(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’architecture nouvelle »
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(1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « I — L’architecture nouvelle »

L’architecture nouvelle

Je vois bien peu d’esprits prêts à admettre que ce que nous nommons communément beau, n’est qu’une part infime de la beauté répandue dans le monde. J’entends désigner ici la beauté apparente aux sens, et non la beauté purement spirituelle. Étrangement étroite et conventionnelle en effet, est notre conception du beau, incroyable même, pour les siècles postérieurs. Nous appelons beauté ce que nos pères, aux yeux desquels l’Univers insoupçonné n’existait pas, appelaient monde, c’est-à-dire un grain de sable perdu dans l’immensité. Je crois que l’humanité bouleversera de fond en comble son esthétique.

A ceux qui seraient tentés de s’inscrire en faux contre une telle affirmation révolutionnaire, je proposerai l’exemple des siècles passés. Combien le passé nous présente, à cet égard, d’enseignement et combien l’avenir s’éclaire à sa lueur ! Les néophobes doivent en ignorer l’histoire pour n’y point découvrir les traces de l’incessante évolution qui nous transforme et nous élargit malgré toutes les stagnations, tous les reculs, toutes les aventures. Comment assigner un terme à cette inépuisable évolution, lorsque chaque siècle nous découvre les trésors d’énergie qu’elle recèle ? Si nous l’interrogions sur le sens du beau tel que le possédèrent les âges successifs l’enquête serait immense. Quelques exemples suffiront.

Consultons l’histoire littéraire moderne. Que signifie cette appellation de « sauvage ivre », décernée par Voltaire à Shakespeare ? Elle signifie que Voltaire, bien qu’appartenant à l’élite, se réclamait d’une esthétique trop médiocre et trop restreinte pour admettre un poète aussi libre, aussi tumultueux, aussi exubérant que Shakespeare. Nourri du dix-septième siècle français, cet âge de froide étiquette et de servilisme intellectuel, Voltaire et son temps, au nom de Corneille, excommunient Shakespeare, qui écrase cependant le tragique français de toute la souveraineté de son génie. Ce qui nous apparaît suprêmement beau de nos jours, notre sens de la beauté s’étant démesurément élargi, ce qui apparaissait déjà comme tel à Hugo, c’est-à-dire moins d’un siècle après le jugement de Voltaire, semblait alors l’ignoble et le grossier aux plus perspicaces. L’évolution fut, dans ce cas, prodigieusement rapide. De quelle façon le dix-septième siècle, formaliste et pédant, eut accueilli Hugo ou Balzac, on peut facilement le deviner : par l’insulte et par la moquerie. Et il n’est pas imprudent d’affirmer que les romantiques eussent reçu Zola ou Maupassant de la même manière. Qu’on ne s’y méprenne pas : je n’ai nullement, l’intention de prouver par là que le génie progresse de siècle en siècle, car ce serait une étrange et absurde erreur, le grand art étant, comme l’a défini l’auteur de William Shakespeare, « la région des Égaux ». Je voudrais seulement démontrer qu’au cours des siècles, le trésor des choses auxquelles nous reconnaissons de la beauté s’enrichit, et que le caractère de beauté qui, à l’origine ou chez les peuples enfants, n’est attribué qu’à quelques spécialités, — une belle femme, une belle arme, un beau bijou, — tend invariablement à s’universaliser, jusqu’à s’appliquer au tout, en d’autres termes, que notre compréhension du monde va s’élargissant.‌

Si nous passons des lettres aux arts, nous découvrons le même phénomène La peinture, par exemple, n’admettait avant ce siècle qu’un nombre restreint de sujets, interprétés d’une certaine manière, susceptibles de prétendre à la dignité de l’art. Dès lors, pour quelle sorte d’hommes auraient pu passer, à la Renaissance, les Degas, les Manet ou les Raffaëlli, qui ont prouvé, par leur exemple, que tout objet, tout spectacle, tout être, contenait autant de réelle beauté qu’une Madone ou qu’un gentilhomme en prière ? Quelles risées n’auraient pas accueilli Constantin Meunier, prétendant, il y a un siècle, au titre de sculpteur ? Nous avons entendu les fidèle à de Rossini accueillir les drames lyriques de Wagner par cette phrase caractéristique : « Cela n’est pas de la musique » ; qui niera cependant que Wagner ait enrichi le domaine de l’expression musicale ? Et nous entrevoyons de ce côté d’immenses plaines à défricher, le jour où l’expression musicale s’appliquera à un nombre illimité d’êtres, en dehors des héros et des dieux de la Tétralogie ou de Tristan et Yseult. ‌

Il nous suffit de ces quelques exemples pour illustrer cette vérité que le domaine du beau s’élargit insensiblement, que le nombre des choses et des êtres admis par l’esthétique s’accroit de siècles en siècles, que des formes nouvelles et des manifestations inconnues de beauté surgissent à toute heure en dehors des champs clos, au cours de l’évolution humaine. Il ne s’ensuit nullement qu’un palais de Ninive, un temple grec, une cathédrale du Moyen-âge ou un palais de la Renaissance, doivent à nos yeux, perdre leur caractère de beauté ; pas plus qu’Eschyle n’est effacé par Shakespeare ou Shakespeare par Wagner. Il en résulte uniquement ceci, que ce que nous estimons aujourd’hui contraire à la beauté, aveuglés que nous sommes par un sentiment conventionnel et arbitraire du beau, apparaîtra demain sous son véritable jour de beauté. De même qu’à un sens nouveau de la vie correspondent des œuvres nouvelles, aux œuvres nouvelles doit correspondre un sentiment nouveau de la beauté.

L’absolue mesquinerie de notre esthétique provient de cette étrange opinion que l’art est une chose de luxe, alors que l’art est essentiellement vital, nécessaire à la vie, inséparable a elle. De cette erreur est sorti le jugement qui reconnaissait comme beaux un nombre très restreint d’objets, et comme laids tous les autres. On ne songeait pas que cette laideur se transformerait un jour en beauté pour des yeux moins prévenus. Et l’on décréta qu’il y avait des choses nobles et des choses ignobles, que le beau ne pouvait, sans s’avilir, s’étendre au-delà de l’aristocratique domaine où il demeurait enclos. Quelle raison peut nous faire juger beau le costume enrubanné du courtisan d’ancien régime, et vulgaire le simple vêtement bruni par le travail du terrassier, si ce n’est la pauvreté de notre esthétique, plus digne de sauvages ou d’enfants que d’hommes raffinés ? Nous nous extasions devant la délicatesse de la rose et du lys, et nous passons sans un regard pour la marguerite des champs, non moins admirable La même étroitesse de sens esthétique nous rend aveugles aux nouvelles formes de beauté qu’engendre incessamment sous nos yeux la vie moderne. Les créations de l’industrie notamment, si nombreuses et si magnifiques à beaucoup d’égards, demeurent pour nous sans signification de beauté. Nous sommes tellement accoutumés à ne décerner cette épithète qu’à un petit nombre d’objets, autorisés et catalogués, que nous détournons la tête avec dédain, si l’on veut nous insinuer que telle création considérée par tous comme vulgaire n’est peut-être pas inférieure en beauté, à tel chef-d’œuvre devant lequel nous passons, comme en prière, des heures d’extase. La faute en est moins peut-être à nous-mêmes qu’aux hommes d’exceptionnelle valeur qui ont égaré sur ce point notre sentiment. Nous avons entendu John Ruskin poursuivre de ses plus amères railleries l’industrie moderne toute entière et proscrire, au nom du Moyen-âge, notre machinisme et notre civilisation. Nous avons pris au pied de la lettre, le joyeux paradoxe de Théophile Gautier : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. » Et nous avons conformé notre jugement à ce précepte, d’après lequel il serait impossible à un meuble, à une habitation, à une étoffe, de satisfaire aux exigences de la beauté.

Notre sens esthétique en demeure faussé, à tel point qu’il nous paraît admis que la vie moderne ne peut engendrer que laideurs et banalités. Étrange opinion ! Il y aura cent mille paires d’yeux pour admirer les lourds et grossiers carrosses royaux tout ruisselants d’or que renferment nos musées, tandis que passe rapidement dans la rue, sans un regard, le coupé ou la Victoria moderne, dont l’aisance et la légèreté valent bien la dorure et les ornements massifs du « grand siècle ». Je ne vois pas en vertu de quel principe, la voiture sans chevaux, la voiture automobile ne pourrait à son tour rivaliser de beauté avec l’attelage coutumier. Jamais les artistes ne se consoleront du pittoresque, défunt de la vieille et pesante diligence ; ce qui n’empêche pas certaines gens, qui ne sont en rien des barbares, de trouver infiniment plus : beau le gracieux et silencieux tramway électrique, à l’allure noble et rapide. J’entends par avance rugir d’indignation les moins subtils de nos esthètes, si quelqu’un affirme naïvement devant eux trouver un plaisir esthétique à contempler une machine en mouvement, découvrir une beauté singulière dans la vie fiévreuse et rythmique des volants, des pistons et des bielles. Ce sont évidemment là de damnables hérésies, des crimes de lèse-beauté. On encourt la même accusation d’incompétence, si l’on ne prend pas soin de dissimuler la joie de beauté qu’est susceptible d’éveiller la vue d’un de ces hardis et gigantesques ponts de fer suspendus au-dessus de l’abîme, décrivant une courbe d’un prodigieux élan. Si vous soutenez que l’on peut attendre de l’architecture métallique des effets de beauté au moins égaux à ceux dont le marbre et la pierre ont jusqu’ici fourni la preuve, vous passerez pour un vulgaire « philistin ». Il nous est également interdit de trouver ça et là, parmi les mille produits généralement bruts et grossiers de l’industrie moderne des fragments de beauté en germe ou réalisée. Découvrir de la beauté en dehors de la région où elle doit exclusivement éclore, loin d’être considéré comme l’indice d’une conception esthétique plus large et plus profonde que celle dont se nourrit la corporation des esthètes, ne dénote à leurs yeux que grossièreté, vulgarité de goût.

Ce qui peut adoucir — si cela semble nécessaire — l’amertume de pareils reproches, c’est la pensée qu’ils n’ont qu’un temps, et que l’esthétique doit fatalement réédifier la base étroite qui lui sert encore de soutien. Elle ne peut se contenter longtemps encore de l’appui ridiculement précaire que lui fournit la tradition. Si elle s’obstine à demeurer sur son roc branlant, qu’assaillent et qu’envahissent de toutes parts les flots en marche de la vie moderne, si elle se contente d’adresser des imprécations aux vagues qui n’en avancent pas moins, en se drapant dans le mélancolique manteau de sa fierté dont le flux n’a cure, sa ruine est plus que certaine. Elle est inscrite d’avance dans les annales du destin, et nuls pleurs, nulles colères n’en pourront reculer la date.

Une esthétique nouvelle rejaillira de ces flots purificateurs qui renferment, comme ceux de l’Océan, tous les germes et toutes les pourritures, toutes les splendeurs et toutes les grossièretés ; et la menace des vagues se changera en caresse fécondante. Sa face ridée réapparaîtra brillante de jeunesse et de vie, et de sa bouche ne sortiront ni malédictions ni cris de douleur, mais des hymnes et des cris de joie. Le monde ne pourra la renier ; jaillie de lui, toute pleine de son âme, comprenant le sens intime de ses manifestations, elle étendra son domaine jusqu’aux limites mêmes de ce monde. Et l’antagonisme ayant cessé entré elle et lui, nos fils très lointains pourront peut-être un jour bénir les fiançailles du monde et de la beauté.

Il n’est pas douteux — quelque chimérique que puisse paraître cet espoir — que nous allons vers un élargissement énorme et inattendu du sens de la beauté. Il me semble radicalement impossible que le monde se contente à jamais de la mesquine et puérile esthétique actuellement en honneur. Nous avons enfermé la beauté dans un domaine tellement étroit, que les barrières factices craquent de toute part, et qu’elle menace d’étouffer si nous ne lui faisons place. Nous la délivrerons : et redevenue maîtresse d’elle-même, ce n’est ni en amante lointaine, ni en étrangère, ni en exilée qu’elle nous apparaîtra, mais en amie de tous les jours, heureuse d’être aimée au gré de notre désir.

 

J’emprunterai ici un exemple à l’architecture moderne, pour établir que des formes nouvelles de beauté peuvent surgir en dehors de la tradition et des principes en honneur, et que le domaine de la beauté n’est point un enclos aux barrières immuables. Il est bien entendu d’ailleurs qu’ignorant de la technique de cet art, je ne ferai qu’exposer, sans prétention aucune, mon sentiment sur son évolution actuelle.

Il est à peine nécessaire d’insister sur ce fait que l’architecture dont les produits s’offrent quotidiennement à nos yeux, ou plutôt ce que nous nommons ainsi, n’en est presque toujours que la parodie. Quelles sortes d’édifices rencontrons-nous dans nos villes, en dehors des monuments transmis par les siècles, palais ou cathédrales ? On peut les diviser en deux catégories. Ce sont en premier lieu les monuments généralement publics, qui ne sont qu’une reproduction plus ou moins exacte des monuments anciens, ou qu’un amalgame de différents styles à peine rehaussé de quelques détails, dus à l’imagination de l’artiste. Il n’y a point là création, il n’y a qu’arrangement, habileté, érudition c’est-a-dire des qualités que l’artiste créateur répudié. Ce sont ensuite ces innombrables amas de pierres en équilibre qui nous servent d’habitations. De cette sorte d’édifices, dont l’absence de prétention est la seule excuse, il n’y a rien à dire, sinon que bâtis uniquement en vue de l’acheteur ou du locataire, nul souci d’esthétique n’a pu présider à leur conception. Dans cet ordre de construction, la devise est : faire vite banal, à bon marché ; et les quelques ornements seuls permis à la virtuosité de l’artiste, ne peuvent qu’accentuer la laideur de l’ensemble. Dans une troisième catégorie je fais entrer tous les édifices qui ne se rattachent pas directement aux deux premières, tous ceux qui témoignent d’une certaine personnalité, d’une recherche de faire neuf, d’un souci d’échapper à la banalité courante, d’une ébauche de compréhension des nécessités nouvelles de l’art. Si, d’une part l’horreur des sentiers battus dont témoignent ces derniers n’a eu, en général, pour résultat, que l’élargissement du domaine, déjà si vaste, de la laideur et du baroque, il faut bien avouer, d’autre part, que nous leur devons quelques sensations d’art véritable. Parmi ces très rares originaux, il y a évidemment des artistes. Toutefois, si sincère que soit leur désir du mieux, si abondante qu’apparaisse leur fantaisie, ils ne sont pas parvenus à se débarrasser entièrement de la tradition, à renouveler totalement leur art, à créer en un mot un style moderne. L’ensemble chez eux n’est jamais harmonique, et si nous ne cachons pas notre admiration devant certains fragments, nous sommes contraints de reconnaître que l’œuvre n’est pas essentiellement nouvelle, qu’elle ne répond pas à notre conception de l’art d’aujourd’hui.‌

L’architecture moderne, en un mot, nous est apparue jusqu’à présent comme un art sans vie et sans beauté, en complète infériorité vis à vis des autres arts, qu’un sentiment nouveau a déjà orientés dans une voie nouvelle. Réduite à la copie des styles traditionnels, à la plate virtuosité, au style neutre, aux recommencements stériles, on a pu croire que son unique destin consistait à détailler les gloires du grec, du gothique, du roman, du renaissant. C’est alors que quelques tentatives hardies se manifestèrent, notamment en Angleterre, en vue de régénérer l’architecture ainsi que l’art de la décoration et du meuble, qui lui sont connexes. Le besoin de créations nouvelles suscita des artistes originaux, qui délaissèrent brusquement les formules anciennes. En divers pays, l’exemple de libération fut suivi. L’élan était donné, mais la création décisive faisait encore défaut.

C’est à Victor Horta, l’architecte belge, que revient l’honneur d’avoir accompli la révolution décisive, d’avoir créé, sans conteste, une architecture nouvelle. Le bataillon de ses collègues peut perpétuer en tous pays le culte du pastiche et du convenu, il n’en subsiste pas moins ce fait que, grâce à lui, l’architecture moderne existe. Je voudrais en ces quelques pages pouvoir caractériser son œuvre de novateur. Mais entrer dans l’intimité même de ses créations serait hors de ma compétence ; je redirais seulement l’impression faite sur moi.‌

Ce qui frappe, au premier contact avec l’une des œuvres de Horta, c’est sa puissante originalité. On sent que cette œuvre est sortie uniquement de lui, sans l’ombre d’un ressouvenir, d’un respect quelconque pour la tradition, et qu’il y a là, au sens plein et authentique du mot, une création, dont la forme et le fond prennent leurs racines dans le tempérament propre de l’artiste. On comprend immédiatement qu’entre cet art et l’art courant, même le moins banal, il y a un abîme ; il s’agit en effet d’une œuvre entièrement nouvelle. Vous reconnaissez en même temps de quel frappant caractère esthétique elle est empreinte. Je ne veux pas dire par là que tel détail vous attire par son heureuse inspiration ou que tel fragment dénote, à vos yeux, l’artiste de race qui l’a conçu : je dis que de l’œuvre dans sa totalité, de ses moindres détails comme de ses lignes maîtresses, jaillit une incomparable expression de beauté. Originalité, beauté, également puissantes, tels sont les deux caractères dont la révélation vous saisit à première vue.

En poursuivant l’examen, en abordant la structure de l’œuvre, les divers éléments apparaissent successivement, complétant et renforçant l’impression première. L’utilisation des matériaux, du fer surtout dans la charpente, l’adaptation des formes à la matière employée frappent aussitôt. Pour cet artiste, libéré des traditions fossiles, il est évident qu’il n’y a pas comme unique matière noble, la pierre, et que tous les matériaux sont nobles s’ils sont justement employés. On voit de suite à quelle richesse d’expression aboutit ce principe. Une autre conséquence en surgit, celle-ci, qu’une matière autrefois considérée comme inesthétique en architecture et par conséquent dissimulée, le fer par exemple, demeure apparente dans l’édifice de Horta et devient elle-même un élément de beauté. La science et l’art se combinent, de sorte que l’élément nécessaire à la stabilité de l’édifice contribue en même temps à sa beauté. On comprend dès lors le rôle de l’ornement dans une pareille conception. Il n’existe pas, pour ainsi dire ; ce sont les formes données à la structure même de l’édifice qui composent l’ornement, intimement lié, au lien d’être ajouté à l’édifice. Il n’y a aucun artifice dans cet art de sincérité.

Une des principales raisons qui me font considérer Horta comme un artiste de premier ordre, c’est qu’il conçoit lui-même en même temps que l’édifice, tout ce qui en dépend : décoration, ameublement, vitraux, étoiles, objets d’art, etc. Tel édifice exige, selon lui, des objets complémentaires appropriés à son caractère. Ainsi les verrières, les tentures, les tapis, les étoffes, les meubles, sont exécutés d’après ses plans, et non seulement il crée, par exemple, une table de salle à manger, mais encore tous les accessoires du service destiné à la garnir. Il est impossible de ne pas être saisi de la beauté qu’engendre une telle unité de conception, de la profonde et intime originalité qui en résulte. « L’architecte avait vu, peu à peu, son autorité et son rôle s’amoindrir, écrit avec justesse M. Thiébault-Sisson au cours d’un article consacré à Horta. Du jour où il ne fut plus, pour ses collaborateurs, l’excitateur du cerveau et le guide de la main qu’il doit être, ses collaborateurs, un à un, le délaissèrent. Ils se dérobèrent à cette direction vague et molle, ils reprirent leur liberté d’action, ils travaillèrent chacun à leur guise. Le décorateur, l’ornementiste, le sculpteur sur pierre ou sur bois se livrèrent à leur inspiration sans contrôle ; l’ébéniste et le tapissier, le céramiste, le menuisier, le ferronnier, le ciseleur et le peintre-verrier firent de même. Jamais, entre les divers éléments qui concourent à la décoration, le malentendu ne fut plus grand et la cacophonie plus complète ».39 Ce qui fait la grandeur de l’artiste, c’est d’avoir coordonné les éléments épars, de les avoir refondus dans son cerveau, d’où ils sont sortis puissamment marqués du caractère propre qui les fait concourir à la beauté de l’ensemble. Renouveler l’ensemble est la marque du grand artiste, et je ne puis m’empêcher ici de songer à Richard Wagner qui, tout en fondant le drame musical, entendait réformer, suivant son tempérament propre, tous les arts qui s’y rattachent, animés du même souffle que l’œuvre principale, incomplète sans eux.

L’unité de conception n’est pas la seule marque distinctive de la réforme imposée par Horta. La variété de conception est tout aussi remarquable chez lui que l’unité de conception. Ayant créé un style moderne, il ne s’est pas borné à en reproduire la formule dans chacune de ses œuvres. A ses yeux, il n’y a pas de formule. Chacune de ses créations est une œuvre distincte, ne rappelant en rien ses précédentes, possédant son originalité propre, sortie d’une inspiration nouvelle, révélant une forme de beauté qu’il nous était impossible de prévoir en nous basant sur ses créations antérieures. Leur seul caractère commun est la marque qu’elles portent toutes de la profonde originalité de leur auteur. « La maison-type n’existe pas pour lui »40 a-t-on avec juste raison. En effet l’œuvre, dans sa pensée, est toujours adaptée à sa destination, et on comprend quelle richesse d’imagination suppose cette scrupuleuse adaptation de l’édifice à son but. Horta conçoit très différemment, par exemple, une maison destinée à un célibataire et une autre destinée à une famille ; bien plus, sa conception sera également différente, suivant la profession ou la nature des individus auxquels elle s’applique : à un médecin ou à un avocat ne s’adapteront pas le même édifice qu’à un homme de lettres ou un commerçant. L’architecte se double donc d’un psychologue. On avouera qu’entre un artiste doué, de tels soucis et l’architecte coutumier, qui se contente d’édifier le nombre de pièces indiquées pour le prix convenu, il y a tout l’espace qui sépare le débitant du créateur.

Il est impossible de décrire sans le concours de l’image, la fantaisie, la richesse, la souplesse des conceptions de cet artiste : de telles expressions d’art ne peuvent être rendues que par elles-mêmes. La façon dont Horta a compris l’art décoratif lui crée une place bien à part dans l’ensemble des novateurs qui lui ont de nos jours imprimé un nouvel élan. Contrairement aux décorateurs qui empruntent leurs motifs à la nature, surtout au règne végétal, il tire son inspiration uniquement de lui-même. Les motifs de ses vitraux, de ses étoffes, de ses objets d’art, de ses meubles, de tel lustre électrique, de tel départ de lampe, de telle décoration murale, sont entièrement conçus par lui, sortent exclusivement de sa pensée, en dehors de toute interprétation de la nature. C’est là ce qu’on peut appeler proprement une création, pour laquelle il ne suffit pas de posséder le goût et l’ingéniosité, mais surtout la puissance individuelle de concevoir.

Le jeune architecte bruxellois nous offre donc le spectacle d’une originalité, d’une vitalité incomparables. Son art puissamment organique marque une révolution en architecture, la rupture avec la tradition surannée, la création d’un style, le point de départ d’une conception nouvelle.‌

Si je ne craignais d’employer ici un langage purement philosophique et de m’autoriser d’une simple analogie, je dirais que son art est à la fois moniste et panthéiste, et qu’il se rattache par là au principe même de la pensée moderne. Il est moniste parce que dans l’une quelconque de ses œuvres tout est lié, tout concourt à l’unité : tous les éléments sont organiquement liés, les matières entre elles, l’ensemble de la matière à l’habitant. Il est panthéiste parce que dans la même œuvre, aucun détail n’est superflu, chaque fragment a une valeur équivalente, rayonne de la même beauté que l’ensemble, qu’aucune parcelle n’est sacrifiée. Laissant là cette abstraite terminologie, nous aimons mieux abandonner aux compétents le soin de juger son œuvre. Qu’il nous suffise d’avoir noté notre impression personnelle et franche.‌

La nouvelle Maison du Peuple de Bruxelles, qu’achève en ce moment Horta, sera de nature à montrer ce que l’art moderne peut attendre de lui ; car si son œuvre n’est pas encore considérable par le nombre, combien grande est sa signification pour ceux qui savent voir ! Les jalousies et les pastiches que cette œuvre suscite, l’incompréhension et la routine auxquelles l’artiste se heurte le plus souvent, les difficultés énormes qu’il rencontre auprès des ouvriers toujours rebelles aux formes nouvelles, ne nous étonnent pas, puisqu’il est impossible que le novateur, l’artiste original et révolutionnaire, celui qui ne tire son inspiration que de lui-même, ne soit pas l’ennemi, pour tous ceux qu’inquiète et qu’humilie intérieurement sa supériorité. Mais je suis persuadé que ces obstacles ne pourront entraver le développement de sa personnalité.

Dans les futures histoires de l’art, je pressens la page qui lui sera consacrée, où on lira peut-être que l’architecture moderne date de lui. En tous cas, il a, dès à présent, fait preuve d’une assez belle vigueur pour que nous le supposions capable d’un tel enfantement.