(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen. (1850.) » pp. 76-96

Nouveaux documents sur Montaigne, recueillis et publiés par M. le docteur Payen.
(1850.)

Pendant que le vaisseau de la France va un peu à l’aventure, qu’il gagne les mers inconnues et s’apprête à doubler ce que nos pilotes (si pilote il y a) appellent à l’avance le cap des Tempêtes, pendant que la vigie au haut du mât croit voir se dresser déjà à l’horizon le spectre du géant Adamastor, bien d’honnêtes et paisibles esprits s’obstinent à continuer leurs travaux, leurs études, et suivent jusqu’au bout et tant qu’ils peuvent leur idée favorite. Je sais, à l’heure qu’il est, tel érudit qui compare plus curieusement que jamais les diverses éditions premières de Rabelais, des éditions (notez-le bien) dont il ne reste qu’un exemplaire unique, et dont un second exemplaire serait introuvable : de cette collation attentive des textes jaillira quelque conséquence littéraire assurément, et philosophique peut-être, sur le génie de notre Lucien-Aristophane. Je sais tel autre savant qui a placé sa dévotion et son culte en tout autre lieu, en Bossuet, et qui nous prépare une Histoire complète, exacte, minutieuse, de la vie et des ouvrages du grand évêque. Et comme les goûts sont divers, et que les fantaisies humaines se découpent en cent façons (c’est Montaigne qui dit cela), Montaigne aussi a ses dévots, lui qui l’était si peu : il fait secte. De son vivant, il avait eu sa fille d’alliance, Mlle de Gournay, qui s’était vouée solennellement à lui, et son disciple Charron, de plus près, le suivait pas à pas, ne faisant guère que ranger avec plus d’ordre et de méthode ses pensées. De nos jours, des amateurs, gens d’esprit, ont continué sous une autre forme cette religion : ils se sont consacrés à recueillir les moindres vestiges de l’auteur des Essais, à rassembler ses moindres reliques : et, en tête de ce groupe, il est juste de mettre le docteur Payen, qui prépare depuis des années un livre sur Montaigne, lequel aura pour titre :

Michel de Montaigne. Recueil de particularités inédites ou peu connues sur l’auteur des Essais, son livre et ses autres écrits, sur sa famille, ses amis, ses admirateurs, ses contempteurs.

En attendant que s’achève un tel livre, occupation et amusement de toute une vie, le docteur Payen nous tient au courant, dans de courtes brochures, des divers travaux et des découvertes qui se font sur Montaigne.

Si l’on dégage ces petites découvertes, faites depuis cinq ou six ans, de tout ce qui s’y est mêlé de contestations, disputes, chicanes, charlataneries et procès (car il y a eu de tout cela), voici en quoi elles consistent :

En 1846, M. Macé a trouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque (alors) royale, fonds Dupuy, une lettre de Montaigne adressée au roi Henri IV, du 2 septembre 1590.

En 1847, M. Payen a fait imprimer une lettre ou fragment de lettre de Montaigne du 16 février 1588, lettre altérée d’ailleurs et incomplète, provenant de la collection de la comtesse Boni de Castellane.

Mais surtout en 1848, M. Horace de Viel-Castel a trouvé à Londres, dans le British Museum, une notable lettre de Montaigne, alors maire de Bordeaux, et adressée à M. de Matignon, lieutenant pour le roi dans cette même ville, à la date du 22 mai 1585. Cette lettre a cela de curieux, qu’elle nous montre pour la première fois Montaigne en plein exercice de sa charge, et dans toute l’activité et la vigilance dont il était capable. Ce soi-disant paresseux avait, au besoin, beaucoup plus de ces qualités actives qu’il n’en promettait.

M. Detcheverry, archiviste de la mairie à Bordeaux, a trouvé et publié (1850) une lettre de Montaigne, encore maire, aux jurats ou échevins de cette ville, du 30 juillet 1585.

M. Achille Jubinal a trouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale, et il a publié (1850) une longue et remarquable lettre de Montaigne au roi Henri IV, du 18 janvier 1590, et qui se rejoint heureusement à celle qu’avait déjà trouvée M. Macé.

Enfin, pour ne rien omettre et pour rendre justice à chacun, dans une Visite au château de Montaigne en Périgord, dont la relation a paru en 1850, M. le docteur Bertrand de Saint-Germain a décrit les lieux et relevé les diverses inscriptions grecques ou latines qui se lisent encore dans la tour de Montaigne, dans cette pièce du troisième étage (le rez-de-chaussée comptant pour un) où le philosophe avait établi sa librairie et son cabinet d’études.

En rassemblant et en appréciant dans sa dernière brochure ces diverses notices et découvertes, qui toutes ne sont pas d’égale importance, M. le docteur Payen se laisse lui-même aller à quelque petit excès d’admiration ; mais nous n’avons garde de le lui reprocher. L’admiration, quand elle s’applique à des sujets si nobles, si parfaitement innocents et si désintéressés, est vraiment une étincelle du feu sacré : elle fait entreprendre des recherches qu’un zèle plus froid aurait vite laissées et qui aboutissent quelquefois à des résultats réels. Pourtant, que ceux qui, à l’exemple de M. Payen, sentent en gens d’esprit et admirent si bien Montaigne, daignent se souvenir, jusque dans leur passion, des conseils du sage et du maître :

Il y a plus à faire, disait Montaigne en parlant des commentateurs de son temps, à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses ; et plus de livres sur les livres que sur autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires : d’auteurs, il en est grand’cherté.

Ils sont hors de prix, en effet, et bien rares de tout temps les auteurs, c’est-à-dire ceux qui augmentent réellement le trésor de la connaissance humaine. Je voudrais que tous ceux qui écrivent sur Montaigne et qui nous transmettent sur lui le détail de leurs recherches et de leurs découvertes, se représentassent en idée une seule chose, à savoir Montaigne lui-même les lisant et les jugeant. « Que penserait-il de moi et de la façon dont je vais parler de lui au public ? » Combien une telle question, si on se la posait, retrancherait, ce semble, de phrases inutiles et raccourcirait de discussions oiseuses ! La dernière brochure de M. Payen est dédiée à un homme qui a également bien mérité de Montaigne, à M. Gustave Brunet de Bordeaux. Celui-ci, dans un écrit où il faisait connaître d’intéressantes corrections ou variantes du texte même de Montaigne, parlant à son tour de M. Payen, disait : « Qu’il se décide enfin à publier le fruit de ses recherches, il n’aura rien laissé à faire aux montaignologues futurs. » Montaignologue ! que dirait Montaigne, bon Dieu ! d’un pareil mot forgé en son honneur ? Ô vous tous qui vous occupez si méritoirement de lui, mais qui ne prétendez point vous l’approprier, je pense, au nom de celui que vous aimez et que nous aimons tous aussi à plus ou moins de titres, n’ayez jamais, je vous prie, de ces mots-là, qui sentent la confrérie et la secte, l’érudition pédantesque et le caquet scolastique, les choses qui lui répugnaient le plus.

Montaigne avait l’âme simple, naturelle, populaire, et des plus heureusement tempérées. Né d’un père excellent et qui, médiocrement instruit, avait donné avec un véritable enthousiasme dans le mouvement de la Renaissance et dans toutes les nouveautés libérales de son temps, il avait corrigé ce trop d’enthousiasme, de vivacité et de tendresse, par une grande finesse et justesse de réflexion ; mais il n’en avait point abjuré le fond originel. Il n’y a guère plus de trente ans que, lorsqu’on avait à parler du xvie  siècle, on en parlait comme d’une époque barbare, en ne faisant exception que pour le seul Montaigne : il y avait là erreur et ignorance. Le xvie  siècle était un grand siècle, fécond, puissant, très savant, déjà très délicat par portions, quoiqu’il soit bien rude et violent et qu’il ait l’air encore grossier par bien des aspects. Ce qui lui manquait surtout, c’était le goût, si l’on entend par goût le choix net et parfait, le dégagement des éléments du beau. Mais ce goût-là, dans les âges suivants, est trop vite devenu du dégoût. Pourtant, si en littérature il est indigeste, dans les arts proprement dits, dans ceux de la main et du ciseau, même en France, le xvie  siècle est fort supérieur par la qualité du goût aux deux siècles suivants ; il n’est ni maigre ni massif, ni lourd ni contourné. En art, il a le goût riche et fin, libre à la fois et compliqué, antique tout ensemble et moderne, tout à fait particulier et original. Dans l’ordre moral il reste inégal et très mélangé. C’est le siècle des contrastes, et des contrastes dans toute leur rudesse, siècle de philosophie déjà et de fanatisme, de scepticisme et de forte croyance. Tout s’y entrechoque, s’y heurte ; rien ne s’y fond encore et ne s’y nuance. Tout y fermente, il y a chaos ; chaque coup de soleil y fait orage. Ce n’est pas un siècle doux ni qu’on puisse appeler un siècle de lumières, c’est un âge de lutte et de combats. La grande singularité de Montaigne, et ce qui fait de lui un phénomène, c’est d’avoir été la modération, le ménagement et le tempérament même en un tel siècle.

Né le dernier jour de février 1533, nourri dès l’enfance aux langues anciennes tout en se jouant, éveillé même dès le berceau au son des instruments, il semblait avoir été élevé moins pour vivre dans une rude et violente époque, que pour le commerce et le cabinet des muses. Son rare bon sens corrigea ce que cette première éducation pouvait avoir d’un peu trop idéal et de trop poétique ; il n’en garda que cette habitude heureuse de tout faire et de tout dire avec fraîcheur et gaieté. Marié après trente ans à une femme estimable qui fut vingt-huit années sa compagne, il paraît n’avoir porté de passion que dans l’amitié. Il a immortalisé la sienne pour cet Étienne de La Boétie, qu’il perdit après quatre années de l’intimité la plus douce et la plus étroite. Quelque temps conseiller au parlement de Bordeaux, Montaigne se retira avant quarante ans du train des affaires et de l’ambition pour vivre chez lui, dans sa tour de Montaigne, jouissant de lui-même et de son esprit, adonné à ses observations, à ses pensées et à cette paresse occupée dont nous savons jusqu’aux moindres jeux et aux fantaisies. La première édition des Essais parut en 1580, composée de deux livres seulement, et dans une forme qui ne représente qu’une première ébauche de ce que nous avons par les éditions suivantes. Cette même année, Montaigne partit pour faire un voyage de Suisse et d’Italie. C’est pendant ce voyage que Messieurs de Bordeaux l’élurent maire de leur ville. Il refusa d’abord et s’excusa ; mais bientôt, mieux averti, et sur le commandement du roi, il accepta cette charge « d’autant plus belle, dit-il, qu’elle n’a ni loyer ni gain, autre que l’honneur de son exécution ». Il l’exerça durant quatre années, depuis juillet 1582 jusqu’en juillet 1586, ayant été réélu après les deux premières années. Montaigne, âgé de cinquante ans, rentrait donc dans la vie publique un peu malgré lui et à la veille des troubles civils qui, apaisés et sommeillant depuis quelque temps, allaient renaître plus terribles au cri de la Ligue. Quoique les leçons, en général, ne servent à rien, que l’art de la sagesse et surtout celui du bonheur ne s’apprennent pas, ne nous refusons pourtant point le plaisir d’écouter Montaigne, donnons-nous du moins le spectacle de cette sagesse et de ce bonheur en lui ; laissons-le parler des choses publiques, des révolutions et des troubles, et de sa manière de s’y conduire. Ce n’est pas un modèle encore une fois que nous proposons, c’est une distraction que nous voulons prendre et offrir à nos lecteurs.

Et d’abord Montaigne, bien qu’il vive dans un siècle agité, orageux, et qu’un homme qui avait traversé la Terreur (M. Daunou) a pu appeler le siècle « le plus tragique de toute l’histoire », Montaigne se garde bien de se croire né dans la pire des époques. Il ne ressemble pas aux gens préoccupés et frappés qui, mesurant tout à leur horizon visuel, estimant tout d’après leur sensation présente croient toujours que la maladie qu’ils ont est la plus grave que jamais la nature humaine ait éprouvée. Lui, il est comme Socrate, qui ne se considérait pas comme citoyen d’une seule ville, mais du monde ; il embrasse d’une imagination pleine et étendue l’universalité des pays et des âges ; il juge plus équitablement les maux mêmes dont il est témoin et victime :

À voir nos guerres civiles, qui ne crie, remarque-t-il, que cette machine se bouleverse et que le jour du Jugement nous prend au collet ? sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps ce pendant (de prendre du bon temps) : moi, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. À qui il grêle sur la tête, tout l’hémisphère semble être en tempête et orage.

Et élevant de plus en plus sa pensée et son cœur, réduisant sa propre souffrance à ce qu’elle est dans l’immense sein de la nature, s’y voyant non plus seulement soi, mais des royaumes entiers, comme un simple point dans l’infini, il ajoute en des termes qui rappellent d’avance Pascal, et dont celui-ci n’a pas dédaigné d’emprunter le calque et le trait :

Mais qui se représente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté : qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur.

(Livre I, chap. xxv.)

Ainsi Montaigne nous donne déjà une leçon, inutile leçon, et que je déduirai pourtant, puisque, au milieu de toutes les inutilités qui s’écrivent, celle-là en vaut bien peut-être une autre. Je ne prétends point atténuer la gravité des circonstances où se trouve engagé notre pays, et je crois qu’on a besoin en effet de mettre en commun toute son énergie, toute sa prudence et tout son courage pour s’aider et pour l’aider lui-même à en sortir avec honneur. Pourtant daignons réfléchir, et disons-nous qu’en laissant en dehors l’Empire, lequel, à l’intérieur, était une époque de calme et, avant 1812, une époque de prospérité, nous qui nous plaignons si haut, nous avons vécu paisiblement depuis 1815 jusqu’en 1830, quinze longues années ; que les trois journées de Juillet n’ont fait qu’inaugurer un autre ordre de choses qui, durant dix-huit autres années, a garanti la paix et la prospérité industrielle ; en total trente-deux années de calme. Des jours d’orage sont venus ; ils ont éclaté, ils éclateront sans doute encore. Sachons les traverser, mais ne nous écrions pas tous les jours, comme nous sommes disposés à le faire, qu’il ne s’est jamais trouvé sous le soleil d’orages pareils à ceux que nous traversons. Pour nous tirer de l’émotion présente, pour reprendre un peu de lucidité et de mesure dans nos jugements, relisons chaque soir une page de Montaigne.

Un jugement de Montaigne m’a frappé, en ce qui concerne les hommes de son temps, et il se rapporte assez bien également à ceux du nôtre. Notre philosophe dit quelque part (livre II, chapitre xvii) qu’il connaît bien assez d’hommes qui ont diverses parties très belles : l’un, l’esprit ; l’autre, le cœur ; l’autre, l’adresse ; tel la conscience, tel autre la science, plus d’un le langage ; enfin chacun a sa partie : « Mais de grand homme en général, et ayant tant de belles pièces ensemble, ou une en tel degré d’excellence, qu’on le doive admirer ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a fait voir nul… » Il fait bien ensuite une exception pour son ami Étienne de La Boétie, mais c’est là un de ces grands hommes morts en herbe et en promesse, et sans avoir eu le temps de donner. Ce jugement de Montaigne m’a fait sourire. Il ne voyait pas de vrai et entier grand homme de son temps, qui était cependant celui des L’Hôpital, des Coligny, des Guises. Eh bien ! que vous en semble du nôtre où nous avons tant de personnages évidemment distingués comme du temps de Montaigne, l’un par l’esprit, l’autre par le cœur, un troisième par l’adresse, quelques-uns (chose plus rare) par la conscience, une quantité par la science ou par le langage ? mais l’homme complet nous manque aussi et se fait sensiblement désirer. Un des témoins les plus spirituels de nos jours le reconnaissait et le proclamait il y a quelques années déjà : « Notre temps, a dit M. de Rémusat, manque de grands hommes6. »

Comment se conduisit Montaigne dans ses fonctions de premier magistrat d’une grande cité ? Si on le prenait au mot et sur les premières apparences, on pourrait croire qu’il s’en acquitta un peu mollement et languissamment. Horace, faisant les honneurs de lui-même, n’a-t-il pas dit qu’à la guerre il laissa tomber à un certain jour son bouclier (« relicta non bene parmula ») ? Ne nous hâtons pas de prendre au mot ces gens de goût qui ont horreur de se surfaire. En fait de vigilance et d’activité, ces esprits délicats et vifs sont sujets à tenir plus qu’ils ne disent. Tel qui se vante et qui fait grand fracas sera, j’en suis presque certain, moins brave qu’Horace au combat et moins vigilant au conseil que Montaigne.

En entrant en charge, Montaigne a bien soin de prévenir Messieurs de Bordeaux pour qu’ils ne s’attendent pas à trouver en lui plus qu’il n’y a en effet ; il s’expose à eux sans apprêt : « Je me déchiffrai fidèlement et consciencieusement, dit-il, tout tel que je me sens être ; sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur ; sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence. » Il serait bien fâché, tout en prenant en main les affaires de la ville, de les prendre si à cœur qu’il l’a vu faire autrefois à son digne père, lequel y perdit à la fin sa tranquillité et sa santé. Cet « engagement âpre et ardent d’un désir impétueux » n’est pas de son fait. Son opinion est « qu’il se faut prêter à autrui, et ne se donner qu’à soi-même ». Et redoublant sa pensée, selon son usage, par toutes sortes d’images et de formes familières et pittoresques, il dira encore que, s’il se laisse quelquefois pousser au maniement d’affaires qui lui sont étrangères, il promet « de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ». Ainsi on est bien prévenu, il faut s’y attendre. M. le maire et Montaigne seront toujours deux personnes distinctes ; il se réserve sous sa charge et sous son rôle une certaine liberté et sécurité secrète. Il continuera de juger des choses à sa guise et avec impartialité, même en agissant loyalement pour la cause qui lui est confiée. Il sera loin d’approuver et même d’excuser tout ce qu’il voit dans son parti, et de même chez l’adversaire il saura bien discerner et dire :

Il fait méchamment cela, et vertueusement ceci. — Je veux, ajoute-t-il, que l’avantage soit pour nous, mais je ne forcène point (je ne me mets point hors de moi) s’il ne l’est. Je me prends fermement au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécialement ennemi des autres.

Et il entre dans quelques détails et applications qui étaient piquantes pour lors. Observons toutefois, pour expliquer à notre tour et justifier cette profession un peu large d’impartialité, que les chefs des partis alors en présence, les trois Henri, étaient gens de renom et considérables à divers titres : Henri, duc de Guise, chef de la Ligue ; Henri, roi de Navarre, chef opposé ; et le roi Henri III, au nom de qui Montaigne était maire, et qui oscillait entre les deux. Quand les partis n’ont pas de chef ni de tête, quand ils se présentent par leur corps seul, c’est-à-dire par leur réalité la plus hideuse et la plus brutale, il est plus difficile et aussi plus hasardeux de se montrer envers eux si équitable et de faire à chacun sa part jusqu’au milieu de l’action.

Le principe qui dirigea Montaigne dans toute son administration fut de n’aller qu’au fait, au résultat, et de ne rien accorder à l’éclat et à la montre : « À mesure qu’un bon effet est plus éclatant, pensait-il, je rabats de sa bonté. » Car il est toujours à craindre qu’il n’ait été produit, plutôt pour être éclatant que pour être bon : « Étalé, il est à demi vendu. » Lui, il ne faisait pas ainsi, il n’étalait rien ; il ménageait le plus doucement qu’il pouvait les esprits et les affaires ; il usait utilement pour tous de ce don d’ouverture et de conciliation, de cet attrait personnel dont la nature l’avait pourvu, et qui est d’une si heureuse et si générale influence dans le maniement des hommes. Il aimait mieux prévenir le mal que de se donner l’honneur de le réprimer : « Est-il quelqu’un qui désire être malade, dit-il gaiement, pour voir son médecin en besogne ? Et faudroit-il pas fouetter le médecin qui nous désireroit la peste pour mettre son art en pratique ? » Loin donc de désirer que le trouble et la maladie des affaires de la cité vînt rehausser et honorer son gouvernement, il a « prêté de bon cœur, dit-il, l’épaule à leur aisance et facilité ». Il n’est pas de ceux qu’enivrent et qu’entêtent ces honneurs de municipalité, ces « dignités de quartier », comme il les appelle, et dont tout le bruit « ne se promène que d’un carrefour de rue à l’autre » : s’il était homme à se prendre à la gloire, il la verrait plus en grand et la mettrait plus haut. Je ne sais pourtant s’il voudrait changer de méthode et de procédé, même sur un plus vaste théâtre. Faire le bien public insensiblement lui paraîtrait toujours l’idéal de l’habileté et le comble du bonheur. « Qui ne me voudra savoir gré, dit-il, de l’ordre, de la douce et muette tranquillité qui a accompagné ma conduite, au moins ne peut-il me priver de la part qui m’en appartient par le titre de ma bonne fortune. » Et il est inépuisable à peindre en expressions vives et légères ce genre de services effectifs et insensibles qu’il croit avoir rendus, bien supérieurs à des actes plus bruyants et plus glorieux : « Ces actions-là ont bien plus de grâce qui échappent de la main de l’ouvrier nonchalamment et sans bruit, et que quelque honnête homme choisit après, et relève de l’ombre pour les pousser en lumière à cause d’elles-mêmes. » Ainsi la fortune servit à souhait Montaigne, et, même dans sa gestion publique, en des conjonctures si difficiles, il n’eut point à démentir sa maxime et sa devise, ni à trop sortir du train de vie qu’il s’était tracé : « Pour moi, je loue une vie glissante, sombre et muette. » Il arriva au terme de sa magistrature, à peu près satisfait de lui-même, ayant fait ce qu’il s’était promis, et en ayant beaucoup plus fait qu’il n’en avait promis aux autres.

La lettre récemment trouvée par M. Horace de Viel-Castel vient bien à l’appui de ce chapitre où Montaigne s’expose et se juge lui-même dans cette période de sa vie publique. « Cette lettre (dit M. Payen) est toute d’affaires. Montaigne est maire ; Bordeaux, naguère agité, semble préluder à de nouveaux troubles ; le lieutenant pour le roi est absent. On est au mercredi 22 mai 1585 ; il est nuit, Montaigne veille, et il écrit au gouverneur de la province. » La lettre, qui est d’un intérêt trop particulier et trop local pour être insérée ici, peut se résumer en ces mots : Montaigne regrette l’absence du maréchal de Matignon et craint qu’elle ne se prolonge ; il le tient et le tiendra au courant de tout, et il le supplie de revenir aussitôt que les affaires le lui permettront : « Nous sommes après nos portes et gardes, et y regardons un peu plus attentivement en votre absence… S’il survient aucune nouvelle occasion et importante, je vous dépêcherai soudain homme exprès, et devez estimer que rien ne bouge si vous n’avez de mes nouvelles. » Il prie M. de Matignon de songer pourtant qu’il pourrait bien aussi n’avoir pas le temps de l’avertir, « vous suppliant de considérer que telle sorte de mouvements ont accoutumé d’être si impourvus que, s’ils devoient avenir, on me tiendra à la gorge sans me dire gare ». Au reste, il fera tout pour pressentir à l’avance les événements : « Je ferai ce que je pourrai pour sentir nouvelles de toutes parts, et, pour cet effet, visiterai et verrai le goût de toute sorte d’hommes. » Enfin, après avoir tenu le maréchal au courant de tout et des moindres bruits de ville, il le presse de revenir, l’assurant « que nous n’épargnerons cependant ni notre soin ni, s’il est besoin, notre vie pour conserver toutes choses en l’obéissance du roi ». Montaigne n’était pas prodigue de protestations et de phrases, et ce qui, chez d’autres, serait formule, est ici engagement réel et vérité.

Cependant les choses se gâtent de plus en plus ; la guerre civile s’engage ; des partis amis ou ennemis (il n’y a pas grande différence) infestent le pays. Montaigne, qui retourne en son manoir rural le plus souvent qu’il peut, et quand les affaires de sa charge, qui tire à sa fin, ne l’obligent point à être à Bordeaux, se trouve exposé à toute sorte d’injures et d’avanies : « J’encourus, dit-il, les inconvénients que la modération apporte en telles maladies ; je fus pelaudé (écorché) à toutes mains. Aux Gibelins, j’étois Guelfe ; aux Guelfes, Gibelin. » Au milieu de ses griefs personnels, il sait assez détacher et élever sa pensée pour réfléchir avant tout sur les malheurs publics et sur la dégradation des caractères. Considérant de près le désordre des partis et ce qui s’y développe si vite d’abject et de misérable, il rougit de voir des chefs qui ont quelque renom s’abaisser et s’avilir par de lâches complaisances : car, en ces circonstances, nous le savons comme lui, « c’est au commandant de suivre, courtiser et plier, à lui seul d’obéir ; tout le reste est libre et dissolu. » — « Il me plaît, dit ironiquement Montaigne, de voir combien il y a de lâcheté et de pusillanimité en l’ambition ; par combien d’abjection et de servitude il lui faut arriver à son but. » Méprisant l’ambition comme il le fait, il n’est pas fâché de la voir se démasquer ainsi dans ces pratiques et se dégrader à ses yeux. Pourtant, sa bonté de cœur l’emportant encore sur sa fierté et sur son mépris : « Mais ceci me déplaît, ajoute-t-il douloureusement, de voir des natures débonnaires et capables de justice se corrompre tous les jours au maniement et commandement de cette confusion… Nous avions assez d’âmes mal nées, sans gâter les bonnes et généreuses. » Pour lui, dans ce malheur, il cherche plutôt une occasion et un motif de se fortifier et de se retremper. Atteint en détail de mille offenses et de mille maux qui viennent « à la file », et qu’il eût plus gaillardement soufferts « à la foule », c’est-à-dire tout à la fois ; chassé par la guerre, par la contagion, par tous les fléaux (juillet 1585), il se demande déjà, du train dont vont les choses, à qui il aura recours, lui et les siens, à qui il ira demander asile et subsistance dans sa vieillesse, et, après avoir bien cherché et regardé tout alentour, il se trouve en définitive tout nu et « en pourpoint ». Car, « pour se laisser tomber à plomb et de si haut, il faut que ce soit entre les bras d’une affection solide, vigoureuse et fortunée : elles sont rares, s’il y en a. » À cette manière dont il parle, on voit assez que La Boétie dès longtemps n’était plus. Montaigne alors sent que c’est en lui seul, après tout, qu’il peut se fonder dans la détresse et s’affermir, et que c’est le moment ou jamais de mettre en pratique ces hautes leçons qu’il a passé sa vie à recueillir çà et là dans les livres des philosophes ; il se ranime, il arrive à toute sa vertu :

En un temps ordinaire et tranquille on se prépare à des accidents modérés et communs ; mais, en cette confusion où nous sommes depuis trente ans, tout homme françois soit en particulier, soit en général, se voit à chaque heure sur le point de l’entier renversement de sa fortune.

Et, loin de s’abattre et de maudire le sort de l’avoir fait naître en un âge si orageux, il s’en félicite tout à coup : « Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle non mol, languissant ni oisif. » Puisque la curiosité des sages va chercher dans le passé les confusions des États pour y étudier les secrets de l’histoire et, comme nous dirions, la physiologie du corps social à nu : « Ainsi fait ma curiosité, nous déclare-t-il, que je m’agrée aucunement de voir de mes yeux ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme ; et, puisque je ne la puis retarder, je suis content d’être destiné à y assister et m’en instruire. » Je ne me permettrai pas de proposer à beaucoup de personnes une consolation de ce genre ; la plupart des hommes n’ont pas de ces curiosités héroïques et acharnées, telles qu’en eurent Empédocle et Pline l’Ancien, ces deux curieux intrépides qui allaient droit aux volcans et aux bouleversements de la nature pour les examiner de plus près, au risque de s’y abîmer et d’y périr. Avec Montaigne pourtant, de la nature dont nous le savons, cette pensée d’observation stoïque ne laissait pas d’introduire quelque consolation jusque dans les maux réels. Considérant l’espèce d’état de fausse paix et de trêve précaire, le régime de sourde et profonde corruption qui avait précédé les derniers troubles, il se félicitait presque aussi de le voir cesser ; car « c’étoit, dit-il de ce régime de Henri III, une jointure universelle de membres gâtés en particulier, à l’envi les uns des autres, et, la plupart, d’ulcères envieillis, qui ne recevoient plus ni ne demandoient guérison. Ce croulement donc m’anima certes plus qu’il ne m’atterra… » Notez que sa santé, d’ordinaire plus faible, s’est trouvée ici remontée au niveau de son moral, et elle a eu de quoi suffire à ces diverses secousses, qui semblaient devoir l’abattre. Il eut la satisfaction de sentir qu’il avait quelque tenue contre la fortune, et qu’il fallait un plus grand choc que cela pour lui faire perdre les arçons .

Une autre considération plus humble et plus humaine le soutient dans ces maux, c’est cette consolation qui naît du malheur commun, du malheur partagé par tous, et de la vue du courage d’autrui. Le peuple surtout, le vrai peuple, celui qui est victime et non pillard, les paysans de ses environs le touchent par la manière dont ils supportent les mêmes maux que lui et pis encore. Cette contagion ou peste qui sévissait alors dans le pays, frappait surtout parmi ces pauvres gens, Montaigne apprend d’eux la résignation et la pratique de la philosophie.

Regardons à terre : les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne, qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple ni précepte, de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école.

Et il continue de les montrer travaillant jusqu’à l’extrémité, même dans leur douleur, même dans leurs maladies, jusqu’au moment où la force leur manque : « Celui-là qui fouit mon jardin, il a ce matin enterré son père ou son fils… ils ne s’alitent que pour mourir. » Tout ce chapitre est beau, touchant, approprié, se sentant à la fois d’une noble élévation stoïque, et de cette nature débonnaire et populaire de laquelle Montaigne se disait à bon droit issu et formé. Il ne saurait y avoir au-dessus d’un tel chapitre, à titre de consolation dans les calamités publiques, qu’un chapitre de quelque autre livre non plus humain, mais véritablement divin, d’un livre qui ferait sentir la main de Dieu partout, et non point par manière d’acquit comme le fait Montaigne, mais la main réellement présente et vivante. En un mot, la consolation que se donne Montaigne, à lui et aux autres, est aussi haute et aussi belle que peut l’être une consolation humaine sans la prière.

Il écrivait ce chapitre (xiie du livre III) au milieu même des maux publics qu’il dépeignait, et avant qu’ils eussent pris fin : il le terminait encore à sa manière poétique et légère, en le montrant comme un assemblage d’exemples, un « amas de fleurs étrangères », auxquelles il n’avait fourni du sien que le « filet » pour les « lier ».

Voilà Montaigne en tout, et, quoi qu’il dise de sérieux, il le couronne par une grâce. Pour juger de sa manière, il suffit de l’ouvrir à toute page indifféremment et de l’écouter discourant sur n’importe quel sujet ; il n’en est aucun qu’il n’égaie et qu’il ne féconde. Dans le chapitre « Des menteurs », par exemple, après s’être étendu en commençant sur son défaut de mémoire, et avoir déduit les raisons diverses qu’il a de s’en consoler, il ajoutera tout à coup cette raison jeune et charmante : « D’autre part (grâce à cette faculté d’oubli), les lieux et les livres que je revois me rient toujours d’une fraîche nouvelleté. » C’est ainsi que, sur tous les propos qu’il touche, il recommence sans cesse, et fait jaillir des sources de fraîcheur.

Montesquieu a dit dans une exclamation mémorable : « Les quatre grands poètes, Platon, Malebranche, Shaftesbury, Montaigne ! » Combien cela est vrai de Montaigne ! Nul écrivain en français, y compris les poètes proprement dits, n’a eu de la poésie une aussi haute idée que lui. « Dès ma première enfance, disait-il, la poésie a eu cela de me transpercer et transporter. » Il estime avec un sentiment pénétrant que « nous avons bien plus de poètes que de juges et interprètes de poésie, et qu’il est plus aisé de la faire que de la connoître. » En elle-même et dans sa pure beauté, elle échappe à la définition ; et celui qui la veut discerner du regard et considérer en ce qu’elle est véritablement, il ne la voit pas plus que la « splendeur d’un éclair ». Dans l’habitude et la continuité de son style, Montaigne est l’écrivain le plus riche en comparaisons vives, hardies, le plus naturellement fertile en métaphores, lesquelles, chez lui, ne se séparent jamais de la pensée, mais la prennent par le milieu, par le dedans, la joignent et l’étreignent. À cet égard, en obéissant si pleinement à son génie, il a dépassé et quelquefois excédé celui de la langue. Ce style bref, mâle, qui frappe à tout coup, qui enfonce et qui redouble le sens par le trait, ce style duquel on peut dire qu’il est une épigramme continuelle, ou une métaphore toujours renaissante, n’a été employé chez nous avec succès qu’une seule fois, et c’est sous la plume de Montaigne. Si on voulait l’imiter, même en supposant qu’on le pût et qu’on y fût disposé par nature, si l’on voulait écrire avec cette rigueur, et cette exacte correspondance, et cette continuité diverse de figures et de traits, il faudrait à tout moment forcer notre langue à être plus forte et plus complète poétiquement qu’elle ne l’est d’ordinaire et dans l’usage. Ce style à la Montaigne, si conséquent et si varié dans la suite et l’assortiment des images, exige qu’on crée à la fois une partie du tissu même, pour les porter. Il faut de toute nécessité qu’on étende et qu’on allonge par endroits la trame pour y coudre la métaphore ; mais voilà que, pour le définir, je suis presque amené à parler comme lui. Notre bon langage, en effet, notre prose, qui se sent toujours plus ou moins de la conversation, n’a pas naturellement de ces ressources et de ces fonds de toile pour une continuelle peinture ; elle court et fuit vite, et se dérobe : à côté d’une image vive, elle offrira une soudaine lacune et défaillance. En y suppléant par de l’audace et de l’invention comme fait Montaigne, en créant, en imaginant l’expression et la locution qui manque, on paraîtrait aussitôt recherché. Ce style à la Montaigne serait, à bien des égards, en guerre ouverte avec celui de Voltaire. Il ne pouvait naître et fleurir que dans cette pleine liberté du xvie  siècle, chez un esprit franc et ingénieux, gaillard et fin, brave et délicat, unique de trempe, qui parut libre et quelque peu licencieux, même en ce temps-là, et qui s’inspirait lui-même et s’enhardissait, sans s’y enivrer, à l’esprit pur et direct des sources antiques.

Tel qu’il est, Montaigne est notre Horace ; il l’est par le fond, il l’est par la forme souvent et l’expression, bien que par celle-ci il aille souvent aussi jusqu’au Sénèque. Son livre est un trésor d’observations morales et d’expérience ; à quelque page qu’on l’ouvre et dans quelque disposition d’esprit, on est assuré d’y trouver quelque pensée sage exprimée d’une manière vive et durable, qui se détache aussitôt et se grave, un beau sens dans un mot plein et frappant, dans une seule ligne forte, familière ou grande. Tout son livre, a dit Étienne Pasquier, est un vrai séminaire de belles et notables sentences ; et elles entrent d’autant mieux qu’elles courent et se pressent, et ne s’affichent pas ; il y en a pour tous les âges et pour toutes les heures de la vie ; on ne le peut lire quelque temps sans en avoir l’âme toute remplie et comme tapissée, ou, pour mieux dire, tout armée et toute revêtue. On vient de voir qu’il a plus d’un conseil utile et d’une consolation directe à l’usage de l’honnête homme né pour la vie privée et engagé dans les temps de trouble et de révolution. À quoi j’ajouterai encore un de ces conseils qu’il adresse à ceux qui, comme moi et comme bien des gens de ma connaissance, subissent les tourmentes politiques sans les provoquer jamais et sans se croire d’étoffe non plus à les conjurer. Montaigne, ainsi que ferait Horace, leur conseille, tout en s’attendant de longue main à tout, de ne pas tant se préoccuper à l’avance, de profiter jusqu’au bout, dans un esprit libre et sain, des bons moments et des intervalles lucides ; il fait là-dessus de piquantes et justes comparaisons coup sur coup, et termine par celle-ci, qui me paraît la plus jolie, et qui d’ailleurs est tout à fait de circonstance et de saison : c’est folie et fièvre, dit-il, de « prendre votre robe fourrée dès la Saint-Jean, parce que vous en aurez besoin à Noël ».