(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre premier. Nature et réducteurs de l’image » pp. 75-128
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(1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre premier. Nature et réducteurs de l’image » pp. 75-128

Chapitre premier.
Nature et réducteurs de l’image

Sommaire.

I. Expérience. — Une image est une sensation spontanément renaissante, ordinairement moins énergique et moins précise que la sensation proprement dite. — Selon les individus et selon ses espèces, l’image est plus ou moins énergique et précise. — Exemples personnels. — Cas des enfants que l’on habitue à calculer de tête, — Mathématiciens précoces. — Cas des joueurs d’échecs qui jouent les yeux fermés. Peintres qui peuvent faire de mémoire un portrait ou une copie. — Cas d, es écoles de dessin où l’on exerce cette faculté. — Autres exemples de la résurrection volontaire des sensations visuelles. — Les sensations des autres sens ont aussi leurs images. — Images de sensations auditives. — Exemples.

II. Circonstances qui augmentent la précision et l’énergie de l’image. — En ce cas, elle ressemble de plus en plus à la sensation. — Cas où la sensation est récente. — Cas où la sensation est prochainement attendue. — Exemples pour les images qui correspondent à des sensations de la vue, de l’ouïe, du goût, du toucher. — Effets égaux et semblables de l’image et de la sensation correspondante. — En ce cas, l’image est prise, au moins pendant un instant, pour la sensation correspondante.

III. En quoi elle diffère encore de la sensation correspondante. — L’illusion qui l’accompagne est promptement rectifiée. — L’image comporte toujours une illusion plus ou moins longue— Loi de Dugald Stewart. — Exemple d’un prédicateur américain. — Témoignage d’un romancier moderne. — Cas d’un peintre anglais. — Témoignage d’un joueur d’échecs. — Observations de Goethe et de M. Maury. — Hallucinations volontaires. — Diverses circonstances où l’image devient hallucinatoire. — Ces cas extrêmes sont des indices de l’état normal. — Dans l’état normal, l’illusion est aussitôt défaite. — Elle est défaite par la présence d’un antagoniste ou réducteur.

IV. Cas où la sensation antagoniste est trop faible ou annulée. — Hallucinations hypnagogiques. — Expériences de M. Maury. — Expériences personnelles. — Passage de l’image simple à l’image hallucinatoire, et de l’image hallucinatoire à l’image simple. — Autres cas où la sensation antagoniste est annulée. — Blessures sur le champ de bataille. — Hallucinations proprement dites. — Hallucinations de la vue après l’usage prolongé du microscope. — Restauration partielle de la sensation antagoniste. — Exemples pathologiques. — En ce cas, l’hallucination est détruite. — Histoire de Nicolaï. — Méthode générale pour détruire l’hallucination. — Cas où la sensation provoque l’illusion proprement dite. — Récit du Dr Lazarus. — En ce cas, on supprime la sensation provocatrice.

V. Autres antagonistes. — Les souvenirs et les jugements généraux forment par leur cohésion un corps de réducteurs auxiliaires. — Leur influence est plus ou moins énergique et prompte. — Divers exemples. — Cas où leur influence ne suffit pas. — La sensation antagoniste, qui est le réducteur spécial, se trouve alors annulée. — Exemples dans l’intoxication et la maladie. — Le patient juge alors que son hallucination est une hallucination. — Cas où tous les réducteurs sont annulés, ou aliénation mentale complète. — Cas remarquable observé par le Dr Lhomme.

VI. Vues générales sur l’être pensant. — L’esprit est un polypier d’images. — Vues générales sur l’état de veille raisonnable. — Équilibre mutuel des diverses images. — Répression constante de l’hallucination naissante par les réducteurs antagonistes. — Nécessité du sommeil. — Résumé sur l’image. — Ensemble de ses caractères et de ses rapports avec la sensation. — L’image est le substitut de la sensation.

I

J’étais hier9 vers cinq heures du soir sur le quai qui longe l’Arsenal, et je regardais en face de moi, de l’autre côté de la Seine, le ciel rougi par le soleil couchant. Un demi-dôme de nuages floconneux montait en se courbant au-dessus des arbres du Jardin des Plantes. Toute cette voûte semblait incrustée d’écailles de cuivre ; des bosselures innombrables, les unes presque ardentes, les autres presque sombres, s’étageaient par rangées avec un étrange éclat métallique jusqu’au plus haut du ciel, et, tout en bas, une longue bande verdâtre qui touchait l’horizon était rayée et déchiquetée par le treillis noir des branches. Çà et là, des demi-clartés roses se posaient sur les pavés ; la rivière luisait doucement dans une brume naissante ; on apercevait de grands bateaux qui se laissaient couler au fil du courant, deux ou trois attelages sur la plage nue, une grue qui profilait son mât oblique sur l’air gris de l’orient. Une demi-heure après, tout s’éteignait ; il ne restait plus qu’un pan de ciel clair derrière le Panthéon ; des fumées roussâtres tournoyaient dans la pourpre mourante du soir et fondaient les unes dans les autres leur couleur vague. Une vapeur bleuâtre noyait les rondeurs des ponts et les arêtes des toits. Le chevet de la cathédrale, avec ses aiguilles et ses contreforts articulés, tout petit, en un seul tas, semblait la carapace vide d’un crabe. Les choses, tout à l’heure saillantes, n’étaient plus que des esquisses ébauchées sur un papier terne. Des becs de gaz s’allumaient çà et là comme des étoiles isolées ; dans l’effacement universel, ils prenaient tout le regard. Bientôt des cordons de lumières se sont allongés à perte de vue, et le flamboiement indistinct, fourmillant du Paris populeux a surgi vers l’ouest, tandis qu’au pied des arches, le long des quais, dans les remous, le fleuve, toujours froissé, continuait son chuchotement nocturne.

C’est hier que j’ai eu ce spectacle, et aujourd’hui, à mesure que j’écris, je le revois faiblement, mais je le revois ; les couleurs, les formes, les sons qui m’ont frappé se renouvellent pour moi ou à peu près. Il y avait hier en moi des sensations provoquées par le contact présent des choses et par l’ébranlement présent du nerf. En ce moment, il s’élève en moi des impressions analogues, quoique à distance, malgré l’absence de cet ébranlement et de ce contact, malgré la présence d’autres ébranlements et d’autres contacts. C’est une demi-résurrection de mon expérience ; on pourra employer divers termes pour l’exprimer, dire qu’elle est un arrière-goût, un écho, un simulacre, un fantôme, une image de la sensation primitive : peu importe : toutes ces comparaisons signifient qu’après une sensation provoquée par le dehors et non spontanée, nous trouvons en nous un second événement correspondant, non provoqué par le dehors, spontané, semblable, à cette même sensation quoique moins fort, accompagné des mêmes émotions, agréable ou déplaisant à un degré moindre, suivi des mêmes jugements, et non de tous. La sensation se répète, quoique moins distincte, moins énergique, et privée de plusieurs de ses alentours.

Cet effacement est plus ou moins grand, selon les divers esprits, et c’est ce qu’on exprime en disant que les hommes ont plus ou moins de mémoire. Cet effacement est plus ou moins grand pour un même esprit, selon les diverses sortes de sensations, et c’est ce que l’on exprime en disant que tel homme a surtout la mémoire des formes, tel autre celle des couleurs, tel autre celle des sons. — Pour mon compte, par exemple, je n’ai qu’à un degré ordinaire celle des formes, à un degré un peu plus élevé celle des couleurs. Je revois sans difficulté à plusieurs années de distance cinq ou six fragments d’un objet, mais ¡non son contour précis et complet ; je puis retrouver un peu mieux la blancheur d’un sentier de sable dans la forêt de Fontainebleau, les cent petites taches et raies noires dont les brindilles de bois le parsèment, son déroulement tortueux, la rousseur vaguement rosée des bruyères qui le bordent, l’air misérable d’un bouleau rabougri qui s’accroche au flanc d’un roc ; mais je ne puis tracer intérieurement l’ondulation du chemin, ni les saillies de la roche ; si j’aperçois en moi-même l’enflure d’un muscle végétal, ma demi-vision s’arrête là ; au-dessus, au-dessous, à côté, tout est vague ; même dans les résurrections involontaires qui sont les plus vives, je ne suis qu’à demi lucide ; le fragment le plus visible et le plus coloré surgit en moi sans éblouissement ni explosion ; comparé à la sensation, c’est un chuchotement où plusieurs paroles manquent à côté d’une voix articulée et vibrante. La seule chose qui en moi se reproduise intacte et entière, c’est la nuance précise d’émotion, âpre, tendre, étrange, douce ou triste, qui jadis a suivi ou accompagné la sensation extérieure et corporelle ; je puis renouveler ainsi mes peines et mes plaisirs les plus compliqués et les plus délicats, avec une exactitude extrême, et à de très grandes distances ; à cet égard, le chuchotement incomplet et défaillant a presque le même effet que la voix. — Mais si, au lieu de prendre pour exemple un homme enclin à remarquer surtout les sentiments, on considère des hommes accoutumés à remarquer surtout les couleurs et les formes, on trouvera des images si nettes qu’elles ne différeront pas beaucoup des sensations.

Par exemple, les enfants que l’on habitue à calculer de tête écrivent mentalement à la craie, sur un tableau imaginaire, les chiffres indiqués, puis toutes leurs opérations partielles, puis la somme finale, en sorte qu’au fur et à mesure ils revoient intérieurement les diverses lignes de figures blanches qu’ils viennent de tracer. Les enfants prodiges qui sont des mathématiciens précoces rendent sur eux-mêmes le même témoignage10. Le jeune Colborn, qui n’avait jamais été à l’école et ne savait ni écrire ni lire, disait que pour faire ses calculs « il les voyait clairement devant lui ». Un autre déclarait « qu’il voyait les nombres sur lesquels il opérait comme s’ils eussent été écrits sur une ardoise ». — pareillement on rencontre des joueurs d’échecs qui, les yeux fermés, la tête tournée contre le mur, conduisent une partie d’échecs. On a numéroté les pions et les cases ; à chaque coup de l’adversaire, on leur nomme la pièce déplacée et la nouvelle case qu’elle occupe ; ils commandent eux-mêmes le mouvement de leurs propres pièces, et continuent ainsi pendant plusieurs heures ; souvent ils gagnent, et contre de très habiles joueurs. Il est clair qu’à chaque coup la figure de l’échiquier tout entier, avec l’ordonnance des diverses pièces, leur est présente, comme dans un miroir intérieur, sans quoi ils ne pourraient prévoir les suites probables du coup qu’ils viennent de subir et du coup qu’ils vont commander.

Un de mes amis, Américain, qui a cette faculté, me la décrit en ces termes : « Quand je suis dans mon coin, les yeux contre le mur, je vois simultanément tout l’échiquier et toutes les pièces telles qu’elles étaient en réalité au dernier coup joué. Et, au fur et à mesure qu’on déplace une pièce, l’échiquier m’apparaît en entier avec ce nouveau changement. Et lorsque j’ai quelque doute dans mon esprit sur la position exacte d’une pièce, je rejoue mentalement tout ce qui a été joué de la partie, en m’appuyant particulièrement sur les mouvements successifs de cette pièce. Il est bien plus facile de me tromper lorsque je regarde l’échiquier qu’autrement. Au contraire (quand je suis dans mon coin), je défie qu’on m’annonce à faux la marche d’une pièce, sans qu’à un certain moment je m’en aperçoive… Je vois la pièce, la case et la couleur exactement telles que le tourneur les a faites, c’est-à-dire que je vois l’échiquier qui est devant mon adversaire, ou tout au moins j’en ai une représentation exacte, et non pas celle d’un autre échiquier. C’est au point que moi, qui n’ai plus depuis longtemps l’habitude de jouer, je commence toujours, avant d’aller dans mon coin, par bien regarder l’échiquier tel qu’il est au début, et c’est à cette première impression que je me rattache et que je reviens mentalement. » D’ordinaire, il ne voit ni le tapis vert, ni l’ombre des pièces, ni les très petits détails de leur structure ; mais, s’il veut les voir, il le peut. Il a souvent fait des parties d’échecs mentales avec un de ses amis qui avait la même faculté que lui, en se promenant sur les quais et dans les rues. — Comme on s’y attend, une représentation si exacte et si intense se répète ou dure involontairement. « Je n’ai jamais joué une partie d’échecs, dit-il, sans l’avoir rejouée seul quatre ou cinq fois la nuit, dans mon lit, la tête sur l’oreiller… Dans l’insomnie, lorsque j’ai des chagrins, je me mets à jouer ainsi aux échecs en inventant une partie de toutes pièces, et cela m’occupe ; je chasse ainsi quelquefois les pensées qui m’obsèdent. » — Ce ne sont pas les plus profonds joueurs qui poussent le plus loin ce tour de force. Labourdonnais ne jouait mentalement que deux parties ensemble ; ayant essayé une fois d’en jouer trois, il mourut. « Dans les clubs, il n’est pas rare de voir des joueurs de quatrième force qui se réveillent un beau matin avec cette faculté. » — Quelques joueurs atteignent une étendue et une lucidité d’imagination tout à fait prodigieuses. « Paul Morphy joue huit parties ensemble, et Paulsens en joue vingt ; cela, je l’ai vu de mes yeux. » D’autres images bien plus irrégulières, bien plus nuancées, et, ce semble, bien plus difficiles à rappeler, se présentent avec une précision égale. Certains peintres, dessinateurs ou statuaires, après avoir considéré attentivement un modèle, peuvent faire son portrait de mémoire. Gustave Doré a cette faculté ; Horace Vernet l’avait. Abercrombie cite un peintre11 qui, de souvenir et sans l’aide d’aucune gravure, copia un martyre de saint Pierre par Rubens, avec une imitation si parfaite que, les deux tableaux étant placés l’un près de l’autre, il fallait quelque attention pour distinguer la copie de l’original.

On peut suivre tous les degrés par lesquels l’image ordinaire atteint ce comble de minutie et de netteté. Dans une école de dessin à Paris, les élèves exercés à copier de mémoire le modèle absent disent, après quatre mois d’exercice, que « l’image » est maintenant devenue « beaucoup plus distincte, et que, si elle s’en va, ils peuvent maintenant la faire revenir presque à volonté ». — M. Brierre de Boismont12 s’est appliqué à imprimer en lui la figure d’un de ses amis, ecclésiastique ; à présent, dit-il, « cette représentation mentale est visible pour moi, que mes yeux soient ouverts ou fermés ». L’image lui paraît « extérieure », placée devant lui, « dans la direction du rayon visuel… Elle a la grandeur et les attributs du modèle ; je distingue ses traits, la coupe de ses cheveux, l’expression de son regard, son costume et tous les détails de sa personne. Je le vois sourire, parler, prêcher ; je note même jusqu’à ses gestes habituels… L’image est vaporeuse et d’une autre nature que la sensation objective… mais délimitée, colorée », et, sauf cette distinction de nature, pourvue de tous les caractères qui appartiennent à la personne réelle, ou, plus exactement, de tous les caractères qui appartiennent à la sensation éprouvée en présence de la personne réelle. — On peut donc affirmer avec certitude que l’événement intérieur que nous appelons sensation et qui se produit en nous lorsque nos nerfs et, par suite, notre cerveau, reçoivent une impression du dehors, se reproduit en nous sans impression du dehors, dans la plupart des cas partiellement, faiblement, vaguement, dans beaucoup de cas avec une netteté et une énergie très grandes, en certains cas avec un détail et une précision presque égaux à ceux de la sensation.

Les sensations de l’ouïe, du goût, de l’odorat, du toucher, et, en général, toutes les sensations, quel que soit le nerf qui, par son ébranlement, les excite, ont aussi leurs images. Chacun de nous peut entendre mentalement un air, et, en certains cas, l’image est bien voisine de la sensation. Tout à l’heure, pensant à une représentation du Prophète, je répétais silencieusement en moi-même la pastorale de l’ouverture, et je suivais, j’ose dire, je sentais presque, non seulement l’ordre des sons, leurs diverses hauteurs, suspensions et durées, non seulement la phrase musicale répétée en façon d’écho, mais encore le timbre perçant et poignant du hautbois qui la joue, ses notes aigres, tendues, d’une âpreté si agreste, que les nerfs en sursautent, pénétrés d’un plaisir rude comme par la saveur d’un vin trop cru. — Tout bon musicien éprouve à volonté cette impression quand il suit les portées couvertes de leurs signes noirs. Un chef d’orchestre13, interrogé par M. Buchez, lui répondit que, lisant une partition écrite, « il entendait comme dans son oreille », non seulement les accords et leur succession, mais encore le timbre des instruments. À la première lecture, il distinguait le quatuor ; à la seconde et aux suivantes, il ajoutait au quatuor les autres instruments, et à la fin il percevait et appréciait distinctement l’effet d’ensemble. Les grands musiciens ont à un degré éminent cette audition interne. On sait que Mozart, ayant entendu deux fois le Miserere de la Sixtine, le nota tout entier de mémoire. Il était défendu d’en donner copie, et l’on crut le maître de chapelle infidèle, tant le tour de force était grand14. Évidemment, de retour chez lui, à sa table, Mozart avait retrouvé en lui-même, comme dans un écho minutieusement exact, ces lamentations composées de tant de parties et promenées à travers une série d’accords si étranges et si délicats. Lorsque Beethoven, devenu tout à fait sourd, composa plusieurs de ses grandes œuvres, les combinaisons de sons et de timbres que nous admirons en elles aujourd’hui lui étaient présentes. Il fallait bien qu’elles lui fussent présentes, puisque, d’avance et avec une exactitude rigoureuse, il en mesurait l’effet.

II

La ressemblance extrême de l’image et de la sensation devient plus visible encore si l’on considère des circonstances où l’image prend un degré supérieur d’intensité. — Un premier excitant est le voisinage immédiat de la sensation. Lorsqu’on a écouté un beau timbre plein et frappant, par exemple une note haute et prolongée de violoncelle, une note moyenne et prolongée de clarinette ou de cor, si tout d’un coup ce son cesse, on continue pendant quelques secondes à l’entendre mentalement, et quoique, au bout de quelques secondes, son image s’affaiblisse et s’obscurcisse, on continue, pour peu que le plaisir ait été vif, à la répéter intérieurement avec une justesse singulière, sans laisser échapper presque aucune parcelle de son velouté et de son mordant. Pareillement, si l’on ferme les yeux après avoir regardé avec attention un objet quelconque, une figure dans une estampe, un dos de livre dans une bibliothèque, la perception, devenue intérieure, persiste presque pendant une seconde, puis disparaît, puis se renouvelle en mollissant, puis se trouble et défaille tout à fait, sans rien laisser d’elle-même qu’un contour vague, et les pertes qu’a subies l’image témoignent, par contraste, de la force qu’elle avait au premier moment. Il en est de même après une odeur, une saveur, une impression de froid, de chaud, de douleur locale, et le reste. — Si la sensation, au lieu de précéder, va suivre, l’effet est le même. Un gourmand assis devant un bon plat, dont il respire les émanations et dans lequel il plonge déjà sa fourchette, en sent d’avance le goût exquis, et les papilles de sa langue deviennent humides ; l’image de la saveur attendue équivaut à la sensation de la saveur présente ; la ressemblance va si loin que, dans les deux cas, les glandes salivaires suintent au même degré. C’est pourquoi, quand un physiologiste veut se procurer pour une expérience une grande quantité de salive, il lie un chien affamé à deux pieds d’un morceau de viande, et recueille ce que la saveur, toujours espérée et toujours absente, a dégorgé de liquide le long des joues de son patient. Par un effet analogue et contraire, une chose dégoûtante qu’on est contraint de manger, provoque le vomissement par la simple image de sa saveur, et avant de toucher les lèvres. Pareillement encore, une personne chatouilleuse que l’on menace de chatouiller, et qui voit la main s’approcher d’elle, imagine si fortement sa sensation prochaine, qu’elle en a des attaques de nerfs, les mêmes attaques que si la sensation avait eu lieu. Beaucoup de gens qui vont subir une opération chirurgicale sentent par avance l’élancement de douleur qui suivra la première entaille, suent et pâlissent à cette seule pensée, parfois aussi fortement que sous la scie et sous le couteau. Une dame15 qui croyait respirer du protoxyde d’azote et n’avait sous le nez qu’un flacon d’air ordinaire, tomba en syncope. — Ces exemples montrent de plus que, pour fortifier l’image, l’importance de la sensation est un second stimulant aussi efficace que la proximité de la sensation. Un voyageur vit en Abyssinie16 un de ses hommes déchiré par un lion ; plusieurs années après, quand il pensait à cet événement, il entendait en lui-même les cris du malheureux, « et il éprouvait la sensation d’un fer aigu qui lui entrait dans l’oreille ». Un grand nombre de mystiques17 se sont représenté la passion de Jésus-Christ avec une telle force, qu’ils ont cru ressentir dans leur chair la déchirure et la douleur des cinq plaies du Sauveur. — Chacun connaît la puissance de l’image, surtout quand elle est étrange ou terrible, dans un esprit surexcité et prévenu : elle est prise pour une sensation, et l’illusion est complète. Des enfants et même des hommes sont tombés évanouis en présence d’un mannequin ou même d’un drap qu’ils croyaient un fantôme. Revenus à eux, ils affirmaient qu’ils avaient vu des yeux flamboyants, une gueule ouverte. — Dans tous les cas, du moins pendant un instant, l’image n’a pas différé de la sensation correspondante, et c’est seulement au bout d’un temps long ou court que, dans l’apaisement du souvenir, par l’examen des circonstances, l’homme trompé a reconnu qu’il s’était trompé.

III

Jusqu’ici, nous avons vu l’image se rapprocher de la sensation, acquérir la même netteté, la même abondance de détails minutieux et circonstanciés, la même énergie, parfois aussi la même persistance, fournir la même base aux combinaisons supérieures et aux raisonnements ultérieurs, provoquer les mêmes impressions et les mêmes actions instinctives, organiques et musculaires, bref avoir les mêmes propriétés, les mêmes accompagnements et les mêmes suites que la sensation, sans pourtant être confondue tout à fait et définitivement avec elle. En effet, il reste un caractère qui l’en distingue : nous la reconnaissons promptement comme intérieure ; nous nous disons, du moins au bout d’un instant, que la chose ainsi vue ou sentie n’est qu’un fantôme, que notre ouïe, notre vue, notre goût, notre odorat n’éprouvent aucune sensation réelle. Nous ne sommes pas hallucinés ; nous ne disons pas comme les malades18 : « J’ai vu, j’ai entendu aussi distinctement que je vous vois, que je vous entends… Je vous assure que ce que j’ai vu est aussi clair que le jour ; il faut, si j’en doute, que je doute que je vois et que je vous entends. »

Pour expliquer une différence si grave, il faut observer de près en quoi consiste la reconnaissance d’une illusion. Il y a deux moments dans la présence de l’image : l’un affirmatif, l’autre négatif, le second restreignant en partie ce qui a été posé dans le premier. Si l’image est très précise et très intense, ces deux moments sont distincts : au premier moment, elle semble extérieure, située à telle distance de nous quand il s’agit d’un son ou d’un objet visible, située dans notre palais, notre nez, nos membres quand il s’agit d’une sensation d’odeur, de saveur, de douleur ou de plaisir local. « Les actes de conception et d’imagination19, dit très bien Dugald Stewart, sont toujours accompagnés d’une croyance (au moins momentanée) à l’existence réelle de l’objet qui les occupe… Il y a très peu d’hommes qui puissent regarder en bas du haut d’une tour très élevée sans éprouver un sentiment de crainte. Et cependant leur raison les convainc qu’ils ne courent pas plus de risque que s’ils étaient à terre sur leurs pieds. » En effet, quand le regard plonge tout d’un coup jusqu’au sol, nous nous imaginons subitement transportés et précipités jusqu’en bas, et cette seule image nous glace, parce que, pour un instant imperceptible, elle est croyance ; nous nous rejetons instinctivement en arrière, comme si nous nous sentions tomber en effet. Il faut donc admettre « que les objets imaginaires, lorsqu’ils absorbent l’attention, produisent, pendant ce temps-là, la persuasion de leur existence réelle ». C’est pourquoi les personnes qui ont des images très vives emploient, pour les exprimer, les mêmes mots que pour désigner les sensations elles-mêmes, et, pendant quelques secondes, prennent leurs images pour des sensations. « J’entendis une fois, dit Lieber, un prédicateur, homme de couleur, décrire les tourments de l’enfer. Avec une certaine éloquence, il passait de la description d’une torture à celle d’une autre ; à la fin, emporté par une émotion insurmontable, il ne put émettre, pendant plus d’une minute, qu’une succession de cris ou sons inarticulés20. » Évidemment, pendant cette minute, sa vision mentale avait tous les caractères d’une vision physique ; il avait devant lui son enfer imaginaire comme un enfer réel, et il croyait à ses fantômes du dedans comme à des objets du dehors. « Mes personnages imaginaires, m’écrit le plus exact et le plus lucide des romanciers modernes, m’affectent, me poursuivent, ou plutôt c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoisonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même, que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi tout mon dîner. »

Un peintre anglais21, dont la célérité était merveilleuse, expliquait de même son procédé : « Lorsqu’un modèle se présentait, je le regardais attentivement pendant une demi-heure, esquissant de temps en temps ses traits sur la toile. Je n’avais pas besoin d’une plus longue séance ; j’enlevais la toile et je passais à une autre personne. Lorsque je voulais continuer le premier portrait, je prenais l’homme dans mon esprit, je le mettais sur la chaise où je l’apercevais aussi distinctement que s’il y eût été en réalité, et, je puis même ajouter, avec des formes et des couleurs plus arrêtées et plus vives. Je regardais de temps en temps la figure imaginaire et je me mettais à peindre ; je suspendais mon travail pour examiner la pose, absolument comme si l’original eût été devant moi. Toutes les fois que je jetais les yeux sur la chaise, je voyais l’homme. » Il est clair que, pendant plusieurs minutes de suite, il prenait la figure imaginaire pour une figure réelle. En effet, l’erreur qui d’abord était passagère devint durable. « Peu à peu, dit-il, je commençai à perdre la distinction de la figure imaginaire et de la figure réelle, et quelquefois je soutenais aux modèles qu’ils avaient déjà posé la veille. À la fin, j’en fus persuadé ; puis tout devint confusion… Je perdis l’esprit, et je demeurai trente ans dans un asile. » Au sortir de l’asile, il avait conservé la même faculté de peindre un portrait d’après l’image intérieure du modèle ; mais on l’empêcha de travailler, par crainte du même accident.

Le joueur d’échecs dont j’ai parlé m’écrit encore : « Je ne songe jamais à établir une différence entre l’échiquier qui est dans mon esprit et l’autre. Pour moi, c’est tout un ; ce serait par un autre effort de raisonnement, dont l’utilité ne se fait jamais sentir, que j’arriverais à établir une différence. » Ainsi, tant qu’il joue, l’échiquier mental est pris par lui pour l’échiquier extérieur. — En d’autres cas, ceux-ci maladifs ou presque maladifs, on voit aussi l’image acquérir l’extériorité complète et définitive. « Dernièrement, dit M. Maury22, mes yeux avaient été frappés par un plat de cerises les plus vermeilles et qui étaient servies sur ma table. Quelques instants après mon dîner, le temps étant devenu orageux et l’atmosphère fort oppressive, je sentis que le sommeil allait me gagner, mes yeux se fermaient ; j’avais alors les cerises à la pensée ; je vis alors, dans une hallucination hypnagogique, ces mêmes cerises vermeilles, et elles étaient placées dans la même assiette de faïence verte sur laquelle elles avaient paru à mon dessert. Ici il y avait eu transformation directe de la pensée en sensation. » — Plusieurs exemples de transformations semblables sont cités par les aliénistes23. « Un jeune épileptique, dont chaque accès était précédé par l’apparition d’une roue dentée au milieu de laquelle se trouvait une figure horrible, assurait d’avoir l’empire de commander à ses hallucinations. Il s’amusait à concevoir la présence d’un objet bizarre, et, à peine formé dans son imagination, cet objet se traduisait fidèlement à ses yeux… J’ai moi-même recueilli un cas de ce genre… chez un monomaniaque, homme d’un esprit fort cultivé et d’un caractère plein de sincérité, qui m’a assuré à plusieurs reprises qu’il n’avait qu’à se rappeler ou à concevoir une personne ou une chose, pour qu’aussitôt cette chose ou cette personne lui parussent douées d’une apparence d’extériorité. »

Il n’y a pas même besoin d’être malade ou sur le bord du sommeil pour assister à la métamorphose par laquelle l’image se projette ainsi à demeure dans le dehors. « Un de mes amis, dit Darwin24 avait un jour regardé fort attentivement, la tête inclinée, une petite gravure de la Vierge et de l’enfant Jésus. En se relevant, il fut surpris d’apercevoir, à l’extrémité de l’appartement, une figure de femme, de grandeur naturelle, avec un enfant dans les bras. Le premier sentiment de surprise passé, il remonta à la source de l’illusion, et remarqua que la figure correspondait exactement à celle qu’il avait vue dans la gravure. L’illusion persista deux minutes25. » Goethe pouvait à volonté se donner l’illusion complète. « Lorsque je ferme les yeux, dit-il, et que je baisse un peu la tête, je fais apparaître une fleur au milieu du champ de la vision ; cette fleur ne conserve pas sa première forme, elle s’ouvre, et de son intérieur sortent de nouvelles fleurs, formées de feuilles colorées et quelquefois vertes. Ces fleurs ne sont pas naturelles, mais fantastiques, quoique symétriques comme des rosettes de sculpteur. Je ne puis fixer une forme, mais le développement de nouvelles fleurs continue aussi longtemps que je le désire, sans variation dans la rapidité des changements. La même chose m’arrive quand je me représente un disque nuancé. Ses différentes couleurs subissent des changements constants qui s’étendent progressivement du centre à la circonférence, exactement comme les changements du kaléidoscope moderne. » — Enfin, non seulement en pleine santé, mais encore avec l’exercice complet et par l’exercice même de la volonté, des hallucinations, c’est-à-dire des projections dans le dehors de la simple image mentale, ont été produites. « Un aliéniste allemand, le Dr Brosius de Bendorf, raconte avoir produit à volonté sa propre image qui posa devant lui pendant quelques secondes, mais s’évanouit immédiatement quand il essaya de reporter sa pensée sur son existence personnelle26. »

Ces cas extrêmes montrent par leur exagération la nature de l’état normal. De même qu’en disséquant des estomacs hypertrophiés on a pu démêler la disposition des fibres musculaires, invisibles dans les estomacs sains, de même, en considérant ces illusions prolongées pendant des secondes, des minutes, parfois davantage, on constate l’illusion fugitive qui accompagne les images ordinaires, mais qui est si rapide, si courte, si instantanée, que, directement, nous ne pouvons l’isoler et l’observer. — Elle n’en est pas moins réelle, et la simple analyse des mots que nous employons pour désigner l’image témoigne de la double opération qui la forme. Nous disons que cette image, fantôme de l’ouïe ou de la vue, saveur ou odeur apparente, qui nous semble située à tel endroit de nos organes ou du dehors, nous semble à tort avoir cette situation, qu’elle n’est point dans le dehors, mais intérieure. Cette phrase même indique la reconnaissance et la correction d’une erreur, partant une erreur préalable ; au premier moment, nous nous étions trompés, puisque au second moment nous découvrons que nous nous étions trompés. Les deux opérations, qui sont l’illusion et son redressement, sont si promptes qu’elles se confondent en une seule. Mais supprimez le redressement ; la première, qui est l’illusion, subsistera seule, et sa persistance inaccoutumée après la dissolution du couple manifestera sa présence fugitive dans le couple intact.

IV

Cela nous conduit à considérer des cas où le redressement ne puisse se faire. Ce qui le produit d’ordinaire, c’est la présence d’une sensation contradictoire. Quand le joueur d’échecs imagine à deux pas, en face de lui, un échiquier noir et blanc, et qu’un instant après ses yeux ouverts lui donnent à la même distance et dans la même direction la sensation d’un mur gris ou jaune, la sensation et l’image ne peuvent subsister ensemble. Quand le romancier imaginait dans sa bouche le crépitement de l’arsenic mâché et « cet affreux goût d’encre » que laisse le poison, si, un instant après, il avait sur la langue une gorgée de vin ou un morceau de sucre, la sensation réelle et la sensation imaginée s’excluaient l’une l’autre, et l’illusion momentanée causée par l’image disparaissait sous l’ascendant de la sensation. C’est ainsi que le plus souvent l’erreur fugitive, attachée pour un instant à la présence de l’image, disparaît presque au même instant et sans intervalle appréciable par le choc antagoniste de la sensation réelle. — Cherchons donc un cas dans lequel la sensation disparaisse et soit comme absente ; on en trouve un dans la rêverie qui précède le sommeil27. Les sensations produites en nous par le monde extérieur s’effacent alors par degrés ; à la fin, elles semblent suspendues, et les images, n’étant plus distinguées des sensations, deviennent des hallucinations complètes. M. Maury, en se faisant éveiller de temps en temps, a pu en noter un grand nombre. Par exemple, une fois il est brusquement rappelé à lui ; « je venais de voir très distinctement, dit-il, mon nom sur une feuille de papier blanc, éclatante comme le plus satiné des papiers anglais ». Il se remet dans sa bergère. « Ma tête, s’affaissait à peine que mon hallucination était déjà revenue ; mais cette fois ce n’était plus mon nom que j’avais lu : c’étaient des caractères grecs, des mots mêmes, que j’épelais machinalement et presque par un remuement des lèvres. Plusieurs jours de suite, j’eus, soit dans mon lit, soit dans mon fauteuil, des hallucinations semblables ou des rêves véritables, dans lesquels je lisais des caractères orientaux. Cette lecture fugitive de quelques mots était toujours accompagnée d’un sentiment de fatigue dans les yeux… Une fois surtout, je vis des caractères sanscrits, disposés en colonnes suivant la classification des grammairiens, et ces lettres avaient un relief et un brillant qui me fatiguaient. Notez ici que j’avais, depuis quelques jours, lu beaucoup de grammaires de langues asiatiques et que la fatigue de mes yeux était en partie l’effet de cette lecture prolongée. » Non seulement ici nous voyons l’image qui est devenue hallucination28, mais nous la voyons en train de devenir telle. Nous pouvons assister au retranchement progressif de la sensation qui la contredisait, à la suppression du redressement qui la déclarait intérieure, à l’accroissement de l’illusion qui nous fait prendre le fantôme pour un objet réel29.

Je connais cet état par mon expérience propre, et j’ai répété l’observation un très grand nombre de fois, surtout pendant le jour, étant fatigué, et assis dans un fauteuil ; il me suffit alors de boucher un œil avec un foulard ; peu à peu, le regard de l’autre œil devient vague, et cet œil se ferme. Par degrés, toutes les sensations extérieures s’effacent, ou du moins cessent d’être remarquées ; au contraire, les images intérieures, faibles et rapides pendant la veille complète, deviennent intenses, distinctes, colorées, paisibles et durables ; c’est une sorte d’extase accompagnée de détente générale et de bien-être. Averti par une expérience fréquente, je sais que le sommeil va venir et qu’il ne faut point déranger la vision naissante ; je m’y laisse aller ; au bout de quelques minutes, elle est complète. Des architectures, des paysages, des figures agissantes ; défilent lentement, et parfois persistent, avec une netteté de formes et une plénitude d’être incomparables ; le sommeil est venu, je ne sais plus rien du monde réel où je suis. Plusieurs fois, comme M. Maury, je me suis fait éveiller doucement, à différents moments de cet état, et de cette façon j’en ai pu remarquer les caractères. — L’image intense qui semble un objet extérieur n’est qu’une continuation plus forte de l’image faible qu’un instant auparavant je reconnaissais comme intérieure ; tel bout de forêt, telle maison, telle personne que j’imaginais vaguement en fermant les yeux, m’est, en une minute, devenue présente avec tous ses détails corporels, jusqu’à se changer en hallucination complète. Puis, en m’éveillant sous la main qui me touche, je sens la figure s’effacer, se décolorer, s’évaporer ; ce qui m’avait paru une substance se réduit à une ombre. Maintes fois j’ai assisté ainsi tour à tour à l’achèvement qui fait de l’image simple une hallucination, et à la dégradation qui fait de l’hallucination une image simple. — Dans ce double passage, on peut noter les différences et découvrir les conditions des deux états.

Nous approchons du sommeil. À mesure que l’image devient plus intense, elle devient à la fois plus absorbante et plus indépendante. D’un côté, elle prend peu à peu pour elle toute l’attention ; les bruits et les contacts extérieurs deviennent de moins en moins sensibles ; à la fin, ils sont comme s’ils n’étaient pas. D’autre part, elle surgit et persiste d’elle-même ; il nous semble que nous ne sommes plus producteurs, mais spectateurs ; ses transformations sont spontanées, automatiques 30. Au maximum de l’attention et de l’automatisme, l’hallucination est parfaite, et c’est justement la perte de ces deux caractères qui la défait. — Nous approchons du réveil. D’un côté, au léger contact de la main qui nous réveille, une partie de notre attention se reporte vers le dehors. D’autre part, la mémoire revenant, les images et les idées renaissantes enveloppent l’image par leur cortège, entrent en conflit avec elle, lui imposent leur ascendant, la tirent de sa vie solitaire, la ramènent à la vie sociale, la replongent dans sa dépendance habituelle. Ce tiraillement et ce combat font l’étourdissement du réveil, et ce qu’on appelle la veille raisonnable n’est que l’équilibre rétabli.

L’image ordinaire n’est donc pas un fait simple, mais double. Elle est une sensation spontanée et consécutive, qui, par le conflit d’une autre sensation non spontanée et primitive, subit un amoindrissement, une restriction et une correction. Elle comprend deux moments, le premier où elle semble située et extérieure, le second où cette extériorité et cette situation lui sont ôtées. Elle est l’œuvre d’une lutte ; sa tendance à paraître extérieure est combattue et vaincue par la tendance contradictoire et plus forte de la sensation que le nerf ébranlé a suscitée au même instant. Sous cet effort, elle s’affaiblit, elle s’atténue, elle n’est plus qu’une ombre ; nous l’appelons image, fantôme, apparence, et, si vive ou si claire qu’elle puisse être, il suffit de cette négation qui lui est jointe pour la vider de sa substance, pour la déloger de son emplacement apparent, pour la distinguer de la vraie sensation.

Mais supposez le cas inverse : admettez que dans la veille aussi bien que dans le sommeil, et par exemple dans l’extase ou dans la fougue de l’action, cette sensation, malgré l’ébranlement du nerf, soit absente ou comme absente, c’est-à-dire non remarquée, annulée par la présence et la prépondérance d’une autre idée, image ou sensation. Des exemples pareils ne sont pas rares. Au bombardement de Saint-Jean d’Ulloa, une volée de boulets mexicains arrive dans la batterie d’un navire français ; un matelot crie : « Rien, tout va bien. » Une seconde après, il s’affaisse évanoui : un boulet lui avait fracassé le bras ; dans le premier moment, il n’avait rien senti31. — Pareillement, dans un état plus calme, cherchons une sensation ou fragment de sensation qui soit anéanti et ne puisse plus contredire l’image. L’image paraîtra alors située et extérieure ; et, quoique déclarée illusoire par les idées environnantes, elle continuera à paraître située et extérieure, parce que la sensation qui seule pourrait lui ôter ce caractère manque ou est comme si elle n’était pas. L’hallucination alors est complète, et ce qui la constitue, c’est l’annulation de la sensation ou du fragment de sensation qui seule pourrait la réduire. — Quand un halluciné, les yeux ouverts, voit à trois pas une figure absente et qu’il y a devant lui un simple mur tapissé de papier gris à bandes vertes, la figure en couvre un morceau qu’elle rend invisible ; les sensations que devrait provoquer ce morceau sont donc nulles ; cependant la rétine et probablement les centres optiques sont ébranlés à la façon ordinaire par les rayons gris et verts ; en d’autres termes, l’image prépondérante anéantit la portion de sensation qui la contredirait. Si, comme il arrive souvent, le fantôme se meut, l’image prépondérante, à mesure qu’elle avance et couvre une autre portion du mur, efface et laisse reparaître tour à tour des fragments distincts de sensation. Ce n’est pas alors la raison qui manque ; car souvent dans cet état l’esprit reste sain et le malade sait que la figure n’est pas réelle ; c’est le réducteur spécial, à savoir la sensation contradictoire, qui, dans ce conflit, subit elle-même l’effacement au lieu d’ôter à son adversaire l’extériorité.

Des accidents de ce genre sont fréquents après de grandes fatigues d’un sens32. « On sait que les personnes qui se servent habituellement du microscope voient quelquefois reparaître spontanément, plusieurs heures après qu’elles ont quitté leur travail, un objet qu’elles ont examiné très longtemps. » M. Baillarger, ayant préparé, pendant plusieurs jours et plusieurs heures chaque jour, des cerveaux avec de la gaze fine, « vit tout à coup la gaze couvrir à chaque instant les objets qui étaient devant lui… et cette hallucination se reproduisit pendant plusieurs jours ». Il est clair qu’ici le réducteur spécial manquait ; en d’autres termes, la rétine ayant en face d’elle un tapis vert ou un fauteuil rouge, certaines lignes de vert ou de rouge, tout en produisant sur elle leur impression physique accoutumée, n’excitaient qu’une sensation nulle. C’est pourquoi un physiologiste allemand, qui a fort bien observé ses propres hallucinations, Gruithuisen33, affirme qu’il a vu les images flottantes couvrir les meubles de l’appartement dans lequel il se trouvait.

D’autres cas montrent le rétablissement partiel de la sensation correctrice. Un halluciné cité par Walter Scott « apercevait un squelette au pied de son lit. Le médecin, voulant le convaincre de son erreur, se plaça entre le malade et le point assigné à la vision. L’halluciné prétendit alors qu’il ne voyait plus le corps du squelette, mais que la tête était encore visible au-dessus du corps du médecin ». C’est pourquoi la solitude, le silence, l’obscurité, le manque d’attention, toutes les circonstances qui suppriment ou diminuent la sensation correctrice, facilitent ou provoquent l’hallucination ; et, réciproquement, la compagnie, la lumière, la conversation, l’éveil de l’attention, toutes les circonstances qui font naître ou qui accroissent la sensation correctrice, détruisent ou affaiblissent l’hallucination34. « Si l’on s’approche d’un malade en proie à des hallucinations de l’ouïe et qu’on lui parle de manière à fixer son attention, on peut se convaincre que ses prétendus interlocuteurs invisibles se taisent pendant le temps que dure la conversation… » Un malade, observé par M. Lélut à l’hospice de Bicêtre, « cessait d’avoir ses hallucinations quand on le changeait de salle et de voisins ; mais cette suspension ne durait guère que quelques jours ; l’halluciné, habitué bientôt aux conditions nouvelles dans lesquelles il se trouvait, retombait dans ses fausses perceptions… Chez tel halluciné, il faut des impressions très vives et qui se succèdent sans interruption, pour tenir quelques instants les hallucinations suspendues. À peine le malade est-il abandonné à lui-même, à peine a-t-on cessé de l’exciter, que le phénomène se reproduit. Chez d’autres, au contraire, la seule arrivée du médecin dans la salle suffit pour produire une assez longue suspension ». — Quand M. Baillarger vit les objets se couvrir de gaze, « c’était, dit-il, surtout dans l’obscurité et quand je cessais d’appliquer mon esprit35 ». Le même observateur, ayant pris du haschich, ne pouvait faire disparaître ses hallucinations s’il restait dans l’obscurité ; il était obligé d’allumer une lumière. — Divers malades, qui dans les ténèbres voient des figures effrayantes, des agonisants, des cadavres, sont délivrés de leurs visions sitôt qu’on allume un flambeau dans leur chambre. Une dame qui est dans ce cas est obligée depuis vingt ans d’avoir chez elle de la lumière, quand elle s’endort. Une ancienne domestique, la fille G…, « sitôt qu’elle ferme les yeux, voit des animaux, des prairies, des maisons, etc. Il m’est arrivé plusieurs fois de lui abaisser moi-même les paupières, et aussitôt elle me nommait une foule d’objets qui lui apparaissaient ». Il suffit à certaines personnes d’être dans une chambre obscure pour avoir des hallucinations. « Il n’est pas rare, dit Mueller 36, qu’on se surprenne ayant alors dans les yeux des images claires de paysages ou d’autres objets semblables. J’ai été fort sujet à ce phénomène, mais j’ai contracté l’habitude, toutes les fois qu’il se représente, d’ouvrir les yeux sur-le-champ et de les diriger sur la muraille. Les images persistent encore quelque temps et ne tardent pas à pâlir ; on les voit là où l’on tourne la tête. » Ici le remède est visible : c’est l’éveil d’une sensation contradictoire ; le fantôme pâlit et perd son extériorité, à mesure que la sensation de couleur excitée par le mur devient plus nette et plus prépondérante. — Et le remède est général ; toute secousse reporte l’attention sur les sensations réelles ; un bain froid, une douche, l’arrivée d’un personnage imposant ou inattendu les tire de leur effacement et de leur nullité, les rétablit plus ou moins et pour un temps plus ou moins long, et par suite ranime avec elles la sensation particulière qui est le réducteur spécial de l’illusion.

Dans l’été de 1832, « un gentleman de Glascow, d’habitudes dissipées37, fut saisi du choléra, mais guérit. La guérison ne fut accompagnée de rien de particulier, excepté la présence de fantômes de trois pieds de haut environ, proprement habillés de jaquettes couleur de pois verts et de culottes de la même couleur. Cette personne, étant d’un esprit supérieur et connaissant la cause des illusions, n’en prit aucune inquiétude, quoiqu’elle en fût souvent hantée. À mesure que ses forces revenaient, les fantômes apparaissaient moins fréquemment et diminuaient de grandeur, jusqu’à ce que, à la fin, ils ne furent pas plus grands que son doigt. Une nuit qu’il était assis seul, une multitude de ces Lilliputiens parurent sur la table et l’honorèrent d’une danse. Mais, comme il était occupé ailleurs et point d’humeur à jouir d’un tel amusement, il perdit patience, et, frappant rudement sur la table, il s’écria avec une violente colère : “Allez à vos affaires, impudents petits coquins ! Que diable faites-vous ici ?” Toute l’assemblée disparut à l’instant, et il n’en fut jamais incommodé. » — La maladie touchait à son terme, et tout d’un coup le vif mouvement de colère et la violente sensation du coup de poing rendirent leur prépondérance normale aux sensations visuelles que les portions de la table couverte par les Lilliputiens auraient dû donner et ne donnaient plus38.

D’autres cas montrent avec plus de détail la manière dont la sensation correctrice quitte les coulisses et rentre en scène39. Le libraire et académicien Nicolaï venait d’avoir de grands chagrins, et l’une des deux saignées qu’on lui faisait tous les ans avait été omise. « Le 24 février 1791, dit-il, à la suite d’une vive altercation, j’aperçus tout d’un coup, à la distance de dix pas, une figure de mort… L’apparition dura huit minutes. À quatre heures de l’après-midi, la même vision se reproduisit… À six heures, je distinguai plusieurs figures qui n’avaient aucun rapport avec la première… Le lendemain, la figure de mort disparut ; elle fut remplacée par d’autres figures représentant parfois des amis, le plus souvent des étrangers… Ces visions étaient aussi claires et aussi distinctes dans la solitude qu’en compagnie, le jour que la nuit, dans les rues que dans ma maison ; elles étaient seulement moins fréquentes quand fêtais chez les autres. » C’étaient des hommes et des femmes qui marchaient d’un air affairé, puis des gens à cheval, des chiens, des oiseaux ; il n’y avait rien de particulier dans leurs regards, leurs tailles, leurs habillements ; « seulement ces figures paraissaient un peu plus pâles que d’ordinaire40 ». Au bout de quatre semaines, leur nombre augmenta ; elles commencèrent à parler entre elles, à lui adresser la parole, et le plus souvent de petits discours agréables. Il distinguait fort bien ces hallucinations involontaires des images volontaires. Quand certaines figures de sa connaissance avaient ainsi passé devant lui, il essayait mentalement et de parti pris de les reproduire. « Mais, dit-il, tout, en voyant distinctement dans mon esprit deux ou trois d’entre elles, je ne pus réussir à rendre extérieure l’image intérieure… Au contraire, quelque temps après, je les apercevais de nouveau quand je n’y pensais plus. » — C’est que le réducteur spécial manquait dans l’hallucination ; au contraire, il agissait dans l’attention ordinaire et par cela seul que cette attention était ordinaire. Dans le premier cas, l’image, qui surgissait d’elle-même, spontanément, sans liaisons ni précédents visibles, avec une puissance toute personnelle et automatique, annulait le réducteur spécial : dans le second cas, l’image, qui surgissait par un effort du groupe équilibré d’idées et de désirs que nous appelons nous-mêmes, laissait le réducteur spécial faire son office. — Au bout de deux mois environ, pour suppléer à la saignée omise, on appliqua des sangsues au malade, et il vit les sensations normales reparaître, non pas subitement, mais par portions et par degrés. « Durant l’opération, dit Nicolaï, ma chambre se remplit de figures humaines de toute espèce. Cette hallucination dura sans interruption de onze heures du matin à quatre heures et demie, époque à laquelle ma digestion commençait. Je m’aperçus alors que les mouvements des fantômes devenaient plus lents. Bientôt après, ils commencèrent à pâlir ; à sept heures, ils avaient pris une teinte blanche ; leurs mouvements étaient très peu rapides, quoique leurs formes fussent aussi distinctes qu’auparavant. Peu à peu, ils devinrent plus vaporeux, parurent se confondre avec l’air, tandis que quelques parties restèrent encore visibles pendant un temps considérable. À huit heures environ, la chambre fut entièrement débarrassée de ces visiteurs fantastiques. »

Quand, dans le sommeil, au milieu d’un rêve intense, nous sommes subitement réveillés, nous éprouvons une impression plus courte, mais semblable. J’ai vu souvent alors, pendant un instant fugitif, l’image pâlir, se défaire, s’évaporer ; quelquefois, en ouvrant les yeux, un resté de paysage, un pan de vêtement semblait encore flotter sur les chenets ou sur le fond noir de l’âtre. — De même, dans la guérison de Nicolaï, les portions de mur ou de meubles couvertes par les fantômes réussissent peu à peu à faire leur effet normal. La sensation qu’elles doivent exciter en ébranlant le nerf, et de là l’encéphale, n’est plus paralysée. Cette sensation reprend d’abord une portion de son énergie et lutte à forces égales contre l’image ; car, si le fantôme est encore présent, il est vaporeux, et le meuble ou le mur est entrevu vaguement derrière lui. Bientôt un fragment de la sensation reprend toute sa prépondérance ; une jambe ou une tête de fantôme disparaît, par la réapparition du morceau de meuble qu’elle cachait. Puis la sensation tout entière se trouve restaurée et complète, les fantômes se sont évanouis, il n’en reste plus que l’image intérieure capable de fournir à la description.

On voit ici très nettement la liaison de la sensation et de l’image ; c’est un antagonisme, comme il s’en rencontre entre deux groupes de muscles dans le corps humain. Pour que l’image fasse son effet normal, c’est-à-dire soit reconnue comme intérieure, il faut qu’elle subisse le contrepoids d’une sensation ; ce contrepoids manquant, elle paraîtra extérieure. Pareillement, pour que les muscles gauches de la face ou de la langue fassent leur effet normal, il faut que les muscles droits correspondants soient intacts ; ce contrepoids manquant, la face ou la langue sont tirées du côté gauche ; la paralysie des muscles d’un côté amène de l’autre une déformation, comme l’affaiblissement ou l’extinction des réducteurs de l’image amène une hallucination.

Règle générale : Dans le même sens, et en général de sens à sens, les sensations normales se tiennent. On en a vu des preuves nombreuses dans les cas cités. Quand l’attention se reporte sur une sensation normale, c’est-à-dire quand cette sensation reprend sa prépondérance ordinaire, il y a des chances pour que les autres sensations annulées reprennent aussi leur ascendant. Le malade que la clarté d’une bougie délivre à l’instant de ses illusions, le malheureux dont les voix se taisent lorsque la conversation devient intéressante, l’aliéné qu’une brusque affusion d’eau froide ramène à son bon sens, sont guéris pour un temps plus ou moins long par l’énergie plus ou moins durable restituée au réducteur spécial. Pareillement, dans une paralysie faciale, le visage déformé par la rétraction des muscles gauches reprend sa forme ordinaire, si l’application de l’électricité rend peu à peu leur force aux muscles droits.

Par une conséquence des mêmes principes, on obtient en d’autres cas la guérison par un procédé inverse : ce sont ceux où le malade est poursuivi, non pas d’hallucinations, c’est-à-dire d’images capables d’annuler la sensation normale qui devrait leur faire contrepoids, mais d’illusions, c’est-à-dire d’images provoquées par la sensation normale, et si fortes, si précises, si absorbantes, qu’une sensation extérieure effective n’aurait pas un plus grand ascendant. Il suffit souvent que le sujet soit dans un état d’excitation et d’attente pour qu’une sensation, qui, s’il était calme, serait accompagnée d’images médiocrement vives, communique aux images cette netteté et cette énergie extraordinaires41. « Tout l’équipage d’un navire fut effrayé par le fantôme du cuisinier qui était mort quelques jours auparavant. Tous le virent distinctement. Il allait sur l’eau en boitant de la façon tout à fait particulière à laquelle auparavant on le reconnaissait, car une de ses jambes était plus courte que l’autre. Un peu après, il se trouva que ce cuisinier si parfaitement reconnu était un débris flottant d’un vieux navire naufragé. » Ces marins superstitieux, qui avaient présente et récente dans l’esprit l’image de leur camarade et de sa démarche, avaient tous eu, sans se concerter, la même illusion à l’aspect des mouvements inégaux de l’épave, et, pour bâtir, leur imagination avait trouvé un fondement dans une sensation.

Ce que la crédulité avait fait, la maladie peut le faire. On voit des aliénés qui, léchant un mur, croient sentir la saveur d’oranges délicieuses, ou qui, mangeant un fruit sain, le trouvent infect et empoisonné, qui, regardant une personne, la prennent avec persistance pour une autre, qui voient les meubles de leur chambre remuer, grandir, prendre une figure fantastique et effrayante42 Dans ce cas, il arrive souvent qu’en supprimant la sensation normale qui est le point de départ de l’illusion, on supprime l’illusion elle-même, et le réducteur spécial se rencontre non plus dans la prédominance, mais dans l’absence de toute sensation43. « D…, âgé de soixante-quinze ans, sain d’esprit, rentre un jour chez lui, effrayé de mille visions qui le poursuivent. De quelque côté qu’il regarde, les objets se transforment en spectres qui représentent tantôt des araignées monstrueuses qui se dirigent vers lui pour boire son sang, tantôt des militaires avec des hallebardes. On le saigne au pied : les visions persistent, accompagnées d’insomnies opiniâtres ; on lui applique un bandeau sur les yeux ; aussitôt elles cessent, et reviennent dès qu’on ôte le bandeau, jusqu’à ce que le malade le garde sans interruption pendant toute une nuit et une partie du jour. À partir de ce moment, le malade ne vit ces fantômes qu’à de longs intervalles, et au bout de quelques jours ils disparurent complètement. Le malade n’a pas eu de rechute. » Ici, au lieu de fortifier le réducteur spécial, on a supprimé l’excitateur spécial, et obtenu le même succès par un moyen opposé.

Dans une observation très curieuse faite par le Dr Lazarus sur lui-même, on voit non moins nettement comment la sensation excitatrice, tour à tour présente ou absente, provoque et supprime tour à tour l’illusion.

« Par une après-midi bien claire, j’étais sur la terrasse du Kaltbad au Rigi, cherchant à l’œil nu le Waldbruder, un rocher qui s’élance du milieu du gigantesque mur des montagnes environnantes, au sommet desquelles on aperçoit comme une couronne les glaciers de Titlis, d’Uri-Rothstock, etc. Je regardais tour à tour avec l’œil nu et avec la lunette d’approche ; je le reconnaissais très bien avec la lunette, mais je ne pouvais le distinguer avec l’œil nu. Pendant une durée de six à dix minutes, j’avais tendu mon regard vers les montagnes dont la couleur, selon les diverses altitudes et profondeurs, flottait entre le violet, le brun et le vert sombre, et je m’étais en vain fatigué lorsque je cessai et m’en allai. Au même instant, je vis (je ne puis me rappeler si c’est avec les yeux ouverts ou fermés) un de mes amis absents, comme un cadavre, devant moi. — Je dois remarquer ici que, depuis beaucoup d’années, j’avais l’habitude de noter par écrit tout groupe de représentations qui, en songe ou pendant la veille, surgissait avec une force, une précision, une netteté particulières et s’imposait à moi avec cette sorte de vivacité qui fait considérer une telle représentation comme un pressentiment. Je dois de plus faire observer que jamais je n’ai eu le bonheur de voir un de ces pressentiments s’accomplir, quoique souvent les miens fussent aussi soudains, aussi clairs, aussi inexplicables en apparence qu’on peut le souhaiter. En outre, ce qui se comprend très bien chez un psychologue, j’ai contracté l’habitude de remonter en arrière après ces incidents et de suivre à partir d’eux tout le courant des représentations antécédentes. Assez souvent, j’ai réussi à expliquer, par les lois connues de l’association des idées, comment le pressentiment avait pu s’insérer dans la série des pensées que j’avais alors.

« Dans l’occasion dont il s’agit, je me fis donc aussitôt cette question : comment en suis-je venu à penser à mon ami absent ? — Quelques secondes s’étant écoulées, je ressaisis le fil de mes pensées, qui avait été rompu par ma recherche du Waldbruder, et, avec la plus grande facilité, je trouvai que l’idée de mon ami, par une nécessité très simple, avait dû s’introduire dans la chaîne de mes pensées. Le soutenir que j’avais eu de lui se trouvait ainsi expliqué naturellement. — Mais il y avait en plus cette circonstance qu’il m’était apparu comme un cadavre. Pourquoi cela ? — En ce moment, soit pour mieux réfléchir, soit parce que mes yeux étaient fatigués, je fermai les yeux, et tout d’un coup je vis tout le champ de ma vue, sur une étendue considérable, couvert de la même couleur cadavérique, le gris jaune-vert. Aussitôt je considérai cela comme le principe de l’explication cherchée, et j’essayai de me représenter aussi d’autres personnes, par la mémoire. Et de fait, celles-ci également m’apparurent comme des cadavres ; debout, assises, comme je les voulais, elles avaient aussi une couleur de cadavre. — Du reste, toutes les personnes que je voulais voir ne m’apparaissaient pas à l’état de fantômes sensibles ; de plus, les yeux ouverts, je ne voyais plus les fantômes, ou du moins je ne les voyais que s’évanouissant et indéterminés de couleur. — Je cherchai alors comment les fantômes des personnes se comportaient par rapport au champ visuel environnant et semblablement coloré, par quoi étaient tracés leurs contours, si le visage et les portions habillées étaient différents. Mais il était déjà trop tard, ou bien l’influence de la réflexion et de l’examen était trop puissante ; tout pâlit subitement, et le phénomène subjectif qui aurait pu durer encore quelques minutes avait disparu. — On voit clairement qu’ici un souvenir interne surgissant selon les lois de l’association s’était uni avec une sensation consécutive de la vue. L’excitation excessive de la périphérie du nerf optique, je veux dire la longue sensation préalable que mes yeux avaient eue en contemplant la couleur de la montagne, avait provoqué par contrecoup une sensation subjective et durable, celle de la couleur complémentaire ; et mon souvenir incorporé à cette sensation subjective était devenu le fantôme à teinte cadavérique que j’ai décrit44. »

On constate dans ce cas singulier l’effet maladif de la sensation. Présente, elle accroissait la force et la netteté d’une vague représentation ordinaire jusqu’à en faire un fantôme sensible. Absente, elle diminuait la force et la netteté de ce fantôme sensible jusqu’à le ramener à l’état ordinaire, c’est-à-dire à l’état de vague représentation.

Ainsi, dans tous les procédés par lesquels on combat l’exagération des images, il ne s’agit jamais que de rétablir un équilibre, non pas celui d’une balance où les deux plateaux sont de niveau, mais celui d’une balance où l’un des plateaux est plus bas que l’autre. À l’état normal de veille, le premier, qui contient les sensations proprement dites, est le plus pesant ; le second plateau, moins pesant, contient les images proprement dites. Au premier instant, à l’état normal, les deux plateaux sont sur la même ligne ; mais tout de suite le premier, plus pesant, emporte l’autre, et nos images sont reconnues comme intérieures. Parfois, dans la maladie, un poids passe du premier plateau dans le second qui emporte le premier, et nous avons une hallucination proprement dite ; alors on est obligé de remettre de nouveaux poids, c’est-à-dire des sensations nouvelles, dans le premier, pour lui prendre sa prépondérance. Parfois ainsi un fil accroche un poids du second plateau à un poids du premier ; le premier ne peut plus descendre, et nous avons une illusion proprement dite ; le moyen précédent n’est plus de mise, ce serait vainement qu’on ajouterait de nouveaux poids ; il faut ôter du premier plateau le poids qui par son fil maintient de niveau les deux plateaux malgré l’inégalité de leurs charges. Dans le premier cas, on rétablit l’état normal en ajoutant des poids, dans le second en en retirant.

V

Mais ce ne sont point là les seuls procédés efficaces ; car, outre les poids constitués par les sensations, il y en a d’autres plus légers, qui néanmoins suffisent ordinairement et dans l’état de santé pour ôter à l’image son extériorité ; ce sont les souvenirs. Ces souvenirs sont eux-mêmes des images, mais coordonnées et affectées d’un recul qui les situe sur la ligne du temps ; on en verra plus tard le mécanisme. Des jugements généraux acquis par l’expérience leur sont associés, et tous ensemble ils forment un groupe d’éléments liés entre eux, équilibrés les uns par rapport aux autres, en sorte que le tout est d’une consistance très grande et prête sa force à chacun de ses éléments. — Chacun peut observer sur soi-même la puissance réductrice de ce groupe. Il m’est arrivé il y a quelques jours, dans un rêve parfaitement net et bien suivi, de faire une sottise ridicule et énorme ; impossible de l’écrire ; supposez à la place quelque chose de moindre, par exemple ôter gravement ses bottes et les poser sur la cheminée à la place de la pendule. C’était dans un salon que j’aime beaucoup ; j’en voyais distinctement les principaux hôtes, leurs habits, leurs attitudes ; je leur parlais ; la scène avait été longue, et l’impression si forte que j’aurais pu, un quart d’heure après, la conter dans tous ses détails ; j’étais mal à l’aise, et je sentais ma sottise en me demandant comment je pouvais la réparer. — À ce moment, le réveil commença et dura environ deux ou trois minutes. Les yeux étaient encore fermés, mais probablement, à la suite de quelque sensation de froid ou de mouvement réel, la conscience ordinaire renaissait, quoique faiblement. Je fus d’abord étonné d’avoir fait cette gaucherie monstrueuse ; en d’autres termes, le souvenir vague de mes actions précédentes surgissait et se trouvait en opposition avec le rêve ; ce souvenir se précisa et en amena d’autres ; la ligne du passé se reformait, et, en même temps, au fur et à mesure, la sottise rêvée, ne trouvant de place pour se loger, disparaissait ; s’évaporait. Puis vint ce jugement fondé sur des idées générales : « C’est un rêve. » A l’instant, et définitivement, l’image ridicule se distingua et se sépara des souvenirs affirmés, pour rentrer dans la région des purs fantômes. Je n’avais pas encore ouvert les yeux ; la sensation des objets présents n’avait pas fait son office, du moins elle ne l’avait fait que pour ranimer les souvenirs ordinaires et les jugements généraux ; c’étaient ces jugements et ces souvenirs qui, par la fixité de leur ordre et par la cohérence de leur groupe, avaient opéré la réduction nécessaire et vaincu la tendance naturelle par laquelle l’image nous fait illusion.

Il y a des cas où cette répression est beaucoup plus lente. M. Baillarger rêva une nuit que telle personne était nommée directeur d’un certain journal ; le matin, il croyait la chose vraie et en parla à plusieurs personnes, qui apprirent la nouvelle avec intérêt ; toute la matinée, l’effet du rêve persista, aussi fort que celui d’une sensation véritable ; vers, trois heures seulement, comme il montait en voiture, l’illusion se dissipa ; il comprit qu’il avait rêvé ; ainsi le groupe réducteur n’avait repris son ascendant qu’au bout d’une demi-journée. — À cet égard, la minutie et l’intensité d’une image volontaire ont parfois la même puissance que le rêve. On en trouve plusieurs exemples dans la vie de Balzac, de Gérard de Nerval, d’Edgar Poe et d’autres grands artistes. Un jour, Balzac décrit avec enthousiasme chez Mme Delphine Gay un superbe cheval blanc qu’il veut donner à Sandeau ; quelques jours après, il croit l’avoir donné effectivement, en demande des nouvelles à Sandeau lui-même ; probablement, devant l’étonnement et les dénégations de son ami, il cessa de croire à son cadeau.

D’autres fois, le groupe réducteur affaibli ne suffit pas pour réprimer une image même ordinaire. « Un vieillard, dit M. Maury, avait beaucoup voyagé, mais lu encore plus de voyages qu’il n’en avait fait. Les souvenirs de ses pérégrinations et de ses lectures avaient fini par complètement se confondre ; et tout cela se présentait à la fois à son esprit, lorsqu’il était étendu sur sa chaise longue ; il vous racontait gravement tout ce qu’il avait lu. Il vous disait par exemple qu’il avait été aux Indes avec Tavernier, aux îles Sandwich avec Cook, et que de là il était revenu à Philadelphie, où il avait servi sous Lafayette. Ce dernier fait était vrai. » L’idée de la chronologie et de l’ordre des siècles s’était effacée et ne faisait plus son office habituel.

À chaque instant, les personnes d’imagination vive sont obligées de faire les réductions que ce vieillard ne faisait plus ; l’ordre général de leurs souvenirs, fortifié par l’adjonction de quelque remarque nouvelle, y suffit le plus souvent. Mais quand une image, acquérant une intensité extraordinaire, annule la sensation particulière qui est son réducteur spécial, l’ordre des souvenirs a beau subsister et les jugements ont beau se produire, nous avons une hallucination ; à la vérité, nous nous savons hallucinés, mais l’image n’en paraît pas moins extérieure ; nos autres sensations et nos autres images forment encore un groupe équilibré, mais ce réducteur est insuffisant, car il n’est pas spécial45. — « Le docteur Gregory était allé dans le Nord par mer pour visiter une dame, sa proche parente, à qui il s’intéressait vivement et qui était dans un état avancé de consomption. En revenant de cette visite, il avait pris une dose modérée de laudanum pour empêcher le mal de mer, et il était sur une couche dans la cabine, quand la figure de la dame apparut devant lui d’une façon si distincte que sa présence actuelle n’eût pas été plus vive. Il était tout à fait éveillé et sentait pleinement que c’était un fantôme produit par l’opium en même temps que par son intense sentiment intérieur ; mais il fut incapable par aucun effort de bannir la vision. » En effet, la sensation qu’aurait dû produire en lui la paroi grise de la cabine était annulée pour toute la surface que paraissait couvrir ce fantôme, et il est bien clair qu’un raisonnement n’a pas l’effet d’une sensation. — Beaucoup de circonstances organiques ou morales, l’action du haschich46, du datura, de l’opium, le voisinage de l’apoplexie, diverses maladies inflammatoires, diverses altérations cérébrales, bref une quantité de causes plus ou moins éloignées ou prochaines peuvent ainsi fortifier telle image ou telle série d’images jusqu’à annuler la sensation spéciale répressive, et partant amener l’hallucination. — Mais, si dans tous ces cas l’illusion circonscrite par les réducteurs secondaires est à la fin détruite par le réducteur spécial, on rencontre un plus grand nombre de cas où le contraire arrive. Très souvent, les malades, après avoir admis plus ou moins longtemps que leurs fantômes n’étaient que des fantômes, finissent par les croire réels, au même titre que les personnes et les objets qui les entourent, avec une conviction absolue, sans qu’aucune expérience personnelle ou aucun témoignage étranger puisse les arracher à leur erreur. Dès lors, les réducteurs du second ordre sont annulés aussi bien que le réducteur spécial ; l’image prépondérante, après avoir paralysé la sensation contradictoire des autres images normales, provoque les idées délirantes et les impulsions déraisonnables. L’halluciné est fou ; la perte d’équilibre locale a peu à peu entraîné une perte d’équilibre générale et croissante, comme la paralysie des muscles à droite, après avoir provoqué la rétraction et la difformité du visage à gauche, peut, par contagion, altérer les fonctions attenantes et porter la maladie dans tout le corps.

Là-dessus, les exemples abondent ; j’en choisis un rapporté par le Dr Lhomme, qui montre avec détail tous les stades de cette transformation spontanée et jette de grandes lumières sur le mécanisme de l’esprit.

Au mois de mars 1862, le gendarme S… est de service pour une exécution capitale. Il est de garde pendant une partie de la nuit auprès du condamné, assiste à la toilette, et, au moment de l’exécution, se trouve à quelques pas de l’échafaud. La tête tombée, il voit l’exécuteur la prendre pour la mettre dans le panier… Il déclare qu’il a eu alors une émotion très profonde ; au moment où il a vu arriver le condamné, le cou nu et dépouillé de ses vêtements, il a été pris d’un tremblement nerveux qu’il n’a pu maîtriser, et, longtemps après l’exécution, l’image de cette tête sanglante qu’il a vu jeter dans le panier le poursuivait sans cesse.

Quelque temps après, causant avec son maréchal des logis, il lui dit qu’il n’a pas bonne opinion des protestants. « Celui-ci me répondit que j’avais tort, qu’il y avait parmi eux de très honnêtes gens et même des personnes d’un rang élevé, et il me cita le ministre de la guerre lui-même. Je restai préoccupé de cette conversation, et il me vint à la pensée que mon maréchal des logis pourrait bien faire un rapport contre moi au ministre de la guerre. Quelques jours après, je rêvais qu’en effet j’étais condamné à mort par ordre du ministre, sans avoir passé en jugement. Dans mon rêve, je me voyais tout garrotté, et l’on me poussait vers la guillotine en me roulant comme un tonneau. Je fus très vivement impressionné de ce rêve. Je le racontai à un de mes camarades, qui se moqua de moi, mais il me revenait très souvent à l’esprit. »

Le 1er août, allant de Sancerre à Sancergues, il s’enivre, arrive trop tard, trouve la gendarmerie fermée. Le lendemain, le maréchal des logis lui dit qu’il fera un rapport au lieutenant sur ce retard. — Le 2 août, il est « un peu triste, sans être malade ». Le 3 août, dit-il, « quoique j’eusse bien dormi, je ne me sentais pas comme à l’ordinaire, je pensais à mon rêve…, et, en me rendant à la porte pour faire mon service de planton, il me semblait que tout le monde me regardait d’un air singulier, et que j’entendais mes camarades et d’autres personnes chuchoter que j’allais être guillotiné ».

Ce soir-là, il se couche à onze heures, après avoir nettoyé ses effets pour la manœuvre du lendemain. « Il y avait peut-être vingt minutes que j’étais couché, je ne dormais pas encore, quand j’entendis du bruit dans la pendule placée sur ma cheminée, puis une voix qui en sortait et qui me disait : “Tu partiras, tu partiras ; dans deux jours, on te coupera le cou ; c’est ta tête, c’est ta tête qu’il nous faut.” » Il se lève précipitamment, regarde dans la pendule, n’y trouve rien, croit que c’est une plaisanterie de ses camarades, il cherche une partie de la nuit ; à quatre heures du matin, il se lève, n’ayant pas dormi, et part pour la manœuvre, sans parler à personne de la voix qu’il avait entendue, « et croyant toujours que c’était une farce de ses camarades ». De retour, il est fatigué et pourtant ne peut manger, nettoie ses effets ; le soir, il ne sent aucune envie de dormir, et ne se couche qu’à une heure du matin. À peine au lit, il entend la même voix et les mêmes paroles sortir de la pendule. « Alors je me suis levé et n’ai cessé de me promener, bien convaincu qu’on m’exécuterait le lendemain matin et que c’était pour cela que le lieutenant était attendu à Sancergues. »

Il se lève de bonne heure, descend. « Après s’être étonné de ce que j’étais déjà prêt, le maréchal des logis a parlé à voix basse à mes camarades, et il m’a semblé entendre qu’il leur disait : vos carabines sont bien chargées, veillez sur lui et ne le laissez pas se sauver. »

Là-dessus, il va chercher son cheval et se sauve au galop sans savoir où, finit par trouver un bois, descend, se cache dans un fourré, charge ses armes pour se défendre, puis se résout à se tuer, ôte ses bottes pour faire partir avec son pied la détente de son mousqueton, se met à genoux, afin de faire d’abord une prière. « Je fus aussitôt interrompu par l’apparition d’une figure à grande barbe qui disparut aussitôt que je la mis en joue, et, à trois reprises différentes, je fus interrompu par la même apparition ou par des figures de polichinelle qui disparaissaient quand je voulais tirer, dessus. Je voyais aussi des demoiselles avec des crinolines danser sur les arbres au-dessus de ma tête. »

Les autres gendarmes arrivent ; il les menace de tirer sur eux, essaye d’ôter son pantalon blanc pour mieux se cacher, entend ses camarades revenir, tire sur le premier qui se présente et tente de se sauver ; il est pris. « Bien convaincu qu’ils allaient me conduire au supplice, je criais à l’assassin ; il m’a même semblé à plusieurs reprises voir un gendarme tirer son couteau de sa poche pour me l’enfoncer dans le ventre, et mes cris redoublaient. » Attaché et gardé à vue, il ne dort pas de toute la nuit. « J’entendais constamment des voix de femmes qui disaient : Est-ce malheureux, ce pauvre garçon ! Il faut qu’il soit guillotiné dans deux heures. Il faut que sa tête soit rendue à Paris à six heures. Le maréchal des logis a reçu le panier pour la mettre. Toute la journée et toute la nuit du 6 se sont passées dans les mêmes idées, sans que je pusse prendre un instant de repos ni aucune espèce de nourriture. Ce n’est que dans la journée du 7 que, m’étant jeté sur mon lit, j’ai pu dormir quelques instants. À mon réveil, je me suis senti la tête complètement débarrassée, tout en me rappelant parfaitement ce qui s’était passé. J’ai témoigné à mes camarades tous mes regrets de ce que j’avais fait et me suis informé tout de suite de l’état de celui que j’avais blessé. » À partir de ce moment, les hallucinations ont cessé, la raison de S… est intacte ; aucun trouble ne s’y produit, il est calme et sérieux pendant tout son séjour à l’asile des aliénés ; ensuite il est réintégré dans la brigade de gendarmerie, et, depuis ce moment, il fait très régulièrement son service.

Peu d’exemples sont plus instructifs ; on y suit l’hallucination depuis sa première origine jusqu’à son achèvement et sa guérison. L’abcès mental commence par une image terrible accompagnée d’une émotion extrême. — L’image renaît incessamment et devient obsédante. — Elle s’accroche à l’idée du moi, et S… imagine un cas où il pourrait bien être lui-même en danger. — Cet accroc devient définitif, et, en rêve, il se voit conduit à la guillotine. Le rêve lui revient pendant la veille. À la suite d’une faute, il surgit plus fort. — Les paroles mentales par lesquelles il l’exprime deviennent un chuchotement de ses camarades, puis une voix de la pendule. — La voix recommence, et la conviction se fait. — Des hallucinations désordonnées de la vue, puis du toucher, se surajoutent. — Pendant trente heures, les voix continuent, et l’hallucination auditive est au maximum. — Puis il est soudain débarrassé, comme si l’abcès mental, arrivé à maturité, s’était de lui-même ouvert47.

VI

On peut, d’après ces exemples, se former une idée de notre machine intellectuelle. Il faut laisser de côté les mots de raison, d’intelligence, de volonté, de pouvoir personnel, et même de moi, comme on laisse de côté les mots de force vitale, de force médicatrice, d’âme végétative ; ce sont des métaphores littéraires ; elles sont tout au plus commodes à titre d’expressions abréviatives et sommaires, pour exprimer des états généraux et des effets d’ensemble. Ce que l’observation démêle au fond de l’être vivant en physiologie, ce sont des cellules de diverses sortes, capables de développement spontané, et modifiées dans la direction de leur développement par le concours ou l’antagonisme de leurs voisines. Ce que l’observation démêle au fond de l’être pensant en psychologie, ce sont, outre les sensations, des images de diverses sortes, primitives ou consécutives, douées de certaines tendances, et modifiées dans leur développement par le concours ou l’antagonisme d’autres images simultanées ou contiguës. De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes, et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet. Chaque image est munie d’une force automatique et tend spontanément à un certain état qui est l’hallucination, le souvenir faux, et le reste des illusions de la folie. Mais elle est arrêtée dans cette marche par la contradiction d’une sensation, d’une autre image ou d’un autre groupe d’images. L’arrêt mutuel, le tiraillement réciproque, la répression constituent par leur ensemble un équilibre ; et l’effet que l’on vient de voir produit par la sensation, correctrice spéciale, par l’enchaînement de nos souvenirs, par l’ordre de nos jugements généraux, n’est qu’un cas des redressements perpétuels et des limitations incessantes que des incompatibilités et des conflits innombrables opèrent incessamment dans nos images et dans nos idées. Ce balancement est l’état de veille raisonnable. Sitôt qu’il cesse par l’hypertrophie ou l’atrophie d’un élément, nous sommes fous, en totalité ou en partie. Lorsqu’il dure au-delà d’un certain temps, la fatigue est trop forte, nous dormons ; nos images ne sont plus réduites et conduites par les sensations antagonistes venues du monde extérieur, par la répression des souvenirs coordonnés, par l’empire des jugements bien liés ; dès lors, elles acquièrent leur développement complet, se changent en hallucinations, s’ordonnent librement suivant des tendances nouvelles ; et le sommeil, si peuplé de rêves intenses, est un repos, parce que, supprimant une contrainte, il amène un relâchement.

Mais en même temps le lecteur a pu constater la nature de l’image. Pour cela, il faut qu’il reste au point de vue où provisoirement nous nous sommes placés. Nous n’entrons pas encore dans la physiologie, nous nous confinons dans la psychologie pure. Nous ne parlons point des nerfs, de la moelle ou du cerveau. Nous laissons de côté l’ébranlement inconnu qui, au contact d’un objet extérieur, atteint le bout extérieur du nerf, se transmet à la moelle, arrive à la protubérance, rayonne dans les circonvolutions, persiste dans les centres nerveux, et plus tard s’y renouvelle. Nous n’examinons point le lien qui le joint à la sensation et à l’image. Nous observons l’homme, non par le microscope et le scalpel, mais par cette vue intérieure qu’on appelle conscience, et nous comparons directement l’image et la sensation. — Dans cette enceinte bornée et dans ce sens précis, on vient de voir que l’image, avec des stimulants physiques différents et un réducteur spécial, a la même nature que la sensation. Elle est la sensation elle-même, mais consécutive ou ressuscitante, et, à quelque point de vue qu’on la considère, on la voit coïncider avec la sensation. — Elle fournit aux mêmes combinaisons d’idées dérivées et supérieures : le joueur d’échecs qui joue les yeux fermés, le peintre qui copie un modèle absent, le musicien qui d’après son cahier entend une partition, portent les mêmes jugements, font les mêmes raisonnements, éprouvent les mêmes émotions que si l’échiquier, le modèle, la symphonie frappaient leurs sens. Elle provoque les mêmes mouvements instinctifs et les mêmes sensations associées : l’homme à qui l’on présente un mets dégoûtant, qui va subir une opération chirurgicale, qui se rappelle un accident douloureux ou terrible, frémit, sue, a la nausée, par la seule présence de l’image, comme par la présence de la sensation elle-même. — Quoique ordinairement fragmentaire, fugitive et plus faible, elle atteint en plusieurs cas, dans l’extrême concentration de l’attention excessive, dans les émotions violentes et subites, au voisinage immédiat de la sensation correspondante, la plénitude de détails, la netteté, l’énergie, la persistance de la sensation. — Enfin, prise en elle-même, et affranchie de la réduction que lui impose son correctif spécial, elle acquiert l’extériorité apparente, dont le manque, même à son maximum d’intensité, la distingue ordinairement de la sensation ; elle l’acquiert pour un moment imperceptible dans la plupart des cas ; elle l’acquiert pour quelques secondes ou minutes en certains exemples authentiques ; elle l’acquiert pour plusieurs heures, jours ou semaines, dans le demi-sommeil, le sommeil complet, l’extase, l’hypnotisme, le somnambulisme, l’hallucination, dans les troubles provoqués par l’opium et le haschich, en diverses maladies cérébrales ou mentales ; et elle l’acquiert avec ou sans lésion, avec lésion partielle ou totale de l’équilibre normal qui maintient ensemble les autres idées et les autres images. — On peut donc la définir une répétition ou résurrection de la sensation, tout en la distinguant de la sensation, d’abord par son origine, puisqu’elle a la sensation pour précédent, tandis que la sensation a pour précédent l’ébranlement du nerf, ensuite par son association avec un antagoniste, puisqu’elle a divers réducteurs, entre autres la sensation correctrice spéciale, tandis que la sensation elle-même n’a pas de réducteur.

Arrivés là, nous comprenons sa nature ; en ressuscitant la sensation, elle la remplace ; elle est son substitut, c’est-à-dire une chose différente à certains égards, semblable à d’autres, mais de telle façon que ces différences et ces ressemblances soient des avantages. On verra plus tard quels sont ces avantages. Des images d’un certain genre constituent les souvenirs, c’est-à-dire la connaissance des événements passés. Des images associées aux sensations des divers sens, et particulièrement de la vue et du toucher, constituent les perceptions acquises, c’est-à-dire tout ce qui dans la connaissance des objets individuels extérieurs dépasse la sensation actuelle brute. Des images d’un certain genre et associées d’une certaine façon constituent les prévisions, c’est-à-dire la connaissance des événements futurs. — De même que la connaissance des qualités générales n’est possible que par la substitution des signes aux perceptions et aux images, de même la connaissance soit des événements futurs ou passés, soit des propriétés groupées qui composent chaque objet individuel extérieur, n’est possible que par la substitution des images aux sensations. — Dans les deux cas, la nature emploie le même procédé pour aboutir au même effet, et la psychologie répète ici la physiologie. Comme on voit dans l’histoire de la respiration ou de la locomotion un élément organique devenir, par une légère modification, l’instrument d’une fonction plus compliquée, puis, par une seconde modification surajoutée, exécuter une fonction supérieure ; de même, dans l’histoire de l’intelligence, on voit un élément psychologique fournir par une petite modification à des opérations très étendues, puis, par une seconde modification superposée, accomplir des opérations si complexes, si délicates et si nombreuses qu’elles semblaient pour toujours devoir rester au-delà de sa portée.