(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 34, du motif qui fait lire les poësies : que l’on ne cherche pas l’instruction comme dans d’autres livres » pp. 288-295
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 34, du motif qui fait lire les poësies : que l’on ne cherche pas l’instruction comme dans d’autres livres » pp. 288-295

Section 34, du motif qui fait lire les poësies : que l’on ne cherche pas l’instruction comme dans d’autres livres

Les gens du métier sont les seuls qui se fassent une étude de la lecture des poëtes. On ne les lit plus, nous l’avons déja dit, que pour s’occuper agréablement, dès qu’on est sorti du college, et non pas comme on lit les historiens et les philosophes, c’est-à-dire pour apprendre. Si l’on peut tirer des instructions de la lecture d’un poëme, cette instruction n’est gueres le motif qui fait ouvrir le livre.

Nous faisons donc le contraire en lisant un poëte de ce que nous faisons en lisant un autre livre. En lisant un historien, par exemple, nous regardons son stile comme l’accessoire. L’important c’est la verité, c’est la singularité des faits qu’il nous apprend. En lisant un poëme nous regardons les instructions que nous y pouvons prendre comme l’accessoire. L’important c’est le stile, parce que c’est du stile d’un poëme que dépend le plaisir de son lecteur. Si la poësie du stile du roman de Telemaque eut été languissante, peu de personnes auroient achevé la lecture de l’ouvrage, quoiqu’il n’en eut pas été moins rempli d’instructions profitables. C’est donc suivant que la lecture d’un poëme nous plaît que nous le loüons.

On remarquera que je ne parle ici que des personnes qui étudient ; car celles qui lisent principalement pour s’amuser, et en second lieu pour s’instruire (c’est l’usage cependant que les trois quarts du monde font de la lecture) aiment encore mieux les livres d’histoire dont le stile est interessant, que les livres d’histoire mal écrits, mais pleins d’exactitude et d’érudition. Bien des personnes suivent même ce goût dans le choix qu’elles sont des livres de philosophie, et d’autres sciences encore plus serieuses que la philosophie. Qu’on juge si le monde ne doit pas trouver que le poëme qui sçait le mieux lui plaire doit être le meilleur.

Les hommes qui ne lisent les poëmes que pour être entretenus agréablement par des fictions, se livrent donc dans cette lecture au plaisir actuel. Ils se laissent aller aux impressions que fait sur eux l’endroit du poëme qui est sous leurs yeux. Lors que cet endroit les occupe agréablement, ils ne s’avisent gueres de suspendre leur plaisir pour faire reflexion, s’il n’y a point de fautes contre les regles. Si nous tombons sur une faute grossiere et sensible, notre plaisir est bien interrompu. Nous pouvons bien alors faire des reproches au poëte ; mais nous nous reconcilions avec lui dès que ce mauvais endroit du poëme est passé, dès que notre plaisir est recommencé. Le plaisir actuel qui domine les hommes avec tant d’empire qu’il leur fait oublier les maux passez et qu’il leur cache les maux à venir, peut bien nous faire oublier les fautes d’un poëme qui nous ont choquez davantage, dès qu’elles ne sont plus sous nos yeux. Quant à ces fautes relatives, et qu’on ne démêle qu’en retournant sur ses pas, et en faisant reflexion sur ce qu’on a vû, elles diminuent très peu le plaisir du lecteur et du spectateur, quand même il lit la piece, ou quand il la voit après avoir été informé de ces fautes. Ceux qui ont lû la critique du cid n’en ont pas moins de plaisir à voir cette tragedie.

En effet l’évenement qu’un poëte tragique aura trop laissé prévoir en le préparant grossierement, ne laissera point de nous toucher s’il est bien traité.

Cet évenement nous interessera, bien qu’il ne nous surprenne point réellement. Quoique les évenemens de Polieucte et d’Athalie ne surprennent pas veritablement ceux qui ont vû plusieurs fois ces tragedies, ils ne laissent pas de les toucher jusques aux larmes. Il semble que l’esprit oublie ce qu’il sçait des évenemens d’une tragedie dont il connoît parfaitement la fable, afin de mieux joüir du plaisir de la surprise que ces évenemens causent lorsqu’ils ne sont pas attendus. Il faut bien qu’il arrive en nous quelque chose d’approchant de ce que je dis, car après avoir vû vingt fois la tragedie de Mithridate, on est presqu’aussi frappé d’un retour imprevu de ce prince, quand il est annoncé à la fin du premier acte, que si cet incident de la piece surprenoit veritablement. Notre memoire paroît donc suspenduë au spectacle, et il semble que nous nous y bornions à ne sçavoir les évenemens que lorsqu’on nous les annonce.

On s’interdit d’anticiper sur la scene, et comme on oublie ce qu’on a vû à d’autres répresentations, on peut bien oublier ce que l’indiscretion d’un poëte lui a fait reveler avant le tems. L’attrait du plaisir a-t-il tant de peine à étouffer la voix de la raison.

Enfin si le charme du coloris est si puissant qu’il nous fasse aimer les tableaux du Bassan, nonobstant les fautes énormes contre l’ordonnance et le dessein, contre la vrai-semblance poëtique et pittoresque dont ils sont remplis, si le charme du coloris nous les fait vanter, bien que ces fautes soient actuellement sous nos yeux lorsque nous les loüons, on peut aisément concevoir comment les charmes de la poesie du stile nous font oublier dans la lecture d’un poeme les fautes que nous y avons apperçues.

Il s’ensuit de mon exposition, que le meilleur poeme est celui dont la lecture nous interesse davantage, que c’est celui qui nous seduit au point de nous cacher la plus grande partie de ses fautes, et de nous faire oublier volontiers celles mêmes que nous avons vûes et qui nous ont choquez. Or c’est à proportion des charmes de la poesie du stile qu’un poeme nous interesse. Voilà pourquoi les hommes préfereront toujours les poemes qui touchent, aux poemes reguliers. Voilà pourquoi nous préferons le cid à tant d’autres tragedies. Si l’on veut rappeller les choses à leur veritable principe, c’est donc par la poesie du stile qu’il faut juger d’un poeme, plûtôt que par sa regularité et par la décence des moeurs.

Nos voisins les italiens ont deux poemes épiques en leur langue, la Jerusalem délivrée du Tasse, et le Roland furieux de L’Arioste, qui, comme l’iliade et l’éneïde, sont devenus des livres de la bibliotheque du genre humain. On vante le poeme du Tasse pour la décence des moeurs, pour la convenance et pour la dignité des caracteres, pour l’oeconomie du plan, en un mot pour sa regularité.

Je ne dirai rien des moeurs, des caracteres, de la décence et du plan du poeme de L’Arioste. Homere fut un géometre auprès de lui, et l’on sçait le beau nom que le cardinal D’Est donna au ramas informe d’histoires mal tissues ensemble qui composent le Roland furieux. L’unité d’action y est si mal observée, qu’on a été obligé dans les éditions posterieures d’indiquer, par une note mise à côté de l’endroit où le poete interrompt une histoire, l’endroit du poeme où il la recommence, afin que le lecteur puisse suivre le fil de cette histoire. On a rendu en cela un grand service au public, car on ne lit pas deux fois L’Arioste de suite, et en passant du premier chant au second, et de celui-là aux autres successivement, mais bien en suivant independamment de l’ordre des livres les differentes histoires qu’il a plûtôt incorporées qu’unies ensemble. Cependant les italiens, generalement parlant, placent L’Arioste fort au-dessus du Tasse. L’academie de la Crusca, après avoir examiné le procès dans les formes, a fait une décision autentique qui adjuge à L’Arioste le premier rang entre les poetes épiques italiens. Le plus zelé défenseur du Tasse confesse qu’il attaque l’opinion generale, et que tout le monde a decidé pour L’Arioste, seduit par la poesie de son stile. Elle l’emporte veritablement sur la poesie de la Jerusalem delivrée, dont les figures ne sont pas souvent convenables à l’endroit où le poete les met en oeuvre. Il y a souvent encore plus de brillant et d’éclat dans ces figures, que de verité.

Je veux dire qu’elles surprennent et qu’elles ébloüissent l’imagination, mais qu’elles n’y peignent pas distinctement des images propres à nous interesser. Voilà ce que M. Despreaux a défini le clinquant du Tasse , et les étrangers, à l’exception de quelques compatriotes du dernier, ont souscrit à ce jugement. quant au poëte dont toutes ces merveilles sont tirées, dit M. Addison, en parlant d’un opera italien dont le sujet avoit été pris dans le Tasse, je suis de l’avis de M. Despreaux, qu’un vers de Virgile vaut mieux que tout le clinquant du Tasse . Il est vrai néanmoins pour continuer la figure, qu’on trouve quelquefois de l’or le plus pur, à côté de ce clinquant.

On voudroit inutilement faire changer de sentiment aux italiens, et l’on se doute bien de ce qu’ils répondroient à l’étranger qui s’aviseroit de les réprimander sur la dépravation de leur goût. Ils feroient ce que firent nos peres, quand on voulut diminuer leur amour pour le cid. Les raisonnemens des autres peuvent bien nous persuader le contraire de ce que nous croïons, mais non pas le contraire de ce que nous sentons. Or nous sentons bien quel est celui de deux poemes qui nous fait le plus grand plaisir.

C’est de quoi je dois parler plus au long à la fin de la seconde partie de cet ouvrage.

L’expression me paroît dans un tableau ce que la poesie du stile est dans un poeme. Je comparerois volontiers le coloris avec cette partie de l’art poetique qui consiste à choisir et arranger les mots, de maniere qu’il en résulte des vers qui soient harmonieux dans la prononciation. Cette partie de l’art poetique peut s’appeller la mécanique de la poesie.