Chapitre troisième
§ 1. Caractères généraux des premiers, écrivains en vers. — § II. Analyse du Roman de la Rose. — Guillaume de Lurris. — Jean de Meung. — § III. Des critiques dont le Roman de la Rose fut l’objet, du xive au xvie siècle. — § IV. Par quels caractères le Roman de la Rose a mérité son rang dans l’histoire de la poésie française. — § V. Les principaux poëtes du xve siècle. — § VI. Charles d’Orléans. — § VII. Villon.
§ I. Caractères généraux des premiers écrivains en vers.
Le premier ouvrage en vers auquel l’esprit français se soit reconnu, c’est le Roman de la Rose. Il est le premier sur la liste des poèmes qui durent. Lui contester ce rang, ce serait renier les traditions mêmes de l’esprit français. Toutefois ; entre la chronique de Villehardouin et le Roman de la Rose, il y a cette différence, qui prête à litige, que Villehardouin est à la fois le premier par le choix de la France et le plus près du berceau de notre langue ; au lieu qu’un très grand nombre d’écrivains en vers ont précédé le Roman de la Rose.
Dès la seconde moitié du douzième siècle, il y a une sorte de langue poétique. La poésie provençale, un moment si florissante, touche à sa fin ; aux troubadours vont succéder les trouvères. Le génie de la France septentrionale a pris le dessus. Parmi les poètes de cette époque, les uns s’inspirent des poèmes orientaux et des romans de chevalerie arabes ; les autres, des traditions de la mythologie septentrionale et des aventures de certains héros de l’Armorique, Lancelot du Lac, Éréc, Tristan, Yvan, transmis par les peuples de la Bretagne et par les poètes anglo-normands aux romanciers français14. Quelques-uns mettaient en vers Arthur et les héros de la Table Ronde, courant à la recherche du saint ciboire où avait bu Jésus-Christ ou Charlemagne et ses compagnons, allant conquérir la Palestine. Le plus grand nombre se contentait de rimer l’histoire contemporaine. C’est ainsi que Grain d’Or de Douay écrivait les événements de la première croisade, et que l’un des successeurs de Guillaume le Conquérant faisait chanter, par l’Anglo-Normand Robert Wace15, les guerres de la conquête. Bon nombre de fables se mêlaient à ces récits, et les poëtes chroniqueurs puisaient aux mêmes sources que les auteurs de romans. Au xiiie siècle, ces deux sortes d’ouvrages se multiplient prodigieusement. On y compte plus de deux cents poëtes ou rimeurs, quoique l’attention des esprits cultivés fût tournée vers la théologie et la scholastique, dont le siège était à Paris. Ces poëtes s’exerçaient dans tous les genres qu’avait traités la poésie provençale, déjà si languissante vers la fin du règne précédent, et qui s’éteignit au xiiie siècle, avec la civilisation qui l’avait fait naître.
L’honneur de ce premier essor de l’esprit français revient au grand roi saint Louis. C’est lui qui voulut que les juges, les légistes et les plaideurs connussent les lois. Il organisa l’Université, il fonda une bibliothèque et des archives, il attira les poëtes à Paris, et il commença ainsi la destruction des dialectes féodaux. D’autres princes et barons, soit de leur propre mouvement, soit à son exemple, encouragèrent les lettres, et quelques-uns les cultivèrent. Un grand pape, Innocent III, faisait au clergé un devoir d’obligation et de foi d’être instruit ; ses successeurs suivirent sa politique. Il y a deux marques certaines de l’ardeur intellectuelle de cette époque c’est le changement des modes, qui se renouvelaient tous les deux ans, et le caprice de l’écriture, dont l’orthographe et la forme variaient d’une année à l’autre.
Les trouvères ne voulaient être, sur aucun point, en reste avec les troubadours. Il n’est pas un des genres cultivés par les Provençaux où ne s’essayassent nos Français. Le genre le plus populaire était celui des romans. L’érudition estime le roman de Berthe aux longs pieds, par Adenès16, et Parthenopex de Blois, dont l’auteur est inconnu. Les tours que joue maître Renard à son compère le Loup dans le roman du Renard, ont amusé nos pères. Les peintres en tiraient leurs sujets.
On s’explique aisément la popularité du roman du Renard. Ce Renard, ce Loup, c’étaient le trompeur et sa dupe : c’était l’époque.
Les petits poëmes sont fort nombreux. S’il n’y a pas de chansons à boire, ce qui ne prouverait pas, d’ailleurs, qu’on fût sobre en ce temps-là, il y a beaucoup de chansons d’amour et de guerre. Les jeux-partis, sorte de dialogues mêlés de récit et de réflexions, pourraient être regardés comme de grossières ébauches du poème dramatique17. Les variétés du genre satirique sont en grand nombre. Dans les sirventes ou sottes chansons, on attaquait les hommes puissants, les courtisans, les moines, le clergé régulier et séculier, les rois eux-mêmes témoin la vengeance que tira Henri II, roi d’Angleterre, d’un certain Luc de Labarre, auquel il fit crever les yeux.
La Bible Guyot est une satire de toutes les classes de la société, y compris les légistes ou les hommes de loi, et les fisiciens ou médecins. Il y a moins d’amertume et plus de digressions morales dans la Bible au seigneur de Berze, autre satire du même genre.
L’esprit satirique est le principal assaisonnement d’un genre très-cultivé alors, et le plus approprié à cet âge de l’esprit français et de la langue. Ce sont les fabliaux ou lais, dont les sujets étaient tirés des mœurs du temps, la plupart graveleux, et mêlés de traits malins contre les puissances. Le trouvère Rutebeuf est un des maîtres du genre18. Un trop grand nombre de ces poèmes ne sont que des imitations de récits orientaux, transmis par des traductions latines. La Bible, Pétrone, Ovide, Apulée, fournissaient les sujets de plusieurs autres. Les meilleurs sont tirés du fonds même de l’esprit français, de ce qui n’a pas changé dans les mœurs et le caractère de la nation.
Les fables formaient un genre distinct des fabliaux. Les noms d’Ysopet I, Ysopet II, que se donnent les auteurs, indiquent l’imitation d’Ésope, dont les fables avaient été traduites ou paraphrasées du grec en latin. D’autres venaient de l’Orient et du poëte Pilpaï. Dans presque toutes, la prolixité, ce trait commun de tous les ouvrages en vers du xiiie siècle, détruit les proportions du genre ; les propriétés des animaux n’y sont pas observées ; ce ne sont ni des bêtes ni des gens de l’époque. Le recueil. des fables de Marie de France mériterait d’être mentionné à part, quoique, selon l’opinion de M. Daunou, à laquelle je me range pleinement, il s’y rencontre fort peu de ces traits vifs et naïfs qui donnent tant de prix à ce genre, que la diction en soit fort obscure, les détails à peine indiqués, et la moralité verbeuse.
Il faut ajouter, à cette énumération des genres traités par nos poëtes au xiiie siècle, les poëmes didactiques ou descriptifs. Il y en a sur presque toutes les matières qui peuvent faire l’objet de traités, et recevoir la forme d’un enseignement. Depuis l’art de plaire, qui est le sujet d’un des plus intéressants de ces poëmes, le Chatoiement des Dames, par Robert de Blois19, jusqu’à l’art d’élever les oiseaux de chasse, on rimait des. préceptes sur toutes choses. La chevalerie, les sciences physiques et naturelles, l’astronomie, la géographie, étaient enseignées didactiquement dans ces poëmes. Les poëtes y mêlaient des inventions pour dissimuler l’aridité du genre. Dans le Mariage des sept Arts de Tainturier20, Grammaire, qui est la mère des six autres, déclare qu’elle va se marier. Logique, Rhétorique, Musique Arithmétique, Astronomie et Géométrie, en veulent faire autant. Médecine survient, leur tâte le pouls, et autorise tous ces mariages. Théologie y consent. On fait venir sept maris, et les sept noces se célèbrent en un seul festin où les vins, dit le poëte, valaient mieux que ceux de Cana.
Pour apprécier les caractères communs de tous les écrits en vers antérieurs au xive siècle, il y faut distinguer avec soin ce qui nous est venu de l’imitation, de ce qui appartient en propre au génie de notre pays. Il faut chercher la part du tour d’imagination particulier à cette époque, et la part de ce bon sens, commun à toutes les époques de notre histoire, et qui, d’un siècle à l’autre, se développe et se perfectionne, en demeurant le même. Le tour d’imagination propre aux xiie et xiiie siècles, tel qu’il se manifeste dans le plus grand nombre des écrits en vers, et principalement dans les genres les plus populaires, les romans et les lais ou fabliaux, c’est le goût du merveilleux. Le merveilleux est partout. C’est le temps des légendes des saints ; c’est le temps où Charlemagne et Arthur ont leur mythologie. Dans la religion, dans la guerre, dans l’amour, le merveilleux se mêle à la réalité, ou s’y substitue entièrement. D’où venait ce merveilleux ? Sans parler de la tendresse d’imagination d’une nation si jeune encore, la cause la plus générale de cette disposition au merveilleux fut le contact avec l’Orient et la lecture des traductions des ouvrages orientaux. C’est aux croisades que nos poëtes durent ce tour d’imagination qui leur est commun. Nous avons commencé par imiter l’Orient.
Cette imitation-là ne nous a pas été bonne. L’Orient ne nous a pas donné la splendeur de l’imagination de ses poëtes, mais cette abondance prolixe que j’ai marquée plus haut, et la monotonie qui en est l’effet. Tout ce que nous connaissons d’écrits en vers aux xiie et xiiie siècles, sauf de rares exceptions, est affecté de ce double défaut. La fécondité n’y est qu’apparente. Tous les romans, par exemple, semblent sortis du même moule. Les incidents romanesques et les inventions de féerie, qui sembleraient devoir être inépuisables, sont presque toujours les mêmes. Les surprises, ce moyen qui paraît infini, sont toujours attendues. C’est la même aventure, non avec des personnages différents, mais avec les mêmes personnages sous des noms divers. L’uniformité de ces romans en explique la prodigieuse multiplication.
Nos pères nous donnent, dès ce temps-là, une excellente leçon. L’invention n’est donc pas toute dans l’imagination, quoiqu’elle semble la plus riche et la plus hardie de toutes nos facultés. Car voyez à quel bon marché on la contente. Son domaine est plus borné qu’il ne paraît, parce que c’est par l’imitation qu’elle s’excite et se nourrit ; et l’imitation n’est pas féconde. La faculté la plus inventive, c’est la raison, parce que la raison seule nous découvre la vérité, la seule source des littératures qui ne s’épuise pas.
Que dans des poëmes prolixes et uniformes la langue poétique soit pauvre, qui s’en étonnerait ? Et cette pauvreté n’est pas relative seulement à ce qui nous paraît aujourd’hui la richesse d’une langue, mais à ce que pouvait être notre langue dès ce temps-là, à ce qu’elle était même dans les genres plus conformes au génie de notre pays.
Aussi, pour trouver quelque variété et une langue déjà expressive, il faut descendre des merveilles des romans dans ces petits poëmes qui, sous les noms de fabliaux, de sirventes, de tensons, de jeux-partis, de chansons, ont pour sujet quelque anecdote graveleuse, quelque particularité des mœurs contemporaines, la satire des abus, et l’amour, tel qu’on le faisait alors, sans cette fausse délicatesse qui lui venait de l’imitation. C’est là ce qui est propre à notre pays, et qui porte la marque éternelle de ce bon sens qui doit se fortifier et s’étendre, mais qui ne changera pas. Là, l’esprit français est dans son naturel ; il ne doit rien ni à l’enthousiasme des croisades, ni aux traditions chevaleresques des Arabes, ni à cette magnificence de l’Orient, qui est antipathique au génie de notre nation. Ces petits poëmes sont variés, parce que les incidents sont des faits réels, fidèlement observés et naïvement sentis ; et la langue en est relativement riche, parce qu’elle suffit à exprimer tout ce que pouvaient concevoir les esprits les plus ingénieux de l’époque.
De même que, dans la prose, la langue a déjà une sorte de maturité pour le récit, de même, dans les écrits en vers, la langue suffit à ce tour d’esprit satirique avec lequel notre nation est née. Elle y est même plus riche que dans les écrits en prose, parce que la satire touche à plus de choses que les récits, et qu’elle y prend toutes les nuances, depuis la colère sérieuse qui prétend corriger ce qu’elle attaque, jusqu’à cette indifférence aimable qui ne veut rien corriger, et pour qui les abus mêmes ne sont que des maux nécessaires avec lesquels il faut savoir vivre. Le tour d’esprit satirique, dans les écrits en vers des xiie et xiiie siècles, est comme le cachet du génie national : l’empreinte n’en est pas si effacée. C’est donc dans les poèmes mêlés de récit et de satire qu’il faut chercher les premiers traits de l’esprit français et les premières traditions de notre langue poétique. Et de même que le monument duquel nous faisons dater les premières traditions de la prose française est un récit, de même je ne m’étonne pas que les premières traditions de notre poésie et de notre langue poétique datent d’un roman satirique, c’est au Roman de la Rose que doit en commencer l’histoire.
§ II. Courte analyse du Roman de la Rose.
I. — Guillaume de Lorris.
Le Roman de la Rose est l’œuvre de deux mains. Notre Ennius, comme dit Marot, ou notre Homère, comme disait Lenglet-Dufresnoy, au temps où La Motte-Houdart abrégeait Homère, est-ce Guillaume, de la ville de Lorris en Gâtinais, auteur de la première partie21, ou Jean de Meung-sur-Loire, auteur de la continuation ? Je crois, sans rien ôter au mérite de Guillaume de Lorris ; que Jean de Meung a le plus de droits à être notre Ennius, sinon notre Homère. On ne le place pas si haut pour peu qu’on sache mieux le grec que La Motte-Houdart, et le vieux français que Lenglet-Dufresnoy.
Guillaume de Lorris vivait au temps de saint Louis, vers le milieu du xiiie
siècle ; il mourut vraisemblablement vers l’an 1260, à
l’époque même où naissait son continuateur, Jean de Meung surnommé Clopinel,
probablement de quelque défaut à la jambe. Jean de Meung était-il docteur en
théologie ? était-il moine ? Ni son Testament, ni son
Codicille ni son Trésor, qui ne sont, à quelques
passages satiriques près, que de longues méditations de théologie, ne contiennent de
détails sur sa vie. On sait seulement, par un passage du Testament de
Jean de Meung, que Dieu lui donna de servir les plus grandes gens de la
France, et, par une préface au roi Philippe le Bel, qu’il avait traduit du
latin un livre de Végèce, les lettres d’Héloïse et d’Abailard, et le livre, de la
Consolation de Boëce, « que j’ai translatée en
français, dit-il au roi, jaçoit qu’entendes bien latin. »
Jean de Meung vécut jusque vers l’an 132O : il était contemporain du Dante.
Environ soixante ans se sont écoulés entre les deux parties de ce roman, qui sont en réalité deux poëmes très-distincts, sous un titre commun. Il faut m’en permettre une courte analyse, pour en faire voir la différence, et motiver le jugement que j’en dois porter.
Guillaume de Lorris a fourni le cadre du roman. Il l’avait sans doute tiré des romans de chevalerie. Le fond de ces romans, ce sont les aventures de quelque amant en quête de sa dame, que lui disputent mille difficultés et mille ennemis, et qu’il finit par retrouver après beaucoup d’incidents romanesques. Ici l’objet de la recherche de l’amant n’est pas une femme, c’est une rose ; et les aventures n’ont lieu qu’en songe. Le poëte ou l’amant s’imagine qu’il est introduit par dame Oyseuse au château de Déduyt (Plaisir). Il y trouve l’Amour et tout son cortège, Doux-Regard, son écuyer, Richesse, Jolyveté, Courtoisie, Franchise, Jeunesse, etc., etc., lesquels forment des couples amoureux, et se livrent au plaisir de la danse et de la promenade. Le poëte, en se promenant lui-même, arrive devant un carré de rosés protégé par une haie ; il distingue un bouton, et s’apprête à le cueillir ; une flèche que lui décoche l’Amour l’étend par terre tout pâmé et baigné de sueur. Il se reconnaît vaincu, et prête serment d’allégeance à l’Amour, auquel il laisse son cœur en gage. L’Amour enferme ce cœur sous clef. Après quoi il lui enseigne ses commandements : c’est tout un traité de l’art d’aimer.
Le poète, à peine seul veut retourner au bouton. Il est accompagné de Bel-Accueil. Dangier, arme d’un bâton d’épines, Honte, Peur, Malebouche l’empêchent d’y arriver. Raison lui conseille de renoncer à sa poursuite. Il s’emporte contre elle, et, à l’aide de Pitié et de Franchise, il parvient à fléchir. Dangier Vénus lui permet d’approcher ses lèvres du bouton. Mais Malebouche l’a dénoncé à Jalousie ; celle-ci fait bâtir un château fort, et y enferme Bel-Accueil dans une tour dont une vieille a les clefs ; Honte, Peur, Malebouche et Dangier gardent les quatre portes principales.
Que peut le poëte sans le secours de Bel-Accueil ? Resté seul, il se lamente, il gémit sur le prix dont il a payé les premières faveurs de l’amour.
Ici finit la part de Guillaume de Lorris. Dans un dénoûment découvert depuis peu d’années22, il possède la rose, et Beauté lui promet que s’il a le cœur bon et entier, sa possession ne sera pas troublée.
Ce poëme est, en plusieurs endroits, inspiré et, en quelques-uns, traduit de
l’Art d’aimer d’Ovide. Les imitations y sont piquantes par le
contraste de la langue extrêmement raffinée du modèle et de la langue encore informe
de l’imitateur. Dans les prescriptions de l’amour, tes dents cure traduit, avec une
naïveté grossière, le careant rubigine dentes
d’Ovide, et
S’en tes ongles a point de noir,Ne l’y laisse pas remanoir,
n’est que la paraphrase de
… Sint sine sordibus ungues.
La pensée de cette première partie paraît assez claire. La rose est évidemment la femme qu’on aspire à posséder ; et ces personnages allégoriques qui en favorisent ou en contrarient la conquête, représentent assez exactement les divers incidents de l’amour, ainsi que les passions que met en jeu la passion principale. Il n’est donc pas difficile de les reconnaître sous ce travestissement un peu froid. Dame Oyseuse, c’est la paresse qui mène bien vite au château de Déduyt. Tous ces couples qui forment le cortège de l’Amour, ce sont toutes les qualités séduisantes de la jeunesse qui est la saison d’aimer. Qui peut réussir en amour sans le secours de Bel-Accueil ? Qui peut s’y aventurer sans rencontrer Dangier, Honte, Peur et Malebouche, ou Médisance ? Quel amant ne s’est pas emporté contre la Raison ? Auprès de quelle dame ne réussissent pas Pitié et Franchise ? Qui ne risque enfin quelque malheur comme le château fort de Jalousie et la vieille qui tient sous clefs Bel-Accueil ?
Le poëme de Guillaume de Lorris est donc tout simplement (et il fallait en croire le poëte sur parole) une sorte d’Art d’aimer. Si beaucoup d’érudits l’ont entendu autrement, et si Marot notamment, qui en a donné une édition ou plutôt une version, a vu dans la rose, soit « l’état de sapience » soit « l’état de grâce », soit « le souverain bien infini », soit enfin la glorieuse vie de Marie elle-même, c’est que le plan, fort peu clair dans la première partie, est encore plus obscur dans la continuation de Jean de Meung, et que parmi ces personnages allégoriques, il en est plusieurs dont le rôle ne correspond pas toujours à une circonstance bien déterminée, soit de l’amour, soit des passions dont il est le mobile. Pour Marot en particulier, peut-être voulait-il en bon frère en poésie protéger, par cette dévote interprétation, l’œuvre de ses devanciers contre les susceptibilités croissantes du clergé et du parlement.
Au reste la part de Guillaume de Lorris est tout à fait inoffensive. Les censeurs de la Sorbonne auraient eu peine à y trouver un seul trait qui blessât les mœurs ; tout au plus y noterait-on quelques détails grossiers, dont la faute est moins au poëte qu’à son temps. Le poëte n’est responsable que des détails impurs, qui sont toujours volontaires en quelque temps qu’il écrive. Pour ce qui regarde l’Église, je n’ai remarqué que deux ou trois traits de satire timide et détournée contre les moines, ces plastrons, pendant près de cinq siècles, de tout ce qui tenait une plume en France, prosateur ou poète. Il n’y a d’un peu hardi que ce portrait de Papelardie, l’une des figures peintes sur les murailles du château de Déduyt ; encore l’ironie en est-elle si douce et si dérobée, qu’on pourrait n’y voir qu’une simple description :
En sa main un psautier tenoit.Et sachiez que moult se tenoitDe faire à Dieu prières saintesEt d’appeler et saints et saintes.
Presque toutes ces figures, vagues et indécises, trahissent un esprit moins ferme que délicat, Mais cette délicatesse même n’était pas sans prix, surtout pour l’époque. Nous y reconnaissons la tradition d’une des qualités les plus goûtées de notre littérature, la grâce, dont La Fontaine a dit, comme s’il eût voulu se peindre lui-même :
Et la grâce, plus belle encor que la beauté.
Prenons garde pourtant de nous laisser tromper par la naïveté d’une langue naissante. La grâce d’un bon nombre de traits n’est que dans le bégaiement de cette langue, et c’est une illusion de croire qu’une pensée est aussi près de l’âme que le mot qui l’exprime est près de sa source. J’en dirai autant de certaines choses que le temps reculé où elles furent écrites ne doit pas protéger contre la critique de certains vieux défauts à côté de quelques beautés poétiques ; d’une portion de poésie parasite, qui, au berceau de notre littérature, dispute le terrain à la poésie du sujet ; de descriptions qui dispensent le poëte d’imaginer, et de quantité de choses déjà pour la rime.
II. — Jean de Meung.
Guillaume de Lorris était un trouvère du temps de saint Louis, d’un esprit délicat et doux, point ou médiocrement clerc mais très-versé sans doute dans la poésie des cours d’amour, et formé par les troubadours provençaux. Jean de Meung est un clerc, libre penseur et libre diseur, qui laisse bien loin derrière lui la poésie provençale, et entre pleinement dans les voies de l’esprit français. Le poëme de son devancier qu’il continua, soit à la prière de Philippe le Bel, soit parce que l’usage d’alors l’y autorisait, n’est pour lui qu’un titre populaire sous lequel il étale son savoir encyclopédique. Dès les premières pages, voilà des développements de morale imités des anciens, des dissertations spéciales sur l’amour, l’amitié, la jeunesse et la vieillesse, relevées d’allusions hardies aux mœurs et aux abus de l’époque ; voilà des épisodes en langage burlesque, de l’histoire sacrée et profane, qui viennent comme exemples à l’appui des raisons morales. La mort de Virginie, frappée par son père, et celle d’Appius, le juge prévaricateur, vont servir de preuves de l’iniquité des jugements ; Agrippine, Néron, Crésus, Hécube, les uns par leur fin lamentable, les autres par leurs malheurs, déposeront contre les caprices de la fortune. Pénélope et Lucrèce seront citées, sinon comme les seuls, du moins comme de très-rares exemples de la fidélité conjugale. Hercule et Déjanire, Samson et Dalila témoigneront de la perfidie des femmes. Les noms des philosophes et des poëtes anciens hérisseront de leur orthographe gothique cette bizarre épopée. Après Socrate, Héraclite, Diogène, nous verrons Juvénal, Horace
Qui tant ot (eut) de sens et de grâce ;
vers à noter pour la justesse de l’éloge, à une époque où Lucain surpassait Virgile, et Sénèque Cicéron. Les personnages de Guillaume de Lorris ont perdu leur physionomie dans Jean de Meung. Je ne reconnais plus ces enfants un peu indécis, d’une imagination chaste et gracieuse ; ce sont des personnages rassis et sans illusions, sortis d’un cerveau satirique. Les noms sont restés les mêmes, mais les caractères ont été changés. Le seul air de famille qui leur soit demeuré, c’est qu’ils semblent être les mêmes personnages se moquant, dans leur âge mûr, de ce qu’ils ont aimé dans leur jeunesse.
La Raison, que Lorris avait logée au sommet d’une haute tour, et qui parlait avec tant de poids à l’amant, n’est ni moins sensée, ni de moins bon conseil dans Jean de Meung ; mais elle y moralise avec tant de liberté et s’y permet des mots si crus qu’en un endroit elle se fait traiter, par l’amant, de folle ribaude. L’ami, si doux et si modeste dans Lorris, est devenu, dans la tête de son second père, un philosophe de la secte de Diogène. L’amant lui-même a pris de l’humeur. Jean de Meung lui a ôté cette résignation naïve et cette longanimité de troubadour, que lui avait prêtée Lorris ; ou plutôt c’est Jean de Meung lui-même qui s’est substitue à tous les personnages de son devancier. La part de Lorris offrait quelque peu d’action et une certaine proportion entre les parties. Dans celle de Jean de Meung, l’érudition et la satire interrompent à chaque instant l’action et détruisent le plan : La Philosophie, la Scolastique, l’Alchimie, lui sont des héros plus chers que les aimables figures que lui avait léguées Guillaume de Lorris.
Jean de Meung a trouvé l’amant se lamentant au pied de la tour où est enfermé Bel-Accueil. Il lui dépêche Raison qui lui parle longuement de l’amour, de l’amitié, des caprices de la fortune, de l’avarice et de ses inconvénients. Son discours se prolongeant outre mesure, l’amant lui tourne le dos. C’est là un trait de l’esprit français. Jean de Meung sent qu’il est trop long ; mais, au lieu de se réduire, il se contente de montrer qu’il n’est pas dupe de ses longueurs. L’ami conseille alors à l’amant d’essayer de la corruption sur les gardiens de Bel-Accueil, et de prendre le chemin de Trop-Donner. Mais l’amant, qui raccommodait ses manches dans Guillaume de Lorris, n’a pas fait fortune dans Jean de Meung. Comme il se désespère, le dieu d’Amour vient mettre à son service une armée pour assiéger le château de Jalousie. Il convoque tous ses barons : ce sont dames Oyseuse, Noblesse de cœur, Franchise, Simplesse, Pitié, Largesse, Hardiesse, Honneur, Courtoisie, Déduyt, Sûreté, Jeunesse, Patience, Humilité, Bien-Celer. Ils ont amené avec eux deux personnages que Jean de Meung n’a pas empruntés à Guillaume de Lorris : c’est Faux-Semblant et Contrainte-Abstenance. Ce sont là les vrais enfants de cet esprit si mordant et si positif ; le Roman de la Rose n’a pas de plus bel endroit. Molière n’a fait qu’achever l’ébauche qu’a tracée Jean de Meung du faux dévot, aussi vieux que les religions, aussi indestructible qu’elles. Il faut laisser Faux-Semblant se peindre lui-même.
Le dieu d’Amour, surpris de trouver ces deux inconnus dans les rangs de son armée, escortés de Simplicité et de Franchise, veut tout d’abord les en chasser ; mais les barons intercèdent pour eux, et le dieu consent à recevoir les services de Faux-Semblant. Quoi de plus piquant déjà que de donner à Faux-Semblant, pour intercesseurs, Simplesse et Franchise ? Ne sont-ce pas les plus honnêtes gens qui font les affaires des faux dévots ? Je reconnais Tartufe se couvrant de la simplicité d’Orgon et de madame Pernëlle.
Faux-Semblant est fait roi des ribauds. Comme il est d’honnêteté douteuse, le dieu
d’Amour, qui veut savoir sur qui compter, l’interroge d’abord sur sa demeure.
« J’ai maisons diverses, dit Faux-Semblant ; mais, ajoute-t-il, je n’ose
m’ouvrir, à cause des moines mes confrères. »
Le dieu insiste :
« Eh bien ! dit Faux-Semblant, j’habite le monde et le cloître, mais plus
le cloître que le monde parce que j’y suis mieux caché :
Religieux sont moult couverts ;Les séculiers sont plus ouverts. »
Faux-Semblant vit avec les orgueilleux, les fourbes, les gens d’intrigue,
Qui mondaines honneurs convoitentEt les grands besognes exploitentEt vont traçant (cherchant) les grands pitances,Et pourchassent les accointancesDes puissants hommes, et les suivent,Et se font povres et se viventDes bons morceaux délicieux,Et boivent les vins précieux ;Et là povreté vont preschantEt les grands richesses peschant.
Malheur à qui voudrait faire obstacle à Faux-Semblant ! Il sait trahir et frapper à mort, sans qu’on voie la main d’où partent les coups. Comment la verrait-on,
… tant est fort la decevanceQue trop est grand (difficile) l’apercevance ?
Trait de vérité profonde. Je vois encore Orgon ne pouvant se résoudre à trouver Tartufe criminel, et ne sortant de dessous la table qu’à la dernière extrémité ; tant est difficile l’apercevance, quand la décevance a été si forte ! L’attrait des âmes simples vers le faux dévot, c’est l’attrait des moutons vers le loup habillé en pasteur. S’il fuyait, ils courraient après lui.
Faux-Semblant a le pouvoir de lier et de délier ; il confesse et absout qui bon lui semble, en dépit du clergé régulier, qui le redoute. Que si quelque pénitent était réclamé par le prêtre de sa paroisse, et admonesté de venir à son confessionnal, il lui suffirait de s’en plaindre
A son confesseur nouvel,Qui n’a pas nom frère Louvel,Mais frère Loup, qui tout dévore.
Ce frère Loup a des bulles à Rome ; son sénéchal est Chevance, et son frère germain
Intrigue. « Du reste, ajoute Faux-Semblant, ce ne sont pas les pénitents
pauvres que je dispute aux prélats. A moi les brebis grasses, à eux les brebis
maigres ; et s’ils ne sont pas contents de leur lot, gare qu’ils ne perdent mitres
et crosses ! »
Comment dit l’Amour, que ces aveux scandalisent, en uses-tu
si déloyalement ?
Car si cum tes habits nous content,Tu sembles estre un saint hermite ?Faux-Semblant.
C’est voir (vrai), mais je suis hypocrite.Le Dieu d’amour.
Tu vas preschant abstenance.Faux-Semblant.
Voir, voir, mais j’emplis ma panceDe bons morceaux et de bous vins,Tels cum il affiert (appartient) a devins (gens d’Église).Le Dieu d’amour.
Tu vas preschant la povreté.Faux-Semblant.
Voir, mais riche suis a planté (abondamment)Mais combien que povre me faigne (je me feigne),Nul povre je ne contredaigne (approche) :J’aimerois mieux l’accointanceCent mille tems (fois) du roi de France,Que d’un povre, par Notre-DameQuand je vois tout nus ces truandsTrembler, sur les fumiers puants,De froid, de faim, crier et braireNe m’entremetz de leur affaire.S’ils sont à l’Hostel-Dieu portésJà ne sont par moi confortés,Que d’une aumosne toute seuleNe me paistroient-ils la gueuleQu’ils n’ont pas vaillant une secheQue don’ra qui son couteau lèche ?
Je perdrais du papier à faire remarquer la vigueur de toute cette peinture. Tartufe, au cinquième acte, n’est pas plus dur que Faux-Semblant, et sa magnifique langue n’est pas plus forte ni plus précise que l’énergique bégaiement de son aïeul.
Mais à qui donc Faux-Semblant offre-t-il le secours de son ministère ? Eh ! au
riche usurier. — Et si on lui en demande la raison : « C’est, répondit-il que
le riche qui pèche plus que le pauvre, a bien plus besoin de mon assistance au
dernier moment. »
Ici Jean de Meung, dans une digression dont il ne songe pas à s’excuser, se sert de Faux-Semblant lui-même, qui n’est que le type de l’ordre fameux des moines mendiants, pour attaquer cet ordre, dont la querelle avec l’Université est un des plus curieux épisodes du règne de saint Louis. Jean de Meung tenait pour l’Université ; c’était la cause des libres penseurs. Il imagine un trait fort piquant : c’est de faire donner raison à l’Université par un moine mendiant. En effet, Faux-Semblant se déclare le champion du célèbre représentant de l’Université, Guillaume de Saint-Amour ; son long discours n’est qu’une traduction des arguments de ce professeur contre les mendiants.
« Quel était, demande l’Amour, le grief de Guillaume ?
— Il voulait, dit Faux-Semblant, que je travaillasse. Moi, travailler !
Jaim’mieux devant les gens orer (prêcher),Et affubler ma renardieDu manteau de papelardie.D’ailleurs, qui travaille dans ce monde, si ce n’est à voler ? Que font baillis prévôts, bedeaux, maires, que voler ? Moi, je trompe trompés et trompeurs et vole volés et voleurs.
— Me serviras-tu à mon gré ? demande le dieu d’Amour.
— Votre père ni votre aïeul n’auront eu de sergent plus loyal.
— Comment ! la loyauté est contre ta nature.
— Fiez-vous à moi. Il n’est gages, lettres ni témoins, qui vous assureraient de ma fidélité. »
Dernier trait de caractère.
Le dieu ordonne l’attaque du château. Faux-Semblant et Contrainte-Abstenance, sa mie, s’apprêtent à combattre avec les armes qui leur sont propres. Celle-ci s’affuble d’une robe de camelot, couvre sa tête d’un large chapeau de nonne, sans oublier son psautier ni ses patenôtres. Faux-Semblant, habillé en frère mendiant, suspend une Bible à son cou et s’appuie, en guise de bâton, sur une potence. Dans sa manche est caché un rasoir d’un acier tranchant. Ainsi accoutrés, nos pèlerins vont trouver Malebouche, l’un des gardiens du château. Celui-ci les reçoit bien touché par un sermon de Faux-Semblant, il se met à genoux pour se confesser ; mais, tandis qu’il baisse la tête avec contrition, Faux-Semblant le saisit à la gorge, l’étrangle, et, de son rasoir, lui coupe la langue. Tel soldat, tel exploit.
Dans son Testament, Jean de Meung continue à poursuivre Faux-Semblant ; mais cette fois c’est sous son vrai nom de moine mendiant qu’il le marque de sa sanglante satire. Du reste, pour n’avoir rien à démêler avec les hommes sincères ni surtout avec les indifférents, qui, pour vivre bien avec les dévots, feraient brûler les libres penseurs, il fallut que Jean de Meung protestât
Qu’oncques ne fut s’(son) intention ̃De parler contre homme vivant,Sainte religion suivant.
Ainsi fit Molière, quatre siècles plus tard par la bouche de Cléante, dans Tartufe. Du reste, le Tartufe de Molière n’est autre que le Faux-Semblant de Jean de Meung, comme celui-ci n’est autre que la Papelardie de Guillaume de Lorris.
Ces trois expressions de la même pensée marquent nettement trois époques de la même poésie. Au commencement, c’est un simple portrait. La poésie naissante ne peut s’élever plus haut. Plus vieille de soixante ans, elle fait de ce portrait un personnage vivant ; mais ce personnage mal appris se confesse et se dénonce. Quatre siècles plus tard, le faux dévot de Molière se déguise si bien qu’on le confond avec le vrai dévot. Soixante ans pouvaient suffire pour faire de Papelardie Faux-Semblant ; mais il ne fallait-pas moins de quatre siècles pour que Faux-Semblant devînt Tartufe.
Faux-Semblant et sa mie étranglent les soldats normands, lesquels s’étaient endormis, « gorgés, dit le poëte
D’un vin que pas ne versai. »
Ils pénètrent dans le château. L’amant revoit Bel-Accueil. Déjà, avec son aide, il s’apprête à cueillir la rose, quand un cri, poussé par Dangier, fait accourir Honte et Peur. Bel-Accueil est battu, et l’amant chassé du château par les épaules.
L’armée du dieu d’Amour donne alors l’assaut. Franchise fait face à Dangier, Sûreté a Peur, Bien-Celer a Honte. Mais les assiégés sont les plus forts, et le dieu d’Amour envoie demander du secours à sa mère. Vénus y met un prix : les barons vont jurer qu’aucune femme vivante ne restera chaste ; ils en font le serment sur leurs carquois et leurs flèches, en guise de reliques dit Jean de Meung.
Il arrive au camp un allié qui n’était guère attendu▶ : c’est Genius, le chapelain de dame Nature. C’est sous le couvert de cette bizarre allégorie que Jean de Meung fait passer tout ce qu’il savait de physique, d’alchimie, d’histoire naturelle. Dans sa confession à son chapelain, Nature explique à sa manière la création du monde, la formation le cours et l’harmonie des planètes, le préjugé qui rejette sur les constellations les fautes des hommes, la prédestination conciliée avec la liberté humaine, le tonnerre et les éclairs, les verres ardents, le télescope les songes les comètes. Elle y mêle des digressions contre les princes,
Dont le corps ne vault une pomme,Outre (plus que) le corps d’un charraier (charretier)Ou d’un clerc, ou d’un escuyer.
Cette sortie contre les princes en amène une autre contre les nobles, avec des souvenirs du discours de Marius dans Salluste.
Enfin les femmes n’y sont pas épargnées. Il n’est pas une des digressions de Jean de Meung qui leur soit favorable.
Génius est accueilli avec joie. Il monte en chaire, vêtu d’une chape magnifique, l’anneau pastoral au doigt et la mitre en tête. Son prêche, dans lequel se confondent Jupiter, Saturne, les joies du Paradis, la fontaine de la divine essence, rend le courage aux soldats. Le siège du château recommence ; Vénus jette dans la place un brandon allumé. Dès que Dangier, Honte et Peur en ont senti la chaleur, ils s’écrient « A la trahison ! » Dès lors toute résistance a cessé ; le château est pris. Franchise, Courtoisie et Pitié courent délivrer Bel-Accueil, lequel facilite à son ami la conclusion très-peu chaste du roman. Je n’analyserai pas cette longue et sale équivoque. Guillaume de Lorris n’avait rêvé que la conquête d’une rose, symbole de l’amour chaste et chevaleresque des troubadours ; Jean de Meung a flétri la rose en la cueillant.
§ III. Des critiques dont le Roman de la Rose fut l’objet du XIVe au XVe siècle.
Le Roman de la Rose eut le sort de tous les livres qui font faire aux
esprits un pas en avant : il fut vivement attaqué. Les poëtes, par envie, ou seulement
par courtoisie envers les dames si maltraitées par Jean de Meung ; les prédicateurs,
probablement ceux qui craignaient d’avoir été trahis par Faux-Semblant, lancèrent
contre ce poëme, les uns, des défis chevaleresques, les autres, des anathèmes.
L’adversaire le plus considérable et le moins suspect du Roman de la
Rose fut le chancelier Gerson. Il prêcha en chaire contre l’auteur, et il
écrivit un traité allégorique contre le poëme, alors dans toutes les mains. Dans ce
traité, le grave chancelier a aussi un songe il lui a semblé qu’il s’envolait jusqu’au
sénat de la chrétienté. Les principaux membres de ce sénat sont la Justice canonique,
la Miséricorde, la Vérité, le Courage, la Charité, la Tempérance, et d’autres que
j’omets. L’assemblée est présidée par la Pénétration et la Raison. Les secrétaires
sont la Science et la Prudence ; le procureur général est l’Éloquence théologique,
« aux discours doux et modérés »
, dit Jean Gerson, qui avait lui-même
le secret de ces discours-là. La Conscience remplit le rôle de greffier. ; elle est
chargée d’exposer les causes. « Après avoir contemplé ce spectacle avec
admiration, dit le chancelier, je vis la Conscience se lever et demander la parole.
Elle tenait en main copie d’une plainte intentée contre Jean de Meung par la
Chasteté. »
La Conscience donne lecture de cette plainte, où la Chasteté énumère, sous sept chefs principaux, les outrages qu’elle a reçus d’un « certain étourdi » qui prend le nom d’Amant.
En l’absence du coupable, qui ne peut être interrogé, le président demande s’il se
trouve dans l’assemblée quelque avocat d’office qui veuille prendre sa défense, Une
foule immense se lève en tumulte, jeunes, vieux, gens des deux sexes et de toutes
conditions, les uns pour excuser le coupable, les autres pour renchérir sur l’acte
d’accusation. Les premiers demandent grâce pour sa jeunesse, pour son érudition,
« telle, disent-ils, qu’il n’est personne qui puisse lui être comparé dans la
langue française. »
Quelques-uns prétendent qu’on se trompe sur ses
intentions ; que, sous cette prétendue licence de langage, se cache un profond esprit
de pénitence ; d’autres l’approuvent énergiquement d’avoir dit la vérité à tout le
monde, nobles, gens d’Église, peuple.
Après la défense, vient le réquisitoire. Sur l’invitation de la Conscience,
l’Éloquence théologique réfute les excuses et les apologies. Elle prend ensuite ses
conclusions. « Hors d’ici, s’écrie-t-elle, un tel livre ! Que la lecture en
soit interdite à jamais, spécialement dans les endroits où le poëte met en scène des
personnes infâmes comme cette vieille damnée, à qui l’on devrait infliger le
supplice du pilori. »
« L’Éloquence, ajoute Gerson, qui reprend son récit, venait d’achever son
discours, quand je sentis l’heure où mon cœur retournait à son ancien état ; et,
m’étant levé, je passai dans ma bibliothèque. »
1402, 18 mai.
Quelques années après, Christine de Pisan attaqua le Roman de la Rose
par des raisons plus mondaines et plus littéraires. Il lui appartenait, comme femme,
de prendre la défense de son sexe, et, comme poëte, de rappeler le but moral de la
poésie. Dans son curieux livre des Fais et bonnes Mœurs du sage roy
Charles, elle en donne une belle définition « Celle-là est poësie
dont la fin est vérité, et le prûcez (moyen) doctrine revestue en paroles
d’ornements delitables, et par propres couleurs. »
Une femme qui avait, au
commencement du quinzième siècle, une si noble et si juste idée de la poésie, était
compétente pour critiquer le Roman de la Rose : Chrisrtine, d’ailleurs,
rendit hommage au talent de Jean de Meung, bien parlant disait-elle,
et moult grand clerc soubtil.
Ses critiques furent réfutées par des conseillers et des secrétaires du roi.
L’admiration pour Jean de Meung était presque une religion d’État. On le qualifiait de
« très-excellent et irrépréhensible docteur en sainte divine Escriture haut
philosophe, et en tous les sept arts libéraux clerc très profond. »
Or, à
cette époque, il s’était écoulé près d’un siècle depuis la publication du Roman
de la Rose. L’admiration n’était donc pas un engouement passager ; elle
avait résisté à tous les changements de goût. Jean de Meung n’était pas moins
populaire en Angleterre et en Italie qu’en France, Chaucer traduisait en anglais le
Roman de la Rose pour la cour anglo-française d’Édouard. Jusqu’au
commencement du seizième siècle, cette grande réputation ne s’affaiblit point, et ses
admirateurs, comme ses détracteurs, ne furent ni moins nombreux ni moins ardents.
Enfin, il arriva au Roman de la Rose ce qui arrive à tous les ouvrages
fortement empreints d’originalité : on l’imita par les seuls côtés où ils sont
imitables, par ses défauts, si ce mot est applicable à une poésie naissante.
On vient de voir Gerson le calquant pour l’attaquer, et subissant son influence littéraire au moment même où il veut détruire son influence morale. Christine de Pisan, qui, dans ses Epistres du desbat sur le Roman de la Rose, qualifiait ce livre d’exhortation de très-abominables mœurs, lui empruntait, pour son poëme du Chemin de longue estude, son inévitable songe, ses allégories et sa forme encyclopédique. Pendant deux cents ans, sauf de très-rares exemples d’indépendance, l’imagination des poëtes s’en tint à son merveilleux, aujourd’hui si grotesque, et n’osa pas détrôner les dieux de son Olympe allégorique. Le Roman de la Rose fut donc plus qu’un poème : ce fut l’esprit même de deux siècles.
§ IV. Par quels caractères le roman de la rose a hérité son rang dans l’histoire de la poésie française.
L’unique cause de cette popularité est la conformité de ce poëme avec l’esprit français à cet âge de notre histoire. C’est ce qui lui a mérité l’honneur d’être le premier inscrit sur la liste des ouvrages en vers qui ont eu le privilège de durer. L’érudition, dans ces dernières années, lui a disputé ce rang, ou plutôt l’en a déclaré indigne. Les uns n’ont pu lui pardonner de s’être ennuyés à le lire ; les autres lui ont fait un grief du plaisir que leur a donné la lecture de quelques poèmes antérieurs ou contemporains.
Je regrette de rencontrer parmi les premiers un nom illustre, celui de M. Daunou. Cet écrivain si grave et si solide n’a pas échappé cette fois à la tentation, si ordinaire de notre temps, de substituer son jugement personnel à l’opinion commune.
Ce n’est pas toutefois faute de connaissances claires et profondes sur ce point de l’histoire de notre littérature française. M. Daunou reconnaît, avec son exactitude accoutumée, le grand et durable succès du Roman de la Rose. Il détermine le temps pendant lequel les exemplaires manuscrits s’en multiplièrent, et l’époque où s’en répandirent les éditions imprimées. Il parle des attaques dont il fut l’objet, et s’il oublie celles de Christine de Pisan, il mentionne celles de Martin Franc, poète du xve siècle, lequel y vit un outrage aux dames, dont il se disait le champion. Mais cet excellent critique n’a-t-il pas manqué de pénétration en attribuant le succès de l’ouvrage aux censures qu’il a essuyées ?
Sans doute les censures ajoutent au succès d’un livre et c’est une sage maxime qu’il
faut se bien garder de censurer : les écrits qu’on ne veut pas faire lire. Mais le
plus souvent le succès est la cause des censures, et c’est le succès qu’il faut
d’abord expliquer. « Les chaires, dit M. Daunou, retentirent longtemps
d’anathèmes contre ce roman ; on s’en obstina davantage le lire, quelque ennuyeux
qu’il pût être. »
Je ne reconnais pas là le sens d’ordinaire si sûr de M.
Daunou. Ennuyeux peut-être pour qui vient d’éditer Boileau, et d’y admirer, dans la
perfection même de l’art d’écrire en vers, une image si pure de l’esprit français.
Mais le Roman de la Rose n’ennuyait pas nos pères : ce n’est pas en
France qu’on s’opiniâtrerait, même pour faire pièce aux prédicateurs, à s’ennuyer
pendant deux siècles. La censure ne s’acharne pas contre des livres sans vie.
Regardez-y de près : c’est toujours la guerre entre l’esprit de liberté et l’esprit de
discipline, dont la réconciliation, à certaines époques, produit les chefs-d’œuvre. Je
préfère de beaucoup, au jugement de M. Daunou, celui de Chénier, quoiqu’il l’ait trop
peu motivé, et qu’il ait fort diminué le mérite du Roman de la Rose en
le réduisant à la seule gaieté.
L’autre reproche qu’on fait au poëme de Jean de Meung, c’est d’être un ouvrage de décadence. Dans cette opinion, il aurait usurpé le rang qui appartient aux poésies apparemment classiques qui l’ont précédé, et dont il marque le déclin. C’est d’abord faire remonter bien haut le mot décadence, jusqu’alors réservé aux époques littéraires qui suivent les grands siècles : ceux qui découvrent ainsi des décadences dans le berceau même des langues, risquent fort d’altérer le sens consacré de ce mot, et de troubler les esprits sur l’idée générale qu’il exprime. Mais même en appliquant le correctif de relativement, et en rapetissant cette décadence aux proportions de l’art relativement classique, dont le Roman de la Rose aurait dégénéré, la poésie du Roman de la Rose est-elle une poésie de décadence ? Ne serait-il pas plus exact d’y voir un progrès ?
Tout cela dépend de l’idée qu’on s’est faite de la poésie française. Si l’on en reconnaît la plus grande beauté dans sa naïveté gauloise, et, comme on le dit des vins, dans son goût de terroir, le Roman de la Rose est en effet un ouvrage de décadence ; car il est moins français, au sens étroit que je viens de dire, que certaines poésies d’une date antérieure. Si, au contraire, l’idéal de la poésie française est dans le mélange du génie national et du génie ancien, le Roman de la Rose, qui est un faible pas de la poésie française vers cet idéal, doit être regardé comme un progrès.
La critique historique a fait, de nos jours, une belle conquête : c’est cette vue d’après laquelle l’unité de la France, depuis l’origine de la monarchie, n’aurait fait que des progrès et des pas en avant. Tout y aurait servi, même les plus mauvais gouvernements, même les batailles perdues contre les Anglais, lesquels n’auraient pas vaincu la nation française, mais la féodalité. D’où nous est venue cette vue si profonde et si lumineuse sur la suite de notre histoire politique, sinon du magnifique spectacle de la France une et homogène, et, comme on l’a dit avec force, devenue une personne ? Le spectacle non moins beau de la France littéraire au xviie siècle doit de même nous donner le sens des époques antérieures. C’est seulement après avoir reconnu le point de perfection d’une littérature et l’époque de maturité d’une langue, qu’on peut décider si un ouvrage a ou n’a pas été un progrès de cette littérature, s’il marque ou non un pas de cette langue. Pour moi, qui, sur la foi de tant d’excellents esprits, reconnais au xviie siècle le point de maturité de la littérature et de la langue françaises, tout ouvrage qui a rapproché de ce point l’esprit de la nation me paraît être un ouvrage original et un progrès. Je ne veux pas reconnaître le triste signe de la décadence, dans le premier monument de notre poésie où se révèle, par des vérités générales exprimées d’un style clair et piquant, l’instinct du grand art du xviie siècle.
Ce qui eût été une décadence, c’est que la poésie se fût bornée à ces chansons que les barons oisifs se faisaient fredonner par les trouvères ; à ces fables de Charlemagne et d’Arthur ; à ces contes graveleux de dames infidèles et de moines lubriques ; à ces charmants fabliaux qui corrompaient les esprits en les amusant. Il n’y a que les idées générales qui enfantent les arts et qui fassent marcher les nations. Le progrès était donc d’intéresser les esprits à des idées générales. Le Roman de la Rose réalisa ce progrès. Sa confusion encyclopédique, sa prétention audacieuse et mal réglée à toucher à toutes les connaissances, ce grotesque étalage d’érudition où se trahit le sentiment de l’unité de l’esprit humain ; toutes ces choses furent alors d’informes mais précieux rudiments de culture intellectuelle, et des germes féconds pour l’avenir. C’est un chaos sans doute, mais un chaos en travail la poésie antérieure n’était qu’un sommeil.
L’érudition de Jean de Meung fit la fortune de son livre. L’érudition était l’originalité de son époque. Notre poëte dit des clercs que le savoir les rend plus nobles que les nobles. Une faisait qu’exprimer l’opinion commune. Quoique le savoir ne soit pas le génie, il y a des temps où le génie est le savoir. Cela est vrai, surtout du temps où vivait Jean de Meung. Pendant que les esprits médiocres restaient attachés à la poésie nationale, les forts et les inventeurs cherchaient la tradition de l’ancien monde. Le siècle sentait confusément qu’il n’avait pas assez de ses ressources propres. Il gardait le souvenir d’une grande lumière qui avait brillé sur l’antiquité, et qu’il savait renfermée dans ses livres. Il honorait et admirait ceux qui l’en tiraient pour la répandre. Ces avocats officieux qui, dans le procès criminel de Gerson, demandent que Jean de Meung soit acquitté en considération de son savoir, ce sont tous les hommes éclairés de cette époque.
Le savoir de Jean de Meung n’est pas dépourvu de critique : notre poëte juge et commente ce qu’il cite. On se souvient de ce qu’il a dit de la grâce et du sel d’Horace. Ailleurs il loue Virgile de la profonde connaissance qu’il a du cœur des femmes. N’est-ce pas être bien inspiré, au commencement du quatorzième siècle, que d’indiquer à la fois le plus beau don de Virgile et son plus beau titre, la tendre et passionnée Didon ? Jean de Meung explique certaines choses de son temps par la sagesse des anciens ; il nourrit ses propres idées des leurs. A moins donc de prétendre que la Renaissance n’a été pour les modernes qu’une confiscation du génie national, et qu’il eût été plus glorieux que, séparée du passé, enfermée dans son, territoire chaque nation recommençât pour ainsi dire tout l’esprit humain, comment ne vouloir pas qu’un poème qui rattachait par quelques fils, même grossiers, le génie français au génie antique, ait plus mérité de vivre que tant d’écrits oubliés par la France, pour n’avoir su que l’amuser ?
C’est donc par son érudition même, où percent des lumières admirables, que le Roman de la Rose serait un poème original, et c’est par où on le trouve décrépit qu’il me paraîtrait neuf. Est-il d’ailleurs si inférieur, par l’invention, à ces romans uniformes et interminables qu’on lui préfère, et les meilleurs offrent-ils quelque endroit qui vaille mieux que ses portraits si piquants, premières ébauches des grandes créations dramatiques ? A quoi reconnaît-on l’invention dans un poème ? Est-ce à l’abondance et à la mêlée des événements ? ou bien est-ce à certains personnages à la fois généraux et individuels, qui représentent quelque grande passion, et qui s’impriment à jamais dans l’imagination des hommes ? Qu’on me cite donc, antérieurement au Roman de la Rose, une figure plus générale et plus individuelle, j’allais dire une figure plus épique que Faux-Semblant. Il en est plus d’une autre ; par exemple, cette vieille qui scandalise si fort Gerson ; j’y reconnais la Macette de Regnier, comme j’ai reconnu dans Faux-Semblant le Tartufe de Molière. Ces figures, si nettes et si expressives, communiquent leur vie et leur vérité à cette langue naissante et déjà des formes mûres et des tours définitifs revêtent des idées qui ne cesseront pas d’être vraies.
Mais la grande nouveauté du Roman de la Rose, c’est qu’en aucun autre
ouvrage en vers l’esprit français ne s’était montré plus librement et sous plus de
faces. Là on le voit dans ce naturel qui se perfectionnera sans changer ; ennemi des
préjugés, et vivant bien avec eux ; pénétrant les réalités derrière les apparences, et
l’homme sous l’habit ; obéissant aux puissances ; à condition de n’en être pas dupe ;
narguant toute classe qui profite de la simplicité populaire ; ami des innovations
praticables, du progrès, et point de ce qui n’en a que l’air plus malin que méchant ;
« cette certaine gaieté d’esprit, dont parle Rabelais, conficte en mespris
des choses fortuites. »
Le bon sens français a chassé le merveilleux
romanesque ; la dissertation qui a pour objet d’établir quelques vérités pratiques, a
remplacé les récits qui ne font qu’amuser. L’imagination, dans Jean de Meung, se met
au service de la raison. La poésie ne veut plus être une profession ambulante et
foraine, comme celle du joueur de luth ; elle prétend exprimer les besoins, les
passions et les intérêts du genre humain. Aussi l’écrivain est-il monté de la
vassalité de trouvère à l’indépendance du poëte. Il fait la leçon aux rois ; il la
fait aux prêtres, au pape, à tous les pouvoirs ; il harcèle toutes les légitimités de
ces doutes audacieux et sensés qui modèrent le pouvoir et honorent l’obéissance.
Par un hasard heureux, Guillaume de Lorris et Jean de Meung représentent les deux faces principales de l’esprit français : d’une part, cette bonne foi aimable qu’on a qualifiée de naïveté, et, d’autre part, cette philosophie hardie et positive qui ne s’étonne de rien et qui juge tout. Guillaume est le poëte candide et naïf ; Jean, le poëte sans illusion. Mais, sous la candeur de Guillaume, perce beaucoup de la sagacité et de la philosophie de Jean ; de même Jean n’est pas tellement résolu à n’être dupe de rien et à douter de tout, qu’il n’ait quelquefois un peu de la candeur de Guillaume. Il y a longtemps que César a montré les Gaulois, nos pères, à la fois disputeurs difficiles aux puissances, badauds curieux et crédules, se pressant, sur la place de leur ville, autour de l’étranger qui apporte des nouvelles du pays voisin. Je retrouve le Gaulois badaud dans Guillaume de Lorris, et le disputeur dans Jean de Meung.
Ajoutez un dernier trait tout français à la part de Jean de Meung : c’est l’amour du mot propre. On se souvient de cet endroit où la Raison parle en termes si crus qu’elle se fait traiter par l’ami de ribaude.
« Bel ami, lui dit la Raison, je puis bien appeler les choses par leur nom, sans pour cela me déshonorer ; car je n’ai honte de rien, et ne crois pas faire de péché en nommant sans glose ni commentaire les nobles choses
Que mes pères (Dieu mon père) en paradisFit de sa propre main jadis.Quand il créa le monde et tout ce qui existe, il voulut que je trouvasse les noms des choses à mon plaisir, et que je les nommasse
Proprement et communément,Pour croistre notre entendement. »
Cette licence de Jean est, en effet la raison en goguette, la raison ribaude, comme l’appelle l’amant : mais c’est toujours la raison. Au reste, il ne faut pas confondre ces égrillardises de la raison, emportée hors des bornes par le désir d’accroître notre entendement, avec ces impuretés artificielles de l’imagination qui souillent tant de livres médiocres et dégoûtants. Le libertinage de Jean de Meung, c’est celui de Montaigne, de La Fontaine, de Molière. Je ne nomme pas Rabelais parce que le libertinage factice de l’imagination y est trop souvent mêlé à celui de la raison. Charron lui-même, le sage Charron en a des pointes. Guillaume de Lorris, plus sage et plus discret que son continuateur, semble être de la noble famille des Racine et des Boileau, où la raison, loin d’être licencieuse, aurait plutôt peur d’être trop familière.
Les savants, les philosophes, les théologiens, les alchimistes, les physiciens, les légistes même, trouvèrent pendant deux siècles de quoi se plaire dans le Roman de la Rose. C’est pour les clercs que Jean de Meung s’aventurait ainsi, à la lueur des traditions antiques, dans le champ des idées générales. Quant aux seigneurs châtelains, aux femmes, aux écoliers, à tous ces esprits qui tournent à tous les vents du présent, il leur offrait, comme échantillons de tous les genres en faveur, chroniques guerrières, récits de féerie, fabliaux, jeux-partis, morceaux satiriques ou didactiques car tout s’y trouve. Il contentait tous les goûts, soit sérieux, soit frivoles, sous une forme qui ne laissait à personne la liberté de s’y intéresser médiocrement. Nul n’y pouvait lire cent vers de suite sans y rencontrer, soit une vue hardie, soit un doute, soit une explication sur le point vif de ses opinions, soit simplement quelque détail conforme à son tour d’esprit. C’est ce qui fit le succès si universel de ce roman. Est-ce donc avec une pensée de décadence qu’on pénètre à une si grande profondeur dans les intelligences, et qu’on imprime un mouvement dont le contre-coup est si durable ?
Ne voyons, si l’on veut, dans ce roman, qu’une prétention de notre poésie à se mêler de tout ce qui occupait les têtes pensantes d’alors, et que refroidissait tout à la fois et bornait au petit cercle des clercs l’idiome mort qui servait à l’exprimer. Mais cette prétention même n’est-elle pas glorieuse ? N’est-il pas admirable de reconnaître sous cet entassement de connaissances confuses et mal digérées, l’esprit français déjà si sûr, si hardi et si vaste, à peu près comme on distingue, sous l’amas d’ornements dont les sculpteurs chargeaient l’enveloppe des cathédrales, les grandes et simples lignes de l’architecte ? Cet esprit français, résumé pour la première fois, et présenté pour ainsi dire en bloc, va sentir sa force et trouver sa voie. Ce fardeau d’érudition ancienne qui semble l’écraser au quatorzième siècle, plus il marchera, plus il s’en allégera ; et de quelle façon ? En s’en assimilant, une à une, toutes les parties substantielles. Il ressemblera au voyageur qui porte sur ses épaules ses provisions de route, et qui s’en décharge en s’en nourrissant. L’époque où cette assimilation sera complète verra fleurir la plus belle littérature des temps modernes, ou plutôt la troisième forme de la littérature universelle. C’est parce qu’on en sent le premier travail dans le Roman de la Rose, que ce poëme méritera toujours d’ouvrir l’histoire de notre poésie, dont il présente le premier les véritables caractères.
§ V. De quelques poëtes du XVe siècle.
Le quinzième siècle compte un grand nombre de poëtes. Les principaux sont cette même Christine de Pisan, dont on loue quelques vers gracieux qui sont restés en manuscrit ; George Chastelain, beaucoup plus goûté de son temps pour ses poésies inintelligibles que pour ses chroniques ; Martial d’Auvergne, auteur d’une sorte de poëme historique sur la mort du roi Charles VII, où sont exprimées en mauvaises rimes les sentiments de la nation pour la royauté malheureuse. Martial d’Auvergne était appelé le poëte le plus spirituel de son temps. C’est ainsi qu’on donnait le titre de Père de l’éloquence française à Alain Chartier, secrétaire de la maison de Charles VI et de Charles VII, poète fade et prosateur barbare malgré quelques vers expressifs sur le désastre d’Azincourt23. Des épithètes du même genre ne manquèrent ni au Champion des Dames de Martin Franc, ni aux Ballades de Philippe le Bon, duc de Bourgogne ni aux essais de comédie de Coquillart ; c’est un trait de l’histoire de notre poésie que les grandes admirations n’ont pas ◀attendu▶ les grands talents.
Un seul poëte, dans ce siècle, marque un âge nouveau de la poésie française, et en laisse un monument durable : ce poëte, c’est Villon (1431-1438). Boileau lui a donné son rang :
Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers,Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers.
Boileau prononce sommairement, mais non à la légère. La simplicité de la critique au xviie siècle le dispensait de donner des raisons historiques de ses jugements, outre que le caractère de son Art poétique ne les lui permettait pas. Cherchons ces raisons ; cela est plus utile et porte moins malheur que d’accuser Boileau d’ignorance et de caprice.
§ VI. Charles d’Orléans.
Si j’en fais la remarque, c’est qu’une opinion a voulu déposséder Villon de la place qu’il tient de Boileau, et faire honneur de ce progrès de l’art d’écrire en vers à Charles d’Orléans, père de Louis XII (1301-1467).
Cette opinion date du xviiie siècle. On venait de retrouver les poésies de Charles d’Orléans24. Le plaisir de la découverte, un peu de flatterie monarchique, un certain penchant à trouver Boileau en faute, en firent exagérer beaucoup le mérite. On trouva plus beau que le premier nom sur la liste de nos poëtes durables fût celui d’un prince du sang et non celui d’un enfant du peuple, et, il faut bien le dire, d’un échappé du gibet. C’est la même vanité qui avait blâmé Boileau d’avoir daté la poésie, non de Thibaut, comte de Champagne, ou de quelque autre poëte grand seigneur, mais de Villon, un homme de rien, comme l’appelait Pradon.
De nos jours, un critique illustre, qui ne peut être suspect ni de l’admiration bien pardonnable de l’abbé Sallier pour un poëte presque de son invention, ni des préjugés aristocratiques du grand seigneur Pradon contre Boileau, M. Villemain25, a donné à cette opinion une autorité qui rend toute contradiction téméraire. Toutefois, j’oserai ne pas être de l’avis de M. Villemain. D’abord Boileau n’est pas coupable, que je sache, de n’avoir pas connu les poésies de Charles d’Orléans. C’est le tort de ces poésies qui ne se sont pas fait jour d’elles-mêmes, ou des circonstances qui les ont étouffées. Elles n’ont été d’aucune influence ni d’aucune aide pour la poésie française. Elles ont été exhumées après le siècle des chefs-d’œuvre. Il n’y a donc pas eu injustice à les omettre dans cet admirable résumé de l’histoire de notre poésie où Boileau ne compte que ceux qui ont servi l’art et qui lui ont fait faire des progrès.
Mais Boileau les eût-il connues, il n’eût pas donné la gloire d’avoir débrouillé nos vieux romanciers à un poëte qui les continue fidèlement, et qui ne hasarde, hors du cercle de leurs inventions, que quelques pièces imitées de la poésie italienne.
On retrouve dans Charles d’Orléans toute cette mythologie de l’amour chevaleresque, si uniformément employée par tous les poëtes depuis le Roman de la Rose. Seulement il y a mis une sorte de perfection, soit en complétant ce personnel d’êtres allégoriques, soit en y établissant une hiérarchie plus raisonnée. Je lui en fais un mérite particulier, parce qu’à chacun des nouveaux personnages qu’il introduit sur la scène, répond ou quelque sentiment vrai omis par ses prédécesseurs, ou quelque nuance mieux observée, ou une gradation plus exacte.
L’empire de l’Amour est au complet : Amour et Vénus en sont les souverains. Leur premier ministre est Beauté ; leur secrétaire, Bonne-Foi ; leur garde des sceaux, Loyauté. Bel-Accueil et Plaisance sont les intendants de leur palais. Bonne-Nouvelle et Loyal-Rapport sont leurs messagers ; les Plaisirs-Mondains, leurs courtisans. Leurs sujets, tous de mœurs et de caractères différents sont Désir, Çomfort, Bon-Conseil, Trahison, Désespoir, Détresse, Souci. C’est avec eux que l’Amour a subjugué le monde. Dans son empire sont l’Hermitage de Pensée, le Bois de Mélancolie, la Forêt de Tristesse, où se promènent ceux que l’Amour a blessés. Espoir est le médecin de ce vaste royaume ; encore se plaît-il souvent à leurrer ses victimes de belles paroles.
Il n’y manque ni un gouvernement, ni des prisons, ni un parlement, ni des cours plénières, dont Charles d’Orléans rime la procédure. Enfin cet empire a sa religion, un paradis, un purgatoire, et des martyrs.
A toutes ces personnifications imitées du Roman de la Rose, Charles d’Orléans en a ajouté d’autres, plus froides encore. Ce sont toutes ses dispositions particulières et ses humeurs, tristes ou gaies, le plus souvent imitées de la poésie italienne et de Pétrarque en particulier, dont les sonnets avaient mis à la mode le raffinement dans l’amour. On se donnait à volonté ce tour d’esprit. Les mœurs galantes de l’époque y disposaient d’ailleurs et l’amour-propre y trouvait son compte. Ainsi, Charles d’Orléans empruntait à Jean de Meung ses allégories, et à Pétrarque ses idées ; voilà pourquoi il est si rare d’y trouver un accent vrai et une expression forte. Tout au plus peut-on dire qu’il imite agréablement, n’ayant pas la force d’imaginer. Cependant un assez grand nombre de pièces sont l’expression directe et sans allégorie de ses sentiments. Mais ces sentiments sont plus délicats et polis, si je puis dire ainsi, que touchants et passionnés. Ce cœur que Charles d’Orléans garde dans le coffre de Souvenance, sous la clef de Bonne-Volonté, n’est guère qu’un esprit agréable occupé de galanterie. Cette suite de malheurs qui forment sa vie, un père assassiné une mère charmante morte de douleur, une captivité de vingt-cinq ans dans les donjons de l’Angleterre, un double veuvage en neuf ans, par la mort de deux femmes qu’il aimait, tant de sujets de deuil n’ont pu tirer de son âme un couplet touchant. Aucun événement publie ni personnel, ne le fit descendre en lui-même jusqu’à la source des accents virils et des expressions de génie. On dirait qu’il a composé des vers pour se dérober à ses propres pensées, plutôt que pour les mieux voir en les écrivant.
Faut-il croire à cette maîtresse dont l’exil l’a séparé, à laquelle il a laissé son cœur, qu’il regrette et qu’il espère revoir, qui meurt enfin d’une mort inopinée ? Je ne me défie pas moins de ces maîtresses sans per du xve siècle que des Iris sans pareille du xviie , dont Boileau fit si bonne justice. Depuis la Béatrix de Dante et la Laure de Pétrarque, il n’était poëte français qui n’eût une dame de ses pensées, et qui ne lui survécût. Si celle que pleure Charles d’Orléans,
Qui estoit son comfort sa vieSon bien, son plaisir, sa richesse,
était sa première ou sa seconde femme, j’en trouverais plus touchante cette plainte, d’ailleurs médiocrement poétique, qu’il adresse à la Mort :
Puisque tu as pris ma maistresse,Prends-moi aussi son serviteur ;Car j’aime mieux prochainementMourir que languir en tourmentEn peine, soussy et douleur.
Au reste, après la perte de cette maîtresse réelle ou imaginaire, Charles d’Orléans ne voulut plus aimer. Il s’était engagé selon le rit amoureux du Roman de la Rose. Jeunesse l’avait conduit dans l’empire de l’Amour, auquel il avait laissé son coeur en gage. Trente ans après, averti par un vieillard, Age, qui le gourmande au nom de Raison, il redemande ce cœur au dieu Amour, par une requête en son parlement. Le dieu, non sans s’être fait prier longtemps, le tire d’un écrin et le lui rend. Il relève le poëte de son serment par quittance dûment octroyée, et lui délivre un certificat de fidélité selon les formes judiciaires, avec la date, qui donne de l’authenticité aux actes :
Le jour de la feste des MortsL’an mil quatre cent trente-sept,Au chastel de plaisant recept.
C’est en 1406, le jour de la Saint-Valentin, qu’il s’était enrôlé sous les ordres d’Amour. C’est en 1437, le 2 novembre, qu’il reçoit son congé. Son service avait duré trente et un ans.
Depuis lors, Charles d’Orléans, amant émérite, fit comme le vieillard de Boileau ; il
blâma dans les jeunes gens « les douceurs que lui refusait l’âge »
; il
se moqua des amoureux et de l’amour, où il ne trouvait plus que
Grand foison de faux.-semblants ;
il se désennuya en faisant bonne chère :
Bonne chère je fais quand je me deulx ;
et il vanta le bon vin et les bons morceaux. Toutefois, il garda jusqu’à la fin les goûts délicats qu’il tenait de Valentine de Milan, sa mère, et ce tour d’esprit, plus léger que vif, qui le portait à rimer tous les incidents de sa vie. Il avait réuni autour de lui, à Blois, quelques poëtes qui formaient une académie de beaux esprits à l’imitation des moeurs littéraires de l’Italie. Villon lui-même y fut admis ; fort heureusement il ne s’y affadit pas. Une certaine élégance précoce, dans les pièces du poëte royal vieillissant, ne suffit pas pour marquer un âge de l’esprit français et un progrès de la langue.
Voici pourtant quelques vers de la Ballade sur la paix, dont le tour est agréable et franc :
Priez pour paix, le yray trésor de joyePriez, prelats, et gens de sainte vie,Religieux, ne dormez en paresse ;Priez, maistres, et tous suivant clergé,Car par guerre faut que l’estude cesse ;Priez, galants joyeux en compagnie,Qui despendre (dépenser) desirez à largesseGuerre nous tient la bourse desgarnie.Priez, amants, qui voulez en lyesseServir amour ; car guerre par rudesseVous destourbe (empêche) de vos dames hanter,Qui maintes fois fait leur vouloir tournerEt quand tenez le bout de la courroye,Ung estrangier si vous le vient oster.Priez pour paix, le vray trésor de joye.
D’autres passages du même caractère ; quelques pièces plus connues, dont la plus goûtée,
Les fourriers d’esté sont venus
est une description du printemps, où la grâce n’est pas sans recherche ; dans tout le recueil, une certaine délicatesse de pensées, qui trop souvent tourne à la subtilité ; des expressions plus claires que fortes ; des images abondantes, mais communes une pureté prématurée à une époque où la langue avait plus besoin de s’enrichir que de s’épurer ; bon nombre de vers agréables qui prouvent plus de culture que d’invention, et où l’on reconnaît l’effet de l’éducation maternelle plutôt que le génie national : ces titres, que je suis bien loin de dédaigner, ne valent pas qu’on dépossède Villon de son rang, au. profit d’un poëte, le dernier qui ait imité le Roman de la Rose, le premier, qui ait imité la poésie italienne. Le vrai novateur, c’est Villon.
§ VII. Villon.
Villon innove dans les idées et dans la forme. Il n’imite pas le Roman de la Rose ; il laisse ces froides allégories et ce savoir indigeste : presque toutes ses pensées sortent de son fonds Les vers de Villon lui sont inspirés par sa vie, par ses malheurs, ses amours, ses vices, il faut bien le dire ; par les châtiments auxquels il s’est exposé, par les dangers de mort qu’il a courus. Voilà, non plus un poëte, bel esprit, nourri des livres à la mode, mais un enfant du peuple, né poète, qui lit dans son cœur, et qui tire ses images des fortes impressions qu’il reçoit de son temps ; voilà un amant qui ne poursuit pas des maîtresses imaginaires, qui n’a rien à démêler avec Dangier et Faux-Semblant et qui sait faire ses affaires sans le secours de Bel-Accueil. Ses amours sont des amours d’échoppe et de coins de rue ; mais il trouve dans ces inspirations de bas lieu des accents de gaieté franche et des traits de mélancolie inconnus avant lui.
Novateur dans les idées, Villon ne l’est pas moins dans la forme ; l’un emporte l’autre. On admire dans ce poète des expressions vives pittoresques, trouvées ; un style en apparence plus difficile à comprendre, à la première lecture, que celui de Charles d’Orléans, parce qu’il est plus vrai, plus senti plus français. Charles d’Orléans écrit le français qui se parlait dans les cours, même dans le palais du roi anglais Henri V, où les courtisans affectaient de ne parler que français, par prétention de seigneurs et maîtres de la France. Villon écrit le français du peuple de Paris ; il tire sa langue du cœur même de la nation. Ne nous effarouchons pas de l’étrange berceau d’où sort notre poésie ; d’autres viendront, qui feront de cette fille du peuple la muse charmante et sévère du dix-septième siècle.
Né de parents obscurs et pauvres, Villon eut tous les goûts du franc basochien. Le basochien, espiègle, tapageur, libertin, larron, hauteur de mauvais lieux, détroussant les petits marchands, poursuivi par les soldats du guet, heureux des troubles publics, enchanté de la guerre parce que la police y est plus relâchée : tel est Villon. Les Repues franches, dont il n’est pas l’auteur, mais le héros, sont comme l’Iliade grotesque de sa vie de basochien. A l’âge de vingt-cinq ans, Villon avait été plus d’une fois enfermé au Châtelet pour des larcins de rôt et de pâtisserie. Des délits plus graves (je ne veux pas croire à un crime) le firent condamner à être pendu avec cinq de ses compagnons. Villon, à la veille d’aller à la potence, nargue la mort dans une ballade. Il se représente lavé de la pluie, desséché du soleil, poussé çà et là par le vent, et il rit de toutes ces marques de sa destruction prochaine. Mais ce rire n’est pas celui du criminel impudent qui, le carcan au cou, raille les spectateurs. Villon y mêle des pensées touchantes et, si vous y regardez de près, une larme va paraître au bord de ses paupières, et mouillera ce visage souriant. Il prie ses frères humains qui vivront après lui d’être indulgents pour ses faiblesses. Tout le monde, dit-il, n’a pas le sens rassis… Il ne raille ni ne se plaint ; il n’est pas assez coupable pour railler ; il l’est trop pour se plaindre.
Mais s’il ne sollicite pas la pitié, il ne l’en obtient que mieux on est tout prêt à rejeter sur son époque les désordres qui l’ont amené au pied de la potence.
Il y échappa pourtant. Quoique résigné à mourir, comme le jeu ne lui
plaisait pas, dit-il gaiement, il eut l’idée d’en appeler, contre l’usage, au
parlement de la sentence du Châtelet. La peine de mort fut commuée en celle du
bannissement, et Villon se retira, sur les Marches de Bretagne. De nouveaux larcins,
dont il s’excuse sur la faim qui « fit une si rude guerre à son
corps »
, le firent tomber de nouveau dans les mains de la justice. Il fut
arrêté, et conduit à la prison de Meung-sur-Loire, par ordre de l’évêque
d’Orléans26.
Il s’en fallut de la clémence de Louis XI, qu’il appelle Loys le Bon, que Villon ne réalisât l’effrayante peinture qu’il avait faite d’un pendu. Louis XI, dur aux nobles et aux grands, était bon au petit peuple ; il ne haïssait pas le franc-parler des vilains, qui le louaient aux dépens des grands ; outre que le prince qui introduisait l’imprimerie en France pouvait bien mettre quelque prix à la vie d’un poète.
Ce qui fait goûter les pensées de Villon, c’est cette gaieté mélancolique, la plus pure source de poésie peut-être, parce qu’elle est la disposition d’esprit la plus naturelle à l’homme, qui n’a été fait ni pour les joies ni pour les douleurs sans mélange. Sa ballade sur les Dames du temps jadis en est un modèle charmant :
Dictes-môy où, n’en quel pays,Est Flora, la belle Romaine ?Archipiada, ne Thaïs,Qui fut sa cousine germaine ?Echo parlant, quand bruit onmeneDessus riviere, ou sus estang,Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?Mais où sont les neiges d’antan ?
Où est la très-sage Heloys ?…Semblablement où est la reineQui commanda que BuridanFust jecté, en un sac, en Seine ?Mais où sont les neiges d’antan ?La reine blanche comme un lys,
Berthe au grand pied, Biétris Allys,Harembourges qui tint le MaineEt Jehanhe, la bonne Lorraine,Qu’Anglois trustèrent à Rouen ?Où sont-ils Vierge souveraine ?Mais où sont les neiges d’antan ?
La même idée était venue à Charles d’Orléans ; il la laissa échapper :
Au vieil temps, grand renom couroitDe Chryseis, d’Iseult et d’Helene,Et maintes autres qu’on nommoitPar faictes en beauté haultaine ;Mais au derrain (enfin) en son domaineLa mort les prit piteusement.Par quoi puis veoir clairementCe monde n’est que chose vaine.
Entre la froide remarque que rime lourdement le poëte royal, et cette charmante évocation que fait l’enfant du peuple de tant de beautés célèbres, presque toutes françaises (n’oublions pas ce trait), il y a la différence d’un agréable bel esprit à un poète.
De même, quelle élégance précoce de langage peut valoir l’accent et la nouveauté de ces couplets du Grand Testament, où Villon parle de la fuite rapide de sa jeunesse, de ses fautes, de la mort qui égale tout le monde :
Je plaings le temps de ma jeunesse,Auquel j’ay plus qu’autre galle (fait-le, libertin)Jusque à l’entrée de vieillesseCar son partement (départ) m’a celé (échappé).Il ne s’en est à pied allé,N’a cheval, las et comment don ?Soudainement s’en est volé (s’est envolé),Et ne m’a laissé quelque don.
Je ne sache pas d’image plus charmante de cette fuite insensible du temps, qui emporte nos jours sans nous rien laisser de solide. Le poète continue :
Allé s’en est, et je demeurePauvre de sens et de savoir.…Hé Dieu ! si j’eusse estudiéAu temps de ma jeunesse folle,Et à bonnes mœurs desdié,J’eusse maison et couche molle :Mais quoy ? je fuyois l’escholeComme fait le mauvais enfant.En escrivant cette parolleA peu que le cœur ne me fend.
Où sont les galants qu’il suivait dans sa jeunesse,
Si bien çhantans si bien parlans ?
Plusieurs sont morts : quant à ceux qui restent, les uns sont devenus grands seigneurs et maîtres
Les autres mendient tout nuds ;Et pain ne voyent qu’aux fenestres.
Les autres se sont faits moines. Il n’y a rien à souhaiter aux premiers, ni rien à en dire :
Mais aux pauvres qui n’ont de quoy,Comme moi, Dieu doiut (donne) patience !
Pour les moines, que leur manque-t-il ? Bons vins, poissons, tartes, flans, ils ont tout en abondance
Ils ne veulent nulz eschansons,Car de verser chacun se peine.
Il revient sur sa pauvreté, sur sa naissance, sur sa pauvre petite extrace : son père, son aïeul, étaient pauvres :
Pauvreté tous nous suyt et trace.
Mais pourquoi se plaindre ? S’il n’a pas les trésors de Jacques Cœur mieux vaut, dit-il,
Vivre soubz gros bureauxPauvre qu’avoir este seigneur,Et pourrir sous riches tombeaux.
Et encore sait-on si Jacques Cœur a eu un tombeau ? Pour lui, continue-t-il il n’est pas fils d’ange. Son père est mort Dieu ait son âme ! Quant à sa mère, elle mourra :
Et le sçait bien la pauvre femme,Et le fils pas ne demourra.
Pauvres et riches, sages et fous, nobles et vilains, dames de la cour « Mort saisit tout sans exception » ;
Et meure Paris ou Hélène,Quiconques meurt, meurt à douleur.Celui, qui perd vent et haleineSon fiel se crevé sur son cœurPuis sent, Dieu scait, quelle sueur !Et n’est qui de ses maux l’allege ;Car enfans n’a, frere ne sœur,Qui lors voulsist estre son pleige (caution).La mort le fait fremir, pallir,Le nez courber, les veines tendre,Le col enfler, la chair ; mollir,Joinçtes et nerfs croistre et estendre.Corps féminin, qui tant es tendre,Polli, souef si précieuxOui ; ou tout vif aller ès çieulx.
Voilà, si je ne me trompe, des beautés de toutes sortes traits de sentiment, peintures énergiques ou touchantes contraste de la vie et de la mort tout ce qui fait la grande poésie.
La pièce suivante dérobe pour ainsi dire, sous l’enjouement de la forme, cette douce mélancolie qui s’épanche librement dans les vers qu’on vient de lire. Le refrain en est comme la note sensible à laquelle tout revient :
Je cognois bien mouches en laict ;Je cognois à la robe l’homme ;Je çognois le beau temps du laid ;Je cognois au pommier la pomme ;Je cognois l’arbre à voir la gomme ;Je cognois quant tout est de mesmes ;Je cognois qui besogne ou chomme ;Je cognois tout, fors que moy-mesmes.Je cognois pourpoinet au collet ;Je cognois le moine à la gonne (robe)Je cognois le maistre au valet ;Je cognois au voile la nonne ;Je cognois quant pipeur jargonne ;Je cognois fous nourris de cresmesJe cognois le vin à la tonne ;Je cognois tout fors que moy-mesmes.ENVOI.
Prince, je cognois tout, en somme ;Je cognois colorés et blesmes ;Je cognois mort qui nous consomme ;Je cognois tout, fors que moy-mesmes.
Combien cette netteté de pensée, cette vivacité de tour, cette force d’expression, combien cette philosophie enjouée et profonde est supérieure à la facilité nonchalante de Charles d’Orléans ! Quelles acquisitions pour l’esprit français et pour notre langue poétique !
Ainsi, malgré quelques vers agréables de Charles d’Orléans, il faut laisser désormais à Villon l’honneur d’avoir marqué le progrès le plus sensible de la poésie française depuis le Roman de la Rose. N’amendons pas le jugement de Boileau pour si peu. Le premier, Villon s’est affranchi de l’imitation des vieux romanciers ; le premier, il a tiré sa poésie de son cœur ; le premier, il a créé des expressions vives, originales, durables. Charles d’Orléans est le dernier poëte de la société féodale ; Villon est le poëte de la vraie nation, laquelle commence sur les ruines de la féodalité qui finit.
Marot, qui ne paraît pas avoir connu Charles d’Orléans, avait déjà placé Villon au
rang où l’a maintenu Boileau. Il s’ébahit « vu que c’est le meilleur poëte
parisien qui se trouve, comment les imprimeurs de Paris et les enfants de la ville
n’en ont eu plus grand soin. »
II veut que les jeunes gens
« cueillent ses sentences comme belles fleurs ; qu’ils contemplent l’esprit
qu’il avait ; que de lui ils apprennent proprement à décrire. »
Il l’estime
« de tel artifice, tant plein de bonne doctrine, et tellement peinct de mille
couleurs »
, que très-souvent il lui en fait des emprunts, et qu’il se paye,
en le copiant, du soin de l’avoir édité.
J’ai insisté sur Villon, parce que son recueil offre la première image nette et populaire de notre poésie. Il en a la qualité suprême, la mesure, le goût ; il sait n’exprimer de ses sentiments que ceux qui lui sont communs avec tout le monde, et garder pour lui ce qui n’est propre qu’à lui. Enfant du peuple, né dans la pauvreté, poussé au vice par le besoin, toujours dans quelque extrémité fâcheuse, il ne laisse voir dans sa vie que ce qui la rend intéressante pour tous. Sous les haillons de sa condition on voit toujours percer les ailes du poète. Villon n’a pas su quelle destinée auraient ses vers mais il semble qu’il ait eu la pudeur de la gloire qui l’◀attendait.