(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Philarète Chasles » pp. 111-136
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(1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Philarète Chasles » pp. 111-136

Philarète Chasles

Œuvres.

I

Quelques jours après sa mort, Philarète Chasles eut sa minute de bruit ; mais les nécessiteux et les furieux d’actualité, comme ils disent, qui avaient attendu sa mort pour parler de lui, dont ils ne disaient pas grand-chose quand il était vivant et qu’il lançait quelque livre du fond de sa petite catacombe de la Bibliothèque Mazarine, ne s’occupèrent bientôt pas plus de sa personne que s’il n’avait jamais existé. Cet homme, beaucoup trop littéraire pour une époque qui ne l’est plus, ne pouvait guère passionner les générations nouvelles. Quelques bas-bleus fidèles à son cours du Collège de France, à ce professeur qui avait, disons-le (c’était son défaut), un peu de bas-bleu dans l’esprit ; puis parfois un article, çà ou là, une ébullition attardée d’un talent qui avait régulièrement et vastement déferlé longtemps sur la plage du Journal des Débats, voilà tout ce qui restait de Philarète Chasles, l’Impossible à l’Académie ! Mais il meurt du choléra à Venise… Diable ! ceci est une nouvelle et une occasion d’articler, et aussitôt sa mort remplace la venue et le séjour du shah parti, pour les esclaves sans idées de tout fait qui passe. Et alors on s’abat sur sa mort comme des corbeaux sur un cadavre, pour croasser comme eux. Et l’on croasse sur ses livres, sur sa personne, sur sa causerie, sur ses ridicules et jusque sur ses pots de pommades et ses cosmétiques, car il fut longtemps comme Mazarin, qui ne voulait pas déchoir et mettait du rouge pour ne pas paraître mourant, ce que le marquis de Mirabeau a admiré, par parenthèse, dans une phrase magnifique. Seulement, tout ce petit détail de curiosité épuisé, tout cet inventaire d’après décès terminé, Philarète Chasles est entré tranquillement et sans effraction dans l’histoire littéraire du xixe  siècle, de tous les cimetières le plus silencieux et le plus abandonné !

Eh bien ! puisqu’il y est déposé, je voudrais dire mon mot aussi sur cet homme oublié, sur ce journaliste qui n’aura qu’une gloire de journal pour sa peine de n’avoir été que cela. Il était fait pour mieux ! Ce rude travailleur en choses éphémères, ce bénédictin de robe… trop courte, avec ses vastes connaissances, son encyclopédisme littéraire, son amour des idées et de tout ce qui ressemblait à une idée, son besoin plus pressant que sûr de généraliser, son style fringant, piquant, brillant et trempé aux sources de tous les idiomes, Philarète Chasles, n’a pas laissé, en somme, un grand livre pense et voulu, construit avec art, ferme sur sa base, une œuvre centrale, enfin, qui eût donné exactement sa mesure et qui aurait empêché de la chercher confusément, ainsi qu’on le fait aujourd’hui, dans des travaux éparpillés, —  disjecta membra poetæ . Il faudra des curieux et des travailleurs comme il l’était, des espèces de Tallemant des Réaux dans l’avenir, pour pouvoir parler, en science de cause, de cet homme qui fut un très éblouissant feu follet littéraire, lequel, comme les feux follets, errait et ne se fixait pas, et qui a oublié de laisser derrière lui le livre un, profond et complet, qu’il était très capable de faire, — le livre qui eût été un fût de colonne sur sa tombe effacée, et qui en eût marqué la place aux yeux de la Postérité !

II

Ainsi, il aura raté la grande gloire. C’était pourtant un rare esprit. Il était de facultés, de nature, ce que j’appelle de main de Dieu, admirablement fait. Il était né littérateur et critique comme on naît poète. Il avait en littérature le génie de la recherche et de la découverte, qui est le vrai génie de la Critique. Il avait la finesse, qui ne regarde pas de trop près pour voir, comme celle, par exemple, de Sainte-Beuve, qui ne voyait, lui, que parce qu’il se plantait le nez sur l’objet et le regardait microscopique ment. Il avait la chaleur, l’enthousiasme, la poitrine, l’amour sacré de la chose littéraire, que Sainte-Beuve, ce froid serpent, n’avait pas. Et si, malheureusement, il n’eut pas plus que Sainte-Beuve la conscience et la conviction morale, si nécessaires pour juger sainement les œuvres de l’esprit, il s’en vengea, du moins, par l’étendue, l’horizon, le mouvement d’esprit de sa critique. Mais tous ces dons de naissance furent mis à mal par sa naissance sociale ; et, comme dans l’explication de la Princesse Palatine pour faire comprendre l’inutilité des puissantes et charmantes facultés de son fils, son père à lui, Chasles, fut la fée méchante qui frappa et faussa les siennes. Le père de Chasles, athée, révolutionnaire et régicide, éleva son fils, si même on peut dire qu’il l’éleva, dans l’atmosphère païenne du temps. Il l’appela de ce nom ridicule de Philarète qu’il lui donna sans le baptême, comme on donne le nom à un chien. J’ai ouï dire que ce fut assez tard que Philarète Chasles reçut le baptême ; mais le baptême n’efface que le péché originel dans l’homme, il ne remplace pas l’éducation chrétienne qui fait les seuls forts dans l’ordre moral comme les seuls voyants dans l’ordre intellectuel. De pensée et de vie, Philarète Chasles resta Philarète et le plus singulier des Philarète, car Philarète veut dire « amant de la·vertu », et je ne sache pas qu’il ait eu jamais de passion malheureuse pour cette dame-là ! En d’autres termes, il resta païen, mais païen comme on l’est dans les temps modernes, hostiles aux religions, où l’on a remplacé les mythologies par des métaphysiques, aussi bêtes et moins amusantes que les vieilles mythologies d’un monde nettement et nommément païen !

Tel fut le mal — l’irréparable mal — pour Philarète Chasles, le mal au plus profond de facultés superbes et qui les empêcha de fonctionner avec l’éclat, la précision, la gravité, la profondeur, la toute-puissance d’ensemble qu’elles auraient eues s’il eût été élevé par un autre homme que par un père, qui en lit d’abord, le croira-t-on ? un ouvrier, par égoïsme ou par ambition basse et jacobine. Car je ne pense pas que l’influence de l’âme d’un père tombe impunément sur l’âme de son fils. Je ne pense pas qu’on puisse être absolument pour rien le fils d’un régicide ou d’un athée, qui est le régicide de Dieu. Si le père de Chasles, si peu soucieux des talents futurs de son fils, l’avait jeté aux Enfants-Trouvés comme Rousseau y jeta les siens, je ne doute pas que Philarète ne fût sorti des mains de la pauvre sœur de Saint-Vincent de Paul qui l’aurait ramassé et qui lui aurait appris son catéchisme, avec des rayons de plus dans la tête, avec ces rayons qui sont les plus beaux et qui lui ont toujours manqué ! L’humble religieuse lui aurait pour toujours engravé dans l’âme ce Christianisme fécondant sans lequel il n’y a dans la vie intellectuelle ni consistance, ni force réelle, ni grandeur, ni même gravité, et il aurait plus tard retrouvé, à coup sûr, toutes ces puissances-là, à l’heure où se déclara son ardente vocation littéraire. Puisque, de facultés, il était destiné à être un critique, son sens de critique s’en serait fortifié et purifié. Il fût devenu certainement, s’il avait eu tout ce que le Christianisme peut donner, le premier critique d’un temps qui n’a pas de premier, et personne, incontestablement, dans ce siècle, ni Sainte-Beuve, ni Gustave Planche, ni les autres qui font de la critique, n’aurait pu lui être comparé.

De toutes les choses qu’on a dites sur Philarète Chasles depuis qu’il est mort, c’est la seule qui n’ait pas été dite. On a vu les facultés qui le distinguaient, mais on n’a pas vu ce qui les a bornées et faussées quelquefois, ce qui a souvent nui à leur jeu, ce qui leur a donné cette superficialité apparente dont son grand talent a été victime vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres, car les autres ont dit souvent de lui, et bien des fois je l’ai entendu, le mot mérité, et mortel en France : « C’est un bel et grand esprit, mais il n’est pas sérieux ! »

III

Il n’est pas sérieux, voilà l’accusation ! C’est un fantaisiste ; c’est une imagination très vive qui pousse devant elle ; c’est un esprit flaireur et, mieux que flaireur, c’est un esprit découvreur, mais qui se grise souventes fois avec ses découvertes ; c’est par-dessus tout, enfin, un humouriste, ayant cette faculté délicieuse de l’humour, qui tient tout à la fois de la gaieté et de la mélancolie, et qui se permet d’aller, mais en se faisant pardonner à force de grâce, jusqu’à l’extravagance.

Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant !

comme dit Célimène. Il est tout cela, et tout cela est charmant ; mais, après tout, — il faut bien le dire, — insuffisant pour cette chose d’imposance et d’autorité qui est la Critique, et qui n’est plus la Critique si elle n’est pas chose d’autorité. Or, l’autorité ne vient jamais aux hommes que de deux manières : par la vérité des principes et la force des convictions. Or, encore, les principes de Chasles, où sont-ils ? Et ses convictions ? Je sais où sont ses préférences, ses passions, ses amours intellectuels, mais ses convictions ? Je sais où sont ses instincts, qui souvent le mènent loin, droit et heureusement, jusqu’à ce qu’il se brise pourtant contre quelque brillante erreur qui l’a séduit et enivré. Je sais encore où est sa métaphysique, car il a métaphysiqué, le pauvre Chasles ! Il a mêlé de cette nuée aussi à sa littérature, faite pour rester claire, consistante et gaie comme l’éther du ciel et le bon sens français ! Ce Français européanisé, qui toute sa vie a écrit, en anglais, des choses parfaitement et incroyablement anglaises ; qui en aurait peut-être écrit en allemand, s’il l’avait voulu, mais qui, du moins, a traduit en français le plus Allemand des Allemands, Jean-Paul Richter, a glissé, hélas ! à certains jours, dans ces allemanderies d’une métaphysique appliquée à la littérature, dont, avec son esprit français, il aurait dû rire. Mais ses principes, franchement, je ne les connais pas. Sainte-Beuve, qui ne voyait que le petit fait, Sainte-Beuve, l’entomologiste littéraire, positiviste de nature bien avant que la philosophie positiviste fût inventée, — bien avant de tomber dans cette croyance qu’il descendait d’un poisson métamorphosé en singe, pour culbuter de cette belle croyance dans le trou final, fait pour les bêtes, où il a voulu qu’on le mît, — Sainte-Beuve se vantait de n’avoir point de principes en critique, et même il prétendait qu’il n’en fallait pas. Philarète Chasles, rendons-lui cette justice, ne fut jamais de cette impudence de négation. Il aimait trop pour cela les idées générales. Comme les esprits de race, il portait au vent de ce côté. Mais ses principes d’esthétique et de morale, ces principes qui ne font qu’un, et sans lesquels la Critique n’est plus que l’empirisme d’une personnalité plus ou moins supérieure, ne sont pas beaucoup plus distincts que ceux de Sainte-Beuve, et je doute qu’on en pût faire sortir un seul, appuyé et déterminé, de l’universalité de ses Œuvres complètes, où le talent le plus sincère et le plus animé n’est pas capable de combler cette lacune terrible dans les œuvres d’un critique : — le manque de principes et d’autorité.

Il n’en eut donc point, et il en souffrit. Mais il recouvrit cette souffrance de toutes les bonnes humeurs de l’esprit le plus souple, le plus léger, le plus désinvolte, qui se consolait de ne pas imposer, en plaisant. Ce radieux Arlequin intellectuel, qui avait beau être critique et professeur se retrouvait toujours Arlequin, et jouait de la batte de son esprit avec de si brillants et de si gracieux moulinets, regrettait que cette batte ne fût pas le sceptre qu’on aurait respecté, s’il avait pesé davantage. Il payait cher sa légèreté. Il en souffrit toujours et jusque dans ses ambitions les plus extérieures. On sait la passion qu’il eut longtemps pour l’Académie. Si cette passion finit par s’exprimer comme la haine, en ses derniers jours, c’est que la haine n’était que la fureur de l’amour de toute sa vie méprisé. Eh bien ! Philarète Chasles, quarante fois littérateur, ne put entrer pour un dans cette Académie, de si bonne heure visée par lui, ajustée, aspirée et manquée toujours. À cela peut-être, comme à tout, bien des raisons, petites et honteuses, qui sait ?… Philarète Chasles, dès sa jeunesse et le long de toute sa vie, eut des fatuités de joli garçon (il l’était) qui devaient être abominablement désagréables aux affreux culs-de-jatte en fauteuil de ces Invalides de toutes manières. Ce bénédictin littéraire, à la robe trop courte, comme je l’ai dit, et qui la troussait et la retroussait comme si elle avait été trop longue, non pour passer les ruisseaux, comme Lazzara, mais parfois pour se mettre dedans, menait la vie du monde avec autant d’entrain que celle de la pensée, et ces vieux ennuyeux ne pouvaient souffrir qu’on ne s’ennuyât pas comme eux. Aussi fut-ce l’absence de gravité que le bossu Villemain, qui s’était fait grave, de peur de n’être rien, opposa au critique muscadin, autrement fort que lui, qu’il jalousait, et qui mettait par-dessus la plus vaste, la plus étonnante des littératures, de petits airs à la Brummell.

IV

C’est, en effet, ce mélange de dandysme et de monde, avec les labeurs incessants de l’esprit le plus infatigable, qui fait l’originalité de Philarète Chasles, de cette personnalité singulière, — mi-partie, comme le costume des Boulions au Moyen Âge, de choses voyantes et contrastées, d’élégance, de passion, de sérieux — trop rarement ! — et de frivolité. Depuis Mme de Staël, il ne fut peut-être pas, en France, de critique plus vivant. C’est, comme pour elle, la vie qui est le caractère du talent de Philarète Chasles. Sainte-Beuve, auquel je reviens toujours parce que l’opinion de ce temps le préfère injustement à Chasles et le classe plus haut, l’éternelle sotte qu’elle est ! Sainte-Beuve n’eut jamais le flot de vie et de verve qui roule, un peu échevelé, à la manière des vagues, dans tout ce que Chasles a écrit.

Moins impétueux et moins facile dans le travail, Sainte-Beuve, ce lécheur qui quelquefois se débarbouillait en se léchant, et que ses secrétaires — les sages-femmes de sa pensée — accouchaient d’enfants malingres à mettre dans des bocaux d’esprit-de-vin, n’avait pas la fécondité spontanée, le jaillissement, l’improvisation bien portante et robuste de Chasles, qui lui était très nettement supérieur, hormis en un seul point : il n’avait pas fait et il n’aurait pas fait Joseph Delorme. Tous deux professeurs, ils étaient, comme professeurs, aussi différents l’un de l’autre que comme critiques. Sainte-Beuve préparait longuement sa leçon, il l’élaborait, la mâchait, la remâchait, la mastiquait et la répétait à des chaises rangées en rond, autour de lui, dans son triste salon chocolat ; tandis que Chasles jouait avec la sienne comme un chat avec un oiseau, et la débitait pétillante, avec des grâces félines et une voix qui n’était, par exemple, ni celle d’un chat ni celle d’un tigre, mais bien la voix la plus spirituelle, la plus mélodieuse et la plus caressante qu’on pût entendre. Il était plus né orateur… On a parlé aussi beaucoup de leurs deux causeries. Celle de Sainte-Beuve n’était que finesse, œil oblique embusqué dans sa patte d’oie, sourire de vieille femme d’esprit, et l’anecdote y dominait, l’anecdote ramassée partout, car Sainte-Beuve était un mendiant d’anecdotes et il ne dînait en ville que pour demander à ces dîners la charité de quelques-unes. Celle de Chasles, au contraire, était vibrante, paradoxale, bien moins en nuances et en petits faits, mais bien plus en idées.

Je les ai connus et pratiqués tous les deux. Sainte-Beuve, laid et d’un museau futé, me faisait l’effet d’un rat qui rongeait toujours son bout de dentelle, et Chasles, lui, d’un chat qui saute, et se roule et s’escrime ! Je l’ai déjà appelé Arlequin, Arlequin qui, avec son demi-masque, est le noir matou de Bergame. L’un, Sainte-Beuve, faisait le bonhomme auquel on ne se prenait pas. Il se vieillissait, geignait et se plaignotait avec une manière de dire : Je suis fâ-ti-gué, fâ-ti-gué que je crois entendre encore. Et Chasles se rajeunissait, s’arrangeait, s’adonisait, se peignait, comme Roqueplan, un beau sarcastique de son temps, que sa nièce, digne d’un tel oncle, par piété pour ses élégances défuntes, qu’elle aurait voulues immortelles ! mit au cercueil avec des gants lilas. Quelle opposition ils faisaient tous deux, Chasles et Sainte-Beuve ! Sainte-Beuve, avec la demi-lune rousse de sa tête, pelée comme le derrière d’un renard attaqué d’alopécie, son teint hortensia, son oreille rouge comme celle de Tartuffe et prête à chaque instant à monter au violet de la colère, le tout recouvert du vieux foulard qu’il étendait là-dessus quand il rentrait, échauffé, de l’Académie, et le beau Scaramouche de Chasles, à la face pâle, aux yeux italiens, aux moustaches callotiques, longues, peintes, relevées, qui ne devinrent que le plus tard possible la barbe blanche sans transition de gris qui apparut soudainement, comme celle d’un alchimiste, un jour, à son cours, et fut pour les femmes qui y venaient le coup de pistolet de la surprise. Masque qui reprenait sa figure parce qu’il avait le désespoir de l’illusion… Non, je n’ai jamais vu d’opposition plus vive qu’entre ces deux critiques et ces deux professeurs du xixe  siècle, contrastant en tout, — excepté en convictions fortes et en autorité morale qu’ils n’avaient pas plus l’un que l’autre, ce qui les frappe également tous deux de néant et leur enlève, du coup et pour jamais, toute grande influence sur les hommes !

En ceci, du reste, se ressemblant encore qu’ils ne sont au fond que des esprits fragmentaires, lesquels n’ont pas su mettre un livre debout, car l’Histoire de Port-Royal n’en est, certes ! pas un. C’est le fouillis d’un tiroir curieux renversé… Et les Portraits littéraires et toutes les séries des Lundis ne sont que la rotation d’un kaléidoscope littéraire, tourné par les caprices, les engouements et surtout par les petites haines de l’auteur. Volupté est le seul livre de Sainte-Beuve, et il est mauvais. Les poésies malades de Joseph Delorme ne sont pas un livre : c’est moins ou c’est plus… Philarète Chasles n’a rien écrit, lui, que des fouilles sibyllines que le vent emportera, malgré leur beauté. Ce qu’il a fait de mieux, les volumes sur Shakespeare, l’Arétin et le Théâtre espagnol, sont de ces feuilles-là.

V

Petit résultat pour de si grands travaux Les œuvres de Chasles publiées depuis sa mort, n’ajouteront rien à ce résultat. On a publié des Mémoires sur lesquels la langue des commères en littérature s’en était donné à cœur-joie, et lui-même avait été une de ces commères-là. Il avait annoncé, longtemps à l’avance, ses Mémoires comme une ménagerie qui devait être l’encagement de toutes ses haines et de tous ses ressentiments, de tous les sots, plus ou moins cruels, qui l’avaient blessé dans sa vie. Vengeance calculée d’outre-tombe ! Les deux premiers volumes de ces Mémoires, par convenance interrompus, ont, de toutes manières, trompé l’espoir qu’on pouvait avoir d’un beau massacre. Au lieu de les continuer, on a publié un livre posthume de Chasles qui n’ajoutera pas beaucoup à sa gloire. C’est un Voyage, non plus à travers ses ennemis, mais à travers sa vie et ses livres.

Comme ce titre pouvait s’appliquer à tous les ouvrages de l’auteur, qui n’a fait que voyager à travers les livres toute sa vie, et qui, même, sans les livres d’autrui, n’en aurait pas probablement écrit un seul, il s’est cru obligé, pour être clair et précis, de donner un sous-titre à son titre, et il a appelé son livre L’Angleterre politique, — ce qui aurait parfaitement suffi, puisqu’il ne s’agit dans ce volume que de l’Angleterre et de quelques écrivains anglais. Philarète Chasles connaissait à fond l’Angleterre. Il y avait vécu et il y avait écrit dans la langue du pays, comme Voltaire qui, jeune et fat comme un Français, s’était aussi permis d’y écrire, dans cette langue si opposée pourtant à son genre de génie. Mais Philarète Chasles y avait mieux écrit que Voltaire, et comme Voltaire, et plus profondément que ce serpent sur la peau duquel tout glissait, Philarète Chasles a gardé bien plus d’Angleterre sous la sienne.

Il se l’était inoculée. Et je ne dis pas cela pour déprécier Chasles et pour le descendre, car l’esprit anglais est un grand esprit et la littérature anglaise la plus belle, selon moi, des littératures de l’Europe. Je le dis simplement pour caractériser Chasles, et sa manière et sa critique, à lui, qui s’était plongé à plein corps dans la littérature anglaise et qui s’en est retiré ruisselant d’elle, qui était ressorti Anglais de cette littérature, comme Achille était ressorti invulnérable du Styx,

Seulement, pour Chasles, anglais ne veut pas dire invulnérable.

VI

Il avait été, au contraire, étrangement vulnéré par elle. Elle lui avait donné de ses manières de voir les choses, de les préjuger et de les méconnaître. Elle lui avait donné, à lui plus brillant que solide, plus souple que fort, plus littéraire que spirituel, quoiqu’il fût spirituel et même spiritualiste, — un des derniers spiritualistes sur lesquels le vent de la mort qui maintenant s’élève souffla, comme il souffle, pour les éteindre, sur ces derniers flambeaux, — elle lui avait donné de son protestantisme irréligieux et de son utilitarisme humanitaire, et ces deux faussetés en nature humaine et ces deux disgrâces en littérature ! Chasles, élevé comme un chien, mais comme un chien savant, par un père athée et régicide, avait de par la nature intellectuelle de son esprit résisté à cette éducation abominable, et il resta toujours élevé, sinon pur, dans toutes les intempérances et les débauches de la pensée littéraire. Mais ayant vécu dès son extrême jeunesse en Angleterre, il s’y impreignit de ce pays et il y devint protestant, — non de culte (il s’en souciait bien !), mais de tendance générale et utilitaire, de spéciale préoccupation. Dans ses derniers livres, il est évidemment plus protestant et plus anglais que dans ses autres ouvrages. Il y voyage, en Angleterre, et pour cette raison il doit y être plus protestant, plus utilitaire et plus anglais que dans les livres espagnols ou italiens dans lesquels il a fait, selon moi, ses meilleurs voyages. Il l’est davantage et il l’est tellement son imagination s’est si trempée et retrempée dans les choses et les mœurs anglaises, que dans tout le cours de son volume il ne se sert que de comparaisons foncièrement anglaises, empruntées au jeu des machines et à la manœuvre des vaisseaux !

Et voilà le vice, car c’est plus qu’un défaut On aurait dû, en effet, finir la publication des Œuvres complètes par les Mémoires. Les Mémoires d’un homme sont le dernier mot des Œuvres de cet homme, et quand il a dit ce mot, tout est dit et on n’a plus à revenir sur rien… Dans le volume attardé, qui interrompt, on ne sait pourquoi, la publication des Mémoires de Chasles, l’auteur y est trop anglais pour un critique, car, ainsi que je l’ai dit déjà, si Chasles est bien plutôt un fantaisiste connaisseur qu’un critique intégral, transcendant, absolu, il n’en veut pas moins être un critique. Il a eu toute sa vie la prétention d’en être un, et sa gloire, s’il en était un, serait de le rester. Or, puisqu’il écrit lui-même à la tête de son livre le mot « voyage », il aurait dû se rappeler qu’un critique n’est pas un voyageur ordinaire et de ceux-là dont Sterne a donné la liste dans son Voyage sentimental. Le critique en voyage à travers les littératures emporte autre chose que Sterne lui-même, qui n’emportait, quand il partit pour la France, que trois chemises, une culotte de soie noire et la résolution de partout sentimentaliser… Le critique, lui, doit avoir un paquet d’idées faites en vertu desquelles il va juger les choses et les hommes, et il ne va pas se les faire, ces idées, en voyage. Il les avait avant de partir. Le pays qu’il visite ne le confisquera pas, lui et sa pensée. Confisqué, il pourra être intéressant encore, et Chasles l’est, certainement, à plus d’une place, dans son livre sur l’Angleterre, mais il n’est pas le critique sur lequel on devait compter. Il n’est pas le jugeur haut et ferme, — inconnu, d’ailleurs, à ce temps sans doctrines et sans caractères, — mais il n’est même plus la personnalité étincelante et de libre fantaisie qu’il a été quelquefois. Ici, il n’est qu’un entraîné — un entraîné pensant en anglais, tout en parlant français ; séduisant souvent, mais toujours séduit. Or, le critique doit rester au-dessus, ou du moins à côté de toutes les séductions littéraires, politiques, sociales. Il doit rester un esprit en soi, ayant sa force et ses principes, et toute une armature qui le constitue et qui le défende, et qui lui conserve, au milieu de toutes les impressions qu’il reçoit, une incommutable originalité !

Tel n’est point Philarète Chasles. Il se trouve dans ces derniers livres du talent, sans nul doute, mais du talent inférieur à celui que je lui connais ; des notions étendues sur l’Angleterre, mais superficiellement étendues. J’y trouve le protestantisme politique et philosophique, sans l’affreux cant, il est vrai, du protestantisme religieux. J’y trouve du benthamisme, il est vrai encore, sans l’odieuse sécheresse de Bentham. J’y trouve le reviewer que Chasles avait rapporté d’Angleterre dans sa personne ; car il fut le premier des reviewers en France et il est demeuré le plus fort de tous. J’y trouve le journaliste du Journal des Débats. J’y trouve tout cela, mais je n’y trouve pas Chasles, et c’est Chasles que j’y voudrais !!!

VII

Il n’y est point, ou du moins il y est diminué, rongé, anglaisé. Il n’y est plus le Chasles de ses autres livres, le merveilleux caméléon de vingt-cinq littératures réfléchies dans les mille facettes diamantées d’un esprit charmant, rutilant, brillant, multiface et multicolore, italien, félin, arlequin, — tout ce que j’ai dit qu’il était, cet esprit ! C’est bien encore un caméléon, mais c’est un caméléon d’une seule teinte. Il n’a plus que la face anglaise, la couleur anglaise, le reflet anglais. L’Angleterre politique, évoquée dans ce volume et considérée dans quelques-uns de ses écrivains politiques et littéraires, a ravivé l’Anglais qui était entré dans Chasles avec la profondeur des premières impressions de sa jeunesse, passée à Londres, et qu’on retrouvait parfois dans les réfléchissements et les scintillements d’une nature essentiellement réverbérante, mais qui n’y était qu’à l’état de rayon, intersecté par tant d’autres rayons. Aujourd’hui il n’y a plus que celui-là, si même il peut encore s’appeler un rayon ! Rarement on vit rien de pareil. Beaucoup d’esprits, en vivant quelque temps en Angleterre, ont contracté quelque chose de l’esprit anglais. Voltaire et Montesquieu furent de ces esprits-là. Mais Chasles, lui, dans le livre sur l’Angleterre politique, est Anglais, moins la langue, presque autant que de Brosses était Romain en continuant Salluste… Il l’est depuis l’Introduction du livre jusqu’à la Lettre de Louis Blanc sur l’Angleterre et La Décadence de l’Angleterre par Ledru-Rollin, ouvrages français dont il ne s’occupe qu’au profit des idées anglaises et parce qu’on y traite de sujets anglais. L’Anglais du fond de Chasles est remonté à la surface, et il y a tout absorbé…

Et encore, si, en étant exclusivement Anglais, il eût été un historien profond comme on peut l’être partout, on accepterait son œuvre anglaise malgré le déchet de la personnalité du talent auquel on était accoutumé. Mais l’Angleterre politique n’a ni la profondeur, ni l’unité, ni les qualités nettes et absolues d’une histoire. Excepté dans deux chapitres dont je vais parler tout à l’heure, Chasles n’y griffe son sujet nulle part. Le lion s’est laissé rogner les ongles, par son amour de l’Angleterre, dans cette suite d’articles de revue ou de journal, réunis sous un titre commun après avoir été écrits et dispersés à des dates différentes. Besogne d’après coup, trop facile et devenue vulgaire, et dont les résultats sont mesquins. Un grand artiste qui respecterait sa pensée ne ramasserait pas à ses pieds ces feuilles d’un jour, qui n’ont plus le mérite qu’elles pouvaient avoir quand elles furent écrites sur le sable de la circonstance, maintenant effacé. D’ailleurs, encore une fois, à parler même sans rigueur, ce n’est pas là de l’histoire. Cela n’en a ni la conscience, ni la sévérité, ni la certitude. C’est de l’à peu près historique mal assuré comme on en fait dans ces revues, que Chasles, dont la gloire fut les Revues, a pourtant dans ce livre si courageusement caractérisées ! Il en connaissait les indigences… Ce sont de vagues discussions sur la presse, inspirées par l’amour de la liberté, qu’il avait, ce protestant de Chasles ! Ce sont des généralités sur les équilibres du gouvernement anglais, sur la cohésion ou l’opposition des partis, sur le mélange d’aristocratie et de démocratie qui fait — disent les doctes — la solidité de l’Angleterre, tous sujets sur lesquels on peut tirer et qu’on allonge comme du caoutchouc, quand on sait bien s’y prendre ! Questions ressassées, sans qu’on n’en ait jamais fait sortir — Chasles ni personne — une solution qui impose et fasse loi et silence autour d’elle. Rien ne montre mieux que le livre de L’Angleterre politique la misère du journalisme qui se croit tout permis, et qui écrit l’histoire de la minute qui passe, et la misère, plus profonde encore, d’une pareille histoire ! car le tous-les-jours de la vie des peuples est aussi bête que le tous-les-jours de la vie des hommes, et le Génie lui-même se morfondrait à la raconter.

VIII

J’ai dit que deux chapitres (deux seulement) se détachaient en œuvre volontairement critique sur ce fond de livre trop énamouré d’Angleterre, et ce sont les chapitres sur Bacon et sur Macaulay. Bacon y est raconté à la manière de Chasles quand il est en verve, et jugé presque sans faiblesse. Ce qui est plus étonnant que de raconter l’infamie de l’homme, qui dans Bacon fut infâme, c’est d’avoir diminué le philosophe, et il l’a diminué en ne le faisant que le vulgarisateur des idées de l’autre Bacon (le moine Roger), dont la Gloire infanticide a étouffé le nom dans le nom du second. Mais ce qui est plus étonnant que le jugement de Chasles lui-même sur Bacon, c’est son jugement sur le jugement qu’a porté sur Bacon un juge bien autrement redoutable que lui, Chasles, et c’est le grand de Maistre. De Maistre est si grand que Philarète Chasles n’a pu s’empêcher d’en reconnaître la grandeur.

S’il est un homme cependant qui doive être antipathique, jusqu’à l’épouvante, à Chasles le protestant, le libéral moderne, le haïsseur d’absolu tout le long de son livre, c’est cet absolu de Joseph de Maistre. Eh bien ! Chasles, plus intelligent et plus impartial que je n’eusse attendu d’une sensibilité aussi vibrante que la sienne, a reconnu la supériorité du jugement de J. de Maistre dans son livre d’acharnement sublime contre Bacon, contre cet homme qui fut pis qu’un homme, car il fut l’Erreur vivante, féconde, centrifuge et malheureusement immortelle. Protestant, philosophe, Anglais, ne croyant qu’au relatif et à l’expérience, Chasles fait ses réserves quand il juge le jugement de J. de Maistre ; mais ses réserves mêmes donnent la mesure d’une justice arrachée, malgré ses réserves, à l’esprit d’un critique qui, s’il manqua souvent de l’intuition du vrai, eut presque toujours celle du beau.

Il l’eut moins, pourtant, quand il se rencontra avec un autre absolu dans son chapitre sur Macaulay. Il y trouva Jacques II (Histoire de Guillaume III), Jacques II, aussi absolu dans l’ordre de l’action que J. de Maistre dans l’ordre de la pensée, et voilà qu’après avoir reconnu la grandeur de l’un, il méconnaît inconséquemment la grandeur de l’autre. Moins critique ici que dans son chapitre sur Bacon, Chasles fut emporté, j’imagine, par l’opinion de Macaulay. J’ai toujours cru que Macaulay avait dû beaucoup agir sur Chasles, et doublement : par la similitude des opinions et des natures. Il y a, en effet, dans Chasles, selon moi, beaucoup de Macaulay. Ils ont des parentés intellectuelles. Ce sont des talents éclatants qui se sont occupés longtemps aux mêmes choses ; de très beaux esprits, lettrés tous deux et de la plus opulente littérature, reviewers tous deux, chacun dans son pays, et arrivés par les Revues à la renommée. Macaulay a longtemps écrit à l’Edinburg-Review, et ses articles sont, à coup sûr, ses plus belles œuvres. Dans l’histoire, la grande histoire, que Philarète Chasles n’aborda pas, Macaulay est bien au-dessous de ce qu’il fut dans la critique littéraire. Il y avait la largeur, l’épanouissement, la chaleur, le mouvement des idées, l’abondance, la plénitude et la richesse cultivée du langage, la faculté de grouper les choses les plus éloignées dans une époque de l’histoire littéraire ou politique et de les ramasser dans un centre lumineux qui les éclaire en les étreignant, toutes qualités qui se retrouvent dans Chasles à des degrés presque identiques. Critiques, tous deux, de sentiment et de sensation ; compréhensifs bien plus qu’exclusifs d’intelligence et de doctrine ; portant sur les choses de ce monde un regard curieux, ouvert et bienveillant ; ayant la même philosophie sans métaphysique, la même opinion politique, les mêmes goûts pour les lumières modernes et la même foi (un peu éblouie, selon moi) dans le progrès des sociétés, ils ne diffèrent guère que par la destinée, qui fait de ces charmants coups quelquefois : — c’est que Macaulay est monté plus haut dans son pays que Philarète Chasles dans le sien.

L’un a gouverné l’Inde. L’autre n’a gouverné qu’une petite bibliothèque. Il est vrai que dans l’Angleterre Whig l’un a écrit une histoire whig de ce whig couronné, Guillaume III, auquel il sacrifie Marlborough et toutes les grandes figures de l’époque ; tandis que le pauvre Philarète Chasles a continué de faire de la critique et de la littérature inutiles en ce beau pays de France où Chateaubriand se plaignait de ne pouvoir rester ministre, où le grand Balzac n’aurait jamais pu l’être, quand Disraëli, un mauvais romancier que nous mépriserions en France, l’est en Angleterre à plus de soixante-dix ans !

Dans la notice que Philarète Chasles a consacrée à Macaulay, c’est bien plus de l’auteur du Guillaume III qu’il s’est occupé que du reviewer, qui, pour les connaisseurs, valait cent fois mieux que l’historien, et il n’est pas étonnant qu’il l’ait jugé avec la bienveillance d’un whig qu’il était lui-même et qui, par conséquent, ne pouvait rien comprendre à la beauté morale de Jacques II, — méconnu par toute l’Angleterre et par la France, très humble servante de l’Angleterre, — de ce Jacques II qui aura un jour son historien si Dieu prête vie à celui qui écrit ces lignes, de ce Roi qui n’a eu que le tort grandiose de rester fièrement catholique, quand la masse imbécile — comme toute masse — ne l’était plus, et qui oppose à la grivoiserie sceptique d’Henri IV écrivant à sa maîtresse Corisandre : « Paris vaut bien une messe », le mot plus grand : « un royaume ne vaut pas une messe », et, pour une messe, perdant héroïquement le sien !

Ni Macaulay, le whig, ni Philarète Chasles, Anglais jusqu’aux moelles de ce livre, ne pouvaient comprendre cela… Chasles, de pénétration historique, n’est pas plus grand que Macaulay. Il n’a rien compris à Jacques II non plus. Macaulay, exagéré un moment par l’engouement de l’Angleterre, ne sera jamais que le premier des hommes secondaires. La politique, qui a fait sa fortune, — cette fortune dont ne se soucie aucunement la postérité, — aura abaissé son talent et nuira à sa gloire. C’est la politique aussi qui a, dans les dernières années de sa vie, abaissé le talent de Chasles et brouillé misérablement son sens critique. Rappelez-vous la Psychologie sociale des nouveaux peuples, et, vous qui avez aimé Chasles, attristez-vous !