La Fontaine
Dans ces rapides essais, par lesquels nous tâchons de ramener l’attention de nos lecteurs et la nôtre à des souvenirs pacifiques de littérature et de poésie, nous ne nous sommes nullement imposé la loi, comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le faire croire, de mettre en avant à toute force des idées soi-disant nouvelles, de contrarier sans relâche les opinions reçues, de réformer, de casser les jugements consacrés, d’exhumer coup sur coup des réputations et d’en démolir. En supposant qu’un tel rôle convînt jamais à quelqu’un, qui serions-nous, bon Dieu ! pour l’entreprendre ? Le nôtre est plus simple : nous avons quelques principes d’art et de critique littéraire, que nous essayons d’appliquer, sans violence toutefois et à l’amiable, aux auteurs illustres des deux siècles précédents. D’ailleurs, l’impression qu’une dernière et plus fraîche lecture a laissée en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naïve que possible, voilà surtout ce qui décide du ton et de la couleur de notre causerie ; voilà ce qui nous a poussé à la sévérité contre Jean-Baptiste, à l’estime pour Boileau, à l’admiration pour madame de Sévigné, Mathurin Régnier et d’autres encore ; aujourd’hui, c’est le tour de La Fontaine19. En revenant sur lui après tant de panégyristes et de biographes, après les travaux de M. Walckenaer en particulier, nous nous condamnons à n’en rien dire de bien nouveau pour le fond, et à ne faire au plus que retraduire à notre guise et motiver un peu différemment parfois les mêmes conclusions de louanges, les mêmes hommages d’une critique désarmée et pleine d’amour. Mais ces redites pourtant, dût la forme seule les rajeunir, ne nous ont pas semblé inutiles, ne serait-ce que pour montrer que nous aussi, le dernier venu et le plus obscur, nous savons au besoin et par conviction nous ranger à la suite de nos devanciers dans la carrière.
Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loué La Fontaine avec une ingénieuse sagacité, ils l’ont beaucoup trop détaché de son siècle, qui était bien moins connu d’eux que de nous. Le xviiie siècle, en effet, n’a su naturellement de l’époque de Louis XIV que la partie qui s’est continuée et qui a prévalu sous Louis XV. Il en a ignoré ou dédaigné tout un autre côté, par lequel le dernier règne regardait les précédents, côté qui certes n’est pas le moins original, et que Saint-Simon nous dévoile aujourd’hui. Aussi ces admirables Mémoires, qui jusqu’ici ont été envisagés surtout comme ruinant le prestige glorieux et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutôt restituer à cette mémorable époque un caractère de grandeur et de puissance qu’on ne soupçonnait pas, et devoir la réhabiliter hautement dans l’opinion, par les endroits mêmes qui détruisent les préjugés d’une admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos jugements sur le siècle de Louis XIV, comme il en a été de nos diverses façons de voir touchant les choses de la Grèce et du moyen âge. D’abord, par exemple, on étudiait peu ou du moins on entendait mal le théâtre grec ; on l’admirait pour des qualités qu’il n’avait pas ; puis, quand, y jetant un coup d’œil rapide, on s’est aperçu que ces qualités qu’on estimait indispensables manquaient souvent, on l’a traité assez à la légère : témoin Voltaire et La Harpe. Enfin, en l’étudiant mieux, comme a fait M. Villemain, on est revenu à l’admirer précisément pour n’avoir pas ces qualités de fausse noblesse et de continuelle dignité qu’on avait cru y voir d’abord, et que plus tard on avait été désappointé de n’y pas trouver. C’est aussi la marche qu’ont suivie les opinions sur le moyen âge, la chevalerie et le gothique. A l’âge d’or de fantaisie et d’opéra rêvé par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan20, ont succédé des études plus sévères, qui ont jeté quelque trouble dans le premier arrangement romanesque ; puis ces études, de plus en plus fortes et intelligentes, ont rencontré au fond un âge non plus d’or, mais de fer, et pourtant merveilleux encore : de simples prêtres et des moines plus hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les grands ossements et les armures énormes nous effraient ; un art de granit et de pierre, savant, délicat, aérien, majestueux et mystique. Ainsi la monarchie de Louis XIV, d’abord admirée pour l’apparente et fastueuse régularité qu’y afficha le monarque et que célébra Voltaire, puis trahie dans son infirmité réelle par les Mémoires de Dangeau, de la princesse Palatine, et rapetissée à dessein par Lemontey, nous reparaît chez Saint-Simon vaste, encombrée et flottante, dans une confusion qui n’est pas sans grandeur et sans beauté, avec tous les rouages de plus en plus inutiles de l’antique constitution abolie, avec tout ce que l’habitude conserve de formes et de mouvements, même après que l’esprit et le sens des choses ont disparu ; déjà sujette au bon plaisir despotique, mais mal disciplinée encore à l’étiquette suprême qui finira par triompher. Or, ceci bien posé, il est aisé de rétablir en leur vraie place et de voir en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite ou dans leurs œuvres, ont fait autre chose que remplir le programme du maître. Sans cette connaissance générale, on court risque de les considérer trop à part, et comme des êtres étranges et accidentels. C’est ce que les critiques du dernier siècle n’ont pas évité en parlant de La Fontaine : ils l’ont trop isolé et chargé dans leurs portraits ; ils lui ont supposé une personnalité beaucoup plus entière qu’il n’était besoin, eu égard à ses œuvres, et l’ont imaginé bonhomme et fablier outre mesure. Il leur était bien plus facile de s’expliquer Racine et Boileau, qui appartiennent à la partie régulière et apparente de l’époque, et en sont la plus pure expression Littéraire.
Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement général de leur siècle, n’en conservent pas moins une individualité profonde et indélébile : Molière en est le plus éclatant exemple. Il en est d’autres qui, sans aller dans le sens de ce mouvement général, et en montrant par conséquent une certaine originalité propre, en ont moins pourtant qu’ils ne paraissent, bien qu’il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans la manière qui les distingue de leurs contemporains une grande part d’imitation de l’âge précédent ; et, dans ce frappant contraste qu’ils nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaître et rabattre ce qui revient de droit à leurs devanciers. C’est parmi les hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine : nous l’avons déjà dit ailleurs21, il a été, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des poëtes du xvie siècle.
Né, en 1621, à Château-Thierry en Champagne, il reçut une éducation fort négligée, et donna de bonne heure des preuves de son extrême facilité à se laisser aller dans la vie et à obéir aux impressions du moment. Un chanoine de Soissons lui ayant prêté un jour quelques livres de piété, le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l’état ecclésiastique, et entra au séminaire. Il ne tarda pas à en sortir ; et son père, en le mariant, lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts. Mais La Fontaine, avec son caractère naturel d’oubliance et de paresse, s’accoutuma insensiblement à vivre comme s’il n’avait eu ni charge ni femme. Il n’était pourtant pas encore poète, ou du moins il ignorait qu’il le fût. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait en quartier d’hiver à Château-Thierry lut un jour devant lui l’ode de Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV :
Que direz-vous, races futures, etc.,
et La Fontaine, dès ce moment, se crut appelé à composer des odes : il en fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises ; mais un de ses parents, nommé Pintrel, et son camarade de collège, Maucroix, le détournèrent de ce genre et l’engagèrent à étudier les anciens. C’est aussi vers ce temps qu’il dut se mettre à la lecture de Rabelais, de Marot, et des poëtes du xvie siècle, véritable fonds d’une bibliothèque de province à cette époque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de l’Eunuque de Térence ; et l’un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmena le poëte à Paris pour le présenter au surintendant.
Ce voyage et cette présentation décidèrent du sort de La Fontaine. Fouquet le prit en amitié, se l’attacha, et lui fit une pension de mille francs, à condition qu’il en acquitterait chaque quartier par une pièce de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pièces, avec le Songe de Vaux, sont les premières productions originales que nous ayons de La Fontaine : elles se rapportent tout à fait au goût d’alors, à celui de Saint-Évremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de Voiture, et le je ne sais quoi de mollesse et de rêverie voluptueuse qui n’appartient qu’à notre délicieux auteur, y perce bien déjà, mais y est encore trop chargé de fadeurs et de bel esprit. Le poëte de Fouquet fut accueilli, dès son début, comme un des ornements les plus délicats de cette société polie et galante de Saint-Mandé et de Vaux. Il était fort aimable dans le monde, quoi qu’on en ait dit, et particulièrement dans un monde privé ; sa conversation, abandonnée et naïve, s’assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s’arrêter à temps pour n’être qu’un charme de plus : il était certainement moins bonhomme en société que le grand Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour à tour ses hommages et ses vœux. Il en convenait agréablement ; il s’en vantait même parfois, et causait volontiers de lui-même et de ses goûts avec les autres sans jamais les lasser, et en les faisant seulement sourire. L’intimité surtout avait mille grâces avec lui : il y portait un tour affectueux et de bon ton familier ; il s’y livrait en homme qui oublie tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec badinage les moindres caprices. Son goût déclaré pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu’elles le voulaient bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son prédécesseur, aimait avant tout les amours faciles et de peu de défense. Tandis qu’il adressait à genoux, aux Iris, aux Climènes et aux déesses, de respectueux soupirs, et qu’il pratiquait de son mieux ce qu’il avait cru lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins mystiques qui l’aidaient à prendre son martyre en patience. Parmi ses bonnes fortunes à son arrivée dans la capitale, on cite la célèbre Claudine, troisième femme de Guillaume Colletet, et d’abord sa servante ; Colletet épousait toujours ses servantes. Notre poëte visitait souvent le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et courtisait Claudine tout en devisant, à souper, des auteurs du xvie siècle avec le mari, qui put lui donner là-dessus d’utiles conseils et lui révéler des richesses dont il profita. Pendant les six premières années de son séjour à Paris, et jusqu’à la chute de Fouquet, La Fontaine produisit peu ; il s’abandonna tout entier au bonheur de cette vie d’enchantement et de fête, aux délices d’une société choisie qui goûtait son commerce ingénieux et appréciait ses galantes bagatelles ; mais ce songe s’évanouit par la captivité de l’enchanteur. Sur ces entrefaites, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, ayant demandé au poëte des contes en vers, il s’empressa de la satisfaire, et le premier recueil des Contes parut en 1664 : La Fontaine avait quarante-trois ans. On a cherché à expliquer un début si tardif dans un génie si facile, et certains critiques sont allés jusqu’à attribuer ce long silence à des études secrètes, à une éducation laborieuse et prolongée. En vérité, bien que La Fontaine n’ait pas cessé d’essayer et de cultiver à ses moments de loisir son talent, depuis le jour où l’ode de Malherbe le lui révéla, j’aime beaucoup mieux croire à sa paresse, à son sommeil, à ses distractions, à tout ce qu’on voudra de naïf et d’oublieux en lui, qu’admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. Génie instinctif, insouciant, volage et toujours livré au courant des circonstances, on n’a qu’à rapprocher quelques traits de sa vie pour le connaître et le comprendre. Au sortir du collège, un chanoine de Soissons lui prête des livres pieux, et le voilà au séminaire ; un officier lui lit une ode de Malherbe, et le voilà poëte ; Pintrel et Maucroix lui conseillent l’antiquité, et le voilà qui rêve Quintilien et raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et ballades, il en fait ; madame de Bouillon, des contes, et il est conteur ; un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le Dauphin, un poëme du Quinquina pour madame de Bouillon encore, un opéra de Daphné pour Lulli, la Captivité de saint Malc à la requête de MM. de Port-Royal ; ou bien ce seront des lettres, de longues lettres négligées et fleuries, mêlées de vers et de prose, à sa femme, à M. de Maucroix, à Saint-Évremond, aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en demanderont. La Fontaine dépensait son génie, comme son temps, comme sa fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu’à l’âge de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c’est que les occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin d’être surmontée par une douce violence. Une fois d’ailleurs qu’il eut rencontré le genre qui lui convenait le mieux, celui du conte et de la fable, il était tout simple qu’il s’y adonnât avec une sorte d’effusion, et qu’il y revînt de lui-même à plusieurs reprises, par penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se méprenait un peu sur lui-même ; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur, et sa poétique qu’il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et Racine lui achevèrent, s’accordait assez mal avec la tournure de ses œuvres. Mais cette légère inconséquence, qui lui est commune avec d’autres grands esprits naïfs de son temps, n’a pas lieu d’étonner chez lui, et elle confirme bien plus qu’elle ne contrarie notre opinion sur la nature facile et accommodante de son génie. Un célèbre poëte de nos jours, qu’on a souvent comparé à La Fontaine pour sa bonhomie aiguisée de malice, et qui a, comme lui, la gloire d’être créateur inimitable dans un genre qu’on croyait usé, le même poëte populaire qui, dans ce moment d’émotion politique, est rendu, après une trop longue captivité, a ses amis et à la France, Béranger, n’a commencé aussi que vers quarante ans à concevoir et à composer ses immortelles chansons. Mais, pour lui, les causes du retard nous semblent différentes, et les jours du silence ont été tout autrement employés. Jeté jeune et sans éducation régulière au milieu d’une littérature compassée et d’une poésie sans âme, il a dû hésiter longtemps, s’essayer en secret, se décourager maintes fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et, en un mot, brûler bien des vers avant d’entrer en plein dans le genre unique que les circonstances ouvrirent à son cœur de citoyen. Béranger, comme tous les grands poëtes de ce temps, même les plus instinctifs, a su parfaitement ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait : un art délicat et savant se cache sous ses rêveries les plus épicuriennes, sous ses inspirations les plus ferventes ; honneur en soit à lui ! mais cela n’était ni du temps ni du génie de La Fontaine.
Ce qu’est La Fontaine dans le conte, tout le monde le sait ; ce qu’il est dans la fable, on le sait aussi, on le sent ; mais il est moins aisé de s’en rendre compte. Des auteurs d’esprit s’y sont trompés ; ils ont mis en action, selon le précepte, des animaux, des arbres, des hommes, ont caché un sens fin, une morale saine sous ces petits drames, et se sont étonnés ensuite d’être jugés si inférieurs à leur illustre devancier : c’est que La Fontaine entendait autrement la fable. J’excepte les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidité, se tient davantage à son petit récit, et n’est pas encore tout à fait à l’aise dans cette forme qui s’adaptait moins immédiatement à son esprit que l’élégie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant cinq livres, depuis le sixième jusqu’au onzième inclusivement, les contemporains se récrièrent comme ils font toujours, et le mirent fort au-dessous du premier. C’est pourtant dans ce recueil que se trouve au complet la fable, telle que l’a inventée La Fontaine. Il avait fini évidemment par y voir surtout un cadre commode à pensées, à sentiments, à causerie ; le petit drame qui en fait le fond n’y est plus toujours l’essentiel comme auparavant ; la moralité de quatrain y vient au bout par un reste d’habitude ; mais la fable, plus libre en son cours, tourne et dérive, tantôt à l’élégie et à l’idylle, tantôt à l’épître et au conte : c’est une anecdote, une conversation, une lecture, élevées à la poésie, un mélange d’aveux charmants, de douce philosophie et de plainte rêveuse. La Fontaine est notre seul grand poëte personnel et rêveur avant André Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d’ordinaire la malice, la gaieté, et le conteur grivois nous rit du coin de l’œil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il a des tons qui viennent du cœur et une tendresse mélancolique qui le rapproche des poëtes de notre âge. Ceux du xvie siècle avaient bien eu déjà quelque avant-goût de rêverie ; mais elle manquait chez eux d’inspiration individuelle, et ressemblait trop à un lieu-commun uniforme, d’après Pétrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un caractère primitif d’expression vive et discrète ; il la débarrassa de tout ce qu’elle pouvait avoir contracté de banal ou de sensuel ; Platon, par ce côté, lui fut bon à quelque chose comme il l’avait été à Pétrarque ; et quand le poëte s’écrie dans une de ses fables délicieuses :
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?Ai-je passé le temps d’aimer ?
ce mot charme, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique, marque en poésie française un progrès nouveau qu’ont relevé et poursuivi plus tard André Chénier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers du xvie siècle l’avantage d’avoir donné à ses tableaux des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blés où se promène de grand matin le maître, et où l’allouette cache son nid ; ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde ; ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l’aurore dans la rosée et parfument de thym leur banquet, c’est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie ; j’en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers ; La Fontaine avait bien observé ces pays, sinon en maître des eaux-et-forêts, du moins en poëte ; il y était né, il y avait vécu longtemps, et, même après qu’il se fut fixé dans la capitale, il retournait chaque année vers l’automne à Château-Thierry, pour y visiter son bien et le vendre en détail ; car Jean, comme on sait, mangeait le fonds avec le revenu.
Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipé et que la mort soudaine de Madame l’eut privé de la charge de gentilhomme qu’il remplissait auprès d’elle, madame de La Sablière le recueillit dans sa maison et l’y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses mœurs, perdu de fortune, n’ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d’une femme aimable, au sein d’une société spirituelle et de bon goût, avec toutes les douceurs de l’aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait ; et cette inviolable amitié, familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu’il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de madame de La Sablière et des autres femmes distinguées qu’il célébrait en les respectant, sa muse, parfois souillée, reprenait une sorte de pureté et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins en moins scrupuleux avec l’âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnée dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts : l’une, élégante, animée, spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie, et les illusions du cœur ; l’autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice au front du vieillard. Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n’avait pas été toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde ; mais lorsque l’infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette conversion, aussi sincère qu’éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touché comme d’un exemple à suivre ; sa fragilité et d’autres liaisons qu’il contracta vers cette époque le détournèrent, et ce ne fut que dix ans après, quand la mort de madame de La Sablière lui eut donné un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa en lui pour n’en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable Discours en vers, qu’il lut le jour de sa réception à l’Académie française, et dans lequel, s’adressant à sa bienfaitrice, il lui expose avec candeur l’état de son âme :
Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre,J’ai toujours abusé du plus cher de nos biens :Les pensers amusants, les vagues entretiens,Vains enfants du loisir, délices chimériques,Les romans et le jeu, peste des républiques,Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits,Ridicule fureur qui se moque des lois,Cent autres passions des sages condamnées,Ont pris comme à l’envi la fleur de mes années.L’usage des vrais biens réparerait ces maux ;Je le sais, et je cours encore à des biens faux.. . . . . . . . . . . .Si faut-il qu’à la fin de tels pensers nous quittent ;Je ne vois plus d’instants qui ne m’en sollicitent :Je recule, et peut-être attendrai▶-je trop tard ;Car qui sait les moments prescrits à son départ ?Quels qu’ils soient, ils sont courts…
C’est, on le voit, une confession grave, ingénue, où l’onction religieuse et une haute moralité n’empêchent pas un reste de coup d’œil amoureux vers ces chimériques délices dont on est mal détaché. Et puis une simplicité d’exagération s’y mêle : les romans et le jeu qui ont égaré le pécheur sont la peste des républiques, une fureur qui se moque des lois. Et plus loin :
Que me servent ces vers avec soin composés ?N’en ◀attends-je autre fruit que de les voir prisés ?C’est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,Et qu’au moins vers ma fin je ne commence à vivre ;Car je n’ai pas vécu, j’ai servi deux tyrans :Un vain bruit et l’amour ont partagé mes ans.Qu’est-ce que vivre, Iris ? vous pouvez nous l’apprendre ;Votre réponse est prête, il me semble l’entendre :C’est jouir des vrais biens avec tranquillité,Faire usage du temps et de l’oisiveté,S’acquitter des honneurs dus à l’Être suprême,Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même,Bannir le fol amour et les vœux impuissants,Comme Hydres dans nos cœurs sans cesse renaissants.
Sincère, éloquente, sublime poésie, d’un tour singulier, où la vertu trouve moyen de s’accommoder avec l’oisiveté, où les Phyllis se placent à côté de l’Être suprême, et qui fait naître un sourire dans une larme ? Que La Fontaine n’a-t-il connu le Dieu des bonnes gens ? il lui en aurait moins coûté pour se convertir.
Au premier abord, et à ne juger que par les œuvres, l’art et le travail paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et si l’attention de la critique n’avait été éveillée sur ce point par quelques mots de ses préfaces et par quelques témoignages contemporains, on n’eût jamais songé probablement à en faire l’objet d’une question. Mais le poëte confesse, en tête de Psyché, que la prose lui coûte autant que les vers. Dans une de ses dernières fables au duc de Bourgogne, il se plaint de fabriquer à force de temps des vers moins sensés que la prose du jeune prince. Ses manuscrits présentent beaucoup de ratures et de changements ; les mêmes morceaux y sont recopiés plusieurs fois, et souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouvé, tout entière de sa main, une première ébauche de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson ; et, en la comparant à celle qu’il a fait imprimer, on voit que les deux versions n’ont de commun que deux vers. Il est même plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux errata : « Il s’est glissé, dit-il en tête de son second recueil, quelques fautes dans l’impression. J’en ai fait faire un errata ; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu’elles sont marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties que pour les dernières. » Que conclure de toutes ces preuves ? Que La Fontaine était de l’école de Boileau et de Racine en poésie ; qu’il suivait les mêmes procédés de composition studieuse, et qu’il faisait difficilement ses vers faciles ? pas le moins du monde : La Fontaine me l’affirmerait en face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais il avait, comme tout poëte, ses secrets, ses finesses, sa correction relative ; il s’en souciait peu ou point dans ses lettres en vers ; peu encore, mais davantage, dans ses contes ; il y visait tout à fait dans ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait à s’en plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en traduction : il s’en glorifie à tout propos :
Térence est dans mes mains, je m’instruis dans Horace ;Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse ;Je le dis aux rochers, etc…Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;Plein de Machiavel, entêté de Bocace,J’en parle si souvent qu’on en est étourdi ;J’en lis qui sont du nord et qui sont du midi.
Fera-t-on de lui un savant ? Son érudition a pour cela de trop singulières méprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a écrit dans sa Vie d’Ésope : « Comme Planudes vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devoit pas être encore éteinte, j’ai cru qu’il savoit par tradition ce qu’il a laissé. » En écrivant ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s’étaient écoulés entre le Phrygien et celui qu’on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis-le-Grand. Dans une épître à Huet en faveur des anciens contre les modernes, et à l’honneur de Quintilien en particulier, il en revient à Platon, son thème favori, et déclare qu’on ne pourrait trouver entre les sages modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que
La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.
Il attribue la décadence de l’ode en France à une cause qu’on n’imaginerait jamais :
… l’ode, qui baisse un peu,Veut de la patience, et nos gens ont du feu.
D’ailleurs, en cette remarquable épître, il proteste contre l’imitation servile des anciens, et cherche à exposer de quelle nature est la sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin de la deuxième épître d’André Chénier ; l’idée au fond est la même, mais on verra, en comparant l’une et l’autre expression, toute la différence profonde qui sépare un poëte artiste comme Chénier, d’avec un poëte d’instinct comme La Fontaine.
Ce qui est vrai jusqu’ici de presque tous nos poëtes, excepté Molière et peut-être Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Régnier, de Malherbe, de Boileau, de Racine et d’André Chénier, l’est aussi de La Fontaine : lorsqu’on a parcouru ses divers mérites, il faut ajouter que c’est encore par le style qu’il vaut le mieux. Chez Molière au contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style égale l’invention sans doute, mais ne la dépasse pas ; la manière de dire y réfléchit le fond, sans l’éclipser. Quant à la façon de La Fontaine, elle est trop connue et trop bien analysée ailleurs pour que j’essaye d’y revenir. Qu’il me suffise de faire remarquer qu’il y entre une proportion assez grande de fadeurs galantes et de faux goût pastoral, que nous blâmerions dans Saint-Évremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C’est qu’en effet ces fadeurs et ce faux goût n’en sont plus, du moment qu’ils ont passé sous cette plume enchanteresse, et qu’ils se sont rajeunis de tout le charme d’alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite dans ses compositions ; il a, chemin faisant, des distractions fréquentes qui font fuir son style et dévier sa pensée ; ses vers délicieux, en découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s’égarent et ne se tiennent plus ; mais cela même constitue une manière, et il en est de cette manière comme de toutes celles des hommes de génie : ce qui autre part serait indifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou une grâce piquante.
La conversion de madame de La Sablière, que La Fontaine n’eut pas le courage d’imiter, avait laissé notre poëte assez désœuvré et solitaire. Il continuait de loger chez cette dame ; mais elle ne réunissait plus la même compagnie qu’autrefois, et elle s’absentait fréquemment pour visiter des pauvres ou des malades. C’est alors surtout qu’il se livra, pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme dont on sait les mœurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de l’esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et dissolue, mal déguisée sous les roses d’Anacréon. Maucroix, Racine et ses vrais amis s’affligeaient de ces déréglements sans excuse ; l’austère Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à l’attirer en Angleterre auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de la courtisane Ninon une lettre où elle lui disait : « J’ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre ; on n’en jouit guère à Paris ; sa tête est bien affoiblie. C’est le destin des poëtes : le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé. Je doute qu’il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine, il n’a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense. » La tête de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon ; mais ce qu’elle dit du philtre amoureux et des sales amours n’est que trop vrai : il touchait souvent de l’abbé de Chaulieu des gratifications dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, madame d’Hervart, s’attacha au poëte, lui offrit l’attrait de sa maison, et devint pour lui, à force de soins et de prévenances, une autre La Sablière. A la mort de cette dame, elle recueillit le vieillard, et l’environna d’amitié jusqu’au dernier moment. C’est chez elle que l’auteur de Joconde, touché enfin de repentir, revêtit le cilice qui ne le quitta plus. Les détails de cette pénitence sont touchants ; La Fontaine la consacra publiquement par une traduction du Dies irae, qu’il lut à l’Académie, et il avait formé le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, à part le refroidissement de la maladie et de l’âge, on peut douter que cette tâche, tant de fois essayée par des poëtes repentants, eût été possible à La Fontaine ou même à tout autre d’alors. A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c’étaient les sens d’ordinaire, et non la raison, qui égaraient ; on avait été libertin, on se faisait dévot ; on n’avait point passé par l’orgueil philosophique ni par l’impiété sèche ; on ne s’était pas attardé longuement dans les régions du doute ; on ne s’était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité. Les sens charmaient l’âme pour eux-mêmes, et non comme une distraction étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis, quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu’on revenait à la vérité suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair ; et l’on n’était pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu’au sein d’une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d’éternelles obscurités et un abîme sans cesse ouvert : — je me trompe ; il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou : cet homme, c’était Pascal.
J’écrivais ceci la même année, la même saison où je composais le recueil de Poésies, les Consolations, c’est-à-dire dans une veine prononcée de sensibilité religieuse. Depuis j’ai encore écrit sur La Fontaine quelques pages qui se trouvent au tome VII des Causeries du Lundi, et j’ai essayé d’y répondre aux dédains que M. de Lamartine avait prodigués à ce charmant poëte. Au reste, si La Fontaine, dans ces dernières années, a été bien légèrement traité par un grand poëte qui s’est lui-même jugé par là, il a été étudié, approfondi par de savants critiques, et si approfondi même qu’il est sorti d’entre leurs mains comme transformé. J’en reviens volontiers et je m’en tiens sur lui à ce jugement de La Bruyère dans son Discours de réception à l’Académie : « Un autre, plus égal que Marot et plus poëte que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux ; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu’au sublime : homme unique dans son genre d’écrire, toujours original, soit qu’il invente, soit qu’il traduise ; qui a été au-delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter. » — Voir aussi le joli thème latin de Fénelon à l’usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, in Fontani mortem. Tout y est indiqué, même le molle atque facetum, qui n’est autre que notre chère rêverie.