II. (Suite.)
Le lendemain de son blâme par le Parlement et de son triomphe devant l’opinion, Beaumarchais me paraît être entré dans un léger état d’ivresse et d’exaltation dont il ne sortira plus, et qui se conciliera très bien toujours avec beaucoup d’habileté et de présence d’esprit dans le détail. Les lettres qu’on a de lui à cette date (1774-1775) nous le montrent émerveillé lui-même de sa destinée, se retournant, se regardant de profil pour se dire combien elle est étrange et bizarre, courant le monde, l’Angleterre, l’Allemagne, faisant sept cent quatre-vingts lieues en six semaines, et plus de dix-huit cents lieues en huit mois, et s’en vantant, attentif dans ses absences à ne point se laisser oublier, à se remettre de temps en temps sur le tapis par des récits de périls et d’aventures qui n’arrivaient qu’à lui seul. Il eut, pendant qu’il voyageait en Allemagne dans l’été de 1774, chargé d’une mission secrète de Louis XVI, une aventure de brigands près de Nuremberg, et il en adressait des bulletins plaisants à ses amis de Paris. Peu s’en faut qu’il ne se comportât avec ces brigands de la Forêt-Noire comme il avait fait avec Clavico et avec Goëzman, et qu’il ne fît rire à leurs dépens. Voici un échantillon de la scène : s’étant écarté seul un moment de sa chaise de poste, et, étant entré dans une forêt de sapins assez claire, il si trouva en face d’un homme armé d’un long coutelas, qui lui demanda, en allemand, la bourse ou la vie, Beaumarchais, au lieu de sa bourse, tire de son gousset un pistolet, et, de l’autre main, il tient sa canne pour parer les coups. Tant qu’il n’a qu’un homme en face de lui, il se sent fort :
Je me suis bien étudié, écrivait-il à son ami Gudin, tout le temps qu’a duré l’acte tragique du bois de Neustadt. À l’arrivée du premier brigand, j’ai senti battre mon cœur avec force. Sitôt que j’ai eu mis le premier sapin devant moi, il m’a pris comme un mouvement de joie, de gaieté même, de voir la mine embarrassée de mon voleur. Au second sapin que j’ai tourné, me voyant presque dans ma route, je me suis trouvé si insolent, que, si j’avais eu une troisième main, je lui aurais montré ma bourse comme le prix de sa valeur, s’il était assez osé pour la venir chercher. En voyant accourir le second bandit, un froid subit a concentré mes forces, etc.
Et il continue de s’analyser et de rire tout blessé qu’il est,
et de démontrer comme quoi en ce monde « il y a de plus grands maux
que d’être mal assassiné »
. Tout cela tenait en haleine le monde
parisien, et l’empêchait de s’endormir sur le Beaumarchais jusqu’à la
première représentation du Barbier de Séville.
Ce charmant Barbier était composé et annoncé depuis longtemps. Il avait été reçu à la Comédie-Française en 1772 ; on devait le jouer comme une farce de carnaval dès le mardi gras de 1773, lorsque survint la violente querelle de Beaumarchais et du duc de Chaulnes, dans laquelle ce dernier voulut poignarder l’autre. Le gai Barbier supporta ce contretemps : ce sera pour le carnaval prochain. En février 1774, on devait le jouer encore : le jour était pris, la Dauphine devait assister à la première représentation : la salle était louée pour six soirées. Nouvelle défense et interdiction au dernier moment, en raison du procès pendant de Beaumarchais devant le Parlement. Le Barbier en prit encore son parti ; l’auteur, au lieu d’une comédie, en donna une autre : Le Barbier n’ayant pas été représenté comme il devait l’être le samedi (12 février), le lendemain dimanche, l’auteur mettait en vente, la nuit même, au bal de l’Opéra, ce fameux quatrième Mémoire dont il se débitait six mille exemplaires et plus, avant que l’autorité eût le temps d’intervenir et de l’arrêter. Cependant, de retard en remise, de carnaval en carnaval, l’heure du Barbier arrivait ; il fut représenté le 23 février 1775 ; mais voilà bien un autre mécompte. Le public, sur la foi des récits de société, s’était attendu à tant de rire et de folie qu’il n’en trouva pas assez d’abord. La pièce était primitivement en cinq actes, et elle parut longue ; faut-il le dire ? le premier jour elle ennuya. Il fut besoin▶, pour qu’elle réussît, que l’auteur la mît en quatre actes, qu’il se mît en quatre, comme on disait, ou plus simplement qu’il ôtât, comme il le dit lui-même, une cinquième roue à son carrosse. C’est alors que Le Barbier, tel que nous l’avons, se releva et se mit à vivre de sa légère et joyeuse vie, pour ne plus mourir. Beaumarchais, en l’imprimant plus tard, se donna le plaisir de mettre au titre : Le Barbier de Séville, comédie en quatre actes, représentée et tombée sur le théâtre de la Comédie-Française, etc. Il excellait à ces malices, qui ajoutent au piquant et qui fouettent le succès.
Ce n’est pas aujourd’hui qu’un critique peut espérer découvrir quelque chose de nouveau sur Le Barbier de Séville. L’auteur, en introduisant pour cette première fois Figaro, n’avait pas encore prétendu en faire ce personnage à réflexion et à monologue, ce raisonneur satirique, politique et philosophique qu’il est devenu plus tard entre ses mains :
Me livrant à mon gai caractère, dit-il, j’ai tenté dans Le Barbier de Séville de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle ; mais, comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j’eusse ébranlé l’État…
La nouveauté du Barbier de Séville fut bien
telle que Beaumarchais la définit ici. Il était naturellement et abondamment
gai ; il osa l’être dans Le Barbier : c’était une
originalité au xviiie
siècle.
« Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu’il n’y a plus
que vous qui osiez rire en face »
, lui
disait-on. Collé, qui était de la bonne race gauloise, n’avait ni
l’abondance ni le jet de verve de Beaumarchais, et il se complaisait un peu
trop dans le graveleux. Beaumarchais y allait plus à cœur ouvert ; et, en
même temps, il avait le genre de plaisanterie moderne, ce tour et ce trait
aiguisé qu’on aimait à la pensée depuis Voltaire ; il avait la saillie, le
pétillement continuel. Il combina ces qualités diverses et les réalisa dans
des personnages vivants, dans un seul surtout qu’il anima et doua d’une vie
puissante et d’une fertilité de ressources inépuisable. On peut dire de lui
qu’il donna une nouvelle forme à l’esprit.
Le fond du Barbier est bien simple et pouvait sembler
presque usé : une pupille ingénue et fine, un vieux tuteur amoureux et
jaloux, un bel et noble amoureux au-dehors, un valet rusé, rompu aux
stratagèmes, et qui introduit son maître dans la place, quoi de plus
ordinaire au théâtre ? mais comme tout ce commun se relève et se rajeunit à
l’instant ! Quel plus vif et plus engageant début que celui de la pièce,
quand le comte et Figaro se retrouvent et se rencontrent sous le balcon !
Dès ce premier dialogue, il y avait des gens qui vous disaient
alors qu’il y avait trop d’esprit. N’a pas ce défaut qui
veut. Beaumarchais nous a parlé quelque part d’un « monsieur de
beaucoup d’esprit, mais qui l’économise un peu trop »
: lui, il
n’était pas ce Monsieur-là. Il a tout son esprit à tous les instants ; il le
dépense, il le prodigue, il y a des moments même où il en fait, c’est alors
qu’il tombe dans les lazzis, les calembours ; mais le plus souvent il n’a
qu’à suivre son jet et à se laisser faire. Sa plaisanterie a une sorte de
verve et de pétulance qui est du lyrisme dans ce genre et de la poésie.
Les scènes de Rosine et du docteur au second acte, dans lesquelles la plus
innocente, prise sur le fait, réussit à son tour à faire prendre le change
au jaloux ; celle de Bartholo qu’on rase pendant le duo de musique au
troisième acte ; l’excellente scène de stupéfaction de Bazile survenant à
l’improviste et que chacun s’accorde à renvoyer en lui criant qu’il a la
fièvre, si bien que le plat hypocrite s’éloigne en murmurant entre ses
dents : « Qui diable est-ce donc qu’on trompe ici ? »
tout
est fait pour amuser et pour ravir dans cette charmante complication de ruse
et de folie. Et qu’est-ce que cela fait, je vous prie, que ce ne soit point
parfaitement vraisemblable ? Depuis quand la vraie gaieté au théâtre
n’enlève-t-elle point l’invraisemblable avec elle ? Tout l’ensemble du Barbier est gai de situation, de contraste., de pose, de
motif et de jeu de scène, de ces choses que la musique traduira aussi bien
que la parole. La parole de Beaumarchais qui court là-dessus est vive,
légère, brillante, capricieuse et rieuse. Attendez ! bientôt sur ce canevas
si follement tracé viendra une musique tout assortie, rapide, brillante
aussi, légère, tendre, fine et moqueuse, s’insinuant dans l’âme par tous les
sens, et elle aura nom Rossini.
Le Barbier était destiné d’abord à être mis en musique,
Beaumarchais voulait en faire un opéra-comique ;
on dit même qu’il le présenta sous cette première forme aux Italiens de
son temps. Il changea heureusement d’avis. Il voulait être le maître du
théâtre, et le musicien voulait l’être aussi ; il n’y avait pas moyen de
s’entendre. Beaumarchais avait sur la musique dramatique des idées fausses :
il croyait qu’on ne pourrait commencer à l’employer sérieusement au théâtre
que « quand on sentirait bien qu’on ne doit y chanter que pour
parler »
. Il se trompait là dans le sens de la prose, et c’est
tant mieux qu’il se soit trompé. On lui a dû de refaire sa comédie telle que
nous l’avons, et, plus tard, un autre génie a repris le canevas musicalement
et a fait la sienne.
L’œuvre dramatique de Beaumarchais se compose uniquement de deux pièces, Le Barbier et Le Mariage de Figaro ; le reste est si fort au-dessous de lui qu’il n’en faudrait même point parler pour son honneur. Je vais en venir au Mariage de Figaro ; mais disons-le tout d’abord, il ne faut point tant de raisonnement pour expliquer la vogue et le succès de Beaumarchais. On en avait assez des pièces connues, et très connues ; il y avait longtemps qu’il n’y avait point eu de nouveauté d’un vrai comique. En voilà une qui se présente : une veine franche y jaillit, elle frappe, elle monte, elle amuse ; l’esprit moderne y prend une nouvelle forme, bien piquante, bien folle et bien frondeuse, bien à propos. Tout le monde applaudit ; Beaumarchais récidive et l’on applaudit encore.
En récidivant il abuse, il généralise, il a du système ; il fait un monde à
l’envers d’un bout à l’autre, un monde que son Figaro règle, régente et mène. Malgré tout, il y a eu là une infusion d’idées,
de hardiesses, de folies et d’observations bien frappées, sur lesquelles on
vivra cinquante ans et plus. Il a créé des personnages qui ont vécu leur vie
de nature et de société : « Mais qui sait combien cela durera ?
dit-il plaisamment dans la
préface du Barbier. Je ne voudrais pas jurer qu’il en fût
seulement question dans cinq ou six siècles ; tant notre nation est
inconstante et légère ! »
« Qui dit auteur dit oseur »
, c’est un mot de Beaumarchais, et nul n’a plus
justifié que lui cette définition. En mêlant au vieil esprit gaulois les
goûts du moment, un peu de Rabelais et du Voltaire, en y jetant un léger
déguisement espagnol et quelques rayons du soleil de l’Andalousie, il a su
être le plus réjouissant et le plus remuant Parisien de son temps, le
Gil Blas de l’époque encyclopédique, à la veille de l’époque
révolutionnaire ; il a redonné cours à toutes sortes de vieilles vérités
d’expérience ou de vieilles satires, en les rajeunissant. Il a refrappé bon
nombre de proverbes qui étaient près de s’user. En fait d’esprit, il a été
un grand rajeunisseur, ce qui est le plus aimable bienfait
dont sache gré cette vieille société qui ne craint rien tant que l’ennui, et
qui y préfère même les périls et les imprudences.
Beaumarchais est le littérateur qui s’est avisé de plus de choses modernes,
bonnes ou mauvaises, mais industrieuses à coup sûr et neuves. En matière de
publicité et de théâtre, il est maître passé, il a perfectionné l’art de
l’affiche, de la réclame, de la préface, l’art des lectures de société qui
forcent la main au pouvoir et l’obligent d’accorder tôt ou tard la
représentation publique ; l’art de préparer ces représentations par des
répétitions déjà publiques à demi et où déjà la claque est permise ; l’art
de soutenir et de stimuler l’attention, même au milieu d’un succès immense,
moyennant de petits obstacles imprévus ou par des actes de bruyante
bienfaisance qui rompent à temps la monotonie et font accident. Mais
n’anticipons point sur les ressorts et ficelles de Figaro,
remarquons seulement que le succès du Barbier de Séville
fut l’origine d’une grande réforme dans les rapports des auteurs dramatiques
et des comédiens.
Jusqu’alors les auteurs étaient
à la merci des acteurs qui, après un certain nombre de représentations et
quand la recette était descendue au-dessous d’un chiffre déterminé (ce qu’il
était toujours facile d’obtenir), se croyaient en droit de confisquer les
pièces et de s’en appliquer désormais les profits. Après trente-deux
représentations du Barbier, Beaumarchais, qui ne croyait
pas que « l’esprit des lettres fût incompatible avec l’esprit des
affaires »
, s’avisa de demander son compte aux comédiens.
Ceux-ci éludèrent et voulurent s’opposer à ce que l’on compulsât leurs
registres. Beaumarchais tint bon ; il exigea, non pas une somme payable
argent comptant (qu’on lui offrait bien volontiers), mais un compte exact et
clair, un chiffre légitime qu’on refusait poliment ; il l’exigeait moins
pour lui encore qui n’en avait pas ◀besoin▶, que pour ses confrères les gens
de lettres, jusque-là opprimés et dépouillés. L’affaire dura des années :
Beaumarchais la poursuivit à tous les degrés de juridiction, depuis les
gentilshommes de la Chambre jusque devant l’Assemblée constituante. Bref, il
parvint le premier à bien établir ce que c’est que la propriété en matière
d’œuvre dramatique, à la faire reconnaître et respecter. La Société des
auteurs dramatiques, constituée de nos jours, ne devrait jamais s’assembler
sans saluer le buste de Beaumarchais.
Pour consoler sans doute les comédiens de cette lutte où l’homme de lettres ne consentait plus à être pris pour dupe, et pour les payer, eux aussi, en monnaie glorieuse, Beaumarchais, le premier, imagina, au lendemain de ces représentations qui étaient pour lui comme une bataille et une victoire, de faire son bulletin, et en imprimant sa pièce, après le signalement minutieux de chaque personnage, de distribuer l’éloge à l’acteur. On peut voir cela en tête du Mariage de Figaro.
Ce fameux Mariage était fait depuis longtemps et ne pouvait se produire au grand jour. C’était le prince de Conti qui, après Le Barbier de Séville, avait porté à l’auteur le défi de reprendre ainsi son Figaro et de le montrer une seconde fois dans des circonstances plus développées, plus fortement nouées et agrandies. Beaumarchais tint la gageure, et Le Mariage fut écrit ou crayonné dès 1775 ou 1776, c’est-à-dire dans cette période que je considère comme celle où Beaumarchais fut en possession de tout son esprit et de tout son génie, et après laquelle nous le verrons baisser légèrement et s’égarer de nouveau. Il y eut là pour lui cinq ou six années uniques (1771-1776) où, sous le coup de la lutte et de la nécessité, et dans le premier souffle de la faveur, il arriva à la pleine expansion de lui-même, et où il se sentit naître comme des facultés surnaturelles qu’il ne retrouvera plus jamais à ce degré. Il fallait encore plus d’esprit, a-t-on dit, pour faire jouer Le Mariage de Figaro que pour l’avoir fait. Beaumarchais s’y employa durant des années. Il avait contre lui le roi, les magistrats, le lieutenant de police, le garde des Sceaux, toutes les autorités sérieuses. Avec cette assurance et cet air osé qui n’est qu’à lui, il chercha aide et appui auprès même des courtisans, c’est-à-dire de ceux dont il s’était le plus moqué :
figaro.
………………… J’étais né pour être courtisan.
suzanne.
On dit que c’est un métier si difficile !
figaro.
Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots.
C’est donc aux courtisans directement qu’il s’adressa. Nul ne
l’était plus que M. de Vaudreuil ; mais il l’était
avec orgueil et prétention, et en se piquant de ne pas l’être. Et quelle
plus belle preuve d’indépendance et de détachement que de protéger Figaro ! « Il n’y a, disait celui-ci, que les
petits hommes qui craignent les petits écrits »
; et il le leur
avait persuadé en effet. La société française était alors dans une
singulière déposition d’esprit ; c’était à qui s’y moquerait le plus de
soi-même et de sa classe, à qui en ferait le plus lestement les honneurs et
en hâterait la ruine. Cela semblait le seul beau rôle des gens comme il
faut. Beaumarchais, par le monde de M. de Vaudreuil et de Mme de Polignac, par le côté de la reine et du comte d’Artois, par
la curiosité excitée des femmes et des courtisans, vit bien qu’il
triompherait de la résistance de Louis XVI : ce n’était pour lui qu’une
question de temps. On a presque jour par jour la suite de ses manœuvres et
comme de ses marches et contremarches dans cette entreprise effrontée :
« Le roi ne veut pas permettre la représentation de ma pièce,
donc on la jouera. »
Le 12 juin 1783, il fut près de l’emporter
par surprise. Moyennant une tolérance tacite due à la protection du comte
d’Artois, et sur une parole vague hardiment interprétée, il était parvenu à
faire répéter sa pièce sur le théâtre des Menus-Plaisirs, c’est-à-dire sur
le théâtre même du roi. Il y avait eu un certain nombre de répétitions à
demi publiques : on allait passer outre et jouer. Les billets étaient
distribués, portant « une figure gravée de Figaro dans son
costume »
. Les voitures arrivaient à la file ; le comte d’Artois
s’était mis en route déjà pour venir de Versailles à Paris, quand le duc de
Villequier fit signifier aux comédiens qu’ils eussent à s’abstenir de jouer
la pièce, sous peine « d’encourir l’indignation de
Sa Majesté »
.
À cet ordre du roi, Beaumarchais, déçu et furieux, s’écria devant tous avec
impudence : « Eh bien ! messieurs,
il ne
veut pas qu’on la représente ici, et je jure, moi, que plutôt que de ne
pas être jouée, elle le sera, s’il le faut, dans le chœur même de
Notre-Dame. »
Ce n’était que partie remise. M. de Vaudreuil, l’un des patrons de l’auteur,
obtint de faire jouer chez lui la pièce à Gennevilliers (26 septembre 1783),
par les Comédiens-Français, devant trois cents personnes. La reine, pour
cause d’indisposition, n’y put assister ; mais le comte d’Artois, la
duchesse de Polignac y étaient. Toute cette fleur de l’Ancien Régime venait
applaudir à ce qui la perdait et la ridiculisait. Beaumarchais, présent,
était dans l’ivresse : « Il courait de tous côtés, dit un témoin26, comme un homme hors de lui-même ; et, comme
on se plaignait de la chaleur, il ne donna pas le temps d’ouvrir les
fenêtres, et cassa tous les carreaux avec sa canne, ce qui fit dire,
après la pièce, qu’il avait doublement cassé les vitres. »
Fort de toutes ces approbations et presque de ces complicités, et sur un mot vague de M. de Breteuil, dont il s’était emparé comme d’une autorisation, Beaumarchais avait si bien fait qu’il avait persuadé aux comédiens de représenter sa pièce dans les derniers jours de février 1784 ; la répétition avait déjà eu lieu, et il fallut que le lieutenant de police (M. Le Noir) mandât l’auteur et les comédiens pour leur remémorer la défense formelle du roi. Beaumarchais repoussé ne se tint point pour battu.
Enfin, le 27 avril 1784, l’explosion eut lieu, et la défense étant levée, la pièce put être représentée à Paris. Rien ne manqua à la solennité ni à l’éclat de cette première représentation :
Ç’a été sans doute aujourd’hui, disent les Mémoires secrets, pour le sieur de Beaumarchais qui aime si fort le bruit et le scandale, une grande satisfaction de traîner à sa suite, non seulement les amateurs et curieux ordinaires, mais toute la Cour, mais les princes du sang, mais les princes de la famille royale ; de recevoir quarante lettres en une heure de gens de toute espèce qui le sollicitaient pour avoir des billets d’auteur et lui servir de battoirs ; de voir Mme la duchesse de Bourbon envoyer dès onze heures des valets de pied, au guichet, attendre la distribution des billets indiquée pour quatre heures seulement ; de voir des Cordons bleus confondus dans la foule, se coudoyant, se pressant avec les Savoyards, afin d’en avoir ; de voir des femmes de qualité, oubliant toute décence et toute pudeur, s’enfermer dans les loges des actrices dès le matin, y dîner et se mettre sous leur protection, dans l’espoir d’entrer les premières ; de voir enfin la garde dispersée, des portes enfoncées, des grilles de fer même n’y pouvant résister, et brisées sous les efforts des assaillants.
Plus d’une duchesse, dit Grimm, s’est estimée ce jour-là, trop heureuse de trouver dans les balcons, où les femmes comme il faut ne se placent guère, un méchant petit tabouret à côté de mesdames Duthé, Carline et compagnie.
Trois cents personnes, dit La Harpe, ont dîné à la Comédie dans les loges des acteurs pour être plus sûres d’avoir des places, et, à l’ouverture des bureaux, la presse a été si grande, que trois personnes ont été étouffées. C’est une de plus que pour Scudéry… La première représentation a été fort tumultueuse, comme on peut se l’imaginer, et si extraordinairement longue, qu’on n’est sorti du spectacle qu’à dix heures, quoiqu’il n’y eût pas de petite pièce ; car la comédie de Beaumarchais, remplit le spectacle entier, ce qui est même une sorte de nouveauté de plus.
Plus d’une duchesse, dit Grimm, s’est estimée ce jour-là, trop heureuse de trouver dans les balcons, où les femmes comme il faut ne se placent guère, un méchant petit tabouret à côté de mesdames Duthé, Carline et compagnie.
Trois cents personnes, dit La Harpe, ont dîné à la Comédie dans les loges des acteurs pour être plus sûres d’avoir des places, et, à l’ouverture des bureaux, la presse a été si grande, que trois personnes ont été étouffées. C’est une de plus que pour Scudéry… La première représentation a été fort tumultueuse, comme on peut se l’imaginer, et si extraordinairement longue, qu’on n’est sorti du spectacle qu’à dix heures, quoiqu’il n’y eût pas de petite pièce ; car la comédie de Beaumarchais, remplit le spectacle entier, ce qui est même une sorte de nouveauté de plus.
Cette énormité de durée était de quatre heures et demie ou quatre heures, la pièce ayant commencé à cinq heures et demie.
Ainsi lancée après une telle résistance, la pièce alla au-delà de cent
représentations et fut un des grands événements politiques et moraux de ce
temps-là. Ici il ne s’agissait plus, comme dans Le Barbier, d’un simple imbroglio gai, piquant, amusant ; il y avait
dans Le Mariage une Fronde armée, tout ce que le public,
depuis que la pièce était défendue, avait cru y voir et y avait mis, tout ce
que l’auteur lui-même cette fois avait songé bien réellement à y mettre.
Napoléon disait de
Figaro que
« c’était la Révolution déjà en action »
. Les gens sensés
et modérés du temps ne pensaient pas autrement. M. Suard en jugeait comme
Napoléon, et La Harpe écrivait : « Il est facile de concevoir les
jouissances et les joies d’un public charmé de s’amuser aux dépens de
l’autorité, qui consent elle-même à être bernée sur les
planches. »
Mais, où le rire général se mêle et où l’ivresse
éclate, que peuvent les prévisions et les réserves de quelques esprits ? que
peuvent quelques La Harpe clairsemés, quelques froids et minces Suard,
fussent-ils aussi nombreux qu’ils sont rares, contre un jouteur de la force
et de l’entrain de Beaumarchais ? Il y a des moments où il semble que la
société tout entière réponde aux avis du docteur comme Figaro : « Ma
foi ! monsieur, les hommes n’ayant guère à choisir qu’entre la sottise
et la folie, où je ne vois point de profit je veux au moins du plaisir ;
et vive la joie ! qui sait si le monde durera encore trois
semaines ? »
Pour peindre ce public français de la première représentation de Figaro et son pêle-mêle d’enthousiasme flottant, deux faits suffisent : lorsque le héros de nos flottes, le bailli de Suffren, entra dans la salle, il fut applaudi avec transport ; lorsqu’un moment après, la charmante actrice Mme Dugazon, relevant d’une maladie dont on savait trop la cause, parut sur le devant de sa loge, on l’applaudit également.
Après que les événements sont accomplis, quand les révolutions ont eu leur cours et se sont chargées de tirer toutes les conséquences, ces choses d’un jour, dont la portée ne se sentait pas, prennent une signification presque prophétique, et nous pouvons dire aujourd’hui : L’ancienne société n’aurait pas mérité, à ce degré, de périr, si elle n’avait pas assisté ce soir-là, et cent fois de suite, avec transport, à cette gaie, folle, indécente et insolente moquerie d’elle-même, et si elle n’avait pas pris une si magnifique part à sa propre mystification27.
Quand on relit aujourd’hui ou qu’on revoit Le Mariage de Figaro après toutes ces veines et toutes ces satires épuisées, voici ce qu’il semble. Rien de charmant, de vif, d’entraînant comme les deux premiers actes : la comtesse, Suzanne, le page, cet adorable Chérubin qui exprime toute la fraîcheur et le premier ébattement des sens, n’ont rien perdu. Figaro, tel qu’il se dessine ici dès l’entrée et tel qu’il se prononce à chaque pas en avançant dans la pièce, jusqu’au fameux monologue du cinquième acte, est peut-être celui qui perd le plus. Il a bien de l’esprit, mais il en veut avoir ; il se pose, il se regarde, il se mire, il déplaît. Un homme d’esprit et de sens, que j’aime à consulter sur ces choses et ces personnages d’expérience humaine28, me fait remarquer qu’il y a de la prétention et du métier dans les mots et les reparties de Figaro. Ce n’est plus un Gil Blas tout simple et naturel, se laissant aller au cours des événements et au fil de la vie pour en tirer ensuite une expérience non amère. Le Figaro du Mariage affecte la gaieté plus encore qu’il ne l’a ; il est devenu un personnage, et il le sent ; il régente et dirige tout un monde, et il s’en pique. Quand il s’arrête sous les marronniers au dernier acte, et qu’au lieu de songer tout simplement à ne pas être comme Sganarelle, il se met à se tourner vers le parterre, et à lui raconter sa vie en drapant la société et en satirisant toutes choses, il est pédant, il y a un commencement de clubiste en lui ; il n’est pas loin de celui qui montera le premier sur une chaise au jardin du Palais-Royal et qui fera également un discours en plein vent et à tout propos. Avec cela de l’intérêt et de la cupidité affichée, fendant la main sans honte, croyant à l’or et le disant, y mettant même une sorte de cynisme, c’est ce qui déplaît en lui. Je sais que dans une troisième pièce, dans La Mère coupable, il se corrigera et que l’auteur essaiera de l’ennoblir ; mais laissons ce Figaro final vertueux et dégénéré, qui ne se ressemble plus à lui-même. Il n’y a plus de vrai Figaro chez Beaumarchais après Le Mariage.
Au contraire, les autres personnages plaisent et séduisent par une touche
légère et d’une nuance bien naturelle : et Suzanne, « la charmante
fille, toujours riante, verdissante29, pleine de gaieté et d’esprit,
d’amour et de délices »
, très peu sage, quoi qu’on en dise, très
peu disposée du moins à rester telle, mais qui n’en est encore qu’à la
rouerie innocente et instinctive de son sexe ; de même, dans un ordre plus
élevé, la comtesse, si habile déjà à son corps défendant, et si
perfectionnée en femme du monde, sans avoir pourtant failli encore au devoir
et à la vertu. Le comte Almaviva, au milieu de situations qui perdraient et
dégraderaient tout autre, sait conserver son grand air, sa noblesse et un
fonds d’élévation qui n’est pas à l’usage ni à la portée de Figaro ; il est
toujours dupe et jamais colère, ou du moins jamais rancunier ni méchant ;
c’est l’homme qui supporte le plus décemment le ridicule ; il le sauve par
la bonne humeur et par des sentiments qui se sentent de leur origine. Bref,
il est bien né, on ne l’oublie pas malgré ses fautes, et,
si Beaumarchais avait songé à faire par lui une critique de son Figaro, il y
aurait
réussi. Dans ses conversations avec
Figaro, le comte n’a pas toujours tort. Après cette fameuse tirade sur la
politique : « Feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce
qu’on ignore, etc. »
, quand le comte répond à Figaro :
« Eh ! c’est l’intrigue que tu définis »
, et non la
politique, il a simplement raison. Enfin, si l’on prend les deux personnages
comme types de deux sociétés aux prises et en présence, il y a lieu à
hésiter (quand on est galant homme) si l’on n’aimerait pas mieux vivre,
après tout, dans une société où régneraient les Almaviva, que dans une
société que gouverneraient les Figaro.
Figaro est comme le professeur qui a enseigné systématiquement, je ne dirai pas à la bourgeoisie, mais aux parvenus et aux prétendants de toutes classes, l’insolence.
Chérubin, à lui seul, est une création exquise et enchanteresse de Beaumarchais ; il y a personnifié un âge, un premier moment de la vie de chacun, dans toute cette fraîcheur et cette émotion naissante, fugitive, irréparable : il n’a jamais été plus poète que ce jour-là. Quand on veut pourtant bien apprécier les qualités propres du talent de Beaumarchais, et ses limites du côté de la poésie et de l’idéal, il convient de lire, après ces scènes de la comtesse et de Chérubin, celles du premier chant du Don Juan de Byron, où ce jeune Don Juan à l’état de Chérubin engage sa première aventure avec l’amie de sa mère et la femme de Don Alfonso, avec Doña Julia. On y verra la différence d’un premier crayon naturel et vif à une peinture passionnée et pleine de flamme.
Je n’ai jamais pu goûter les derniers actes du Mariage de Figaro, et c’est tout si j’ai jamais bien compris le cinquième. La pièce pour moi se gâte du moment que la Marceline, en étant reconnue la mère de celui qu’elle prétend épouser, introduit dans la comédie un faux élément de drame et de sentiment : cette Marceline et ce Bartholo père et mère me salissent les fraîches sensualités du début. Il y a jusqu’à la fin de délicieux détails ; mais le tout finit dans un parfait imbroglio et dans un tohu-bohu d’esprit. La prétendue moralité finale est une dérision. Une telle pièce où la société entière était traduite en mascarade et en déshabillé comme dans un carnaval de Directoire ; où tout était pris à partie et retourné sens-dessus-dessous, le mariage, la maternité, la magistrature, la noblesse, toutes les choses de l’État ; où le maître-laquais tenait le dé d’un bout à l’autre, et où la licence servait d’auxiliaire à la politique, devenait un signal évident de révolution. Je n’assurerais pas que Beaumarchais en ait senti lui-même toute la portée ; je l’ai dit, il était entraîné par les courants de son siècle, et, s’il lui arriva d’en accélérer le cours, il ne les domina jamais. On le voit, pendant tout le temps de la vogue de Figaro, occupé de sa pièce comme un auteur entendu qui sait les rubriques du métier, et qui ne songe qu’à en tirer tout le parti possible pour le bruit et pour le plaisir. Dès la quatrième représentation, on vit pleuvoir des troisièmes loges dans la salle des centaines d’exemplaires imprimés d’une chanson satirique contre la pièce, que quelques-uns attribuaient tout bas à un grand personnage, à un prince (le futur Louis XVIII), et où ce bel esprit classique et caustique avait peut-être trempé. Mais l’impression et la distribution, à ce qu’on assurait, s’étaient faites par ordre secret de Beaumarchais. C’était une des manœuvres qui lui étaient réputées familières : s’emparer d’une calomnie, d’une méchanceté dont il était l’objet, et la propager pour y mieux répondre, pour en tirer avantage et se faire des amis de tous les badauds indignés. Quelques jours après, c’était une lettre de lui qui courait et qu’on disait adressée à un duc et pair qui lui aurait demandé une petite loge grillée, d’où quelques femmes de la Cour voulaient voir la pièce sans être vues :
Je n’ai nulle considération, monsieur le duc (disait Beaumarchais dans la lettre qui courait le monde), pour des femmes qui se permettent de voir un spectacle qu’elles jugent malhonnête, pourvu qu’elles le voient en secret ; je ne me prête point à de pareilles fantaisies. J’ai donné ma pièce au public pour l’amuser et non pour l’instruire, non pour offrir à des bégueules mitigées le plaisir d’en aller penser du bien en petite loge, à condition d’en dire du mal en société. Les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du siècle. Ma pièce n’est point un ouvrage équivoque, il faut l’avouer ou la fuir.
Je vous salue, monsieur le duc, et je garde ma loge.
Mais bientôt, si l’on remontait à la source, on s’apercevait
que la lettre n’était point adressée à un duc et pair, et Beaumarchais en
convenait lui-même, ce qui rabattait fort de la hardiesse et de
l’insolence ; elle était tout simplement adressée au président Dupaty, ami
de l’auteur, et écrite « dans le premier feu d’un léger
mécontentement »
. En attendant, l’effet était produit, et
ç’avait été pendant quelques jours, dans le grand monde, une nouvelle
réclame en faveur de ce Figaro qui en avait si peu
◀besoin.
Après la trente et unième représentation de Figaro, on dit que le total de la recette s’élevait à cent cinquante mille livres. Quand on fut près de la cinquantième, Beaumarchais sentit qu’il fallait quelque peu d’invention pour doubler ce cap à pleines voiles ; et, comme la bienfaisance était chose très à la mode, il eut l’idée, très sincère en partie, d’y recourir. La cinquantième représentation fut donc publiquement donnée au profit des pauvres mères nourrices ; il fit des couplets nouveaux à cette intention dans le vaudeville final. Sur quoi il courut une épigramme qui se terminait par ces mauvais vers :
Il paye du lait aux enfants.Et donne du poison aux mères.
Ce qui caractérise bien l’époque, ce
sont ces espèces de chapitres de Sterne, ces actes de bienfaisance
sentimentale à la Geoffrin, qui servaient comme d’intermède au Mariage de Figaro, et qui en accompagnaient le succès. Un amateur
s’étant avisé, dans le Journal de Paris, de soulever une
chicane, et d’adresser une question relativement à la petite
Figaro, dont il était question dans Le Barbier de
Séville, et dont parlait Rosine, et cet amateur s’étant étonné
qu’il n’y eût plus trace, dans la seconde pièce, de cette petite Figaro antérieure au mariage. Beaumarchais répondit
gaillardement que cette petite n’était autre qu’une pauvre
enfant adoptive dont Figaro, à Séville, prenait soin par humanité ; que
depuis lors elle avait passé en France, avait épousé à Paris « un
pauvre honnête garçon, gagne-denier sur le port Saint-Nicolas, nommé
L’Écluze, qui venait d’être écrasé misérablement, au milieu de tous ses
camarades, par la machine qui sert à décharger les
bateaux »
:
Il a laissé, ajoutait-il, sa pauvre femme, âgée de vingt-cinq ans, avec un enfant de treize mois et un de huit jours qu’elle allaite, quoiqu’elle soit très malade et qu’elle manque de tout. Les pauvres camarades de son mari, touchés de son triste sort, se sont tous cotisés pour la faire vivre un moment. Ils m’ont invoqué ce matin par la plume de leur inspecteur. Je me suis joint à eux avec plaisir, et je ne doute pas, monsieur, que vous n’en fassiez autant. J’ai donc envoyé un louis pour elle à M. Merlet, inspecteur du port Saint-Nicolas, et j’en joins deux autres à cette lettre, etc., etc.
Tout ceci était adressé au rédacteur du Journal de Paris. C’était, à propos d’une fable, tout un échafaudage réel et moral. Là-dessus, on vit les louis d’or pleuvoir pour cette pauvre mère nourrice, ainsi désignée. La pauvre femme y trouvait son compte, et Beaumarchais aussi, qui faisait du même coup une libéralité, une malice, et, de plus, une réclame ingénieuse, et d’un genre tout à fait neuf, pour Le Mariage de Figaro qui en était à sa soixante-et-onzième représentation.
Cette affaire eut pourtant des suites étranges et plus graves qu’on ne l’aurait cru. Il parut, dans le Journal de Paris, une lettre d’une ironie froidement piquante, censée écrite par un ecclésiastique, lequel trouvait peu morale cette manière de faire l’aumône à une pauvre femme, en la désignant pour ce qu’elle n’était pas, et en la baptisant d’un nom de comédie, peu honorable après tout, et qui pouvait devenir préjudiciable à son enfant :
Cette célébrité de nom qui fait votre gloire, monsieur, disait-on, peut faire le malheur des honnêtes gens que vous avez obligés. Ne pouviez-vous pas soulager la détresse de cette pauvre veuve L’Écluze sans la faire passer pour cette petite Figaro ?… Comment n’avez-vous pas pressenti que ce nom, prodigué à ce qu’il y a de plus bas et de plus ridicule, devenait une insulte, pour une brave femme à qui on l’applique si légèrement ? L’influence de ces sobriquets parmi le peuple est plus importante qu’on ne pense ; ils ne se perdent presque jamais. La plupart des noms propres n’ont été dans leur origine que des sobriquets.
À cette leçon un peu pédante qui lui était publiquement adressée, Beaumarchais répondit comme il savait faire, et d’un ton plus sérieux et plus animé que le sujet peut-être ne comportait. Il croyait n’avoir affaire dans cette polémique qu’à M. Suard, rédacteur du Journal, et son adversaire habituel. Il se trompa sur un point. Un plus chatouilleux auteur, Monsieur, comte de Provence (toujours le futur Louis XVIII), était caché derrière cette ironie de l’abbé. Irrité du ton de la réponse, il s’en plaignit ou l’on s’en plaignit pour lui à Louis XVI qu’importunait ce bruit perpétuel de Beaumarchais et qui n’estimait pas l’homme. Il fut décidé que Beaumarchais serait immédiatement arrêté et conduit, non à la Bastille (c’eût été trop noble pour lui), mais dans une maison de correction, à Saint-Lazare, où l’on mettait, non pas encore les filles, mais les mauvais prêtres scandaleux, les fils de famille libertins et consorts. Louis XVI, quand il prit cette décision, était au jeu : ce fut sur une carte, sur un sept de pique qu’il écrivit au crayon, avec le crayon dont on marquait les bêtes 30, cet ordre inconcevable d’enlever Beaumarchais et de le conduire à Saint-Lazare (7 mars 1785).
On peut juger de l’éclat et de l’étonnement que produisit cette nouvelle dans le public. Au moment où on vint l’enlever, Beaumarchais avait à souper chez lui le prince de Nassau, l’abbé de Calonne, frère du contrôleur général, et autres personnages de marque. Il ne fut arrêté et détenu que six jours, après quoi on le relâcha. D’un côté, cent carrosses à la file venaient chez lui pour le féliciter ; de l’autre, on faisait contre lui des couplets, on affichait des caricatures où on le voyait battu de verges par un lazariste, et dans une posture ridicule. Il ressentit profondément cet affront, qui lui venait dans le plein de son triomphe ; il se tint quelque temps chez lui dans la retraite, ne répondant que peu aux questions, aux lettres des curieux et admirateurs. Dans une réponse pourtant qu’il fit à l’un d’eux (juin 1785), on lit :
Vous me demandez s’il est vrai que le roi m’ait accordé des secours puissants dans ma détresse actuelle ; je n’ai pas plus de raisons de dissimuler les traits de sa justice, que je n’en eus de cacher l’affliction profonde où me plongea sa colère inopinée. Le roi trompé m’a puni d’une faute que je n’ai pas commise ; mais, si mes ennemis sont parvenus à exciter son courroux, ils n’ont pu altérer sa justice…
Oui, monsieur, il est très vrai que Sa Majesté a daigné signer pour moi, depuis ma disgrâce, une ordonnance de comptant de 2 150 000 livres sur de longues avances dont je sollicitais le remboursement auprès du roi, tandis qu’on m’accusait du crime odieux de lui manquer de respect.
Je ne sais si j’ai bien fait toucher du doigt au lecteur tous les points singuliers et les traits distinctifs de cette destinée et de cette fortune bizarre du Mariage de Figaro, une représentation arrachée, malgré le roi et les magistrats, par la Cour, par le public et par l’auteur, triomphante et déréglée, se tournant contre ses propres spectateurs, s’aidant tour à tour de tous les moyens auxiliaires de scandale, de sensibilité et de bienfaisance, et menant au plus beau moment son héros à Saint-Lazare ; traitement infamant et indigne, dont il se trouve toutefois presque consolé, puisqu’il en est sorti une ordonnance de comptant de deux millions cent cinquante mille livres. Voilà ce qui peut s’appeler des dommages-intérêts. Il est bien clair que nous entrons dans un monde d’une moralité et d’une industrie nouvelle. Le chiffre s’y mêle à tout, et y console de tout. L’homme d’affaires, qui rentrait dans une partie de ses fonds, apaisait l’homme de lettres chez Beaumarchais. On parlera encore de gloire ; mais, au milieu de tout cela, qu’est devenu ce qu’on appelait la considération ?
J’ai, après ce récit, à résumer plus d’une idée et sur le caractère de la société à cette date, et sur le caractère de l’auteur. Après cette aventure de Saint-Lazare et cet échec qui signala la fin de sa Folle Journée, Beaumarchais, âgé de cinquante-trois ans, eut encore des moments de célébrité et de bruit ; mais la blessure demeura ; son crédit entre désormais dans sa période de décours, son talent aussi baisse et décline, ou du moins se remet à aller au hasard. Son plus beau moment était passé.