(1767) Salon de 1767 « Peintures — Restout le fils » pp. 284-285
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(1767) Salon de 1767 « Peintures — Restout le fils » pp. 284-285

Restout le fils

les plaisirs d’Anacréon .

Diogène demandant l’aumône à une statue.un st Bruno . voyez au sallon précédent ce que je vous ai dit de ces trois morceaux, et n’en rabattez pas un mot. Il y a dans le morceau d’Anacréon couleur, entente de lumières, vigueur et transparence. Le tout est d’un ton vrai et suave. Le corps, la gorge et les épaules de la courtisane sont de chair et peints dans la pâte à pleines couleurs. Le corps d’Anacréon est bien modelé, le bras qui tient la coupe fin de touche, quoique défectueux de dessin ; les étoffes étendues sur ses genoux sont belles ; la jambe droite qui porte le pied en avant sort du tableau. La cassolette et les vases d’un faire recherché, sans attirer l’attention aux dépens des figures. Mais je persiste, l’Anacréon est un charretier ivre, tel qu’on en voit sortir sur les six heures du soir des tavernes du faubourg st Marceau. La courtisane est une grenouille ; si elle était debout à côté de l’Anacréon, son front n’atteindrait pas au creux de son estomac ; c’est accoupler une laponne avec un patagon. Le site est tout à fait bizarre. Ah !

Monsieur Restout, que dirait votre père s’il revenait au monde et qu’il vît cela ! Jusqu’à présent on ignorait que les pompons, les étoffes de Lyon à fleurs d’argent, les sirsaccas, fussent en usage chez les grecs : où est le costume et la sévérité de l’art ?

Votre Diogène ressemble à un gueux qui tend la main de bonne foi ; et puis il est sale de couleur.

Pour votre st Bruno , c’est un très-joli morceau, bien dessiné, bien posé, tout à fait intéressant d’expression, largement drapé, peint avec vigueur et liberté, bien éclairé, bien colorié ; on le prendrait pour un petit Chardin, quand celui-ci fesait des figures. Que ne suivez-vous ce genre ?

Quand on expose une tête seule, il faut qu’elle soit très-belle ; et celle de ce chanteur de rue, de ce gueux ivre demandait une exécution merveilleuse, pour en excuser le bas caractère. Moins le sujet d’une composition est important, moins il intéresse, moins il touche aux mœurs, plus il faut que le faire en soit précieux. Qui est-ce qui regarderait les Téniers, les Wouwermans, les Berghem, tous les tableaux de l’école flamande, la plupart de ces obscénités de l’école italienne, tous ces sujets empruntés de la fable qui ne montrent que des natures méprisables, que des mœurs corrompues, si le talent ne rachetait le dégoût de la chose ? Les originaux sont d’un prix infini, on ne fait nul cas des meilleures copies et c’est la difficulté de discerner les originaux des copies qui a fait tomber en France les tableaux italiens ; on ne dupe plus que les anglais.

Monsieur Baudouin, lisez ce paragraphe et profitez-en.

Monsieur Restout, je reviens à vous. Que pensez-vous du contraste de cette tête ignoble d’ Anacréon avec les vases précieux qui l’entourent et les riches étoffes qui le couvrent ?

Jettez un voile sur le reste de votre composition, ne montrez que cette tête, et dites-moi à qui elle appartient ? Et votre Diogène , de bonne foi, lui voit-on le moindre trait qui indique l’esprit de son action ? Où est l’ironie ? Où est la fierté cynique ? Est-ce là cet homme dont Sénèque a dit que celui qui doute de sa félicité peut aussi douter de celle des dieux ? Votre st Bruno est très-bien, je ne m’en dédis pas ; mais n’y a-t-il point là de plagiat ?

Ce qui fâche, c’est que ces talents naissans qui ont décoré notre sallon cette année iront en s’éteignant ; ce sont de prétendus maîtres qui auraient grand besoin de retourner à l’école sous des maîtres sévères qui les châtiassent.