Chapitre IV. La littérature et le milieu psycho-physiologique
Par milieu psycho-physiologique nous avons désigné les aptitudes qu’un homme apporte en venant au monde, les germes de qualités et de défauts qui existent en lui à sa naissance, cette combinaison particulière d’éléments qu’on appelle souvent du mot vague de tempérament. Il est certain que ces dispositions premières sont développées ou atrophiées, en tout cas modifiées par la vie. Il s’agit donc de découvrir, dans les limites de l’époque qu’on a choisie pour champ d’études, les phénomènes généraux qu’il faut rapporter soit à l’hérédité, soit aux circonstances nouvelles qui ont pu modifier l’organisation primitive des hommes durant cet espace de temps.
On a beaucoup parlé dans notre siècle de la transmission héréditaire de certains caractères qui se fait dans un peuple de génération à génération. On a raisonné à perte de vue sur l’influence de la race, pour prendre le mot consacré. Il est en effet naturel de supposer que, dans l’incessante mobilité des coutumes et des goûts par lesquels passe une nation, il y a des traits fondamentaux qui subsistent toujours. On peut admettre que des causes permanentes ou presque insensiblement changeantes ont dû produire en tout temps sur les corps et les humeurs des effets à peu près identiques. On s’accorde assez à reconnaître, en théorie du moins, que la moyenne des Français se distingue de la moyenne des Espagnols ou des Allemands par la taille, la complexion, le visage, la constitution physique ou morale ; même dans la pratique, à qui de nous n’est-il pas arrivé, en présence d’un inconnu, de dire au premier abord, sans qu’il ait eu besoin▶ d’ouvrir la bouche : « Cet homme est Italien ! Celui-ci est Anglais ! »
Mais, dans le domaine intellectuel, combien il est difficile de préciser, alors que le génie national se manifeste sous des apparences s. diverses, ce qui appartient à la race, et surtout ce qui lui appartient exclusivement ! Voltaire est Français comme Bossuet, Rabelais, est Tourangeau comme Alfred de Vigny. Essayez un peu de démêler l’écheveau embrouillé que forment les croisements de sang dans un pays composite où se sont mêlés, dès les premiers temps, des Celtes, des Romains, des Germains, des Basques, des Israélites ! Comment calculer l’apport que, par invasion ou infiltration, fournirent à maintes reprises l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne ? Comment suivre de nos jours, dans ce Paris cosmopolite où se fondent tant d’éléments originaires des quatre coins du monde, ce qui est purement français ? Il est convenu en notre siècle que le peuple de France est mutin, remuant, indocile, incapable du calme et de la sagesse pratique que montrent ses voisins d’outre-Manche. C’est une de ces vérités banales qu’on ne prend plus la peine de démontrer. Et pourtant, de 1660 à 1750, lorsqu’on voulait citer aux Anglais rebelles et agités le modèle d’un peuple soumis et tranquille, on venait le chercher de ce côté-ci du détroit.
Au reste, dans la formation du caractère national, si tant est qu’on arrive à le déterminer, quelle part attribuer à l’hérédité physiologique proprement dite ? Le climat, la langue, l’éducation façonnent et transforment les gens avec une telle puissance qu’on s’expose à de singulières erreurs, lorsqu’on prétend reconnaître en eux ce qu’ils doivent uniquement à leurs ancêtres. « Nourriture passe nature » ? disaient nos pères. Une famille qui s’établit à l’étranger s’assimile assez vite au milieu nouveau qui l’enveloppe. N’y a-t-il pas en France de vrais Français portant des noms germaniques ? Et ne prendrait-on pas pour des Allemands pur sang tels descendants des réformés que Louis XIV chassa de son royaume et qui se réfugièrent à Berlin ou à Francfort ?
Je ne prétends certes pas que, d’une génération à une autre, des pères ou des aïeuls aux fils ou aux petits-fils, il n’y ait pas un legs de manières d’être corporelles ou mentales. Je dis seulement que cet héritage est mal connu, problématique, indéterminable dans l’état actuel des connaissances humaines. On peut se proposer une théorie des races comme point d’arrivée de longues études qui sont encore à faire ; on ne saurait l’assigner pour point de départ aux recherches qui nous occupent, si l’on veut aboutir à des résultats sérieux et solides.
Faut-il conclure de là qu’il n’y ait point à relever, dans une époque donnée, des faits physiologiques généraux utiles à l’histoire de la littérature ? La conclusion serait excessive. Je m’aventure ici sur un terrain peu exploré ; il faudra beaucoup de bons travaux médico-littéraires pour fouiller en tous sens cette contrée inconnue, mitoyenne entre deux ordres de choses séparés, semble-t-il, par une large distance. On me pardonnera, si je ne puis guère qu’indiquer des commencements de sentiers, têtes de ligne des grandes routes à tracer.
§ 1. — Je vois d’abord un curieux rapport de coïncidence entre la prédominance de certains tempéraments et celle de certains caractères littéraires. Il y a presque toujours dans une période ce que j’appellerai un tempérament régnant, et ceux qui en sont doués sont par là même prédestinés à représenter la tendance maîtresse de leur temps, à devenir les grands hommes du moment.
Ainsi, la seconde moitié du xviiie
siècle voit
s’épanouir avec une force singulière la sensibilité française, qui commençait, depuis
une vingtaine d’années, à reprendre, aux dépens de la raison, une place croissante dans
la littérature et la philosophie. « Les grandes pensées viennent du
cœur »
, disait déjà Vauvenargues, et il entendait par là qu’il n’est point de
génie ni d’héroïsme sans passion. Duclos fait bientôt chorus avec lui. Il s’écrie :
« Qu’il y a d’idées inaccessibles à ceux qui ont le sentiment froid ! »
Un jour, il accompagne Mme d’Épinay dans une visite qu’elle rend au
précepteur de son fils, et, comme on cause de la manière dont l’enfant doit être élevé,
Duclos, avec sa brusquerie habituelle, lance tout à coup ces paroles : « N’allez pas
faire la bêtise de lui dire du mal des passions et des plaisirs ;
j’aimerais autant qu’il fût mort que condamné à n’en pas avoir. » Rousseau va plus
loin encore. Pour lui, la réflexion est un état contre nature ; il écrit cette phrase
énergique : « L’homme qui médite est un animal dépravé. »
Il se plaît à
railler la raison, à l’humilier, à la fouler aux pieds ; il proclame la royauté, que
dis-je ? l’infaillibilité du sentiment. Il dit, en effet, dans son Emile : « La nature ne se trompe pas. »
Et « la nature » signifie
là les penchants naturels au cœur humain. Quelques années plus tard, la sensibilité a si
bien absorbé tout l’homme qu’on le définirait volontiers un être qui sent, et Bernardin
de Saint-Pierre propose, en termes formels, de remplacer le fameux argument de
Descartes : « Je pense, donc je suis »
, par celui-ci, qui lui paraît plus
simple et plus général : « Je sens, donc j’existe ! » — La raison, dit-il encore42, produit des hommes d’esprit ; le sentiment fait les hommes de
génie. La raison varie d’âge en âge ; le sentiment est toujours le même. — Et il
continue longuement ce parallèle où la pauvre raison est immolée sans pitié en l’honneur
du sentiment réhabilité. Ceux même des philosophes qui défendent la raison la
trahissent : Condillac fait de l’intelligence une dépendance de la sensibilité, puisque
les idées ne sont pour lui que des sensations transformées.
Ce triomphe de la sensibilité éclate alors partout. Rousseau restaure, je ne dirai
point la religion, mais le sentiment religieux. Il fait dire au Vicaire savoyard,
interprète fidèle de ses propres opinions : « Quand tous les philosophes du monde
prouveraient que j’ai tort, si vous sentez que j’ai raison, je n’en veux pas
davantage. »
Sa démonstration de l’immortalité de l’âme ne repose pas sur une
autre base. Il disait un jour : « J’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre
une autre. Je sens qu’il doit me revenir quelque chose. » On sait
qu’il médita un grand ouvrage qui aurait eu pour titre : la Morale
sensitive. Voltaire, de son côté, veut faire des tragédies tragiques, qui
arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Il s’écrie, à propos de Corneille43 : « Qu’est-ce qu’une pièce qui ne fait pas
pleurer ? »
La comédie s’est faite larmoyante ; le drame
bourgeois, avec Diderot, est sentimental et déclamatoire ; le conte, avec Marmontel,
devient pathétique et pleurard. Les larmes, l’émotion, l’amour ardent et exalté, rentrés
dans le roman avec Manon Lescaut, y débordent avec la Nouvelle Héloïse. Rousseau dit en parlant de certaines lettres de Saint-Preux :
« Quiconque ne sent pas amollir et fondre son cœur dans l’attendrissement doit
fermer le livre. »
Les apostrophes, les élans passionnés, les effusions
lyriques, les explosions d’éloquence, d’indignation, d’enthousiasme animent mille pages
fiévreuses ; et si l’emphase, les tirades creuses et sonores les phrases ampoulées
abondent également, si la sentimentalité fade et la sensiblerie fausse donnent une
saveur écœurante à des ouvrages médiocres et gâtent çà et là ceux des meilleurs
écrivains, c’est que, à toute époque, défauts et qualités sont intimement unis, c’est
que toute forme d’esprit a, comme toute médaille, un revers et que ce revers est
d’ordinaire la caricature de l’autre face. Michelet, à propos de Zaïre, écrit44 : « L’âme française un peu légère, mobile et refroidie par le
convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur. »
Ce qui
était vrai dès 1732 l’est bien davantage dans les soixante années qui suivent. Qui
pourrait dire le déluge de larmes dont la France fut alors inondée ? Il y a sous
Louis XVI des pièces officielles qui commencent ainsi : « La sensibilité de mon
cœur me porte à…, etc. »
La Révolution fut le paroxysme, le déchaînement,
l’éruption brûlante de la passion accumulée dans les cœurs, comme une lave volcanique,
depuis plus d’un demi-siècle.
Je ne crois pas avoir ◀besoin de détailler davantage le rôle considérable que joue la sensibilité dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Chercherons-nous maintenant quel a été le caractère principal du tempérament chez les personnages marquants de cette période ?
Sans doute, il y eut alors, comme toujours, bien des tempéraments divers et aussi,
comme toujours, bien des hommes, singes d’autrui, qui affectaient les manières d’être à
la mode. N’importe ! Il est aisé de noter chez la majorité de ceux qui ont
agi le plus sur leurs contemporains une sensibilité extrême et souvent féminine. Les
femmes, en tout temps, sont plus sensibles, tout au moins plus expansives, que les
hommes ; mais, en ce temps-là, elles sont plus que jamais exaltées, romanesques. Quand
Bernardin de Saint-Pierre a publié ses Etudes de la Nature, une jeune
fille de Lausanne, dans un accès d’admiration, lui écrit pour lui offrir sa main.
« Je veux avoir, dit-elle, un mari qui n’aime que moi et qui m’aime
toujours. »
Elle ajoute naïvement qu’elle est belle et riche ; mais elle veut
que l’élu de son cœur se fasse protestant, et cette pieuse exigence met fin au roman
ébauché. Chaque fois qu’une jeune femme est présentée à Voltaire, devenu le patriarche
de Ferney, il est d’usage qu’elle pâlisse, tremble, frissonne, se trouve mal en
l’apercevant. S’il faut en croire Mme de Genlis45, « on se
précipitait dans ses bras, on balbutiait, on pleurait, on était dans un trouble qui
ressemblait à l’amour le plus passionné »
. Eh bien ! les plus grands hommes
ont alors des transports pareils. Voyez Diderot, En un clin d’œil, il s’anime,
s’allume : c’est un volcan qui toujours gronde, fume et bouillonne ; son cœur est dans
une perpétuelle fermentation. Voltaire l’appelait Pantophile, et, en effet, il s’éprend
de tout, admire tout, s’attendrit sur tout. Il lit un roman de Richardson, et il
pleure ; il assiste à une comédie, et il pleure ; la tsarine Catherine Il lui adresse un
mot d’amitié et il pleure. Son ami Sedaine vient d’avoir un succès au théâtre : Diderot
court chez lui, l’embrasse, veut le féliciter ; mais la voix lui manque et les larmes
lui ruissellent le long des joues.
D’autres sont encore plus faciles à émouvoir que lui. Il en est qui sont vraiment martyrs de leur sensibilité, qui en souffrent cruellement, qui sont, comme la sensitive, froissés et blessés par le contact le plus léger. C’est le cas bien connu de J.-J. Rousseau. On sait assez que cet excès de nervosité tourna vers la fin à la maladie mentale. Mais il n’est pas seul de son espèce. Bernardin de Saint-Pierre est, comme lui, victime d’une sensibilité trop vive, et il le sait si bien qu’il fait cet aveu significatif : « Une seule épine me fait plus de mal que l’odeur de cent roses ne me fait de plaisir. » Il s’en plaint comme d’une infirmité qui lui a longtemps rendu insupportable le commerce des autres hommes : « Il m’était, dit-il, impossible de rester dans un appartement où il y avait du monde, surtout si les portes en étaient fermées. Je ne pouvais même traverser une allée de jardin public où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées. Dès qu’elles jetaient les yeux sur moi, je les croyais occupées à en médire46 ». Chamfort nous fournirait un nouvel échantillon d’irritabilité maladive. Mirabeau, « Monsieur de l’Ouragan », comme on l’appelait dans sa famille, nous montrerait la passion fougueuse, effrénée, indomptable, arrivant enfin à l’action, qui en est l’aboutissant et l’assouvissement naturel.
Je choisis un autre exemple de l’harmonie qu’offrent entre elles la littérature d’une époque et la constitution physique des représentants les plus connus de cette époque.
Un des traits les plus saillants des œuvres qui parurent pendant la période agitée de
la Fronde, c’est je ne sais quoi de heurté, de discordant, de difforme, de grotesque.
N’est-ce pas alors que le burlesque sévit en France comme une épidémie ? N’y a-t-il pas
dans les écrits de Scarron ou de Cyrano de Bergerac des dislocations comiques de style
et d’idées, des contrastes violents qui font rire, des bouffonneries énormes et
truculentes ? Or, il semble que la discordance, la difformité, la bizarrerie se
retrouvent alors jusque dans l’extérieur des gens Le grand Condé, avec son nez en bec
d’aigle, a l’apparence d’un oiseau de proie. Retz est « un petit homme noir qui
ne voit que de fort près, mal fait, laid et maladroit de ses mains à toutes
choses »
47. Michelet
l’appelle « un basset à jambes torses »
. Le prince de Conti, général en
chef des frondeurs, est bossu et disgracié de toutes façons, si bien que Condé, son
frère, passant devant un singe, s’incline gravement et s’écrie : « Serviteur au
généralissime des Parisiens ! »
Regardons de près d’autres personnages fameux alors. Le grand Arnauld est petit, sec et
de piètre mine. Pellisson, au
dire de Mme de Sévigné,
abuse de la permission qu’ont les hommes d’être laids ; il a été affreusement défiguré
par la petite vérole. Mlle de Scudéry est si noire de peau que, selon Mme Cornuel, une
de ses bonnes amies, la nature semble lui avoir fait suer toute l’encre qu’elle devait
employer ; elle a pourtant des attraits aux yeux de Pellisson, ce qui fait répéter aux
plaisants le dicton connu : « Qui se ressemble s’assemble ». On cite encore, en ce
temps-là, des nez qui ont une notoriété dont leurs possesseurs se seraient volontiers
passés. C’est celui de Fouquet, d’abord ; mais sa cassette de surintendant a de si beaux
yeux qu’il peut emplir une autre cassette de billets doux à lui adressés par nombre de
belles dames. C’est celui de l’abbé d’Aubignac, qui s’allonge démesurément au milieu
d’une tête carrée par le bas et pointue par le haut. C’est celui de Vincent de Paul, qui
eut une célébrité légitime et justifia l’adage que long nez est marque de bonté. C’est
surtout celui de Cyrano de Bergerac, qui fut (tout le monde le sait aujourd’hui)
l’occasion de plusieurs duels : car le porteur n’entendait pas qu’on raillât cette
partie trop remarquable de sa personne. Théophile Gautier l’a décrit avec amour48 : « Ce nez
invraisemblable se prélasse dans une figure de trois quarts, dont il couvre
entièrement le petit côté ; il forme sur le milieu une montagne qui me paraît devoir
être, après l’Himalaya, la plus haute montagne du monde ; puis il se précipite vers la
bouche qu’il obombre largement, comme une trompe de tapir, ou un rostre d’oiseau de
proie ; tout à fait à l’extrémité, il est séparé en deux portions… Cela fait comme
deux nez distincts, dans une même face, ce qui est trop pour la coutume… »
Les gens de lettres sont alors riches en particularités comiques du même genre. Saint-Pavin, l’esprit fort, le poète, l’ami de Ninon, trace de lui-même ce portrait peu flatté 49 :
Mon teint est jaune et safrané,De la couleur d’un vieux damné,Pour le moins qui le doit bien estreOu je ne sçay pas m’y connoistre.Soit par hazard ou par despit,La nature injuste me fitCourt, entassé, l’espaule grosse ;Au milieu de mon dos je hausseCertain amas d’os et de chairFaict en pointe comme un clocher ;Mes bras d’une longueur extrême,Et mes jambes presque de même,Me font prendre le plus souventPour un petit moulin à vent.
Scarron, le roi du burlesque, est, par une harmonie de la nature, comme eût dit plus
tard Bernardin de Saint-Pierre, le burlesque incarné. Voici de quel ton il raille sa
propre laideur : « Les uns disent que je suis cul-de-jatte ; les autres que je
n’ai point de cuisses et que l’on me met sur une table dans un étui, où je cause comme
une pie borgne ; et les autres, que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une
poulie et que je le hausse et le baisse pour saluer ceux qui me visitent… »
Il
proteste gaiement contre ces peintures de fantaisie ; mais, revues et corrigées par lui,
elles ne le rendent pas beaucoup plus séduisant. « Mes jambes et mes cuisses ont
fait d’abord un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu ; mes cuisses et
mon corps en font un autre et, ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble
pas mal à un Z. J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts
aussi bien que les bras ; enfin je suis un raccourci de la misère
humaine. »
Qui sait si cette apparence simiesque ne fut pas une des causes qui déterminèrent le succès de Scarron, si elle ne contribua pas à faire de lui la vivante expression du goût littéraire contemporain ?
Il y a ainsi une certaine similitude entre les types physiques et les types intellectuels d’une époque ; il y a de même une relation plus étroite qu’on ne pense entre des faits d’ordre purement matériel et les faits littéraires.
Qui croirait au premier abord que la cuisine et la littérature pussent avoir quelque chose de commun ? Cependant l’une et l’autre se transforment sous la même influence. Le Français de nos jours a introduit dans son alimentation le thé, qui était pour nos grand’mères une tisane, le grog, le punch, avec les biftecks et les poudings ; le Français, devenu de la sorte mangeur de viandes saignantes et de pâtisseries lourdes, amateur de condiments violents et de boissons tour à tour fortes ou fades, est le même qui goûte les brusques secousses de l’humour, les drames de Shakespeare, les romans de Dickens, la gaieté macabre des clowns et les sports de tout genre. Il n’est donc pas permis d’étudier la littérature comme si l’homme n’avait point de corps. Les choses de la matière, pour parler avec Molière, agissent souvent
Sur les productions d’esprit et de lumière,
et l’historien n’a pas le droit de dédaigner, comme faisaient les Femmes Savantes, la partie animale si intimement liée à la partie spirituelle.
§ 2. — Les modifications qui se produisent dans l’état physiologique d’un peuple ne sont pas seulement corrélatives de celles que subit sa littérature ; il est parfois possible de dire lesquelles sont effet, lesquelles sont cause des autres.
L’invasion brusque d’un fléau, comme la peste ou le choléra se répercute dans les œuvres littéraires. Elle amène, en général, une recrudescence à la fois de vie religieuse et de vie sensuelle. Préoccupation de l’au-delà et jouissance affolée du présent peur de la Mort et fougueux élan vers l’Amour, son frère ennemi voilà ce qu’inspire d’ordinaire une de ces calamités où l’homme se sent à la merci d’un mal mystérieux et implacable.
Qu’on se rappelle la peste de Marseille, contemporaine des orgies débridées de la Régence. Qu’on cherche dans les romans, les pièces et les poésies du temps, le contre-coup du grand choléra de 1832. Cela n’expliquerait-il pas, en partie, le coloris funèbre qui assombrit la Lucrèce Borgia de Victor Hugo, jouée l’année suivante ? Paris avait vu des milliers d’êtres humains emportés par une maladie inconnue et foudroyante ; des rues entières dépeuplées, au point que les fabricants de cercueils ne suffisaient plus à la consommation ; des cadavres empilés nus, pêle-mêle, à ciel ouvert, dans des charrettes quelconques ; des terreurs paniques, où la foule avait mis en pièces des hommes accusés d’empoisonner le vin et les fontaines ; le plaisir côtoyant la mort ; des mascarades plus folles que jamais ; et dans les théâtres mêmes des sachets de camphre, des seaux d’eau chlorurée destinés à conjurer le péril toujours invisible et présent. Les esprits étaient obsédés d’images lugubres, de pensées effrayantes. Le poète subissait sans doute la même hantise que son public en étalant sur les planches des crimes horribles, des empoisonnements, des cercueils, tout l’appareil des enterrements. Le drame et le succès qu’il obtint étaient en plein accord avec le vent de folie et d’épouvante, le souffle délétère et putride qui venaient de passer sur la grande ville.
De même que ces crises tragiques, un changement dans la nourriture, dans la manière de vivre se répercute en sentiments et en idées que les écrivains expriment, sans en soupçonner souvent l’origine. « Savez-vous, disait Edmond de Goncourt à Taine50, si la tristesse anémique de ce siècle-ci ne vient pas de l’excès de son action, de ses prodigieux efforts, de son travail furieux, de ses forces cérébrales tendues à se rompre, de la débauche de sa production et de sa pensée dans tous les ordres ? »
Cela est vrai en partie, semble-t-il. Il faut donc suivre avec attention les changements que subit le tempérament d’une nation. Ils sont souvent très graves. Un peuple a non seulement ses maladies comme un individu ; mais sa constitution, suivant la manière dont il vit, peut se modifier de façon profonde. Il y a des époques sanguines et des époques nerveuses. Au temps de Louis XIV, la France, à ne considérer que les hautes classes, est de sang riche ; la saignée est le grand remède des médecins ; il y a foison, à commencer par le roi, de grands mangeurs, de corps solides, de tempéraments robustes. Qu’on regarde au contraire la fin du xive siècle ou du nôtre. La France y est malade de nervosisme : elle passe par des alternatives épuisantes de surexcitation et de dépression fébriles ; elle a comme des accès d’épilepsie ; les cerveaux se détraquent aisément ; la folie envahit les palais des puissants de la terre comme les logis des artistes ou des écrivains. C’est, d’un côté, Charles VI, un fou couronné, avec son entourage fertile en modes bizarres, en mascarades macabres, en équipées, en désordres, en violences de toute espèce. C’est, de nos jours, la vie ardente et artificielle des grands centres, l’abus de l’alcool, de la morphine, des excitants, des plaisirs faciles. Les nerfs sont tendus à l’excès ; la sève vitale s’épuise. Il faut alors à l’esprit des mets épicés ou faisandés. La plaisanterie devient âcre, mordante, la passion convulsive ; l’outrance fait partout irruption ; et, au milieu de rires éclatants et saccadés, on voit grimacer la mort qui obsède les imaginations, on entend un long gémissement qui monte du fond des âmes et qui révèle la fatigue, la souffrance d’une société anémique et hystérique.
Le nervosisme, qui paraît être la grande maladie de notre siècle, a eu certainement sa part dans l’efflorescence éphémère de ce qu’on a nommé la littérature décadente. Perversion des sens, recherche de l’horrible, propension à se délecter dans les corruptions et les déliquescences de la langue et des mœurs, tout cela relève en une certaine mesure de la pathologie, et les médecins-philosophes ont dans ces phénomènes morbides un sujet de curieuses études.
§ 3. — La littérature à son tour réagit sur la santé physique d’un peuple. Elle peut faire l’effet d’un toxique ou d’un tonique. N’a-t-on jamais vu se produire, à la suite de quelque œuvre désespérément pessimiste, un étrange appétit de suicide, et, comme dit Victor Hugo :
Une facilité sinistre de mourir ?
Croit-on que les jeunes générations puissent impunément supporter une littérature qui, de parti pris, excite aux raffinements de la volupté ? Ou bien encore n’arrive-t-il jamais qu’à force de peindre des détraqués on aboutisse à en créer ? Certaines maladies morales, trop complaisamment décrites, deviennent contagieuses ; elles le sont pour les lecteurs par la magie et je dirais presque par la complicité de l’art ; elles le sont pour les auteurs. Je veux bien que la masse de la nation demeure indemne, que la manie d’imitation ne descende pas jusqu’aux couches profondes. Il n’en est pas moins vrai que dans les classes les plus instruites se propagent des états morbides à demi factices. Il fut de mode sous la Restauration de jouer au poitrinaire, au poète mourant. Les morphinomanes, les adeptes de la vie à rebours n’ont pas manqué de nos jours sous l’action de certains courants littéraires. C’en est assez pour que l’historien de la littérature ne néglige pas ces répercussions du moral sur le physique, comme on disait jadis.