(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Prosper Mérimée »
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(1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Prosper Mérimée »

Prosper Mérimée

I

Lettres à une inconnue [I-IV].

Les a-t-on assez vantées, ces Lettres ! Ce n’a été qu’un cri, ou plutôt une unanimité de cris de plaisir, de surprise et d’admiration. Tous les moutons de Panurge de la Critique ont sauté et bêlé à la file. Il semblait que la société parisienne, légèrement hébétée depuis nos malheurs et désaccoutumée des gens d’esprit, tout à coup en retrouvait un qui lui redonnait la sensation que donne l’esprit, cette faculté ineffablement charmante, qui n’est pas le talent et que le plus grand talent, et même le génie, n’ont pas toujours ! Comme talent, Mérimée avait fait son œuvre. Il était connu, classé, étiqueté, numéroté depuis longtemps. Ce n’était pas le Pérou, comme disait si drôlement Talleyrand à la maréchale Lefebvre, mais ce n’était pas rien non plus. Rappelez-vous — si vous le pouvez — les fameux articles, si fameusement oubliés, de la Revue des Deux-Mondes. Planche y surfaisait immensément Mérimée, et c’est sur cette planche qu’il a vécu toute sa vie et que peut-être il vit encore. Gustave Planche, ce critique qui fut une momie, avant d’être mort, osa lui imputer jusqu’à du génie. Planche, sec comme son nom, adorait la sécheresse de Mérimée qui lui rappelait la sienne ; car Mérimée, né de Stendhal, était un Stendhal maigre. Que si on pouvait écrire le mot sympathie quand il s’agit de Planche, je dirais qu’il en eut une naturellement pour Mérimée, — la sympathie d’un morceau de bois, taillé dans une bûche, pour un autre morceau de bois plus artistement travaillé.

Et réellement, voilà en deux mots, ce que fut Mérimée. Tournez-le, retournez-le vingt fois, vous ne trouverez en lui qu’un morceau de bois, dur en diable, très travaillé toujours, et quelquefois assez creusé. Romantique de la première levée et du premier bataillon, il n’avait pas tout ce qu’avaient, à un suprême degré, tous ces truculents, comme disait Théophile Gautier, qui était un des leurs. Au milieu de ces truculents, de ces abondants, de ces sanguins, de ces pléthoriques, de ces hauts en graisse et en couleur, de ces tempéraments sulfureux, attaqué plus ou moins, la plupart, de satyriasis littéraire, il apparaît, lui, Mérimée, comme un saisissant contraste. C’était un grand maigre, un osseux, et presque une espèce de squelette, mais qui ne rougissait pas plus de sa maigreur qu’une vieille fille anglaise, et qui même eut l’idée d’en tirer parti. Dans ces Lettres, il se plaint à plus de vingt places de la nécessité où il était, chez l’Empereur, de mettre des culottes courtes et des pantalons collants. L’élégie des pantalons collants y est éternelle ! On sent que cet homme sans mollets souffre beaucoup de son indigence de plastique. Mais, dans la sphère intellectuelle où il se produit identiquement fait de la même manière, il n’en souffre pas. Se verrait-il moins ?… Il a les jambes du paon mais il n’en a pas la queue, et cependant il ne se plaint ni à Junon, ni à personne ; car il a fait un assez beau chemin sur ces jambes-là. On a donné comme un mérite de Mérimée son décharnement, sa maigreur, sa sécheresse. On l’en a trouvé plus nerveux, et on a presque fourré dans un nid d’aigle cet échassier attentif et concentré, qui, d’un long bec, affilé et tranchant, attrapa, au milieu du fretin qu’il péchait d’ordinaire, deux ou trois poissons comme Carmen, le Vase étrusque et Colomba !

II

Ici, c’est d’autre poisson pêché par lui qu’on nous déballe ; ce sont ces lettres inattendues, qui (a-t-on clamé sur tous les toits) ont ajouté au Mérimée connu deux autres Mérimée qu’on ne soupçonnait pas. Il y avait le Mérimée de talent, cet aquafortiste, et voilà qu’on y ajoute un Mérimée d’esprit et un Mérimée d’âme. Étonnement profond pour ceux qui ont connu l’homme ! De ces Lettres à une inconnue sortent, comme d’un merveilleux tombeau entrouvert, deux poétiques oiseaux blancs, deux tourterelles, deux âmes mélancoliques et plaintives ; l’âme, inconnue jusque-là, de feu Mérimée, et l’âme de l’inconnue, qui le restera par-delà ! L’âme de Mérimée ne jouissait pas d’autant de publicité et de notoriété que son talent. Personne n’en parlait. Il y avait même des gens qui faisaient là-dessus une petite théorie comme celle de Garo :

… On ne dort point, quand on a tant d’esprit !

Ils disaient : quand on a tant d’esprit, on ne peut pas avoir beaucoup d’âme. Mérimée, le réaliste sans pitié, le narrateur au tragique froid, à la combinaison réfléchie, à la plume impassible, Mérimée, le Monsieur de Bois-sec de la littérature contemporaine, n’avait jamais été, au concept des amateurs du sentiment, ce qu’on appelle un sentimental. Il se vante, il est vrai, en ces Lettres qui le changent, non plus en nourrice, mais en tombe, d’avoir été trois ans un damné mauvais sujet ; mais, outre que les passions ne sont pas plus de l’âme que les servantes ne sont leurs maîtresses, quoique les mauvais sujets les leur préfèrent souvent, un homme qui, comme feu Mérimée, passa toute sa vie à avaler des dictionnaires et des grammaires, à visiter des musées, à gratter la terre pour y trouver des antiques, à monter et à descendre des escaliers pour entrer ès Académies, à galoper et à valeter sur toutes les routes, comme un courrier de malle-poste, dans l’intérêt de l’art et des gouvernements, à rapporter au Sénat et à charader pour l’Impératrice, était attelé à trop de besognes pour avoir le temps de regarder du côté de son cœur pour s’attester qu’il en avait un… Eh bien, c’était là une erreur ! Il suffisait à tout, Mérimée ! C’était un talent, c’était un esprit, c’était principalement une âme ! On dira : l’âme de feu Mérimée, comme on a dit : l’âme de feu Brassier ! Pendant qu’il vaquait à ses multiples devoirs de savant, d’écrivain, d’académicien, d’inspecteur de monuments historiques, de sénateur, de courtisan (il se titre lui-même, en ces Lettres, de bouffon de l’Impératrice !), cet homme compliqué avait un cœur dont on ne se doutait pas, — disent les colleurs d’affiches de Michel Lévy et les critiques qui voient des cœurs dans les livres qu’ils ne lisent pas… Oui ! il avait un cœur, saignant dans sa poitrine jusqu’à la dernière heure, et dans lequel une femme adorée piqua ses épingles — quelle pelote ! — pendant vingt-cinq ans.

Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,
Ma bru…

La bru n’y est pas, mais les contes y sont.

Et même, ils y sont trop… C’est contre ces contes-là que je viens protester. On se les fait à soi-même ou on les fait aux autres. Je ne veux ni de l’une, ni de l’autre de ces mystifications. Je viens de lire ces Lettres qui tapagent, et, d’honneur ! je n’y ai vu ni tant d’esprit, ni tant de cœur. Ces lettres ne modifieront en quoi que ce soit l’opinion des vrais connaisseurs sur les puissances cérébrales et pectorales de feu Mérimée. Elles sont, je ne dirai pas du même tonneau, car un tonneau, c’est vaste et quelquefois plein, et il n’y a pas de tonneau dans la cave littéraire de Mérimée mais elles sont de la même bariquette d’où sont sorties, goutte à goutte, ces œuvres filtrées et rares qui ne coulèrent jamais à flots. Pour qui aime les correspondances, ces choses plus précieuses que les livres, pour qui a pratiqué seulement un peu celle de Voltaire, de la marquise Du Deffand, du prince de Ligne, des Mirabeau (l’ami des hommes et le Bailli), et même en ces derniers temps de Victor Jacquemont, pour ne pas parler de beaucoup d’autres, et qu’on s’en vient, alléché par les colleurs d’affiches et les reporters, enchantés d’avoir n’importe quoi à reporter pourvu que ça fasse : Pan ! on ne retrouve, à l’état de revenant sorti de la tombe, que ce grand maigre, planté assez sinistrement sur ses échalas, que nous avons connu vivant, dans sa sécheresse de parchemin et de papyrus et sa face pâle de cheval de l’Apocalypse (qui était une rosse), et auquel il s’est lui-même comparé. C’est bien lui, — mais ici sans les sujets de Carmen, du Vase étrusque, de Colomba, d’Arsène Guillot ; — c’est lui, mais sans autre sujet que lui-même. Il n’est plus jeune ici, il n’est plus mauvais sujet, il ne se porte plus bien, il a, dans son corps de lanterne, deux maladies à casser le corps d’un pauvre homme, et il est obligé d’entrer, à toute minute, dans des pantalons collants, malheur comique dont il ne rit pas ! car il n’a jamais ri, il n’a jamais été gai et il est devenu morose, et partant, d’ennuyé, ennuyeux !

III

Et le ridicule même de cette situation d’amoureux qu’il a prise et qu’il a gardée, au grand ébahissement de tous, depuis 1842 jusqu’en 1868, ne rend pas ses deux volumes plus divertissants. C’était cependant une raison pour qu’ils le fussent. Le ridicule de l’homme pouvait au moins nous sauver de l’ennui du livre. La femme à qui toute cette masse de lettres est adressée était, à ce qu’il paraît, de cette espèce très commune de femmes exigeantes, coquettes, capricieuses, gracieusement extravagantes, qui font des hommes, quand elles les tiennent, les polichinelles de l’amour. C’était une quinze-millième épreuve, plus ou moins effacée, de ce type, grandiose dans le frivole, qui s’appelle Célimène et qui parle, au théâtre, à travers le génie et la langue de Molière. Mais la Célimène inconnue de Mérimée ne parle pas du tout, puisque ses réponses ont été supprimées, comme celles de la Princesse dans les lettres posthumes de Sainte-Beuve. Éjaculations solitaires que ces lettres sans réponse ! les impertinences qui n’y sont pas, si elles y étaient, pourraient peut-être nous égayer.

Cela toujours a été drôle, en effet, qu’une petite femme qui se divertit à faire tourner, sans valser, un homme comme une toupie ; et quand cet homme est un grand monsieur important, pédant, fat, empesé, boutonné et diplomatique, tel que nous avons vu Mérimée, cela peut devenir d’un drôle achevé et transcendant ! Lorsque les amoureux sont passionnés, ardents et sincères, leurs importances et leurs poses s’en vont à tous les diables sous le souffle de l’amour, le plus diable de tous, et ils deviennent intéressants et même comiques… malgré eux ! Alceste a des colères sublimement gaies ; Arnolphe, des désespoirs exhilarants :

                      Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?…

Mais Mérimée n’a ni la verve, ni l’ampleur d’Alceste, ni les pantomimes effrénées d’Arnolphe. Il laisse fort tranquille son toupet, il n’arrache pas son accroche-cœur qui n’accroche rien. Pauvre homme maltraité et vexé, il se contente de grogner éternellement contre sa belle, d’un grognement monotone qui n’a jamais pu l’amener à changer de façons et à devenir bonne fille pour lui, seulement une fois ! Dans cette situation, vous voyez le bec que fait notre triste héron littéraire, qui ne prend plus rien dans ces eaux-ci. Ce n’est pas joyeux. Il ne pouvait pas aimer longtemps une femme pareille, consent à nous dire dans son Introduction M. Taine, grand juge de ces affaires de cœur. Mérimée voyait trop le défaut ; il était trop critique… Mais je dis, moi, très hardiment, qu’il ne l’a pas aimée du tout ! Elle a pu jouer avec sa vanité d’homme le grand jeu de la coquetterie ; elle a pu même être un instant le vide-poche charmant des mauvaises humeurs de son spleen ; mais Mérimée ne fut bientôt plus que le commissionnaire de cette femme, à charge de revanche. Ces singuliers amants, qui se querellaient toujours, se ravalèrent bien vite aux petites utilités bourgeoises. Ils s’achetaient mutuellement des bourses, des bijoux, des robes de chambre, et c’est ainsi qu’ils ont passé, ces grands cœurs fidèles, trente ans de leur vie, condamnés, l’un par l’autre, aux travaux forcés de la commission !

IV

Il faut donc en rabattre. Il faut donc rayer l’amour des mérites nouveaux de feu Mérimée. Il reste Gros Jean, ou plutôt Maigre Jean, en fait d’amour, comme devant. Il n’était pas plus né pour l’amour de la femme qu’il n’était né pour l’amour de Dieu (c’était un athée), qu’il n’était né pour l’enthousiasme, pour tout ce qui demandait de l’élan, de la chaleur, de l’abondance de cœur, de la tendresse, de la rêverie… L’homme est en lui, allez ! d’un seul morceau. Comme homme, Mérimée était trop ce qu’il était comme écrivain pour avoir jamais eu un sentiment profond et passionné dans l’âme. Littérairement, c’est un sobre, et l’amour, quand il existe, ne l’est pas. C’était un contenu, et l’amour est un épanchement. C’était presque un comprimé, c’était presque un pincé, un écrivain tiré à quatre épingles, et, répétons-le ! car ces Lettres à une inconnue le disent assez haut et le prouvent, c’était par-dessus tout un Trissotin.

Ne vous cabrez pas ! c’était un Trissotin. Dans ces diables de Lettres, il est encore bien plus Trissotin qu’il n’y est Alceste, Arnolphe et même Sganarelle. Il est un Trissotin surveillé, correct, moderne, à linge blanc, ayant du monde, certainement moins cuistre que l’autre, mais nonobstant excessivement Trissotin, ayant, comme l’autre, son latin et son grec et de bien autres langues à sa disposition ; un Trissotin compliqué, perfectionné et polyglotte, qui se permet de cracher toutes sortes de mots étrangers et savants en ces Lettres, qui font l’effet d’un dégorgement de perroquet indigéré. Il ne fait même l’amour qu’en Trissotin. Il n’embrasse pas son inconnue pour l’amour du grec, pas plus que pour l’amour d’autre chose. Mais il lui envoie de petits bouquets de mots grecs. Mais il veut à toute force qu’elle sache le grec et qu’elle lise Hérodote, pas moins ! Pour être plus digne de lui, il veut qu’Henriette devienne une Bélise, et cette nature de Trissotin, qui n’a cessé d’exister, tant qu’il vécut, en Mérimée, malgré ses airs d’homme du monde en cérémonie et de dandy dégoûté, est encore la meilleure raison pour qu’il n’ait jamais été capable de ce bel oubli de tout, excepté d’une seule chose, qu’on appelle l’amour !

Sincèrement, tel il m’apparaît, à moi, ce Mérimée posthume et postiche, en ces Lettres où il a paru si différent à d’autres… Mais il s’agit de savoir qui se trompe de nous. Je ne l’y trouve pas changé du tout, ni agrandi, ni engraissé, ni plus fort en esprit, ni plus fort en âme qu’il n’était, comme l’affirme et le soutient une Critique un peu trop forte en gueule, elle ! quand il s’agit de le vanter. C’est toujours le même Mérimée, mais, comme je l’ai déjà dit, il est ici tout son roman, il est ici tout son sujet à lui-même, et je le lis, pour cette raison, avec moins de plaisir que le Vase étrusque ou Carmen. Il y a en lui trop de choses petites, égoïstes, vaniteuses, nerveuses et maniaques. Quand il n’y aurait que son goût et son respect pour les Académies ! Hypocrite qui parlait toujours contre l’hypocrisie et qui se moquait de lui pour qu’on ne s’en moquât pas, il adorait (toujours Trissotin) les Académies. Elles furent la grande affaire, la grande ambition de sa vie ! Il valeta comme pas un pour y entrer, et quand, essoufflé et sur les dents, de ses marches, contremarches et démarches pour se pousser dans la Française, il y fut entré à la fin, il repartit, comme une locomotive haletante, pour forcer celle des Inscriptions !!! Puérilité et platitude, relève-t-il tout cela, du moins, par la manière de le raconter ? Il est des gens qui peuvent tout dire, parce qu’ils relèvent tout et poétisent tout en l’exprimant, parce qu’ils jettent sur les moindres choses de la vie une couleur, un rayon, un charme ; mais ce n’a jamais été Mérimée, même par ses plus beaux jours de talent. Dans ces Lettres, qu’on pourrait intituler : « Lettres d’un homme maussade à une femme maussade », quand il renvoie sa cuisinière et qu’il nous raconte cette intéressante chose, qu’il l’a renvoyée, il nous le dit comme le premier bourgeois venu, comme M. Jourdain disait : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles. » Pour lui, le fond, en toutes ses œuvres, a toujours mieux valu que la forme, mais quand, ainsi que dans ces Lettres, où je le trouve nul d’esprit et de cœur, le fond n’est rien, que devient le tout ?…

Question à laquelle répondront fort péremptoirement toutes ces Lettres ! Après les inexplicables engouements, quand la Critique aura cessé de sonner les cloches comme pour une naissance, la naissance de facultés inconnues et battant neuf dans feu Mérimée, ces lettres, sans amour sincère, sans éloquence de cœur, sans aperçus sur quoi que ce soit, sans un seul jaillissement ou pétillement d’idées ou de mots, montreront un Mérimée bien inférieur à celui de ses œuvres. Ce n’était donc pas la peine de nous le donner ! À part l’agrément qu’elles n’ont pas, ces lettres vides ne nous apprennent rien. Mérimée était cependant admirablement placé pour savoir et pour observer. On connaît le rang qu’il tenait dans la faveur impériale. S’il avait été le perçant qu’on disait, il aurait pu nous donner quelque chose comme les Mémoires de Commines de l’Empire. Mais à Fontainebleau comme aux Tuileries, il ne voyait rien de ce qu’il fallait voir. Il n’était préoccupé que de niaiseries. Au lieu d’être un observateur, il n’était qu’un amuseur, et qui, pour son compte, ne s’amusait pas. Au lieu de peindre tout comme il savait peindre (car avec sa phrase décharnée, qui n’est plus qu’une fibre, il dessinait plus qu’il ne peignait), au lieu de peindre tout il se plaint de tout : de sa santé qui se détraque, du soleil qui lui mange le nez dans les promenades officielles de Fontainebleau, de la chaleur des salons, du froid des corridors, et surtout (son plus grand supplice !) du pantalon collant avec lequel il est obligé jusque de ramer, le pauvre galérien !… Ce ne sont plus là que les mémoires d’un cacochyme. Il grelotte et tousse toutes ses lettres. Il jette, il est vrai, vers la fin, un regard assez prophétiquement noir sur l’Empire, auquel sa carcasse, comme il disait de sa personne, a survécu quelques jours. Mais l’Histoire contemporaine qui était là sous sa main, ce maniaque d’Histoire, qui a fait de l’Histoire Romaine, l’a laissée sottement échapper ; et c’est là le grand reproche que lui feront les esprits friands d’anecdotes, les chasseurs aux documents historiques, en voyant qu’il n’y en a pas trois, de ces anecdotes et de ces documents, qu’on puisse citer. Aussi est-ce par eux que commencera la réaction contre ces Lettres, d’une bavarderie si vaine, et qu’elles expieront avant peu leur succès mystificateur.

V

Lettres à Panizzi [V-VIII].

Les deux volumes des Lettres à Panizzi, d’un homme mort et qui ne renaîtra point par ces deux volumes, ont fait leur petit bruit de deux jours, mort déjà comme eux, et ils n’en méritaient pas davantage. Quand elles ont paru, on s’est jeté à ces lettres d’un caractère intime et qui semblaient promettre des révélations d’autant plus sûres qu’elles étaient posthumes… Mais, une fois lues, ces lettres sont tombées des mains stupéfaites et on ne les ramassera point ! Elles resteront par terre. Ce qu’on y cherchait n’y est pas.

On y cherchait, sinon une histoire, au moins des documents pour l’Histoire. L’auteur avait eu sous l’Empire une position unique et superbe pour nous raconter ce qu’il avait vu, si ce myope avait vu quelque chose ! Accepté par l’opinion comme un homme de talent, d’un talent volontaire, retors, efforcé et sans enthousiasme, il passait, dans cet odieux siècle pratique, pour ce qu’on appelle, en clignant de l’œil, un malin, et il avait eu l’avantage de vivre à la cour de Napoléon III sur un pied excellent pour en écrire, sans illusion, l’histoire. Il n’avait pas été seulement un de ces amuseurs littéraires et officiels qui n’amusaient pas, comme il y en eut quelques-uns autour de ce spleenétique couronné (qui leur préférait, dit-on, l’étonnant Vivier, avec son cor et ses bouffonneries !) ; Mérimée n’était pas, lui, de gaieté et de verve, capable d’être jamais un Triboulet… Il n’avait rien de cet enlevant qu’il aurait fallu pour divertir cette cour de Fontainebleau, qui n’était pas pourtant bien difficile en divertissements puisqu’elle avait fait d’Octave Feuillet son Molière. Mérimée, ce chat de palais, n’avait aucune des grâces de cet autre chat, — le chat de Bergame qu’on appelle Arlequin. Mais tel qu’il était, — les chats observent, ce sont des animaux d’affût, — il pouvait observer et minuter ses observations. Par un de ces hasards comme il y en a dans la vie, il avait été mêlé à cette famille de Montijo dans laquelle l’Empereur avait choisi si romanesquement une Impératrice, et, petite fille alors obscure, il lui avait (détail qu’il nous donne dans ses Lettres à Panizzi) quelquefois fait manger des gâteaux chez le pâtissier. Quand elle était devenue Impératrice, il était resté un des familiers de sa maison. Il aurait donc pu nous donner, dans ses confidences épistolaires, du fond de cette maison où il a toujours vécu, le dessous de cartes de l’Empire, à nous qui n’en connaissions que les dessus… S’il y avait eu, dans cette tête de Mérimée que jusqu’ici on pouvait croire sagace, quelque chose de la pénétration d’un Commines, par exemple, nous aurions actuellement le livre intéressant sur lequel on a compté trop vite. Malheureusement, la curiosité, d’abord excitée, a été trahie par ces lettres et demain on n’en parlera plus.

Et c’est même ce qui peut arriver de plus heureux pour l’honneur de Mérimée, c’est qu’on les oublie ; car, si on s’en souvient, elles diminueront étrangement l’homme qui les a écrites et l’idée qu’on avait de la puissance et de la distinction de son esprit. Coup de filet manqué d’une spéculation qui ne rapportera pas ce qu’on avait espéré à ceux qui l’ont faite, ces Lettres à Panizzi, si terriblement dommageables à la mémoire de Mérimée, se retourneront, après sa mort, contre le bonheur de toute sa vie, à cet homme heureux qui ne s’appela pas Prosper pour rien. Seulement, quoi qu’il arrive d’ailleurs, elles nous donneront du moins une occasion, pour lui cruelle, de le juger.

VI

Car il n’a jamais été jugé. Vanté, oui ! mis très haut, sans contradiction d’aucune sorte. Mais jugé, non ! il ne l’a jamais été, que je sache. Dès le début de sa vie littéraire jusqu’à la fin, il fut heureux. Sa jeunesse n’attendit pas longtemps une renommée qui vient souvent si tard à ceux qui la méritent le plus, il fut célèbre dans un temps où la gloire était facile et coulait à pleins bords, à la portée de ceux qui en avaient soif et qui n’avaient qu’à se baisser pour prendre dans leur main de cette eau brillante qui passait. Il y a de ces époques fortunées, et 1830, littérairement, fut une de celles-là. Mérimée, avec son Vase étrusque (une Nouvelle qui est peut-être sa meilleure œuvre) et son Théâtre de Clara Gazul, date de la première heure de ce romantisme béni, si favorable à tous ceux-là qui se sentaient, dans ce temps-là, un peu de vie dans la tête ou dans la poitrine. Stendhal, qu’il a imité et qu’il n’égala jamais d’aucune manière, Stendhal, qui s’était mêlé aux polémiques du temps et qui venait de publier son étrange chef-d’œuvre de Rouge et Noir, avait eu pour lui les bontés que le génie a pour le talent, mais l’homme qui travailla le plus, dans ce temps-là et depuis, à le faire célèbre, fut, nous l’avons dit plus haut, Gustave Planche, presque oublié maintenant, mais qui tenait alors, à la Revue des Deux-Mondes, le bâton haut d’une critique redoutée. Enseveli à présent, lui et ses œuvres qu’on ne lit plus et que les éditeurs mêmes ignorent, dans les catacombes de cette Revue funéraire, Gustave Planche eut une minute de puissance réelle. Il ne ressemblait pas au Warwick anglais, qui faisait des rois et dédaignait d’en être un. Gustave Planche, esprit exclusivement critique, qui ne pouvait être jamais un roi littéraire, tant sa tête manquait d’imagination par laquelle seule on est roi en littérature ! s’opposait aux prétentions de royauté déjà très accusées de Victor Hugo et peut-être fut-ce la raison qui lui fit se dévouer à la réputation naissante de Mérimée, dans ses articles inouïs d’enthousiasme pour une plume aussi froide que l’était la sienne. À cette époque-là, Planche exerçait-il un empire sur Buloz ?… Qui le sait et qui peut le croire ?… Mais toujours est-il que le hargneux despote de la Revue des Deux-Mondes ne repoussa aucun de ces incroyables articles, et que les deux portefaix s’entendirent pour porter Mérimée au sommet de la littérature du temps. Même Madame Sand, une des gloires de la maison Buloz, n’inspira jamais à Gustave Planche d’articles comparables à ceux qu’il écrivit en l’honneur de Mérimée. Et c’était véritablement à croire que ces esprits secs avaient été pris d’une violente sympathie pour leur commune sécheresse ; car Gustave Planche et Mérimée sont, avant tout, des esprits secs.

L’un (Gustave Planche) est un sec aux os épais qui a du muscle, l’autre (Mérimée) est un sec maigre qui a du nerf, mais tous deux, l’un comme critique et l’autre comme écrivain de roman et de drame, sont dépourvus également d’imagination créatrice, plantureuse et féconde, et, encore une fois, c’est dans cette identique absence de la même faculté que probablement ils sympathisèrent, Mérimée, il est vrai, n’a laissé dans ses écrits à ma connaissance aucun témoignage d’admiration ou de reconnaissance pour le critique auquel il doit tout, mais s’il a été ingrat, ce sec d’esprit qui pouvait bien l’être de cœur, il l’aura beaucoup été, car il doit tout à Gustave Planche, qui l’a presque inventé tant il l’a vanté ! et cela au moment décisif de la vie, quand on la marque de ce premier éloge qui reste éternellement dans la tête des imbéciles,

Cire pour recevoir, marbre pour retenir !

et même aussi dans la tête des hommes d’esprit, où Mérimée tient une si large place encore. Il a, selon moi, vécu toute sa vie sur les premières impressions que donna Planche de son talent, énormément exagéré. Mais les lettres que voici sont d’une telle platitude que le préjugé traditionnel en faveur de Mérimée ne résistera pas au soufflet de leur publication,

VII

On ne s’y attendait pas, mais c’est une destinée ! Tous les secs doivent périr par les lettres, et ils ont tort de toucher à cette hache. Ils peuvent faire illusion dans leurs livres, travaillés longtemps, habilement élaborés, mis en posture et en perspective avec tout l’effort et les ressources d’un art savant. Mais des lettres ! Des lettres, qu’on écrit dans les négligences de l’intimité et au jet de la plume, sortent plus immédiatement de nous, laissent mieux voir le fond de l’âme, quand on en a, et l’aridité du fond si le fond est aride. Les lettres de Madame de Sévigné dont on parle tant, qui ne sont que charmantes et qui auraient pu être divines si l’âme de la femme qui les a écrites eût été plus vraie et plus tendre, nous disent pourtant très bien la qualité médiocre de l’âme qui les a tracées avec tant de coquetteries et de chatteries d’amour maternel ! Un écrivain épistolaire qui n’écrit que pour les deux yeux d’un ami ou les oreilles de quelques autres, est toujours un peu l’homme d’esprit dont le prince de Ligne parle quelque part, et qui doit avoir de l’esprit même au saut du lit et quand il n’a pas encore arraché le bonnet de nuit de sa tête. C’est alors qu’on voit dans toute sa vérité, dans toute la naïveté première de sa nature, l’écrivain qui, dans son livre, fera le beau avec toutes les recherches de l’art et quelquefois de l’artifice. Les lettres, c’est intellectuellement la pierre de touche de toute supériorité humaine, et si un homme est supérieur dans ses lettres, c’est qu’il l’est partout, et si inférieur, c’est que réellement il l’est au plus profond de sa substance. On le voit clairement dans ses lettres ! Si donc on ne veut pas montrer la médiocrité ou la pauvreté de son âme, il faut bien se garder d’entrer dans le confessionnal d’une correspondance, où l’on s’accuse sans vouloir s’accuser et quelquefois en se vantant. Talleyrand, dit-on, n’écrivit jamais une seule lettre ; Talleyrand, cet homme médiocre qui sentait sa médiocrité et malgré la conscience de l’enchantement de ses manières, n’avait pas tant d’esprit puisqu’il n’avait pas d’âme dessous ! Mérimée, le sec Mérimée, aurait dû plus que personne se défier des lettres. Avant celles-ci, les deux volumes à des Inconnues avaient donné déjà une triste idée de l’âme d’un écrivain surfait par une admiration surprise, et qui, pour ne pas croire à l’âme, méritait bien, du reste, de n’en pas avoir !

C’est par là qu’il est si profondément inférieur à Stendhal. Ce n’est pas seulement parce qu’il a fait dans Colomba une Lydie qui est une misérable imitation manquée et pâle de la Mathilde de Rouge et Noir, non ! non ! C’est parce qu’il est, dans tout ce que nous abhorrons le plus, — la haine et la négation des choses religieuses, — un esprit des plus bas, quand Stendhal garde encore, dans cette haine et dans cette négation, une âme élevée… Stendhal, qui est sorti par les années bien plus du xviiie  siècle que Mérimée, Stendhal, qui avait été soldat de l’empereur Napoléon, a pour le catholicisme qu’il n’a pas étudié et qu’il ne connaît pas, mais qu’il aurait adoré s’il l’avait connu, un mépris soldatesque mêlé de voltairianisme ; mais dans ce mépris et dans cette haine, Stendhal n’a jamais été un goujat, tandis que Mérimée, sans excuse, en a été un d’expression et de pensée qui aurait répugné à la noblesse fondamentale de l’âme de Stendhal !… Je ne connais, dans toute la littérature française du xixe  siècle, que About qui ait contre le catholicisme une insolence pareille à celle de Mérimée, et encore About est immortellement le gamin qui abaisse le marchepied de la voiture de Voltaire et qui ramasserait les bouts de cigare de Voltaire, si Voltaire fumait. Mais Mérimée, dans ses Lettres à Panizzi, n’a plus l’âge qui fait pardonner leur impertinence aux gamins de la rue et de la libre-pensée : il est vieux, il a l’âge d’être grave, et, comme un vieillard affaibli, il bave sur le catholicisme à faire mal au cœur à ceux même qui pensent comme lui sur le catholicisme, parce qu’il faut de l’esprit à ceux-là mêmes qui se mêlent de nous insulter !

VIII

Et il n’en a pas, ce qui nous venge ! Il n’est, lui qui fait l’historien, que l’imbécile en Histoire qui dit de ces formidables bêtises : « Les Romains avaient sur nous cet avantage de dire la messe eux-mêmes, au lieu de payer un étranger pour cela ! » Ailleurs, il dit encore, avec la même vieille ironie empruntée à Voltaire : « Si le Pape venait à manquer, croyez-vous qu’on en ferait un autre ?… » Impertinent, ignorant et stupide ! L’Église catholique, en donnant un successeur à Pie IX, a suffisamment répondu. Cynique dans l’intimité, lui, le Mérimée des Tuileries, qui affectait de la tenue dans le monde, — une tenue de correction presque anglaise, — se déboutonne, dans ces Lettres, jusqu’à une ignoble phrase dans laquelle il appelle coglioni (traduisez !) tous ceux qui « tiennent à ce qu’on chante la messe à leur enterrement ». Valet qui compromet son maître, il affirme (comment le sait-il, lui qui n’a rien deviné des choses et des hommes qui ont passé devant ses yeux ?) que « l’empereur Napoléon III n’était pas plus catholique que lui ». Mais s’il ne l’est pas, et s’il vante Napoléon III de ne pas l’être, que signifie l’épithète de « sainte » qu’il donne à l’Impératrice quand l’Empire s’écroule « et qu’elle reste si noble et si Française sur ses débris ?… » C’est à nous, chrétiens, à écrire le mot « sainte », parce que nous savons ce que nous voulons dire quand nous l’écrivons. Mais Mérimée ! mais l’immonde écrivain (immonde ce jour-là) qui a écrit sur Notre-Seigneur Jésus-Christ des choses qui auraient mérité le dernier supplice chez un peuple chrétien, dans cette brochure H. B., cette photographie qui n’a osé que les initiales d’Henry Beyle, publiée lâchement sans nom d’auteur et d’éditeur, qu’est-ce que ce nom de sainte peut bien, sous cette plume infâme, signifier ?…

Qui sait ? C’est un outrage peut-être… Que doivent être, en effet, les saints, pour l’homme qui a écrit froidement cette monstrueuse brochure H. B., qui déshonorerait Stendhal si nous n’avions pas sa correspondance, à lui, pour le dessouiller de l’admiration de Mérimée… Stendhal, lui aussi, de milieu et d’éducation, était un athée ; mais sa correspondance tout entière nous le montre comme un homme dont le cœur battait pour les plus grandes choses et eût battu pour Dieu, s’il avait été d’un autre temps. Stendhal, cet épicurien, tout à la fois délicat et stoïque, qui avait la bravoure du héros et la tendresse de la femme, Stendhal, resté fidèle à Napoléon même après Sainte-Hélène, avait dans l’âme tout ce qu’il faut pour comprendre mieux que Mérimée le pathétique et la grandeur. Excepté ce mot inconséquent sous lequel Mérimée ne pouvait mettre qu’une idée banale, sans aucun sens pour lui, on ne trouve rien dans ces Lettres à Panizzi qui caractérise et honore l’Empire, cet Empire qui l’avait comblé ! Il ne s’émeut guères de sa chute, si ce n’est parce que cette chute l’atteint dans le bien-être de son égoïsme… Mais tout le temps qu’il dure, il le regarde comme un frondeur mécontent, sans reconnaissance, sans principes et sans aperçus, qui ne voit plus à trois pas de lui ! Révolutionnaire inconscient, c’est bien moins un bonapartiste de conviction et de dévouement qu’un juste-milieu ineptement athée et sans preuves à l’appui. Cette tête de conteur d’histoires, qui n’a jamais fait véritablement grand dans ses romans et dans ses drames, avait la tête trop petite pour contenir une idée générale ou une philosophie quelconque. C’est un conteur de faits, dans l’ordre du roman, bien plus qu’un analyseur de sentiments. Esprit de très courte haleine et de peu d’invention, ses romans rappellent toujours des romans plus forts que les siens. De même que son Théâtre de Clara Gazul rappelle le théâtre espagnol qu’il imite, dans sa Chronique de Charles IX il rappelle Walter Scott qu’il met en vignette, dans Colomba Stendhal, et dans la Guzla, assimilateur laborieux, une poésie qui n’est pas la sienne. Dans Carmen enfin, cette chose bohème et qui, sous une plume plus poétique, serait si âprement savoureuse dans sa férocité sauvage, le linguiste qui était en Mérimée a étouffé la poésie du récit sous de fastidieux détails de grammaire. Partout donc, comme vous le voyez, Mérimée n’eut guères jamais qu’une originalité littéraire de seconde main. Il avait bien le sentiment de la première, et il courait après, mais celle-là ne s’attrape pas à la course, et Mérimée ne l’avait pas, puisqu’il la cherchait… Il la chercha même, les dernières années de sa vie, dans une affreuse Nouvelle, où le matérialiste qu’il était aborda la bestialité et le mélange des espèces, avec l’indifférence du cynisme le plus osé.

Il avait, en effet, le cynisme volontaire, réfléchi et froid. Il avait, sous les formes simples et condensées qu’il tenait de la sécheresse primitive de son esprit, l’indifférence scélérate la plus tranquille sur sa propre immoralité, et ce fut longtemps son genre de puissance. Ce diable de Mérimée ! disait-on, et on admirait ce diable, qu’on croyait profond, de Mérimée. Il n’avait intellectuellement peur ni du mot, ni de la chose, — et c’est même lui qui, bien avant le cambronesque Hugo et les naturalités de M. Zola, avait écrit en toutes lettres les mots que le bégueulisme de nos pères indiquait autrefois par des points… Écrivain plus nerveux que coloré, et qui, maigre, maigrit et se dessécha de plus en plus, il ne retrouva jamais le peu de vermillon qu’il avait mis sur les pommettes brunes du masque de Clara Gazul. Systématique et gouverné, très habile et sûr de lui-même, comme un tireur au pistolet qui met dans l’as de pique ou mouche une chandelle à trente pas, il n’aura pourtant avec ses livres, sans entrailles, sans chaleur, sans aucune de ces choses qui s’attachent généreusement et passionnément à l’âme des hommes, que tiré, toute sa vie, des coups de pistolet littéraires. Mais il a fini par n’avoir plus ni poudre ni balles dans ses pistolets, et il a tiré à vide, comme dans ces misérables Lettres, où rien ne retentit ni même ne fume plus.

On y cherche en vain Mérimée, — comme on y a cherché vainement l’Empire. C’est l’épuisement le plus complet et le plus honteux de cet homme qui ne manquait pas de cambrure, et qui, à force de tenue et de correction, fit l’effet longtemps d’un talent formidable. C’est l’écroulement de cette personnalité sèche, mais énergique, que fut Mérimée, et qui, matérialiste humilié et puni, meurt, dans ces Lettres à Panizzi, du dernier vice de la matière, la gourmandise égoïste d’un vieillard, se consolant de tout avec des ortolans, dans le monde en proie aux plus funèbres catastrophes, tout comme le vieux Saint-Évremond se consolait de son exil avec des huîtres vertes. En ces lettres sans renseignement, sans agrément, sans talent d’aucune sorte, il n’y a plus qu’un estomac qui parle à un autre estomac dont nous n’avons pas heureusement les réponses ; car ce serait trop d’estomacs comme cela !

Et les hoquets de celui de Mérimée suffisent bien pour nous dégoûter.