(1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Examen du clair-obscur » pp. 34-38
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(1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Examen du clair-obscur » pp. 34-38

Examen du clair-obscur

Si une figure est dans l’ombre, elle est trop ou trop peu ombrée, si la comparant aux figures plus éclairées et la faisant par la pensée avancer à leur place, elle ne nous inspire pas un pressentiment vif et certain qu’elle le serait autant qu’elles. Exemple de deux personnes qui montent d’une cave, dont l’une porte une lumière et que l’autre suit : si celle-ci a la quantité de lumière ou d’ombre qui lui convient, vous sentirez qu’en la plaçant sur la même marche que celle-là, elles seront toutes deux également éclairées.

Moyen technique de s’assurer si les figures sont ombrées sur le tableau comme elles le seraient en nature : c’est de tracer sur un plan celui de son tableau, d’y disposer des objets soit à la même distance que ceux du tableau, soit à des distances relatives, et de comparer les lumières des objets du plan aux lumières des objets du tableau. Elles doivent être de part et d’autre ou les mêmes, ou dans les mêmes rapports.

La scène d’un peintre peut être aussi étendue qu’il le désire ; cependant il ne lui est pas permis de placer partout des objets. Il est des lointains où les formes de ces objets n’étant plus sensibles, il est ridicule de les y jeter, puisqu’on ne met un objet sur la toile que pour le faire apercevoir et distinguer tel. Ainsi quand la distance est telle qu’à cette distance les caractères qui individualisent les êtres ne s’y font plus distinguer, qu’on prendrait, par exemple un loup pour un chien ou un chien pour un loup, il n’y faut plus rien mettre. Voilà peut-être un cas où il ne faut plus peindre la nature.

Tous les possibles ne doivent point avoir aucun lieu en bonne peinture non plus qu’en bonne littérature ; car il y a tel concours d’événements dont on ne peut nier la possibilité, mais dont la combinaison est telle qu’on voit que peut-être ils n’ont jamais eu lieu et ne l’auront peut-être jamais. Les possibles qu’on peut employer, ce sont les possibles vraisemblables, et les possibles vraisemblables, ce sont ceux où il y a plus à parier pour que contre qu’ils ont passé de l’état de possibilité à l’état d’existence dans un certain temps limité par celui de l’action. Exemple. Il se peut faire qu’une femme soit surprise par les douleurs de l’enfantement en pleine campagne, il se peut faire qu’elle y trouve une crèche, il est possible que cette crèche soit appuyée contre les ruines d’un ancien monument ; mais la rencontre possible de cet ancien monument est à sa rencontre réelle comme l’espace entier où il peut y avoir des crèches est à la partie de cet espace qui est occupée par d’anciens monuments. Or ce rapport est infiniment petit, il n’y faut donc avoir aucun égard ; et cette circonstance est absurde, à moins qu’elle ne soit donnée par l’histoire ainsi que les autres circonstances de l’action. Il n’en est pas ainsi des bergers, des chiens, des hameaux, des troupeaux, des voyageurs, des arbres, des ruisseaux, des montagnes et de tous les autres objets qui sont dispersés dans les campagnes et qui les constituent. Pourquoi peut-on les mettre dans la peinture dont il s’agit et sur le champ du tableau ? Parce qu’ils se trouvent plus souvent dans la scène de la nature qu’on se propose d’imiter qu’ils ne s’y trouvent pas. La proximité ou rencontre d’un ancien monument est aussi ridicule que le passage d’un empereur dans le moment de l’action. Ce passage est possible, mais d’un possible trop rare pour être employé. Celui d’un voyageur ordinaire l’est aussi, mais d’un possible si commun que l’emploi n’en a rien que de naturel. Il faut que le passage de l’empereur ou la présence de la colonne soit donnée par l’histoire.

Deux sortes de peintures : l’une qui plaçant l’œil tout aussi près du tableau qu’il est possible sans le priver de sa faculté de voir distinctement, rend les objets dans tous les détails qu’il aperçoit à cette distance, et rend ces détails avec autant de scrupule que les formes principales, en sorte qu’à mesure que le spectateur s’éloigne du tableau, à mesure il perd de ces détails, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à une distance où tout disparaisse ; en sorte qu’en s’approchant de cette distance où tout est confondu, les formes commencent peu à peu à se faire discerner et successivement les détails à se recouvrer, jusqu’à ce que l’œil replacé en son premier et moindre éloignement, il voit dans les objets du tableau les variétés les plus légères et les plus minutieuses. Voilà la belle peinture, voilà la véritable imitation de la nature. Je suis par rapport à ce tableau ce que je suis par rapport à la nature que le peintre a prise pour modèle. Je la vois mieux à mesure que mon œil s’en approche ; je la vois moins à mesure que mon œil s’en éloigne.

Mais il est une autre peinture qui n’est pas moins dans la nature, mais qui ne l’imite parfaitement qu’à une certaine distance, elle n’est, pour ainsi parler, imitatrice que dans un point : c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi ; au-delà de ce point, on ne voit plus rien, c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un tableau [ ;] depuis sa toile jusqu’à son point de vue, on ne sait ce que c’est. Il ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture, c’est celui du fameux Rembrand ; ce nom seul en fait suffisamment l’éloge.

D’où l’on voit que la loi de tout finir a quelque restriction. Elle est d’observation absolue dans le premier genre de peinture dont j’ai parlé dans l’article précédent ; elle n’est pas de même nécessité dans le second genre : le peintre y néglige tout ce qui ne s’aperçoit dans les objets que dans les points plus voisins du tableau que ceux qu’il a pris pour son point de vue.

Exemple d’une idée sublime du Rembrand : le Rembrand a peint une Résurrection du Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo, il est à genoux sur le bord du sépulcre, il prie, et l’on voit s’élever deux bras du fond du sépulcre.

Exemple d’une autre espèce. Il n’y aurait rien de si ridicule qu’un homme peint en habit neuf au sortir de chez son tailleur, ce tailleur fût-il le plus habile homme de son temps. Mieux un habit collerait sur les membres, plus la figure aurait la figure d’un homme de bois. Outre ce que le peintre perdrait du côté de la variété des formes et des lumières qui naissent des plis et du chiffonnage des vieux habits, il y a encore une raison qui agit en nous sans que nous nous en apercevions, c’est qu’un habit n’est neuf que pendant quelques jours et qu’il est vieux pendant longtemps, et qu’il faut prendre les choses dans l’état qu’elles ont d’une manière la plus durable. D’ailleurs il y a dans un habit vieux une multitude infinie de petits accidents intéressants, de la poudre, des boutons manquants et tout ce qui tient de l’user ; tous ces accidents rendus réveillent autant d’idées et servent à lier les différentes parties de l’ajustement ; il faut de la poudre pour lier la perruque avec l’habit.

Un jeune homme fut consulté par sa famille sur la manière dont on voulait qu’on fît peindre son père ; c’était un ouvrier en fer. Mettez-lui, dit-il, son habit de travail, son bonnet de forge, son tablier ; que je le voie à son établi avec une lancette à la main ou autre ouvrage qu’il éprouve ou qu’il repasse, et surtout n’oubliez point de lui faire mettre ses lunettes sur le nez. Ce projet ne fut point suivi. On lui envoya un beau portrait de son père, en pied, avec une belle perruque, un bel habit, de beaux bas, une belle tabatière à la main. Le jeune homme qui avait du goût et de la vérité dans le caractère, dit à sa famille en la remerciant : Vous n’avez rien fait qui vaille, ni vous, ni le peintre. Je vous avais demandé mon père de tous les jours, et vous ne m’avez envoyé que mon père des dimanches…

C’est par la même raison que M. de La Tour, si vrai, si sublime d’ailleurs, n’a fait du portrait de M. Rousseau qu’une belle chose au lieu d’un chef-d’œuvre qu’il en pouvait faire. J’y cherche le censeur des lettres, le Caton et le Brutus de notre âge, je m’attendais à voir Epictete en habit négligé, en perruque ébouriffée, effrayant par son air sévère les littérateurs, les Grands et les gens du monde, et je n’y vois que l’auteur du Devin du village bien habillé, bien peigné, bien poudré et ridiculement assis sur une chaise de paille ; et il faut convenir que le vers de Marmontel dit très bien ce qu’est M. Rousseau et ce qu’on devrait trouver et ce qu’on cherche en vain dans le tableau de M. de La Tour.

On a exposé dans le Salon un tableau de la Mort de Socrate qui a tout le ridicule qu’une composition de cette espèce pouvait avoir : on y fait mourir sur un lit de parade le philosophe le plus austère et le plus pauvre de la Grece. Le peintre n’a pas conçu combien la vertu et l’innocence prêtes d’expirer au fond d’un cachot sur un lit de paille, sur un grabat, faisaient une représentation pathétique et sublime.