PENSÉES ET FRAGMENTS145.
Chaque publication de ces volumes de critique est une manière pour moi de liquider, en quelque sorte, le passé, de mettre ordre à mes affaires littéraires. Je sauve ce que je puis du bagage avarié : je voudrais que ce que j’en rejette périt tout à fait et ne laissât pas trace. Par malheur il n’en est point absolument ainsi ; ce qu’on recueille dans de gros volumes n’est pas sauvé par là même, et ce qui reste dans des feuilles éparses n’est pas tellement perdu que cela ne pèse encore après vous pour surcharger au besoin votre démarche littéraire et, plus tard, votre mémoire (si mémoire il y a), de mille réminiscences traînantes et confuses. Ces volumes de Critiques et Portraits renferment du moins tout ce que j’ai fourni d’un peu complet dans ma collaboration à la Revue de Paris d’abord, et ensuite à la Revue des Deux Mondes, ma patrie depuis déjà longtemps. Précédemment, bien jeune, et sous l’inspiration première et les conseils de M. Dubois, un de mes maîtres, j’avais écrit au Globe, dès la fondation, en 1824 ; l’émancipation est venue par degrés. J’ai tiré de cette collaboration ce qui s’en pouvait extraire et reproduire146. Après le Globe saint-simonien, que je n’avais pourtant pas tout aussitôt déserté, je suis entré au National par suite d’obligeantes ouvertures de Carrel. J’y ai donné d’assez rares articles littéraires, dont quelques-uns se trouvent recueillis dans les précédents volumes ; quelques autres que je pourrais regretter sont empreints d’une personnalité assez vive pour que je les y laisse. Un des inconvénients de ces collaborations dans des feuilles d’opinions tranchées et de parti est d’assujettir insensiblement la pensée à une manière de voir qui s’impose même en littérature et qui exclut l’entière impartialité. Un inconvénient matériel, mais qui a des désagréments littéraires, est que, dans ces publications hâtives, qu’on ne dirige pas, votre pensée arrive souvent au public tout altérée et méconnaissable par des fautes. Ceux qui ont le sentiment de l’exactitude littéraire sont très-sensibles à ces taches déshonorantes, dont le gros des lecteurs ne se doute même pas ; ceux qu’on a surtout accusés d’incorrection, de barbarie, et qui ne sont coupables que de chercher des raffinements de pureté et des rajeunissements d’élégance, ont presque droit de s’en alarmer. Telle phrase absurde, dont on n’est pas responsable, peut demeurer seule contre vous un jour, comme échantillon de vos folles tentatives. A mon premier article du National sur Boerne, s’il m’en souvient), on me fit dire que l’Angleterre et l’Amérique étaient des reliques, de saintes reliques de liberté : j’avais écrit des contrées. — Il convient donc de ne répondre littérairement que de ce qu’on a admis, et, sans avoir à désavouer le reste, de le rejeter au fond. En un mot, quand on a souci de l’avenir, quand, sans avoir la vanité de croire à rien de glorieux, on se sent du moins le désir permis d’être en un rang quelconque un témoin honorable de son temps, on a toutes les précautions à prendre : on ne saurait trop faire navire et clore les flancs, pour traverser, sans sombrer, les détroits funestes. J’y tâche de plus en plus. J’ai réuni, dans les pages qui suivent, quelques fragments de jugements et quelques pensées qui pourront servir à éclaircir, à modifier d’autres points de vue antérieurs.