Le roi Jérôme36
Un adieu suprême est dû au dernier représentant de la grande époque, au dernier né de la première génération des Napoléons, et qui vient de disparaître aussi le dernier. Le prince Jérôme rassemblait en lui et personnifiait tous les souvenirs, toutes les péripéties de ce siècle étonnant. Il n’avait que douze ans lorsque le héros de sa race se révélait en Italie comme le premier général des temps modernes ; il n’en avait que seize lorsque la France saluait du nom de Consul le conquérant de l’Égypte et de l’Italie ; il en avait vingt quand l’empereur prenait son rang en Europe, le front ceint de la double couronne : il fut enveloppé dans sa fortune. Dès l’enfance, il avait été l’objet de sa sollicitude et de ses tendresses. Mais les tendresses d’un héros ne ressemblent point à celles du reste des hommes : l’aigle n’encourage ses petits et ne les porte encore enfants sur son aile que pour les mieux accoutumer aux abîmes.
Être le frère d’un grand homme, d’un de ces génies de civilisation et de ces fondateurs
qui créent tout autour d’eux et qui inaugurent leur race, est à la fois un grand honneur
et un grand fardeau. Il faudrait savoir et se donner et se doubler en quelque sorte,
élever son cœur en même temps qu’anéantir sa volonté propre, comprendre d’un seul coup
d’œil toutes les destinées futures qui intervertissent l’ordre antérieur et s’y résigner
en grandissant. Les plus nobles natures, quand elles sont déjà faites et formées,
éprouvent de la difficulté à ce rôle complexe qui exige des qualités presque contraires.
Le prince Jérôme, plus jeune, devait y entrer plus aisément. L’empereur le destinait
d’abord au service de mer. Il y faisait depuis cinq ans son apprentissage, et il avait
passé par les divers grades depuis celui d’aspirant, lorsque Napoléon, dans une lettre
datée de Milan et adressée au ministre de la marine (29 mai 1805), disait de lui :
« M. Jérôme est à la voile à bord de sa frégate ; je vous ai déjà fait connaître
que vous rangiez sous son commandement l’incorruptible et l’Uranie. Il a de l’esprit, du
caractère, de la décision et assez de connaissance générale du métier pour pouvoir se
servir du talent des autres. »
Dans une autre lettre du même jour, Napoléon
écrivait à Jérôme lui-même : « Mon frère, je vous envoie une lettre du ministre de
la marine ; vous y verrez tout le bien que vous pouvez faire à mes flottes par une bonne
conduite. Il ne me manque point de vaisseaux, ni de matelots, ni d’un grand nombre
d’officiers de zèle, mais il me manque des chefs qui aient du talent, du caractère et de
l’énergie. »
Le désir, le besoin de Napoléon eût été de susciter quelque part, dans les rangs trop éclaircis de ses flottes, un grand homme de mer et du premier ordre, qui pût tenir en échec la puissance rivale dans cette moitié flottante de l’empire du monde ; mais un tel génie, à la fois supérieur et spécial, se rencontre quand il plaît à la nature, et ne se suscite pas. L’empereur ne trouvait de ce côté que du zèle, de l’habileté pratique, des talents partiels, des courages invincibles et à l’épreuve même des revers. Le prince Jérôme se signala honorablement. Capitaine de frégate, ayant ordre, en 1805, d’appareiller avec la Pomone et deux bricks pour se rendre dans les eaux d’Alger et y réclamer du Dey 250 Génois pris par les corsaires algériens et jetés dans les fers, il montra une énergie, une volonté devant laquelle la puissance barbaresque dut plier. Il ramena les Génois délivrés, et reçut le grade de capitaine de vaisseau.
Mais il fait preuve surtout de résolution et d’audace lorsqu’à bord du Vétéran, en route pour la Martinique, dans l’escadre de l’amiral Willaumez, séparé tout d’un coup de l’escadre par une tempête, rejeté vers les côtes de France, serré de près par l’amiral Keith, il se détermine à tout plutôt que d’admettre qu’il puisse amener son pavillon. Un matelot qui sait les parages s’offre pour essayer d’entrer le Vétéran dans le petit port de Concarneau. La côte est hérissée de récifs ; jamais navire de ce tonnage n’a risqué pareille aventure. N’importe ! le prince ordonne au pilote breton de prendre la barre du gouvernail et de mettre le cap sur Concarneau. On réussit, on entre, on a échappé par ce coup hardi à l’escadre anglaise qui se croyait assurée de sa capture. Et c’est ainsi que le prince Jérôme, à peine âgé de vingt-deux ans, acquérait l’estime des marins. L’empereur le nommait contre-amiral.
A la fin de 1806, il n’y avait plus de grandes choses à tenter sur mer : l’empire était
tout du côté du continent, mais sur le continent tout entier. L’empereur décida que le
nouveau contre-amiral passerait, avec le grade de général de brigade, dans l’armée de
terre. Il lui confia 25,000 hommes de troupes bavaroises et wurtembergeoises, avec
lesquelles le prince Jérôme s’empara de la Silésie, et rendit à la grande Armée, alors en
Pologne, d’utiles services : « Le prince Jérôme, disait l’empereur dans un de ses
bulletins, fait preuve d’une grande activité et montre les talents et la prudence qui ne
sont d’ordinaire que les fruits d’une longue expérience. »
— Le 14 mars 1807,
Napoléon nommait son jeune frère général de division, et le 4 mai il écrivait au roi de
Naples, Joseph : « Le prince Jérôme se conduit bien, j’en suis fort content, et je
me trompe fort s’il n’y a pas en lui de quoi faire un homme de premier ordre. Vous
pouvez croire cependant qu’il ne s’en doute guère, car toutes mes lettres sont des
querelles. Il est adoré en Silésie. Je l’ai jeté, exprès dans un commandement isolé et
en chef, car je ne crois pas au proverbe que pour savoir commander il faut savoir
obéir. »
La campagne de Prusse donna au prince Jérôme une occasion de prouver la bonté naturelle de son cœur. Ce fut lui qui introduisit dans le palais, dans la chambre de Napoléon, malgré les défenses, madame de Hazfeld dont le mari était en jugement et allait être condamné à mort : voir Napoléon, c’était obtenir la grâce.
Dans la recomposition de l’Europe qui fut la conséquence des derniers triomphes, Jérôme, âgé de vingt-trois ans, épousa, le 7 août 1807, la princesse Catherine de Wurtemberg, et fut roi de Westphalie. Il dota son royaume des institutions françaises, et gouverna avec une bienveillance, une modération qui lui concilièrent les cœurs. En 1809, quand la guerre se ralluma en Autriche et que l’Allemagne entière tressaillit, une insurrection se tenta en Westphalie, autour de Cassel ; mais il la maîtrisa aisément, il la réprima sans trop de rigueur, et put ensuite prendre sa part assignée dans les combinaisons de cette formidable campagne.
En 1812, Napoléon songea à tirer parti de son zèle, de son dévouement, et à mettre ses
talents de chef à l’épreuve, en lui confiant le commandement de toute l’aile droite de la
grande Armée qui allait franchir le Niémen. Après les premières opérations dans lesquelles
un illustre historien de ce temps a reconnu que le jeune prince « n’avait commis
aucune faute »
, un conflit fâcheux s’éleva, sur lequel ce n’est ni le moment ni
le lieu d’insister. Le jeune général en chef, qui ne l’était plus, crut qu’il y allait de
son honneur de roi de se démettre. Le même point d’honneur qui fait faire de grandes
choses interdit quelquefois d’y participer.
Et ici, franchissant les années pénibles, on n’a qu’à noter le bon sens avec lequel le
roi Jérôme apprécia la situation que lui faisaient les événements de 1813 : « Roi
par les victoires des Français, disait-il, je ne saurais l’être encore après leurs
désastres. »
Mais ce serait faire injure à sa mémoire que de louer la fidélité
avec laquelle il s’exécuta, sans prêter un seul instant l’oreille aux fallacieuses
promesses par lesquelles on essayait de le détacher. « Lorsque le tronc est à bas,
disait-il encore, les branches meurent. »
Revenu à Paris, subordonné à des déterminations supérieures, aux regrets de n’avoir point
combattu une dernière fois devant la capitale dans la journée du 30 mars, il quitta la
France à la première Restauration. Il était à Trieste lorsqu’il apprit le retour de l’Ile
d’Elbe : il se déroba aussitôt à la surveillance dont il était l’objet, s’échappa sur une
frégate napolitaine et arriva à Paris à temps pour entrer en campagne. Sa conduite, en
cette année 1815, pour être bien simple, n’en mérite que plus d’être appréciée. Savoir
être roi est chose difficile ; savoir ne plus l’être après l’avoir été est chose plus
difficile encore. Le prince Jérôme, par droiture de cœur, y réussit. A son retour en 1815,
ce n’était plus un roi, ce n’était qu’un frère de l’empereur, un soldat de la France. Lui
qu’on avait pu trouver trop susceptible en 1812, il accepte le commandement d’une division
d’infanterie dans le 2e corps commandé par le comte Reille, et qui
lui-même est sous le commandement de Ney. Il fait son devoir dans les terribles journées
des Quatre-Bras et de Waterloo ; blessé, il continue de lutter ; il se bat simplement,
vaillamment, dans ce bois accidenté d’Hougoumont dont chaque arbre est pris et repris avec
tant d’acharnement pendant tout le jour ; le soir, il rejoint l’héroïque et désespéré
Capitaine dans le carré de la vieille garde, où l’âme guerrière de la France s’est comme
réfugiée ; et il entend cette parole qui, en un tout autre moment, eût réjoui son cœur :
« Mon frère, je vous ai connu trop tard. »
On n’a pas à suivre le prince Jérôme dans les longues années de la proscription et de l’exil. On n’y relèvera que ce qu’y remarquait Napoléon lui-même, c’est-à-dire l’amour qu’il avait inspiré à sa noble épouse, et dont elle lui donna des preuves par son dévouement absolu. Ce sont là des témoignages qui parlent assez. Un caractère cependant bien fait pour frapper encore dans le prince Jérôme exilé, était ce qu’on peut appeler le caractère napoléonien. Le prince était déchu ; il n’avait qu’un titre et un nom d’emprunt qui le masquait ; il n’avait plus de patrie fixe, et pourtant il avait confiance. Il ne savait ni quand ni comment sa race serait rétablie, mais il savait que tôt ou tard elle aurait son jour, et que la France la rappellerait : il en avait comme la tranquille certitude.
La Providence a accompli ses vœux et comblé sa destinée en le rendant témoin des grandes choses qu’il attendait, dont il était fier et auxquelles il a noblement assisté. Il les décorait par sa présence. On le sentait bien, et la France, qui s’était accoutumée à voir dans ce dernier frère de Napoléon un survivant permanent d’une autre époque, aimait à le savoir là toujours. Ses funérailles ont été un spectacle auguste et un deuil public ; elles resteront un souvenir national.