(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Goethe »
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(1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Goethe »

Goethe

I22

Depuis longtemps aucun livre n’avait aussi vivement frappé l’attention que les quelques lettres inédites publiées par Kestner en Allemagne, quand elles parurent. Tout ce qui a plume aux doigts écrivit là-dessus plus ou moins passionnément pour le quart d’heure. C’était un événement et une découverte. Il n’était pas permis de s’en taire ; il fallait en parler. Rien d’étonnant, du reste, et voici pourquoi. D’abord, ces lettres sont de Goethe, dont la gloire n’est point encore dans cette période de décroissance que la gloire subit à son tour, comme toutes les choses de ce monde fini. Ensuite, elles sont l’autobiographie d’un grand esprit peu enclin — toute sa vie en fait foi — à montrer le fond d’une âme qu’il a toujours beaucoup drapée, comme les femmes couvrent les épaules qu’elles n’ont pas. Enfin, elles éclairent comme d’une lumière intérieure ce type de Werther qui fut Goethe, et marquent bien l’endroit où le marbre du type expire et devient la chair même de l’auteur. Trois raisons pour expliquer la préoccupation et la fermentation d’alors, dont une seule suffirait : — la renommée de Goethe. Toutes les abeilles et tous les frelons de la littérature ont été enchantés de revenir picorer quelque chose sur l’écorce de ce grand nom.

Quant à nous, l’enchantement a été petit en lisant ces lettres. Elles sont curieuses, il est vrai, comme tout ce qui se rapporte à un homme de l’importance de Goethe ; mais elles ne nous ont inspiré aucun des enthousiasmes qu’elles excitèrent. Pour les uns, en effet, ces lettres, exhumées d’une correspondance de famille, étaient une occasion excellente de reclasser à nouveau, sans le changer de place, un livre (Werther qui fut l’engouement de toute une époque, et dont, selon nous, le succès fut plus le fils des circonstances que du génie). Pour les autres, elles ont démontré — mais pour la première fois — qu’il y avait en Goethe un unisson sublime, et que le talent de l’homme n’était pas plus grand que son âme. Elles ont appris au monde, qui ne s’en doutait pas, que l’amour de Goethe pour Charlotte Buff, cet amour, maintenant historique, fut le plus noble, le plus admirable des sentiments, couronné par un sacrifice bien plus héroïque et bien plus cruellement volontaire que le coup de pistolet de Werther ! Nous ne plaisantons pas… Il est des gens d’esprit qui sont allés jusque-là par admiration pour le grand Goethe. Certes ! il est honorable d’admirer le Génie, mais est-on en droit de lui faire, à si bon marché, des vertus ?…

L’histoire qui a donné lieu à cette admiration nouvelle, se levant tout à coup pour allumer une lampe de plus autour du mausolée du grand homme, peut être racontée en très peu de mots. Ce n’est pas, comme on va le voir, une histoire bien nouvelle, quoiqu’elle soit fort triste puisqu’elle prouve, une fois de plus, le peu de durée des plus beaux sentiments de nos âmes ; et elle n’est pas non plus bien particulière à Goethe, car tout le monde, ou à peu près, a de cette cendre froide dans sa vie. En 1772, Goethe, âgé de vingt-trois ans, habitait Wetzlar, dans les États prussiens, et il y était devenu l’ami d’un jeune homme comme lui, nommé Kestner, secrétaire de l’ambassade hanovrienne, lequel était, sinon fiancé, au moins lié de cœur avec mademoiselle Charlotte Buff, de la famille de M. Buff, bailli de l’ordre allemand. Cette jeune fille orpheline, vierge et mère, car elle élevait dix enfants, — ses frères et ses sœurs, — fit éprouver à Wolfgang Goethe ces deux minutes de passion par lesquelles tout ce qui a une nature complète doit passer pour devenir un homme. Elle donna à son génie le baptême de feu de l’amour. Tout docteur, philosophe et intellectuel qu’il pût être, Goethe aima cette jeune fille à l’âme transparente, tranquille et profonde, qui resta fidèle à Kestner et ne donna, en retour, à Goethe, que sa main fraîche et cette placide amitié qui tue sans croire être cruelle. Accablé par ce sentiment désespérant, Goethe ne voulut pas être le témoin du bonheur de Kestner et de Charlotte, et il les quitta Il partit. Peu de temps après, ils se marièrent. Assurément Goethe fit bien de partir, mais s’il était resté pour troubler le ménage de son ami Kestner, il eût été un insensé ou un traître. Il serait odieux. Or, tout le monde n’a pas les vices du cardinal de Retz à dix-huit ans… Lorsqu’on se renferme dans les données d’une passion qui ne pouvait pas aliéner un cerveau de la force de celui de Goethe au point de le lui faire brûler d’un coup de pistolet, y a-t-il donc réellement, dans son action honorable et prudente, de quoi changer subitement en posthume héros de moralité sensible un homme dont le cœur même fut littéraire, et auquel, cet amour passé qui dura le temps d’une bluette, la plus incroyable prospérité vint donner bientôt toute la dureté d’un caillou ?…

En effet, telle est, dépouillée de tout artifice et de toute mise en scène romanesque, l’histoire constatée par la publication du petit-fils de Kestner ; tel est le lieu commun de cœur qui est devenu Werther, ce soi-disant chef-d’œuvre auquel la Mode a mis un jour l’estampille de la Gloire, que le Temps saura bien effacer. Le génie de Goethe est incontestable quoiqu’on ne l’ait pas mesuré, mais la Critique de l’avenir cherchera bien plus à expliquer le succès inouï de Werther qu’elle n’y souscrira. Malgré plusieurs détails naturels et primesautiers de ce roman, qui sont comme les points pourpres de la rose future, la fleur d’un génie en bouton encore, Werther est un livre faux et platement bourgeois. L’effet qu’il produisit quand il parut tint beaucoup aux abominables, malsaines et interminables déclamations de l’Héloïse de Rousseau, qui avaient fourbu tous les esprits. On était si las de la rhétorique de ce lâche menteur trop admiré, qu’on trouva d’une sensation délicieuse un livre rapide, de courte haleine, où la passion, la bavarde passion, savait en finir, et avalait ce verre d’eau du suicide, comme dit Stendhal, sans même penser à cette vieillerie de l’enseignement chrétien qui avait été la loi morale de l’Europe.

C’est en sortant de Wetzlar que Goethe écrivit Werther. Il l’écrivit comme tous les hommes qui écrivent leur histoire, en la mêlant si bien avec le mensonge, qu’eux seuls, l’œuvre faite, sont capables de dire : « Voici l’idéal, et voilà la réalité ! » Mais, pour cela, il n’attendit pas que ses larmes — s’il en versa — fussent essuyées, et que la Volonté, cette lente conquérante, eût fait la paix, la paix de la mort, sur les ruines de son cœur dévasté. De la même plume dont il traçait les Lettres dont nous parlerons tout à l’heure, et dont les mots poignants ont été autant de pièges pour ceux qui devraient connaître le piège des mots, il se posait devant le public, comme il se posait devant Charlotte et Kestner, dans sa correspondance. L’auteur comédien dominait déjà l’amant sincère… Et, qu’on nous comprenne bien ! nous ne faisons pas un crime à Goethe d’avoir écrit Werther sur ses impressions personnelles ; car c’est une loi pour ces esprits puissants de boire leur sang, comme le Beaumanoir du combat des Trente, et non pas pour désaltérer, mais pour féconder leur génie. Seulement, nous disons qu’entre la peine du cœur et l’œuvre de l’esprit il y a d’ordinaire, pour les âmes véritablement passionnées, le travail du temps, l’apaisement nerveux, le calme revenu dans l’intelligence, tandis que pour Goethe, cette grande victime, comme l’appelle un de ses éloquents admirateurs, M. Armand Baschet, il ne fut pas besoin de tout cela ! Non ! il allait plus vite en besogne quand il s’agissait de fermer ses blessures. Dans le courant de mars 1773, Goethe écrivait à Kestner ces mots qu’il aura pu mettre dans le Divan plus tard, qu’on dirait traduits d’un poète arabe et qui sont superbes, — littérairement parlant : « Je marche à travers des déserts où il n’y a pas d’eau. Mes cheveux me donnent de l’ombre et mon sang est ma fontaine. » Et, au mois de novembre 1774, jour pour jour, Goethe, la victime, est guéri, radicalement guéri de la passion qui avait inspiré à son génie de telles hyperboles. Un an a suffi pour cette guérison ! Il est des maladies physiques dont la convalescence dure davantage. Mais c’est que, pour Goethe, la composition du Werther avait été le suprême remède, — un dictame. En écrivant Werther, il avait entièrement vidé son cœur de son ivresse. Il avait rejeté son amour. Dans la correspondance publiée, il est une lettre datée du 21 novembre 1774, qui montre amèrement comment la vanité console. L’auteur y dévore tout ce qui restait de l’amant, et il ne s’en porte que mieux. Ce qui va maintenant donner de l’ombre au front de Goethe, ce seront les plafonds des palais. La fontaine où il ira boire, c’est la fontaine de cette sirène, qui n’eut jamais pour lui d’écueil, la Fortune. « Transition du caractère de Goethe, — dit M. Baschet, — c’est le passage de sa vie de jeune homme encore incertaine à sa vie d’auteur triomphale et olympienne. » Goethe passait dieu. Pour mon compte, je ne sais pas si ce buste d’Athénée fera un dieu sortable, mais ce dont je suis sûr, c’est que l’évolution par laquelle il s’élançait si agilement à sa divinité prétendue est l’évolution des âmes vulgaires… Les grandes âmes blessées traînent plus longtemps dans la vie cette chaîne brisée dont parle Bossuet.

Et tout cela n’est pas le reproche d’une sentimentalité puérilement indignée. « Tout ce qui est, est », dit l’ermite de Prague dans Shakespeare. Goethe ne peut être que lui-même. Pourquoi donc veut-on nous donner un Goethe inconnu, martyr de son cœur, portant aux mains la palme sanglante du sacrifice ? C’est fausser l’histoire littéraire. Une telle peinture de contrebande doit être arrêtée aux frontières. Goethe est un de ces esprits inventeurs qui sont soumis aux lois d’une organisation despotiquement intellectuelle. Les faits de la sensibilité humaine n’ont jamais existé pour lui que comme un thème intérieur sur lequel son intelligence exécutait ses fantaisies et bâtissait ses créations. La pensée et l’art étaient plus pour lui que la vie. « On est toujours homme par quelque côté », dit Pascal ; Goethe était donc un homme, mais il l’était aussi peu que possible. Il mettait tout sous de certaines formes, combinées et convenues, et c’est par là que la Critique, quand elle l’osera, pourra prendre et secouer son génie. Selon nous, l’abondance humaine et cordiale de Fielding et la profonde bonhomie de Walter Scott valent cent fois mieux que cette belle coupe vide et magnifiquement travaillée qui pourrait figurer l’art de Goethe. La couleur du sang de Goethe, quelle est-elle ? et le sel de ses larmes, où est-il ? On ne le trouve même pas dans ces lettres, qui ne sont plus l’art comme Werther, mais la vie, un fragment de la vie, et qu’un art stérilement littéraire n’a pas manqué de glacer. Lisez-les, ces lettres, et vous verrez si un froid étrange, le froid qui tombe des marbres, ne vous prendra pas en les lisant ! En vain il souffre par Charlotte, ce jeune homme de vingt-trois ans, qui ne souffrira plus demain, mais il n’oublie pas, à chacun de ces coups qui font pousser aux hommes le cri vrai, de pousser le cri de la rhétorique et d’invoquer les dieux immortels, les génies, les forces, les tourbillons, et toute cette mythologie panthéiste d’un paganisme renouvelé, qui seront un jour les causes de mort de ses écrits et les rendront insupportables. Diderot disait : « Il faut que l’eau soit naïvement de l’eau. » S’il avait raison pour l’eau des fontaines, qu’aurait-il dit de l’eau des larmes ?…

Non pourtant qu’il n’y ait une certaine sensibilité dans l’auteur du Werther et l’amant phraseur de Charlotte Buff, mais c’est la sensibilité littéraire, c’est la sensibilité de l’auteur, du poète, de l’avocat, du comédien, de l’artiste nerveux ; ce n’est pas la vraie, la profonde sensibilité du cœur. Que les êtres irréfléchis confondent ces deux ordres de sensibilité, cela leur est permis ; mais les écrivains qui se piquent de doubler l’analyse des œuvres par l’analyse de l’homme doivent soigneusement les distinguer. La sensibilité littéraire tient bien plus aux facultés spéciales du cerveau qu’à l’essence même de l’âme. Elle n’exclut point l’autre sensibilité, mais elle ne l’exige pas. Rousseau l’avait au plus haut degré, Rousseau, l’infanticide, qui jetait ses enfants à l’hôpital parce qu’il n’osait les jeter par les fenêtres ! Madame Lafarge, dans ses Mémoires, a prouvé qu’elle en était douée, Lacunaire aussi, dans quelques-unes de ses chansons… Goethe n’eut que celle-là, et encore pas longtemps. Il la perdit avant la jeunesse : fleur d’onze heures, à midi passée ! Le héraut d’armes de la gloire de Goethe, qui la sonne dans une trompette d’or, un poète qui a plus fait pour Goethe que Goethe lui-même, Henri Heine, n’a pu s’empêcher d’en convenir : « Goethe — dit-il — traita, en général, l’enthousiasme d’une façon tout historique, comme quelque chose de donné, comme une étoffe qu’il faut travailler, et c’est ainsi que l’esprit devient matière sous ses mains. » L’entendez-vous ? Il n’y a pas de mot plus terrible sur ce singulier et tout-puissant Midas littéraire, qui n’avait pas d’oreilles d’âne, mais qui, devenu pierre lui-même, a changé en pierre tout ce qu’il a touché ! Voilà la vérité sur Goethe. La voilà rétablie contre cette correspondance de Kestner, dont quelques esprits ardents ont tiré des conclusions si étranges. Chose inouïe ! Goethe, qui a joui d’un bonheur sans égal durant sa vie, ce Polycrate moderne qui aurait pu jeter toutes ses bagues — sans crainte de les perdre — aux carpes du Rhin ; Goethe, qui n’était pas né sur le trône et qui a montré pour la première fois au monde ébahi la poésie aux affaires, qui a été tout ensemble Richelieu et Corneille ; son Excellence M. de Goethe, qui avait été un beau jeune homme, puis un beau vieillard ; qui fut aimé d’amour dans sa vieillesse comme Ninon de l’Enclos dans la sienne ; qui mourut tard, en pleine gloire, en pleine puissance, que dis-je ? en pleine divinité ; — oui ! ce M. de Goethe n’avait pas encore été assez heureux. Il lui manquait une chose, — de peu, il est vrai, pour un dieu comme lui, — mais elle lui manquait. C’était la beauté de la souffrance, cette ombre qui accomplit la physionomie des hommes en y versant sa fière tristesse ! C’était la cicatrice de la douleur. On ne la trouvait pas dans son visage, uni et radieux. Eh bien, on prétend l’y voir maintenant, on l’y dessine ! On prétend retrouver dans ce visage — médaille invulnérée — le signe des fronts qui souffrirent et qui les marque, en les défigurant d’une manière sublime, comme le fer à cheval de Redgauntlet ! Ainsi, après la mort, le bonheur de cet homme ne cesse pas. La Fortune, qui pour lui, de son vivant, brisa sa roue, s’acharne à rester assise sur le marbre de son tombeau. Au bonheur d’une félicité non interrompue il fallait ajouter l’honneur d’avoir souffert quelques jours, et on a inventé cette gloire du malheur pour que le bonheur de Goethe fût plus grand, son illustration plus complète, et que tous les genres d’intérêt, cet enfant gâté de la destinée les inspirât… Après cela, dira-t-on que la Fortune n’est pas une chienne fidèle, — et qu’elle n’a pas payé dans les mains de Goethe tout ce qu’elle doit depuis des siècles aux hommes de génie malheureux ?

II23

C’est un livre magnifique d’art matériel, mais aussi d’art intellectuel profond et littéraire, que le livre de Paul de Saint-Victor sur les Femmes de Goethe. Cette publication illustrée n’avait besoin ni du luxe d’impression, ni des beaux dessins de Kaulbach, ni de tout l’éclat extérieur dont les éditeurs l’ont ornée, pour être un livre de haute et vaste prise sur le public. Sous une forme moins brillante, sous une forme modeste, sous une forme quelconque, ce serait encore un livre d’un succès certain et avec lequel la Critique devrait compter. En soi, c’est une œuvre. Ce n’est pas ce que j’ai appelé souvent, avec un dédain mérité, une de ces paraphrases que nous donnent perpétuellement sur de grands esprits et leurs chefs-d’œuvre, à la gloire desquels ils n’ajoutent pas un iota, ces critiques secs et sans idées qu’on pourrait appeler les Scholiastes de la médiocrité. Non ! les Femmes de Goethe ne sont pas un commentaire sur les femmes de Goethe, une classe faite, sur les beautés d’un auteur, par un de ces pédants élevés pour faire la classe dans les écoles et qui la font encore dans leurs écrits, Paul de

Saint-Victor est d’une autre race que ces sortes d’esprits et de talents, et ses Femmes de Goethe sont une création.

Mais c’est ici que je me sens un peu embarrassé, je l’avoue… Goethe, cet homme dont on a fait le plus grand poète et le plus grand inventeur de notre temps, ne m’a jamais, à moi, paru si grand que cela, et j’ai dit ailleurs24 la mesure exacte dans laquelle je reconnais son génie et admets sa sincérité… Or, c’est au milieu de ce travail que le livre de Paul de Saint-Victor m’est tombé sur la tête comme une tuile. C’est une tuile d’or, je le veux bien, mais l’or n’allège pas le poids de la tuile. Je crois même qu’il l’augmente. Paul de Saint-Victor a cet avantage pour le public d’avoir sur Goethe les opinions admises en Europe, et son livre est plus qu’un jugement littéraire sur le talent ou le génie de Goethe. C’est l’extraction même de son génie, tiré des entrailles ouvertes de ses œuvres. C’est, par le fait, l’expression la plus glorifiante de cette opinion européenne que Goethe (j’en demande bien pardon à Shakespeare !) est le Shakespeare du xixe  siècle et le premier de nos grands hommes… Je doute fort pourtant que Saint-Victor, malgré la fécondité de son admiration et l’éblouissante beauté de son talent, eût fait jamais ou songé même à faire les Femmes de Shakespeare. Il aurait publié le texte dans lequel elles respirent. C’est comme celles de Balzac, quand l’idée viendra à un éditeur de publier les Femmes de Balzac. Celles-là sont trop bien faites pour que jamais un autre que Shakespeare et que Balzac les fasse comme on peut faire les Femmes de Goethe, que Paul de Saint-Victor a faites… et très bien ! Son livre a un sens plus profond qu’on ne croit quand on l’appelle simplement par son titre : LES FEMMES DE GOETHE, par Paul de Saint Victor.

III

C’est que (du moins pour moi) il n’y a pas, à proprement parler, de femmes de Goethe ! C’est là une rêverie, une rêverie de l’amour dans ceux qui aiment Goethe. On le croit plus puissant qu’il n’est réellement. Il n’y a point de femmes au pluriel dans Goethe. Il n’y en a qu’une. Excepté Mignon, cette originalité de la rue, devenue depuis Goethe aussi lieu commun que la rue, et que Goethe rencontra dans la rue à Venise et mit dans son Wilhelm Meister telle qu’il la vit, sans creuser cette petite profonde, — car Goethe n’a jamais rien creusé : c’est un génie de par dehors comme un statuaire, un génie plastique et superficiel, sans jamais rien de profond et d’interne, tout germain qu’il fût ; — excepté donc Mignon, il n’y a dans Goethe qu’une femme unique, et c’est la femme allemande. Il n’y a que celle-là qu’il eut toute sa vie à son coude, cet Extérieur, et hors de laquelle on peut dire qu’il ne voyait rien. Qu’il l’appelle Marguerite ou Glaire, Dorothée ou Ottilie, Lily ou Charlotte, c’est elle toujours, la femme allemande, avec la différence que mettent seulement en elle l’âge et l’embonpoint. Les femmes de Goethe ne varient que du gras au maigre ou du maigre au gras. Les unes sont de minces jeunes filles allemandes, les autres de bonnes grosses filles allemandes, mais c’est le type allemand qui, en elles, l’emporte toujours. Ce n’est pas le type humain. Bien avant d’être une créature géographique et topographique, la femme cependant est quelque chose ! Elle a déjà son individualité, ses passions complexes, ses caprices mi-partie d’animalité et d’âme, toutes ses diableries enfin, même ses diableries d’innocence ; car l’innocence a ses diableries ! Mais dans Goethe, rien de cette femme-là. Qu’elle soit ignorante ou cultivée, passionnée ou vertueuse, la femme, chez lui, ce n’est jamais que l’éternelle candeur allemande, — cette candeur qui nous plaît, à nous autres Français, parce qu’elle nous change et contraste avec nos faiseuses d’addition et de soustraction en amour ! La femme allemande, dans sa simplicité, dans son éternelle facilité à croire, la femme allemande, née plus séduite que les autres femmes, et qui se rencontre aussi bien dans les ridicules romans d’Auguste Lafontaine que dans les romans et les drames du grand Goethe, voilà en une seule toutes les femmes de Goethe, dont Paul de Saint-Victor a fait, lui, des femmes différentes, en exécutant sur le motif monotone de Goethe de ces prodigieuses variations à faire prendre le change aux plus habiles et leur faire croire que Goethe a mis dans ses femmes ce que lui, Saint-Victor, seul, y a vu !

C’est pour moi, en effet, — ici seulement, — quelque chose comme un visionnaire que Paul de Saint-Victor, le visionnaire de l’admiration, qui a réalisé, avec quelle puissance, — lisez-le ! — le mot de Montesquieu : « Les gens d’esprit font les livres qu’ils lisent ! » Vous vous rappelez le rameau de Stendhal, jeté dans les mines de sel de Salzbourg et qu’on en retirait cristallisé ?… Paul de Saint-Victor a cristallisé Goethe. Par un procédé qui tient au genre d’imagination de l’auteur des Hommes et Dieux, il a trouvé dans Goethe des motifs de femme, dont il a fait ses femmes. Ce ne sont pas des femmes apocryphes, eu ce sens que c’est bien Goethe qui a tracé les premiers linéaments de ces figures, auxquelles Saint-Victor a donné le relief coloré de son talent. Goethe, par la nature du sien, avant tout dramatique, ne montre guères que les extrémités de la personne : c’est par le geste, un mot, une indication, qu’il la révèle. Mais Saint-Victor s’assied devant ces figures à peine indiquées, et remplit les blancs, prononce les lignes, dessine et ombre, et colorie, et fait tourner avec l’ongle, et arrive enfin par tous les moyens à ces saillies que Goethe, s’il revenait au monde, admirerait. Le mot de Bélise à Trissotin est bien drôle : « Mais quand vous avez fait ce charmant : Quoi qu’on die ! » etc., et, le respect que j’ai pour Goethe ne m’empêchera point de le citer, vous savez avec quelle fatuité béatifiée Trissotin y répond par son : « Oh ! oh ! » ineffable. Je ne sais pas si le grand Goethe ferait le même : « Oh ! oh ! », mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’a jamais mis dans ses femmes (qu’il le crût ou non) tout l’esprit, pour parler comme Bélise, qu’y a mis Paul de Saint-Victor. Il les a désallemandisées. Il a touché tous ces visages, pâles et vagues, avec l’ardente précision du génie français. Il a fait passer dans ces physionomies dormantes qui, quand elles se passionnent, rêvent encore, dans ces profils qui se ressemblent tous comme se ressemblent des camées, les différences de l’intensité et l’acharnement de l’analyse. À force de fouiller dans ces êtres indécis indiqués par Goethe en quelques traits parfois puissants, mais toujours rares, Saint-Victor a fini par les accoucher de la passion et de la vie. C’est en ce sens qu’il a été créateur. Ce que ne pourrait faire Goethe, puisqu’il est mort, les Allemands qui l’admirent le feront pour lui. Ils s’étonneront avec la candeur (aussi) qu’ils tiennent de leurs mères, de tout ce que Paul de Saint-Victor a découvert dans leur Goethe. Le livre de Saint-Victor doit devenir en Allemagne un livre national.

Ce qu’on a dit de Le Tourneur, que sa traduction de Shakespeare fut retraduite en Angleterre, va devenir vrai pour Paul de Saint-Victor, mais pour une raison meilleure et plus haute ; car les Femmes de Goethe ne sont pas, malgré leur titre, une traduction.

C’est un livre original inspiré par un autre que l’auteur, ce qui paraît presque impossible, mais ce qui est… Le poète, le vrai poète ici est encore plus Saint-Victor que Goethe. Mais, ô admirateurs que j’indigne peut-être ! si c’est Saint-Victor qui est le poète, c’est Goethe qui est la Muse, consolez-vous !