(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Patru. Éloge d’Olivier Patru, par M. P. Péronne, avocat. (1851.) » pp. 275-293
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Patru. Éloge d’Olivier Patru, par M. P. Péronne, avocat. (1851.) » pp. 275-293

Patru.
Éloge d’Olivier Patru, par M. P. Péronne, avocat.
(1851.)

Patru est un nom plus qu’un auteur ; on ne le lit plus, et je ne viens pas ici conseiller de le lire ; mais de loin, et par tradition, on l’estime ; on se rappelle qu’au barreau et à l’Académie, en son temps, il a été une autorité, un oracle ; que Boileau, qui voyait si peu de maîtres en matière de langue et de goût, s’inclinait tout d’abord devant lui, qu’il a placé son nom en plus d’un vers devenu proverbe, et que, par un acte noble et délicat de reconnaissance, il l’a secouru pauvre dans sa vieillesse. Le portrait de Patru figure au Palais dans ce qu’on appelle la galerie des Douze, où sont rassemblés les plus illustres représentants du droit, de la magistrature et du barreau. Il est bon de temps en temps de repasser et de se redire ce que signifient ces gloires consacrées : il n’est jamais sans intérêt de ressaisir et de se représenter au naturel l’homme autrefois célèbre qui n’est plus resté pour nous qu’à l’état de nom et d’image.

Tandis que je m’interrogeais ainsi sur Patru, j’ai reçu, par une favorable rencontre, son Éloge tout récemment imprimé, et qu’a prononcé, le 30 novembre dernier, M. Prosper Péronne à la séance d’ouverture pour les conférences de l’Ordre des avocats. Cet Éloge, bien étudié et conçu dans un esprit excellent, m’a rendu un bon nombre des particularités que de mon côté j’avais essayé de réunir, et m’en a appris quelques autres que j’ignorais. Je puis donc maintenant répondre à cette question : Qu’était-ce au vrai que Patru, cet académicien avocat, cet arbitre de la diction, si souvent cité au xviie  siècle, dont on applaudissait les harangues solennelles, dont on répétait les bons mots, que Retz s’était acquis, que respectait Boileau, et qui mourut avec honneur dans l’indigence ?

Olivier Patru, né en 1604, était un enfant de Paris, un des enfants les mieux doués de cette bourgeoisie la plus aimable de l’univers : avec les qualités il en eut aussi plus d’un défaut, et tout d’abord le trop de mollesse. Sa mère le gâtait. C’était, dit-on, le plus bel enfant qu’on pût voir, et, plus tard, on ne l’appelait dans sa jeunesse que le beau Patru. « De l’esprit, des manières, du penchant à l’étude, pourvu néanmoins qu’on lui choisît une étude agréable » ; tel d’Olivet nous le peint dès les premières années, et tout ce début de la Notice de d’Olivet est à citer comme touchant déjà à fond le caractère :

Patru fit excellemment ses humanités ; en philosophie, au contraire, la barbarie des termes le révolta. Sa mère qui, veuve d’un riche procureur au Parlement, voulait qu’il devînt un avocat célèbre, lui voyant de l’aversion pour ses cahiers, les jetait elle-même au feu, et lui donnait des romans à lire. Ensuite, un jour par semaine, elle invitait quelques-unes de ses voisines et, devant elles, lui faisait rendre compte de ses lectures, persuadée que cela lui donnerait de la hardiesse et de la facilité à parler. Il narrait avec une grâce infinie ; toutes ces femmes sortaient charmées ; et l’auditoire grossit enfin à un tel point que, n’y ayant plus de quoi recevoir tout ce qui se présentait, les assemblées furent rompues.

Ce jeune homme, que la nature destinait aux études brillantes et littéraires et à l’art de la parole, se ressentira toujours, même sous sa forme grave, de ce peu de discipline première. Il se développa et se forma dans la sphère de l’éloquence proprement dite, et y apporta un excellent jugement ; mais il sortait peu de cet ordre d’idées qui tiennent à la rhétorique. Il n’aimait pas les affaires. Tous les contemporains s’accordent à dire qu’il n’était pas homme de grand travail : « Il travaille peu parce qu’il veut trop bien faire », disait Chapelain. « Il n’étudiait que lorsqu’il n’avait rien à faire de meilleur, et souvent il croyait avoir quelque chose de meilleur à faire que d’étudier », ajoute Maucroix. Patru à l’origine, non pas l’austère Patru, comme je vois que quelqu’un de ce temps-ci l’a appelé, mais l’aimable Patru, bien doué, beau parleur, ayant un bon jugement dans ce qu’il traitait, et y mettant de l’esprit et un noble choix de termes, nous apparaît, par nature et par éducation, un peu paresseux.

À dix-neuf ans, en 1623, il voyagea en Italie et y séjourna. Ce voyage du jeune homme avait sans doute pour but de le perfectionner dans la jurisprudence, dont l’Italie était encore censée la terre classique. Mais Patru y apportait des dispositions bien plutôt littéraires et poétiques. D’Urfé, célèbre depuis près de quinze ans par la publication des premières parties de L’Astrée, était alors l’auteur à la mode, et ce roman pastoral, dont la conclusion n’avait point paru encore, passionnait tous ceux qui, en France et en Europe, se piquaient de galanterie et de politesse. Je ne puis mieux comparer la réputation de d’Urfé à cette date qu’à ce que fut pour nous Lamartine vers 1824, après ses Méditations en l’honneur de la mystérieuse Elvire. Un jeune homme de dix-neuf ans, qui, passant par Florence, y aurait rencontré l’harmonieux poète, et aurait brûlé de l’interroger sur la réalité de ces tendres sentiments, si voilés de mysticité et de mélodie, peut nous donner quelque idée de ce qu’était Patru dans son pèlerinage auprès de d’Urfé :

Lorsqu’en mon voyage d’Italie, raconte-t-il, je passai par le Piémont, je vis l’illustre d’Urfé, et je le vis avec tant de joie qu’encore aujourd’hui je ne puis penser sans plaisir à des heures si heureuses. Il avait cinquante ans et davantage ; je n’en avais que dix-neuf ; mais la disproportion de nos âges ne me faisait point de peur ; bien loin de cela, je le cherchais comme on cherche une maîtresse, et les moments que je passais auprès de lui ne me duraient guère plus qu’ils ne me durent auprès de vous (c’est à une dame que Patru adresse ce récit) ; il m’aimait comme un père aime son fils. S’il avait le moindre loisir, j’avais aussitôt de ses nouvelles. Il me menait aux promenades ; il me fit voir tout ce que je voulus voir du grand monde et de la cour de Savoie ; mais tout cela avec tant de témoignages de tendresse et de bonté que je serais un ingrat si je n’en gardais éternellement la mémoire. Je le vis donc fort souvent pendant trois semaines que je séjournai à Turin. Dans nos entretiens, il me parlait de diverses choses ; mais, pour moi, je ne lui parlais que de son Astrée.

D’Urfé, comme presque tous les romanciers, avait mis dans son roman les personnages de sa connaissance : il s’y était mis lui-même et les aventures de sa jeunesse ; mais tout cela était combiné, déguisé et (le mot est de Patru) romancé de telle sorte, que lui seul pouvait servir de guide dans ce labyrinthe. Vaincu par les instances de l’aimable jeune homme, il promit de lui donner la clef et de lui mettre aux mains le filj d’Ariane, mais quand il serait un peu moins jeune et à son retour seulement :

« Je vous promets, me dit-il, qu’à votre retour je vous donnerai tout ce que vous souhaitez. — « Et toutefois, lui répondis-je, je n’aurai alors que vingt ans. » — « Cela est vrai, reprit-il en m’embrassant, mais, avec les lumières et les inclinations que vous avez, ce n’est pas peu qu’une année de l’air d’Italie ; et d’ailleurs, vous étonnez-vous si, avant que de mourir, je veux vous voir au moins encore une fois ? »

Le malheur voulut que Patru, à son retour, dix-huit mois après environ, trouvât d’Urfé mort, et la clef de toutes ces belles aventures romanesques fut à jamais perdue pour nous. Mais on voit que le futur avocat ne se préparait point à sa profession par des études trop spéciales et trop exclusives.

À peine revenu d’Italie, et tandis qu’il lisait Cicéron et s’étudiait à sa forme oratoire, le beau Patru ne laissait pas de faire des ravages aux environs du Palais et du Châtelet. Tallemant des Réaux nous a raconté dans un singulier détail toutes ces amours de son ami. Les historiettes de Tallemant, intitulées Madame Lévesque et La Cambrai, eussent bien fourni matière à des contes de La Fontaine, La Cambrai est une belle marchande, femme d’un orfèvre qui logeait vers le Châtelet, au bout du Pont-au-Change, « une femme aussi bien faite qu’il y en eût dans toute la bourgeoisie ». Un jour qu’il pleuvait fort, Patru se mit à couvert tout à cheval sous l’auvent de la boutique (on allait alors à cheval dans Paris comme on est allé depuis en cabriolet, comme on va maintenant en petit coupé) : mais, pour être plus commodément, Patru descendit de cheval et entra dans l’allée de la maison. « La Cambrai alors était toute seule dans la boutique, et, l’ayant aperçu, elle le pria d’entrer ; lui, qui la vit si jolie, y entra fort volontiers ; les voilà à causer. La dame, qui n’était pas trop mélancolique, se mit à chanter une chanson assez libre. » On peut voir le reste dans Tallemant. Le beau Patru, sur sa bonne mine, faisait ainsi des conquêtes parmi les plus jolies commères de la bourgeoisie. Il savait pourtant résister dans l’occasion, car il était amoureux ailleurs ; il l’était fort en ce temps-là d’une Mme Lévesque, femme d’un avocat de ses confrères. Son ami, le célèbre traducteur Perrot d’Ablancourt, avec qui il menait jeunesse, le servit fort en cette intrigue, et il l’aidait à écarter, sans trop de peine, le mari plus incommode que jaloux. Cet ensemble d’anecdotes sur la jeunesse de Patru nous le montre bien, dans la vérité primitive de son caractère, aimable, je le répète, liant et séduisant, un garçon d’esprit et de plaisir, honnête homme au milieu de ses distractions gauloises, désintéressé, déjà mal à l’aise et se méfiant de la fortune, ne se sentant pas assez de force pour la maîtriser et pour épouser courageusement la femme qu’il aime, du moment qu’elle devient veuve et qu’elle est libre. Il y a de la raison déjà, il y a de la philosophie en lui. Patru, en lisant L’Astrée de d’Urfé et en l’admirant, n’y avait pas puisé, ce semble, la constance ni l’élévation romanesque en matière d’amour ; il était resté de la pure lignée de nos aïeux, peu platonique et médiocrement fidèle, un enfant de la Cité.

Les lettres que d’Ablancourt écrivait à Patru, et dont les premières sont à peu près de ce temps, nous le montrent toutefois sous un aspect plus relevé, et corrigent l’impression que pourrait faire le seul récit de Tallemant des Réaux. On y voit Patru partagé alors entre la volupté et la gloire, s’occupant du choix d’un genre de vie et du problème de la destinée, travaillé d’agitations, de nobles inquiétudes, de ces « divines maladies » qui sont également inconnues aux courtisans et au peuple ; plein surtout d’un beau feu pour l’éloquence, se met tant aux champs dès qu’on n’en parle pas à son gré, critique déjà en ce point, très docile sur tout le reste.

Cependant il débutait au barreau avec éclat. Le célèbre avocat Antoine Le Maistre, après avoir rempli le Parlement de l’ardeur et du retentissement de ses plaidoyers, se retirait à l’âge de trente ans du Palais, et allait vivre en pénitent à Port-Royal (1637). Patru, moins véhément que son ami Le Maistre, et dont la voix, le geste et toute l’action portaient moins, se faisait remarquer par une élégance et une correction inaccoutumées alors au barreau47. Nous ne pouvons aujourd’hui que très peu juger de ces pièces d’éloquence qu’il a repassées et polies tant de fois avant de les publier. Le Maistre, avant de laisser imprimer ses plaidoyers (1656), les a remplis de citations de Pères de l’Église. Patru, en publiant les siens (1670), les a limés au point de les faire paraître comme usés. D’Aguesseau ne peut s’empêcher, en les lisant, d’y trouver de la sécheresse. Nous sommes donc réduits à nous en rapporter à l’impression des contemporains. Vers la fin de sa vie, les esprits positifs jugeaient assez sévèrement de Patru en tant qu’avocat :

La meilleure partie de la vie de cet orateur, dit Vigneul-Marville, s’est passée à cet exercice de revoir et de retoucher ses écrits. Il ne venait guère au Palais pour y plaider, ni pour y être consulté, sinon sur les difficultés du langage, par un certain nombre d’admirateurs qui se rangeaient à son pilier. De mon temps, il ne passait pas pour un grand jurisconsulte, ni pour un avocat utile ni aux autres ni à lui-même. Ausanetz, Défita, Petitpied, avec leur vieux style, remportaient tous les écus du Palais, pendant que Patru n’y gagnait pas de quoi avoir une bonne soupe.

Voilà comment en jugeait le bon sens un peu cru, et longtemps après que la première séduction était passée. Mais le rôle et la fonction de Patru, à son heure, avait été d’une rare distinction. Il avait eu, en plaidant, de la sobriété et du goût, au moins ce goût relatif qui suffit aux contemporains.

N’oublions pas l’état de la langue sous Richelieu et le travail qui était en train de s’accomplir. On sortait de la langue du xvie  siècle : que cette prose de Rabelais, de Montaigne, de d’Aubigné et de tant d’autres, fût en partie très regrettable et préférable même à celle qu’on essayait de former, ce n’était pas la question, puisque la société n’en voulait plus et prétendait, depuis Malherbe, s’en composer une moderne, plus choisie et toute réformée à son usage. Dans ce dessein, il fallut à cette époque intermédiaire des professeurs de grammaire et de rhétorique qui donnassent la loi et fixassent ses règles au langage nouveau. Balzac, et après lui Vaugelas, d’Ablancourt, Patru, furent, chacun dans son genre, de ces excellents professeurs, et ils se continuèrent jusqu’à Pellisson et à Fléchier.

C’est là le vrai point de vue sous lequel il faut considérer aujourd’hui et apprécier Patru quand on s’efforce de le relire. Relue à haute voix, plus d’une de ses harangues ou oraisons, telle que son Éloge du premier président de Bellièvre, ferait sourire et paraîtrait ridicule d’emphase, si l’on ne se rendait bien compte de quoi il s’agissait. Nous savons de quelle utilité sont les maîtres à danser qui, en vous faisant faire beaucoup de ronds de jambes, vous rompent, vous assouplissent et vous apprennent finalement à bien marcher. Patru, en son temps, dut faire de même ; il fut un de ces maîtres à danser, je demande pardon de l’image. Il pensait peu hors du cercle des lettres et de sa profession ; mais il était un habile ouvrier de la parole ; il avait ce que les anciens appelaient l’ore rotundo, le tour cicéronien ; il y visait en public. La première phrase de son seizième plaidoyer a été citée comme une des deux périodes françaises les plus régulières : nous pourrions la lire cent fois sans nous en douter. Malherbe passait des années à faire une ode et à retoucher une strophe : Patru était de cette école. Il donna, en 1638, une traduction de l’oraison si littéraire de Cicéron Pour le poète Archias. La première phrase de ce discours est difficile et délicate à traduire ; Cicéron y dit : « S’il y a en moi quelque talent (et je sens combien ce talent est peu de chose, quod sentio quam sit exiguum), si j’ai quelque habitude de la parole… c’est à Archias que je le dois. » On assure que Patru mit quatre ans avant de se fixer sur la traduction qu’il donnait de cette première phrase ; il y revint encore dans la seconde édition, qui ne parut que trente-deux ans après la première ; et, dans les deux cas, il manqua le point essentiel, le Sentio quam sit exiguum, ce correctif que Cicéron apporte aussitôt à son propre éloge. Voilà de quoi nous égayer si nous voulions ; mais respectons plutôt ces soins innocents et ces scrupules qui préparaient la plus noble des langues. Respectons Patru, ne fût-ce que comme Voltaire respecta toujours son professeur le père Porée.

Il y avait deux hommes dans Patru, celui des jours solennels, des plaidoyers et des harangues, à qui l’on s’adressait quand on avait besoin d’une belle épître dédicatoire, d’une belle préface, d’une belle inscription laudative, d’un placet à la reine ; on allait alors à Patru comme on irait à un écrivain public, à un calligraphe qui a une belle main : il avait une belle langue. Puis, à côté de ce Patru cicéronien et solennel, il y avait le Patru familier, piquant, point pédant le moins du monde, plein de bons mots et de sel. Sous la Fronde, Patru, qui appartenait à cette libre race de bourgeoisie naturellement railleuse et plus gaie que prévoyante, n’eut pas grand effort à faire pour se ranger de ce côté-ci des Barricades, je veux dire du côté du cardinal de Retz et du Parlement. Dans une circonstance délicate, Retz eut recours à sa plume pour répondre à un pamphlet que le poète Sarasin avait lancé au nom du prince de Condé contre lui (1654). Patru répliqua. J’ai lu ces deux pamphlets de deux gens d’esprit si en renom, et je n’en saurais rien extraire à notre usage. Mais Patru avait, à l’occasion, des mots dont on se souvient. Quand la Grande Mademoiselle, avec Mmes de Fiesque et de Frontenac, ses maréchaux de camp, s’en alla faire son expédition d’Orléans, Patru disait « que, comme les murailles de Jéricho étaient tombées au son des trompettes, celles d’Orléans s’ouvriraient au son des violons ». Ce mot, qui portait moins encore sur ces dames que sur M. de Rohan qui les accompagnait, était, de près, beaucoup plus malin d’allusion qu’il ne nous semble. Pour exprimer la situation embrouillée de la seconde Fronde, dans laquelle il était impossible aux plus habiles de faire prévaloir un dessein et un plan quelconque de conduite, Patru disait qu’il n’y avait d’autre parti à suivre que de « trousser à l’aveugle », c’est-à-dire de marcher à travers bois et broussailles, sans savoir où.

En aucune occasion, le contraste et l’opposition entre les deux Patru, entre le Patru solennel et le Patru homme d’esprit sans cérémonie, ne se fait mieux sentir que dans ce qui se passa à l’Académie lors des divers voyages de la reine Christine de Suède. Cette reine savante, qui ne parut pas comprendre que le plus bel et le plus haut usage qu’on peut faire de l’esprit, c’est de bien gouverner les hommes, quand la naissance vous a mis en condition et en demeure de le faire, après avoir abdiqué le pouvoir, s’en vint amuser sa curiosité à Paris, où elle fit une entrée triomphante (8 septembre 1656). Tous les corps de l’État lui vinrent offrir leurs compliments, et l’Académie française, à laquelle, peu avant son abdication, elle avait envoyé son portrait, lui adressa une magnifique harangue par l’organe de Patru. Cette harangue rassemble tout ce qu’on peut imaginer de plus excessif en louanges. Exprimant la douleur de l’Académie, qui, au moment où il lui est donné de contempler cette divine princesse, sent qu’elle va perdre, et peut-être pour jamais, son adorable présence : « Cependant, madame, ajoute en finissant l’orateur, votre tableau nous consolera si rien nous peut consoler dans notre infortune. Votre image, en votre absence, sera le plus cher objet de nos yeux : nous lui rendrons nos hommages, nos respects : nous lui ferons nos sacrifices. » Voilà le Patru officiel dans toute sa draperie et dans toute sa pompe.

Voici maintenant le Patru homme d’esprit dans son déshabillé et dans toute sa vivacité. Il écrit à son ami d’Ablancourt, et va lui raconter la visite que la reine Christine a faite à l’Académie dans un autre voyage, dix-huit mois après (11 mars 1658) ; mais tout d’abord il annonce à ce tendre ami, avec lequel il a autrefois été dans les plaisirs, une plus grave nouvelle :

Il est vrai, mon cher, que, depuis un mois ou environ, j’ai pris la perruque, ou, pour parler plus exactement, une calotte de cheveux ; tellement que j’ai des cheveux plus que toi, et tu as des lunettes plus que moi. À deux de jeu ; l’un vaut bien l’autre. Ce n’est pas que je n’eusse la tête encore passablement garnie ; mais la garniture paraissait un peu trop antique, et je craignais qu’elle ne blessât enfin les yeux d’Amarante ; c’est comme je nomme la belle qui maintenant tient mon cœur.

Nous avons là Patru tel qu’il est quand il plaisante. Cette Amarante, malgré son nom idéal, n’est point une Iris en l’air. Patru y insiste assez pour nous montrer que, malgré ses cinquante-quatre ans, il a fait bien réellement cette conquête :

Le bruit de mon éloquence, vrai ou faux, dit-il, a formé cette galanterie ; et ce beau fruit de mes veilles, à te dire vrai, me charme un peu plus que toute la réputation que je puis attendre de mes études. J’aime la gloire, à la vérité, mais je l’aime d’amitié et non pas d’amour ; et je préfère le cœur d’Amarante à toutes les langues de la renommée. Ne me va point dire : Turpe senex miles ; car en tout cas on peut être capitaine et conquérant à tout âge : et en amour, pourvu qu’on y réussisse, on y a toujours bonne grâce.

Puis, cela dit, il arrive à la grande nouvelle du jour, à la visite que la reine Christine est venue faire à l’Académie, visite improvisée et qui prit l’illustre compagnie un peu au dépourvu : on n’avait été prévenu que le matin même. Les séances de l’Académie se tenaient encore à l’hôtel du chancelier Séguier, qui en était protecteur depuis la mort de Richelieu. Quelques rares académiciens arrivèrent ; quelques autres manquèrent, et des meilleurs. Le poète Gombauld y vint sans savoir de quoi il s’agissait ; mais, dès qu’il eut appris qu’on attendait la princesse, il sortit ; car il avait contre elle une rancune de poète, de ce qu’ayant fait des vers où il louait le grand Gustave-Adolphe, père de Christine, elle ne lui avait pas écrit pour le complimenter :

Le bonhomme que tu connais, écrit Patru, se fâche de cela tout de bon, quoiqu’il soit vrai qu’elle ait demandé de ses nouvelles plusieurs fois à ses deux voyages de Paris. J’aurais bien plus de sujet de m’en plaindre ; mais quand rois, reines, princes et princesses ne me feront que de ces maux-là, je ne m’en plaindrai jamais.

Il paraît que Christine, malgré la beauté de la harangue de Patru, avait peu songé à lui depuis lors ; il en prend son parti en philosophe, et nous le retrouvons dans sa nature véritable.

Dans la salle fort belle où l’on reçut la princesse, on n’avait oublié qu’une chose, c’était d’y faire mettre ce portrait d’elle qu’elle avait donné à la compagnie et devant lequel, durant son absence, Patru avait juré à la romaine qu’on ferait des sacrifices ; mais, en ce jour d’extraordinaire, la précipitation empêcha d’y songer.

Dès que la reine parut, une question d’étiquette s’éleva tout d’abord, c’était de savoir si la compagnie se tiendrait debout ou s’assoirait devant elle. Tout philosophe qu’elle était, la reine s’inquiéta de ce point la première, et, dans les instants qui précédèrent la séance, elle s’en entretint tout bas auprès du feu avec le chancelier. Le chancelier tint conseil ; on appela un ou deux académiciens pour savoir les précédents :

M. le chancelier appela M. de La Mesnardière qui, sur cette proposition, dit que, du temps de Ronsard, il se tint une assemblée de gens de lettres et de beaux esprits de ce temps-là à Saint-Victor, où Charles IX alla plusieurs fois, et que tout le monde était assis devant lui.

Ce petit colloque qui se prolongeait, mit en émoi quelques-unes des têtes les plus vives de l’Académie. Il y avait là un vieux fonds d’indépendants qui avaient tâté de la Fronde :

J’oubliais à te dire, continue Patru, que le bonhomme de Priézac, aussitôt qu’il sut que la reine délibérait si nous serions debout, s’en vint à moi, comme à un grand frondeur, et me dit ce qui se passait ; et, en me demandant ce que j’étais résolu de faire, ajouta que sa résolution était de sortir, si elle voulait, qu’on fût debout devant elle. Je lui promis que je le suivrais, et que, s’il ne marchait devant moi, je passerais le premier.

C’est ainsi encore que Patru plaisante, car, au fond, sa première harangue nous a prouvé qu’il n’était ni frondeur ni républicain jusque-là. Cependant tout s’accorde. Après le compliment que fait le directeur M. de La Chambre, tout le monde s’assoit, et la reine assiste à une séance. M. de La Chambre lit un chapitre de son Traité de la douleur ; l’abbé Cotin débite deux morceaux en vers, traduits de Lucrèce ; l’abbé Tallemant, deux sonnets ; Boisrobert, des madrigaux. Pellisson, le plus laid des gens d’esprit, récite des vers brûlants de Catulle à Lesbie, traduits de sa façon. « Tout cela fut trouvé fort joli. »

Enfin, pour donner l’image et la représentation d’une séance complète, on passa à la lecture d’un article du Dictionnaire. Mézeray, qui faisait l’office de secrétaire, lut le mot Jeu ; mais le hasard est souvent malin ; parmi les façons de dire proverbiales qui étaient citées, il y avait : Jeux de prince, qui ne plaisent qu’à ceux qui les font, « pour signifier une malignité ou une violence, faite par quelqu’un qui est en puissance ». L’assassinat de Monaldeschi à Fontainebleau ne datait que de quelques mois et était présent à tous les esprits. La reine, pourtant, prit bien la rencontre et se mit à rire. Mézeray, sans doute, et les anciens frondeurs rirent tout bas. Cette lettre de Patru à d’Ablancourt, où se lit cet agréable récit, est restée dans le souvenir et vaut mieux pour nous aujourd’hui que tout le gros de ses œuvres.

Patru était de l’Académie dès 1640. Il avait fait, en y entrant, un Remerciement qui avait paru si beau et si flatteur, qu’on en voulut encore, et qu’on avait obligé depuis tous ceux qui étaient reçus d’en faire autant. Patru est donc le premier auteur du discours de réception ; mais nous avons vu, en parlant de Perrault, que celui-ci, trente ans après, compléta le genre en y introduisant la publicité, et que Fléchier l’inaugurak.

Patru acquérait de plus en plus d’autorité en vieillissant, et l’on cite de lui de ces mots qui sont des traits de caractère et d’indépendance. À la mort de l’académicien Conrart (1675), un grand seigneur, qui n’avait d’autre titre que sa naissance, eut l’idée de se présenter pour la place vacante. On était dans un embarras extrême, ne pouvant se décider à l’admettre et n’osant le refuser. Patru se leva, et fit cet apologue :

Messieurs, dit-il, un ancien Grec avait une lyre admirable ; il s’y rompit une corde ; au lieu d’en remettre une de boyau, il en voulut une d’argent, et la lyre, avec sa corde d’argent, perdit son harmonie.

Chacun comprit ; le courage revint aux timides, et le cas fut jugé.

Il ne paraît point, pourtant, que les avis de Patru aient prévalu dans tout ce qui était du premier Dictionnaire :

M. Patru, qui était une des lumières de l’Académie, dit Furetière dans un de ses factums, s’en bannit volontairement longtemps avant sa mort, parce qu’il fut scandalisé de la longueur énorme du temps qu’on fut à disputer si la lettre A devait être qualifiée simplement voyelle, ou si c’était un substantif masculin. Cette question dura cinq semaines sur le bureau, et fut traitée avec grande chaleur entre lui et Mézeray. Les bureaux furent partagés et départagés plusieurs fois…

C’est un ennemi de l’Académie qui parle, ne l’oublions pas ; mais il est certain en effet que Patru avait conçu le plan et l’exécution du Dictionnaire tout autrement qu’on ne l’adopta alors ; il aurait voulu appuyer les jugements et définitions sur des citations de bons auteurs.

Au défaut du Dictionnaire de l’Académie, Patru aida de tout son pouvoir à la confection de celui de Richelet, ce qui explique en partie les qualités et les mérites de cet ouvrage. On a une lettre charmante de lui au chanoine Maucroix pour lui demander sa collaboration. Patru pauvre n’avait pas de quoi payer son secrétaire et son lecteur ; Richelet était ce lecteur, et Patru se décida à le payer en nature, c’est-à-dire moyennant des articles de dictionnaire. On résolut, pour plus de simplicité, de s’adresser à quelques auteurs vivants qui fourniraient des citations et extraits de leurs propres ouvrages :

Nous sommes convenus que pour ta part, écrit Patru à Maucroix, non seulement tu ferais la même chose pour tes propres ouvrages, mais de plus (garde-toi de dire non) pour tout Balzac. Il a été réglé, ordonné, nous réglons, ordonnons, que tu fourniras cette tâche. Richelet est sûr de cinq ou six auteurs vivants qui, pour avoir le plaisir et l’honneur d’être cités eux-mêmes, fourniront d’autres extraits par-dessus le marché ; et chacun gardera le silence pour mettre sa petite vanité à l’abri, comme de raison. Je m’en suis ouvert au Rapin et au Bouhours, qui s’y jettent à corps perdu. Allons, notre ami, travaille, et beaucoup, et promptement. Songe que nous n’avons pas comme toi un bréviaire bien payé, quoique mal récité. Adieu ; nous nous aimions à la bavette, aimons-nous toujours. Ce 4 avril 1677.

C’est ainsi que le travail du Dictionnaire dit de Richelet fut enlevé en quinze ou seize mois. Cette lettre de Patru à Maucroix, donnée pour la première fois par d’Olivet, ne sent pas du tout son vieillard de soixante-treize ans ; elle est pleine d’entrain, de cordialité, et elle a ce ton de camaraderie affectueuse qui se trouve si peu dans les lettres de Racine et de Boileau, et qui marque une date antérieure. Racine et Boileau, après des années d’intimité, se disaient encore Monsieur. Patru, quand il écrit à d’Ablancourt ou à Maucroix, dit Mon cher. C’est le ton de la familiarité d’avant Louis XIV, — avant la grande perruque.

Un choix de Patru, comme je l’entends, serait court : il se composerait de cette lettre à Maucroix, de celle sur la reine Christine, de deux pages sur d’Urfé, et de son agréable Notice sur d’Ablancourt. C’est ainsi que la postérité abrège, et qu’elle abrégera de plus en plus.

On a quelquefois comparé Patru à Quintilien. Vaugelas, qui espérait et promettait de lui une rhétorique, a prononcé à son sujet ce nom de Quintilien français que Patru n’a point tenu : car il écrivait peu, et il s’est borné à des décisions orales. Quant à Boileau, il comparait tout simplement Patru à Quintilius, ce qui est un peu différent. Quintilius, en effet, est cet ami d’Horace à qui le poète lisait ses vers, et qui n’en laissait passer aucun de faible ni de languissant. Patru était ce juge et ce censeur inexorable. On peut deviner toutefois combien son goût était purement de diction et surtout négatif, quand on sait qu’il déconseillait à Boileau son Art poétique, et à La Fontaine ses Fables, comme ne comportant par les ornements de la poésie.

Les dernières années de Patru furent marquées par une notoire indigence et par la façon honorable dont il la porta, et elles achèvent l’idée de son caractère mieux que n’aurait fait une fin plus adoucie. Sans aucune inconduite, il avait toujours négligé sa fortune : « La Fortune, aussi bien que l’Amour, disait-il, a ses heures du Berger, mais on ne les trouve qu’avec de la persévérance et de l’assiduité. » Il avait manqué de cette assiduité et de cette patience, et, l’âge venant, il sentait toutes les gênes et les rigueurs de la pauvreté. Infirme, retiré dans une petite maison du faubourg Saint-Marceau, il allait voir ses livres devenir la proie d’un dur créancier, quand Boileau, généreux comme un souverain, et devançant Colbert, les lui acheta en exigeant qu’il en gardât la jouissance. Il fallait que les amis de Patru et ses disciples, comme Richelet, employassent des ruses infinies pour le décider à accepter quelque secours et quelque cadeau. Il s’y refusait sans faste, avec une dignité simple et qui laissait voir la hauteur naturelle de l’âme. Sa gaieté affectueuse et originale demeura jusqu’à la fin inaltérable comme sa candeur. Son modeste réduit à demi champêtre avait ses agréments et ses heures de soleil. Il se consolait de ses disgrâces en se réfugiant dans le sentiment de la droiture et de la vertu : « Et c’est, comme vous savez, écrivait-il à M. de Montausier, le vrai bonheur de la vie : tout le reste n’est qu’illusion, et se passe à s’inquiéter ou de faux honneurs ou de fausses infamies. » Patru avait aisément de ces belles expressions antiques, et qui expriment la probité et l’innocence48.

Il avait toujours été assez libre de croyance, et, sans impiété formelle, il était de ces hommes de la première moitié du xviie  siècle qui tenaient quelque peu de la religion de Montaigne et de Charron. Le père Bouhours, l’un de ses admirateurs et de ses disciples, et qui l’assista dans ses derniers moments, a dit :

Les malheurs d’autrui le touchaient plus que les siens propres, et sa charité envers les pauvres, qu’il ne pouvait voir sans les soulager, lors même qu’il n’était pas trop en état de le faire, lui a peut-être obtenu du ciel la grâce d’une longue maladie, pendant laquelle il s’est tourné tout à fait vers Dieu ; car, après avoir vécu en honnête homme et un peu en philosophe, il est mort en bon chrétien dans la participation des sacrements de l’Église et avec les sentiments d’une sincère pénitence.

Le caractère de l’homme se retrouvait pourtant et se maintenait jusque dans le repentir. On raconte que Bossuet l’étant allé voir, lui dit : « On vous a regardé jusqu’ici, monsieur, comme un esprit fort ; songez à détromper le public par des discours sincères et religieux. » — « Il est plus à propos que je me taise, répondit Patru mourant ; on ne parle dans ses derniers moments que par faiblesse ou par vanité. » Il mourut le 16 janvier 1681, à l’âge de soixante-dix-sept ans.

Tel fut Patru, dont toute une partie nous échappe et ne s’est point fixée dans ses écrits. Il avait de ces qualités qui de près constituent le critique et l’arbitre, et qui confèrent l’autorité en ce qu’on y sent la personne présente et l’homme. Il a eu son rôle, qui a fini même de son vivant ; mais de loin il n’est pas difficile de reconnaître, de saluer et même de goûter en lui l’alliance d’un jugement sévère, d’une probité souriante et d’une familiarité aimable.