Balzac
I
Traité de la vie élégante [I].
Il y a plus de vingt ans3 déjà que notre maître à tous, cet illustre Balzac, qui a vengé la France du xixe siècle de n’avoir ni un Goethe ni un Walter Scott, publiait, dans on ne sait trop quel journal, ce Traité de la vie élégante. L’auteur commençait alors ses travaux de colosse et ces longues luttes, si fécondes pour sa gloire et pour son génie ; et, comme tous ceux qui ont besoin de se faire un public, il ne choisissait pas beaucoup ses intermédiaires, et il mettait le plus cher trésor de sa pensée sur le premier flot venu de cette mer de la publicité quotidienne, qui, comme l’autre mer, efface si vite de son sein la trace de tous les sillages ! Trop délicat, trop fin, trop profond, sous sa légèreté apparente, pour le public des journaux qui lit toujours d’un œil distrait ou préoccupé, l’ouvrage en question, fait pour être apprécié dans la plus lente et la plus voluptueuse dégustation de l’intelligence, eut le sort de tant de choses charmantes que Dieu envoie aux hommes et dont ils ne jouissent pas, et il eût péri, sans nul doute, si la plus noble piété envers la mémoire de l’auteur ne l’avait sauvé de l’oubli en le publiant pour la première fois en volume4. Dans de telles circonstances, un livre de Balzac, un livre presque inconnu, et qui ne se rattachait par aucun lien à l’ensemble de La Comédie humaine, pouvait-il passer sous les yeux de la Critique sans les attirer ?… À la vérité, la Critique n’ignorait pas qu’un tel ouvrage, diamant perdu et rapporté à un écrin immense, n’y ajouterait guères qu’une étincelle ; mais ce qu’elle tenait à indiquer, c’est que ce livre inaugurerait peut-être dans la littérature française du xixe siècle un genre particulier de littérature, qui a son nom depuis longtemps en Angleterre (littérature fashionable ou de high life), et qui, n’existant pas en France, y débute, grâce à Balzac, par un chef-d’œuvre.
Avant Balzac, en effet (et nous parlons du Balzac de 1830), qui donc avait songé à produire un livre comme le sien ? Quel écrivain, quel moraliste, quel observateur, si spirituel et si original qu’il pût être, avait eu l’idée d’un Esprit des Lois de la vie élégante ? mais d’un Esprit des Lois relevé de plus de généralités et d’épigrammes qu’on n’en trouve dans Montesquieu… Le grand moraliste du xviie siècle a dans ses Caractères un chapitre du costume qui, par un côté, touche au sujet traité par Balzac, et par un autre s’en éloigne, mais c’était là tout ou à peu près… Qui s’était jamais avisé de superposer des axiomes à tous ces faits, jusque-là sans raison, — on le croyait du moins, — qui constituent, dans une civilisation avancée, la vie élégante, de toutes les manières de vivre la plus difficile à fixer et à caractériser ? Qui avait essayé de décomposer le rayon sur le flanc mobile de ce nuage et d’en expliquer l’arc-en-ciel ?… La vie élégante, que les hommes soi-disant littéraires dédaignent, et qui paraît aux hommes graves si peu digne de ce superbe regard de myope qui les distingue et qui appuie sur toutes choses sa lourdeur de plomb, cette vie avait en France et en Angleterre — les deux seuls pays où elle soit possible — des peintres et des interprètes ; mais, jusqu’à Balzac, personne, dans ces deux pays, n’avait pensé à en faire la législation et à en dégager la philosophie. En Angleterre surtout, où, grâce à l’aristocratie, la vie élégante se précise et ne se compose pas seulement, comme chez nous, de nuances pâles et subtiles, les écrivains de high life sont nombreux Il y a toute une école. Mais nul d’entre eux et parmi les plus distingués, ni Bulwer, ni Lister, ni Normanby, ni Byron (écrivain de high life dans les derniers chants du Juan et dans ses Mémoires), ni le comte d’Orsay, qui avait commencé par écrire et qui, s’il avait continué, aurait plus marqué comme écrivain et comme observateur de high life que comme artiste, nul n’avait effleuré de sa pensée le sujet que Balzac, au début de sa vie intellectuelle, avait résolu de creuser. Malheureusement, nous n’avons qu’un fragment de cette merveilleuse intaille. Le traité de Balzac devait embrasser la vie élégante tout entière, avec ses faces multiples et ses développements, et il n’en a touché que la première partie, mais d’une main si sûre, si juste, si habile, si raffinée, et, qu’on me permette le mot ! si amoureusement retorse, que nous imaginons très bien ce qu’aurait été — si l’auteur l’eût achevé — ce livre, qui tient à la fois de l’observation la plus perçante et de la fantaisie la plus inspirée, et où, comme deux lutteuses qui s’étreignent sur le pied d’une coupe antique, l’ironie s’entrelace à la Profondeur.
Mais tel qu’il est, du reste, ce petit livre inachevé de Balzac est une véritable fortune pour tous les esprits — littéraires ou du monde — qui recherchent cette espèce de littérature dans laquelle on retrouve, sous des formes piquantes, les raffinements des excessives civilisations. Un traité de la vie élégante, partout où il s’écrit, fût-ce en Chine, n’est jamais que cela. Il ne faut donc pas s’y méprendre : l’étincelante théorie de Balzac n’est individuelle que par le détail et la forme, par cet art inouï qui bâtit des Alhambras aux mille labyrinthes sur la pointe de deux aiguilles, avec une truelle enchantée ! Mais par le fond, elle est sociale : et si toute observation bien faite n’était une conquête, j’oserais presque dire qu’elle ne lui appartient pas. Nul artiste, en effet, nul penseur, ne tire de sa tête, si riche qu’elle soit, la notion de l’élégance à l’état pur. Avant lui, autour de lui et même en lui, elle subsistait, travaillée par le milieu social dans lequel il pense et qui lui a appris à penser. Il peut, comme Balzac dans son livre, la féconder ou l’élargir par de nombreuses, de sagaces et toutes-puissantes applications ; mais alors il la subit encore plus qu’il ne la modifie. Il fait la loi, je le veux bien, mais il est obligé de la tirer de la coutume.
En publiant sa Théorie de la vie élégante, Balzac a donc fait plus que d’attester par un livre nouveau l’inépuisable variété de ses facultés et le caractère épique d’un génie qui s’appropriait tous les sujets. Il a — et c’est ici le point important à noter — opposé, en matière d’élégance et de high life, dans le sens que l’Angleterre donne à ce mot, le génie français au génie anglais, une littérature à une autre, et par la précision, la netteté, la vérité inattendue de sa théorie, il a, d’un seul effort et d’un seul coup, dépassé tout ce qu’avec sa littérature fashionable, classée et presque organisée, l’île aux dandys avait produit.
Et la preuve de ce qu’on dit là est facile. Le seul ouvrage dogmatique en matière d’élégance qu’ait l’Angleterre, le seul qui prescrive directement et enseigne, c’est le recueil des lettres de lord Chesterfield à son fils. Eh bien, que l’on compare, si on l’ose, ce traité du gentilhomme, ce rituel mondain de l’aristocratie anglaise, avec le traité de Balzac, et on verra si l’abîme qui sépare ces deux livres vient uniquement du mouvement des temps et de la différence des époques, mais s’il ne tient pas plutôt au fond même des notions de l’écrivain ! Je sais bien que lord Chesterfield, ce vieux damoiseau du xviiie siècle, avec sa manière de concevoir la vie élégante de son temps (car il n’y a pas de vie élégante absolue), a fait plus d’une fois sourire la race orgueilleuse de ces « Beaux » de l’époque du prince de Galles et de Brummell, qui cherchèrent et trouvèrent leur expression littéraire dans les premiers romans de Bulwer. C’est peu de chose que Chesterfield. Mais ce n’est pas notre faute, à nous, si l’Angleterre répugne tant aux idées générales, si elle a plus de romans et de poèmes que de théories philosophiques et même fashionables. Quand la Critique compare des livres analogues, il faut bien les prendre où ils sont.
Et, d’ailleurs, n’importe où, ni dans leurs romans, ni dans leurs poèmes (Moore a fait un poème fashionable), ni dans Don Juan, la plus belle œuvre que le dandysme, servi par une tête de génie, ait créée jamais, la pensée anglaise n’a exprimé sur cette haute question d’art humain et d’esthétique sociale — l’élégance dans la vie ! — des idées aussi saines et aussi lucides, en leur claire profondeur, que Balzac dans ce petit traité qui dit tant de choses sérieuses en souriant. Il y a plus : sans les exprimer, nulle plume tenue par une main anglaise ne les a fait pressentir, et la cause de cela n’est dans le génie individuel de personne. Elle est dans la notion même de l’élégance telle qu’on la conçoit et qu’on l’admet en Angleterre. Elle tient à ce qui l’a faussée et à ce qu’on y prend pour elle : le dandysme.
« Le dandysme — dit Balzac — est une hérésie de la vie élégante »
, et il a raison. Mais c’est l’hérésie de l’Angleterre. Or, on sait à quelles profondeurs tombent les choses dans ces mœurs anglaises qui semblent les garder toujours. Il faut donc que le Génie de l’Élégance s’en console ! Le dandysme — comme l’anglicanisme, comme le puritanisme et le cant, contre lesquels il fait réaction et dont il est l’hypocrisie opposée, — n’est pas près de quitter l’Angleterre. Il peut y pâlir, s’y voiler, non complètement y disparaître. Y a-t-il donc beaucoup d’années que Bulwer, détourné de la voie de ses premiers romans, écrivait son livre au daguerréotype : De l’Angleterre et des Anglais, et n’y sentait-on pas l’influence de ce dandysme autochtone à la Grande-Bretagne qui vient de tout un ensemble de mœurs et d’institutions, et que les favoris du
Prince du Dandysme, le prince de Galles, purent bien nommer, mais ne créèrent pas ?
Il existait avant eux, qui ne le sait ? Mais ils le redoublèrent, ils l’exagérèrent, ils lui donnèrent une vie et une intensité nouvelles ; car nommer les choses, c’est les créer, a dit Mahomet, ce grand métaphysicien en turban ! Ils donnèrent à ce qui n’était d’abord qu’une affectation, un faux pli dans les mœurs de la classe élevée, les proportions d’une monstruosité. Les dandys de la bande du prince de Galles (bande est bien le mot), en tentant de s’élever au-dessus de la vie, tombèrent au-dessous. Ils éteignirent en eux le sentiment humain. Ces pâles vampires des tables vertes de Windsor, qui ne suçaient pas le sang mais l’or qui devait entretenir leur luxe grandiose, élégants jusqu’à la chimère, cessèrent d’être hommes et devinrent des poupées terribles ; car elles avaient l’ironie, le sang-froid, l’audace, et un esprit mystificateur et cruel.
Ici j’éprouve le regret d’avoir à noter une erreur dans un livre plein de vérités : « En se faisant dandy — dit Balzac — on devient un mannequin plus ou moins ingénieux, qui sait se poser sur son cheval ou sur un canapé, qui mord ou tête habituellement le bout d’une canne ; mais un être pensant ? jamais ! »
Certes ! ce n’était pas la pensée pourtant qui manquait à George IV, à Brummell et à Sheridan ; car Sheridan fut un dandy. Et Balzac le sait si bien que, dans
son livre, il évoque l’image de Brummell, et met sous l’autorité de son nom bien des aperçus et bien des axiomes, — ce qui, pour le dire en passant, change l’erreur en contradiction. Non ! les dandys ne sont pas fatalement ce qu’a dit Balzac. Ils peuvent l’être accessoirement quelquefois, mais nécessairement, cela est faux. Les dandys les plus célèbres de l’Angleterre, de 1794 à 1815, se lèvent pour répondre. D’un goût perverti à force de recherche, — on peut l’accorder, — ils agirent avec ce goût blasé comme avec leur sang lymphatique et croupi, dont ils aiguillonnaient l’ardeur sous les morsures de ce dévorant caviar qu’ils aimaient. Mais il leur resta l’intelligence ; une intelligence sans passion, il est vrai, mais qui semblait se conserver dans sa propre glace quand tout se putréfiait en eux. Tels ils furent, au scandale de cette pharisaïque Angleterre, dont la vertu se laisse fort bien enlever et qu’ils séduisirent et révoltèrent tour à tour. S’ils n’avaient été que des
téteurs de canne
, comme dit Balzac, auraient-ils exercé cette influence qui va de la détestation à l’idolâtrie et des prosternements au mépris ? Eu supposant qu’ils eussent influé sur l’animal « aux têtes frivoles »
des salons et des boudoirs, auraient-ils assez régné sur la partie vraiment intellectuelle de la société à laquelle ils appartenaient pour que toute une littérature les reflétât et les caressât en les reflétant, comme un miroir d’Armide tenu par des mains amoureuses ? On ne peut les chasser des Mémoires
contemporains ; ils y sont partout, et c’est leur droit d’y être. Il n’y a point d’ostracisme en histoire. Mais le nombre des livres d’imagination où ils sont, et où ils pourraient très bien n’être pas, est immense. Que de types ils ont modifiés ! Et toute cette action ne s’est pas limitée à la littérature anglaise. Nous l’avons nous-mêmes ressentie. Au moment où Balzac écrivait son Traité de la vie élégante, un homme qui n’est pas son égal, à coup sûr, mais qui n’a pas non plus d’égaux, Stendhal, venait, dans son Rouge et Noir, de révéler des facultés puissantes d’observation créatrice et un style de génie ; car il ne ressemble au style de personne. Sa sobriété produit plus d’effet que la magnificence, et il prend l’imagination par tout ce qu’il ne lui donne pas. Eh bien, Stendhal avait peint le dandysme en homme qui, sous les impertinences de l’attitude, en comprenait la profondeur ! Enfin, pour citer Balzac lui-même à Balzac, les têtes les plus étonnantes de sa Comédie humaine, celles dans lesquelles il a versé le plus d’intelligence, sont des têtes de dandys. C’est Henri de Marsay, le Machiavel-Alcibiade, c’est Maxime de Trailles, le Mirabeau manqué, c’est la Palferine et tant d’autres, marqués tous, sans que la largeur de leur front en souffre, de ce cachet de dandysme laissé peut-être pour longtemps sur la fatuité de la société européenne, tant les hommes qui gravèrent ce cachet aux armes de l’Angleterre furent de redoutables fascinateurs !
II
Les Fantaisies de Claudine [II].
Les Fantaisies de Claudine 5 sont cet éblouissant roman taillé à facettes de notre illustre Balzac qui parut d’abord sous ce nom, et que son auteur fit entrer dans sa Comédie humaine sous le titre plus svelte et qui prend de plus près le sujet : Un prince de la Bohème. C’est l’ancien titre que l’éditeur Didier a rétabli, et nous le regrettons. Voilà la seule critique que nous adresserons à sa publication. Il a cru pouvoir détacher une des plus ravissantes fleurs que l’audace du génie ait sculptées dans une des frises de son splendide monument, et nous l’offrir ainsi à part de l’ensemble où elle brille. En ceci, l’habile éditeur a eu raison. Les bas-reliefs du Parthénon emportés par lord Elgin n’en étaient pas moins des chefs-d’œuvre que l’admiration suivait partout, et il n’y a pas non plus une seule pierre de cet autre Parthénon de La Comédie humaine qu’on ne puisse admirer encore hors de la place où le grand architecte l’incrusta.
Nous n’avons pas à juger le livre de Balzac. Qui ne l’a pas lu ? Qui ne le connaît pas ? Qui n’en a pas l’esprit ébloui et charmé ? Qui, ayant lu ce Prince de la Bohème, aussi profond que Le Prince de Machiavel et plus gai, n’est pas resté sous la merveilleuse puissance d’idéal que ce livre atteste ?
Le volume est élégant, mignon, dandy, parfaitement digne d’être acheté par les princes de la Bohême, s’ils payaient jamais quelque chose, et s’il y avait encore des princes dans la Bohême, qui, depuis la mort de Balzac, l’incomparable historien, a perdu son ancienne aristocratie.
III
Contes drolatiques [1er article : III-V].
Voici une réimpression audacieuse et superbe, comme la librairie qui tiendrait à bien mériter des Lettres devrait plus souvent en risquer : ce sont les Contes drolatiques 6 de Balzac, qui devaient former un collier de cent pierres précieuses, collier brisé tout à coup sous les doigts découragés du merveilleux joaillier qui les avait serties et qui en opposait et en accordait les feux comme s’il avait été le musicien de la lumière. Un ami du grand artiste qui n’est plus, par admiration pour son génie, par piété envers sa mémoire, est devenu l’éditeur de cette œuvre inachevée. Il a voulu replacer sous les yeux du public un livre dont le public indifférent s’était détourné quand il parut, et tenter de nouveau, en faveur d’un chef-d’œuvre de sentiment et de langage, cette fortune des livres, incompréhensible comme toutes les fortunes. En fait de livres comme en fait d’existences, le malheur et le bonheur sont si singulièrement répartis que l’homme, qui ne veut avoir la honte d’aucune ignorance, se rejette, pour les expliquer, à quelque chose d’aveugle, de sourd et de muet, qu’il appelle follement une étoile.
Aura-t-il la sienne, cet ouvrage, repris par un éditeur courageux, dévoué, intelligent, qui le ressuscite, mais avec la splendeur d’une véritable résurrection ?… Attiré par les Illustrations dont ce livre est orné, et qui sont dues à un talent d’une fougueuse et étrange fantaisie, le public reviendra-t-il à ces récits où l’art le plus raffiné se mêle à l’archaïsme le plus savant, et où l’imagination la plus féconde crée pour son compte sous les formes les plus admirablement imitées ? À cette heure, le génie de Balzac n’est discuté par personne. Sa gloire profitera, sans nul doute, à celle de ses œuvres que dans sa conscience d’artiste il estimait le plus. Nous sommes d’assez dociles petits garçons avec la Gloire. Elle peut, de ses rayons vainqueurs, dessiller bien des yeux et les ouvrir à des beautés inaperçues. Elle a des Epheta sublimes. Un jour, ces Contes — bijoux oubliés au pied de La Comédie humaine, qui fait ombre sur tout ce qui l’entoure, — reprendront leur place aux yeux des hommes. Pourquoi pas, en effet ? Des œuvres plus grandes que ces Contes eux-mêmes n’ont pas eu immédiatement leur jour et l’ont attendu▶ des années.
Incroyables retards, dont l’histoire littéraire est pleine ! Faut-il s’étonner ? Faut-il sourire ? En 1300, la Divine Comédie était sans action à Florence. Ingrate pour le poète, insensible à l’œuvre, Florence vivait les oreilles bouchées par le son de l’or, l’esprit en proie aux calculs de l’usure, et toute l’Italie, qui n’était pas composée que de cardeurs de laine et de Shylocks, était aussi antidantesque. Ce fut vingt ans après la mort de Milton qu’un matin Addison découvrit que le Paradis perdu pourrait bien être un poème de talent et un honneur pour l’Angleterre. Les allemands, tout allemands qu’ils sont, n’entendirent rien d’abord à Goetz de Berlichingen, et, mystification de la renommée ! Auguste La Fontaine fut longtemps, même après Werther, plus célèbre que Wolfgang Goethe ! Cependant, la Divine Comédie, le Paradis perdu, et Goetz de Berlichingen, avaient été écrits dans la langue qui les avait vus naître, tandis que Balzac, en ses Contes, espèce de Josué littéraire, a fait reculer le soleil de la langue de trois siècles. Ceci dépaysa le public deux fois, et fit presque du succès une gageure contre l’impossible. C’était en 1834. Balzac, dont la personnalité allait jaillir aussi profonde et aussi complète que celle de Dante, de Milton ou de Goethe, voulut, dans les impatiences d’un génie qui jetait son écume, rivaliser d’invention avec Boccace et de langage avec Rabelais ; mais il ne réussit que pour les artistes, les écrivains et les connaisseurs. Seulement, pour eux, il réussit à tel point que le Décaméron ne fut plus qu’une guirlande pâlie en comparaison de ces trois éblouissants dizains des Contes drolatiques, — ce segment d’un cercle d’or et de cinabre qui n’a pas été terminé, — et si Rabelais ne fut pas dépassé, — car Rabelais est une des Colonnes d’Hercule du bien-dire, — il fut, du moins, égalé pour la grandiose bonhomie du style et la naïveté, admirablement comique, de l’expression.
Et je ne parle que de l’expression. Je sais, et Balzac le savait aussi, ce qui sépare l’auteur des Contes drolatiques de l’énorme Modèle et du Maître dont il a essayé une fois de retrouver quelques-uns des secrets perdus. Rabelais n’est pas tout entier dans sa langue prodigieuse ! il est, de plus, un génie épique dans le rire, c’est-à-dire là où l’épopée est le moins possible. Les types qu’il a inventés sont encore plus étonnants que son langage. Gargantua, Pantagruel, Jehan des Entommeures, Bridoie, Panurge, ressemblent aux créations d’un monde antédiluvien, mais vivant d’une vie immortelle, ce qui les rend supérieurs aux fossiles rongés de Cuvier. Ils sont des Titans d’un grotesque immense, mais des Titans qui n’ont rien de mythologique ; car on sent qu’au fond de ces colosses entripaillés, comme dirait leur poète, il y a les entrailles humaines. Avec le style, telle est la seconde puissance de Rabelais, la seconde corne de ce front où le dieu fait soubassement au satyre. Chateaubriand, qui n’avait
pas la solidité, que rien n’entame, du grand critique, mais qui en eut quelquefois l’éclair de vision souveraine, a parlé dans une phrase monumentale des génies-mères, d’où s’épanchent, comme d’une source, les littératures ; et, parmi ces génies-mères, il a compté Rabelais : « Homère — dit-il — a fait la Grèce, et même Virgile, Dante, l’Italie jusqu’au Tasse ; Shakespeare, l’Angleterre (il aurait pu ajouter l’Allemagne), et Rabelais la France. »
Certes ! on peut en croire Chateaubriand, l’idéal, le chevaleresque et le mélancolique ! Il a raison. Rien n’est plus vrai. Rabelais, littérairement, a fait la France. La Fontaine, Molière, Voltaire, Beaumarchais, ne sont pas, comme on a l’air de le croire, les seuls descendants de cette espèce de Magna parens de l’esprit français et de sa littérature. Nous en descendons tous de père en Fils. Nous sommes tous rabelaisiens, en plus ou en moins, dans la substance même de notre pensée, même les plus sévères d’entre nous, même ceux qui méprisent Rabelais ou qui le maudissent. Et, quand je parle ainsi, que l’on m’entende bien ! je laisse là les opinions ou les intentions criminelles de Rabelais, qui dirigea son esprit, comme une catapulte, contre un ordre social magnifique et qu’on ne calomnie que parce qu’on l’ignore, mais je parle de l’essence la plus subtile de sa pensée et des influences dont elle a pénétré les générations littéraires qui l’ont suivi. Je dis que, malgré elles, elles ont gardé en elles je ne sais quoi de ce génie que
Chateaubriand appelle maternel, tant il est profond, et tant nous semblons en être issus ! La plaisanterie, l’ironie et le rire, ces trois rayons dont est formée la foudre joyeuse de ce Jupiter de l’orgie, sont toujours près de partir d’une phrase française.
« Les grands esprits, — a dit le grave de Maistre, ce français du Piémont ; — les grands esprits qui n’ont pas le petit mot pour rire, ne sont pas vraiment de grands esprits. »
Et le mot, parfaitement vrai en France, serait faux ailleurs. Balzac, qui est devenu si sérieux, qui s’est épuré en montant, qui est devenu le calme et l’impartial observateur de La Comédie humaine et cette grande tête d’ordre et d’autorité que les désordonnés d’esprit nient encore comme ils nient l’ordre dans la nature, Balzac avait dans le sang, et plus que personne puisqu’il était un génie français, cette goutte de lait maternel, cette propension au rire, à la comédie, à la gaîté qui touche aux larmes, tant sa force épuise vite la nature humaine ! Cela se reconnaît à plus d’une page et à plus d’un caractère de sa grande œuvre. Plus tard, s’il avait vécu, il serait retourné pleinement à ce rire désabusé qui joue si bien dans les belles rides de la vieillesse. Mais là, pas plus que dans La Comédie humaine. Balzac n’aurait retrouvé ce genre de rire qu’il n’eut qu’une fois, — dont une fois il a fleuri sa fantaisie, — ce rouge bourgeon de vigne qu’il a ôté, pour le mettre à sa couronne, d’autour du hanap de Rabelais.
IV
Ce genre de rire, Balzac l’a défini lui-même quand il osa offrir des Contes drolatiques à la gravité du xixe
siècle. Il savait que ce rire, qui ne cueillait pas les lèvres, mais qui les épanouissait, ce rire à gorge déployée, éveillerait des échos grondeurs. Après s’être transformé par l’inspiration, par le sentiment, par le tour et par le langage, en chaud conteur du xvie
siècle, il eut peur du masque qu’il s’était composé et il écrivit cette préface, inutile comme toutes les préfaces, dans laquelle il nous dit que « le Rire est ung enfant nud »
, pour nous faire croire à son innocence. Le penseur chrétien qu’il allait être, l’auteur du Curé de village et du Médecin de campagne, apprit plus tard que les enfants nus ne sont pas innocents quand ils portent la faute de leurs pères. La grâce de l’image ne devait donc pas défendre le livre de Balzac, s’il tombait sous le reproche des esprits austères, et c’est en vain que, comme Alcibiade, il avait peint un enfant sur son bouclier.
Ces Contes, en effet, peuvent inquiéter les esprits qui veulent avant tout, même avant le talent, la moralité dans les œuvres. Ils peuvent les inquiéter, puisqu’ils ont inquiété Balzac lui-même, et le meilleur moyen de les défendre contre une critique juste, mais élevée, n’était pas d’accuser du cant que lord Byron reprochait à l’Angleterre une société qui aurait mieux valu si elle eût été hypocrite… L’hommage à la vertu ne nous distinguait pas en 1834. Les livres qu’on publiait alors sont encore là pour l’attester, ainsi que les réputations bâties sur ce grossier pilotis qui finira par s’écrouler et se fondre au souffle du temps. Au lieu de supposer ce qui n’existait pas, comme Balzac a fait dans la préface de ses Contes, il fallait simplement rappeler l’intention de l’auteur et bien déterminer l’effet et l’influence de son livre. C’était plus franc, plus mâle et plus sûr.
Qui ne le sait ? ce qui fait surtout le danger d’un livre, c’est le dogmatisme de l’erreur ou la caresse à la passion contemporaine, qu’on redouble en la caressant. Or, les Contes drolatiques sont nets de ces deux causes de perturbation profonde. Ils ne sont ni l’expression d’une société vivante, ni même l’œuvre d’un homme vivant ; car Balzac semble avoir traversé le tombeau pour les écrire et pris une âme de ce passé qu’il a voulu peindre. Tour de force d’archéologie littéraire, ces Contes, qui seront appréciés un jour et rangés sur les hauteurs de l’art, ne seront jamais populaires. Leur effet ne sortira pas de cet arcane littéraire où le vieux langage dans lequel ils sont écrits doit nécessairement les retenir. Assurément, si un livre semblable avait paru à la date de la langue qui s’y trouve parlée, il aurait fait le même mal que ceux de Boccace, de Marguerite de Valois, de Rabelais et de tant d’autres rieurs, charmants et coupables, et il partagerait la même condamnation et la même peine devant l’Histoire. Mais ce frais écho de l’éclat de rire du Passé dans des ruines couchées à terre, n’insulte rien et ne peut plus rien renverser. Nous savons à quoi nous en tenir sur ces moines que la frivole Renaissance a tympanisés parce qu’ils portaient des cuculles. Nous savons que tous ces capuchons étaient le génie, la vertu et la civilisation du monde ! D’un autre côté, ce ne sont point quelques plaisanteries de fabliau sur le mariage, lesquelles traînent dans les Gaules depuis qu’il y a des Gaules, et que toute la piété du Moyen Âge n’interdisait pas à l’esprit gaulois, qui peuvent faire un mal bien grand dans un temps où c’est l’institution même qui a été attaquée et où l’adultère a été glorifié philosophiquement comme un droit. Balzac a dit suprêmement bien que, pour lire son livre, il fallait de la pureté de cœur, et c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à dire de tous les livres où la passion est vivement montrée, cette passion d’ailleurs inévitable, car sans elle l’art, qui prend son point d’appui et son assise dans la nature humaine, n’existerait plus.
« Ores donques, — a dit le prestigieux conteur avec la cordialité d’une bonne intention, — prenez ceste œuvre comme ung grouppe ou statue, desquels ung artiste ne peut retraire certaines pourtraictures… »
Et, de bonne foi, y a-t-il à faire
davantage ?… En face de l’œuvre d’un talent consommé, ne nous faisons pas les iconoclastes d’une moralité déplacée ici et rétrécie. Pensons à la sagesse et à la largeur de l’Église romaine. Que de fois elle a eu la charité de l’intelligence pour des chefs-d’œuvre qu’une mère moins forte aurait effacés ! Que de fois elle a laissé, avec une sublime indulgence, le Conte drolatique, sorti de la fantaisie d’un artiste aux intentions pures, s’enlacer aux frises de ses cathédrales et rire aussi sur ses portails !
Cela dit, pour l’honneur de la vérité et pour l’apaisement d’une conscience dont Balzac sentit noblement les murmures, je n’aurai plus qu’à exprimer en peu de mots le jugement du critique littéraire sur un livre inouï, de première originalité dans l’imitation, et qui enlève désormais le sens à ce mot d’inimitable que l’on voit prodigué dans les traités de littérature.
V
De tous les livres sortis du fécond cerveau de Balzac, j’estime, comme lui, qu’artistement c’est le premier… L’inspiration n’en est pas personnelle à l’auteur, dira-t-on. Mais si on admire un grand poète dramatique parce qu’il a la force de s’effacer et de parler à travers le personnage d’un autre, que doit-on penser de Balzac, qui, pendant trente Contes plus longs qu’aucun drame, parle à travers la passion, les manières de voir et la langue vraie du xvie siècle ? Cependant, si étonnant que cela puisse paraître, ce n’est ni cette faculté de déplacement, ni cette souplesse de Protée, qui me frappe et me ravit le plus dans les Contes. Ce n’est pas même l’éclat d’un coloris et le fini d’une peinture qui rappelle les plus grands maîtres sur toiles de la Renaissance, et fait de ce livre quelque chose de plastique qui se sent aux yeux comme dans la pensée. Non ! c’est le don le plus rare et le plus exquis que de grands génies, et de très grands, n’ont pas toujours trouvé dans leur talent et n’ont pas déposé dans leurs œuvres : je veux dire la naïveté, sans laquelle il n’y a pas de grâce toute-puissante et absolue dans les petites choses, et la bonhomie, sans laquelle, dans les grandes, il n’y a pas de complète grandeur.
Naïveté ! bonhomie ! la Critique n’a jamais — il me semble — assez insisté sur ces qualités et sur leur importance. Elle les a quelquefois notées, en passant, comme deux causes de jouissance pour l’esprit, deux dons heureux, mais elle n’a pas assez rendu compte de tout ce qu’elles donnent de supériorité à l’intelligence et à ses œuvres. Jusqu’ici cela est resté à l’état latent et obscur. Ni dans les arts, ni dans les lettres, pas de mérite suprême sans la naïveté et sans une bonhomie profonde ! La simplicité même, cette étoffe du sublime, ne suffit pas. Pour une critique qui va au fond, sous les contours et sous les lignes, Homère est un bonhomme, et Horace, le poète aux sensations pénétrantes et fines, le sentait bien quand il l’appelait : Bonus Homerus. Cependant Homère est un grand, c’est-à-dire un poète qui n’appartenait pas à cette ère du monde où la bonhomie pût être développée dans l’esprit ou dans l’âme humaine, car elle correspond à la vieillesse de l’humanité. C’est nous, les derniers venus d’ici-bas, qui avons blanchi sous le faix de la science et des sensations de la vie, c’est nous qui pouvons posséder dans toute sa force et sa plénitude cette vertu de bonhomie, inhérente à tous les talents, qui nous prend le plus à la poitrine et qui rend humain l’idéal ! Je n’ai pas à rechercher ici l’âpre et colossale bonhomie de Michel-Ange, ou la naïveté qui ouvre sa fleur, avec ses yeux de Jésus, dans Raphaël. Il faut me borner aux choses littéraires. Mais, en littérature, plus l’œuvre et le talent seront profonds, plus nous retrouverons ces deux qualités divinisantes. Les auteurs dramatiques sont moins eux-mêmes que les autres écrivains ; cependant, prenez Shakespeare, l’impersonnel Shakespeare, dans les poésies de récit ou de sentiment qui nous restent de cet esprit si formidable à la scène, et voyez s’il n’y sourit pas avec cette bonhomie familièrement sublime que le bonhomme Corneille avait comme le nonpareil La Fontaine, et qui fait plus grand Walter Scott, lequel l’avait aussi, que ses rivaux de renommée, Goethe et Byron, qui ne l’avaient pas !!!
Or, ce sont ces deux qualités incommunicables, et après lesquelles il n’y a plus rien à citer dans les formes et les mérites de la pensée, que Balzac a montrées dans les Contes drolatiques comme il ne les a jamais montrées, du moins au même degré. Dans La Comédie humaine, on rencontre bien çà et là des types et des tableaux d’une bonhomie adorable, mais ce n’est pas là le ton ordinaire de l’écrivain ou la qualité la plus en relief de l’inventeur. Dans les Contes drolatiques, au contraire, la naïveté et la bonhomie ont une expression continue, et versent partout les lueurs de leur surprise ou les ombres de leur profondeur. Ici, l’artiste ne manque jamais cet accent ineffable qui fit mourir le pauvre Jean-Paul de chagrin, car il l’entendait en lui, comme Beethoven, le sourd, entendait sa musique, mais il ne put jamais le faire sortir de sa pensée. Dans ces Contes, Balzac est donc supérieur, par la continuité du sentiment et le naturel de l’expression, à ce qu’il est dans La Comédie humaine. Les historiens littéraires qui s’occuperont un jour de Balzac avec le respect et le sérieux que l’on doit à cette Majesté intellectuelle, reconnaîtront, je n’en doute pas, la vérité d’une observation que je n’ai qu’indiquée, et ne me donneront pas de démenti.
VI
Contes drolatiques [2e article : VI-IX].
C’est une idée fort heureuse de l’éditeur des Contes drolatiques que d’avoir fait illustrer ces Contes par Gustave Doré. Balzac, avant d’écrire cette épopée tout en épisodes où, malgré l’absence du rythme, la poésie coule à bords aussi pleins que dans le lit transparent des strophes de l’Arioste, Balzac avait vécu longtemps dans la fécondante intimité de Rabelais ; comme la belette de la fable, il s’était engraissé dans ce vaste grenier d’abondance… Or, par une singulière analogie, qui a été une loi de conduite pour l’intelligent éditeur, Gustave Doré a aussi passé avec Rabelais ses premières années d’invention et d’étude. Avant d’illustrer Balzac, il avait illustré (on se rappelle avec quel éclat !) les œuvres du Maître de la Gaye Science. C’est par Rabelais que lui était venu son commencement de renommée. C’est par Balzac, fils de Rabelais, qu’il va l’achever.
Mais il y a mieux que la renommée : c’est le talent qui sert à la conquérir. Eh bien, si naturel qu’il soit et d’une prime sauterie aussi jaillissante qu’il puisse être, le talent de Doré relève de Rabelais encore plus directement, si c’est possible, que la renommée qu’il lui doit ! Il est aisé de le reconnaître : l’enfant robuste — car c’était presque un enfant que ce jeune homme quand il illustra Rabelais — a été nourri de moelle de lion par l’immortel Centaure. Il a couché sur ces reins fauves et musculeux où semblent avoir grandi trois hommes d’un mérite inégal et d’un génie différent, mais trois maîtres : Téniers, Callot, Rubens ! C’est dans la lie vermeille dont le front homérique de Rabelais est rougi que Doré a trouvé, probablement, le coloris de son crayon. Alliance de mots qui n’est pas trop forte ! C’est, en effet, de Doré que l’on peut dire que son crayon a du coloris. Sans préjuger complètement l’avenir d’un jeune homme dont les défauts tiennent à l’impétuosité de la vie, nous osons dire que cet avenir restera marqué de l’influence première, et que le talent de l’artiste gardera toujours à son front la trace enflammée du baiser mordant de Rabelais. À cela nul grand inconvénient sans doute. Quel talent relève de soi seul ?
Il n’y a pas plus de talents autochtones qu’il n’y a de peuples autochtones, et, d’un autre côté, ce n’est pas Rabelais qui déformera jamais la tête, éprise de son génie, qui aura reposé ou médité sur ses mains inspirées, lui si grand artiste qu’on ne pense qu’à son art lorsqu’il pétrit l’argile la plus grossière, et que, par la forme, il l’égale au marbre le plus pur !
VII
Il est très difficile de donner littérairement une idée exacte du talent actuel de Gustave Doré. Et je dis actuel, parce que cet esprit exubérant changera plus d’une fois sa voie avant de découvrir celle dans laquelle il devra rester. Ce n’est pas un peintre, du moins dans les Illustrations que nous avons sous les yeux. C’est à peine un dessinateur, et cependant c’est un artiste (on l’appellera comme on voudra) qui produit des effets merveilleux avec des moyens presque nuls. Il agit sur un bout de papier de trois doigts, et, insoucieux (trop insoucieux peut-être !) de la correction de la ligne, il rappelle, dans ces conditions que je ne veux ni dissimuler ni affaiblir pour donner une idée de ce talent étrange, oui ! il l’appelle involontairement les trois maîtres que j’ai nommés, et qui ont comme du sang luxuriant de Rabelais dans les veines de leur génie. Évidemment, il n’a pas la bonhomie pleine de profondeur des deux Téniers, — car ils étaient deux, ces talents si semblables qu’ils n’en font plus qu’un dans la mémoire des hommes, — mais il en a parfois la fougue burlesque et l’emportement de kermesse. Il n’a pas l’idéale noblesse de Callot, le plus idéal des artistes, qui élève la caricature aussi haut qu’elle peut monter, transforme la réalité sans cesser de la tenir d’une main puissante, nous pose des mendiants magnifiques drapés dans leurs guenilles comme dans des manteaux de rois, et des bourreaux tortionnaires à tournure d’archange, dardant la triple épée de feu au dos des coupables, mais il en a souvent l’audace, la cambrure, le tortillement italien, ce mouvement de serpent ou de diable (c’est la même chose depuis la Bible) qui donne aux types de l’auteur de La Tentation de saint Antoine ce je ne sais quoi de provocant et de passionné qui est certainement un des charmes de l’enfer. Enfin, de Rubens, qui vient tout écraser avec ses toiles splendides, il n’a pas, il ne peut pas avoir la plantureuse grandeur, l’enthousiasme de la chair vivante, la sensualité du coloris et les bacchanales de palette, mais pourtant il nous fait penser aux ardentes couleurs de ce maître de la couleur, quand, avec un peu de noir et de blanc, — une fumée d’estompe, un rien presque, à ce qu’il nous semble, — il incendie le ton des objets, lustre les étoffes les plus chatoyantes, et verse à flots la lumière ou la distribue en pointes d’éclairs ! Art inouï, mais tout en effets, et en effets inexplicables. Là est surtout l’originalité de Doré, là est la magie, mais aussi le danger de sa manière. Une telle manière (et si réussie !) qui, pour faire illusion, n’a besoin ni de coloris ni de dessin, doit avoir son danger comme elle a son ivresse. Un jour, s’il n’y prenait pas garde, le dernier trait du dessinateur pourrait disparaître dans le prestige, et la magie dévorer du coup le sorcier.
Mais en attendant ce résultat funeste, que la Critique doit montrer de loin à Gustave Doré pour qu’il s’efforce de l’éviter, il s’est rencontré que la manière du jeune artiste, de ce créateur, difficile à classer, qui se joue des formes en leur communiquant la vie, a trouvé son emploi le plus heureux dans les Contes drolatiques de Balzac. Si nous voulons nous rendre compte de nos différents ordres d’impressions, le drolatique n’est pas le fantastique, mais il y touche par le côté heureux et dilaté de la nature humaine. Il y a donc dans les Contes drolatiques de Balzac un fantastique qui, certes ! n’est pas celui d’Hoffmann ou d’Edgar Poe, mais qui s’appuie sur une réalité dont les proportions sont exagérées ou joyeusement grimaçantes ; et c’est à cette partie fantastique et impossible des Contes, où les faits, sous l’exhilarant caprice du conteur, cessent d’avoir les lignes, la mesure et le dessin des choses humaines, que la manière de Doré s’est le mieux ajustée.
On a beaucoup parlé de Doré comme d’un homme sachant son Moyen Âge sur le bout de son crayon, et nous n’avons rien à ajouter à cet éloge. Maisons, châteaux forts, églises, rues, hommes d’armes, hauts barons et baronnes, moines, routiers, écoliers, ribauds et truands, il nous a montré tout cela comme tout cela fut (pittoresquement parlant), avec des détails infinis d’archéologie et des connaissances appropriées ; mais, selon moi, ce mérite, que je reconnais, est bien inférieur à celui qu’il a quelquefois (s’il l’avait toujours !) de bien interpréter son texte et d’ajouter à la pensée de Balzac un sentiment très individuel. Le reste n’est que de la vignette, mais ceci est de l’invention. Seulement, quand cette vignette est empreinte de la touche spectrale du noir Goya, ou quand elle allonge les spirales ou les perspectives de Martynn dans un espace suffisant à peine pour un premier plan, il faut que l’invention qui l’efface ait une incontestable valeur.
Et voilà ce qu’on n’a point assez remarqué dans les Illustrations qui nous occupent. Le Moyen Âge ! Qui n’a pas fait du Moyen Âge, plus ou moins heureusement, dans sa forme plastique, depuis le romantisme ?… Le Moyen Âge, c’est-à-dire des casques à visières, des hennins, des cuirasses, des capuchons, des faucons sur le poing, qui ont leur physionomie de tapisserie ou de haute-lisse, qu’était cela quand il s’agissait des personnages, des passions et des drames de ces admirables récits ? Qu’était l’oripeau historique quand il s’agissait de faire voir, comme Balzac la voyait sous la loupe grossissante de son observation drolatique, cette nature humaine à deux masques, comique et tragique tout ensemble, mais plus comique que tragique encore, comme toujours ?… Doré, qui est un artiste vrai, a pensé, lui, à bien autre chose qu’à daguerréotyper tout le mobilier d’une époque, armes et bagages, et il s’est mis à peindre, en pied et en
esprit, les divers personnages des Contes, puis, s’inspirant des différentes scènes de ce drame multiple, à composer des tableaux. De ses portraits, quelques-uns sont de véritables chefs-d’œuvre, et Balzac, s’il vivait, les reconnaîtrait comme il les voyait dans sa pensée. Mais pourquoi flatterai-je Doré, de qui j’◀attends▶ beaucoup, s’il ne veut pas s’abandonner à cet hippogriffe de la fantaisie, à tous crins qui n’est pas l’imagination féconde, laquelle plane comme une Muse et ne rebondit pas dans l’espace comme un monstre fabuleux :
Clamera bombinans in vacuo
, a dit le prince de toute sapience… Dévergondage n’est pas fécondité ! La courtisane Impéria dans toutes ses effigies, l’évêque de Coire, le cardinal de Raguse, le François Ier de La Mye du Roy, l’hôtelier des Trois Barbeaux, le moine Amador, le sire Julien de Boys-Bourredon, si mélancoliquement beau de regards et surtout de bouche, sont des portraits pensés et qui honorent autant l’intelligence que la main Mais dans cette longue galerie il y a aussi des figures manquées, ou répétées, ce qui est bien pis ; car la puissance trahie n’est pas de l’impuissance, tandis que la stérilité est bien plus qu’un malheur : c’est une misère. Pour qui connaît les Contes de Balzac, il n’existe pas le moindre rapport entre la sénéchale d’Armignac, le Succube, « la preude et chaste femme, la dame d’Hocquetouville »
, la Blanche « du bonhomme Bruyn »
et « Berthe-la-Repentie »
, et pourtant, à cela près de quelques détails de costume, d’un
profil plus net, d’un menton plus ou moins empâté, c’est toujours le visage mat (la beauté de la chair sans intelligence) de la courtisane Impéria qui passe sous tous ces hennins comme une domination, comme une fatalité de la pensée de l’artiste, et qui nous fait nous demander si cette hantise obstinée du même type est une obsession dont le peintre est trop homme pour pouvoir se débarrasser.
Et ce qui est arrivé à Doré pour les portraits a eu lieu aussi pour les tableaux. Toutes les scènes qu’il a empruntées aux intarissables beautés de ces Contes, qui regorgent de situations, ne sont pas également venues avec la même vigueur d’invention ou la même compréhension profonde. L’interprète n’a pas toujours traduit la couleur, et le brave enfant est quelquefois tombé des griffes de l’aigle auquel il s’accrochait dans les airs. Seulement, quand Gustave Doré a vaincu la difficulté, il l’a bien vaincue ! Quand il a réussi, ç’a été complètement. Je citerai entre autres, comme une situation emportée du crayon et de la fantaisie puissante, le « clouement »
de la Billette à la muraille par le sire d’Armignac, dont l’exécution est d’une férocité et d’un comique qu’on n’eût jamais cru pouvoir mêler. Le mouvement du connestable est terrible et grotesque à la fois. Il fait rire et il fait trembler. Dans la rage de son coup, il a cassé son épée, et quelle épée ! dans la gorge de la « meschine » ; et, comme si ce n’était rien de fait, il se retourne et s’en va chez sa femme avec
une brusquerie et une torsion de râble comme en doivent avoir les taureaux furieux. Le dos de cet homme, ainsi retourné, vaut un visage, et son casque, qui masque sa tête, vole en éclats, crevé par deux cornes qu’il semble qu’on voit croître, tant elles s’élèvent dru sur ce front fécondé ! Je citerai encore la scène où Boys-Bourredon apprend qu’il va mourir pour la connestable. La connestable n’est pas comprise comme je le voudrais, mais Boys-Bourredon remplit tout de son attitude héroïque. Il se dresse sur les pointes de ses bottes d’acier, en dilatant une poitrine assez vaste pour sonner, sans se rompre, vingt-quatre heures du cor de Roland. Il se grandit pour faire plus de place à la mort qui vient. Avec un geste de triomphe, il montre le ciel où il va monter par la mort et l’amour, et c’est ainsi que les paroles du conteur sont magnifiquement accomplies : « Au veu du geste et de la face brillante de cet homme de couraige, la connestable feut férue en plein dans le cueur. »
C’est aussi dans ce Conte, où l’accent de Shakespeare alterne avec celui de Rabelais, que, sur les paroles du conteur, « l’espée des marys est un beau trespas de guallanterie, s’il y a de beaulx trespas »
, Doré en invente un de ce fantastique corporel qui est l’outrance d’une réalité gigantesque. Un jeune homme va se mettre à genoux, les mains jointes, aux pieds de sa dame de beauté, pour la requérir d’amour, quand une foudre de fer, l’épée du mari, vu à mi-corps dans
l’ombre, s’abat sur le damoiseau et le fend, du haut en bas, comme le couteau d’un enfant partage une pomme. Les deux quartiers de cet homme, ainsi fendu par une blessure si longue et si béante, sont debout, quoique séparés, et son cœur, jaillissant de sa poitrine, saute, fusée sanglante, sur les genoux de sa maîtresse évanouie, comme s’il la connaissait encore ! Les détails de cette scène épouvantable sont traités avec une brutalité de vérité et une grandeur de nature physique qui rappelle les tragédies et les exploits d’un temps où les hommes envoyaient leur cœur à leurs maîtresses, où les maris le faisaient manger à leurs femmes, et où Godefroi de Bouillon partageait, d’un revers d’épée, un Sarrasin jusqu’à la ceinture, en entamant le garrot du cheval ! Gustave Doré a la vision de ces temps, qui ont cent coudées dans l’imagination des hommes. Les effets qui en résultent pour l’art et les yeux ne troublent pas un talent aussi hardi que le sien. Ainsi, dans le tableau que je viens de raconter, il y a un effet de profil extérieur et intérieur produit par la tête ouverte, et qu’il faut voir pour le comprendre et même pour comprendre le genre de hardiesse du talent de Doré.
VIII
L’audace… Non ! ce n’est pas assez dire : la crânerie dans l’audace, c’est en réalité ce qui distingue le talent de ce jeune artiste. Doré a la confiance de la jeunesse, du succès, et d’un talent dont il a senti les tressaillements de bien bonne heure. Il a toutes les confiances… et cette fougue qui est une espérance et qui, le jour qu’elle se contiendra, sera une force… Mais, comme beaucoup d’artistes plastiques, il se fie un peu trop à la matière, à la matière qui trahit souvent ceux qui l’aiment le plus ! C’est dans l’art un hardi garçon, une espèce de roi des Ribauds (pour parler Moyen Âge), ce qui est toujours une royauté, en en attendant une autre meilleure, que nous désirons lui voir conquérir. Doré, qui comprend si bien le côté physique du Moyen Âge et n’a peur d’aucun détail poignant ou immonde des passions naïves de ce temps, n’en comprend pas si bien le côté pur, fermé, intime et religieux.
Par-là, il a de grands progrès à faire et son intelligence du Moyen Âge à compléter : il n’est pas chrétien… Balzac, lui, malgré son rire rabelaisien et sa plaisanterie du xvie
siècle, est un chrétien, même dans ses Contes. Il rit, mais comme quelqu’un qui aime. Sa plaisanterie n’est jamais venimeuse. C’est presque une caresse. Le sentiment chrétien pénètre cette généreuse nature, apte à recevoir dans son giron tout ce qui est noble, chaste et grand, ce bon génie aussi chaud et aussi délicat qu’un bon cœur ! Il fallait être chrétien et chevaleresque (c’est tout un) pour écrire :
Persévérance d’amour, Berthe la-repentie, et Le Frère d’armes, récits merveilleux et touchants, d’une inspiration entièrement étrangère au xixe
siècle : les plus divins morceaux du livre de Balzac. Car l’homme s’élève vers ce qui est divin par la tristesse bien plus que par la gaîté, et les perles du rire sont moins belles que les perles des larmes. Gustave Doré n’a pas su toucher ces sujets comme son modèle, et cependant il n’est, certes ! pas incapable de grâce et de mélancolie. L’homme qui (dans Le Péché véniel) a trouvé la scène du tête-à-tête conjugal au sommet de la tour formant balcon, et a peint la pauvre Blanche, la main dans la main de son mari, se détournant du superbe Minotaure héraldique, dont le casque fermé a comme un rictus d’ironie, pour regarder ailleurs « en resvant à son ami absent »
, a certainement, dans la gerbe de ses facultés, les deux charmantes fleurs de la grâce attristée et de la rêverie chaste ; mais il les meurtrit dans ses mains, qui, comme celles de ses héros, finissent par être trop gantelées… La préoccupation artistique de Doré est si matérielle que c’est moins l’homme que l’armure, la femme que la robe armoriée, qui projettent chez lui l’orgueil ou la terreur. Le costume est une des parties les plus considérables des Illustrations de Doré. Il y déploie un luxe d’imagination qu’il n’a point au même degré quand il s’agit de la physionomie de ses personnages. Il a des manières de faire flotter des plumes sur la tête qui
dispensent de la tête ! L’identité du personnage est dans l’air presque humain de ces incroyables panaches. Mais, précisément, ce qui le fait si splendide et si fée dans l’animation des choses matérielles, le rend parfois mesquin quand il s’agit des choses de l’âme. C’est ainsi que, dans ce roman sublime, Le Succube, quand il veut exprimer la dévorante séduction de cette Goule des cœurs, qui les suçait avec un simple regard jusque dans le fond de la poitrine, il figure cette puissance du regard par un rayon qui ressemble à un effet de soleil entrant par une porte ouverte et terminé par une griffe énorme… Un tel symbolisme est grossier et parfaitement indigne de l’artiste qui, dans Le Frère d’armes, a trouvé les deux yeux vivants du portrait, luisant si bien dans les ténèbres, et tirant, de leur expression seule, tout ce qu’ils ont de terrible et de merveilleux !
IX
J’ai dit tout sur Gustave Doré et sur ses Illustrations, qui sont encore de la bibliographie. Il m’a paru valoir mieux qu’un éloge et ne pas craindre un examen impartial et désintéressé. Je l’ai traité comme un artiste qui doit un jour compter ou décompter avec la Gloire. Tel qu’il est ici, c’est un talent incorrect, mais plein de prestige, étonnant, charmant et dangereux. Ses Illustrations des Contes drolatiques sont un progrès dans sa manière et donnent un intérêt de plus à ce chef-d’œuvre, aux yeux de ceux pour qui la lutte d’un vigoureux talent avec un vigoureux génie est un spectacle digne d’attention, de sympathie et même de respect.
X
Contes drolatiques, nouvelle édition [X-XII].
Les éditions, les éditions correctes, soignées dans le texte et hors le texte, deviennent aussi rares que les livres. Balzac, le premier homme littéraire du xixe siècle, et qui en a fait le premier livre, devait tenter des éditeurs intelligents, qui ne pensent pas seulement à consommer une grande et belle affaire, mais, par-dessus le marché, à s’honorer. Balzac vaut bien pour le moins, pédanterie à part, la plupart de ces vieux manuscrits grecs qu’on retrouva au xve et au xvie siècle, et qui furent imprimés, par les Lévy du temps, avec un respect, un amour, et presque une piété que les éditeurs n’ont plus guères ! Bans un siècle et demi ou deux siècles, recherchera-t-on la nouvelle édition du Balzac 7 comme on recherche toujours les éditions du xvie siècle ? Telle est la question. Il est encore trop tôt pour la résoudre, mais on peut la poser. Il n’en a guères paru qu’un petit nombre de volumes, qui ne renferment encore que quelques romans de La Comédie humaine, publiée déjà (édition Furne) en 1846, et que MM. Lévy n’ont fait précéder d’aucun avant-propos qui justifie la conception quelconque, s’il y en a une, et il doit y en avoir une, d’après laquelle ils se sont permis de changer l’ordre de La Comédie humaine de l’édition de Furne. Ces volumes, typographiquement assez bien exécutés, autant du moins que le permet l’abaissement général et honteux de la confection matérielle du livre moderne, ont, en effet, dans la distribution qu’ils ont changée des romans composant l’Œuvre de Balzac, renversé l’ordre établi par lui-même, c’est-à-dire toute son architecture ; car c’était un architecte que Balzac dans sa Comédie humaine ! Rappelez-vous ce qu’il dit dans sa grande Introduction sur ses échafaudages ! Si donc, dans le premier de ces volumes, on trouve après La Maison du Chat qui pelote, Le Bal de Sceaux, qui est un des premiers romans de Balzac et qui sent encore sa jeunesse, et les Mémoires de deux jeunes mariées, l’un des derniers de sa maturité, et de sa maturité la plus accomplie, de deux choses l’une, et même toutes les deux : en faisant cela, les éditeurs ont interverti l’ordre prescrit par Balzac et qui avait sa profonde raison d’être, et, de plus, ils ont interverti l’ordre chronologique dans la production de sa pensée. Or, l’une de ces choses est le viol même du génie de l’homme qu’on publie, et l’autre une sottise, la plus splendide sottise que puissent commettre des éditeurs ! Quand il s’agit d’un homme célèbre qui a marqué dans les œuvres de son temps, — et Balzac a fait plus que de marquer dans les œuvres du sien, — les ouvrages de cet homme n’importent pas seuls aux lecteurs. L’homme, le cerveau de l’homme, les développements successifs de ce cerveau, intéressent peut-être encore plus les lecteurs que ses ouvrages, et c’est pourquoi il n’est jamais permis de rien changer à l’ordre chronologique des œuvres d’un homme ; car le temps est l’accoucheur de la pensée !… Et cette règle, qui ne peut souffrir d’exception, cette règle absolue, les éditeurs de la nouvelle édition de Balzac ont commencé par y manquer. Ils ont introduit l’anarchie dans l’ordre et la hiérarchie de Balzac, comme si le génie des plus grands écrivains ne leur avait été donné que pour que des éditeurs pussent s’y vautrer tout à leur aise. Et ils l’ont introduite dans l’esprit des lecteurs aussi, qui ne sauront plus où ils en seront quand ils voudront apprendre comment s’est développé cet esprit, prodigieux de toutes manières, autant par sa nature que par ses développements, d’abord difficiles, mais qui, tout à coup, à un certain moment, partit en ligne droite, et foudroyant, comme le plus plein des boulets, après avoir fait, comme un boulet creux, tant de paraboles ! Faute capitale, car toute l’édition, si bien faite qu’elle soit d’ailleurs ultérieurement, en répondra sur sa tête, c’est-à-dire sur son succès !
XI
Que de choses il faudra, je ne dis pas pour la racheter, cette faute, mais pour faire seulement passer par-dessus ! MM. Lévy ont promis dans leurs prospectus et dans leurs annonces des richesses inédites, des correspondances, des trésors : tout étant trésor venant de Balzac, qui, dans les trois mots d’un billet, écrit à la hâte le matin, devait mettre pour le moins deux gouttes de lumière ! Certes ! personne plus que moi ne désire voir ces promesses de MM. Lévy magnifiquement réalisées. Personne ne s’en félicitera et ne les en félicitera, eux, plus cordialement que moi. Mais je connais les éditeurs… Il y a dans les magasins des Lévy de certains Mémoires sur la comtesse d’Albany, où l’éditeur nous promettait aussi, et même sur la couverture du livre, en très beaux caractères, des lettres de madame de Staël, de cette grande et faible femme qui n’était pas un homme, comme des niais ont dit qu’elle en était un, croyant par là lui faire honneur, les imbéciles ! Et les billets qu’on y trouvait, et avec lesquels les éditeurs faisaient leurs flics-flacs et postillonnaient leur édition, étaient de ces billets insignifiants comme toute femme en écrirait à sa marchande démodés ou à sa faiseuse de bottines. Quand Dutacq vivait, — Dutacq, l’ami de Balzac pendant toute sa vie, et qui est mort sans avoir pu réaliser le projet, galvaudé par d’autres depuis sa mort, d’éditer, comme on éditait au xvie siècle, toutes les pensées de Balzac, lesquelles, réunies dans un foyer commun, auraient envoyé un tel jet de son génie sur son génie que l’aspect en eût été peut-être changé, sous cette lumière inattendue, — Dutacq chercha comme il savait chercher, cet investigateur unique, cette activité merveilleuse, qui n’était pas seulement un homme actif, mais l’activité doublée, triplée alors par le fanatisme de l’admiration et de l’amitié. Mais tout fut à peu près inutile, et je me souviens très bien du peu que lui et moi (car il m’avait associé à son travail, trouvâmes alors. Et, de fait, Balzac n’a pas dû écrire beaucoup en dehors de ce que j’appelle les productions publiques de sa pensée : livres, articles, mémoires. Ce bénédictin du travail continu n’avait pas le loisir de la correspondance.
Il ne se mirait guères dans cette glace des lettres qu’on écrit, comme le font les Narcisses de l’oisiveté. Dutacq s’adressa pourtant en lieu bien intime pour avoir, s’il y en avait, quelque correspondance intime. Mais les mains qui auraient pu donner restèrent fermées. MM. Lévy auront-ils été plus heureux que nous ? Je le souhaite vivement pour eux, pour nous, pour le monde entier, parce que le monde entier doit bénéficier de tout Balzac. Mais s’ils ont été plus heureux que nous, pourquoi n’avoir pas dit nettement, dans une Introduction attachée à leur édition, ce qu’ils avaient à nous donner ? Pourquoi ne sont-ils pas sortis du vague des annonces et des prospectus, ces attrape-minettes éternelles ? Pourquoi, encore une fois, cette absence d’introduction, à laquelle on est obligé de revenir toujours et qu’on cherche à la tête de cette nouvelle édition de Balzac, qu’on ne comprend pas très bien comme vous la faites, si vous ne prenez pas la peine de nous l’expliquer !
XII
Oui ! une introduction. En ferez-vous une plus tard ? Alors, ce sera une introduction qui n’introduira à rien, et c’est à cette édition projetée, que vous publiez, non plus d’un seul coup, mais à petits coups et par volumes, que je veux être introduit, comme disent les anglais. La nécessité de cette introduction était — je n’en démordrai pas — absolue. S’il ne s’agit plus impérieusement, à ce qu’il semble, de Balzac, dont l’œuvre est faite, — et connue, — il s’agit de vous, messieurs les éditeurs, dont l’édition n’est que commencée, qui faites des dérangements dans l’œuvre connue, et qui nous promettez de superbes arrangements à côté ! Mais il s’agit encore, néanmoins, et il s’agira encore bien longtemps, de Balzac. Un en a dit beaucoup de choses, il est vrai. Tout ce qui a plume en a écrit, ◀attendu que le privilège du génie est de faire jaser les hommes qui pensent, ou qui ne pensent pas, comme des portières, et même sur la manière dont il prend sa clé pour aller se coucher ! Nous avons eu les souvenirs de Théophile Gautier. Nous avons eu le Balzac en pantoufles de cet admirable et adorable Gozlan, le seul homme que j’aie connu qui eût l’enthousiasme, ce mouvement toujours un peu dadais de la pensée, tout à la fois sincère et spirituel. Mais, quoi qu’on ait dit jusqu’à cette heure, il reste encore à dire sur Balzac. On ne l’a pas épuisé ! Auteur, en quelque sorte, même par la mémoire qu’il a laissée, il semble faire les livres que nous faisons sur lui, puisqu’il les inspire. Il peut encore se révéler dans nos esprits sous des aspects qui achèveraient l’idée qu’on a de son génie. Ses œuvres, à mesure qu’on les considérera, doivent montrer plus profondément sa toute-puissante individualité, et d’ici longtemps, à mesure qu’on les rééditera, si ses éditeurs ont plus qu’une intelligence de marchands, elles devront apporter sur ce grand esprit des lumières nouvelles.
Certainement, il y aura un moment où la lumière, entassée, deviendra fixe et complète. On n’y ajoutera plus. La gloire de l’homme continuera à s’élever, mais lui ne grandira plus dans la splendeur de la connaissance qu’on aura de lui. L’homme et le génie ne sont pas infinis… Mais, tout de même que ce gros homme dont Cyrano de Bergerac disait qu’on ne pouvait pas le bâtonner en un seul jour, Balzac, plus grand que cet homme n’était gros, a besoin de plus d’un jour aussi pour être éclairé en plein sur tous les points de sa circonférence intellectuelle, et la lentille enflammée de nos phares a encore du temps à tourner !