut-être pas irréductible avec un César qui ne tiendrait son pouvoir ni de Rome ni des Romains. N’ayant pas assuré cette condition au sien, il semble que M. Faguet n’ait réussi qu’à poser une fois de plus l’antinomie. Ne s’en est-il pas soucié ? Ou bien est-ce qu’ici le sens réaliste de M. Faguet a été affaibli par l’ardeur démonstrative et le goût du paradoxe ? Ce livre néanmoins est riche en pages excellentes et parfois même pratiques. On en trouve des échos dans beaucoup de discussions actuelles : c’est surtout parce que M. Faguet excelle à critiquer. Il y a, dans le « Libéralisme », sur les mœurs politiques de ce temps, des traits de satire qui ne seront peut-être pas oubliés de l’avenir. Je transcris cette définition du régime parlementaire : « Il est bien entendu que le système parlementaire, c’est la guerre civile régulière instituée comme régime normal dans un pays. Pour ne pas se battre, de temps en temps on se compte. Entre les époques où on se compte, on se bat par la parole, par la plume, par la propagande, par la pression, par l’intimidation, par la corruption, chaque parti faisant tous ses efforts pour diminuer les forces du parti contraire. C’est la guerre civile régularisée, donc admise. » « Chaque parti… » Aucun n’échappe, en effet, à la justice distributive de M. Emile Faguet. Reconnaissez celui-ci, qu’il aie plus durement traité : « C’est un parti très honnête. Malheureusement il est la mollesse même, la faiblesse même, la timidité même, et la pusillanimité même, ce qui fait qu’il est la nullité même. Cela tient à ce qu’il est conservateur, et que son vrai fond est le conservatisme. Or, le conservateur français est un être singulier. Il n’est pas conservateur de certains principes généraux qu’il croit justes, de certaines traditions générales qu’il croit bonnes. Point du tout, il est conservateur de ce qui existe, le jugeât-il détestable. Cela existe, il ne faut pas le détruire. Cela est acquis. Il ne faut pas revenir sur cela. » « Il en résulte que tout pas en avant que le radicalisme fait dans le sens du radicalisme, les progressistes s’y opposent d’abord et s’y résignent ensuite. Ils s’y opposent d’abord vivement et s’y résignent ensuite mélancoliquement, mais sans retour. Toutes les conquêtes radicales ont été combattues par les progressistes et respectées et conservées par les progressistes. Cela est acquis. Il ne faut pas revenir sur cela. » Je crois que le parti de M. Faguet, plus étroit encore que celui des doctrinaires, tiendrait à l’aise sur le propre fauteuil où s’asseoit l’auteur du « Libéralisme ». A-t-il voulu se ménager ainsi la possibilité de discussions infinies, c’est-à-dire de plaisirs sans cesse renouvelés ? Peut-être. Et c’est la précaution d’un voluptueux et d’un sage.

VI

Voltaire, je crois, se flattait de n’avoir fait une phrase de sa vie. M. Emile Faguet pourrait montrer la même fierté. Et cette particularité significative fera sans doute estimer singulièrement ses travaux. Et son œuvre, pourtant, que représente-t-elle ? Avec son tour d’esprit positif, son vigoureux sens commun, son humeur batailleuse, on pouvait attendre de lui quelque livre décisif, une attaque contre quelques-uns de ces écrivains pour qui toute sa nature lui donne de l’éloignement. Oui, si un auteur paraissait capable de recommencer pour la seconde moitié du xxie  siècle ce que Taine avait fait pour la première avec ses « Philosophes classiques », c’était M. Emile Faguet. Bien des signes me font croire qu’il y a pensé souvent. Il a laissé voir son désir et son secret sentiment dans plusieurs pages de ses « Politiques et Moralistes ». Reconnaissant chez Quinet la « maladie oratoire », il dit : « C’est elle qui irritait si fort M. Taine au début de sa carrière ; c’est contre elle qu’il a lutté de toutes ses forces, suivi par d’autres dans cette bonne œuvre. » Que n’a-t-il voulu être nettement rangé parmi les ouvriers de ce bon travail ? Intelligence, information, verve, rien ne lui manquait pour réussir dans cette campagne. Je ne vois pas ce qui l’en a pu détourner, sinon un scepticisme peut-être acquis et une certaine indulgence pour tout ce qui fait métier de tenir une plume. Il se peut qu’ici une trop grande curiosité d’esprit ait été fatale à M. Emile Faguet. De grands travaux l’ont plus d’une fois tenté. Il est visible dans son Lamennais, par exemple, qu’il est violemment frappé par cette anarchie intellectuelle et morale qui dure encore aujourd’hui. Et d’autre part, touché par « l’immense influence » d’Auguste Comte, il est sur le point de se rallier à la haute discipline positiviste. Mais il se dégage bien vite et vole vers d’autres sujets. M. Faguet paraît capable de toutes les fantaisies et de toutes les audaces intellectuelles. Personne n’est plus négligent de se fixer dans un parti et de persister dans un effort. Mais demanderons-nous une explication finale de sa personne et de son œuvre à un autre qu’à lui ? Il est à la fois assez ingénieux et assez sévère pour posséder l’art de se connaître soi-même. On dira donc peut-être : « Il a préparé beaucoup de discussions, de considérations, de problèmes, de thèses, d’idées… Cela veut dire qu’il fut un chercheur, un initiateur, un éveilleur, un passionné de haute curiosité. C’est beaucoup. L’homme est cela. Il est cela, beaucoup plus que poète ou artiste. Ce qui fait que l’humanité aura toujours beaucoup de complaisance pour M. Faguet, c’est que M. Faguet ressemble beaucoup à l’humanité. » À la vérité, à l’endroit où nous avons mis son nom, il avait écrit de sa main « le dix-huitième siècle ». Mais il ne trouve pas l’esprit d’un temps, pour qui il se montra jadis bien dur, si profondément humain sans le reconnaître intimement semblable à lui-même. Il ne s’est pas trompé. Et je crois qu’on aura plus tard pour M. Emile Faguet la même complaisance que pour le siècle qui s’annonçait si beau avec « son cher Pierre Bayle. »

Maurice Barrès ou les points extrêmes de la sensibilité

On distingue dans l’œuvre de Maurice Barrès trois groupes qu’un amateur de livres, plus soigneux de ranger ses richesses d’après leurs affinités que selon les exigences de la chronologie, n’hésiterait pas à former sur les rayons de sa bibliothèque. Il mettrait d’une part ces romans idéologiques qui vont de « Sous l’œil des Barbares » à l’« Ennemi des lois », avec ces brochures inimitables dont certaines comme les « Huit jours chez M. Renan » (d’une si reconnaissante impertinence) ne se trouvent plus aujourd’hui ; tout auprès, les grandes fresques du « Roman de l’énergie nationale » qu’encadrent la rude satire de la « Journée parlementaire » et ce livre, vieux de quelques mois seulement, où la vie publique de ces derniers temps est peinte en traits dignes de ses passions et de ses drames (les Scènes et doctrines du nationalisme) ; enfin, sautant les années, notre amateur voudrait apparier un volume qui est de 1894, — « Du Sang, de la Volupté et de la Mort », — à un autre qui est paru d’hier et dont le titre répète à peu près le premier, mais avec des syllabes plus graves, presque liturgiques : « Amori et dolori sacrum ». Le lien des deux livres est intime en effet. L’auteur lui-même s’en rend compte ; au point qu’à l’instant où il en publie un, il a vu la nécessité de rééditer son aîné. Portant le même millésime, l’un et l’autre voisinent sur notre table. Ils y seraient, encore bien même qu’une édition nouvelle et enrichie de « Du Sang, de la Volupté et de la Mort » n’aurait pas paru en même temps qu’« Amori et dolori sacrum ». Ils proposent un trop beau sujet d’étude : celui des progrès et des variations d’une rare sensibilité. En l’essayant, nous esquisserons peut-être aussi l’histoire d’un art qui a constamment tendu vers une plus grande perfection.

 

On ne peut rouvrir le petit livre sensuel et mélancolique de 1894 sans y être saisi, comme chacun le fut autrefois, par la puissance et par la subtilité des impressions. Je cherche vainement à quoi (et dans quelle littérature) on pourrait comparer ces petits drames psychologiques. Il faudrait peut-être les rapprocher de certaines allégories orientales (nous avons pu voir, non sans nous étonner d’abord un peu, toute une admirable collection de poètes persans parmi les livres de M. Maurice Barrès), si l’on n’y distinguait très nettement accusés les traits caractéristiques d’un écrivain français et de culture classique, d’un sceptique mais d’éducation catholique et accoutumé, peut-être par la confession, à étudier les plus secrets mouvements de son cœur, et enfin, socialement et littérairement (c’est-à-dire, et pour mieux parler, par ses origines et par les conditions de son existence ainsi que par les influences des écrivains qui l’ont formé) d’un enfant du xixe  siècle en qui est concentrée, mais encore raffinée, toute la sensibilité de son temps. Dans quelques pages de souvenirs sur son ami Stanislas de Guaita (ces pages sont réunies à « Amori et dolori sacrum »), Maurice Barrès a fait, avec une précision documentaire dont ses biographes pourront user, mais qui servira aussi et surtout à l’historien des mœurs et des idées contemporaines, l’analyse de toutes les émotions qui, à seize ans, dans une ville de province, « bouleversèrent le cœur » de deux collégiens intelligents et avides de savoir comme de sentir, préparés par leur héritage physique à la volupté autant qu’à la souffrance. Dans quelle mesure les premières joies de la liberté, « le tabac, le café et tout ce qui convient à la jeunesse » ont collaboré avec la passion des poètes romantiques, de Baudelaire avant tous, et la culture idéaliste et métaphysique, qu’aux heures de classe leur distribuait Burdeau — le futur Bouteiller des « Déracinés » — qui avait le singulier prestige de parler comme un voyant et comme un prêtre alors que toute sa personne respirait l’ambition et la fièvre de parvenir, c’est ce que Maurice Barrès établit avec netteté. Le mélange formait un poison d’une violence extraordinaire. Stanislas de Guaita, bien doué et de corps solidement construit, n’y résista pas, comme il arrive à des gens très musclés et incapables de tenir à de moyennes doses d’alcool. Enivré de mysticisme, il finit par verser dans les sciences occultes et la magie. Il s’y perdit. Burdeau, qui cependant s’élevait au pouvoir et aux honneurs, n’eut pas une moindre part que Baudelaire et qu’Eliphas Lévy à ce naufrage d’une intelligence. Une organisation plus délicate et plus complexe aussi trouva au contraire dans cette « hygiène détestable » d’étonnants motifs d’excitation. En attendant qu’il réagît contre ses maîtres, ordonnant déjà tout ce qu’il tenait d’eux, Maurice Barrès allait, de ces inspirations impures, constituer un art nouveau. On ne veut pas faire ici l’historique de ses idées et de ses œuvres. Passons sur les « trois romans idéologiques ». Leur philosophie, leur dilettantisme (un peu grêle) qui donnèrent de l’agacement à quantité d’honnêtes personnes, avaient jeté les jeunes hommes dans le ravissement. « J’étais un fameux individualiste », dit-il aujourd’hui, non sans un sourire, de ce temps-là. Cet « individualisme » lui avait valu une clientèle, peut-être un peu trop mélangée, et qui voyait dans son œuvre ce que quelqu’un a nommé un « bréviaire d’anarchie ».

Je ne pense pas qu’il ait regretté beaucoup ces amis-là. (Car ils se sont séparés, publiquement et avec éclat depuis la crise de 1898, effectivement depuis l’apparition des « Déracinés ». Ces anciens amis, que groupait « la Revue Blanche », lui ont conservé une admiration malveillante, presque hargneuse. Cela est bien visible dans un curieux ouvrage : « Nouvelles conversations de Gœthe avec Eckermann », qui parut dans l’été de 1901, ouvrage anonyme mais dont on sait que l’auteur est M. Léon Blum. Observez le ton qu’il prend pour parler du « Roman de l’énergie nationale ». Ce jeune écrivain, intelligent, subtil, très lettré, a retrouvé normalement l’accent qui est celui des fidèles lorsqu’ils parlent d’un mauvais prêtre.) Il en avait d’autres déjà et qui lui sont demeurés fidèles. Mais enfin qu’est-ce que les uns et les autres trouvaient chez Barrès à cette date ? Quels besoins satisfaisait-il chez eux ? À le rechercher, nous obtiendrons peut-être une idée assez nette des états successifs de son intelligence et de sa sensibilité.

Dans ce livre d’impressions italiennes et espagnoles, on distingue d’abord un goût intense de la vie qui trouve une excitation nouvelle dans la pensée de la souffrance et de la mort. L’« anarchisme » de Maurice Barrès avait peut-être là son secret. Il s’en explique ainsi dans le chapitre des « Beaux contrastes de Sienne » : « Les jeunes gens du Sodoma, qui mêlent à la vigueur physique attestée par leurs muscles d’athlètes une expression intellectuelle si aiguë qu’elle en devient douloureuse, sont une vision épuisante. L’exaltation psychique, unie à cette force de vie, atteint les plus hautes expressions du désir, du désespoir, de l’ardeur à la vie, et provoque en nous, tout au fond de notre conscience, des états inconnus dont la force surgissant pourrait bien rompre l’ordre social. » Beaucoup d’autres pages, et notamment les dernières d’« Un amateur d’âmes », pourraient renforcer ces lignes. « Combien je t’aime ainsi sanglante ! et que je te désire sous ce pâle et sous ce rouge de la mort ! » crie Delrio sur le corps de sa demi-sœur. Il n’est peut-être pas inutile de remarquer qu’Anatole France introduisait sa philosophie du plaisir, son hédonisme facile et souriant, en même temps que Maurice Barrès faisait ses analyses de la volupté et rendait, je crois bien, à ce mot pompeux et décoloré, un sens nouveau et plus fort, en y ajoutant quelque chose de grave, d’âpre, de tendu qui l’apparente à la douleur plus réellement que ne font les métaphores classiques. En ce temps-là, pourtant, on saluait dans les deux auteurs la lignée de Renan, les héritiers et les représentants d’un même dilettantisme… Ce n’était pas qu’on eût tout à fait tort. Le dilettantisme de Maurice Barrès fit des fanatiques. Il se traduisait surtout par une ironie inimitable et qui garde encore aujourd’hui toute sa saveur. On connaît bien ces petites phrases aiguës comme des lames. Jules Lemaître, dans une de ses séries de « Contemporains », a écrit qu’il n’avait pas lu bien souvent d’assemblage de mots qui lui eussent causé un aussi pénétrant plaisir que certain passage d’« Un homme » libre où est exprimée la satisfaction qu’on éprouve à accomplir tel geste de propriétaire dans un champ dont on est le maître. De ces assemblages de mots, il en est de particulièrement fameux par leur ironie froide et leur tour dépouillé dans « le Sang, la Volupté et la Mort ». C’est par exemple : « … Le véritable caractère de l’humanité, qui est moins, n’est-ce pas ? de marcher sur ses pattes de derrière que d’ordonner intelligemment ses sensations. » Ou encore : « Rien dans ma mémoire ne passe en agrément un âne que je vis à Cadix sous un magnolier fleuri. » Et ceci, à la fin du Paradoxe sur la gloire : « Nous nous penchons pour voir la vie, mais nous n’avons de goût que pour nos songeries. Quelle inconséquence ! Fermez toutes les fenêtres de votre beau palais. Qui trotte se crotte. »Ne vous semble-t-il pas que nous joignons ici ces savoureux proverbes rustiques d’un si grand sens réaliste, dont Rœmerspacher reporte l’honneur à son père, dans les « Déracinés », et dont Maurice Barrès aime à répéter surtout celui-ci : « Avant de monter dans la barque, il faut savoir où se trouve le poisson. » En revoyant ce petit livre qui a dix ans de date, l’auteur y a introduit quelques changements qui attestent le souci de l’artiste. D’autres indiquent que Maurice Barrès n’admet plus tout à fait sans réserve ses ironies d’autrefois. Il en est qu’il a atténuées. Leur sécheresse pourtant, je crois même pouvoir dire leur brutalité, ne seraient pas de moindre valeur aujourd’hui qu’elles n’étaient en leur temps. La mollesse des esprits qu’elle pouvait réveiller en les rappelant à la notion du ridicule n’a fait, comme on dit, que croître et embellir. Au moment où il serait sur le point de succomber à certains enchantements assez vulgaires de la beauté italienne, et comme pour se mettre en précaution contre lui-même, Maurice Barrès écrivait en septembre 1893 : « Poésie ! Voilà un mot ridicule, mais qui, pour les bons esprits, garde encore sa valeur. » En 1903, il ne laisse plus que : « Poésie ! ce mot garde encore pour les bons esprits sa valeur. » Ridicule : ce mot un peu dur, on regrette qu’il ait disparu. Il n’est pas inutile de le redire dans un âge où, quoi que prétendent des idéalistes effrénés et non encore satisfaits de la débauche de lyrisme qui se fait jusque dans les documents administratifs, on ne trouve plus assez de gens convaincus que la « poésie » est, en effet, une chose fort ridicule… « Du Sang, de la Volupté et de la Mort », c’est enfin l’œuvre d’un psychologue et d’un paysagiste.

Nous ne joignons pas les deux mots sans intention. Je transcris tout de suite cette réflexion qui est de Maurice Barrès lui-même : « L’amour de la nature, très répandu, je crois, s’exprime pour l’ordinaire en réflexions tout à fait stupides. » Mais aussi n’est-ce pas précisément « l’amour de la nature » qui « parle » chez lui. — Il vient d’écrire sur le lac Majeur ceci que je ne puis m’empêcher de transcrire : « Les montagnes y sont si belles, avec leurs courbes infiniment souples et fières, et leur aisance de beautés naissantes que je ne leur sens d’analogue que le jeune corps des femmes de Corrège ou les sentiments de pureté virile des jeunes gens de Platon. Chères montagnes, tantôt voilées dans les nuages, tantôt couchées au ras des flots, tantôt groupées comme des Mauresques au cimetière, mais jamais sèches ni dures, et que vers le soir, les ombres vêtent des plus souples velours ! La vie est plus rare ici que sur ce brillant lac de Côme ; dans cet isolement le sentiment s’élargit, dépasse l’exquis pour atteindre au sublime. » De ce sublime il sait redescendre, dès la même page, pour reprocher à certains voyageurs d’avoir méconnu la bonté de cigares nommés Virginias. C’est une bonne preuve de la possession de soi-même que Maurice Barrès sait garder en face des spectacles naturels. (Comme type du contraire, on peut éprendre Michelet. Voir « la Mer ». Et encore dans la « Montagne », ses exaltations, son délire et certaines apostrophes aux Alpes qui touchent à la bouffonnerie (le thème en est : votre grandeur nous écrase ; qu’est-elle auprès de la grandeur de l’esprit humain ?) Mais ce passage — d’ailleurs parfait — sert à une autre démonstration. Rapprochez-le de ce mot, qui veut ne pas être oublié, sur les montagnes de Tolède « contractées de passion ». Voilà qui nous fait comprendre l’art qu’a eu Maurice Barrès de transformer toute émotion en mouvement de l’intelligence. Circonscrire puis goûter un site, c’est pour lui un exercice comparable à la composition de lieu de ces grands méthodistes, de ces initiateurs en psychologie expérimentale qui furent les premiers Jésuites. Recevant de ce qui l’entoure des sensations riches et profondes, il les restitue en attribuant aux formes, aux couleurs, aux sons, aux parfums une signification humaine et spirituelle. Pour s’en rendre compte, il faut renvoyer à ses impressions d’Espagne et d’Italie, surtout à « Un amateur d’âmes » où la méthode est appliquée dans sa perfection. À quel point le lecteur, même étranger par nature à cette sorte d’impressionnisme, est séduit par un jeu supérieur qui se traduit en « ardeurs exténuées », et où se dépense tant de force nerveuse ! Sans instituer une comparaison qui choquerait d’abord quelqu’un que je sais bien et que vous devinez, il faut dire combien cela est différent de la crise de sensualité où Taine est jeté dans son « Voyage en Italie » et qui, rendant le professeur presque honteux de son métier poudreux, modeste et sédentaire, le met en défiance contre ses anciennes habitudes d’esprit pour le livrer tout entier à ses sens, — homme d’étude et de cabinet enivré par le grand air et la lumière. Cette rupture d’équilibre, contre laquelle le grand esprit de Taine réagit d’ailleurs vite, mais qui fit la perte d’un malade comme Nietzsche, ne se remarque pas chez Barrès, plus nerveux et plus attentif aussi. Rare succès de l’intelligence et que vient achever un art supérieur.

 

La nouvelle édition de « Du Sang, de la Volupté et de la Mort », atteste les progrès de cet art. Maurice Barrès en a fait une lecture soigneuse de ne laisser aucune tache, aucune imperfection. De bons juges ont, en son temps, analysé ce travail de grand écrivain quand parut une édition de luxe d’« Un Amateur d’âmes ». Ce livre, déjà plein d’aromates si étranges, il a su l’enrichir de beautés et de raretés nouvelles. Dans un morceau qui se nomme « Une Visite à don Juan », il avait écrit ceci : « Nul doute pour qui l’examine, don Juan était une âme sans complication, mais forte, et de vie intérieure trop vigoureuse pour s’embarrasser d’aucun obstacle. Il ne lui coûta pas plus d’étonner le monde par sa conversion qu’auparavant d’épouvanter les timides, de scandaliser les sages et de désespérer ses amantes, tôt délaissées après tant d’amour. » Aujourd’hui il termine sur cette image, si heureusement appliquée aux passions-goûts de don Juan : « … ses amantes tôt délaissées après un flot d’amour ». Ailleurs, dans les « Jardins de Lombardie », il avait dit d’abord : « Nul ne se « promène sans malaise parmi tant d’essences accumulées par la violence d’un art pompeux sur la nature : c’est le royaume de la fièvre. » Maintenant, il allège en même temps qu’il enrichit : « Nul aujourd’hui ne se promène sans malaise parmi « tant d’essences accumulées par la violence d’un « art pompeux. C’est le royaume de la fièvre ; c’est « une beauté irrespirable. » D’autres corrections appartiennent plutôt à l’ordre des curiosités et doivent être signalées à ces psychologues qui s’occupent de l’invention littéraire. On y voit de beaux exemples — propres à être médités et utilisés par M. Antoine Albalat pour les manuels qu’il rédige à l’usage des apprentis de lettres — du travail qui constitue l’art d’écrire. Je cite ceci qui est bien significatif : « Dans Ravenne, plus sûrement, à cette civilisation qui se débilite tout l’être est intéressé par les miasmes qu’elle exhale. » Ce qui est devenu par une correction qui suit le cours naturel de la pensée : « Dans Ravenne, plus sûrement, une civilisation qui se délite intéresse tout notre être par les miasmes qu’elle exhale. » Faut-il le dire ? Il arrive que derrière certaines corrections, d’ailleurs d’une justesse sans reproche, on se prenne à regretter la tournure ancienne pour ce qu’elle avait de dépouillé, de direct, de violent. Peut-être est-ce justement cette violence que Maurice Barrès, pour des raisons de goût, s’efforce d’atténuer aujourd’hui. Que dites-vous, par exemple, de cette modification ? La phrase finale des « Jardins de Lombardie » était, dans sa rédaction primitive : « Le véritable exilé, c’est celui de qui la beauté trop belle tue. » L’édition Minerva l’a remplacée par celle-ci : « Le véritable exilé, c’est celui de qui la nature trop belle répand autour de lui le désespoir ou la mort. » N’êtes-vous pas de mon avis ? Il me semble que l’ampleur de la nouvelle parure ne fait pas oublier ce que le premier texte avait de tragique dans sa concision et peut-être son obscurité. Mais cette édition nouvelle (il ne faut pas oublier de mentionner qu’elle renferme les Trois stations de psychothérapie, devenues introuvables en librairie et qui ont été revues, elles aussi, avec le plus grand soin) ménage une surprise qu’il importe d’apprécier : ce sont des pages inédites, contemporaines du restant de l’ouvrage, où se révèle un aspect à peu près inconnu du talent de Barrès. On découvrira, dans les « Jardins de Lombardie », une fantaisie sur les poèmes de l’Arioste et du Tasse dont il a traduit avec un coloris ravissant « le romanesque plus oriental que la mélancolie des nuits asiatiques ». J’en cite le début ; on voudra lire la suite : « J’aurais voulu rencontrer dans les eaux qui baignent l’Isola Bella les deux nymphes que virent Ubalde et le Danois. Elles folâtrent et se défient à la nage ; quelquefois elles plongent, et, en reparaissant, découvrent de nouveaux trésors. Les cœurs des guerriers s’émeuvent ; ils s’arrêtent pour les contempler ; elles continuent leur badinage ; l’une d’elles s’élève enfin sur la surface du lac et présente à leurs yeux sa gorge d’albâtre et des appas encore plus secrets. Le reste de son corps paraît à demi sous le voile liquide ; l’eau dégoutte de sa blonde chevelure. Ses regards distraits errent sur la rive ; elle feint d’apercevoir pour la première fois les deux étrangers ; le rouge monte à ses joues ; elle détache ses cheveux qu’un nœud rassemblait sur sa tête ; ils tombent et couvrent d’or l’ivoire de son col ; que de charmes disparaissent ! Mais un charme nouveau les remplace ; elle reporte sur les deux guerriers des yeux où la honte se mêle à la joie. Elle rit, elle rougit, et son rire s’embellit de sa pudeur. Enfin d’une voix si touchante qu’elle amollirait les cœurs les plus durs : « Heureux étrangers, leur dit-elle, qu’un destin propice conduit au séjour de la félicité, vous trouverez un asile ici contre les orages et l’oubli de vos peines ; vous y goûterez les plaisirs que goûtaient, au siècle d’or, les hommes encore libres du joug des lois. Quittez vos armes désormais inutiles. »

 

Nous laissons ces images riantes pour prendre un livre qui est consacré à l’amour, mais en même temps à la douleur, « Amori et dolori sacrum » : le titre seul annonce la magnificence et la mélancolie dont tout l’ouvrage est fait. Le paysagiste et le psychologue que nous avons reconnus chez Maurice Barrès s’y expriment avec une perfection particulière. C’est une heureuse rencontre, et dont il était digne, que, parvenu à la maturité de son talent, il ait trouvé pour sujet un des plus beaux lieux du monde, Venise, et l’une des âmes les plus rares de ce temps, celle de l’impératrice Élisabeth d’Autriche. On aime que sans fausse modestie, et dans la conscience de ses forces, il se soit rangé parmi les grands artistes qui ont célébré la gloire de Venise. Comme Byron, comme Musset, comme Wagner, comme « ceux qui ont besoin de se faire mal contre la vie, de se déchirer sur leurs pensées », il se plaît « dans une ville où nulle beauté n’est sans tare » et où l’on voit partout « les conquêtes de la mort ». C’est dire que ces impressions traduisent la souffrance, la fièvre, l’exaspération des nerfs cultivées avec la dernière intensité. Comme l’a écrit M. Charles Maurras : « L’incompréhensible et le merveilleux, par endroits le terrifiant, c’est cet art de Barrès à se faire du bien, et à se donner du bonheur, je ne sais quelle folle et mélancolique palpitation, en décollant les lèvres sanglantes de la plaie pour en raviver la cuisson. » Et il cite cette « furieuse allégorie » où l’auteur a exprimé son attrait pour la mort, pour la douleur, son goût du néant, une immense satiété et la connaissance de la vanité de toutes choses, mais en les sauvant du romantisme qui a vulgarisé des sentiments si forts, d’abord par un art merveilleux qui repousse les excès et le faux goût et puis par une finesse — qu’ignorait ce bon Gautier, chantre de la mort lui aussi, — et qui consiste dans « la joie de souffrir, de se voir souffrir et de faire souffrir ». « Les heures s’écoulent. Deux cymbales, un chalumeau, un tambourin, parfois une seule cithare répètent indéfiniment la phrase mélancolique et grêle, qui se dévide toujours pareille et toujours demeure en suspens. Désir qui revient heurter sans trêve, et qui ne trouvera pas à s’assouvir. Flot qui monte et descend l’escalier des palais de Venise sans laver leur affront, ni consommer leur ruine. Ces quatre bayadères qui tournaient dans les parfums d’une chambre close par une nuit accablée d’Orient, ces beautés fières et tristes qui me rassasient des rêves de la mort, et dont je n’ai jamais satiété, sont-ce des fantômes, une chimère de mon cœur, une pure idée métaphysique ! Je sais leur nom. L’une murmure : « Tout désirer » ; l’autre réplique : « Tout mépriser » ; une troisième renverse la tête et, belle comme un pur sanglot, me dit : « Je fus offensée » ; mais la dernière signifie : « Vieillir ». Ces quatre idées aux mille facettes, ces danses dont nous mourons, en se mêlant, allument tous leurs feux, et ceux-ci, comment me lasser de les accueillir, de m’y brûler, de les réfléchir ? Dans cette débauche, aurai-je un compagnon ? Je ne me propose point ici de discipliner mes idées pour que ces belles danseuses fassent un raisonnement. Je me déchire sur leur beauté. Volupté, douleur, je ne sais. Morne insensibilité, exquise émotivité ? Je ne veux dire, je ne puis distinguer. » Peut-on mettre plus de sombre délectation à s’entretenir dans l’idée de la décomposition et de la mort ? Et pourtant parmi les boues et les fièvres de Venise, saisi par « les miasmes d’un rivage décrié » l’artiste qui est en lui sait encore commander ses nerfs accablés pour écrire de grandes pages descriptives, nées de ses sensations les plus raffinées et qu’il distribue en grandes masses magnifiquement composées comme ces peintures décoratives de certaines écoles italiennes qu’il a vengées d’un injuste mépris. Il y a, dans le chapitre qui s’intitule « Une soirée dans le silence et le vent de la mort », une page qui a été citée déjà, que l’on citera souvent encore et qu’il importe de connaître, car elle s’égale aux plus hautes de notre littérature : « L’eau qui entoure San Francesco est plus morte que sur aucun point de cette mer esclave. Nous serpentions dans un chenal étroit à travers des terres demi-noyées et faites d’herbes pourries, d’où se levaient de grands oiseaux. Tout auprès de nous, les perches dressées pour avertir les bateliers semblaient des tracés posés sur un tableau sublime pour guider d’inhabiles copistes. Là-bas, sur notre droite, Venise, au ras de la mer s’étendait et devait faire une barre plus importante à mesure que le soleil s’anéantissait. Des colorations fantastiques se succédèrent qui eussent forcé à s’émouvoir l’âme la plus indigente. C’étaient tantôt des gammes sombres et ces verts profonds qui sont propres aux ruelles mystérieuses de Venise ; tantôt ces jaunes, ces orangés, ces bleus avec lesquels jouent les décorateurs japonais. Tandis qu’à l’occident le ciel se liquéfiait dans une mer ardente, sur nos têtes, des nuages enivrants de magnificence renouvelaient perpétuellement leur forme, et la lumière crépusculaire les pénétrait, les saturait de ses feux innombrables. Leurs couleurs tendres et déchirantes de lyrisme se réfléchissaient sur la lagune de façon que nous glissions sur les cieux. Ils nous couvraient, ils nous portaient, ils nous enveloppaient d’une splendeur totale, et, si je puis dire, palpable. Vaincus par ces grandes magies, nous avions perdu toute notion du réel, quand des taches graves apparurent, grandirent sur l’eau, puis nous prirent dans leur ombre. C’étaient les monuments de Venise. »

Dans cette Mort de Venise, on atteint, comme il y est dit, « aux points extrêmes de la sensibilité quand le rare s’élargit et se défait dans l’universel ». À qui cette formule convient-elle mieux qu’à cette impératrice d’Autriche qu’il appelle une « impératrice de la solitude ? » Cette femme que tout fait d’exception, et son rang et ses qualités spirituelles, recherche l’isolement et l’obtient « par une fuite continuelle, par son éventail interposé et par la pratique de la restriction mentale », non pas pour satisfaire son orgueil, mais pour courir plus vite à l’oubli et à la mort dont elle a l’appétit. Maurice Barrès a analysé cette âme de nihiliste avec une fraternelle intelligence. On s’étonne un peu, par endroits, qu’il ne distingue pas assez, dans les propos rapportés par le naïf lecteur Constantin Christomanos, les puérilités, et même, disons le mot, les niaiseries philosophiques et esthétiques des cris sincères, jaillis du fond de l’être, et des « incomparables angoisses ». Faut-il interpréter son indulgence ? Il tiendrait sans doute pour digne d’un cuistre de s’attacher à quelques fautes de goût chez des personnes aussi magnifiquement douées. Ses complaisances pour cette petite folle de Marie Bashkirtseff (voir les Trois stations de psychothérapie, à la fin de la nouvelle édition « Du Sang, de la Volupté et de la Mort ») nous étonnent également. Elles ont aussi même raison d’être.

 

Ce livre, qui contient encore une notice sur Stanislas de Guaita, un discours sur Leconte de Lisle, une méditation sur la fête des morts en Lorraine et des impressions de Pau en Béarn, semble peut-être assez différent de son aîné. La préface, toutefois, nous avertit que s’il est « plus lourd dans la main et plus savant pour l’oreille », il appartient « à la même veine. » Mais, ajoute l’auteur, « j’ai mis de l’ordre dans toutes mes libertés ; j’ai vu l’unité des émotions que je recueillais sur de longs espaces de temps et de pays ». Et il ajoute ceci qui éclaire tout son effort : « Ces pages sont, à vrai dire, un hymne. Je n’ignore pas ce que suppose de romantisme une telle émotivité. Mais précisément nous voulons la régler. Engagés dans la voie que nous fit le xixe  siècle, nous prétendons pourtant redresser notre sens de la vie. J’ai trouvé une discipline dans les cimetières où nos prédécesseurs divaguaient, et c’est grâce peut-être à l’hyperesthésie que nous transmirent les grands poètes de la rêverie que nous dégagerons des vérités positives situées dans notre profond sous-conscient. » Cette discipline, il l’attend donc des « dessous de sa pensée », de sa Terre et de ses Morts, de son acquis héréditaire. Dans sa méditation sur le 2 novembre en Lorraine, il a expliqué par quelles voies il était parvenu à ce point de vue définitif. La culture du « Moi », l’étude de la personnalité et l’effort pour la développer l’ont conduit, d’analyse en analyse, à reconnaître que l’individu n’est rien sans la société qui le supporte et l’alimente. Ce sont les sentiments et les idées de ses ancêtres qui commandent tout ce qu’il pense et tout ce qu’il sent. C’est sa Lorraine qui détermine toutes ses actions. « Quelque chose d’éternel gît en nous dont nous n’avons que l’usufruit, mais cette jouissance même est réglée par les morts. » Un tel fatalisme peut inspirer de la crainte ou même de l’horreur. Maurice Barrès avoue qu’il y a quelque chose d’effrayant dans cet automatisme qu’il ne faudrait pas, sous peine d’absurdité, pousser à ses conséquences extrêmes. Barrès ne le fait pas non plus. Et puis — et cela seul importe ici — il y a trouvé le motif d’une inspiration magnifique. L’humiliation de se reconnaître esclave fait bientôt place à une acceptation joyeuse qui engendre des sentiments nouveaux et forts. L’individu réduit à rien et goûtant l’âpre plaisir de se plonger dans le néant, — et l’instant d’après se ressaisissant, se relevant quand il comprend qu’il existe, autrement puissant, autrement complet, autrement durable « dans la famille, dans la race, dans la nation, dans des milliers d’années que n’annule pas le tombeau », tel est le thème de ces méditations. C’est ainsi que la religion catholique fait succéder — et par un mouvement aussi naturel et aussi grandiose, — la transfiguration au plus profond avilissement de la personne humaine. (Il est à propos de signaler ici que l’attitude sympathique de dilettante curieux de « dialectique morale », qu’avait autrefois M. Barrès envers la religion d’Ignace de Loyola s’est faite plus déférente encore — on comprend par quel respect héréditaire. Et comme Jules Soury, matérialiste célèbre et athéiste déclaré, il parle avec émotion et avec enthousiasme de l’« office des morts ».) Voilà de quelle discipline et de quels éléments féconds s’est enrichie en dix ans la sensibilité de Maurice Barrès. Cet enrichissement qui s’est fait avec la collaboration de son intelligence n’a pas été accompagné par de moindres progrès de son art. En regard de cet harmonieux développement et de cette opulence, voyez la stérilité dont est frappée la petite bande des amateurs qui se constituèrent autrefois ses disciples. Le contraste ne laisse pas d’être édifiant.

Paul Bourget ou l’esprit d’observation

Lorsqu’un écrivain a employé vingt années à l’observation des mœurs et à l’étude des caractères, il est rare qu’il ne complète ses travaux en adoptant une philosophie. On lui connaît désormais une morale, qui n’éclate peut-être pas à toutes les pages de ses œuvres précédentes, mais qui, à y bien regarder, en résume les tendances et en traduit l’esprit. Et s’il a mené assez loin ses analyses, s’il est d’avis que les institutions ne laissent pas d’agir sur les mœurs et de les façonner en quelque manière, cet écrivain se choisit par surcroît une politique. La morale, la politique de M. Paul Bourget ne sont plus ignorées depuis longtemps déjà. Il a d’ailleurs pris le soin de les affirmer souvent en des occasions diverses. Sa morale, pour tout dire d’un mot, est celle du catholicisme, et il la fonde sur les principes de cette religion. Quant à sa politique, elle est pareillement « romaine », c’est-à-dire traditionnelle, aristocratique, amie de l’ordre et de la hiérarchie. À ces antiques conclusions, il se flatte du reste d’être parvenu par les voies modernes de la science et de l’expérience, et il a lui-même indiqué que chacun de ses livres témoigne des progrès de son esprit. L’édition complète de ses œuvres, commencée il y a trois ans, et munie d’introductions, de notes et d’appendices précieux, fait voir avec quelle suite se sont développées chez M. Paul Bourget ces idées qu’il estime essentielles et où il voit aujourd’hui le plus beau fruit de ses travaux. Certes, de « Céline Lacoste », une des premières nouvelles qu’il ait écrites (elle porte la date de 1873), des pages finales du « Disciple » et de « la Terre promise » jusqu’aux romans plus récents, où la doctrine catholique est appliquée dans sa pureté, l’acheminement est direct : il va de la simple tendance à l’adhésion intégrale. De même, ses pages sur « le rêve aristocratique de M. Renan » et sur l’œuvre historique de Taine dans les « Essais de psychologie », ou encore le Rivarol des « Études et portraits » révèlent une orientation intellectuelle qui aboutit et se précise dans le mémorable épilogue d’« Outre-Mer ». Après une manifestation aussi énergique, il devenait évident que M. Paul Bourget appliquerait tous ses efforts à expliquer les principes et à prouver les vérités qui règlent et dirigent sa pensée, en même temps que la peine et le prix de leur découverte les ont rendus chers à son cœur. Depuis que les conclusions de M. Paul Bourget étaient devenues publiques, on savait qu’elles allaient lui inspirer des livres graves et didactiques : il a d’ailleurs annoncé un essai sur ce qu’il nomme l’erreur française. Beaucoup de personnes qui, les unes par malice, les autres par austérité, regrettaient que M. Bourget se fût réduit à la condition de romancier, se félicitaient de le voir revenir à de plus nobles labeurs. Fortes de ce sentiment que M. Bourget n’est point fait pour composer longtemps d’autres « Cosmopolis », elles prédisaient avec plaisir que, possédé par ses idées et ses préoccupations nouvelles, il allait leur sacrifier la littérature d’imagination. On avait compté sans l’estime qu’un romancier a pour un art où il est passé maître, à la pratique duquel il doit sa gloire d’abord, ce qui est quelque chose, et aussi sa connaissance des hommes, sa science de la vie, ce qui est encore mieux. Il en est résulté, au rebours de ces prédictions, que M. Paul Bourget entreprit de transcrire et d’exprimer, précisément à l’aide d’une fiction romanesque, ce que l’on peut appeler ses « conclusions », sa morale et sa politique. Genre éminemment difficile ! Il s’agit d’être recevable dans ses postulats, logique dans leur développement, exact et informé dans les détails, et enfin de concevoir une intrigue symbolique, appropriée et assez émouvante pour attacher le lecteur aux idées essentielles de l’ouvrage. M. Paul Bourget avait fait déjà un essai de cette nature dans sa récente « Monique », une de ces longues nouvelles qu’il construit avec une solidité admirable, dans laquelle il a traduit à la fois le dogme chrétien de la réversibilité, qui lui est particulièrement cher, et, dans le personnage d’un artisan comme on n’en voit plus guère, présenté sa conception corporative des métiers. Ayant ainsi mesuré les périls et connaissant les conditions de succès de sa tentative, M. Paul Bourget a pu composer un livre dont les idées, qui contrarient tant d’« idées reçues », satisferont quelques-uns de nos contemporains, mais ne manqueront pas d’exciter de vives contradictions chez beaucoup d’autres.

Quand on annonçait l’« Étape », il y a déjà presque une année, ce titre symbolique demeurait assez obscur. On savait seulement que c’était celui d’une étude sur la société contemporaine et qui faisait le procès de quelques principes démocratiques. On pouvait attendre d’un esprit aussi ferme que celui de M. Bourget que l’étude de mœurs serait intimement unie à la partie de critique et de doctrine. Il importe pourtant de les distinguer. Voici d’abord la thèse de son livre, l’objet de sa démonstration, auquel se lient étroitement deux importants corollaires : 1° Il est contraire aux lois qui régissent les sociétés, il n’est ni bon, ni raisonnable, ni sain que les familles puissent s’élever trop rapidement et, parties des derniers rangs, accéder d’un coup, sans transition, sans étape, aux classes supérieures. La justice absolue, le principe du mérite personnel seraient vainement invoqués contre les lois de la « physique sociale » : car l’expérience montre que toute infraction à ces sortes de lois se résout en malheurs et en crimes. 2° Une morale fondée sur la seule « conscience », ou sur des principes abstraits (Droit, Justice, etc…), une « morale indépendante » en un mot, est incapable de produire le bien, comme fait toute morale appuyée sur une religion positive. Or, si la vérité ne parlait pas pour lui, le catholicisme, inséparable de la tradition des Français, conforme à leur innéité, devrait encore être leur religion. 3° Le culte, l’ivresse des abstractions, d’ailleurs souvent alliés à une grande noblesse de cœur, et qui, en politique, engendrent tant d’erreurs, ne sont pas moins dangereux dans la vie privée. L’esprit, par eux déformé, devient ignorant des réalités, incapable de profiter de l’observation et de l’expérience, et, nourri d’illusions, se met hors d’état de diriger pratiquement les affaires publiques ou particulières. Ici encore, la vision, l’idéologie, la métaphysique, ou, pour mieux dire, l’infirmité intellectuelle, doit nécessairement causer des ruines. Dans « l’Étape », c’est la première de ces propositions qui est la plus importante et la plus soigneusement démontrée. Mais les deux autres, par la nature même des choses, lui sont associées. Et l’on remarque d’ailleurs tout de suite que toutes trois ont un même caractère : elles tendent à prouver que la méconnaissance des lois, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, a pour inévitable sanction la maladie et la mort. De ces lois inéluctables « auxquelles notre libre arbitre peut bien tenter de se soustraire, mais que nos révoltes ne changent pas, non plus que nos désirs, un ancien disait déjà : « Ducunt volentem, nolentem trahunt. — Acceptez-les, elles vous guident, résistez-leur, elles vous traînent. » Cette acceptation, cette obéissance, cet équilibre, que donne « l’implacable discipline du fait », c’est le commencement de la sagesse : on se rappelle que M. Bourget les célébra dans son discours de réception à l’Académie, après avoir raconté l’anecdote fameuse des lunettes de Maxime Du Camp. C’est aussi la condition même de la vie. Comme Le Play, « le sage et lumineux Le Play », un de ses maîtres, M. Paul Bourget adopte « pour critérium de la bienfaisance d’une doctrine ou d’un système » la prospérité. Méthode toute positive. « Le malheur, dit-il dans « l’Etape », démontre l’idée fausse comme la maladie la mauvaise hygiène. » Et il écrivait l’an passé dans la préface de la nouvelle édition de ses romans, à laquelle nous venons d’emprunter déjà son commentaire d’un bon aphorisme antique : « Comment une loi se démontre-t-elle dans le domaine de la vie morale, sinon en constatant les désordres qui suivent sa méconnaissance et en marquant les signes de santé et de guérison qui suivent son accomplissement ? Mais que sont ces désordres, que sont ces signes de santé, sinon les humbles événements de notre existence, de la mienne, de l’existence des hommes et des femmes que vous connaissez, que vous coudoyez ? » Pour prouver les propositions que nous avons énoncées plus haut, M. Bourget a donc institué ce qu’il nomme lui-même une « expérience privée ». On va voir qu’il l’a conduite en véritable « physicien ». Joseph Monneron, fils de paysans de l’Ardèche, distingué à l’école pour son intelligence, instruit aux frais de l’État et poussé jusqu’à l’Ecole Normale, est, au moment où s’ouvre le livre, titulaire d’une chaire de rhétorique dans un des premiers lycées de Paris. Monneron, comme il se plaît lui-même à le dire, est un vivant exemple de la libre accession de tous aux plus hauts emplois. C’est son seul mérite, ou, pour mieux parler, sa capacité qui lui a valu cette ascension rapide, immédiate : et c’est elle, précisément, dont Monneron se glorifie, qui doit lui nuire. Pour avoir transgressé la loi qui veut que les hommes s’élèvent lentement, par degrés, aux classes supérieures, pour avoir « brûlé une étape », Monneron sera frappé non en lui-même mais dans ses enfants. Ce « déraciné » a constitué à l’aventure, pendant un de ses campements de fonctionnaire, et avec une femme inégale au rang qu’il lui a donné, une famille « déracinée » comme lui. De ses quatre enfants élevés sans traditions de foyer, exposés aux tentations du luxe des autres et privés de toute éducation morale qui n’est pas celle de l’impératif catégorique, l’aîné, jouisseur pressé, commet un faux dans la banque où il sert ; la fille, Julie, pour avancer le rêve dément de son mariage avec un jeune noble démocrate par snobisme, devient mère et tente d’assassiner son amant, moins naïf en plaisir qu’en politique ; le dernier prend déjà les allures d’un garnement ; tandis qu’un autre fils, Jean, l’espoir et la consolation de son père, reconnaissant la cause des maux dont souffre sa famille va abjurer les erreurs de Joseph Monneron. Il devient — après quelles traverses ! — le gendre du professeur Ferrand, homme de haute culture et universitaire lui aussi, mais catholique et monarchiste et qui, grâce à la lente et sage préparation de ses aïeux, a pu exercer son état dans ces conditions de sécurité et de dignité qui assurent le bonheur individuel comme la prospérité générale. Tel est le sec résumé d’un roman très vivant où l’on présume que le drame est ardent et riche et que l’idylle fleurit. Nous retrouverons tout à l’heure ces conflits des personnes et des passions que M. Paul Bourget a mis en œuvre, exposés et réglés avec sa pénétration et sa sûreté ordinaires. Pour l’instant, nous ne devons considérer que la famille Monneron : elle est, comme dans une tragédie ou dans une épopée, le premier héros du livre.

Le sujet propre de « l’Étape », ce sont les malheurs par lesquels cette famille paie (un chrétien comme M. Bourget dira peut-être : expie) l’erreur de son chef, qui est aussi l’erreur de son pays et de son temps. Il importe, en effet, de ne pas laisser dévier le débat où l’ont entraîné déjà quelques critiques. Je crois qu’après les avoir lus, on pourrait être porté à penser que M. Paul Bourget combat « l’abus de l’instruction » et des diplômes et a mis en roman psychologique et lettré, à l’usage de l’enseignement supérieur, la populaire « Blanchette » de M. Brieux. N’oubliez pas que M. Bourget, qui n’étudie point son Joseph Monneron sans sympathie, s’attache à le présenter comme un humaniste de distinction, un fervent des lettres classiques et surtout comme un excellent professeur qui comprend et qui aime son métier. Son mérite est certain ; ses aptitudes réelles. Sa rapide élévation, son « ascension sociale », qui permet qu’une classe de rhétorique soit bien faite et le goût des jeunes gens formé, est donc en ce sens utile à la société. Mais la question est de savoir s’il ne lui est pas encore plus utile, s’il n’est pas avant tout important, de constituer des familles saines et fortes. Or, M. Paul Bourget juge, conformément à la doctrine de ses maîtres, dont il se plaît à réunir les noms en apparence disparates — Bonald et Comte, Taine et Le Play, — que la famille, et non l’individu, est la véritable unité sociale, que c’est à elle qu’il faut tout rapporter. En considérant son Monneron, il n’a point pensé (ce serait, d’après un mot aristophanesque auquel Maurras a fait une fortune nouvelle, une Nuée,) que c’est déjà pour l’humanité une sorte de progrès que ce fils de paysans ait pu connaître, non seulement les commodités de la vie bourgeoise, mais aussi de hautes satisfactions intellectuelles. Il s’est arrêté davantage à l’idée que ce subit changement de classe avait valu aux lettres et à la culture française un serviteur de plus. Mais un tel bienfait n’est rien au regard des maux causés par Monneron en fondant une famille que doivent ravager le vice et l’anarchie. Ainsi un Monneron « né enfant trouvé et mort célibataire », selon l’amusante définition que donnait Renan de l’homme d’après le Code civil, pouvait rendre des services. Dans ce cas son « ascension sociale » n’était plus dangereuse. M. Paul Bourget a trop le sens du relatif pour que cette idée ait pu lui rester étrangère. Il ne le dit pas dans son livre, mais il a dû constamment penser que, sous l’ancien régime, l’intelligence d’un Monneron n’eût pas été perdue et que, pas plus que de nos jours, il ne fût resté attaché à la glèbe. Ne le voyez-vous pas abbé et professant les humanités dans un collège de sa province ? (On ne peut non plus s’empêcher de se rappeler que Napoléon avait prescrit le célibat aux professeurs de ses lycées.) Tout le monde y eût gagné, et Monneron d’abord, que M. Bourget nous montre accablé par les corrections de copies et les répétitions, renonçant à ses travaux personnels pour assurer la médiocre existence des siens. Et quel foyer a ce malheureux ! Un antagonisme quotidien s’y révèle ; l’envie, la sensualité, l’imagination déréglée y préparent des troubles profonds. M. Bourget a peint un repas de famille vraiment tragique où l’on voit, autour du père égaré dans sa vision, la mère, vulgaire et coquette ; la fille rongée par l’inquiétude d’une coupable maternité ; un fils faussaire encore insouciant et sous le coup du châtiment ; un autre fils, enfin qui lit dans tous ces cœurs et qui commence à comprendre la raison de tant de fautes. Dans une page dont l’accent ému, le sens précis et scientifique rappellent un peu le sage Le Play, mais avec plus d’ampleur, M. Bourget a poussé aux dernières limites son analyse du mal qui travaille la famille Monneron : « Dans les familles, grandies, comme celles des Monneron, au rebours des lois fondamentales des sociétés saines, il se rencontre sans cesse un phénomène plus tragique peut-être, bien qu’uniquement moral, que les catastrophes terribles ou sinistres : ainsi l’escroquerie d’Antoine, ainsi la faute de Julie. Ce phénomène est la solitude absolue où se trouvent les membres de ces groupements mal unifiés, dans des heures de crise, alors même qu’ils traversent des épreuves analogues, sinon identiques. Un père et son fils, une mère et sa fille, des frères et des sœurs sont soumis à des douleurs pareilles, dans des circonstances pareilles, (et ils ne soupçonnent pas ces similitudes de leurs destinées intimes. Ils ne savent ni se comprendre, ni s’aider réciproquement. Ils sont à côté les uns des autres et ils s’ignorent. Il leur manque cette cohésion secrète, cette pénétration si totale qu’elle en est inconsciente, privilège inné des demeures traditionnelles, où chaque génération n’est réellement qu’une minute d’une même race, l’épisode d’une même histoire. Alors les parents peuvent soutenir de leur expérience un enfant qui n’est qu’eux-mêmes prolongés, un aîné devenir l’éducateur de cadets qui ne sont que lui-même commençant. La continuité est la naturelle condition de ces familles fortes et lentes, au lieu que dans les autres — c’est la marque indélébile de leur anomalie — les efforts personnels se juxtaposent, ils ne s’additionnent pas. Les erreurs de celui-ci ne servent pas à celui-là. Un constant travail de désagrégation s’accomplit sur ces milieux improvisés, auxquels manquent les éléments nécessaires à toute durée humaine : un sol dont l’influence héréditaire ait passé dans le sang ; des coutumes qui aient façonné les sensibilités à la ressemblance les unes des autres ; une religion qui assure la communauté des espérances par-delà les séparations suprêmes… » La continuité, la durée, l’union, tels sont les biens que fait estimer M. Paul Bourget en présentant les tribulations, les discordes et les combinaisons viagères de la tribu Monneron. Il ne subsiste donc plus le moindre doute sur sa véritable pensée : l’auteur de « l’Etape » ne condamne pas d’une manière absolue l’« ascension sociale », par une négation, qui serait insensée, des capacités que l’on rencontre chez les hommes issus des classes les moins élevées. Il ne prétend pas davantage établir des castes impénétrables. Ne le sait-on pas assez ennemi de l’utopie ? Il se flatte, au contraire, d’interpréter dans l’esprit le plus sage et le plus moderne l’antique coutume qui permettait à toutes les souches françaises de se développer, de s’élever par leur labeur, par la constitution d’un capital matériel et aussi moral. Il fait dire à son Jean Monneron, sur la voie de retrouver ces vérités fondamentales : « Patiemment, sûrement, elles grandissent, ces familles terriennes, si elles en étaient dignes par leurs vertus. La vertu, quel beau mot latin : la force à l’état d’habitude, la force fixée, vis, virtus !… Elles arrivaient à la petite bourgeoisie, par en bas, avec le temps ; puis de la petite bourgeoisie, si elles continuaient à se fortifier, elles montaient à la moyenne, à la haute, enfin à la noblesse. C’était un axiome alors que la famille, dans l’état privé, devait d’abord s’enrichir par le travail, puis que haussée d’un degré, c’est-à-dire devenue noble, elle ne devait que servir l’État… »

Ici, et tout naturellement, M. Paul Bourget a pris le ton de Bonald pour exposer des vues chères à ce grand traditionnaliste, à ce « digne rétrograde », comme l’appelait le philosophe de la « Politique positive » : ce n’est pas, croyez-le, sans intention qu’on retrouve à chaque page de l’Étape quelque souvenir de ces théoriciens. Et, au fond, dans tout le livre, ne sent-on pas l’esprit et comme le souffle de Taine, à qui M. Bourget a toujours rendu plein hommage ? Le titre même n’en est-il pas une métaphore comme les aimait l’auteur des « Origines de la France contemporaine » ? Et cette maxime, qu’il répétait si volontiers dans ses dernières années, que le préjugé est « une raison qui s’ignore » n’est-elle pas vérifiée dans « l’Étape », où se justifie la constante défiance dont la sagesse des nations entoure les parvenus ? Ce roman, qui ne cesse jamais d’être attachant, vivant et dramatique, devient ainsi une sorte de somme des idées contre-révolutionnaires, c’est-à-dire — et M. Bourget tient beaucoup à cette distinction — d’idées qui sont « à l’antipode des idées de la Révolution » sans être pour cela le moins du monde « réactionnaires ». Dans ce livre, où tout est si bien mesuré, si bien prévu, c’est afin de servir son dessein, sa démonstration et, disons-le, sa propagande, que M. Bourget a attribué à Joseph Monneron la condition de professeur. Il eût pu le faire, avec vraisemblance, ingénieur, avocat, médecin, voire ministre. En le choisissant universitaire, il obtenait le « déraciné » par excellence, l’homme qui, ayant oublié ses traditions, nie la coutume et l’hérédité, les remplace par l’idéologie et, professionnellement habitué aux déductions logiques, pousse à l’extrême ses principes et y conforme toute sa vie, ne se montrant même pas « conciliant en fait », comme le recommandent et la sagesse et la facilité de l’existence. Ainsi Joseph Monneron, hostile au catholicisme, n’a pas consenti que le baptême fût donné à ses enfants. Lui-même n’est pourtant pas affranchi de toute foi : idéaliste à l’extrême, il porte au cœur la plus virulente des religions contemporaines : celle de la Révolution. Il a pour les « immortels principes », que M. Bourget, à l’exemple de son professeur Ferrand, ne nomme jamais autrement que les « faux dogmes de 89 », un culte fanatique. Quelques grandes abstractions — Justice, Devoir, Solidarité — jouent pour lui le rôle d’un Dieu qui commanderait le bien sans punir le mal. Quelques métaphores érigées en divinités suffisent à maintenir dans l’honnêteté ce brave homme, absorbé par la chimère et d’ailleurs ignorant du monde extérieur. Réussiront-elles à dompter des appétits plus ardents et mieux avertis ? Monneron en est assuré. Ce libre esprit a dans la « conscience » une foi de fakir. Il n’a pas hésité à abandonner ses enfants à la vie avec ce faible viatique moral. Peut-être (et ici nous retrouvons la thèse primitive de « l’Etape », tant les idées de M. Bourget se pénètrent et se lient) n’en fût-il résulté aucun dommage si les Monneron étaient restés en contact avec leur classe originaire : d’une parenté égale à la leur, ils eussent acquis un sens de l’honneur, une notion du respect humain dont l’efficacité, pour beaucoup de nos contemporains, égale celle des commandements de l’Église. Au contraire, les enfants du professeur ne doivent à leurs belles relations que de connaître un luxe et des plaisirs inaccessibles pour eux. Les indécises déesses qui inspirent et consolent le naïf Monneron n’ont pas eu grand effet contre les tentations auxquelles sont induits ses enfants. Je dois dire qu’il est tout à fait piquant de retrouver dans la bouche du débauché Antoine, à qui son père expose que la démocratie rend le riche et le pauvre égaux au moins devant l’urne électorale, la raillerie d’un austère philosophe sur ces gens qui font consister le bonheur humain dans l’exercice de la liberté politique. L’impératif catégorique n’a empêché ni Julie Monneron de chercher un beau mariage et, en acompte, des émotions rares, ni son frère de vérifier, aux frais de son patron, quelques-uns des théorèmes de la « Physiologie de l’amour moderne » chez une dame de la noblesse d’alcôve qui porte, comme les amies du beau Casal et de Claude Larcher, des « pantoufles de cygne » et des « peignoirs de surah mauve », et ne dort autrement que dans des « draps de soie molle. » Par leur impuissance à retenir ces jeunes gens dans le bien, les préceptes du vieux Kant, comme l’appelle familièrement un autre idéologue qui paraît dans cette histoire, prouvent donc leur fausseté : c’est l’observation que ne tarde pas à faire l’autre fils Monneron, Jean, que M. Paul Bourget traite comme son personnage d’élection et en qui il a présenté un pur intellectuel — mot qu’il tient à conserver tout en condamnant l’abus qu’on en a fait — mais un intellectuel de bon aloi. Ce jeune homme, nourri dans la foi révolutionnaire, a eu pourtant l’heureuse fortune de recevoir, durant ses classes de philosophie, l’enseignement du traditionaliste Ferrand. Sans obtenir de son élève préféré une immédiate adhésion à ses principes, celui-ci a réussi cependant à déposer dans cet esprit probe et bien fait de fécondes semences. Elles donnent leur fruit quand des catastrophes domestiques éclairent Jean Monneron. Il se souvient alors des avertissements de son maître, qu’il avait considérés avec sérieux sans les accepter ; il se souvient en même temps, lui sur qui la méthode de Taine avait eu une profonde influence, d’un mot fameux de ce philosophe, et que M. Bourget a souvent cité, sur les salutaires effets du christianisme. Cette apologétique expérimentale va conduire ce jeune « intellectuel » réfléchi, positif et exercé à la critique, à « ce véritable miracle moral qui s’appelle une conversion. » C’est avec ce point de départ nouveau que M. Paul Bourget a tenté une psychologie de la conversion, et l’on devine avec quelle délicatesse il a montré celle-ci, à l’opposé des autres, ne gagnant le cœur qu’après l’intelligence. Visiblement ce cas le passionne. M. Bourget y a été attaché par son goût de l’analyse et il y a montré, avec sa précision coutumière, le jeu de toutes les puissances de l’âme, depuis les influences héréditaires jusqu’à l’amour : non moins que l’intelligence et la volonté, en effet, le cœur a une part dans ce drame intérieur. Jean Monneron se fera catholique parce qu’il aime Brigitte Ferrand ; mais il ne l’aimerait pas s’il n’était déjà prêt à se faire catholique. Cela vous paraît subtil ? M. Bourget, qui scrute le tréfonds des sensibilités et qui, dans tous nos actes, attribue toujours un large rôle à l’inconscient, n’a d’ailleurs jamais professé que la nature fût simple. On pense bien que Jean Monneron ne s’est pas libéré de l’illuminisme révolutionnaire pour tomber dans un bas mysticisme chrétien. Certes, quand sa conversion sera définitive, il devra songer à son salut et à l’autre vie. Mais (et ceci est tout à fait conforme à l’apologétique de M. Paul Bourget) pour satisfaire les aspirations supraterrestres, le catholicisme ne donne pas moins un sens naturel et précis des choses de ce monde. Il n’y a pas seulement dans le catholicisme une foi et une morale et aussi, nous l’avons vu, une politique, mais encore une saine interprétation de la vie, la plus propre à assurer le bonheur et la prospérité. Ne sent-on pas que nous voici en chemin de démontrer la troisième proposition que nous avions distinguée dans « l’Etape » ? Joseph Monneron, qui invoque incessamment la Raison et la Nature et vit dans une illusion perpétuelle, sort avec peine de son rêve quand il est mis en face d’une terrible réalité : le double déshonneur qui marque sa famille. L’utopiste, le « dormeur éveillé », n’a rien vu de la désorganisation qui se faisait à son foyer : quand il s’en aperçoit, et seulement après un éclat, il n’y comprend rien encore. Sa fille est séduite, son fils est voleur. « Et pourtant je ne leur ai jamais parlé que de justice ! » s’écrie douloureusement ce Géronte. Ne doutez pas que M. Bourget ait mis de la pitié dans ce cri de haute comédie. On y distingue aussi une ironie supérieure et qui fait songer au mot d’un Père de l’Église, Lactance, le chrétien Lactance : « Justitia speciem quamdam stultitiæ habet. » Ce qu’on pourrait traduire librement ainsi dans l’aventure de ce pauvre idéaliste : L’homme de la Justice fait une figure de sot. Bonald et Joseph de Maistre prenaient à peu près le même accent pour railler les pères nobles de 1789. Comme eux, M. Bourget s’égaie austèrement : il n’oublie pas un instant que la naïveté de son personnage indique la gravité de son mal. Au cours de l’explication qu’il tient avec son fils Jean, ce fils préféré qu’il sent maintenant gagné par une doctrine haïe, Monneron montre combien est difficilement curable son infirmité spirituelle. Emouvant débat que celui-ci, où « l’illusionniste, ennemi des faits », terrassé par la réalité, se révolte encore contre elle, et se réfugie dans l’utopie, au moment où il en devrait enfin comprendre le danger. Il y a, dans cet aveuglement désespéré, dans cette fuite suprême vers « l’idéal », quelque chose de l’héroïsme qui fait les martyrs. Ce sectateur et bénéficiaire des Droits de l’Homme apparaît alors comme un type : le « Monneron », qui vaudra comme une des plus fortes créations de M. Paul Bourget, est bien le modèle de ces esprits faux, de ces « animaux religieux » qui s’appellent, selon les cas, le libéral ou le jacobin.

En plaçant l’action de « l’Étape » dans un milieu d’universitaires, parce qu’il y trouvait beaucoup plus accusés, et en quelque sorte plus purs, les maux qu’il se proposait de décrire, M. Bourget n’a pas manqué de faire une consciencieuse étude de mœurs. C’est victorieusement répondre aux plaisants qui l’accusent de ne prendre intérêt qu’aux gens qui ont au moins cinquante mille livres de revenu. On voit bien dans l’Étape un fils de banquier et un jeune aristocrate qui répondent à cette condition. Mais on ne les voit que parce qu’ils ont vraiment affaire dans le roman. M. Bourget a donc tracé une peinture de l’Université, dont on le croyait bien éloigné, et de l’Université telle que l’a formée le régime actuel et telle aussi qu’elle se montre dans ses tendances et ses opinions depuis une crise récente, une « funeste guerre civile » que chacun reconnaîtra sans que l’auteur lui-même l’ait désignée plus clairement. Sous une forme romanesque, il a écrit une belle page d’histoire en décrivant dans ses effets et dans ses causes le mouvement qui précipita, aux environs de 1898, des érudits et des lettrés paisibles dans un enthousiasme mystique et les détermina à quitter leurs chaires pour porter la bonne parole au peuple. Si Joseph Monneron n’était un forçat des corrections de copies et des répétitions, il se fût montré des premiers sur les estrades des réunions publiques. Son fils Jean, du temps de ses erreurs, l’a du moins remplacé en utilisant les loisirs que lui laissait la Sorbonne pour fonder une université populaire, expressivement nommée l’Union Tolstoï (U. T.), dans la compagnie mêlée du fils d’un grand financier juif, Crémieu-Dax, de quelques ouvriers autodidactes, d’étudiants, d’esthètes et de l’élégant Adhémar de Rumesnil, qui, par désœuvrement et par goût de la contradiction, fréquente ces prêches de faubourg et utilise l’occasion pour séduire la sœur de son ami, cette Julie Monneron, sœur des « Sévriennes » de Mme Réval et de l’élève de Fontenay-aux-Roses dont M. de Vogüé a raconté l’aventure. Ces figures variées sont exactes et soigneusement étudiées, Crémieu-Dax, surtout, en qui revit le prophète hébraïque sous l’agitateur démocrate, et chez qui l’on trouve « un sens aigu du fait, hérité de l’homme d’affaires son père, et mis au service, par un saisissant contraste, du millénarisme le plus insensé. » C’est lui qui a fondé, c’est lui encore qui dirige l’Union Tolstoï. Décrivant ce laboratoire d’idées fausses, on pense bien que M. Bourget n’a pas manqué d’en faire la critique. Il nous montre de jeunes intellectuels mettant leur culture à la disposition du peuple et au lieu de développer chez lui, comme ils se le proposent, le libre examen, aidant à former un fanatisme nouveau. « Les sectes, disait Voltaire, ne naissent que chez la canaille. » M. Bourget nous fait assister à la naissance d’une véritable secte le jour où les organisateurs de l’U. T. ayant voulu, pour rester fidèle à leur programme de libre discussion de toutes les doctrines, amener un prêtre catholique à leurs auditeurs, ceux-ci refusent de l’entendre et opposent à son dogme les dogmes nouveaux de l’Internationale dont M. Bourget a fait une analyse qui n’atteint pas seulement ces misérables couplets. Vouloir initier, sans autre préparation, des illettrés, des élèves de l’école communale aux plus délicats exercices de la pensée, c’est une pure folie. Au même titre que l’organisation politique qui permet la formation du « Monneron », les universités populaires sont donc une « tentative antiphysique ». Ce rapprochement avec la thèse fondamentale de « l’Étape » justifie les longues pages que M. Paul Bourget a consacrées à l’U. T. Il a d’ailleurs trouvé de bonnes raisons pour blâmer les programmes ridicules et prétentieux de ces nouveaux cours du soir. Cependant on n’entend pas sans peine le dur accent qu’il prend en parlant des ouvriers et de la « barbarie ouvrière ». N’a-t-il pas, dans cette « Monique » que nous citions plus haut, célébré la dignité professionnelle, l’aristocratie du travail : et l’une et l’autre ne semblent-elles pas devoir bientôt renaître de leurs ruines ?… De même encore M. Bourget, qui redoute les autodidactes, dont il a tracé quelques types amusants, n’estime-t-il pas la docilité significative, et révélatrice d’un bel amour de l’ordre, avec laquelle des têtes souvent grises viennent se mettre sous la férule de jeunes étudiants ? Même faite par un Crémieu-Dax, une classe, qui nécessite toujours quelque discipline, vaut mieux que l’étude désordonnée et l’exaltation solitaire. L’Union Tolstoï formera sans doute de dangereux fanatiques. Mais c’est livrés à eux-mêmes qu’un Rousseau, un Proudhon, un Benoît-Malon élaboraient leurs utopies. Il ne s’agit pas de choisir entre deux maux, mais de discerner le moindre mal : M. Bourget aime trop la sociabilité pour préférer le second. Nous signalons ces nuances parce qu’il semble qu’elles pourraient faire tort aux doctrines que sert M. Bourget. Assez de révoltes et d’indignations vont s’élever sans qu’on leur donne encore des prétextes. Il faut, pour confirmer les théories mêmes de « l’Étape », que ces indignations et ces révoltes ne s’adressent qu’aux lois, à la « Physique politique » qui y sont expérimentalement démontrées, a M. Paul Bourget aimerait sans doute peu qu’on louât l’originalité et la hardiesse qu’il a mises à affirmer ses idées antidémocratiques. Ce qu’il faut davantage admirer dans « l’Étape », c’est qu’un écrivain parvenu à ces « conclusions » qui résultent de toute son œuvre, ait réussi à les exprimer sous leur forme définitive avec autant de suite et de vigueur, tout en restant ce qu’il se flatte d’être avant tout : un romancier. Comme l’a remarqué un bon juge, M. Bourget a su faire servir son art. Chef-d’œuvre de volonté et de patience, où l’effort est assez dissimulé pour qu’on le présume seulement. Les « grands efforts » ne sont pas rares dans la littérature d’aujourd’hui. Celui de M. Paul Bourget, du moins, n’aura pas été vain : « l’Étape » attachera ses lecteurs et, sans contrainte, elle mène à la réflexion ceux qu’elle a attachés.

Jules Lemaître, Pierre Lasserre et Jean-Jacques Rousseau

Auguste Comte, lorsqu’il voulait donner la mesure de son mépris intellectuel pour un homme ou pour une idée, lui appliquait l’épithète de « roussien ». Il disait même, pour renforcer son dédain, « stupidement roussien ». Être « roussien » c’était, pour le fondateur du positivisme, participer de la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, en admettre les principes, en accomplir la lettre et l’esprit. Croire et dire que « la vie n’a jamais besoin d’être systématiquement réglée » et que « le sentiment suffit pour nous conduire » ; croire et dire que l’homme trouve dans son sens propre toutes les inspirations bonnes et salutaires, croire et dire que l’individu, d’une perfection originelle, vaut infiniment mieux que la société, qu’il est non seulement indépendant d’elle, mais meilleur qu’elle ; que, loin qu’il lui doive quelque chose, c’est la société qui nuit à l’homme et qui le corrompt ; croire et dire, enfin, que l’individu, en obéissant à ses impulsions, à ses instincts, à ses sens, obéit au divin qu’il porte en lui, et que l’état de nature est supérieur à l’état de société, l’homme primitif à l’homme civilisé, de toute la supériorité de ce qui est pur sur ce qui est adultéré, du céleste sur le terrestre, ce sont ces propositions qu’Auguste Comte condamnait comme anarchiques et barbares chaque fois qu’il les retrouvait chez ses contemporains, telles qu’elles étaient sorties de la vie et des livres de Jean-Jacques Rousseau. L’épithète de « roussien » n’a pas fait fortune. La philosophie d’Auguste Comte, elle-même, combattue par tant d’intérêts et d’influences, quand elle n’était pas dénaturée par ses propres adeptes, n’a cheminé que lentement jusqu’ici. Mais Auguste Comte avait confiance dans les « orages de l’avenir » pour rallier les intelligences à sa vaste synthèse. Il semble que sa prévision commence à se réaliser. Il y a un retentissement certain de sa pensée dans le mouvement très réel de réaction qui se dessine depuis quelques années en France contre les désordres où plusieurs générations se sont complu. Or voilà que ce mouvement se tourne directement aujourd’hui contre celui que désignait déjà Auguste Comte comme l’initiateur de l’anarchie moderne : Jean-Jacques Rousseau. Les destructions, les avilissements, les « orages » qui alarmaient Auguste Comte alarment à leur tour d’importantes fractions du monde de l’intelligence française. Il y a eu, certes, à toutes les époques de notre littérature, une certaine tradition d’ordre et de raison qui n’a jamais été prescrite et qui a toujours trouvé de dignes représentants. Déjà, la critique de Voltaire, où l’irrespect pour les choses établies s’allie à un vif sentiment conservateur, s’était appliquée, parfois cruellement, à la religion de remplacement que venait prêcher Rousseau, ou, comme on a dit, Saint-Rousseau. C’est ce même esprit critique, mais nuancé par un sentiment très juste des convenances, par une haute équité, par une pénétrante psychologie, qui anime le livre où M. Jules Lemaître a réuni dix leçons professées cet hiver avec éclat. Mais il y a mieux et plus dans ce livre que la réaction spontanée, le mouvement d’horreur naturel de Voltaire, fils d’un siècle très raffiné. Voltaire avait compris que la doctrine de Rousseau tendait à faire marcher les hommes « à quatre pattes ». Notre temps mesure exactement le genre de barbarie auquel Rousseau fait retourner. Rousseau n’a pas ramené l’homme à l’âge des cavernes. Mais il a répandu dans les esprits et dans les cœurs une anarchie qui ébranle l’œuvre de l’humanité. C’est pourquoi, rempli d’indulgence pour l’homme, M. Jules Lemaître est impitoyable pour le philosophe chaque fois qu’il rencontre chez lui le principe de quelque ruine. Contre les idées de Rousseau, qui vont à une subversion universelle, la critique de notre temps entreprend de défendre un bien commun à tous : la civilisation.

« J’ai fait des expériences », écrit M. Jules Lemaître au préambule de son livre. « J’ai vu de près des réalités que je n’avais aperçues que de loin ; j’ai touché du doigt les conséquences de certaines idées de Rousseau ». Ces conséquences, un autre critique, M. Pierre Lasserre, les nomme, les étudie, les décrit dans tout leur détail, telles qu’il les trouve dans les arts, la politique et les mœurs du xixe  siècle. C’est le Romantisme, qu’il définit « la Révolution dans les sentiments et dans les idées. » Ainsi le Romantisme et la Révolution sont reliés l’un à l’autre. Des origines communes leur sont découvertes. Tous deux proviennent des mêmes principes. Tous deux, pareillement inspirés, détruisent de la même manière et pour la même raison ce qui préexistait, et ce qu’ils édifient est de nature semblable. Une expérience de plus de cent années, en permettant de décrire les phases et les manifestations du Romantisme, autorise aussi à en juger pleinement le sens et la valeur à l’aide des résultats acquis.

I

Qu’apportait donc Jean-Jacques de si nouveau qu’il faille voir en lui le générateur et le père de ces profonds mouvements ? M. Jules Lemaître l’indique en quelques mots précis. Jean-Jacques pratiquait et enseignait « la subordination totale du jugement à la sensibilité ». Telle était la méthode de Rousseau, si l’on peut nommer cela une méthode et elle était neuve, en ce sens que de longs siècles de culture avaient au contraire plié l’homme à l’empire de la raison. Rousseau instaura le règne de l’imagination et de la sensibilité, c’est-à-dire de la « déraison ». Le prestige qu’il devait à ses dons d’écrivain fut d’autant plus grand que Rousseau survenait justement dans un temps où l’on se flattait de tout remettre en question. Personne ne songeait sérieusement à bouleverser les choses. Tout au plus se souciait-on d’abolir quelques abus. La fronde était universelle, mais superficielle. On se moquait de tout, et la plaisanterie s’étendait vite jusqu’au sarcasme et à la négation : quelque aiguë qu’elle soit, l’ironie n’a pas de force révolutionnaire. Montesquieu, Voltaire, les Encyclopédistes eux aussi, malgré leurs outrances et leur irrespect, malgré même leur engouement pour les idées ou les institutions anglaises, se rattachaient directement à l’esprit français. Ils étaient fils de notre culture. Et l’athéisme des Français cultivés, l’athéisme classique était conservateur. Au contraire, Rousseau, nourri de la Bible, élevé dans une cité biblique, pénétré de protestantisme, apportait, rehaussé par les dons de son singulier génie, quelque chose d’étranger et de violent, quelque chose où l’esprit du xviie  siècle, si bien organisé, ne se fût pas laissé prendre, mais qui exerça sur le siècle suivant, entré en décadence, une foudroyante séduction. M. Charles Maurras, un des initiateurs de ce mouvement antiromantique et contre-révolutionnaire qui gagne et commence à porter les fruits que nous voyons, a décrit, dans une page imagée, l’entrée de Jean-Jacques à Paris et comparé le prophète genevois à ses ancêtres directs, les prophètes hébreux. La page veut être citée, car elle montre combien ce mysticisme, ce trouble de l’âme et des sens, cette corruption de l’intelligence, qu’allait introduire le musicien vagabond, différaient des façons de sentir et de penser qu’une longue et brillante vie de société avait acclimatées en France. « Folie, sauvagerie, ignorance, singularité, solitude, orgueil et révolte, voilà ce que l’aventurier nourri de la moelle biblique érigea sur l’autel sous le nom de vertu. Il mettait en système une nature inculte en même temps que toutes ses sortes de défauts ; sa sensibilité indignée et plaintive dressée en manière de loi lui servait de critérium décisif contre l’univers. En ce temps-là, passé la frontière française, mûrissait le septième ou le huitième siècle de la civilisation des modernes. Il y entra comme un de ces énergumènes qui, vomis du désert, affublés d’un vieux sac, ceints de poil de chameau et la tête souillée de cendres, promenaient leurs mélancoliques hurlements à travers les rues de Sion : s’arrachant les cheveux, déchirant leurs haillons et mêlant leur pain à l’ordure, ils salissaient chaque passant de leur haine et de leur mépris. Mais le Paris de 1750 ne ressemblait en rien à une mauvaise bourgade asiatique peuplée de juifs crasseux : tête réfléchie et gracieuse de l’univers intellectuel, capitale d’une monarchie encore puissante, tout ce qui s’y faisait se développait glorieusement par tout le reste de la terre habitée. Cette gloire française et cette hégémonie de Paris ne servirent plus qu’à répandre les divagations d’un furieux. Demi-homme, espèce de faune trempé de la fange natale, Rousseau agréa justement par cet appareil primitif. Le plus humain des peuples était un peu las des plaisirs et des pouvoirs de l’humanité. Comme l’avait bien vu Voltaire, éclairé par le génie antisémitique de l’occident, la France avait envie d’aller à quatre pattes et de manger du foin. Elle y alla. Elle en mangea. Ces appétits réactionnaires se gavèrent selon Rousseau… » M. Jules Lemaître, à son tour, compare Jean-Jacques au saint homme Job sur son fumier : c’est la Bible tout entière qui revit avec Jean-Jacques Rousseau. La Bible, mais avec quelque chose en plus. La Bible toute seule, toute nue, n’était pas assimilable pour ses contemporains. Ils n’en eussent pas supporté, telle quelle, la rebutante nourriture. Mais — et ce sont deux remarques excellentes de M. Jules Lemaître — Jean-Jacques Rousseau l’enveloppait d’un art qui devait trouver le chemin des intelligences du siècle. D’une part, il a son style, qui est « une chose ancienne retrouvée et enrichie… Rousseau renoue une tradition ». En effet, il écrit comme les écrivains du xviie  siècle, qu’il a étudiés, et non les auteurs à la mode. C’est dans une prose renouvelée de Bossuet qu’il répandra les idées mères de la Révolution : et c’est une des raisons de leur prestige. C’en est une autre qu’il ait raisonné sa déraison, qu’il ait, de fausses prémisses, déduit tout son système subversif avec l’appareil logique de ses devanciers. D’autre part, il est à retenir, et le fait est d’ordinaire négligé, que Rousseau, né protestant, a cependant passé plusieurs années de sa vie, et celles justement de la formation et de la croissance, dans le catholicisme. Ce ne fut pas pour en garder la discipline, mais le genre de sensibilité et le tour d’imagination qui étaient les plus propres à le rendre intelligible à un public français, d’éducation et de mœurs catholiques. À l’aide de ces éléments traditionnels, Jean-Jacques Rousseau, servi et par les circonstances et par son génie, put introduire et faire agréer des nouveautés qui, sans cette parure et ce fard, eussent assurément révolté la société française. C’est sous ces dehors supportables et même séduisants que le biblisme fit soudain irruption dans notre littérature. Rousseau importa chez nous la manie du divin. Un historien de la littérature, M. Lanson, dans un chapitre où il se montre fort jaloux d’établir la cohérence et l’unité de l’œuvre de Rousseau et d’en montrer la « bienfaisance inépuisée », le même M. Lanson écrit très justement : « Pour Voltaire, Dieu est une idée, produit du raisonnement philosophique, ou suggestion de l’utilité sociale : pour Rousseau, Dieu est. Voltaire démontre Dieu et Rousseau croit en Dieu. Il n’y a chez les catholiques que les prêtres, qui, cessant de croire, puissent garder le sens religieux : mais, a-t-on dit, tout protestant est prêtre, et Rousseau plus qu’aucun autre… Ce même homme a été le vrai restaurateur de la religion. » En effet, mais d’une religion singulièrement dangereuse, car elle est réputée avoir sa source dans la conscience de chaque individu. Dieu habitait le cœur de Rousseau : ainsi tout ce que pensait, faisait et disait Rousseau participait du divin. Voilà, résumée en quelques mots, la grande nouveauté qu’apportait Jean-Jacques et à laquelle se laissèrent prendre ses contemporains, sans réfléchir aux incalculables conséquences qu’elle devait nécessairement porter. Conséquences, d’abord, pour l’individu. Cette exaltation du cœur humain en présage aussi la ruine. Cette divinisation des passions humaines en prépare le dessèchement et la corruption. Sous prétexte de remettre la nature en sa place, Rousseau abolit le naturel. Toute femme française qui lira la « Nouvelle Héloïse », si elle n’est gâtée de littérature, si elle a conservé, avec la netteté du jugement, cette conscience du vrai rôle féminin que donne une éducation catholique, trouvera que Saint-Preux et Julie sont des insensés. Non pas parce qu’ils restent séparés : s’ils s’épousaient il n’y aurait plus ni roman ni thèse. Mais la manière dont ils exaltent et magnifient leurs émotions, non pas pour en mieux jouir, mais pour les justifier, pour les confondre avec le devoir et avec la vertu, révolte toute sensibilité jeune et saine. Ainsi lorsque Julie s’écrie, dans un crescendo qui fait songer à la Marguerite de Gounod à l’acte de la prison : « L’amour en lui-même est-il un crime ? N’est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la nature ? N’a-t-il pas une fin bonne et louable ? Ne dédaigne-t-il pas les âmes basses et rampantes ? N’anime-t-il pas les âmes grandes et fortes ? N’ennoblit-il pas tous leurs sentiments ? Ne double-t-il pas leur être ? Ne les élève-t-il pas au-dessus d’elles-mêmes ? Ah ! si, pour être honnête et sage, il faut être inaccessible à ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre ? Le rebut de la nature et les plus vils des mortels. » (Nouvelle Héloïse, partie V, lettre XIII.) Sur les ailes de son amour, Julie s’élève jusqu’aux cieux, mais aux cieux métaphysiques de la moralité. Ce n’est point qu’elle méprise d’autres paradis. « Ce qui eût paru également affreux à tous les poètes de la passion féminine, écrit M. Pierre Lasserre, d’Homère à Racine, d’Anacréon au chevalier Bertin, c’est que Julie fasse, de ce qui lui est advenu sous les charmilles et que Corrège eût peint divinement, un événement théologique dont elle disserte du plus haut de sa tête. Et c’est, à l’école de cette philosophie, la marotte de tous ces gens-là. Ils parlent de leurs fortunes amoureuses comme d’un dessein formé de toute éternité par la Providence universelle sur leurs individus. » Ainsi l’amour est un crime, s’il n’est la plus haute vertu. Et c’est ce Rousseau, qui l’avait si incomplètement, si malheureusement ou si malsainement pratiqué qui se flattait d’en apprendre au monde la conception nouvelle ! Sur ses expériences imparfaites, avec le vide et la nostalgie qu’il en avait gardés, et réchauffant le tout de son moralisme protestant, Jean-Jacques Rousseau élabora la métaphysique et la religion de la passion. L’analyse lucide de M. Pierre Lasserre montre que dans cet idéalisme réside justement un principe de mort et de ruine pour l’individu, un principe qui stérilise la passion elle-même. Le Romantisme, issu de Rousseau, est profondément irréel. Et il abat ainsi ce qu’il prétend exalter. Le dieu intérieur tue l’homme, flétrit la vie, obscurcit le monde. La passion divinisée corrompt la passion. Mais il faut citer ici cette page de M. Pierre Lasserre, qui explique comment le feu sorti de l’œuvre de Rousseau alla, après lui, dévorer les mœurs, les arts, la politique elle-même : « Rousseau, comme s’il n’avait jamais vécu, rêve de jouissance et de souffrance, de félicité et d’infortune, de vertu et de vice, de justice et d’iniquité, comme d’essences pures et sans mélange, dont son sens intime, sans égards aux rapports extérieurs, serait l’infaillible pierre de touche. Horrible naïveté ! Il donne de faux noms à ses émotions et il juge de la qualité objective des choses d’après ses émotions. Tout ce que je sens être bien est bien. Tout ce que je sens être mal est mal. » « Il y a donc des sentiments purement bons, absolument et infiniment bons, bons en toute hypothèse et on peut s’y abandonner sans retenue ; ils n’ont à composer avec rien. C’est la ruine des mœurs. Ce qui est bon en soi est divin. « Conscience ! Immortelle et céleste voix ! » « C’est l’avilissement de la Religion, Dieu mis en tiers dans tous les mouvements auxquels il plaît au cœur de se laisser entraîner. Art, Morale, Religion, Politique n’ont d’autre objet que de réaliser l’unité d’éléments et de forces contraires — stériles et destructeurs, tant que leur contradiction n’est pas subordonnée et vaincue. Cette réalisation, c’est le bien, sous ses noms divers de beau, d’honnête, de sage, de juste. Mais, s’il y a une bonté, une vertu, une justice spontanées et primitives, ces disciplines ne sont pas seulement inutiles, elles sont l’artifice méchant qui empêche le paradis naturel de s’épanouir. La substance réelle d’un tel optimisme, c’est donc le nihilisme de l’esprit et du cœur, nihilisme que Rousseau exerce en songeur morose, qui après lui réclamera le laisser-aller universel des choses humaines sous le nom de Liberté. C’est un beau cri que « Liberté » entre les murs d’une prison ou sous le poing du conquérant. Mais quand le joug dont nous nous sentons oppressés n’est rien d’autre que la nature du réel, c’est le cri désolé d’une servitude qui s’accepte en se maudissant. » Ce nihilisme devait enfanter tous les malheurs et tous les désespoirs du siècle. De cette anarchie devaient sortir tous les désordres. L’histoire des sentiments romantiques, celle des idées romantiques, telle que l’a écrite M. Pierre Lasserre, atteste que le Romantisme, en donnant, selon la méthode de Rousseau, la prédominance à la sensibilité, a, tout à la fois, dénaturé les sentiments et vicié les intelligences.

II

On a tenté bien des fois de donner des définitions du Romantisme. Ces définitions montrent assez combien ceux-là mêmes qui se trouvaient au centre du mouvement se sont mépris sur son caractère. N’est-ce pas Stendhal — en qui justement l’on ne trouverait que bien peu de traits spécifiquement romantiques et certes aucun des traits essentiels — qui disait, alors qu’on hésitait sur la forme du mot encore au début de sa vogue : « Le Romanticisme est l’art de présenter aux différents peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus de plaisir à leurs arrière-grands-pères. » Lorsque M. Émile Deschanel, dans une série de livres un peu sots, a développé avec abondance cette idée que « le Romantisme est la forme toujours la plus actuelle de l’art », il n’avait certes ni les mêmes raisons ni la même excuse que Stendhal, qui se croyait romantique parce qu’il excitait son imagination sur l’énergie de Napoléon, sur les beaux crimes, sur les chroniques italiennes du moyen âge, parce qu’il faisait tour à tour de « l’égotisme » et de la couleur locale. À la vérité, c’était un pur psychologue qui se regardait vivre comme Condillac observait sa statue. À elle seule, sa définition témoignerait qu’il n’a pas été romantique. Le Romantisme est constitué par des éléments psychologiques que distingue soigneusement M. Pierre Lasserre et qu’il définit à l’aide d’exemples soigneusement choisis. Le Romantisme est, accessoirement, une forme d’art. Le Romantisme d’Hernani, par exemple, offre un vestiaire et un bric-à-brac de convention, à l’aide desquels il est commode, principalement pour la préparation au baccalauréat, de définir le Romantisme. Mais l’essence du Romantisme n’est pas là. Le Romantisme repose sur une disposition d’esprit spéciale et commune à tous ses adeptes, sur une certaine conception de la vie et du monde. Disposition d’esprit et conception qui se retrouvent chez Rousseau et dont Rousseau est la source. Le romantique croit que l’homme est originellement bon : idée « roussienne » ; que la société, qui entrave ses instincts et ses aspirations, est une ennemie pour lui : idée « roussienne » encore ; que la passion est sainte et sacrée, le sentiment infaillible et qu’en s’y abandonnant on atteint fatalement la beauté, le bonheur, la vertu : idée « roussienne » toujours, nous l’avons vu. Or ces idées devraient être condamnées, ne fût-ce qu’au nom de l’hygiène pure et simple, car elles « désorganisent les mœurs », et, abolissant la passion réelle, abolissent en même temps la sensation et rendent impossible le bonheur. M. Pierre Lasserre montre, par l’exemple de Senancour, un cœur dévoré de chimères, une vie ravagée par la solitude. Par l’exemple de Benjamin Constant, la manie des passions détruisant toute espèce de sensation. Benjamin Constant a passé sa vie à rechercher le grand amour. C’est précisément pourquoi il l’a toujours ignoré. L’homme sain considère la passion comme un fléau, comme un mal. Benjamin Constant appelle ce mal de tous ses vœux. Les poètes classiques, en face d’Éros, avaient créé Anteros, qui combat le dieu cruel et qui aide à panser ses plaies. Ronsard l’invoquait pour oublier ses maîtresses et reconquérir la paix du cœur :

Antérot, prête-moi la main,
Enfonce tes flèches diverses
Il faut que pour moi tu renverses
Cet ennemi du genre humain.

Benjamin Constant croit devoir à sa belle carrière d’invoquer sans cesse Éros rebelle. Et non seulement il se met dans des postures ridicules, mais encore les voluptés qu’il attend ne viennent jamais. Il n’avait pas compris qu’Anteros est le meilleur auxiliaire de l’amour, parce qu’il rend plus ferme, plus viril et plus capable de sensations fortes que l’Éros qui amollit les cœurs. Le cas de Benjamin Constant montre que « l’idolâtrie de l’amour », au lieu d’enrichir l’âme humaine, ne la conduit qu’à l’impuissance de vivre. (M. Charles Maurras a montré par l’histoire de George Sand et de Musset (les Amants de Venise) la théorie de l’amour romantique en action, avec les désastres qu’elle amène.) Le Romantisme qui rend impuissant à vivre rend impuissant à penser. Il agit à la manière d’un stupéfiant. Deux gloires romantiques, Victor Hugo et Michelet, en fournissent la preuve. « Impuissant à penser, il a le respect de la pensée : il a l’ambition d’être un penseur… Et c’est un spectacle à la fois comique et touchant de voir ce primitif s’appliquer à penser, manier laborieusement, gauchement, fièrement des doctrines dont il n’embrasse que les mots… » Quel est ce primitif ? C’est Victor Hugo, au dire de M. Gustave Lanson (Histoire de la littérature française, lre édition, p. 1029), de qui la critique s’efforce cependant de ne pas attenter à la grandeur officielle du poète. « Ignorance et absurdité », c’est le titre d’un chapitre du livre de M. Renouvier sur Victor Hugo le poète. Cependant M. Renouvier a écrit un autre livre sur Victor Hugo le philosophe. Comment peut-on être, à la fois, ignorant, absurde et philosophe ? C’est un grand mystère, dont il convient, avec M. Lasserre, de s’étonner. Ailleurs, M. Renouvier dira encore que « le dogmatisme optimiste de la philosophie de l’histoire, … dogmatisme imbécile…, a exercé sur les idées et les œuvres de Victor Hugo une influence déplorable ». Il est difficile d’être un philosophe digne de considération quand, à l’impuissance à penser, à l’ignorance, à l’absurdité, on ajoute encore, sur un sujet important, un « dogmatisme imbécile ». Mais est-il possible avec cela d’être un poète ? C’est ce que l’on peut sérieusement contester. C’est ce que M. Lasserre conteste. (« Qu’un poète d’intelligence essentiellement désorientée puisse rencontrer des idées magnifiques, dominer de ses vues de vastes et émouvants aspects de l’humanité, de l’histoire ou de la nature, comment l’admettre ? Encore moins attendrai-je d’un poète dominé à ce point par l’égoïsme et la vanité, qu’il transporte mon âme au-dessus de ses perspectives et de ses émotions les plus tristement coutumières. Grandeur d’âme et haute clairvoyance sont-elles séparables d’ailleurs ? Y a-t-il des émotions généreuses et superbes, là où il n’y a pas de lucidité ? » Le Romantisme français, p. 250. — Nous n’avons pas la prétention de rendre compte ici de l’important ouvrage de M. Pierre Lasserre. Il faudrait d’abord en exposer le plan, puis avertir le lecteur de l’abondante richesse d’idées et d’aperçus que contient ce livre. Nous avons seulement voulu en indiquer l’idée générale et montrer qu’il se rattache à certaines tendances très précises de l’esprit contemporain.) Victor Hugo, qui voulait qu’on admirât les poètes « comme une brute », pensait sans doute aussi qu’un poète a le droit d’être inintelligent. Et cependant il est vrai que Victor Hugo est un grand poète lyrique. Il en a tous les dons et tous les moyens d’expression. Il sait enlever le lecteur « dans un tourbillon des sens ». Cela ne suffit peut-être pas à tout le monde. Victor Hugo pensait avec des sons, des rythmes et des mots. Michelet pense avec son cœur, avec ses nerfs, avec sa chair. Il a dit, en propres termes, qu’il écrivait l’histoire « avec son cœur ». Étonnant aveu, qui doit faire prendre en méfiance d’abord, en mépris ensuite, l’histoire, ou plutôt les histoires de Michelet. M. Charles Maurras avait déjà réduit à l’absurde le procédé de Michelet dans une page brillante et qui, depuis qu’elle a été écrite, a été méditée avec profit : « Il fit penser son cœur sur tous les sujets concevables, l’histoire des hommes, celle de la nature, la morale, la religion. Il crut connaître par le cœur les causes des faits, leur raison et leur sens humain et divin ; il eût même exercé ce cœur à jouer aux échecs et à réduire des fractions. Le résultat des opérations de ce cœur prodige lui parut si parfait, qu’il se confessa l’heureux inventeur de la première des méthodes. Le cœur de Michelet se promut cerveau, mais cerveau de bien meilleur ordre que les cerveaux de simple substance cérébrale et qui ne savent que penser ; sous le titre de conscience, il s’institua juge unique de la vérité. » (Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve (1898), p. 23.) Non, Michelet ne fait pas de l’histoire. Il ne reconstruit pas le passé. Encore moins l’explique-t-il. Il se vante de le « ressusciter ». Sous ce beau prétexte, c’est Michelet lui-même qui se raconte, qui dit ses émotions, ses visions, ses rêveries, ses cauchemars. Les sensations qu’il se plaît à exaspérer lui-même, dont il prolonge les effets, de ses nerfs et de sa chair dans les nerfs et la chair de son lecteur, il les donne pour des idées. On connaît des personnes qui ne peuvent pas plus endurer la lecture de Michelet qu’un passage d’effluves électriques à travers leur corps. Mais d’autres recherchent cette lecture comme une excitante secousse. La mort de l’intelligence est à la fin de ces excitations.

III

À l’aide de ces illustrations rapides (on en trouvera beaucoup d’autres dans le livre de M. Lasserre, où le Romantisme est analysé dans ses manifestations les plus diverses. Mais nous nous en voudrions de ne pas signaler tout particulièrement les belles pages sur Lamartine où la poésie éternelle est si lucidement dégagée des attributs de la mode de 1802, l’« homéride » distingué du romantique ; et encore l’important chapitre de critique philosophique sur la superstition du Progrès, ainsi que tout le livre de l’Influence germanique), on arrive à une conception pertinente du Romantisme et à une définition qui ne laisse pas de place à l’équivoque. On a généralement tendance à appliquer l’épithète de romantique à toute imagination un peu vive, à toute rêverie, à toute passion même. Récemment encore, dans un fascicule de son Histoire de France, M. Lavisse traitait de fantaisie romantique les promenades nocturnes de Louis XIV sur les bassins de Versailles dans des barques garnies de musiciens. Tout serait romantique, à ce compte, l’amour, la vie et la mort, toute manifestation de notre sensibilité et de notre activité, si le Romantisme ne résidait vraiment dans la confusion des genres et ne consistait à prendre les rêveries pour des idées, la sensibilité pour la raison, la passion pour Dieu. Il est avant tout l’anarchie intellectuelle, celle qui ne met aucune chose à la place qui lui revient. On définira donc utilement, avec M. Lasserre, le Romantisme « un désordre, qui, portant sur les sentiments et les idées, bouleverse toute l’économie de la nature humaine civilisée ». Cette définition fait comprendre les profondes affinités du Romantisme et de la Révolution. La Révolution part des mêmes principes que le Romantisme. Elle est le Romantisme politique. Comme le Romantisme, elle a pour père Jean-Jacques Rousseau. Et comme Jean-Jacques Rousseau est le Romantisme, il est la Révolution. Ceux de nos contemporains qui sont antiromantiques sont donc en même temps, et pour les mêmes raisons, contre-révolutionnaires. L’autorité de Taine, qui n’a pas ménagé, dans sa grande histoire des Origines de la France contemporaine, les critiques à la Révolution, et dont le nom est généralement honni par tout ce qui se réclame de 1789, a cependant répandu l’idée que la Révolution résultait de l’esprit classique français. C’est une idée à laquelle il tenait, qu’il a reprise maintes fois et tenté de démontrer à chaque occasion qu’il rencontrait. Taine, qui a rendu d’immenses services, par son monumental ouvrage, à la cause de la contre-révolution, risquait cependant de lui nuire par cette erreur capitale. En attribuant les idées révolutionnaires à « l’abus du procédé mathématique », à la « monomanie » de l’abstraction, et enfin à la « raison classique », Taine perdait certainement de vue le principe mystique et surnaturel (lequel n’a rien de classique ni rien de rationnel) introduit par Rousseau dans les conceptions politiques du xviiie  siècle et qui fait que la Révolution de 1789 s’est comportée et développée à la manière des révolutions religieuses et que le fanatisme qu’elle inspire est toujours un fanatisme religieux. De ce principe (l’homme primitif est parfait, sa conscience est Dieu) Rousseau et ses disciples ont logiquement déduit le système des droits de l’Homme et la métaphysique sociale de la Révolution. Ils avaient emprunté les procédés et le mécanisme de la « raison classique ». Ils ne lui avaient emprunté que cela. Taine s’y est laissé tromper. Opposant, par cette erreur, la tradition à la raison comme le concret à l’abstrait, il entrait dans une voie sans issue. Il avait méconnu que le Contrat social ne repose sur rien de rationnel, mais sur des postulats mystiques et sentimentaux, qu’il est sorti des battements du cœur de Rousseau. Seulement, de même que Rousseau avait employé un style plus proche de celui du grand siècle que du sien, il déduisait les conséquences de ses prémisses absurdes avec la plus correcte et la plus rigoureuse logique de l’école. Mais Bossuet, et Bonald aussi, déduisaient de la même manière : et leurs conclusions ne vont pas à 1789. Taine assigne un même rang à Montesquieu, à Voltaire, aux Encyclopédistes et à Rousseau, dans leur influence sur la marche de la Révolution. Mais, nous l’avons vu, la littérature proprement française du xviiie  siècle, si elle enseignait l’irrespect, si elle frondait toutes choses, ne tendait cependant qu’à réformer un certain nombre d’abus. La Révolution qui se fût faite par Montesquieu, par Voltaire, par les Encyclopédistes eût été une révolution déterminée et qui eût établi un état politique défini. Mais la Révolution se fit par Rousseau, et ce fut la Révolution éternelle, la Révolution qui doit toujours s’écrire avec un R majuscule, la Révolution illimitée, la Révolution infinie, la subversion universelle. Elle est à la fois l’expression de cet appétit d’anarchie et de destruction et de cet appétit d’un bonheur insaisissable, d’un chimérique Eldorado qui reposent côte à côte au fond des cœurs ravagés. Le même messianisme, les mêmes langueurs infinies, le même esprit biblique se retrouvent dans le Romantisme et dans la Révolution. C’est pourquoi les romantiques, les purs, les vrais, ceux de toujours, ont tous, tôt ou tard, salué la Révolution comme un événement inouï et surnaturel, comme une véritable Révélation. La Révolution, c’est l’Évangile éternel. Tous les romantiques ont dit tour à tour que l’humanité « depuis six mille ans » était grosse de la Révolution et que son histoire n’est que l’histoire douloureuse de la gestation de ce fait sublime. Aussi, lorsque le romantique, par ses origines et par ses traditions, n’était pas révolutionnaire, il s’échappait tôt ou tard de son camp, invinciblement attiré dans l’autre : ce fut le cas de Lamartine et de Victor Hugo. Mais lorsque le romantique était retenu sur l’autre bord par sa naissance, par son monde, par une attitude adoptée, alors toute son existence n’était qu’une nostalgie de cette Révolution qu’il ne pouvait ouvertement servir. Et ce fut le cas de Chateaubriand qui introduisit le génie de Rousseau dans le Génie du christianisme, qui servit les Bourbons mais en saluant d’un hosanna toutes les chutes et toutes les infortunes des dynasties et qui put quitter le monde satisfait par le cataclysme final de 1848. (Voir sur Chateaubriand les Trois idées politiques de M. Charles Maurras et, dans l’ouvrage de M. Lasserre, livre second, chapitre V.) En revanche, il se trouve que tout ce qui, au xixe  siècle, n’a pas participé du mouvement romantique n’a pas participé non plus de la Révolution. Quiconque a pensé avec sa tête et non avec son cœur, quiconque a été antiromantique, a été également contre-révolutionnaire. C’est un fait dont la signification est dégagée dans un livre récent de M. Louis Dimier sur les Maîtres de la contre-Révolution au xixe  siècle. L’idée qui se répand, c’est qu’il y a un principe d’anarchie, le même principe d’anarchie, c’est-à-dire de destruction, de mort et de ruine au fond du Romantisme et au fond de la Révolution. Si on les combat l’un et l’autre, ce n’est donc pas pour le plaisir de nier ce qui a été fait, ce n’est pas par vaine manie de rétrogradation. C’est le Romantisme et la Révolution qui nient et qui régressent. Partis tous deux d’un individualisme métaphysique, tous deux aboutissent à la ruine de l’individu. La religion naturelle de Rousseau abandonne l’homme à toutes les faiblesses, à toutes les fermentations de sa vie intérieure, desquelles le gardent les religions positives à défaut d’une ferme hygiène intellectuelle imposée par la raison. En soumettant l’art à la pure inspiration passionnelle, en lui donnant l’individuel et l’accidentel pour objets, le Romantisme lui ferme les plus hautes sources de poésie (celles auxquelles Mistral, parmi les contemporains, est à peu près seul à avoir puisé). Enfin, la Révolution, pour satisfaire les vœux déraisonnables de l’individu, lui accorde, à l’infini, le Droit et la Liberté, mais, en supprimant les institutions nécessaires à l’existence des sociétés, supprime la condition des droits utiles et des libertés précises. (On a entendu, le jour de la très intéressante soutenance de la thèse de M. Pierre Lasserre en Sorbonne, M. Aulard déclarer que si l’on appliquait jusqu’au bout la déclaration des droits de l’homme on se battrait aussitôt dans la rue.) Une objection est couramment faite aux critiques du Romantisme ou de la Révolution : vous niez la poésie ; ou bien : vous voulez supprimer la passion ; ou bien encore : vous ne tenez pas compte de l’individu. Ils ont à répondre qu’ils cherchent seulement les conditions dans lesquelles peuvent se développer et fleurir la poésie et la passion, prospérer l’individu, et qu’ils ne trouvent pas ces conditions-là dans les idées de Jean-Jacques Rousseau. D’ailleurs, on trouvera dans l’ouvrage de M. Pierre Lasserre les principes d’une esthétique, d’une éthique et d’une politique : car il ne s’agit pas d’abattre, mais de reconstruire. Exactement, il s’agit de vivre. Aussi, en face de sa définition du Romantisme « désordre qui bouleverse toute l’économie de la nature humaine civilisée », M. Lasserre propose-t-il, en la rattachant au nom et à l’œuvre de Gœthe, une définition du classicisme sur laquelle il convient de clore ces réflexions : « Obéissance aux conditions de la durée dans les pensées et les travaux humains. Accord de nos opinions, de nos actions, de nos passions, s’il se peut, avec les lois objectives de la vie, arbitre sévère du fécond et du malfaisant ; accord de l’expression artistique avec le caractère universel des objets, et non pas avec l’accident des impressions subjectives ; accord des idées philosophiques avec les rythmes fondamentaux et les grandes analogies que la nature permet à l’expérience d’entrevoir en son sein… Né de l’énergie et de la hardiesse expérimentale de Prométhée, le véritable esprit classique, c’est de plier infatigablement aux lois de l’ordre, la matière, de siècle en siècle accrue, ou du moins variée, de l’expérience et de l’action humaine. » Il n’y a rien là, sans doute, qui nie, rien qui rétrécisse, rien qui limite aucun essor.

L’art du conteur

La critique n’a pas eu ces temps-ci d’exercice plus en vogue que de rechercher et de dégager, dans chaque genre littéraire, des « tendances » et des « directions » ou, encore des « courants directeurs », comme dit M. George Brandès en sa langue danoise.

Le roman surtout formait à ces recherches une riche matière. Roman social, roman scientifique, roman archéologique, où ne s’étendent pas, en effet, les prétentions du roman documentaire ? Nous ne manquerons pas de rencontrer plus tard cette sociologie trop souvent chimérique, cette science toujours fantaisiste et cette archéologie, sinon frelatée, du moins acquise à peu de frais. Mais il est aussi des écrivains qui connaissent et qui estiment pour lui-même leur art de romancier. Non ignorants des idées ni de la « moralité » que peut enfermer un bel apologue, ils ne se flattent pourtant d’instruire ni d’évangéliser personne. C’est notre plaisir et le leur qu’ils se proposent pour premier objet. L’un ferme son ouvrage sur ces paroles du bon seigneur de Bourdeilles : « Voyla mon conte faict, soit bon ou mauvais : je ne suis pour plaire à tous. Bien crois-je que l’on me pourra reprocher que je me pourrais bien passer de mettre par escrit force petites nigauderies qui ne servent de rien : je le crois, mais je veux passer mon temps et rire quelques fois. » L’autre inscrit au frontispice de son roman cet avertissement qui est d’un sage : « Si le lecteur ne voit point là ce que j’y ai voulu montrer, il me pardonnera mon erreur et je lui passerai son désaveu sans lui en vouloir davantage qu’il ne m’en voudra sans doute d’avoir proposé à son plaisir un personnage qui a souvent fait le mien. » C’est avec ces réserves, dictées par le meilleur goût, que l’on s’offre à nous dire Peau-d’âne : personne ne saurait bouder à ce divertissement.

 

Qui devait croire, à lire les poèmes un peu guindés, un peu froids, de M. Henri de Régnier, qu’il écrirait un jour la « Double maîtresse » et le « Bon plaisir » ? Le vif mouvement, l’allure dégagée de ces agréables récits ont séduit, avant toutes, les personnes qui reprochaient de l’imprécision à ses premiers vers et une métallique dureté à ses plus récents. Déjà, avant ces deux romans, M. Henri de Régnier avait donné quelques feuillets de prose. C’étaient d’ingénieuses dissertations sur la vie, sur l’amour, sur les diverses passions du cœur humain, enfermées dans des fictions étroites, avec un décor « de songe », décor sommaire, à la mode symboliste : une terrasse, une vasque, un jet d’eau et la statue d’un faune. On se plaisait assez à ces élégants philosophèmes. Et sans doute ils préparaient l’histoire de M. de Galandot et celle du chevalier de Poccancy. Mais ils ne les annonçaient pas. C’est un livre bien spirituel que la « Double maîtresse ». Spirituelle surtout la manière dont M. de Régnier a repris, remis à neuf, recréé un sujet auquel se sont appliqués vingt romanciers de nos jours. Quelle impression, génératrice d’actes imprévus, capable de gouverner notre existence entière, laisse en nous un premier amour, ou ce qui revient au même, une violente passion ; à la merci de quelles illusions, de quels rêves, de quelles fugitives ressemblances elle nous met plus tard, c’est un sujet qui intéressera toujours, parce qu’il touche au plus intime du cœur humain, presque à notre physiologie. Un Pouvillon le traite avec une poétique adresse ; un Paul Bourget l’épuise avec son analyse vigoureuse. Il faut voir de combien de traits plaisants M. de Régnier a su parer ce redoutable mystère de l’amour. L’aventure de M. de Galandot — ce sage gentilhomme qui sur le tard retrouve à Rome une jolie fille qui lui rappelle impérieusement sa belle cousine Julie, jadis à peu près victorieuse de sévères principes et d’une chaste éducation, et se fait dès lors l’esclave d’une courtisane et d’un ruffian — cette mésaventure, M. de Régnier l’a placée au xviiie  siècle, dans le temps où les mœurs furent le plus libres et le plus raffinées : il nous en a donné une image point trop chargée en couleur et d’une amusante variété. Avec un goût très sûr, il a évité tous les périls auxquels l’exposait cette peinture et rejeté les vulgaires artifices qui, par l’intervention de quelque figure connue, auraient transformé son conte en faux roman historique. Rien ne grimace dans le jeu aisé des héros de la « Double maîtresse ». Dans le « Bon plaisir », où il a renouvelé son heureuse tentative, on applaudit à la même réserve, et M. de Régnier s’y fait peut-être plus admirer encore pour l’art qu’il a eu d’échapper aux périls auxquels il s’exposait de son propre mouvement : c’est au pastiche — le pastiche agréable d’abord, bientôt fade, irritant à la fin — qu’eût menacé, en d’autres mains, de tourner ce « Bon plaisir ». À la vérité, les modèles étaient presque inimitables, s’appelant Sévigné, Rabutin et Saint-Simon. M. Henri de Régnier a seulement, à la fin de son livre, pris la forme du journal de Dangeau : c’est sur cette imitation imprévue, et d’ailleurs courte, que se dénoue l’intrigue et que s’explique la disgrâce qui frappait M. de Poccancy. Ce cavalier, de bonne mine et de bonne maison, qui eut aux armées du Roi une conduite signalée, ne réussit pourtant pas à obtenir les honneurs pour lesquels le désignaient ses mérites. La mauvaise humeur royale le frappe ou l’écarte sans répit. Un ordre plus formel exile enfin de la Cour Poccancy hors d’état de comprendre son malheur. Quels ne seraient pas l’étonnement et, sans doute, l’orgueil du chevalier s’il soupçonnait que s’il souffre, c’est par la jalousie du souverain ? Une nuit qu’il entrait dans Tournai avec son armée, le jeune Louis XIV a vu, à la lueur des torches, Poccancy sur un balcon à côté d’une femme belle, désirable, dans un désordre galant. Sensuel, il ne pardonne pas à autrui les bonheurs qu’il n’a pu obtenir. Poccancy portera toute sa vie la peine des minutes de plaisir dont il a privé le caprice royal. Mais il faut croire que Poccancy n’était pas né courtisan et n’eût jamais avancé beaucoup ses affaires à Versailles puisqu’il n’avait pas compris, en ce soir décisif, le regard que son maître avait jeté sur son amie. Voilà une trame légère, mais bien faite pour supporter tous les motifs qu’on y voudra appliquer. M. de Régnier en a mis qui ont fort bon air : quelque chose de l’air qu’on avait au grand siècle dans le pittoresque et le familier. Il en avertit d’ailleurs par cette épigraphe cueillie chez Mme de Maintenon et qui fait sourire : « Un peu de crapule se pardonne en ce temps-ci ». Aussi ses portraits sortent-ils des petits coins des « Caractères » et ses batailles de Van der Meulen. Je veux dire que le détail ne manque certes pas dans ces romans ; mais il y est bien à sa place, qu’on n’a pas faite plus grande qu’il ne convient. On songe à ces peintres des Flandres qui, dans un tableau d’une composition sans reproche, s’arrangeaient cependant en sorte que le regard, sans y être retenu, pût s’attacher avec plaisir aux particularités. Lisez ceci : « Une jeune femme assise dans un fauteuil se leva à l’entrée de M. de Manissart, avec une révérence du meilleur goût, qui fit aboyer le petit chien et sauter le sansonnet dont la cage dorée, suspendue au plafond par une corde de soie rouge, était ornée de houppes floches. Cette dame était vive, brune et jolie. Sa robe de satin faisait de beaux plis sur son corps et retombait sur la pointe d’une mule verte. Auprès, sur la table, bombait le ventre marqueté d’un instrument de musique et, de la panse d’un vase de Chine, s’élançaient les tiges menues d’un bouquet de tulipes panachées. » Vous voyez la scène : il en est pendu de pareilles aux murs de tous les musées d’Europe. On ne saurait mieux rendre par des paroles écrites les effets du pinceau flamand. M. Henri de Régnier a d’ailleurs le don du style spirituel et ne craint pas quelque préciosité. C’est ainsi qu’il dira : « Des milliers d’hommes dormaient là, le mousquet ou la pique à côté d’eux, sur l’échiquier des batailles et sous la bombe limpide et claire de la lune silencieuse ». Mais pourquoi faut-il que parfois, et visiblement quand il se néglige, M. de Régnier se laisse aller sur la voie facile de la redondance et de l’énumération ? Qu’il laisse des rivaux moins bien doués flanquer infailliblement la « vanité française » de la « morgue espagnole » et du « flegme tudesque ». Qu’il abandonne à d’autres de ne pas nommer un bastion sans l’accompagner de ravelins, de demi-lunes, d’ouvrages à cornes et en bonnet de prêtre. L’écrivain s’amuse sans doute à ces exercices de dictionnaire, mais le lecteur en est bientôt lassé. On va saisir le procédé à voir comme M. de Régnier l’applique uniformément aux hommes et aux choses. Il s’agit ici des fontaines de Rome : « On en trouvait de toutes sortes, qui donnaient une nappe, une gerbe, un jet ou un filet. Par la conque des Tritons, elles éclaboussaient la croupe de bronze des chevaux marins ou, par la bouche d’un mascaron, elles remplissaient une vasque ébréchée. Il y en avait d’humbles et de pompeuses, de bruyantes qui grondaient, de mélancoliques qui pleuraient, solitaires, à l’écart et presque silencieuses… » On se demande où vont s’arrêter ces oppositions de syllabes trop prévues. Ici, c’est heureusement sur une chute sans défaut et que l’équité veut que l’on cite : « … Une autre montre des tortues, mais c’est à celle de Trevi qu’il faut boire en quittant la ville. On voit dans le bassin les pièces de monnaie qu’y jettent au départ les voyageurs pour s’assurer du retour. » Qu’il s’agisse de peindre non plus des fontaines, mais le caractère d’un homme, M. de Régnier appliquera les mêmes touches. Je prends le portrait du jeune Nicolas de Galandot : « … Il n’éprouvait aucun de ces mouvements sourds qui portent parfois à de brusques écarts dont la surprise déconcerte. Sa religion même n’allait point en sursauts et en profondeur, et son souci de Dieu se contentait de pratiques apprises qu’il accomplissait ponctuellement sans y rien ajouter et sans en rien retrancher. Son existence semblait circonscrite d’avance comme l’ombre au vieux cadran de pierre où son père avait aimé jadis à voir tourner l’heure au soleil. » Ce n’est pas que les mots soient mal choisis, que les épithètes ne soient justes. Mais ils s’appellent l’un l’autre avec un ordre implacable et trop attendu : conque, triton, chevaux marins, vasque, mascaron, — écart, surprise, déconcerte, sursaut : il y a quelque chose de monotone dans la façon dont ces idées s’alignent et s’ajustent. On en garde un peu l’impression d’un appartement où toutes les pièces se commandent. Si parfait soit-il, un automate finit toujours par agacer. M. de Régnier montre assez dans les diverses parties de ses contes qu’il a le don de distribuer les lumières et les grâces de la vie pour qu’on soit assuré qu’un jour il renoncera tout à fait au mécanisme.

Un archéologue de profession qui, devenu romancier, ne tombe pas plus que M. Henri de Régnier dans la manie de la couleur locale, voilà un cas assez rare et digne d’être cité : c’est celui de M. Maurice Maindron, auteur d’études très spéciales sur les armures d’autrefois et de romans animés jusqu’au tumulte dont le plus récent porte le titre sonore de « Blancador l’avantageux ». Comme M. de Régnier se plaît aux siècles policés de Louis XIV et de Louis XV, M. Maindron est familier avec les rudes temps de la Ligue et des guerres de religion. Il n’y a pourtant pas situé son récit afin de nous écraser de son érudition. On sent bien plutôt chez lui une affection sincère pour ces hommes qui, arrachés aux commodités de la civilisation renaissante par la fureur d’une secte enragée, acceptèrent la lutte avec une passion d’autant plus forte et d’autant plus sereine qu’ils connaissaient le prix de la victoire. C’est dire que M. Maurice Maindron n’a pas laissé de prendre parti dans les luttes auxquelles participent ses personnages. Une évidente intention de satire est au fond de toutes les aventures guerrières et amoureuses dont il se fait l’historien amusé. Blancador, jeune Gascon, est un assez vilain fils qui, doué d’une peur naturelle des coups, et très tôt orphelin de son honneur, songe dès ses débuts dans le monde à vivre aux frais des dames par la vertu de ses moustaches et aux dépens des sots grâce aux ressources de son subtil génie. Il comprend à merveille tout le parti que peut tirer des circonstances un homme de sa souplesse. Entre les amis de la Ligue et ces Messieurs de la religion il va louvoyer pour son plus grand bénéfice. On ne saurait suivre le fil de ses aventures avec des ruffians, des pasteurs, des gens de loi, des chambrières et même d’authentiques demoiselles. De la grande machination qu’il dressa pour le compte de M. Justus de Corpoy, noble homme et modérateur du consistoire de Montauban, on retient surtout le dessein principal de l’auteur, qui était, à ne s’y pas tromper, de peindre des couleurs les plus crues quelques vénérables figures de protestants. Elles sont accommodées par quelqu’un qui paraît à la fois les très bien connaître et n’être pas de leurs amis. Vous connaissez peut-être celui-ci : « C’était un homme grand, sec, froid, dont la bouche pincée ne laissait échapper les mots qu’à regret et qui considérait avec assiduité la pointe de ses pieds où il trouvait sans doute le meilleur de son discours. Il parlait d’une voix grise et effacée, tout à la fois dure, cérémonieuse et lamentable. Ses expressions tendaient douloureusement vers une simplicité biblique… » Tel était M. Justus qui commettait, avec une constante austérité, d’abominables forfaits. Il marchait toujours flanqué de trois pasteurs : M. Textor — alias Tisserand — verbeux et fleuri, de M. Momsen « qui était un homme mûr, suisse, apoplectique et blond », et de M. Robin « dont la complexion était sèche, noire et languedocienne et l’âge incertain ». M. Maurice Maindron n’abandonne les exploits de Blancador, les amours et les bons coups d’épée de quelques braves gentilshommes que pour ajouter à ses prédicants un nouveau trait odieux ou caricatural. Faut-il se demander longtemps les raisons d’une haine si puissante ?

On les trouverait peut-être chez M. Pierre Louys, qui n’a pas non plus de tendresse pour la vertu prédicante. Il est de fait que M. Louÿs est un des rares auteurs d’aujourd’hui à qui la fatale date du 24 août 1572 n’arrache ni pleurs ni soupirs. Quoiqu’il soit bien éloigné de tomber dans les erreurs de la volupté sanglante, ce partisan des mœurs libres et ce défenseur de l’amour songe sans déplaisir à la soirée où le peuple de Paris montra qu’il n’entendait pas que la ville des jeux et des arts se changeât en une autre Genève. C’est dans les « Aventures du roi Pausole » que M. Pierre Louys a émis cette opinion entre d’assez vifs paradoxes. La critique s’est trouvée à peu près unanime pour reprocher à ce livre un libertinage extrême. Elle en a pourtant excusé d’autres, où l’on disait bien pis et en termes infiniment moins aimables. Seulement, chez M. Pierre Louÿs, on se sent écrasé par ce qu’ont d’excessif et de surhumain les travaux de ses personnages. Et le lecteur en conçoit une jalousie qu’il n’a pas de peine à prendre pour de la pudeur offensée. M. Pierre Louys a ses idées sur les mœurs et sur la société, mais il n’a pas d’« idéal moral », ni d’« idéal social », comme on dit, et ne prétend réformer personne. « On aura lu cette histoire ainsi qu’il convenait de la lire, écrit-il à la fin de son livre, si l’on a su de page en page ne jamais prendre exactement la Fantaisie pour le Rêve, ni Triphème pour Utopie, ni le Roi Pausole pour l’Être parfait. » N’est-ce point là l’esprit même de Candide ? Il est vrai que chez M. Louÿs le ton de Voltaire le cède souvent à celui de Crébillon. Mais enfin le tour d’ironie et de critique, et pas du tout d’évangélisation, s’y retrouve bien : c’est ce que nous voulions dire, sans rien exagérer. Donc le roi Pausole règne sur le pays de Triphème et ses sujets n’ont pas lieu d’être mécontents de lui :

Rien ne vaut la douceur de son autorité.

Les habitants de Triphème possèdent tout ce qui peut assurer la prospérité et le bonheur : un chef et des femmes, par qui sont satisfaits les « deux besoins qui réuniront toujours les hommes en société » selon la remarque du baron de Wimpfen qui voyageait à Saint-Domingue en 1789, et que cite M. Pierre Louÿs parmi ses savoureuses épigraphes. Dans ce royaume privilégié, et très voisin du pays d’Eldorado, règnent un bon prince et une délicieuse facilité de vivre. M. Pierre Louys nous expose que seule celle-ci assure, non pas la vertu, qui n’est guère aimable, étant exceptionnelle, mais l’honnêteté. Foin de ces hypocrisies et de ces contraintes qui engendrent les vices secrets. C’est par la volupté au grand jour que M. Louÿs guérit la basse concupiscence. Pénétrés de ces bonnes doctrines homœopathiques, quelques Triphémois ont fondé une « ligue contre la licence des intérieurs », licence mille fois plus honteuse, malsaine et corruptrice que la licence des rues. Non moins occupé d’ailleurs de l’équilibre des âmes que du libre jeu des corps, M. Louÿs affirme que Triphème ignore ce grave élément de désordre et de folie : la grande passion, maladie romantique et barbare. Voici comment un professeur de morale de Triphème explique l’éducation qu’il donne à ses pupilles : « Nous leur déconseillons les amitiés particulières, mais c’est pour leur présenter les amitiés multiples comme un meilleur emploi de leurs jeunes tendances. L’amour, l’amour exclusif d’une personne individuelle, l’amour enfin tel qu’on l’enseigne dans les classes de littérature des lycées français ou allemands est en effet une tragédie qui aboutit le plus souvent à la folie furieuse d’Oreste, à la fin triste de Marguerite ou au suicide lamentable de Roméo et de Juliette. Les faits divers de tous les grands quotidiens sont remplis de pareilles catastrophes. Pénétrés du devoir qui nous incombe et de l’influence salutaire que nous pourrons exercer, nous enseignons à nos élèves les dangers d’un amour unique ; certes, nous apportons ici le tact et la discrétion que de pareils sujets comportent, mais nous ne saurions oublier, devant nos petits orphelins, qu’il y va de leur santé morale et de leur avenir tout entier. » Eh ! ce n’est pas si mal pensé ! Mais cet hédonisme réfléchi trouve un adversaire violent dans la personne considérable de Taxis, austère calviniste, représentant de la morale pure et gardien du harem royal. Enfin, ses fautes mêmes et les effets de ses principes ruinent son influence et entraînent sa chute. « Je n’apprends donc rien de malencontreux, de brouillon, d’impolitique sans que Taxis n’y ait sa part de responsabilité ! » s’écrie un jour Pausole en colère ; et il renvoie son ministre à Genève, dans la cité qui, contrariant les deux grands besoins de l’homme si hardiment formulés par le baron de Wimpfen, ne connaît pas de chef et n’estime pas les femmes. — Je crois bien que nous tenons maintenant les motifs pour lesquels M. Pierre Louÿs est un si vif ennemi des protestants.

 

La liberté des mœurs trouve un autre avocat, non moins habile que M. Louÿs, chez M. René Boylesve. Le nom de M. Boylesve fut attaché d’abord à l’élégant récit d’aventures amoureuses aux villes de bains ou sur la rive des lacs d’Italie. « Sainte-Marie-des-Fleurs », le « Parfum des Iles Borromées » étaient des œuvres chères aux voluptueux et aux délicats. Bientôt on le vit, avec quelque surprise et certains non sans satisfaction, s’appliquer à de plus difficiles entreprises. Dans « Mademoiselle Cloque », dans « la Becquée », il avait dessein de peindre « les scènes et les figures communes à la famille provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd’hui d’environ trente ans. » Un succès légitime a accueilli ces romans de mœurs qui, échappant tout à fait à la formule naturaliste, n’en sont pas moins animés d’un fort sentiment du naturel et où l’observation s’avive de beaucoup d’esprit et de malice. M. Boylesve continuera cette série d’études. Entre temps, et pour se délasser de ce travail de longue haleine, il a d’une plume légère — celle qui avait écrit jadis l’allégorie des « Bains de Bade » — couché sur le papier un conte au titre un peu mièvre et relevé d’une vignette audacieuse : « La leçon d’amour dans un parc ». Si l’on a trouvé trop osées et la vignette de M. Bonnard et la fable de M. Boylesve, et si quelques personnes s’en sont scandalisées, c’est vraiment bien à tort. Il y a des façons non seulement de dire, mais d’imaginer les choses les plus extrêmes qui leur retirent toute grossièreté et toute inconvenance. M. Boylesve écrit d’ailleurs dans une préface qui contient de bonnes pointes à l’adresse de certains de ses confrères : « Les abus des cyniques, dans la liberté d’écrire, tueront — si ce n’est déjà fait — ce qu’il y avait de charmant à écrire librement en notre langue pourvu que l’on fût honnête homme. Plus sûrement qu’un régime oppressif, les excès nous raviront la liberté même ; pis peut-être que la liberté même : le goût de parler d’amour. » M. Boylesve n’a nommé personne. Mais en lisant cette spirituelle attaque dont il s’est si judicieusement couvert, je songeais à ces écrivains qui vont chercher à leurs banales rêveries de « justice sociale » des épices non moins vulgaires dans les livres de M. Mantegazza. Autre leçon donnée encore par M. Boylesve aux romanciers. Il nous prévient en commençant son récit qu’il ne l’alanguira pas par la manie descriptive : « Si je vous peignais en dix pages un château, je devrais en emprunter les matériaux à quelque manuel d’archéologie et vous sentiriez tout de suite la froideur et l’artifice de ce calque. » D’un auteur d’aussi bon goût peut-on redouter même les plus grandes audaces ? Je vous assure qu’on ne peut être qu’amusé des passages les plus vifs de cette « Leçon d’amour ». M. Boylesve nous montre par le personnage de la petite Jacquette que la connaissance précoce de la vie et de ses misères ne saurait déflorer un cœur bien situé. Cette enfant est élevée — cela se passe à une époque assez indéterminée mais remonte à plus d’un siècle — dans un château de Touraine où les sens exercent de profonds désordres. Elle voit de ses yeux candides sa mère aux prises avec le jeune et gros Château-bedeau et son père étreindre de ses rudes mains de chasseur Mlle de Quinsonas, respectable gouvernante. Et l’on ne sait plus le nombre de toutes les dames et des messieurs que cette petite fille a surpris dans d’équivoques postures. Cependant on s’efforçait de cacher à Jacquette des mystères dont elle riait sous cape et qu’elle tenait pour choses très naturelles, les ayant vues pratiquées par tout le monde, elle et sa poupée exceptées. Ce qui ne l’empêcha pas, lorsqu’elle fut en âge de prendre mari, de rougir d’émotion et de pudeur à la première parole d’amour que lui adressa son fiancé. Cette petite tête réfléchie d’enfant qui apparaît entre les chassés-croisés de ces personnes pressées d’atteindre le plaisir, n’en fait d’ailleurs ressortir que le burlesque et pas du tout l’odieux ou le néant. Car ce serait interpréter tout de travers l’intention de M. Boylesve que de voir dans Jacquette une « conscience » en robe courte. Il écrit justement avec sévérité à propos d’une dame mûre qui, dans son conte, aspire à jouer un rôle régénérateur : « Je suis porté à croire qu’il n’y a pas de plus grands perturbateurs de la paix publique que les personnes pourvues d’une conscience morale, pour peu que leur esprit soit avec cela demeuré médiocre. » Aphorisme dont on éprouve la justesse à considérer tous les genres de révolutionnaires. M. René Boylesve les connaît trop bien pour qu’on puisse le moins du monde le prendre pour leur allié… Sa « Leçon d’amour », livre de bonne humeur et de belle santé et de la meilleure tradition, est toute conforme à la franche et rieuse honnêteté française. On dira d’elle ce qu’un autre conteur disait de son ouvrage : qu’il était plus fait « pour apprendre la morale du plaisir que pour procurer le plaisir de faire de la morale ». Et ce conteur était Balzac.

 

Suivant l’exemple que lui avaient montré quelques-uns de ses aînés, M. Henry Bordeaux, avant d’être romancier, se donnait à la critique littéraire. Il exerçait une judicature non pas inexorable, mais ferme pourtant, où il a fait reconnaître un goût très sûr et la force d’un esprit droit et modéré. Au milieu d’une littérature singulièrement troublée, rien n’a prévalu contre l’équilibre de son intelligence, contre son rare sens du normal. Il était touché par les désordres prochains, non pas ému. Toujours préoccupé de faire leur juste part aux sentiments et aux idées (il avait réuni ces deux mots dans le titre de son premier volume d’essais), M. Henry Bordeaux s’efforçait en même temps de les analyser et de les comprendre tels qu’il les trouvait chez ses contemporains, et aussi de les classer dans un ordre sympathique. C’est ainsi qu’il rédigea la critique à la « Revue hebdomadaire » durant plusieurs années. C’est ainsi qu’on vient de le retrouver au « Correspondant » où il a écrit notamment, cet hiver, sur l’invasion des auteurs étrangers, des pages équitables qui n’ont pu irriter que la race trop favorisée des traducteurs. Son premier roman, le « Pays natal », traduisait sous une forme élégante ce thème de « la terre et des morts » que tout ressuscite autour de nous aujourd’hui. Déjà M. Henry Bordeaux montrait les plus délicates nuances d’une psychologie observatrice et un art exquis de paysagiste. Mais on remarquait surtout la manière profondément habile — et toute propre à un écrivain qui a analysé beaucoup de livres et qui connaît son métier — dont il avait su lier l’idée principale de son livre, à savoir la force des influences du terroir, à l’intrigue qui en était comme la parure. Il y a une thèse et un roman dans le « Pays natal » : l’un et l’autre se pénètrent de la plus heureuse façon. Bientôt après M. Henry Bordeaux réussissait un livre difficile et imprévu. Qu’on imagine un roman tout de passion, de sensations et d’impressions, très proche des fables de M. Pierre Loti — et où l’on sent à chaque moment que l’auteur domine, règle et limite sa matière, au lieu d’être submergé par elle, suivant l’ordinaire des impressionnistes de tout genre. Telle est l’originalité de « la Voie sans retour », la voie qu’on ne remonte pas, la voie de l’amour et de la jeunesse. Sans les exaltations et sans les oppressions romantiques en face de la nature, M. Henry Bordeaux a su pourtant faire agir et aimer ses personnages d’accord avec les beaux paysages méditerranéens qu’il a choisis. Ainsi il nous prouve que conserver la possession de soi-même ne signifie pas, loin de là, renoncer à la passion ni à la poésie. C’est d’un exemple excellent. Les lecteurs de cette revue m’en voudraient si je prétendais leur rappeler les personnages et les péripéties de la « Peur de vivre ». Il n’est pas de femme qui puisse rester insensible à ces élégantes cadences et à ces délicats sentiments. Et les hommes sont frappés des leçons que porte ce roman à la fois intime, mondain et militaire. Cette « peur de vivre » qui nous rend semblables à ces tristes ombres « qui vécurent sans blâme et sans louanges » et que Dante a marquées d’un mépris immortel, c’est le mal auquel M. Henry Bordeaux attache son analyse exercée. Juge de nos faiblesses, M. Bordeaux y compatit sans s’interdire de les juger. Et il nous montre un modèle et un stimulant qui rendent la force et la santé dans l’héroïsme que comportent encore tant d’actes de l’existence journalière, si banale que, par un coutumier effet d’optique, elle paraisse aux contemporains. « Il faut oser son bonheur pour ne pas manquer sa vie. » Voilà, me semble-t-il, la moralité qu’entraînent les amours malheureuses du capitaine Guibert et d’Alice Dulaurens. Avertissement et encouragement qu’il faut souvent répéter aux hommes, trop portés à laisser les faits et le hasard façonner leurs destins. Être maître de soi-même et de son existence : rare faculté et que M. Bordeaux estime avec raison la plus haute de toutes. Il emploie tout son talent à la rappeler à nos contemporains qui l’oublient volontiers. C’en est un noble usage et par lequel s’ouvre dignement une carrière de romancier qui promet d’être féconde.

Ce n’est pas jouer sur les mots de dire que les personnages de M. Hugues Rebell, au contraire de ceux de M. Bordeaux, ne connaissent pas la « peur de vivre ». Avec quel cœur et de quelle fougue ils se jettent dans la vie, jaloux d’en épuiser toute la substance ! Comme l’auteur le fait dire à certain moine vénitien, ils n’y renonceraient qu’en perdant les attributs mêmes de l’être. Je ne pense pas que les livres de M. Rebell se puissent comparer à beaucoup d’autres. Touffus, sans fil suivi, faits de récits, de morceaux, de digressions, ils se tiennent pourtant par une ferme ossature qui deemeure secrète. De même la phrase, dont la trame n’est pas toujours visible, ne manque jamais d’un certain nerf. On ne va pas d’une marche si aisée, parmi une matière aussi dense que celle de ces romans, sans une souple et supérieure articulation. Qui entreprendrait, sans crainte de le dénaturer, de raconter un de ces livres ? Tantôt on voit s’y refléter Venise, tantôt Paris et tantôt Naples, « cette ville éclatante de clarté, où tout parle de jouissance, dure à l’amour malheureux comme le Londres gorgé de richesses l’est à la misère et à la faim ». Et il y apparaît constamment un type d’homme voluptueux, actif et sceptique, aussi étranger à la notion du péché que ces Romains que M. Rebell nous montre, dans la « Saison à Baïa », riant des discours d’un certain Paulus. Il y a encore des femmes dont la fantaisie est souveraine et dont le caprice est plus dur qu’une loi. Dirai-je, enfin, que dans ces livres on boit, on chante, on s’aime, on se déchire avec une sorte de furie ? Mais vous allez en prendre une idée bien romantique. Si de romantisme il peut être ici question, c’est à la manière dont on le trouve chez Stendhal, c’est-à-dire éclairé des lueurs d’une fine ironie. Et puis M. Rebell répondrait sans doute que le romantisme consiste beaucoup moins à aimer les caractères forts et à estimer les assassins (comme le faisait l’auteur de « Rouge et Noir ») qu’à diviniser la faiblesse et la laideur et à exalter les victimes. Prenez « la Femme qui a connu l’Empereur » — cet empereur est Napoléon III — et ne vous laissez pas effrayer par ce tome un peu dense et ces feuillets nombreux. Vous y trouverez de tout, même des mots assez crus et du jargon champêtre, mais aussi ce qui peut faire « le régal des délicats ». L’anecdote n’y est pas rare et filée à la perfection. Je découpe ce petit tableau d’une bataille de Magenta racontée par un vieux soldat, où il n’y a d’inutile que certains agréments du langage rustique : « Figurez-vous la boulangerie du père Buteau, une bicoque ouverte à tous les vents… C’est là, sur une faillie table, que l’Empereur avait mis ses cartes, s’n’épée, sa longue-vue dont il n’avait qu’faire pis que personne pouvait rien voir, ousque nous étions. Il restait silencieux, debout, un genou sur une chaise le haut du corps penché sur ses plans, pis il se redressait, faisait un signe de la main, un officier se présentait : « Qu’y a-t-il, sire ? — Rien, rien » répondait l’Empereur, en se penchant encore sur les cartes. Il se mettait ensuite à se promener de long en large, et il avait beau être petit, petit, j’avais peur de lui quand il venait près de moi, à cause de ses yeux gris où on ne voyait goutte de sa pensée, et de sa grosse moustache qui lui cachait la bouche, si bien qu’on ne savait s’il voulait rire ou grogner. Il arrêta les yeux sur moi. Des larmes de sueur coulaient de mon front et je devais avoir une fichue mine, car il alla prendre une bouteille sur la table, remplit un verre et me le tendit en disant : « Buvez, voltigeur, cela vous donnera du cœur. » « Je pris le verre sans rien dire, et j’bus. Cristi ! qu’c’était bon ! Ce n’fut qu’après que j’fis tout bas : « Merci ! mon Empereur. » Mais il était déjà retourné à ses cartes. » On se demande parfois, en lisant les romans de M. Hugues Rebell, où sont les hors-d’œuvre, où l’objet essentiel. Dans celui que nous tenons, est-ce le romanesque récit d’Henriette Glyn, « la femme qui a connu l’Empereur » et sauvé la vie du souverain attristé et malade dont elle a, par son charme, fixé un instant l’esprit inquiet ? Sont-ce les difficultés de M. Le Vergier des Combes entre les maîtresses, sa famille et les on-dit de la bourgade où il est venu faire retraite ? Je crois que ce serait plutôt M. Le Vergier des Combes lui-même. Sur cet ancien conseiller d’État de l’Empire, philosophe paradoxal et assez pessimiste, et qui « n’avait de foi qu’en politique », M. Rebell a réuni des traits qui retiennent toute l’attention du lecteur. M. Le Vergier des Combes depuis la chute de son gouvernement favori médite l’histoire et la politique. Devant un auditoire qui lui en paraît digne, il exprime ses réflexions avec un accent toujours élevé, parfois non sans magnificence : « Je suis allé à Venise, Monsieur du Tremblay, j’ai vu les Paul Véronèse ; j’ai admiré le magnifique groupement des personnages ; sans doute ces belles femmes et ces riches costumes ne nous raviraient pas les yeux comme elles le font si le peintre n’avait su, avec son génie, les disposer pour notre plaisir. Je garde en politique le goût de ces ordonnances majestueuses. Il me semble qu’il faut dans toute société comme dans tout tableau une figure centrale sur laquelle se fixe d’abord l’attention, et qui donne aux autres, leur valeur. Croyez bien qu’un roi qui parle en maître, soutenu par l’intelligence, la force et le respect d’un pays, est un plus beau spectacle qu’une Chambre tumultueuse… Pendant toute la première partie du règne, l’Empereur a gouverné avec les Ministres et le Conseil d’État, et personne ne peut nier qu’il ait eu à ce moment en France comme un renouveau de joie, d’activité, de puissance. Ce n’est qu’en limitant le rôle des représentants de la nation et même en les dirigeant comme le fit l’Empire, qu’on parvient à gouverner… Il n’y a plus d’activité quand tout le monde est chef, et je dois ajouter aussi qu’il n’y a plus d’intelligence… » Après de semblables maximes, des dialogues, la présentation de plaisantes silhouettes, mille mésaventures tragiques ou comiques, on arrive, intrigué, amusé et non point las, à la fin de ces gros volumes. De même que celui-ci nous met en pleine vie parisienne du second Empire, « la Nichina » nous conduit dans la Venise de la Renaissance, et « la Camorra » dans la Naples criminelle et crapuleuse d’aujourd’hui. Mais c’est un livre tout différent que « la Câlineuse ». M. Rebell y a raconté l’histoire d’une de ces passions dont le professeur de morale de Triphème tâche de détourner ses élèves. C’est l’histoire de Sapho — moins l’apitoiement et le vain avertissement à la jeunesse ; c’est plutôt, chacun l’a dit à l’apparition du livre, l’histoire de Des Grieux et de Manon Lescaut, refaite à l’usage des modernes et à la mesure de leurs façons de sentir. Toutes ces réminiscences ne font pas que M. Hugues Rebell n’ait réussi une inimitable figure de femme. Regardez vivre et respirer sa Juliette : « Elle n’était ni déesse, ni grande dame, ni femme instruite ; elle n’avait point la beauté un peu froide qu’admirent les sculpteurs, elle n’avait point ce regard céleste ou pervers qui inspire certains poètes ; ce n’était qu’une jolie fille, n’ayant d’autre guide que sa fantaisie, souvent fausse, artificieuse, frivole, mais qui sut prendre et se donner comme elle ? Elle n’aimait qu’un instant, mais la vie est-elle si longue que cet instant ne doive compter ? Seulement, qui avait connu une fois ces courtes fortunes ne pouvait se résigner à ne plus les rechercher. » Combien les amis de la vie, et de la vie heureuse, doivent affectionner certaines pages de ce roman ! Ne se répéteront-ils pas celle-ci de toute leur âme ? « L’amour ne va point sans d’incessantes angoisses. Comment s’attacher à un bien si fragile que le désir et la grâce d’une femme, et, en même temps, voir couler les heures d’un cœur reposé ? Ne croyez point à ceux qui confondent l’amour et le bonheur. Les amoureux ne connaissent la paix que dans les contes mensongers et les tombes où ils viennent prendre un sommeil chèrement acheté. » Les angoisses du cœur, celles surtout de nos sens « bornés et insatiables », ont trouvé en M. Hugues Rebell un analyste ingénieux. Mais il n’est pas né moraliste. Et s’il trouve quelque amertume dans le résidu de nos plaisirs, ce n’est pas pour nous détourner d’en prendre. Rien n’enlève le prix d’un bon moment : voilà la notion positive qui doit à la fin consoler le héros de M. Rebell des caprices de la Câlineuse ; à y bien réfléchir, aucun homme ne trouvera que ce garçon soit à plaindre.

 

Si l’on voulait à toute force trouver un trait commun aux romanciers que nous venons de voir, ce serait sans doute une certaine recherche. Comme ils ont tous du goût, cette recherche va rarement chez eux jusqu’à l’affectation : et, en ce cas, c’est toujours dans le sens du subtil et de l’ingénieux, du précieux si l’on veut. Aussi l’on remarque davantage un auteur comme M. Francis Jammes qui met, lui, son affectation à être simple et sa recherche à être naturel et qui y réussit avec une singulière outrance. M. Francis Jammes mériterait d’être plus célèbre pour avoir commis, sans tomber dans le ridicule et en restant considéré sur le Parnasse, des vers tels que ceux-ci, qui ne sont peut-être pas de ses plus saugrenus :

D’ailleurs mon porte-monnaie est vide comme un verre,
Il faut rester chez moi et écrire des vers…

Et dans ses petits romans, M. Jammes est aussi furieusement naïf que dans ses poésies. Voici d’ailleurs, selon lui-même, quelle est sa façon de penser. On va la trouver vraiment rudimentaire : « La porte ouverte, l’azur, la mouillure de l’herbe, et les giroflées, et les jacinthes, et un seul oiseau qui crie, et mes chiens à plat ventre, et les rosiers à tige rose épaisse, le verdissement du lilas, et une cloche qui sonne, une guêpe qui file droit et raye la prairie de son vibrement blond qui s’arrête, hésite, repart, se tait et bourdonne… Iris, cris des geais, tourterelles, montagnes de neige bleue qui êtes les rochers de l’azur ( ?), champs verts carrés, ruisseau roulant un caillou doré dans le silence ; premiers feuillages des eaux ; frisson qui glace le corps auprès des sources quand le soleil nous cuit les mains. » Cette masse confuse de sensations, ces petits cris, ces chatouillements, sont encore ce qu’il y a de plus solide dans les menus romans de M. Francis Jammes. Car le canevas en est sommaire, légèrement enfantin. Clara d’Ellébeuse (Histoire d’une ancienne jeune fille, comme dit l’auteur en termes d’une regrettable indécision) se tue, l’innocente, par crainte du redoutable « fruit » que pourraient porter les vains « embrassements » de son cousin. Almaïde d’Etremont devient mère, la naïve, sans presque s’en douter, par le fait d’un pâtre pyrénéen qui respire la poésie de la montagne. Il a suffi à M. Jammes de ces données fragiles pour composer des élégies d’un charme suranné auquel on se laisse prendre : la vieille comparaison du « ton pastel » s’impose ici. Et certes ce romanesque atténué, discret, plaît un instant : c’est l’effet que produisent les romances du temps jadis. Ces impressions fugitives ne nous feront pourtant pas revenir en enfance, comme le voudrait sans doute M. Jammes. Qu’il prenne garde d’ailleurs : lui-même quitte parfois sa note bêlante. À la seule page 48 d’Almaïde, je souligne : M. de Voltaire, scepticisme indulgent, culte de la beauté. Monsieur Jammes, Monsieur Jammes, tomberiez-vous dans l’intellectualisme ? Vous nous surprendriez. Voilà une rapide revue des conteurs du jour. Ce ne sont pas les seuls que comptent nos lettres : elles n’en furent jamais indigentes. Mais s’il faut donner des rangs, nous mettrons quelques-uns de ceux-là dans le premier. Leurs rivaux ont peut-être d’autres qualités. Ils ne les dépassent pas, du moins, dans l’art essentiel de bien conduire leur récit ni surtout dans celui de plaire et de récréer. Quelques-uns que je sais pensent que ce n’est pas suffisant. Ils accorderont pourtant que c’est déjà une très grande chose.

L’amour, le code et le roman

Voici trois romans qu’on vient d’imprimer à peu près dans le même temps. Tous trois ont pour sujet le mariage, sujet éternel mais que renouvellent aussi sans cesse les changements des idées et des mœurs. Rien n’est toutefois moins semblable que la tournure d’esprit de leurs auteurs. Deux fidèles de la religion révolutionnaire, un sceptique, un traditionnel, ont interprété, chacun à sa manière, les conditions que la société moderne fait au pacte conjugal. Mais il faut constater sans retard qu’un trait commun les réunit : c’est un constant, un effroyable sérieux. Même chez notre ironiste professionnel, l’union de l’homme et de la femme, thème sur lequel s’exerça de tout temps la plaisanterie française et qui faisait encore prendre à Balzac dans sa « Physiologie du Mariage » un ton comiquement doctoral, n’éveille plus que des pensées émues et douloureuses. Chose remarquable, chose qu’il faut retenir, l’adultère ne fait le fond d’aucun de ces romans conjugaux : et quand il se laisse entrevoir, c’est comme l’incident le plus triste et le plus fade au milieu d’existences mornes et désolées.

Les frères Margueritte, M. Muhlfeld, M. Plessis nous présentent bien des victimes : mais ce ne sont pas de celles qu’a coutume de railler l’ironie de nos conteurs. Il y a, dans un livre de M. Anatole France, un personnage à qui de longues moustaches pendantes et un certain air de jovialité ont valu une réputation gauloise et que cette réputation oblige à des galanteries marquées pour toutes les femmes qu’il rencontre, sans distinguer le rang ni l’âge. Une renommée à peu près semblable a longtemps imposé à notre littérature de tourner en dérision les malheurs de ceux qui ont essayé de « l’entreprinse de mariage », comme le désir en tourmentait Panurge. On paraît de nos jours prendre le pli contraire qui est d’adorer et de diviniser la souffrance humaine. « En ce temps-là, dira peut-être l’histoire pour définir notre siècle, s’éleva une immense pitié pour les êtres. » Nous allons voir, dans ces tout récents ouvrages, les effets, divers selon les tempéraments et les méthodes, de cette compassion et de cet attendrissement universels.

 

Convient-il d’apprécier d’un point de vue purement littéraire le roman des frères Margueritte ? On a tant parlé, à propos des « Deux Vies », de pétition à la Chambre, de commissions parlementaires, de groupe émancipateur ou de la libre pensée, on a cité tant de jurisconsultes, tant de lois et tant d’arrêts qu’il est presque impossible, quittant les espèces données par les romanciers, de ne pas discuter la question du divorce dans son principe même, puisque c’est elle qu’ils ont posée. Si l’on me permet de commencer par exprimer une opinion aussi tranchée, je n’aime pas du tout l’espèce de ces réformateurs sentimentaux qui, pour obéir à la voix de leur conscience, tracent le plan des cités futures et fixent de nouvelles règles de vie aux humains. C’est un goût personnel, peut-être, mais qu’il ne serait pas malaisé de fonder en raison. Après cela je ne me refuse pas à reconnaître à M. Paul Margueritte, qui écrivit jadis de fines études sur la sensibilité et ses sources les plus profondes, une certaine autorité pour peindre les conflits et les souffrances que peut engendrer l’union de l’homme et de la femme. Je le lis avec curiosité comme psychologue. Je n’en veux pas pour législateur. Légiférer est pourtant une ambition qui habite, à ne s’y pas tromper, les auteurs des « Deux Vies ». Depuis, d’ailleurs, que le romancier de la « Tourmente » s’est doublé de son jeune frère, qui fut d’abord dragon et puis poète, nulle tâche n’a rebuté ces associés. On connaît leur grande entreprise d’enfermer dans une fiction romanesque toute l’histoire des événements de 1870. Le mélange de militaire et d’humanitaire qui s’est fait dans ces lourds volumes ne serait pas mal traduit, je crois, par cette formule : Raspail à l’armée de la Loire. Je ne le souhaite nullement, mais je crois prévoir que « Une Époque » sera pour nos arrière-neveux ce que « les Incas » sont pour nous. On estime Marmontel et son « grand effort ». Mais rien ne vaut contre le genre ennuyeux. Les inventeurs du plaisant petit Poum, qui connaissent la façon d’écrire des livres agréables, feront bien de ne pas trop compter sur la patience incroyable et la résistance à l’ennui que montre le lecteur français accablé, depuis dix années, de féminisme et de tolstoïsme. Qu’ils prennent garde d’être un jour mis au rang de l’auteur de « Bélisaire ». On ne pourrait cependant, sans injustice, reprocher aux « Deux Vies » d’être un roman ennuyeux. Vous avez peut-être entendu au printemps dernier ou au début de cette saison les « Deux Écoles » dans un théâtre de genre ? Imaginez la même donnée, mais traitée par des esprits qui, au contraire de M. Alfred Capus, n’ont point de la vie une conception amène et indulgente et ne se proposent pas, comme ce philosophe de la bonne humeur, de montrer la vanité de nos inquiétudes et de nos tourments. Fondez le rôle d’épouse outragée confié à Mme Granier avec celui de la Nora d’Ibsen ; attribuez de printanières amours à la conciliante douairière figurée par Mme Marie Magnier ; remplacez enfin l’amiable et optimiste dénouement de la comédie par des décisions redoutables, d’irrévocables ruptures ; et mêlez au tout beaucoup de procédure, le commentaire et la critique des articles 229 et suivants du Code civil (livre I, titre sixième, du Divorce). Voilà avec quels éléments de vaudeville MM. Paul et Victor Margueritte ont écrit leur plaidoyer pour ce qu’on peut appeler « l’union demi-libre ». C’est à coup sûr une rencontre, et personne ne penserait à débattre ici la question de priorité. Mais n’est-il point permis de supposer que les frères Margueritte ont voulu exhorter les gens du monde, prompts, comme les personnages de M. Capus, à composer pour l’amour de leur repos, à devenir moins soucieux de sacrifier à leurs aises la dignité humaine qu’ils portent en eux sans paraître s’en douter ? « Supportons-nous les uns les autres », insinue l’auteur des « Deux Écoles ». « Soyons durs », répondent les auteurs des « Deux Vies ». « Accordons-nous avec les préjugés. Fermons les yeux sur ce qui blesse notre vue, conseille l’un, c’est la condition du bonheur. — Lâche et incertaine félicité, ripostent les exhortateurs. Le souverain bien, tout individu a le droit de le chercher ; qu’il le conquière par la révolte et par la lutte. » MM. Margueritte sont assurés qu’on ne peut manquer de l’atteindre par ces moyens héroïques. Des deux conceptions, l’optimiste n’est peut-être pas celle qu’on pense… Mais après avoir fait si large place à la moralité, il est temps de résumer la fable. La comtesse Favié, qui n’a point connu beaucoup de joie dans son ménage, est cependant restée la patiente compagne d’un oublieux époux. Veuve et maîtresse de ses destins à un âge où l’on peut encore tenter de recommencer une existence, elle sacrifie un amour d’automne à l’opinion, au monde et à sa fille. Vie résignée, et que cette fille elle-même, affranchie des scrupules auxquels s’est dévouée sa mère et repassant par la même voie douloureuse que celle-ci, ne veut pas prendre pour modèle. Mme Fernand Le Hagre, mariée à la légère et par entraînement sentimental à un homme de son rang mais de l’humeur la plus contraire à la sienne, n’aspire qu’à briser une union devenue odieuse et à fuir un intérieur hostile. Un hasard lui révèle que Le Hagre la trahit sous son propre toit avec la gouvernante de sa fille, Allemande complaisante et grasse. Cas de divorce indéniable, expressément contenu dans la loi. Francine Le Hagre le sait, mise au courant de ces notions élémentaires par des conversations et des lectures. Avec un paquet de lettres probantes entre ses mains, emportant pour tout bien son enfant, elle quitte, nouvelle Nora, la maison de son malheur, avec un mélange d’allégresse et de dégoût. « Je veux le divorce », déclare Francine. Ma foi, puisqu’il est dans nos lois, on ne saurait la blâmer d’en vouloir le bénéfice. Les juges en prononcent, le monde en tolère qui ne sont pas si bien fondés. C’est l’impression que très adroitement les frères Margueritte ont réussi à donner à leur lecteur, saisi par la vive entrée en matière des « Deux Vies ». On désire que l’héroïne sympathique obtienne une séparation si bien motivée en fait. On s’indigne lorsqu’on apprend qu’elle ne l’est pas suffisamment en droit. Les auteurs ont alors beau jeu à proposer le divorce par la volonté d’un seul comme l’unique correctif raisonnable à de pareilles injustices. Tel est l’habile détour par lequel les romanciers ont réussi à gagner à leur thèse tant de suffrages spontanés. Mme Le Hagre, en dépit de l’exemple de résignation que lui propose sa mère, veut donc divorcer. Avec une constance égale, Le Hagre à qui sa conscience ne reproche que des vétilles et qui entend sauvegarder l’institution du mariage et de fort belles conventions dotales, oppose son désir de réconciliation. Un peu d’accord, et, bien que nos lois n’admettent pas le divorce par consentement mutuel, rien ne serait plus facile que de se séparer quasiment à l’amiable. L’obstination de Le Hagre compromet tout. Voilà Francine réduite à s’engager au plus épais de la procédure. C’est une matière avec laquelle nous commençons à être familiers depuis les grandes trahisons et les grandes escroqueries. On ne se doute d’ailleurs pas de tous les éléments pittoresques et dramatiques qu’elle est capable de recéler. On lira les « Deux Vies », si l’on est curieux d’apprendre ailleurs que chez Dalloz et d’une façon moins abstraite et moins sèche de quelle manière un divorce « se cuisine », comme on dit. La satire du Palais et de son monde, sans être aussi âpre que l’ont déclaré des intéressés, contient des effets justes et d’excellents traits de comédie. On aime assez peu, il est vrai, l’« énorme moulin à paroles », la « gigantesque machine », le « terrible engrenage » dont la vision apocalyptique revient à chaque instant, comme leitmotiv, à la manière dont Zola fit un si grand abus. Mais la lutte des avoués, animés par la chicane, est du meilleur style héroï-comique, le style, presque, du Lutrin. On retient les portraits des avocats, celui surtout de l’illustre Torson du Foudray, grand cœur, grave talent, et qui perd toutes les « nobles causes », qu’il plaide, d’ailleurs éloquemment et d’une belle voix de basse, « pour l’honneur ». Notons aussi quelques silhouettes de juges qui ne sont pas extrêmement flatteuses. À coup sûr, MM. Margueritte n’ont pas le respect de la toge. Singulier sentiment chez des gens qu’on a connus si zélés pour la justice civile. Me du Foudray a si bien fait et si chaudement harangué le tribunal qu’il a perdu la cause de Francine. Celle-ci est tombée dans un traquenard légal : une soi-disant réconciliation au berceau de leur enfant blessée et que Le Hagre oppose avec perfidie. On fait appel : après quelques alternatives, le divorce est encore refusé. Voilà Francine attachée à jamais à un homme qu’elle déteste, à son plus cruel ennemi. « Résigne-toi ; accepte l’inévitable et la société telle qu’elle est faite », plaide l’exemple de la comtesse Favié. « Je m’insurge, réplique Francine. Tant pis pour le monde, tant pis pour l’honorabilité, tant pis pour le nom de ma fille. J’ai droit au bonheur. J’ai le droit de refaire ma vie. Aussi longtemps que la loi Naquet ne sera pas élargie, rendue plus respectueuse des droits de l’individu, les époux mal assortis seront réduits à choisir entre le supplice de la chaîne conjugale et ce qu’on nomme le déshonneur. C’est le déshonneur que je prends. J’irai sous d’autres cieux chercher la liberté qu’on me refuse. » Et, après cette crise d’ibsénisme, Francine prend le paquebot, en effet, sous la protection de l’explorateur qui, à la fin de tous les drames vraiment modernes, revient du fond du Congo pour punir l’injustice et venger la vertu. Comme on voit, les frères Margueritte ont, chemin faisant, à peu près abandonné leur premier objet, qui était de montrer, comme le veut le titre, qu’il y a deux façons de prendre l’existence, pour insister finalement sur ce seul point que le titre sixième du premier livre du Code civil est mal fait, et qu’il importe d’y inscrire, pour suivre le progrès des mœurs, le divorce par consentement mutuel et par la volonté d’un seul. Les frères Margueritte viennent d’ailleurs de publier une brochure où ils ont exposé la thèse dont les « Deux Vies » n’est que le commentaire. Ils l’ont intitulée « l’Élargissement du divorce ». On y lit le passage suivant : « Nous avons été jusqu’au bout de notre pensée. Nous y avons été parce que nous considérons qu’il est du devoir d’écrivains, soucieux du présent et de l’avenir de leur pays, d’examiner avec franchise les problèmes qui le touchent. Nous y avons été, parce que nous avons conscience que la morale sociale gagnera à plus de loyauté, à plus de probité dans la question de l’amour, parce que nous sommes de fervents partisans d’un mariage sans mensonge, tirant sa grandeur de sa liberté, parce que nous préférons, pour l’enfant d’abord, le fer des opérations, même les plus douloureuses, à la gangrène des mauvais ménages, parce que nous croyons que le divorce élargi ne mettra pas au jour une plaie de plus qu’il n’en existe déjà, parce que nous voulons rendre à la société des forces vives que l’union clandestine stérilise, parce que nous ne sommes pas, enfin, de ceux qui préfèrent le masque au visage, l’hypocrisie à la vérité. » Faisons grâce des métaphores chirurgicales et des réminiscences de théologie protestante qui parent ce morceau et lui donnent son caractère vrai, sans le douer d’aucune vertu démonstrative. Nous retenons ceci que MM. Margueritte sont allés « jusqu’au bout de leur pensée ». Cette pensée est que le mariage, contrat ordinaire conclu par la libre volonté des deux parties, doit être aussi résilié à la volonté des contractants. Il en pourrait être ainsi entre individus autonomes, entre purs esprits voguant dans le ciel empyrée, affranchis des nécessités terrestres. Le raisonnement est donc logique, mais d’une logique fort misérable, absurdement logique, dira-t-on. On cite Campanella et Thomas Morus, et encore le Huron de Voltaire, comme étant pareillement allés jusqu’au bout de leur pensée : c’est au nombre des visionnaires et des cerveaux primitifs qu’on se range fatalement par une telle méthode. On en est fâché pour les belles âmes : mais la « conscience » n’a rien à faire ici. Il s’agit de savoir si les seuls intéressés dans le mariage sont l’un et l’autre conjoints. Doit-on exposer les familles, c’est-à-dire les éléments mêmes de la nation, aux caprices des particuliers ? « Tous les motifs contre le divorce peuvent se réduire à cette raison : le divorce suppose des individus, et, le mariage fait, il n’y en a plus. » (Bonald, Législation primitive.) Voulez-vous, comme l’objectait naguère M. Emile Faguet avec l’ironique bon sens d’un vieux médecin ou d’un vieux magistrat, priver la femme de sa plus solide garantie de paix, en rétablissant la répudiation pure et simple dont l’homme, polygame par nature et par goût, abusera toujours alors que sa compagne n’en fera que l’usage le plus restreint ? Eh ! qui vous force à vous marier ? N’épousez qu’à bon escient. La sagesse des peuples a accumulé les précautions à l’origine du mariage. Même nos lois, notre Code révolutionnaire, ont voulu que les parents eussent un contrôle sur le choix fait par leur enfant. Dans les « Deux Vies », pour reprendre les espèces mêmes données par les frères Margueritte, c’est sur une plage, devant un mélancolique coucher de soleil, que Francine, sentimentale comme une pensionnaire de la veille, a élu son époux. De faibles parents ont accédé trop vite au désir de cette volontaire petite personne. Trois mois après le mariage, les beaux yeux de Le Hagre sont devenus un « regard faux », sa touchante piété une dévotion hypocrite, toutes ses qualités autant de vices. Nouveau coup de tête de la volonté libre. Parbleu, ce pauvre Le Hagre non plus n’a pas dû avoir ses aises tous les jours, et il n’a sans doute pas béni longtemps l’après-dînée des Petites-Dalles ! Je ne vois pas de raison pour qu’on nous propose ce divorce comme un acte de haute conscience et de profonde moralité quand le mariage lui-même n’a été qu’une équipée irréfléchie. Notre législation du divorce a cherché à concilier la liberté absolue de l’individu, principe du droit révolutionnaire, avec l’intérêt national qui veut des familles stables et unies. Le divorce est admis, mais rendu très difficile : on sent qu’il a été accordé à regret par des gens qui, contraints de l’admettre par leurs principes libéraux, résistent cependant à son application par un rappel du sens pratique obscur et spontané. N’était la tendance des juges à accorder, quoi qu’on dise dans les « Deux Vies », très aisément la séparation (il serait sans doute intéressant d’avoir le nombre des demandes en face des jugements favorables depuis 1884), la loi Naquet constituerait encore, à l’extrême besoin, une sorte de défense contre les abus de l’union précaire. Hypocrisie, disent des réformateurs simplistes ; la dignité humaine ne souffre pas les « mensonges conventionnels » dénoncés par M. Max Nordau. Retournons à la vie sincère du pithécanthrope notre aïeul. Tous les croyants des Droits de l’Homme, tous les métaphysiciens révolutionnaires se sont exprimés de même en tout temps. L’autorité de l’expérience et de la tradition et une raison supérieure à la raison raisonnante peuvent seules prévenir les malheurs dont cet éternel esprit d’anarchie menace les peuples et la civilisation. L’Église catholique et l’École positiviste, (on sait que les disciples d’Auguste Comte, à leur tête M. Pierre Laffitte, se sont autrefois prononcés contre l’établissement de la loi Naquet) systématisant la pratique de toutes les nations saines et prospères, sont seules aujourd’hui à condamner le divorce. Mais les intérêts auxquels l’une et l’autre ont égard sont de ceux qui ne touchent pas les esprits religieux possédés par la manie révolutionnaire. Les « Deux Vies » auront une place assez distinguée toutefois parmi les romans réformateurs et « sociaux » comme on dit avec insistance dans un si bizarre langage, dont notre littérature regorge depuis quelques années. Avec moins de scories, peut-être, plus de vivacité, de mouvement dramatique et certainement une plus fine connaissance du cœur humain, MM. Paul et Victor Margueritte n’ont guère fait en somme qu’une réplique des récents et malheureux « Évangiles » d’Émile Zola. L’esprit, le ton prophétique sont pareils. Pareille aussi la composition documentaire. Il n’est pas jusqu’aux tics du style qui ne se retrouvent inchangés. Écoutez cette façon de discours indirect, empruntée aux ratiocinations d’un vieux jurisconsulte. On va se demander si ce n’est point le docteur Pascal qui tient ce soliloque : « Et Marchai songeait avec une piété fervente aux temps nouveaux, aux siècles meilleurs. La vie était trop courte : tant de labeurs, de réformes ! Dix existences n’y suffiraient pas. Il pensa à son œuvre, ses grands ouvrages sur l’évolution de la famille ; achèverait-il son livre ! le Droit futur, toute une refonte de nos lois ?… Que le progrès était lent ! Fleurirait-elle jamais l’éternelle justice ? etc… Gabrielle, Francine, qu’étaient-elles parmi les innombrables sœurs ? Il suivait, au travaux, ses livres, ses articles sur la tuberculose — choisie avec un sens très aigu de l’actualité — l’ont rendu bientôt célèbre. Ayant gravi aisément tous les premiers degrés hiérarchiques, il se hisse aussi vite à l’Académie de médecine et au Sénat. Soupçonne-t-il dans quelle mesure Geneviève a collaboré à l’obtention de ses honneurs et de sa gloire ? Il n’en a pas la moindre idée. C’est Geneviève pourtant qui, pendant des années, lui a suggéré ses pensées, ses paroles, ses démarches les plus heureuses. De même que, recopiant les manuscrits, elle allège une phrase, remplace un mot douteux, redresse la syntaxe, c’est elle qui, dans la vie courante, évite les découragements et les lassitudes, inspire les initiatives heureuses. Tellier, dans l’association, a apporté son talent et sa conscience ; Geneviève l’activité et l’esprit d’entreprise. Il n’aurait droit qu’à une part de fondateur ; c’est à lui pourtant que reviennent tous les dividendes. Qu’aura-t-elle gagné en bonheur intime à mettre son mari en valeur ? Sans elle les hautes qualités de Tellier n’auraient peut-être pas donné tout leur fruit. Il l’ignore et n’a donc pas la moindre reconnaissance. Il se contente de briller. Résultat que n’avait point prévu Geneviève. Un soir qu’il est parti dîner seul — l’invitation n’étant point pour l’obscure auxiliaire — elle s’abandonne à des réflexions assez âpres. Sans colère, elle s’étonnait d’être frustrée. Pourquoi la privait-on de le suivre et de le voir parmi les faveurs dues à son talent ? Le monde lui parut sot qui dans l’association, n’accorde à la femme, même intelligente, qu’un rôle occulte et bas, qui ne lui attribue que les plates astuces, les secrètes manigances, l’intriguette vile. Ah ! qu’elle eût de bon cœur envoyé Albert auprès du professeur Zamboni s’il avait seulement protesté contre la niaiserie d’autrui ! Mais non ! l’humaine naïveté d’Albert acceptait les atouts, l’abandonnait à son jeu de dupe. Elle avait, pour seulement le seconder, dédaigné des succès personnels, négligé la camaraderie de ses amies… Après cela, le geste était trop cavalier de la baiser au front et de s’en aller briller devant des marquises spirituelles. » Geneviève espérait une autre récompense à ses peines. L’esprit de sacrifice n’était point dans sa nature. Droite pourtant, elle se résout à la résignation. Elle devra se contenter de voir heureux, mais fugitif et presque lointain, celui dont elle eût voulu régler même le bonheur. Son oncle, le raisonneur que nous avons déjà entendu, lui peint son rêve écroulé de couleurs assez plaisamment ironiques : « Vous voulez admirer celui que vous aimerez, vous le voulez plus grand que les autres, et vous voulez qu’il soit votre esclave docile. Je ne distingue qu’une espèce d’homme qui fasse votre affaire, mais elle n’est pas fort répandue ; il s’agit de découvrir le génie qui ont la vue longue… signalent à l’horizon l’avènement de l’union libre, celle, j’imagine, de deux créatures qui seraient égales et affranchies. La perspicacité de ces prophètes n’empêche pas que les maires et les curés ne célèbrent autant d’épousailles que devant. Alors il se passe ce fait assez baroque. Les hommes continuent d’envisager les noces à l’ancienne mode… Et les filles sont nourries déjà comme si on les destinait à des unions indépendantes, à des communautés où elles ne subiraient pas un chef… Considérez de près, même un ménage d’amoureux, un ménage qui date d’hier et qui entre dans sa lune de miel : la femme est déjà persuadée qu’elle est une égale, l’homme est déjà convaincu qu’il est un maître. » La nouvelle méthode d’éducation des filles ne semble pas prévoyante à ce raisonneur, sorti tout droit du théâtre de Dumas fils : « Tant que le mariage est la règle, continue-t-il, il ne s’agit que d’y conduire une fille. Son pédagogue n’y songe pas. Fervent de l’individualisme, il lui apprend à agir et à penser par elle-même et non plus à accepter la pensée et l’action de cet inconnu qui sera demain son mari… On procède avec elle comme si le mariage n’existait plus. » M. Lucien Muhlfeld ne décide pas si l’union libre entraînera de bons ou de mauvais effets. Un certain scepticisme lui défend de trancher de pareilles questions. Il note seulement le désaccord qui se manifeste entre l’institution du mariage et les prétentions nouvelles des femmes. La minime dose de féminisme que comportent les journaux mondains, les conférences de la Bodinière et les romans psychologiques persuade les épouses qu’elles ont à tenir auprès de leur époux un autre rang que celui de ménagère. Entre personnes de valeur égale on fait contrat d’association, non de dépendance. On dit bien que Mme Jean Racine ne lut de sa vie Andromaque non plus qu’Esther (ce fut pourtant dans un siècle où M. Dacier n’était que l’humble époux de la traductrice d’Homère). Lasse d’être la compagne soumise du mari, la femme d’aujourd’hui prétend ne pas prendre part seulement au gouvernement du ménage. Rendue capable de comprendre ses travaux, il est tout naturel qu’elle veuille s’y associer. Et comment un mari recevra-t-il cette prétention ? En quoi les rapports des époux pourront-ils en souffrir ou en être améliorés ? C’est-ce qu’a observé et noté M. Lucien Muhlfeld, un peu trop peut-être du style haletant d’un agenda, souvent avec un esprit forcé et une tendance à se trouver content de soi-même, et toutefois avec une certaine pénétration, un art des nuances qui ne sont pas du tout négligeables. Geneviève, belle, intelligente et riche, a épousé le Dr Tellier, déjà célèbre et presque un maître au moment où s’ouvre ce récit. Ce savant est, à la mode d’aujourd’hui, non rechigné et à lunettes, mais mondain et amateur de sports. Ses contre pas. Et c’est justement le moment de cette crise mystique que choisit la famille Maugien pour la marier à un brutal pourvu de rentes, un viveur très vulgaire. Il eût fallu à Camille le couvent ou un de ces époux comme on n’en voit que dans la Légende dorée. Le butor saccage en quelques heures son innocence, en quelques mois toutes ses illusions. Devant un mari sur qui la sensualité et la vanité seules pourraient avoir prise et qui retourne bientôt à ses habitudes de célibataire, Camille est désarmée. Elle n’a même point pour se défendre, au besoin pour réagir, une idée solide et saine de la vie. Du dégoût et du désespoir elle passe à l’abattement et à la passivité. La faute de son malheur est en elle autant qu’en son bourreau. Y trouverons-nous prétexte à déclamations pour le divorce et l’union libre ? Nullement. M. Frédéric Plessis, qui est un romancier, non pas un réformateur, et qui n’impute pas au mariage ce qui dépend des mœurs, fait mourir le butor au bon moment. Camille pourra refaire sa vie, mais comme elle eût dû la commencer. Son second époux sera presque un père : un éducateur. Voilà un roman vraiment « moral », encore qu’on n’y prêche à aucun endroit. Il exprime cette philosophie saine et modérée, traditionnelle en France. On n’a point parlé de l’intrigue qui est vive et bien agencée. Quant aux portraits, que nous avons déjà trouvés amusants et justes, ils sont encore d’une grande finesse psychologique. J’en veux pour preuve celui d’un abbé assez moderne : « L’abbé Duteilly offrait un mélange de contradictions apparentes : en politique, partisan de la conciliation et de l’opportunité ; en morale, tout d’une pièce, rigide, intransigeant. Au fond il demeurait le même : esprit logique et abstrait, il s’attachait aux idées, les aimait assez pour se complaire à leur discussion, pour accorder à celles qu’il jugeait fausses une part de vérité ; il se faisait illusion à lui-même avec les grands mots vagues et doux de libéralisme et de démocratie chrétienne ; entré dans cette voie… il y marchait en soldat, sans dévier, sans se demander s’il ne s’était pas trompé au départ. En fait, ses concessions s’adressaient aux systèmes, aux doctrines, et les personnes et les faits n’étaient de rien ou de presque rien à ses yeux. Aussi, lorsque sortant des questions religieuses ou sociales il se trouvait en présence d’un cas particulier de vie individuelle ou de morale privée, il redevenait l’homme de principes, intraitable en ses revendications de règles générales, et c’est par là justement qu’il prenait comme directeur de conscience un empire réel sur certains esprits… Le troupeau des tièdes, rebuté, s’éloignait de ce juge sévère ; mais les âmes troublées, ferventes et sincères aimaient son autorité. La passion reconnaissait son langage dans la bouche de ce prêtre ; elle s’entendait cours des âges, l’incessant martyre : entre les mâles aux yeux de bouc, brandissant couteaux, haches, tisons, des troupeaux de victimes défilaient, que la rage du propriétaire châtiait de s’être soustraites à son exclusive autorité. Supplices inimaginables de l’adultère, etc… (Il est aisé d’imaginer ici le développement historique.) Au Nord, au Midi, par tout le globe, l’homme avait proclamé la loi de meurtre. De nos jours encore, en France, l’article rouge du Code, stupidement, excusait le mari assassin. » Est-ce que tout, jusqu’à ce « stupidement » si bien placé, ne concourt pas à donner l’illusion qu’on vient de lire une page de « Paris » ou de « Travail » ? Je signale encore aux curieux, à la page 190, le développement qui s’ouvre par : « Force inouïe de l’Eglise… » Les moindres procédés de Zola y sont reproduits jusqu’à l’agacement. Je m’étonne que des adversaires déclarés du roman naturaliste n’aient point reconnu dans ce livre toutes les figures de l’ennemi. Où sont les belles résolutions et les grands espoirs que fit naître, après la « Terre », le fameux manifeste du « Figaro » ? Les « Deux Vies », me dit quelqu’un, c’est le Canossa de M. Paul Margueritte. Et peut-être n’est-ce pas tout à fait inexact.

 

Il a été fait de si cruelles attaques contre la « littérature industrielle » au sujet du récent roman de M. Lucien Muhlfeld qu’il faut craindre de n’en pouvoir, parler de n’en pouvoir même dire du mal sans paraître soudoyé. (La nouvelle de la mort prématurée de M. Lucien Muhlfeld est arrivée quand cet article venait d’être écrit. Nous n’avions rien à y changer des éloges ou des réserves que nous y faisions. Aussi bien pourraient-ils s’appliquer à son œuvre entière autant qu’à son Associée. Critique dramatique ou romancier d’André Tourette, c’était toujours une sécheresse ironique, parfois assez élégante, qui dominait chez lui. Peut-être avec moins de lettres ne se fût-il pas élevé beaucoup au-dessus de la chronique boulevardière et des petits théâtres. Mais il y eût excellé.) Il est vrai que M. Muhlfeld, ou son éditeur, sait pratiquer l’art de la réclame. J’y vois une excuse. Taine a dit de Stendhal qu’il avait manqué la popularité pour avoir fui le ton sublime. M. Muhlfeld, esprit ironiste, un peu aride, que je ne compare toutefois pas à Beyle, ne travaille pas davantage dans le grandiose. Qu’on l’autorise donc à chercher par d’autres voies la popularité. On connaît des auteurs qui en choisissent de plus viles. « L’Associée » a un précédent, une aînée, dans la littérature du mariage : c’est « la Camarade » de Mme Camille Bruno. Je ne mentionne la rencontre que pour indiquer que l’idée du roman est dans l’air. Il n’en est guère de plus actuelle en effet. Un vieux raisonneur de comédie, qui paraît dans ce livre, l’expose précisément ainsi : « Des personnes dont se pare le sujet principal. Le faux goût n’y est pas rare ni les élégances et la recherche à la façon de M. Romain Coolus ou de M. Nozière : il faut certainement y voir un trait de race. Songez pourtant à toutes les causes qui conspiraient à faire tolstoïser M. Muhlfeld. Et vous l’estimerez peut-être d’avoir su fuir « le ton sublime. »

 

On aime en M. Frédéric Plessis un talent paisible et pur et qui se connaît lui-même. M. Anatole France, autrefois, ne parlait jamais sans ravissement des vers de la « Lampe d’argile » et de « Vesper » dont il déclarait que seraient ornés tous les florilèges futurs. Ces poèmes resteront en effet, avec les « Noces Corinthiennes », comme les modèles de la poésie savante et délicate qui donna de si belles espérances aux environs de 1880. Quelques personnes s’étonneront peut-être que M. Frédéric Plessis, avec la fine et profonde culture, la culture d’humaniste qu’il possède, se consacre à écrire des romans intimes et familiers. Figurez-vous ce reproche fait à Chardin, si cet artiste eût commencé par être académique et docte. Il ne tiendrait pas plus contre le Benedicite qu’il ne tient contre « Angèle de Blindes » et le « Chemin montant ». Le milieu de petite bourgeoisie provinciale dont M. Frédéric Plessis s’est constitué le peintre dans son dernier roman n’est sans doute pas fort beau. Cependant il y a bien six ou sept millions de Français qui vivent et qui pensent comme ses Maugien et ses Ruyot, et cela seul vaudrait d’être étudié. L’étude de mœurs qu’a faite M. Plessis est tout à fait exacte et complète, point trop appuyée pourtant, et aussi dégagée que possible des prétentions scientifiques du roman naturaliste. Pas de pessimisme, pas de lourde caricature : une franche et rieuse malice jette sur ces figures de petits rentiers, de hobereaux, de prêtres, de notaires et de médecins de campagne une clarté qui ne les fait paraître ni plus beaux ni plus laids qu’ils ne sont en vérité. C’est toute la petite ville française qui revit avec ses vilenies, ses intrigues et aussi son esprit de prudence et d’économie. Mais tout cela n’est qu’anecdote. Un point, autour duquel se sont cristallisés tous les autres éléments du livre, a retenu surtout M. Frédéric Plessis : c’est la démoralisation de ce petit monde bourgeois, jadis honnête par excellence. Camille Maugien, née dans une famille de parvenus — des parvenus au très petit pied — a vécu une enfance à peu près privée d’éducation morale. Des instincts droits, éveillés par une petite révolution sentimentale, lui font comprendre la bassesse des exemples qu’elle a sous les yeux. Réfugiée en elle-même, elle s’abandonne dès lors à une dangereuse exaltation de sa sensibilité. Un directeur de conscience un peu habile l’eût fait tourner en vocation religieuse. Camille ne le ren-infirme. » Homère, Milton… Sort sublime pour une « amante orgueilleuse ! Milton avait des filles qui conduisaient ses pas ; mais on vous donnera un Milton célibataire. Sous son front qui porte un monde, ses yeux sont clos ; il faudra bien qu’il vous suive ! Compagne de Milton aveugle, vous serez, à la lettre, la maîtresse d’une âme souveraine. Tenir en laisse un géant, quel rêve pour une petite main !… » Le roman de M. Lucien Muhlfeld est en quelque sorte unilatéral. On n’y voit guère que l’analyse des impressions de Geneviève. Mais celles de Tellier se laissent deviner sans peine. Il se le tait à lui-même, et Geneviève non plus n’ose se l’avouer : il est tout de même vrai qu’il est excédé de la sollicitude de son associée. « La femme qui vit de la tête est un épouvantable fléau », a dit Balzac, docteur ès sciences conjugales. Tellier, dans son intérieur, aimerait sans doute s’entretenir d’autres sujets que de la prophylaxie de la tuberculose ou des travaux de la commission sénatoriale qu’il préside. L’implacable raison sociale représentée par Geneviève ne lui permet de se délasser l’esprit qu’après le règlement de toutes les affaires sérieuses. Comme on excuse cet homme aimable de saisir avec empressement ou même de faire naître le prétexte de dîners de corps ou de congrès en Suisse pour échapper à la tyrannie de son association ! Donnez cependant à Geneviève deux enfants de plus ou cinquante mille livres de revenu de moins, et elle connaîtra des soucis qui accorderont un peu de repos à son mari. Au vrai et pour parler net, cette charmante et fine personne, avec toutes ses qualités et son intelligence, finit par se rendre un peu pesante à Tellier et par gâcher son propre bonheur. Elle éprouve ainsi la vérité de ce mot de Bonald — pour citer encore une fois un philosophe insuffisamment pratiqué par les contemporains qui ne trouvent plus Joseph de Maistre assez intelligent : « La société est toute paternité et dépendance, bien plus que fraternité et égalité. » On s’amuse à accoler au roman de M. Muhlfed une moralité aussi sévère. Il s’en accommode peut-être, mais il ne l’exige pas. Propret et souriant, M. Muhlfeld se rappelle toujours à temps qu’il est ironiste, boulevardier et détaché des choses. Qu’il fait bien, d’ailleurs, de se surveiller ! Car il a des tendances au prudhommesque et se fouette un peu trop visiblement pour tourner sur ses talons. Les personnes qui aiment la lanterne magique, ou, pour prendre une comparaison plus moderne, le cinématographe et ses scènes trépidantes et brèves, pourront se plaire à l’infinie succession de petits tableaux qui composent « l’Associée ». Une satire assez atténuée du monde médical — oh ! rien des « Morticoles » ! — et qui porte toutefois ; des bouts de dialogues, souvent spirituels et selon la mode du théâtre d’aujourd’hui, sont les ornements « condamner par lui en des mots qu’elle comprenait… » De pareilles touches ne sont point rares dans le « Chemin montant ». Elles montrent sur quelle connaissance des hommes s’appuie ce livre qui, pour n’être ni pathétique ni humanitaire, n’affirme pourtant pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. M. Frédéric Plessis voit, comme chacun, que le mariage engendre parfois de grandes douleurs domestiques. Est-ce une raison pour le briser ? Nous savons la réponse raisonnable que le bon sens un peu sceptique des honnêtes gens de France fera toujours aux visionnaires et aux émancipateurs qui veulent répandre leur mal d’anarchie sous le prétexte d’abolir la souffrance humaine.