Chapitre II.
Les bêtes
I
Deux choses, au dix-septième siècle, étaient presque impossibles à un poëte : faire des dieux et faire des bêtes. Qu’est-ce qu’un chien, une fourmi, un arbre ? Les philosophes répondaient que ce sont des machines, sortes d’horloges qui remuent et font un bruit : « Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde ; la première y meut la seconde, une troisième suit, elle sonne à la fin. » Malebranche, si doux et si tendre, battait sa chienne, alléguant qu’elle ne sentait point, et que ses cris n’étaient que du vent poussé dans un conduit vibrant. Et ce n’étaient point là de simples paradoxes isolés dans un cerveau métaphysique. Le courant public y portait. Par amour du raisonnement et de la discipline, on mettait tout l’homme dans l’âme, et toute l’âme dans la raison. On faisait de cette raison un être à part, subsistant par lui-même, séparé de la matière, logé par miracle dans un corps, n’ayant nulle puissance sur ce corps, ne lui imprimant des impulsions et ne recevant de lui des impressions que par l’intermédiaire d’un Dieu appelé d’en haut tout exprès pour leur permettre d’agir l’un sur l’autre. Dès lors toute beauté, toute vie, toute noblesse étaient reportées sur l’âme humaine ; la nature vide et dégradée n’était plus qu’un amas de poulies et de ressorts, aussi vulgaire qu’une manufacture, indigne d’intérêt, sinon par ses produits utiles, et curieuses tout au plus pour le moraliste qui peut en tirer des discours d’édification et l’éloge du constructeur. Un poëte n’avait rien à y prendre, et devait laisser là les bêtes, sans plus se soucier d’une carpe ou d’une vache, que d’une brouette ou d’un moulin.
Les habitudes l’en écartaient comme les théories. Pour des nobles, gens de salons, une belette, un rat, ne sont que des êtres roturiers et malpropres. Une poule est un réservoir d’oeufs, une vache un magasin de lait, un âne n’est bon qu’à porter les herbes au marché. On ne regarde pas de tels êtres, on se détourne quand ils passent ; tout au plus on en rit, et on en vit, comme des paysans leurs compagnons d’attelage ; mais on passe vite ; ce serait encanailler la pensée que de l’arrêter sur de pareils objets. — Au défaut des instincts nobiliaires les répugnances physiques suffisaient à l’en détourner. Ces seigneurs et ces dames parées qui passent leur vie à représenter ne se trouvent à leur aise qu’entre des panneaux sculptés, devant des glaces resplendissantes ; s’ils mettent le pied par terre, c’est sur des allées ratissées ; s’ils souffrent les bois et les eaux, ce sont des eaux lancées en gerbes par des monstres d’airain ; ce sont des bois alignés en charmilles. La nature ne leur plaît que transformée en jardin. Qu’est-ce qu’un boeuf, un coq, un cochon viendront faire dans un semblable monde ? Qui en supportera l’idée ? Un boeuf sent l’étable, un coq piétine dans le fumier, un cochon fouille de son grouin dans les relavures et dort voluptueusement dans la fange tiède. Fi, l’horreur ! Quel courtisan parfumé en manchettes de dentelles pourra découvrir une apparence de beauté dans cette boue ? Je le vois d’avance qui s’effraye des éclaboussures et des puces, et recule en se bouchant le nez. Un seul genre de vie intéresse au dix-septième siècle, la vie de salon ; on n’en admet pas d’autres ; on ne peint que celle-là ; on efface, on transforme, on avilit, on déforme les êtres qui n’y peuvent entrer, l’enfant, la bête, l’homme du peuple, l’inspiré, le fou, le barbare ; on finit par ne plus voir dans l’homme que l’homme bien élevé capable de discourir et de causer, irréprochable observateur des convenances. Et cet homme ainsi réduit va s’écourtant tous les jours. A mesure qu’on avance dans le dix-huitième siècle, les règles se rétrécissent, la langue se raffine, le joli remplace le beau ; l’étiquette définit plus minutieusement toutes les démarches et toutes les paroles ; il y a un code établi qui enseigne la bonne façon de s’asseoir et de s’habiller, de faire une tragédie et un discours, de se battre et d’aimer, de mourir et de vivre : si bien que la littérature devient une machine à phrases, et l’homme une poupée à révérences. Rousseau, qui le premier protesta et déclama contre cette vie restreinte et factice, parut découvrir la nature, La Fontaine, sans protester ni déclamer, l’avait découverte avant lui.
Il a défendu ses bêtes contre Descartes qui en faisait des machines. Il n’ose pas philosopher en docteur, il demande permission ; il hasarde son idée, comme une supposition timide, il essaye d’inventer une âme à l’usage des rats et des lapins. Il décrit avec complaisance cette âme charmante que Gassendi appelait « la fleur la plus vive et la plus pure du sang. » Il « subtilise un morceau de matière, un extrait de la lumière, une quintessence d’atome, je ne sais quoi de plus vif et de plus mobile encore que le feu. » Il met cette âme en l’enfant comme en l’animal, et nous fait ainsi parents de ses bêtes. Seulement il en ajoute chez nous une seconde « commune à nous et aux anges, fille du ciel, trésor à part, capable de suivre en l’air les phalanges célestes, lumière faible et tendre pendant nos premiers ans, mais qui finit par percer les ténèbres de la matière. » Ces gracieuses rêveries, imitées de Platon, vraie philosophie de poëte, peignent son sentiment plutôt que sa croyance. En effet, c’est le sentiment qui l’attache à ses pauvres héros à quatre pattes, petites gens qu’on dédaigne et qu’on rebute. Il plaide pour eux, il les aime ; il allègue vingt exemples : le cerf poursuivi qui en « suppose un plus jeune », la perdrix qui, pour préserver ses petits, contrefait la boiteuse, la société des castors architectes, la stratégie des renards polonais, les perplexités, les inventions, les réflexions des deux rats qui veulent sauver leur oeuf. Il suit leurs émotions, il refait leurs raisonnements, il s’attendrit, il s’égaye, il prend part à leurs sentiments.110 C’est qu’il a vécu avec eux, Il allait dans les bois, sur la mousse, dans les sentiers, parmi les terriers et aussi dans les étables, le long de la mare des fermes, dans les poulaillers.111
Un jour qu’il dînait chez Mme Harvey, il s’attarda et n’arriva qu’à la nuit. Il s’était amusé à suivre l’enterrement d’une fourmi jusqu’à la sépulture, puis il avait reconduit les gens du cortège jusqu’à leur trou. Voilà à quoi sert d’être Gaulois et poëte : il ne se dégoûtait pas comme les beaux esprits, il osait être paysan, campagnard, comme il avait été homme de cour et galant. Il sortait de la mode et des conventions, non par théorie, mais d’instinct ; à force de naturel, il comprenait la nature, et voyait l’âme où elle est, c’est-à-dire partout.
Nous avons fait comme lui, à force de science et d’expérience. Depuis deux cents ans les êtres qu’on séparait au dix-septième siècle se sont rejoints, et les choses ont repris leur parenté naturelle. Elles sortent les unes des autres, celles d’en haut de celles d’en bas, en sorte que la plus noble prend sa substance et sa nourriture dans la plus basse, et qu’ensemble elles forment une chaîne dont on ne peut détacher aucun anneau. L’animal contient tous les matériaux de l’homme, sensations, jugements, images, et, de ces matériaux assemblés par une loi nouvelle, naît la raison, comme des corps minéraux liés par une loi nouvelle naît la vie. Nos théories ne nous empêchent plus de nous intéresser aux bêtes. Un singe, un chien a nos passions, notre imagination, nos appétits ; sauf les idées abstraites, nous nous retrouvons en lui tout entiers. Encore a-t-il, à la place de notre raison, cette sagesse innée qu’on appelle instinct, et qui souvent le conduit aussi loin par une autre voie. A tout le moins ce sont des compagnons de route, qui, partis du même endroit que nous-mêmes, se sont arrêtés avant la fin du chemin, et nous ont laissés prendre l’avance ; on peut les observer sans déchoir. — Et l’on est tenté de les observer. Car ce n’est pas assez pour nous de connaître l’homme ; il n’est qu’une portion du monde, et notre esprit est fait pour reproduire les sentiments de tous les êtres ; il est incomplet, s’il n’est pas universel. Nous nous en apercevons à la fatigue secrète qui nous dégoûte du spectacle des choses humaines et nous pousse à la contemplation des choses naturelles. Quand on a trop longtemps regardé l’homme, on ne souhaite plus le regarder. On est lassé ; il attriste. Il y a trop de rides sur son visage. Il est trop intelligent, il a trop travaillé. Des centaines de siècles, des milliers de révolutions, des millions de réflexions accumulées, transformées, entre-croisées ont labouré et façonné son âme. Chez lui rien n’est donné, tout est acquis. Chaque geste, chaque trait du visage, chaque pli d’un vêtement rappelle un labeur immense : nous sommes opprimés sous le poids de notre expérience, et nous traînons après nous comme une chaîne le prix des efforts et des douleurs de quatre-vingts générations. Il n’y a pas jusqu’aux petits enfants qui, par la finesse de leurs traits, de leurs proportions et de leurs formes, n’indiquent les altérations profondes que la civilisation a fait descendre des individus dans le type. L’homme aujourd’hui ressemble à ces grandes capitales qui sont les chefs-d’oeuvre et les nourrices de sa pensée et de son industrie ; le pavé y couvre la terre, les maisons offusquent le ciel, les lumières artificielles effacent la nuit, les inventions ingénieuses et laborieuses encombrent les rues, les visages actifs et flétris se pressent le long des vitrines ; les souterrains, les égouts, les quais, les palais, les arcs de triomphe, l’entassement des machines étalent et multiplient le magnifique et douloureux spectacle de la nature maîtrisée et défigurée. Nous en voulons sortir. Nous sommes las de ces coûteuses merveilles. Et ce n’est pas assez de la poésie ordinaire pour nous en tirer. Elle nous représente encore des hommes, c’est-à-dire des affaires sérieuses et des passions tristes ; elle nous touche de trop près ; son contrecoup est si fort qu’il nous fait mal. Il nous faut quitter les hommes ; donnez-nous en spectacle les bêtes ; leurs sentiments sont plus enfantins, et nous reposeront de nous-mêmes. Elles sont telles qu’au premier jour, elles ne portent point la marque de calculs soutenus ni de labeurs héréditaires. Elles apportent avec elles leur science et leur adresse. Elles n’ont pas eu besoin de se tourmenter pour les acquérir. Ce paysan, cet avocat au visage défiant combien de privations et de mésaventures a-t-il traversées pour atteindre ses habitudes de précaution et de patelinage ? Au contraire, voici un bon et honnête chat qui, les yeux à demi clos, sommeille au coin de l’âtre. Sa fourrure est à lui de naissance, comme aussi sa sagesse. Il n’a point sué pour l’obtenir. Il n’y a point pour lui de règle morale qui dégrade ses ruses ; il quête des épluchures d’assiette sans pour cela devenir bas, il n’est pas avili par la servitude. Il ne s’inquiète point de l’avenir ; il pourvoit au présent, et subit le mal patiemment quand le mal le rencontre. En attendant il dort et restera ainsi jusqu’au soir, sans avoir envie de changer de place. La chaleur pénètre son poil ; il ronfle commodément assis sur son derrière, et sa queue enroulée, vient en guise de tapis, recouvrir le bout de ses pattes. Cependant les canards passent devant la porte en dandinant leur gros ventre, l’air curieux et content ; ils vont le long des murs, comme innocemment, et tout d’un coup, retournant la tête, ramassent d’un coup de bec les mouches malencontreuses qui sont à portée. On leur coupera le cou la semaine prochaine, je le sais, et, tout à l’heure peut-être, une servante en arrivant fera déloger à coups de pied mon pauvre chat. Ils n’en sont pas moins libres ; notre domination n’a de prise sur eux que comme la pluie et l’orage. N’ayant pas devant les yeux de modèle idéal, ils ne se sentent pas amoindris. Au fond, toutes les bêtes sont nobles. Si elles pouvaient parler, elles nous tutoieraient comme font les enfants. En effet, ce sont des enfants qui, arrêtés dans leur croissance, ont gardé la simplicité, l’indépendance et la beauté du premier âge. Leur cou ne porte pas les marques de la déformation que nous impose le métier, ni des flétrissures dont nous salit l’expérience. S’ils sont plus bornés, ils sont plus purs.
Descendons d’un degré ; un nouveau monde paraît, encore plus simple et plus calme, celui des plantes, des pierres, des nuages, des eaux, de toutes les choses qui semblent inanimées. Elles le sont pour la réflexion étroite et grossière qui ne voit la vie que dans la pensée et la volonté. Mais la vie est dans tous les mouvements et dans toutes les formes ; car chaque mouvement révèle une force qui s’exprime, et chaque forme révèle une force qui s’est exprimée. Partout autour de nous, dans les objets les plus bruts et les plus inertes, il y a des tendances, des élans, des efforts, des impuissances et des victoires, en sorte que notre âme, se retrouvant en eux sous une autre forme, se contemple dans la plante qui est une puissance, comme elle s’est contemplée dans l’animal qui est une pensée. Un moineau alerte, qui sautille en dressant sa petite tête hardie, et picote, le grain d’un air coquet et délibéré, vous faisait penser aux ébats et aux mines d’un gai polisson, indiscret convive, mais espiègle de bonne maison. A présent un bouleau blanchâtre, à l’écorce mince et lisse, qui élève vers le ciel son tronc grêle et ses feuilles frissonnantes, est un être souffrant, délicat et triste que nous aimons et que nous plaignons. Qui est-ce qui ne s’est pas arrêté, en passant sur une route, auprès d’une pauvre plante, d’un buisson solitaire qui pend, demi-déraciné, le long d’un talus ? Les chèvres le broutent à mesure qu’il verdit ; le vent le secoue ; il a peine à vivre et s’accroche par ses racines tordues au sol qui s’effondre : ses graines, qui tombent sur la pente pierreuse, meurent ou avortent. Cà et là pourtant des fleurs blanches sortent de l’écorce, avec un fin parfum d’aubépine. Nous passons, et nous emportons sans le savoir un sentiment délicat et triste. Nous ne disons plus comme au dix-septième siècle que la campagne est vide. Une ligne de peupliers debout au bord d’un champ ressemble à une bande de frères. Ils murmurent éternellement et leurs feuilles bruissantes semblent sans relâche chuchoter les mêmes paroles. Notre vie inquiète nous rend plus doux le spectacle de leur vie tranquille. Nous sommes presque étonnés de les revoir le matin, posés comme le soir, et nous les trouvons heureux de leur immobilité monotone. Nous sommes tentés de nous demander ce qu’ils ont fait la nuit lorsque le silence et l’ombre enveloppaient leurs grandes formes, et que la brume venait poser son voile diaphane sur leurs manteaux. Il nous semble qu’ils ont dû se réjouir, lorsque l’aube a touché de son rayon charmant leur tête si fine. En effet, à ce moment, sous la petite brise qui s’éveille, ils bruissent faiblement, et leurs feuilles luisent. Alors nous pensons vaguement à la lenteur de leur croissance, et à la régularité des révolutions qui les renouvellent. Chaque année, leurs bourgeons s’enflent, rougissent ; une odeur pénétrante sort de la sève qui regorge ; l’écorce suinte comme une mamelle trop pleine, et les essaims d’insectes accourent en bourdonnant autour des feuilles nouveau-nés. Elles se lustrent, s’étalent, jouissent de toute la lumière du ciel, et répètent leur chant incessant et tranquille, jusqu’au moment où, une par une, elles tombent en tournoyant sur le gazon jauni. Une pousse est venue, une autre va venir ; voilà toute la vie végétale exempte d’effort, de privation et de recherche, encore plus douce à contempler que celle de l’animal. Car ici la pensée supprimée a supprimé la souffrance. Ils se confient davantage à la nature ; ils n’ont point à se défendre comme les bêtes, ni à chercher leur pâture ; ce sont des enfants encore endormis dans le sein de leur mère, qui reçoivent d’elle leurs aliments et leur soutien. Alors s’éveillent en nous mille rêves charmants que la solitude nourrit et qui seraient détruits à l’instant par la présence des visages humains. L’esprit prend quelque chose de l’harmonie et de la sécurité des objets qui l’environnent. On ne peut contempler les grandes lignes des paysages, le calme des ombres et de la lumière, la large voûte du ciel, sans se conformer à la pensée sourde qui semble pénétrer toutes ces choses et les unir. Il suffit à l’âme qui veille et s’agite d’apercevoir la nature qui sommeille pour se rendormir à demi. — Et ces objets lui plaisent d’autant plus qu’ils sont plus éloignés d’elle. Ils sont affranchis de la forme, comme la plante est affranchie de la pensée, comme l’animal est affranchi de la raison. A mesure que l’on descend d’un degré, l’être devient plus libre. Dégagé de toute loi, il n’aspire plus à un but, et n’est plus contrarié dans son effort. Nos yeux suivent complaisamment la ligne des collines qui découpent au hasard le bord du ciel ; nous jouissons de cette ondulation incertaine ; nous aimons le pêle-mêle des rondeurs qui diversifient la large campagne et la couleur changeante des nuages qui s’enfoncent et disparaissent à l’horizon. Un sentier tournoie et se perd dans la profondeur des feuillages. Des genêts, des touffes de thym y poussent à l’aventure ; les pierres y ont roulé, une source égarée le parsème de ses traînées brillantes. Ces hasards nous plaisent dans leur vague harmonie. Nous aussi, enfin, nous voilà libres ; nous ne sommes plus déterminés à désirer ou à craindre. Nous n’avons plus dans l’esprit de forme précise dont nous souhaitions l’accomplissement, ou dont nous redoutions la gêne ; nous nous laissons vivre ; nous nous trouvons à l’aise ; nous sommes comme au bord d’un fleuve, occupés à suivre les petits flots qui se dressent et luisent, contents de suivre leurs teintes verdâtres, de voir l’eau transparente regorger et s’étaler sur la grève où elle aboutit. Le propre des êtres sans forme est d’atteindre leur développement par les états contraires, d’être indifférents à l’issue de leur effort, de se continuer dans leurs voisins, et, par le manque de but et de limites, d’atteindre la perfection du calme et l’apparence de l’infinité. Nous savons bien, en leur prêtant ainsi des pensées et des émotions, que nous mettons notre âme dans leur être, et que notre discours n’est qu’image. Mais notre âme se trouve doucement dans cet être plus simple, et nos images n’en sont que plus délicates, parce que nous sentons qu’à la réflexion elles devront s’évanouir. Nous ne nous y arrêtons point avec une précision grossière. Nous les changeons par d’autres, nous les remplaçons selon notre état intérieur, et pour les besoins du moment. Nous glissons ainsi sur un courant d’émotions fugitives et demi-formées. La pitié, la joie, la colère, toutes les passions nous effleurent, sans qu’aucune s’enfonce en nous. Notre sympathie ne souffre pas ; nous sentons que notre esprit est un magicien involontaire, et que ses créations ne sont qu’apparence. Nous avons le même plaisir que devant un beau tableau ou un beau livre ; au plus fort des passions qu’il nous présente, nous savons que les personnages sont des fantômes, et que ce n’est point un sang véritable que nous voyons couler. La campagne est un poëte qui fait et défait en même temps les illusions dont il nous nourrit. C’est pour cela que la partie délicate et passionnée de notre âme ne trouve son contentement que devant elle. C’est pour cela encore qu’elle est aujourd’hui le dernier refuge de la beauté. C’est vers elle que, dans le dépérissement des arts, la peinture s’est reportée. C’est par elle que les peintres ont retrouvé l’originalité et l’invention. C’est par elle que la poésie et la rêverie subsistent encore. Aujourd’hui rien de plus facile que de la sentir. Poésie, philosophie, peinture, moeurs, tout y conduit. Il n’en était pas ainsi du temps de La Fontaine. On n’a qu’à comparer les paysages de Poussin et de Pérelle à ceux de Decamps et de Rousseau, pour comprendre le changement qui s’est fait dans cette voie depuis deux siècles. A présent tout le monde y marche parce qu’elle est ouverte. Au temps de La Fontaine, il n’y avait je crois, qu’une ressource, le génie pour la frayer.
II
Il l’a frayée du premier coup, toute grande, sans efforts ni recherches ; il y entrait naturellement, parce qu’il était rêveur, et il y avançait parce qu’il s’y trouvait bien. « Il était touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours. » « Le monde entier pour lui était plein de délices. » Un ruisseau suffisait pour l’occuper et l’enchanter. « Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie ! » C’est à ce bonheur qu’il consentait à réduire sa vie. Il le disait avec l’accent et l’émotion de Virgile :
Solitude où je sens une douceur secrète,Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais.Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais ?Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !
Il a parlé comme un ancien de la saison « où les tièdes zéphirs ont l’herbe rajeunie », quand tout aime et quand tout pullule dans le monde, « monstres marins au fond de l’onde, tigres dans les forêts, alouettes aux champs. »112
Il a retrouvé à l’occasion la grandeur et la magnificence de Lucrèce. Il a tout senti, même l’humble beauté d’un potager rustique et l’agrément d’un jardin propret, bien entretenu, plein de plantes utiles « avec le clos attenant », avec la haie vive et verte, avec la bordure de serpolet et les fleurs bourgeoises, qui feront un bouquet à la ménagère. Il y a chez lui des paysages flamands et des paysages antiques ; sa sympathie suffit à tout. Un oiseau l’intéresse ; il comprend les vagues inquiétudes de la vie animale, l’élan de la force intérieure qui s’épanche par l’excès et les irrégularités du mouvement, et ne s’apaise que par la fraîcheur et le froissement des flots :
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,Tantôt courir sur l’onde et tantôt se plongerSans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.113
Si vous avez vécu à la campagne, vous avez remarqué de quelle façon les oiseaux boivent ; leurs petits pieds fins se posent sur la grève, ils effleurent de leur bec le courant, prennent une goutte, et avec un mouvement lent et souple, la font couler tout le long de leur gosier.
Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe.
Voilà de ces vers délicats et sobres, aussi gracieux que leur objet, et que La Fontaine seul rencontre. Il faut aimer les bêtes pour y atteindre, et il les a aimées. Avec quelle tristesse a-t-il décrit la mort des animaux ! « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés… Les tourterelles se fuyaient »114
Ainsi Virgile, au milieu des calamités du monde, le coeur touché d’une compassion infinie, trouvait des larmes pour ces frères inférieurs de l’homme, « nos bienfaiteurs »115
Comme Virgile encore, il avait pitié des arbres ; il ne les excluait pas de la vie. « La plante respire », disait-il. Pendant qu’une civilisation factice taillait en cônes et en figures géométriques les ifs et les charmilles de Versailles, il voulait leur garder la liberté de leurs bourgeons et de leur verdure.
Etait-il d’homme sageDe mutiler ainsi ces pauvres habitants ?Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.Laissez agir la faux du Temps.Ils iront assez tôt border le noir rivage.
Il discernait jusque chez eux l’âme et le caractère ; il voyait comme Virgile le port majestueux du chêne, et peignait en vers grandiose « son front au Caucase pareil, bravant l’effort de la tempête. » Il lui donnait l’orgueil qui convient à la masse de son tronc, à l’ampleur de son feuillage, au calme et à la force uniforme de sa longue végétation. Il plaignait sa chute. Un arbre aussi bien qu’un homme peut souffrir ; l’histoire des grands finit là, comme chez nous, par une grande ruine. Lisez ces vers si touchants :
L’innocente forêt lui fournit d’autres armes ;Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.Le misérable ne s’en sertQu’à dépouiller sa bienfaitriceDe ses principaux ornements,Elle gémit à tous moments :Son propre don fait son supplice.
Ce n’est pas ici une figure poétique, ni une tristesse d’emprunt amenée par fiction. Ici comme ailleurs l’émotion morale ne fait qu’exprimer un aspect physique, et le poëte songe aux attitudes en développant des sentiments. Je ne sais rien de plus touchant que la vue des bois coupés en automne. Les grands arbres abattus, à demi cachés par les herbes, jonchent le sol ; leurs branches brisées et leurs feuilles froissées pendent vers la terre. La sève rouge saigne sur les blessures ; ils gisent épars, et, parmi les buissons humides, on aperçoit de loin en loin les troncs inertes qui montrent la large plaie de la hache. Les bois deviennent alors silencieux et mornes, une pluie fine et froide ruisselle sur les feuillages qui vont se flétrir ; enveloppés dans l’air brumeux, comme dans un linceul, ils semblent pleurer ceux qui sont morts.
III
La fable, par nature, cache toujours un homme dans une bête. C’est par des qualités humaines qu’elle peint les animaux. C’est ainsi que La Fontaine les a peints. S’il a écrit un chapitre d’histoire naturelle, c’est au moyen d’un traité de moeurs ; il ne pouvait en employer un autre, et l’on va voir qu’il n’y en a pas de meilleur.
Que le lion soit roi, rien de plus juste. Buffon est là pour donner raison à La Fontaine. « Sa colère est noble, son courage magnanime, son naturel sensible. On lui a vu dédaigner de petits ennemis, mépriser leurs insultes, leur pardonner des libertés offensantes. Il a la figure imposante, le regard assuré, la démarche fière, la voix terrible. »116
On a de nos jours contesté cette bonté du lion, et on a prouvé qu’il est aussi peu généreux que le tigre. Ce n’est pas là une raison pour lui ôter son titre. N’a-t-il pas la qualité indispensable, le don unique et royal entre tous ? Il sait froncer le sourcil. D’ailleurs il a le front vaste du monarque qui porte tout l’Etat dans sa tête, et sa crinière l’élargit encore. Il n’a pas l’air inquiet et hagard du tigre ; il se tient volontiers immobile ; quand il est couché surtout, ses yeux sont étincelants et fixes, comme ceux d’un souverain qui prononce une sentence. On lui ferait tort de lui ôter sa royauté.
Nul animal n’est plus propre que le renard au rôle de courtisan. Il n’a pas la physionomie béate et perfide du chat. Son long museau effilé et fendu, ses yeux brillants et intelligents, indiquent tout d’abord un fripon, mais un fripon de qualité et de mérite. Il est agile et infatigable, et l’on devine, en voyant ses membres alertes et dispos, qu’il n’attendra▶ pas chez lui la fortune. Sa fourrure est riche, et sa queue magnifique. Ce sont là de beaux habits qui lui siéront bien dans une antichambre. Il est brave, mord le fusil du chasseur, et se laisse tuer sans crier ; mais il n’a pas la vanité du courage, préfère la ruse à la violence, et fuit de loin le danger : un courtisan a besoin d’être à la fois intrépide et souple. Il a élevé le vol à la dignité du génie, et ses ruses sont si heureuses, qu’elles arrachent un sourire de complaisance au grave Buffon. Tant d’esprit et de courage, une si bonne tournure et une physionomie si expressive, ce génie inventif et ces inclinations de gourmet, le destinaient à vivre aux dépens d’autrui, à se cantonner dans le pays des riches aubaines, la cour, et à venir puiser le plus près possible à la source des grâces. Il devient « vizir. »
Le chat est l’hypocrite de religion, comme le renard est l’hypocrite de cour. Il est « velouté, marqueté, longue queue, une humble contenance, un modeste regard, et pourtant l’oeil luisant »117 Tout le monde reconnaît le maintien dévot de la prudente bête. Elle marche pieusement, posant avec précaution le pied sans faire bruit, les yeux demi-fermés, observant tout, sans avoir l’air de rien regarder. On dirait Tartufe portant des reliques. Si vous vous asseyez, elle vient tourner autour de vous, d’un mouvement souple et mesuré, avec un petit grondement flatteur, sans rien demander ouvertement comme le chien, mais d’un air à la fois patelin et réservé.118
Sitôt qu’elle tient le morceau, elle s’en va, elle n’a plus besoin de vous. Mais jamais « ce doucet » n’a l’air meilleure personne que lorsqu’il a gagné de l’âge et de l’embonpoint. Il se tient alors pendant tout le jour au soleil ou près du feu, enveloppé dans « sa majesté fourrée », sans s’émouvoir de rien, grave, et de temps en temps passant la patte sur sa moustache avec la mine sérieuse d’un penseur. Vous le prendriez pour un docteur allemand, le plus inoffensif et le plus bienveillant des hommes, si quelquefois ses lèvres, qui se relèvent, ne laissaient voir deux rangées blanches de dents aiguës comme une scie, et le menton fuyant du plus déterminé menteur. Aussi, quoi qu’il fasse, il est toujours composé, maître de soi. Il n’avance la patte qu’avec réflexion ; il ne la pose qu’en essayant le chemin ; il ne hasarde jamais « sa sage et discrète personne. » Il est propret, dédaigneux, méticuleux, et dans tous ses mouvements adroits au miracle. Pour s’en faire une idée, il faut l’avoir vu se promener d’un air aisé, sans rien remuer, sur une table encombrée de couteaux, de verres, de bouteilles, ou le voir, dans La Fontaine, avancer la patte délicatement, écarter la cendre, retirer prestement ses doigts « un peu échaudés », les allonger une seconde fois, tirer un marron, puis deux, puis en escroquer un troisième.119 Il est rare que Bertrand les croque, et Raton d’ordinaire n’est pas une dupe, mais un fripon.
L’ours est le seigneur rustre, et l’on n’a qu’à le voir se tourner par s’en convaincre. Il est bien fourré, sans doute, et en riche homme, largement et chaudement habillé. Il est muni de dents magnifiques, et étouffe parfaitement son ennemi entre ses bras. Mais il pose si lourdement ses larges pieds sur le sol, il se meut si fort en bloc, il s’étaye si solidement sur ses quatre jambes charnues et massives, qu’il est encore plus paysan que gentilhomme. Au moyen âge on l’appelait Patous. Il va vers son ennemi d’une course droite et roide, comme une machine lancée qui ne s’arrête plus. Ce mouvement géométrique et violent convient au raisonneur qui casse la tête de son ami pour écraser la mouche. Il est gourmet pourtant comme doit l’être une bête de haut parage. Il va quêtant et flairant avec son gros museau noir, parmi les tas de feuilles, grattant la terre pour déterrer les racines savoureuses. Il choisit le miel et les fruits aussi habilement que l’homme ; il fait le dégoûté jusque chez le lion, et bouche sa narine. Retiré dans sa tanière, il vit seul pendant des semaines entières, sans faire un pas ni dire un mot. Sa mine farouche et son poil terne lui donnent l’air d’un misanthrope ; il est digne de tout point de représenter le hobereau morose qu’il s’ennuie et vit chez soi.
IV
Entre les puissants et les petits sont « les médiocres gens », tour à tour battants et battus. A la porte de cette nouvelle galerie se tient le singe, le plus bruyant de tous. C’est le charlatan qui affiche à la foire, le hâbleur qui « caquette au plus dru », chez qui les mensonges coulent de source comme le bavardage, comme une machine détraquée qui tourne sans pouvoir s’arrêter. A peine le dauphin a-t-il fait une question qu’il lui a donné six réponses. Cette volubilité d’esprit, de mouvements, de langage, en fait un bouffon public et un farceur de bas étage. Quand on lui présente la tiare, il l’essaye en riant ; il fait autour « des grimaceries, tours de souplesse, singeries, passe dedans ainsi qu’en un cerceau. »120 Il n’est fait ni pour s’asseoir ni pour marcher, mais pour sauter et grimper. Geoffroy Saint-Hilaire disait que sa structure anatomique l’a lancé sur les arbres. Ses longues jambes flexibles se détendent d’elles-mêmes comme un ressort, et, quelque part qu’elles le jettent, avec ses quatre mains et sa queue il a toujours de quoi s’accrocher et se balancer, et garder libres deux ou trois membres pour s’agiter en contorsions bizarres. Quand par hasard tout est occupé, il a ses joues et ses mâchoires qu’il fait grincer, et ses vilains yeux spirituels qu’il tourne en un instant de cent côtés. S’il friponne les gens et leur débite des contes, c’est par naturel, pour son plaisir, par besoin d’imagination, plutôt qu’avec calcul et pour son profit.
« Triste oiseau le hibou » est, dans La Fontaine, un personnage réfléchi, philosophe, qui construit fort bien les syllogismes quand il s’agit d’une provision de souris.121
C’est qu’il a le front large et méditatif, et la bonne grosse tête d’un homme de cabinet. Mais son plumage terne, son bec crochu, son regard morne, en font un personnage grognon et frondeur. Il n’est pas assez respectueux avec les puissances. Il parle à l’aigle, comme ferait un homme de l’opposition, d’un air aigre, avec les sentences maussades et le ton trivial d’un plébéien opprimé.122 Il est orgueilleux comme tout être qui vit seul et concentré en lui-même. Ses enfants sont « de petits monstres fort hideux », et il les juge « mignons, beaux, bien faits et jolis par-dessus tous leurs compagnons. »123 « Rechigné, un air triste, une voix de mégère », il a le défaut qui accompagne ou amène la réflexion et la misanthropie, je veux dire la laideur. La Fontaine accommode le moral avec le physique. C’est que l’âme se modèle sur le corps, qui l’exprime et qui la façonne ; le poëte devine, l’une par l’autre, et les met d’accord.
Voici, par exemple, une peinture de l’extérieur. Il s’agit du coq, que décrit le souriceau :
Turbulent, et plein d’inquiétude,Il a la voix perçante et rude ;Sur la tête un morceau de chair ;Une sorte de bras dont il s’élève en l’air.Comme pour prendre sa volée ;La queue en panache étalée.Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,Faisant tel bruit et tel fracas,Que moi, qui, grâce aux dieux, de courage me pique,En ai pris la fuite de peur.124
Le coq a le regard dur et sans expression. S’il a la poitrine d’un guerrier, il a les pieds d’un rustre et la démarche d’un capitan. Aussi ses moeurs sont-elles jalouses et violentes ; il est « incivil, peu galant, turbulent, toujours en noise avec les autres. » Quand la perdrix est mise dans la basse-cour, « malgré le sexe et l’hospitalité », il a peu de respect « pour la dame étrangère. » Il est orgueilleux, brutal, « fort souvent en furie, et la pauvrette reçoit d’horribles coups de bec. »125 S’il donne aux poules les grains et les vermisseaux qu’il déterre, c’est qu’il est leur maître. Il les défend par orgueil, non par générosité ; il ne s’inquiète point des petits et les laisse conduire par leur mère. Ce n’est pas un époux, mais un sultan.
La Fontaine est si pénétré des vrais caractères de ces animaux, qu’il change la morale primitive plutôt que de les altérer. Par exemple, Esope se tait sur le rossignol, et donne le beau rôle à l’oiseau de proie.
« Au moment de périr, le rossignol pria l’autre de ne pas le manger, disant qu’il n’était pas capable de remplir le ventre d’un épervier. Il fallait, si l’épervier avait besoin de nourriture, qu’il cherchât de plus gros oiseaux. Celui-ci répondit : — Je serais fou si je lâchais le dîner que j’ai entre les pattes pour poursuivre une proie qui ne se montre pas encore. »
Le moraliste ancien n’a trouvé ici qu’un précepte de prévoyance. Le poëte a détesté la grossière gloutonnerie et l’ignorance brutale de la bête sauvage. Il l’a vue, comme nous, les griffes enfoncées dans sa proie, arracher des lambeaux sanglants, et se gorger de chair crue jusqu’à étouffer. Mais il a eu pitié de l’oiseau délicat, musicien, poëte comme lui-même. La frêle et triste créature « qui chante en gémissant Itys, toujours Itys », a la sensibilité souffrante, les longs souvenirs d’une femme offensée, et en même temps la fierté innocente et le langage élégant d’un artiste.
« Je vous raconterai Térée et son envie.— Qui, Térée ? Est-ce un mets propre pour les milans ?— Non pas, c’était un roi dont les feux violentsMe firent ressentir leur ardeur criminelle.126Je m’en vais vous en dire une chanson si belle,Qu’elle vous ravira. Mon chant plaît à chacun. »Le milan alors lui réplique :« Vraiment nous voici bien ; lorsque je suis à jeun,,Tu viens me parler de musique.— J’en parle bien aux rois. — Quand un roi te prendra,Tu peux lui conter ces merveilles.Pour un milan, il s’en ira :Ventre affamé n’a pas d’oreilles. »127
Que de portraits dans la classe moyenne ! Mais deux mots suffisent à La Fontaine. La fable est un genre où il ne faut qu’esquisser. C’est un tout petit poëme, et comme une miniature d’épopée. Il n’y faut pas appuyer. Si vous insistez trop longtemps, comme font les Indiens, les conteurs du moyen âge, Chaucer, Dryden, l’animal efface l’homme, ou l’homme efface l’animal. A chaque instant ici on aperçoit l’un à travers l’autre. Ce n’est qu’une échappée, il ne faut pas qu’elle dure ; d’ailleurs vous plaisantez, et on ne plaisante que légèrement ; dites que le renard est un courtisan, que le lion est un roi ; cette comparaison prise à la volée nous montrera un air de tête, un geste expressif ; mais passez vite ; si vous insistiez, toute l’image disparaîtrait. Et remarquez que, pour abréger ainsi tout un animal, il faut autant de génie que pour le décrire tout au long. Ce n’est pas le nombre, mais le choix des traits qui importe. Un petit contour, une simple phrase musicale annoncent d’abord Raphaël ou Mozart. Ces peintures de La Fontaine, si courtes, valent les plus grands tableaux ; car tout le talent de l’artiste consiste à saisir le trait exact, qui montre dans un objet le caractère intime. Que cette conception produise un poëme de six mille vers ou un récit de six lignes, le mérite est le même ; la conception primitive est la seule chose qui ait du prix. Ici une épithète comique remplace et résume la science du naturaliste. On en sait assez sur la tortue quand on l’a vue « aller son train de sénateur. » « Porte maison l’infante » est ventrue comme « ma commère la carpe », et aussi bonne dame qu’elle, un peu vaniteuse et « de tête légère », mais rusée parfois. Ses petits yeux brillants sous ses paupières ridées font deviner qu’elle pourra jouer au lièvre quelque bon tour. — La belette est « demoiselle. » Elle a le nez pointu, un long corsage ; c’en est assez pour lui mériter son titre, et La Fontaine ajoute, pour plus de sûreté, « l’esprit scélérat. » — Qui a mieux connu le vol de l’hirondelle, caracolant, frisant l’air et les eaux, attentive à sa proie, happant mouches dans l’air ? »128
Qui a mieux peint ce nid d’oisillons gloutons, affamés par le besoin de croître, avec leur bec jaune toujours ouvert, becquetant machinalement tout ce qu’on leur présente, même le doigt, même un bâton ? « La bégayante couvée » piotte incessamment, et leurs cris, leurs mouvements perpétuels et aveugles montrent que leur pensée n’est encore qu’une dépendance de leur estomac. — N’est-ce pas assez, pour peindre la fourmi, de lui donner un rôle de ménagère ? Sèche, maigre, vêtue de noir, la taille mince et serrée, toujours prête avec ses six pattes à courir et à saisir, elle est économe, disciplinée, diligente, infatigable. — Le cochon est un hidalgo et s’appelle don Pourceau, parce qu’il a « son toit et sa maison », et qu’il y vit fièrement, oisif et dans la crasse. — Les grenouilles ont presque toujours un sot rôle ; mais on trouve qu’elles le méritent quand on a vu leurs gros yeux ronds stupides, leur corps niaisement ramassé sur leurs jambes, ou ces jambes tout d’un coup écartées et pendantes lorsqu’elles sautent éperdues dans leurs marais. — Les canards se sont conduits avec la tortue en commis-voyageurs. Aussi ont-ils le regard narquois, l’air joyeux et la démarche goguenarde qui convient au métier. Rien de plus plaisant que de les observer un jour de pluie, plongeant leurs cols à chaque instant dans la mare, et frétillant à grand bruit avec un refrain nasillard, comme de bons compagnons qui chantent accoudés sur une table bien servie. — Le mulet parle de sa mère la jument, se prélasse, marche d’un pas relevé, fait sonner sa sonnette et se croit un personnage ; c’est qu’avec ses longues oreilles et son air solennel d’âne manqué, il a la mine d’un président. — Voyez le boeuf. Les traits qui le marquent chez La Fontaine sont à peine visibles, et cependant ils sont si justes, que cette esquisse imperceptible le montre tout entier. Il est opprimé, quoique puissant, parce qu’il est laboureur et pacifique. « Il s’avance à pas lents, il rumine tout le cas dans sa tête » avant de prononcer la sentence ; et il la prononce avec le sérieux solennel et la grandeur majestueuse que les anciens avaient sentis lorsqu’ils ont comparé ses yeux à ceux de Junon.129 On ne pouvait pas choisir d’arbitre plus imposant et plus grave. Indifférent à ce qui l’entoure, il laisse errer lentement sur les objets ses grands yeux calmes. Quand on le voit dans l’herbe haute, couché sur ses genoux, et qu’on suit le mouvement régulier de ses joues qui roulent et ramènent le fourrage broyé sous ses larges dents, il semble qu’il n’y ait en lui qu’une pensée sourde et végétative, affaissée sous la chair massive, et endormie par la monotonie machinale de son action. Il s’inquiète fort peu du cerf poursuivi qui se cache dans son étable ; il reste à table et continue à manger en avertissant son hôte qu’il va périr.
Cette connaissance des bêtes manque souvent aux autres fabulistes. Florian a fait de la sarcelle une tendre et ingénieuse amie. Les délicatesses de coeur, les gracieuses effusions de sentiment, la piété fraternelle, ne conviennent guère à la physionomie malicieuse et à la jolie démarche du léger oiseau. Il est trop coquet pour être sentimental, et personne ne le reconnaîtrait dans ces vers :
Unis dès leurs plus jeunes ansD’une amitié fraternelle,Un lapin, une sarcelle,Vivaient heureux et contentsLe terrier du lapin était sur la lisièreD’un parc bordé d’une rivière.Soir et matin nos bons amis,Profitant de ce voisinage,Tantôt au bord de l’eau, tantôt sous le feuillage,L’un chez l’autre étaient réunis.Là, prenant leurs repas, se contant les nouvelles,Ils n’en trouvaient pas de plus bellesQue de se répéter qu’ils s’aimeraient toujours.Ce sujet revenait sans cesse en leurs discours.Tout était en commun, plaisir, peine, souffranceCe qui manquait à l’un, l’autre le regrettait ;Si l’un avait du mal, son ami le sentait ;Si d’un bien, au contraire, il goûtait l’espérance.Tous deux en jouissaient d’avance.130
Ce lapin est un homme sensible, comme on disait alors. Ce n’est plus Jeannot Lapin, un de ces gais compères qui, le soir sur la bruyère, « l’oreille au guet, l’oeil éveillé, s’égayent et parfument de thym leur banquet. »131 C’est une élégiaque.
« Hélas ! s’écriait-il, m’entends-tu ? Réponds-moi,Ma soeur, ma compagne chérie ;Ne prolonge pas mon effroi.Encor quelques moments, c’en est fait de ma vie ;J’aime mieux expirer que de trembler pour toi. »
Non seulement ces phrases sentent la rhétorique, mais elles font contre-sens dans un lapin. Le vrai lapin est brusque, étourdi, gourmand, très-mauvais père, capable même d’étrangler ses petits, très-égoïste ; pourvu qu’il puisse « brouter, trotter, faire tous ses tours », il se soucie peu du reste. Qu’on prenne et qu’on mange tous ses frères, il n’en perdra pas un coup de dent. Sa physionomie est assez sotte, et son air étonné ; aussi, pour en faire un personnage humain, il faudra lui donner la mine et les actions d’un novice. Il ira jouer parmi le serpolet et la rosée, les oreilles dressées, le regard vif mais un peu niais, gambadant comme un écolier, passant la patte sur sa moustache naissante. Ce sera « le petit lapin. » Si, comme Florian, le poëte veut peindre l’amitié, il cherchera ailleurs ses modèles. Il choisira parmi les oiseaux, « le peuple au col changeant, au coeur tendre et fidèle », la colombe compatissante qui jette un brin d’herbe à la fourmi qui se noie, qui met la paix entre les vautours ses ennemis. Il verra le pigeon voleter avec un empressement gracieux autour de sa femelle, baisser et relever tout à tour son col flexible d’un air suppliant et tendre, attacher longuement sur elle ses yeux si doux, et se soulever à demi sur ses ailes bleuâtres pour la becqueter de son bec rosé et délicat. Il écoutera dans les bois le gémissement interrompu des tourterelles, et comprendra que le seul oiseau dont il puisse faire un amant est « l’oiseau de Vénus. »
V
Nous sommes déjà depuis quelque temps parmi les misérables gens, les bêtes faibles ou sottes, que les autres pillent et mangent. Cela est si commun que nous ne l’avions pas remarqué. Entre toutes, la plus inoffensive et la plus opprimée est la brebis.
Quel ton triste et doux que celui du pauvre agneau !
Sire, répond l’agneau, que Votre MajestéNe se mette pas en colère,Mais plutôt qu’elle considèreQue je me vas désaltérantDans le courantPlus de vingt pas au-dessous d’elle,Et que par conséquent en aucune façonJe ne puis troubler sa boisson.— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,Et je sais que de moi tu médis l’an passé.— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?Reprit l’agneau. Je tette encore ma mère.132
Buffon ne voit dans le mouton que sottise et peur. « C’est par crainte, dit-il, qu’ils se rassemblent si souvent en troupeau. Le moindre bruit extraordinaire suffit pour qu’ils se précipitent et se serrent les uns contre les autres, et cette crainte est accompagnée de la plus grande stupidité, car ils ne savent pas fuir le danger. Ils semblent même ne pas sentir l’incommodité de leur situation ; ils restent où ils se trouvent, à la pluie, à la neige. Ils y demeurent opiniâtrement, et, pour les obliger à changer de lieu et à prendre une route, il leur faut un chef qu’on instruit à marcher le premier, et dont ils suivent tous les mouvements pas à pas. Ce chef demeurerait lui-même avec le reste du troupeau, s’il n’était chassé par le berger ou poussé par le chien. »133 Tout cela est vrai, mais ces animaux sont affectueux et bons. Il est touchant de voir la brebis accourir au cri plaintif de son petit, le reconnaître dans cette multitude, se tenir immobile sur la terre froide et fangeuse jusqu’à ce qu’il ait tété, l’air résigné, regardant vaguement devant elle. La Fontaine a pris pitié de tant de tristesse et de bonté.
Par un retour bien rare, le loup, tyran de la brebis, est aussi à plaindre qu’elle. C’est un voleur, mais misérable et malheureux. On n’a qu’à voir sa physionomie basse et inquiète, son corps efflanqué, sa démarche de brigand poursuivi, pour lui donner d’abord son rôle. La Fontaine, comme les romanciers du moyen âge, n’en a fait qu’un coquin toujours affamé et toujours battu. L’imbécile s’imagine que la mère va lui donner son enfant, et, quand il se voit trompé, il s’amuse à menacer et à se plaindre.134
Il ◀attend▶ apparemment que les chiens viennent l’étrangler. « On assomme la pauvre bête » ; un manant lui coupe le pied droit et la tête ; on les cloue à la porte du seigneur, avec un avertissement en style picard, à l’usage « des biaux chires leups » encore novices, et qui apprennent leur métier aux dépens de leur peau. Toutes les aventures d’Ysengrin finissent de même ; et ce portrait demi-sérieux, demi-moqueur, est plus vrai que la sombre et terrible peinture de Buffon :
« Il est l’ennemi de toute société, il ne fait pas même compagnie à ceux de son espèce. Lorsqu’on en voit plusieurs ensemble, ce n’est pas une société de paix, c’est un attroupement de guerre, qui se fait à grand bruit, avec des hurlements affreux, et dénote un projet d’attaquer quelque gros animal, comme un cerf, un boeuf, ou de se défaire de quelque gros mâtin. Dès que leur expédition militaire est consommée, ils se séparent, et retournent à leur silence et à leur solitude. — Enfin, désagréable en tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, il est odieux, nuisible de son vivant, inutile après sa mort. »135
Voilà bien de la colère, et il faut croire que les moutons de Montbard étaient mal gardés. Le loup de La Fontaine est aussi un tyran sanguinaire, et lorsqu’il parle de l’agneau on entend la voix rauque et le grondement furieux de la bête enragée. C’est la même passion que dans Homère.136 Mais un caractère est multiple. Que le savant n’aperçoive dans ce loup qu’un animal nuisible, le poëte, d’un esprit plus libre, y distinguera les autres traits. Il le verra aussi malheureux que méchant, plus souvent dupe que voleur. Il comprendra que ses vices lui viennent de sa maladresse, que faute d’esprit il est toujours affamé, et que le besoin se tourne en rage. Il laissera Buffon composer une tragédie sur la cruauté, et fera une comédie sur la sottise.
Par quel singulier hasard faut-il qu’ailleurs encore le naturaliste soit moins impartial que le poëte, et que la fable soit plus complète que l’histoire ? Buffon se fait l’avocat de l’âne et change en mérites, tous les défauts du baudet. « Il est de son naturel aussi humble, aussi patient, aussi tranquille que le cheval est fier, ardent, impétueux. Il souffre avec constance, et peut-être avec courage, les châtiments et les coups. Il est sobre et sur la quantité et sur la qualité de la nourriture ; il se contente des herbes les plus dures et les plus désagréables que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédaignent. Comme l’on ne prend pas la peine de l’étriller, il se roule souvent sur le gazon, sur les chardons, sur la bruyère, sans se soucier beaucoup de ce qu’on lui fait porter. Il se couche pour se rouler toutes les fois qu’il le peut, et semble par là reprocher à son maître le peu de soin qu’il prend de lui. »137
Il est fort beau d’être humain, et il est clair que, si cette page tombait entre les mains d’un ânier, elle l’attendrirait en faveur de sa bête. La Fontaine aussi rend justice à l’âne. Il dit qu’il est « bonne créature. » Il plaint « le pauvre baudet si chargé qu’il succombe. » Mais il connaît la lourdeur et l’impertinence de l’animal. Sous les os pesants de cette tête mal formée, l’intelligence est comme durcie. Cette peau épaisse et rude, couverte de poils grossiers et entrelacés, émousse en lui le sentiment ; et ses jambes avec leurs genoux saillants ne semblent faites que pour rester immobiles. Il est indocile, têtu, sourd aux cris, aux coups, aux prières. Quand le chien, mourant de faim, lui demande en grâce de se baisser et de lui laisser prendre son dîner dans le panier : « Point de réponse, mot. »138 Il ne veut pas perdre un coup de dent ; il n’entend pas, il est sourd, vous remueriez aussi aisément une borne. S’il répond, c’est en balourd, par une excuse inepte. On dirait même, lorsqu’il s’entête, qu’il s’applaudit de sa résistance : c’est pourquoi La Fontaine a fait de lui un vaniteux. Il est certain du moins que la seule volonté qu’il juge bonne est la sienne, et certes, quand il la contente, elle ne lui fait pas beaucoup d’honneur. C’est une joie rude, un mouvement désordonné, une voix rauque, sourde et violente. « Il se rue, grattant, frottant, se vautrant, gambadant, chantant, broutant », et le tout ensemble. Empêtré dans cette enveloppe brute, le sentiment ne s’en échappe que par une éruption brusque et discordante. Ajoutez à cette pesanteur naturelle la laideur qui lui vient de la servitude. « Pelé, galeux, rogneux », il subit la loi universelle qui donne aux gens déjà malheureux la plus grosse part de malheurs.
Quand Buffon ne compose pas un plaidoyer, il est plus exact et se rapproche de La Fontaine. Il fait un joli portrait de la chèvre, vive, capricieuse et vagabonde : « Elle aime à s’écarter dans les solitudes, à grimper sur les lieux escarpés, à se placer et même à dormir sur la pointe des rochers et sur le bord des précipices. L’inconstance de son naturel se marque par l’irrégularité de ses actions. Elle marche, elle s’arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s’approche, s’éloigne, se cache ou fuit, comme par caprice et sans autre cause déterminante que la vivacité bizarre de son sentiment intérieur. Et toute la souplesse de ses organes, tout le nerf de son corps, suffit à peine à la pétulance et à la vivacité de ces mouvements qui lui sont naturels. »139
Cette description est vive et vraie. Mais combien les hardiesses du poète sont plus expressives ! combien les comparaisons humaines abrègent et animent le portrait ! Les chèvres sont « des dames qui ont patte blanche », gentilles, proprettes, avec autant d’originalité que de caprice, avec autant d’entêtement que de vanité.
Certain esprit de libertéLeur fait chercher fortune : elles vont en voyageVers les endroits du pâturageLes moins fréquentés des humains.Là, s’il est quelque lieu sans route et sans chemin,Un rocher, quelque mont pendant en précipices,C’est où ces dames vont promener leurs caprices.140
Rien n’est plus amusant que de voir deux de « ces personnes » s’avancer l’une contre l’autre « pas à pas, nez à nez », avec une circonspection fière, les cornes baissées, et, roidissant le col, essayant de se renverser. Puis tout à coup un saut brusque, et chacune paît tranquillement de son côté.
VI
Voilà donc un savant, un grand écrivain, qui joute contre un poëte, et que le poëte, sans y songer, laisse loin derrière lui. Cela sert à comprendre ce qu’est la poésie. Buffon a disséqué, un peu tard il est vrai, mais enfin il sait dix fois plus de détails que La Fontaine. Il est muni de documents, il a lu ; il connaît la place, le jeu de tous les muscles ; il a sur son bureau des planches coloriées, autour de lui des squelettes, à côté de lui Daubenton qui lui fournit des préparations et toutes les pièces anatomiques. Après quoi il se fait habiller, met sa perruque, relève ses manchettes, s’assoit gravement dans un cabinet aussi noble qu’un salon. Ainsi préparé au beau style, il écrit en homme du monde, avec la correction et l’art d’un académicien ; il présente ses bêtes au public sans descendre à leur niveau ; il reste digne, il garde en tout le ton convenable ; il orne la science ; il veut qu’elle puisse entrer dans les salons ; il l’y amène en la couvrant de décorations oratoires. Il explique, il développe, il prouve ; il compose des plaidoyers et des réquisitoires, justifie l’âne, invective contre le loup. Ce sont là des morceaux d’apparat, qui délassent le lecteur des descriptions exactes. Il « les récite à haute voix », il les élargit, il les diversifie, il les ordonne. Il atteint la force, la clarté, l’élégance, tout, excepté la vie. Ses animaux si bien posés restent empaillés sous leurs vernis.
Qu’est-ce donc que la vie, et comment le poëte parvient-il à la rendre ? Par quel singulier pouvoir nous fait-il illusion ? Comment peut-il, avec un ou deux petits mots, ressusciter en nous les âmes, les corps et leurs actions ? Il n’a pas besoin d’être érudit ; du moins son savoir est d’une autre espèce que la science. Il répugne à la lente accumulation des connaissances positives ; il n’est pas classificateur ; il n’est pas obligé d’être naturaliste et historien, comme le voulait Goethe, « docteur ès sciences sociales », comme le voulait Balzac ; sitôt que vous entrez dans la description, dans l’analyse, vous sortez de son domaine. Les procédés oratoires ne lui conviennent pas davantage. C’est par une voie que Buffon ignore, qu’il arrive à des effets que Buffon n’atteint pas. Il a la sensation de l’ensemble, lentement ou promptement, il n’importe ; c’est cette sensation qui fait l’artiste. Un amas de remarques s’assemblent en lui sans qu’il le veuille et forment une impression unique, comme des eaux accourant de toutes parts s’engorgent dans un réservoir d’où elles vont partir pour un autre voyage et par d’autres canaux. Il a vu les attitudes, le regard, le poil, l’habitation, la forme d’un renard ou d’une belette, et l’émotion produite par le concours de tous ces détails sensibles engendre en lui un personnage moral avec toutes les parties de ses facultés et de ses penchants. Il ne copie pas, il traduit. Il ne transcrit pas ce qu’il a vu, il invente d’après ce qu’il a vu. Il concentre et il déduit. Il transpose, et ce mot est de tous le plus exact ; car il transporte dans un monde ce qu’il a vu dans un autre, dans le monde moral, ce qu’il a vu dans le monde physique. Le zoologiste et l’orateur travaillent par leurs énumérations et leurs groupements à nous donner une sensation finale ; il s’installe du premier coup dans cette sensation pour nous en développer les suites. Ils montent péniblement, échelon par échelon, jusqu’à une cime ; il se trouve porté naturellement sur cette cime, et tous les pas qu’il fait sont dans le domaine supérieur dont elle est le marchepied. Ils apprennent, et il sait ; ils prouvent, et il voit. Voilà comment le fabuliste peut se trouver du même coup et au même endroit un peintre d’animaux et un peintre d’hommes. Le mélange de la nature humaine, loin d’effacer la nature animale, la met en relief ; c’est en transformant les êtres que la poésie en donne l’idée exacte ; c’est parce qu’elle les dénature, qu’elle les exprime ; c’est parce qu’elle est l’inventeur le plus libre, qu’elle est le plus fidèle des imitateurs.