(1874) Premiers lundis. Tome I « J. Fiévée : Causes et conséquences des événements du mois de Juillet 1830 »
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(1874) Premiers lundis. Tome I « J. Fiévée : Causes et conséquences des événements du mois de Juillet 1830 »

J. Fiévée :
Causes et conséquences des événements du mois de Juillet 183021

Voilà encore M. Fiévée fidèle à son rôle d’infatigable observateur politique ; le voilà après ces brusques événements qui ont ébranlé bien des esprits réputés solides, et déconcerté quelques rares intelligences ; le voilà avec la même netteté de vue, la même finesse pénétrante que devant ; toujours oblique, prenant les questions de côté avec des solutions détournées, imprévues, mais vraies ; d’une ironie mordante quoique un peu froide ; paradoxal et positif ; logique au fond et décousu dans la forme ; faisant volontiers aboutir une idée générale à une anecdote qu’il aiguise ; visant au bon sens, aux chiffres, et malgré cela, spirituel par moments jusqu’à la subtilité. Toutes ces qualités avec leurs inconvénients se retrouvent dans la nouvelle brochure qu’il publie. La forme un peu vieillie surprendra d’abord. M. Fiévée commence par nous parler de lui, de ses articles au Temps, et pourquoi il a cessé d’en faire, et pourquoi il pourra bien reprendre, toutes particularités fort curieuses et fort agréablement assaisonnées sans doute, mais qui tiennent d’assez loin en apparence aux questions politiques tranchées ou soulevées par les événements de juillet, il y a des gens d’esprit qui ont une manière de causer à eux ; ils débutent à leur façon, ils parlent d’eux-mêmes, ils ont peine à se dégager de leur personnalité ; avant de vous exposer les résultats de leurs réflexions, ils ont besoin d’établir où et comment ces réflexions leur sont venues. Prenons ces hommes comme ils sont ; écoutons-les sans les interrompre s’ils parlent ; ou, si nous les lisons, ne sautons pas trop vite quelques feuillets. Chez eux, il y a du bon partout ; le général s’y mêle toujours au particulier, il faut savoir l’en tirer et le laisser venir ; il y a depuis un certain temps assez d’écrivains politiques qui ne procèdent que par axiomes généraux, par considérations abstraites, pour que le défaut contraire ait son prix et constitue une espèce d’originalité.

C’est un peu le cas de M. Fiévée ; mais au fond il est essentiellement logique ; il pénètre dans les choses, et durant sa vie politique, déjà longue et passablement variée, il a eu occasion de faire en si grand nombre d’observations de détail fines et vraies, qu’en les rejoignait sans effort, il saisit parfaitement aujourd’hui l’ensemble et l’esprit de la révolution qui vient de s’achever. Honneur donc à son intelligence ! il ne cherche pas dans de petites circonstances la cause de ce qui s’est fait ; il la trouve dans le fait même de la Restauration et dans l’inévitable enchaînement de ses conséquences :

« C’est toujours dans l’état positif de la société qu’il faut chercher la cause des grandes commotions qu’elle éprouve. Lorsque cette cause est découverte, alors il est permis d’en prévoir les résultats, et nécessaire de les annoncer pour faire la part des hommes, et des choses qui sont plus fortes que les hommes, et afin que ces résultats ne soient pas troublés par des idées qui leur sont étrangères. Le monde ne s’arrête ni pour se laisser refaire, ni pour se laisser examiner ; et lorsqu’on entend déjà les journaux ministériels d’un royaume voisin attribuer la grande semaine de juillet aux concessions que M. de Martignac a faites à la Chambre de 1828, on se rappelle, en souriant, à combien d’accidents aussi petits que M. de Martignac on a attribué la Révolution de 1789. La vérité est que M. de Martignac et la Chambre de 1828 n’ont su ni ce qu’ils faisaient, ni ce qu’ils devaient faire. C’est un grand bonheur aujourd’hui ; mais ni l’un ni l’autre n’ont le droit d’en être fiers.

« La première cause de la chute irrévocable des Bourbons était dans la Restauration, et ce n’est pas leur faute. Ce n’est pas non plus la faute de la France, car la Restauration était inévitable.

« La monarchie est un système de gouvernement qu’il ne faut pas juger d’une manière générale ; cela n’est nécessaire dans aucun cas. Il est plus sage de s’en tenir à la monarchie française, de lire notre histoire, d’admettre sincèrement l’autorité des faits ; et alors on conviendra que notre ancienne monarchie a toujours porté en elle deux inconvénients si graves qu’ils en balançaient tous les avantages : la vieillesse des rois et leur minorité.

« Par une déplorable fatalité, la monarchie nous ramenait une suite de quatre vieux rois : Louis XVII, Charles X, le duc d’Angoulême quand son tour serait arrivé, et le duc de Berry, s’il avait vécu. Dans l’ancien ordre de choses, la France avait succombé sous ces quatre vieillesses royales. Qu’on cherche, dans sa pensée, à quelles conditions il aurait été possible qu’un pays, dans l’état où était le nôtre, après les événements qui l’avaient modifié et non fixé, n’ayant plus ni précédents, ni usages, ni lois à force d’en avoir, aurait pu traverser le règne de quatre caducités couronnées ; on trouvera que ces conditions ne pouvaient se réaliser. Cette réflexion m’avait frappé avant même qu’on eût proclamé que l’arrivée d’un Bourbon ne nous apportait qu’un Français de plus ; elle a dominé mes pensées dans tous les écrits que j’ai publiés, elle est la seule explication des motifs qui m’ont toujours porté du côté de l’opposition ; aucun parti arrivé au pouvoir n’ayant jamais compris que le salut de la royauté et de nos libertés était dans l’exécution de la Charte, dans le renversement sans pitié d’une administration formée pour l’empire.

« De tous les ministères, le plus coupable âmes yeux est celui qui pouvait le plus assurer l’avenir ; je parle du ministère de M. Decazes, et non de l’homme en qui j’ai toujours reconnu, malgré nos querelles, les qualités qui pouvaient faire un homme d’État. Son esprit est progressif. Lorsqu’il portait à la Chambre des pairs les questions qu’il avait débattues à la Chambre des députés, il était facile de voir combien il avait gagné. C’est le seul ministre qui m’ait frappé sous ce rapport. Malheureusement, il était trop jeune pour la destinée que les événements lui avaient faite. Il n’avait vu que l’empire. Comment aurait-il pu croire que le moyen de sauver la royauté était de renfoncer dans la Charte, de l’enchaîner à toutes ses conséquences, et surtout de la séparer de toutes les questions administratives, lorsque la plupart des politiques du moment où nous sommes sont encore persuadés que celui qui gouverne est nécessairement le chef de l’administration ? Le système de M. Becazes, plus encore celui de M. Lamé et de tous les ministres de ce temps, était qu’il ne fallait nous donner la Charte que peu à peu, comme si la loi fondamentale d’une société se coupait par morceaux. La grande raison politique alors se bornait à rappeler combien les Anglais avaient mis d’années pour arriver à la liberté dont ils jouissent ; ce qui signifiait apparemment que les antres peuples étaient condamnés à ne les suivre qu’à quelques siècles de distance. C’eût été pour l’Angleterre un bien beau privilège.

« La vieillesse des rois est un malheur public parce qu’elle les isole ; les passions de leur jeunesse les mettent du moins en communication avec les idées de leur temps. Louis XIV jeune autorisa la représentation du Tartufe  ; vieux, il se livra au père Letellier. En laissant de côté les préventions naturelles à des princes longtemps proscrits, et qui, malgré ce qu’on a dit, ne se sont jamais réjouis de nos victoires, par la raison toute simple qu’ils ne pouvaient fonder l’espoir de leur retour que sur nos désastres, on concevra comment la vieillesse de Louis XVIII, et ses infirmités, qui ajoutaient à son isolement d’étiquette, nous ont valu les Cent Jours ; et pourquoi le règne de Charles X a fini par un crime, dont la première compensation sera de nous avoir épargné la vieillesse de M. le duc d’Angoulême, vieillesse qui aurait été d’autant plus déplorable qu’il n’a jamais été jeune.

« Sortis des malheurs attachés à la caducité des rois par des événements que nous n’avons pas provoqués, on nous a offert les malheurs d’une minorité que l’instinct du peuple ne comprendrait pas ; et c’est sérieusement que des hommes d’honneur, de bon sens, qui se sont montrés capables de combinaisons politiques, trouvent des paroles qu’ils appellent des principes, et des phrases qui ressemblent à du sentiment, pour nous dire que ce terme moyen entre le passé et l’avenir pouvait suffire à toutes les exigences ! Cela me se comprend pas. La royauté s’est perdue dans les esprits par son isolement, et c’est par un enfant qu’on espère lui rendre de l’ascendant ! Si cette minorité était arrivée d’une manière naturelle, peut-être aurait-elle été favorable au développement de nos libertés ; mais à travers deux abdications, toujours et nécessairement conditionnelles, avec le besoin cruel de séparer un enfant de ses parents-exilés, de ne pouvoir former sa raison sans lui apprendre à les juger au moins aussi sévèrement que l’histoire le fera, avec le danger de les voir un jour se rapprocher de lui, il n’aurait été qu’une cause de soupçons, d’agitation, que l’étendard d’un parti qui n’a que trop prouvé ses fureurs et son incapacité. Quel prince aurait voulu être son tuteur ? Que cent couronnes soient tombées sur la tête du duc d’Orléans et l’aient écrasé avant qu’il eût accepté cette fonction ! L’histoire de l’avenir n’est-elle pas écrite dans notre passé ? Une maladie, une simple indisposition, et la réputation du régent était à la merci des absolutistes et du parti prêtre ; et les idées de crime se répandaient avec effroi, comme pour faire croire sans cesse qu’une couronne valait bien un crime pour l’obtenir comme pour la conserver.

« Indépendamment de ces considérations, où donc sont nos lois de régence ? Après le massacre des citoyens, pendant que nos pieds glissaient encore sur le sang répandu, nous aurions abandonné le soin des blessés, oublié les souscriptions pour les parents des morts ; les pouvoirs de la société auraient négligé de régler le présent qui seul nous appartient, pour discuter où on placerait le berceau d’un enfant, les thèmes qu’on lui ferait faire, et les petits honneurs à lui rendre. C’eût été se faire siffler par le peuple dont l’instinct sûr sait pourquoi il a combattu, beaucoup mieux que ceux qui ne se croient pas peuple. La politique a ses nécessités, et c’est sous leur empire qu’il faut marcher aujourd’hui. Ni rois condamnés par leur âge et leurs préjugés à l’isolement, ni minorité ; le pouvoir est maintenant au sein de la société ; c’est là que doivent toujours se trouver ceux qui sont destinés à lui donner le mouvement. Le temps des fictions est passé ; si elles doivent revenir, laissez-leur le temps de se refaire. »

Nous n’en voyons pas la nécessité, ni M. Fiévée non plus. Toutes ces fictions de notre ordre politique s’appuyaient sur ce qu’on appelait le principe monarchique, la prérogative royale. « Heureusement, dit M. Fiévée, le principe monarchique a été conduit à nous montrer que sa dernière conséquence se tirait à coups de canon, et il a disparu au milieu de la fumée.

« A l’apparition des Ordonnances, ajoute-t-il, nous serions-nous portés vers le Parlement comme au temps de la Fronde, pour le supplier d’aller se jeter aux pieds du roi, afin de lui faire entendre la vérité, au moins pour la dernière fois, et de lui porter des propositions de conciliation ? Nos cours royales sont composées d’hommes du pouvoir, et non d’hommes de pouvoir. D’ailleurs, notre confiance ne pouvait être là ; trop de condamnations politiques nous en avaient avertis depuis le ministère du 8 août.

« Nous serions-nous portés vers l’Hôtel de ville pour exciter le zèle de nos échevins et nous mettre sous leur direction ? Notre Hôtel de ville est l’hôtel du préfet : au lieu de nos magistrats, nous n’aurions encore trouvé là que des hommes du pouvoir ; autant dans ce qu’on appelle nos mairies, que ne connaissent guère que ceux qui ont été s’y marier ou y demander des certificats. La Chambre des députés était fermée, la Chambre des pairs de même. Le peuple se groupa dans les rues, parce qu’il n’y avait que les rues qui appartinssent au peuple. Quand les soldats vinrent les lui disputer, l’action s’engagea : car encore faut-il que le peuple soit quelque part. Aucun despotisme ne peut parer à cet inconvénient. Deux jours sans direction, le peuple des rues agit de lui-même ; tandis que le peuple des palais, des salons et des Chambres regardait l’action sans pouvoir comprendre comment la force qu’on avait toujours appelée brutale était devenue intelligente sans rien perdre de son énergie, au contraire. Là est ce qui paraît miraculeux, parce qu’on le voyait pour la première fois. Nous en indiquerons les causes, et l’étonnement fera place à une éternelle admiration.

« La première direction que le peuple reçut lui vint de ce qui a toujours servi à diriger les hommes armés, la confiance et un signe de reconnaissance. Voilà ce qu’apportèrent les élèves de l’École polytechnique. Dès qu’ils parurent, la confiance fait entière ; s’ils étaient là, c’est incontestablement parce qu’ils l’avaient voulu. A part même le courage et le talent dont ils ont fait preuve, leur vêtement uniforme était un point de ralliement, et mettait l’ordre à la place de la confusion. Ils commandaient, non parce qu’ils en avaient la capacité, on ne le savait pas encore, mais parce qu’on pouvait toujours les reconnaître au milieu de la foule et partout où ils se portaient.

« A l’époque de la vie où on n’est plus un enfant, où on ne sait pas encore positivement si on est un homme, le plus grand bonheur qu’on puisse éprouver est de rencontrer une occasion de tâter son courage. On n’ose pas se répondre à soi-même de ta force de son âme, tant qu’on n’a point bravé on danger. Si l’âme ne faillit pas, on trouve dans un premier combat un plaisir qui va jusqu’à l’enivrement. Je ne sais quel jeune gentilhomme on plaignait d’avoir été blessé dans une partie de chasse, et qui répondit : « C’est toujours un coup de fusil. » Voilà ce qu’éprouvait la jeunesse parisienne de toutes les classes, qui, pendant deux jours et livrée à elle-même, harcela les militaires avec une tactique et une audace dont ceux qui n’en ont pas été les témoins n’auront jamais une juste idée. Nos soldats sont encore honteux d’avoir été battus par ceux que, entre militaires, on appelle des pékins. Ils se trompent, comme les hommes qui prennent encore le mot peuple dans le sens d’autrefois. Des deux côtés, le combat a été livré entre des citoyens, et quand des citoyens se battent entre eux, il ne peut y avoir de honte pour les vaincus.

«  La grande journée de juillet a prouvé le besoin de changer notre langue politique, et de renoncer enfin à d’antiques expressions qui depuis longtemps n’ont plus de rapports avec notre ordre social. Parlera-t-on de la démocratie industrielle, de l’aristocratie territoriale, lorsque le plus grand propriétaire rural n’aurait pas pu disposer de quatre hommes, tandis que les industriels prétendus démocrates ont mis cinquante mille hommes sous les armes, par un seul acte de leur volonté ? Ils ont fermé leurs ateliers, sachant d’autant mieux quel serait le résultat de cette mesure, qu’ils ne pouvaient douter que les ouvriers en avaient saisi l’intention.

« En effet, avec notre résistance légale, notre refus de payer l’impôt, dernier refuge des libertés, nous n’en restions pas moins isolés, et la lenteur du moyen ne produisant sur le travail qu’une diminution progressive, il était à craindre que ce qui vit d’un travail journalier tombât dans le découragement, et qu’un ministère d’un peu de capacité ne tournât contre nous des ressentiments naturels à la misère. La fermeture des ateliers décidait la question d’une manière prompte, sûre et avantageuse à ceux qu’elle provoquait à s’armer. Trois jours de combat, et les ateliers se rouvrirent avec la certitude d’une longue sécurité ; c’est ce que voulait un peuple qui craint le joug du besoin, mais qui a accepté la nécessité du travail depuis qu’il jouit d’un peu d’aisance et d’un peu d’instruction qui doivent tendre à s’accroître, dès que des habitudes nouvelles lui ont fait comprendre qu’il n’y a rien de plus moral que le travail pour ceux qui ont leur fortune à commencer, et que la vie publique pour ceux dont la fortune est faite. » Après ce qui s’est passé dans les rues, l’auteur de la brochure comprend et indique très-bien ce qui doit se passer dans le gouvernement par rapport à la société. Il y a là plus d’un bon conseil, et nous invitons ceux qui peuvent en profiter à y réfléchir :

« Le 26 juillet, la position de la France était bien plus compliquée, bien plus extraordinaire que si le gouvernement et l’administration publique avaient disparu par un événement surnaturel. Des trois pouvoirs qui composent le gouvernement, le pouvoir qui dispose de l’armée déclarait la guerre à la société ; les deux autres pouvoirs étaient nuls par des causes que j’expliquerai ; et l’administration publique, depuis longtemps organisée pour nous priver de tout mouvement, restait partout menaçante. Pour se retrouver, la France devait donc combattre ; elle l’a fait, elle s’est sauvée elle-même ; et la conséquence forcée de cette nécessité était qu’il ne pouvait plus se trouver en France d’autre pouvoir, d’autre autorité que la France. Cela pouvait durer six mois, six ans, comme dans les temps d’ignorance : cela a duré trois jours, grâce à l’admirable éducation que notre nation est parvenue à se donner en défendant quinze années de suite ses libertés. Mais l’idée qu’on avait généralement des pouvoirs et de l’administration publique n’en reste pas moins affaiblie pour plus ou moins de temps. Il faut prendre son parti à cet égard, ne pas croire que les titres expriment ce qu’ils exprimaient, et qu’il y ait encore des prestiges dans l’ordre social. Tout ce qu’on tenterait par de petits moyens pour éluder cette vérité de fait ne servirait qu’à prolonger son dangereux empire. Il faut au contraire la concevoir dans toute son étendue, et se dire avec franchise :

« Tout mouvement qui affermit l’ordre social par ses propres forces met à découvert la faiblesse des pouvoirs. Par suite de cet affermissement, tout ce qui ne se fera pas par le gouvernement dans le sens de la nation qui s’est sauvée elle-même, se fera en dehors du gouvernement. »