(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — I. Takisé, Le taureau de la vieille »
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(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — I. Takisé, Le taureau de la vieille »

I. Takisé, Le taureau de la vieille

(Haoussa)

Une des vaches du troupeau d’un Peuhl s’échappa au moment de vêler et alla mettre bas dans un « vieux » lougan (champ). Elle regagna ensuite le parc à bestiaux de son maître. Les taureaux, la voyant débarrassée, se mirent à la recherche de son petit, mais ils eurent beau fouiller les broussailles, ils ne trouvèrent rien et rentrèrent tristement au parc en se disant que le veau avait sans doute été dévoré par quelque fauve.

Une vieille, qui cherchait des feuilles d’oseille pour la sauce de son touho (couscouss), dans ce lougan abandonné, aperçut le veau couché sous un arbuste. Elle l’emporta chez elle et le nourrit de son, de mil salé et d’herbe.

Le veau grandit et devint un taureau gros et gras.

Un jour un boucher vint demander à la vieille de lui vendre son taureau mais elle s’y refusa formellement « Takisé, dit-elle (elle avait donné ce nom à son nourrisson), « Takisé n’est pas à vendre. » Le boucher, mécontent du refus, alla trouver le sartyi134 et lui dit : « Il y a chez la vieille Zeynêbou un « gros taureau qui ne doit être mangé que « par toi tant il est beau. »

Le sartyi envoya le boucher et 6 autres avec lui sous le commandement d’un de ses dansama135, chercher le taureau de la vieille. Quand la petite troupe arriva chez Zeynêbou le messager du chef dit à celle-ci : « Le sartyi nous envoie prendre ton taureau « pour l’abattre dès demain ». — « Je ne puis « m’opposer aux volontés du roi, répondit-elle. « Tout ce que je vous demande c’est de « ne m’enlever Takisé que demain matin. »

Le lendemain, au point du jour, le dansama et les sept bouchers se présentèrent chez la vieille et se dirigèrent vers le piquet auquel était attaché Takisé. Celui-ci marcha à leur rencontre en soufflant bruyamment et cornes basses. Les huit hommes, peu rassurés, reculèrent et le dansama, appelant la vieille, lui dit : « La vieille ! dis donc à ton taureau « de se laisser passer la corde au cou. »

La vieille s’approcha du taureau : « Takisé ! mon Takisé, lui demanda-t-elle, laisse-les te passer la corde au cou. » Le taureau alors se laissa faire. On lui mit le licol et on lui attacha une patte de derrière avec une corde pour l’emmener chez le sartyi. Arrivés devant le roi, les bouchers couchèrent le taureau sur le flanc et lui lièrent les quatre membres puis un d’eux s’approcha avec son coutelas pour l’égorger ; mais le coutelas ne coupa même pas un poil de l’animal, car Takisé avait le pouvoir d’empêcher le fer d’entamer sa chair.

Le chef des bouchers pria le sartyi de faire venir la vieille. Il déclara que, sans elle, il serait impossible d’égorger Takisé qui devait avoir un grigri contre le fer. Le sartyi manda la vieille et lui dit : « Si on n’arrive pas à égorger ton taureau sans plus tarder, je vais te faire couper le cou. »

La vieille s’approcha de Takisé qui était toujours lié et couché sur le côté et lui dit : Takisé mon Takisé laisse-toi égorger. Tout est pour le sartyi maintenant. »

Alors le doyen des bouchers égorgea Takisé sans nulle peine. Les bouchers dépouillèrent le cadavre, le dépecèrent et en portèrent toute la viande devant le sartyi. Celui-ci leur commanda de remettre à la vieille pour sa part la graisse et les boyaux.

La vieille mit le tout dans un vieux panier et l’emporta chez elle. Arrivée là, elle déposa graisse et boyaux dans un grand canari, car elle ne se sentait pas le courage de manger de l’animal qu’elle avait élevé et à qui elle avait tant tenu.

La vieille n’avait ni enfant ni captive et devait faire son ménage elle-même ; mais il advint que, depuis qu’elle avait déposé dans le canari des restes de Takisé, elle trouvait chaque jour sa case balayée et ses canaris remplis d’eau jusqu’au bord. Et il en était ainsi chaque fois qu’elle s’absentait un moment. C’est que la graisse et les boyaux se changeaient tous les matins en deux jeunes filles qui lui faisaient son ménage.

Un matin, la bonne femme se dit : « Il « faut que je sache aujourd’hui même qui me « balaye ainsi mon aire et me remplit mes « canaris… ». Elle sortit de sa case et en ferma l’entrée avec un séko136 puis, se tenant derrière le séko, elle s’assit et guetta à travers les interstices du nattage, ce qui allait se passer à l’intérieur.

A peine était-elle assise qu’elle entendit du bruit dans la case. Elle attendit sans bouger. C’étaient des frottements de balais sur le sol qui produisaient ce bruit. Alors elle renversa brusquement le séko et aperçut les deux jeunes filles qui couraient vers son grand canari pour y rentrer au plus vite : « Ne rentrez pas ! leur cria-t-elle. Je n’ai « pas d’enfant, vous le savez : nous vivrons « ici toutes trois en famille. »

Les jeunes filles s’arrêtèrent dans leur fuite et vinrent auprès de la vieille. Celle-ci donna à la plus jolie le nom de Takisé et appela l’autre Aïssa.

Elles restèrent longtemps avec la vieille sans que personne s’aperçut de leur présence car jamais elles ne sortaient. Un jour un gambari (marchand) se présenta chez elle et demanda à boire. Ce fut Takisé qui apporta l’eau, mais l’étranger était tellement ravi de sa beauté qu’il ne put boire.

Quand il rendit visite au roi, le gambari lui raconta qu’il avait vu chez une vieille femme du village une jeune fille d’une beauté sans pareille : « Cette fille, conclut-il ne peut avoir qu’un sartyi pour époux. »

Le sartyi ordonna incontinent à son griot d’aller, en compagnie du dioula, chercher la jeune fille. Elle se présenta, suivie de la vieille. « Ta fille est merveilleusement jolie dit le sartyi à cette dernière, je vais la prendre pour femme. — Sartyi, répondit la vieille, je veux bien te la donner comme épouse mais que jamais elle ne sorte au « soleil ou ne s’approche du feu, car elle fondrait « aussitôt comme de la graisse. »

Le sartyi promit à la vieille que jamais Takisé ne sortirait aux heures de soleil et que jamais non plus elle ne s’occuperait de cuisine. Il n’y avait donc pas à craindre de cette façon qu’elle fût exposée à la chaleur qui lui était funeste.

Takisé épousa le roi qui lui donna la place de sa femme préférée. Celle-ci, déchue de son rang, n’eut plus que la situation des femmes ordinaires, de celles qui ne doivent jamais se tenir, sans ordre exprès, au côté de leur mari.

Au bout de sept mois, le sartyi s’en fut en voyage. Le lendemain de son départ, ses femmes se réunirent et dirent à Takisé : « Tu es la favorite du chef et tu ne travailles « jamais. Si tu ne nous fais de suite griller « ces graines de sésame, nous allons te tuer « et nous jetterons ton corps dans la fosse « des cabinets. »

Takisé, effrayée par cette menace, s’approche du feu pour faire griller les graines de sésame dans un canari, et, à mesure qu’elle en surveillait la torréfaction, son corps fondait comme beurre au soleil et se transformait en une graisse fluide qui donna naissance à un grand fleuve.

Les autres femmes du roi assistaient, sans en être émues, à cette métamorphose. Quand tout fut terminé, l’ancienne favorite leur dit ceci : « Maintenant, soyez-en certaines, « nous voilà perdues sans retour car « le sartyi, une fois revenu de voyage, nous « fera couper la tête. Sûrement il ne « pourra nous pardonner d’avoir contraint « sa préférée à travailler près du « feu jusqu’à ce qu’elle soit entièrement « fondue. Et la première décapitée, ce sera « moi. »

Les femmes du roi vécurent donc, jusqu’au retour de leur mari, dans l’appréhension d’une mort inévitable.

Le sartyi revint de voyage quelques jours après. Avant même de boire l’eau qu’on lui offrait, il appela sa préférée « Takisé ! Takisé ! » L’ancienne favorite alors s’approcha de lui et lui dit : « Sartyi et mari, je ne peux rien te cacher. En ton absence, les petites (c’était les co-épouses qu’elle désignait ainsi) ont fait travailler ta favorite, Takisé, près du feu. Elle a fondu comme beurre et, ce fleuve nouveau que tu aperçois dans le lointain, c’est elle qui lui a donné naissance en fondant de la sorte. »

« — Il me faut ma Takisé ! » Telle était l’idée fixe du sartyi qui courut aussitôt vers le cours d’eau, suivi de son ancienne favorite.

Quand ils furent au bord du fleuve, le roi se changea en hippopotame et plongea à la recherche de Takisé. La favorite d’autrefois, qui avait un sincère amour pour son mari, prit la forme d’un caïman et entra dans l’eau, elle aussi, pour ne pas quitter le sartyi.

Depuis lors hippopotame et caïman n’ont pas cessé de vivre dans les marigots.

FATIMATA OAZI (Interprété par SAMAKO NIEMBÉLÉ dit SAMBA TARAORÉ).

ÉCLAIRCISSEMENTS

Cf. Die Wichtelmoenner (Grimm) et Sneegoroutchtka, conte russe.