(1913) Les idées et les hommes. Première série pp. -368
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(1913) Les idées et les hommes. Première série pp. -368

À Monsieur Francis Charmes.

Préface

Les chapitres de ce volume ont paru d’abord, — les six derniers, au gré des circonstances, dans la Revue de Paris, le Nineteenth Century et le Figaro, — les douze premiers, dans la Revue des Deux Mondes, de mois en mois, depuis le 1er octobre 1912. Ceux-ci, par leur continuité même, font un ensemble ; et je souhaite qu’on y aperçoive quelque unité, une intention nette, au moins une opinion réfléchie et fidèlement observée sur le rôle et sur les devoirs de la critique.

Pour ce qui est du titre, Les Idées et les Hommes, on me permettra de citer quelques lignes de la préface que j’ai donnée, en 1911, à L’Homme qui a perdu son moi, un roman :

De même que dans mes précédents écrits, j’ai tâché de mettre ici en contact les pures idées et les âmes qui les reçoivent, qui font d’elles la règle de leur vie et, pour cela, ne manquent pas de les altérer. Si j’avais mon exégète ou mon commentateur, et si je le méritais, il indiquerait sans doute que tel, au surplus, est l’objet de tous mes livres : la rencontre des idées et des âmes.

« Historien, j’aurais montré comment l’humanité est occupée, tout au long des siècles, à détourner de leur véritable signification les idées que les princes de l’intelligence trouvent, répandent et livrent ainsi à des tribulations inquiétantes… »

Le romancier, qui étudie la réalité concrète et sa confusion, voit les idées aux prises avec toutes leurs difficultés. Le critique, qui examine les livres où elles ont leur épiphanie, les voit telles qu’elles sont nées, quelques-unes infirmes déjà, d’autres belles et valeureuses, et quelques-unes mourantes déjà, d’autres qui vont commencer leur magnifique et terrible aventure.

I. Les devoirs de la critique

On voit, sur d’anciens vitraux, Charlemagne rouge et bleu, couronné d’or et transparent, qui inspecte son école palatine. Il a rangé à sa droite les bons élèves et, à sa gauche, les mauvais. Il l’a fait avec décision ; et il n’a gardé devant lui, dans l’incertitude, personne.

Pour la vivacité de son coup d’œil et la netteté de son choix, l’empereur à la barbe fleurie, déjà pourvu du patronat des écoliers, mérite d’être institué prince de la critique. Sa forte image est un emblème des vertus que cet art exige.

Un critique doit juger les livres qu’on lui présente, les déclarer bons ou mauvais. Autrement, il omet sa tâche principale, qui est de séparer, de trier : l’étymologie le veut ; et il y a de l’impertinence, il y a de la révolte et enfin tous les signes de la fureur, à pécher contre l’étymologie.

La rudesse de la besogne a rebuté de charmants esprits. Ils craignirent de se donner l’air de régents, considérèrent qu’entre le bien et le mal les nuances sont infinies, montrèrent que le doute est l’attitude même de la sagesse ; et, autour des livres, ils badinèrent joliment.

Je crois, si élégant que fût leur jeu, qu’ils avaient tort ; mais aussi je crois qu’ils ont rendu de grands services. Ils réagissaient contre la rigueur d’une critique un peu intempérante et qui affichait la prétention d’être une science, avec sa méthode, avec ses lois et avec son dogmatisme.

Ils l’ont inclinée à plus de modestie.

Charlemagne va trop vite. Il est vrai qu’il a, pour le temps qu’il économise, un bel emploi ; et puis le savant Alcuin l’a guidé. Il va trop vite, cependant. Parmi les jeunes garçons qu’il avait mis brusquement à sa gauche, ne lui poussa-t-il pas des capitaines ?…

Il faut que la critique soit extrêmement attentive, inquiète et complaisante.

Un livre neuf et qui lui arrive tout frais de pensée et d’encre, les feuillets attachés, les pages invisibles encore, un livre neuf est un mystère qu’on n’aborde pas sans respect, sans alarme. Souvent, on est dupe et le mystère ne valait pas tant de cérémonie. Qu’importe, il sied de l’avoir accueilli avec prudence et politesse.

Un livre neuf a quelque chose de timide, a quelque chose d’incertain, de pareil aux fleurs de printemps qui ne mûrissent pas en fruits, si l’on n’a point favorisé leur tentative périlleuse. Que de livres se sont fanés, pour n’avoir pas eu autour d’eux une atmosphère bienveillante ! Ils ont disparu. On les retrouve quelquefois, mais desséchés, trop tard pour ranimer leur sève. Que de scrupule on éprouve à remarquer, aux lignes de leurs petits cadavres, qu’ils étaient beaux et qu’ils auraient vécu amplement !

Un livre neuf, et qui n’est que l’idée de son auteur, une idée qui n’a point habité les têtes nombreuses d’une époque, ne possède pas toute sa signification. Je veux dire qu’on ne le comprend pas tout entier ; mais surtout je veux dire que lui-même ne contient pas, dès ce moment, ce qui sera son opulente richesse. L’Énéide fut d’abord le poème de la grandeur romaine ; et les adolescents de Rome y découvrirent les motifs de leur juste orgueil. Dante Alighieri eut d’autres raisons pour élire le Mantouan comme son maître aux enfers. Et nous aimons dans Virgile ce que nos pères n’y voyaient pas, ce qui n’était pas là, ce qui maintenant y est.

On ne rencontre pas l’Énéide à chaque instant, parmi les livres qui affluent. Mais le plus simple a besoin de vivre avant de raconter toute son histoire.

Aussi convient-il de lui accorder confiance et de l’aider. Si vous le méconnaissez, vous le tuez en quelque manière.

Une critique désinvolte et qui a bientôt fait de condamner ce qu’elle n’a pas regardé très soigneusement est meurtrière ; et détestons-la. Cette folle commet de menus crimes avec une étourderie pleine d’entrain.

Pour éviter ces inconvénients, pour n’être pas coupable de ces méfaits, si la critique est pusillanime, tant pis. C’est dommage. Elle n’accomplit pas tout son devoir.

Du moins, elle ne nuit pas. Et elle a encore un excellent rôle à jouer. Elle omet ce qu’elle aurait à blâmer ; ce qu’elle a goûté, elle le signale. Et elle annonce le plaisir que proposent les nouveaux livres à tout venant : plaisir de toute sorte, un sentiment ingénieux, la mélodie adroite d’une phrase, la grâce d’un dialectique ; plaisir qu’elle a eu peur de discuter et qu’elle s’est hâtée de prendre.

Il y a, dans cette critique, une agréable mollesse, une volupté de l’intelligence à laquelle on cède volontiers. Il y a même, dans cette critique, une judicieuse entente de ce qu’est l’art, en son essence véritable : un amusement ou, selon Bossuet, une concupiscence de l’esprit.

Certains érudits parlent d’une musique, d’un tableau ou d’un poème comme ils traiteraient un problème de géométrie, par exemple, — si la géométrie elle aussi n’avait pas de quoi égayer l’imagination, — bref, avec une singulière froideur. Ce sont des ascètes, involontairement. Ils se privent de toute la joie que prodigue l’art et sans laquelle l’art n’est quasi rien.

À tant de renoncement, je préfère la légèreté des Épicuriens que j’indiquais et la facilité de leur contentement.

 

Mais la critique voluptueuse ne suffit pas. Elle a choisi la bonne part : la bonne part lui sera enlevée, si elle s’abandonne à ses délices. Elle ne songe qu’à jouir de son trésor : il est indispensable qu’elle le défende.

Trésor toujours menacé, les arts. Les mauvais écrivains foisonnent comme le chiendent ; et ils ravagent les cultures délicates. Qui les écartera ?

C’est urgent ; ce ne le fut jamais davantage.

À certaines époques, notre littérature avait une ordonnance parfaite. Les écrivains les plus différents les uns des autres obéissaient à la même esthétique, élaborée lentement, éprouvée. Ils semblent s’être partagé les genres littéraires : et chacun d’eux, docile aux règles du genre, qui sont les corollaires spéciaux d’un idéal universel de la beauté, menait à l’excellence la tragédie, la comédie, l’oraison funèbre, l’épître ou la fable. Il y avait aussi des irréguliers et des libertins ; mais ils étaient, et quelquefois avec leur talent merveilleux, à leur place d’irréguliers et de libertins. L’on observait une hiérarchie à laquelle l’avenir n’a pas changé grand-chose. La littérature était gouvernée, et non par un tyran, mais par le goût public, si sûr de lui et si bien florissant.

Aujourd’hui, c’est l’anarchie. Elle résulte, assez naturellement, d’une production surabondante. Maintes personnes qui, jadis, auraient lu, écrivent désormais. Je me souviens d’un petit pays, au nord du Cotentin, où le sol est si caillouteux qu’on ne le cultive pas. Alors, les habitants de ce pays sont tous, et au même titre, débitants. La seule rue de leur village est bordée, à droite et à gauche, de leurs comptoirs, de leurs bouteilles de vins et liqueurs. À qui débitent-ils ? Apparemment, ils débitent entre eux, n’ayant pas d’autre clientèle que leurs émules. C’est un peu la situation paradoxale de nos littérateurs.

Je ne dis pas que nous ayons trop d’écrivains ; mais trop de gens écrivent. De là, une terrible contusion.

Le public s’est mis à écrire. Ainsi le public a disparu. Et, le goût public, où serait-il ?

L’intrusion des littératures étrangères a compliqué encore le désordre. Nous avons subi des crises de philosophie allemande, de lyrisme italien, de symbolisme scandinave et d’évangélisme russe. La secousse dure encore. On objectera que, durant toute son histoire, notre littérature s’est montrée curieuse de la pensée étrangère, accueillante pour elle, cela dès l’origine, et puis à la Renaissance, et voire au grand siècle. C’est la vérité. Mais l’aventure hasardeuse qui n’altère pas un organisme bien portant, qui même peut, en le divertissant, lui profiter, nuit à un organisme troublé. Or, la littérature française ôtait au moins troublée quand survinrent les crises russe, scandinave, italienne et allemande.

Une autre cause de tribulations, pour l’art, c’est, à présent, l’extraordinaire profusion des idées. Il en vient de partout : il en vient des sciences, de leurs recherches multipliées, de leurs hypothèses capricieuses, de leurs tentatives, de leurs échecs et de leurs victoires ; il en vient de la foule de ces systèmes positivistes ou mystiques qui ont tant l’air de liquider le vieil esprit métaphysicien ; il en vient de la politique et de la sociologie, sa sœur turbulente ; il en vient des sages, et il en vient des énergumènes, et il en vient des imbéciles, qui certes ne les ont pas inventées, mais qui les ont détériorées. Il y en a de belles et de laides : il y en a de toutes sortes. Elles ne ressemblent pas à des colombes qui font leurs rondes dans le ciel et retournent au colombier ; plutôt, elles ressembleraient à des vols d’oiseaux éperdus, plusieurs blessés, et qui s’abattent sur le sol, en multitude. On n’a, somme toute, qu’à les ramasser.

Tels sont les caractères du désordre que j’aperçois. Il est la conséquence d’une richesse excessive et qui réussira peut-être à se composer. La synthèse serait magnifique, alors ; le tas donne l’impression de décombres.

La synthèse sera difficile. Jamais, sans doute, un art, une littérature n’ont eu à se dégager d’un tel amas de matériaux. L’art et la littérature des temps les plus heureux vivent sur un petit nombre d’idées familières.

Que faut-il attendre ? L’anarchie continuelle et ses dévastations finales, ou l’ordre institué splendidement sur la libre luxuriance d’un siècle ?

La critique peut aider à l’institution de l’ordre. Elle ne crée pas, mais elle organise. Que d’abord elle sache éliminer le mal : le bien, tout seul, prospère.

Aussi disais-je que la critique, avec ses devoirs de complaisance, a des devoirs de décision.

 

Mais où trouver le principe du choix qui est l’office premier de la critique ? Les genres se sont défaits et les règles ont perdu leur prestige.

Il s’agit de distinguer, de tout le reste, la littérature. Et l’on vous demande : « Qu’est-ce que la littérature ? » comme demandait l’autre, avec un sourire triste et ingénieux : « Qu’est-ce que la vérité ? »

Eh ! bien, qui aime la littérature ne se laisse pas tromper : il la devine et il la sent. Elle lui est savoureuse et succulente : elle lui est une gourmandise ; elle lui fleure bon.

Voici quelques années, ce fut la mode. Les moralistes avaient pris le haut du pavé. Ils disaient, fort dédaigneusement : « C’est de la littérature », comme on dit : « Ce n’est rien ». Ils eurent avec eux des écrivains pour répéter : « C’est de la littérature », et pour faire la moue. Autant vaut un soldat que la guerre ne tente plus.

Avaient-ils de prodigieux évangiles à proclamer ? Peut-être ; et alors vantons leur bel orgueil. Mais le simple littérateur, qui n’a point à sa disposition les ravissantes joies d’un apôtre, accorde toute sa ferveur à son art.

Ce n’est qu’un jeu de mandarin ?… C’est un jeu savant. Et, lorsque les ignorants occupent, dans une société, la situation si avantageuse qu’ils ont dans la nôtre, le mandarin n’est pas méprisable. « Nous souffrons d’un excès de littérature », écrivait Sénèque le philosophe, sous Néron. Mais, ô Sénèque, nous souffrons maintenant d’un grand nombre d’illettrés.

Quiconque se met à composer un livre a fait profession de littérature ; ou bien voilà un drôle de garçon. La littérature est exigeante : elle réclame un zèle délicat. Elle a ses rites et sa discipline. Elle est un métier, dont il faut qu’on possède les outils et le tour de main. Elle est une corporation, où il y a des maîtres et des apprentis : les ouvriers infidèles seront chassés. Elle est un culte et une dévotion.

L’intrus a bientôt gâché sa besogne. Et qu’importe ? Mais il détériore les instruments dont il se sert avec négligence, avec maladresse.

Ce sont des instruments admirables et fragiles, d’une précision parfaite et qu’on fausse très facilement : les mots.

 

Il me semble que la critique doit, avant tout, veiller sur le vocabulaire. Si la littérature est un jeu, les critiques, je les compare à ces modestes gardiens qui, le soir et la partie achevée, rangent les raquettes et les balles, les soignent et, souvent, les raccommodent : qu’ils admonestent les joueurs imprudents, les forcenés, et puis ceux-là qui, pour étonner l’assistance, ont tenté des coups dangereux, au risque de tout casser.

Or, aujourd’hui, les variétés de ces mauvais joueurs se sont multipliées. Si l’on casse tout, le jeu sera fini. L’on a laissé entrer dans la partie, sans précaution, des passants. Et plusieurs, qui ne savaient rien, avaient pourtant des grâces aguichantes. Leur exemple fut assez pernicieux. Principalement, cette multitude faisait rage.

Un écrivain que la critique estimera est d’abord, — et l’on rougit d’avoir à l’affirmer, — un homme averti de la signification des mots qu’il emploie. J’entends : leur signification vraie et profonde, ancienne, et qui tient à leurs origines, et qui tient aussi à leur histoire. Un mot qu’on prend ainsi est beau de toute la pensée humaine qui se posa sur les objets et qu’il éveille comme par l’effet d’une magie. Un mot qu’on détache de son passé n’est rien, qu’une étiquette insignifiante. Il faut respecter les mots, les toucher avec soin ; il faut avoir peur de les contrarier, de les pervertir et, en les coupant de leurs racines, il faut craindre de les tuer.

Les mots ne dépendent pas de nous. Ils ont, en dehors de nous, leur existence. Et nous pouvons les meurtrir, non les modifier. Un écrivain qui a blessé les mots est coupable dans son métier : haro sur le brutal !

Mais on dit que les idées nouvelles ont besoin d’un vocabulaire nouveau. Sophisme ! Les nouvelles idées sont de nouveaux assemblages d’éléments éternels. La trouvaille, c’est la synthèse ; les mots désignent les éléments : et vous les réunirez au gré de la trouvaille, sans brusquerie.

Là encore, vous ne céderez pas à toute votre fantaisie, car il y a une syntaxe, qui ne dépend aucunement de vous. Ce terme grammatical offense nos littérateurs les plus hardis, ceux qui font à leur génie le sacrifice de leur talent. Mais enfin la syntaxe de notre langue note les procédés de notre logique française. Elle n’est pas arbitraire : elle constate que, dans notre intelligence, à laquelle ont travaillé de longs âges, les idées ont leur manière de se combiner. Et l’on n’y peut rien. D’ailleurs, la logique française a toute la plus jolie souplesse, une rapidité, une gaieté exquises. Elle se plie aux velléités les plus diverses du raisonnement ; elle a, pour les nuances du sentiment, des ressources merveilleuses : et, quand on la violente, que lui veut-on ?…

N’eût-elle pas ces qualités, ces vertus, cette obligeance, il faudrait cependant lui obéir.

Certains épisodes de notre histoire littéraire, et quelques-uns des plus illustres, paraissent démentir les préceptes que je formule. On citera volontiers Ronsard et son école, qui dépensèrent tant de fougue à enrichir notre langage, à dompter sa grammaire, à instaurer une poésie toute neuve. On citera les romantiques, si l’on veut, et leur prétention de mettre au vieux dictionnaire un bonnet rouge. Mais ceux-ci et ceux-là, sommes-nous sûrs de les aimer en tant que novateurs ? Et, leurs innovations, n’en exagère-t-on pas l’importance, comme j’avoue qu’ils étaient eux-mêmes assidus à l’exagérer ? Surtout, il est possible qu’au temps de Ronsard un grand poète, qui survenait après les vains rhétoriqueurs, dût prendre l’initiative audacieuse qu’il a prise ; et il est possible qu’au temps d’Hugo l’on dût secouer un peu les manies des classiques derniers et fatigués.

Ce n’est plus le cas. Les libertés indispensables, on les a revendiquées ; on les a conquises ; et, durant des lustres, on a fortement abusé d’elles. Qui oserait dire qu’à présent nous manquions de mots, de tours ? Nous en avons, pour rendre nos idées et nos émois, plus qu’il n’en faut. Nous succédons à une époque de fécondité irréfléchie ; et, s’il fut opportun d’agir comme on l’a fait, cette période est passée.

Dans la vie politique, on souhaite, après l’exubérance révolutionnaire, une accalmie où l’on profite de ses conquêtes. Il en est, dans la littérature, pareillement. Ou bien l’aventure des peuples et des lettres ne serait qu’une éternelle frénésie.

Il arrive un moment où le langage s’est épanoui, un moment où la littérature d’un pays s’est constituée.

Et voici le troisième des préceptes à l’observance desquels je considère que la critique doit veiller. Il faut que, de nos jours, un écrivain sache où en est la littérature de son pays, sache comment elle y parvint, par quels degrés et par quels moyens.

Nous avons mille ans de littérature derrière nous, sans compter les siècles de Rome et d’Athènes que nous continuons. Un écrivain qui sait son âge littéraire ne va pas faire le jeune homme : ce ridicule lui sera épargné. Qu’il ait conscience d’appartenir à toute une lignée ; qu’il entre dans une série et qu’il s’y mette à son rang.

Ayons pitié des vieux gamins qu’on voit tardivement surgir dans les littératures, ils se figurent qu’on les attendait et qu’ils inaugurent enfin l’art d’écrire. Ils n’ont pas eu de prédécesseurs : à peine de vagues précurseurs les annonçaient-ils, et obscurément. Ils ont les manières du premier homme, dans le paradis. Pourtant ils sont dépourvus d’ingénuité, non d’ignorance. Ou bien, on les dirait partis pour défricher des terres inconnues. Il n’en reste plus guère au monde ; et, chez nous, il n’y en a plus. Ces pionniers sont drôles, dans nos villes, et même dans nos campagnes cultivées.

Il existe un vocabulaire français, qu’un bel usage a consacré ; il existe une syntaxe française, qui s’est adaptée à tous les désirs de notre race ; et il existe une littérature française qui a suivi toutes nos tribulations, qui s’est ornée de tous nos rêves, attristée avec nous, égayée avec nous, jusqu’à devenir la compagne fidèle et attentive de l’âme que dix siècles de vie ardente nous ont faite. Et c’est gaspiller son loisir que de tenter là-contre de petites rébellions.

 

Les principes que je viens d’énumérer sont, à mon gré, les seuls que la critique ait à poser. Après cela, qu’elle apprécie, chez le conteur, le poète, l’essayiste et l’historien, l’habileté, l’imagination, la fantaisie, la vérité. Je la veux indulgente et curieuse, vite émue, sensible, heureuse de voir augmenter la quantité des œuvres belles ou jolies, prompte à signaler ses trouvailles. Quand elle aura bien accompli son devoir de vigilance à l’égard des ignorants et des barbares, il ne lui restera que gentillesse à dépenser. Elle dira : — Voici des chansons que l’on n’avait pas encore entendues ; écoutez-les. Voici des mots que l’on n’avait pas encore réunis ; comme ils sonnent bien ! Voici des idées que l’on n’avait pas encore inclinées à une si persuasive douceur, illuminées d’une clarté si pure, animées d’une telle force ; regardez-les. Voici des phrases toutes pleines de parfums ; respirez-les. Et voici les nouvelles parures de l’âme française ; admirez-les.

Évidemment, les principes que je lui donne à défendre sont, pour l’écrivain, des principes de soumission. Mais ce sont aussi les conditions mêmes de la littérature. Et, quant à la liberté de l’artiste, ainsi que toute autre liberté, où prend-elle son énergie utile, sinon dans la connaissance et l’acceptation des authentiques servitudes ?

Ces principes, en outre, imposent à la littérature une esthétique de lettrés. C’est assez naturel, semble-t-il.

Pour y contredire, il y aura néanmoins deux groupes de penseurs. Premièrement, les doctrinaires, les prophètes que nous avons en abondance, qui brûlent de répandre leur philosophie et qui ne s’attarderont pas aux frivolités du style : mais, s’ils dédaignent la littérature, elle n’a point à s’occuper d’eux ; et laissons-les à leur entreprise. Secondement, les partisans et les théoriciens d’une littérature populaire : mais, quoi qu’ils annoncent depuis les alentours de 48, il n’y a point de littérature populaire. Les échantillons qui nous en furent offerts, ou bien n’ont aucune espèce de valeur, ou bien attestent, de la part de leur auteur, une rouerie excellente. Le stratagème consiste alors, habituellement, à présenter comme populaire une œuvre anonyme : ce poète, qui n’a pas dit son nom, c’était un lettré. Les honorables gens du peuple qui ont signé leurs livres attendrissaient Mme Sand : elle avait le cœur généreux et politique.

Naîtra-t-il jamais une littérature populaire ? En somme, rien ne la fait prévoir, si d’éminents orateurs la préconisent. Et l’on n’en possède aucun exemple d’aucun temps ni d’aucun pays.

En l’attendant, avec peu de foi, réclamons la littérature pour les seuls lettrés. Elle est à eux.

 

Conclura-t-on de là que je la détache de toute l’activité contemporaine ; que je la sépare de la Vie, — et l’on mettra, si je ne me trompe, une majuscule à ce mot qui manque de simplicité ; — qu’enfin je l’enferme dans la fameuse tour d’ivoire, d’où se vantent d’être sortis, très vaillamment, des personnages qu’on a toujours rencontrés aux carrefours ?

Si l’on tire de mes propos cette conclusion, c’est qu’on se dépêche.

Il ne s’agit pas d’emprisonner la littérature. Pour écrire selon l’usage du vocabulaire et de la syntaxe française, il n’est pas indispensable qu’on se retire dans un cachot. Et, parce qu’on suivra la lente et noble tradition de la littérature française, on ne sera pas réduit à fabriquer des sonnets pour Chloris. Il y a, dans cette tradition, Bossuet, Voltaire et Chateaubriand ; il y a, dans cette tradition, tous les modes de la parole influente, tous les échos de l’histoire, tous les frémissements de la nation. Et c’est là que les écrivains les plus éloignés de l’isolement poétique, les plus cordiaux, les plus désireux de fraterniser avec la foule contemporaine, c’est là, dans cette tradition fertile, qu’ils puiseront leur énergie rayonnante.

Sans rien relâcher de ses indispensables exigences, de ses rigueurs grammaticales et — disons-le bravement — de son heureux pédantisme, la critique devra tenir compte à ces écrivains de l’ampleur qu’ils auront donnée à leur rêve. Une œuvre est plus grande qu’une autre, quand elle est associée à l’âme d’une époque. Indépendamment de sa perfection littéraire, de son agrément, de sa beauté, une œuvre a, dans son temps, une valeur significative, une valeur vivante et qui résulte de l’accord où elle est avec les volontés de ce temps.

Indépendamment, dis-je, de sa perfection littéraire, de son agrément et de sa beauté. Mais le véritable chef-d’œuvre est caractérisé par ces deux vertus. Et, faute des vertus de style, un discours qui a exalté les masses relève de la politique, non de la littérature, domaine réservé.

Cette valeur significative, cette valeur vivante, une œuvre l’a, disais-je, dans son temps. Elle l’a ensuite et la conserve. On se trompe, si l’on croit qu’un poème promis à la durée se forme, pour ainsi parler, dans l’intangible éther. Il a, bien au contraire, de solides attaches dans la réalité environnante : c’est elle qui l’a nourri et qui lui a communiqué la force de passer la cohue des âges pour s’établir enfin dans l’éternité. Ainsi l’Odyssée ou l’Iliade ; ainsi l’Énéide, et ainsi la Divine Comédie, dont la première lecture a besoin d’un perpétuel commentaire. Ces poèmes, qui sont l’enchantement commun de l’humanité, furent d’abord des œuvres de circonstance : ils ont emprunté à la vie actuelle et ils ont assimilé la substance qui est leur chair et leur âme.

Donc, je ne fais pas de la littérature cette captive ; et, l’écrivain, je ne l’ai pas enclos dans une tour où ne parviennent pas les vacarmes du dehors, où ne pénètrent ni le soleil des champs ni le soleil des cœurs.

Même, j’accorde que c’est une infirmité pour un livre qu’en le lisant on ait à se dire : — C’est joli ; mais pourquoi me raconte-t-il ces jolies choses ?

Il importe que l’écrivain ne semble pas intervenir comme un sourd qui répond à ce qu’on ne lui demandait pas.

Qu’un livre ait son opportunité. S’il ne l’a pas, c’est qu’il n’a point poussé au grand air, dans le sol plantureux ; il est analogue à ces fleurs de serre qui montent, presque artificiellement, sur des tiges frêles et ne vivront pas.

Mais, son opportunité, — son « actualité », — un livre l’a de maintes manières, et même s’il refuse d’avoir, avec son temps, nul contact. Il faut alors qu’on sente le refus. Dans la mêlée des passions ou des batailles, l’arrivée d’un joueur de flûte est simplement absurde, si le musicien ne paraît pas savoir qu’auprès de lui de rudes haines se démènent, de chauds partisans affrontent l’ennemi. Mais, si le joueur de flûte, par sa musique ensorcelante, proteste contre la furie déchaînée et, sans le déclarer, donne à entendre son déplaisir ; si je devine l’intention persuasive de son hostilité, je l’écoute et je subis le paradoxe pathétique de sa mélodie : elle éclate comme un souvenir des beaux jours dans les querelles et les bagarres.

Une petite chanson me touche, si je sais ce que le chanteur a voulu, si je sais le besoin qu’il avait de chanter ainsi, en ce temps où d’autres ont un autre soin. Ce n’est pas son projet que je lui demande, mais son désir.

Alors, auprès de lui, tout le reste n’est que l’accompagnement de sa musique.

On dira que je déplace les valeurs et que, dans l’histoire, les protagonistes ne sont pas les poètes et les assembleurs de mots. Si j’étais un conducteur d’hommes, ainsi penserais-je et devrais-je penser. Mais peut-on faire cas des artistes pour qui l’art tout seul n’est pas une fin suffisante ?

La critique a été gouvernée — et magnifiquement — par des historiens et des psychologues, un Taine, un Sainte-Beuve et leurs élèves : ils ont traité la littérature comme une dépendance de l’histoire et de la psychologie ; ils lui empruntaient leurs documents, leurs témoignages. C’est dénaturer l’idée même de la littérature.

L’art n’est pas une province dans un état, mais un état qui a commerce avec d’autres, et qui, de ce commerce, tire plusieurs éléments de sa prospérité ; du moins n’a-t-il pas à payer tribut.

La critique doit affirmer l’autonomie de la littérature. Et, pour le faire, l’autorité ne lui manquera pas, quand elle aura d’abord affirmé les devoirs traditionnels et nationaux de la littérature, quand elle en aura condamné l’anarchie, organisé les puissances, dégagé l’idéal.

 

Voilà le programme d’une activité qui aurait de bons résultats, — et d’une telle activité qu’on ne l’assume pas sans inquiétude.

Il m’a semblé qu’une sage modestie et la prudence m’engageaient à mettre mes jugements sous le couvert de principes qui ont, en eux-mêmes et indépendamment de moi, leur qualité.

Puis il y a, pour toute opinion, fût-elle vaillante, les adoucissements que lui apporte la crainte de l’erreur. Et les méandres de l’erreur sont, parfois, des chemins d’approche, autour de la vérité.

Autour de la vérité, il y a le vaste pays de l’incertitude, où l’on découvre des paysages délicieux, et des villages qui ne sont pas tous extrêmement distants de la belle capitale : on s’y attarde sans inconvénient, pourvu qu’on sache qu’on est en route, et qu’on passe.

Le critique ne franchira pas trop hardiment ce pays de l’incertitude, s’il songe qu’il rencontrera peut-être le génie, si déconcertant et en face de qui l’on ne doit que s’excuser d’avance.

II. Les tribulations du réalisme

Il y a, pour caractériser une époque, l’idée que se font les écrivains de leurs devoirs envers la réalité.

Comment la traitent-ils ? Avec une attention scrupuleuse ou avec désinvolture ? Avec tendresse ? Lui demandent-ils leurs sentiments et leurs idées ? Ou lui imposent-ils leurs imaginations, gaillardement ? Trouvent-ils, à s’éloigner d’elle, leur poétique plaisir ? Ou sont-ils attachés à elle, dévots et curieux ?

Or, on a maintes fois annoncé la mort du réalisme, ces derniers temps. Il faudrait se consoler : le réalisme (le bon vieux réalisme qui florissait il y a, mettons, un quart de siècle) et le goût de l’exacte réalité, voilà deux choses. Mais le réalisme n’est pas mort : et M. Paul Margueritte vient de publier Les Fabrecé.

D’autres écrivains ont modifié la formule ancienne. Examinons leurs tentatives, afin de savoir où nous en sommes, de nos relations avec la réalité. Ce n’est évidemment pas sur les quelques volumes de cette rentrée un peu nonchalante que je vais établir le diagnostic de la littérature actuelle ; mais, en marge de ces volumes, notons un petit nombre de faits déjà significatifs.

Le roman de M. Paul Margueritte impose le respect ; il est grave. L’auteur a décidément refusé tous les agréments qui sont l’attrait, le délice de la littérature. Il y a, dans cette abnégation, de la fierté, de la grandeur ; et je ne suis pas l’ami de ces ornements empruntés par lesquels on aguiche un lecteur frivole. M. Paul Margueritte appartient à sa pensée et, tout le reste, il le dédaigne. C’est bien. Pourtant, je ne cesserai pas de rappeler à nos plus dignes écrivains que l’objet de l’art est, premièrement, de nous divertir et de nous enchanter.

Si ce n’est qu’un aéroplane traverse les dernières pages, son roman, M. Paul Margueritte l’aurait écrit, sans déconcerter ses contemporains, il y a vingt-cinq ans.

« Le contremaître Gribal, dit Sang-de-Bœuf, traversait l’atelier. — M’sieu Florent, coula-t-il à mi-voix… »

Ne relisons-nous pas un ancien roman réaliste ?…

Le style est celui de l’école : celui d’Émile Zola, mais décent, et beaucoup moins robuste et, par endroits, fantasque sous l’influence des Goncourt. Un style extrêmement descriptif et qui, pendant qu’il y est, décrit sans nulle opportunité.

Un style qui ne veut pas employer les mots les plus simples et, d’un garçon qui a le front haut, dit que son visage « offrait un front démesuré de rêveur ». Offrait, sans doute, est là pour faire image : ce front, le visage a l’air de l’offrir aux passants. Mais il offre aussi des lèvres fines et « un menton court ». Et alors, l’image était en pure perte.

Le style de l’école, dans le pittoresque ?… « Le voisin de Florent, un noiraud velu, se fessait le dos de la main : présage symbolique de la scène familiale. Florent le toisa de si près que l’autre plongeait, sournois. »

Le style de l’école, dans la mollesse et l’abandon ?… « Autoritaire et tendu, il était faible au fond et dissimulait les passions qui le dévoraient… » Trait d’énergie, d’ailleurs. « Il les maintenait (ses passions) dans les grandes lignes qu’exige le respect de soi et, malgré son âpreté positive, plein de noblesse et d’honneur, au sens usuel de ces mots. »

Le style de l’école, dans la négligence ?… « À quoi servirait-il que Henri recouvrît un jour sa liberté ? »

Il est difficile de résumer ce roman, qui ne dut pas être commode à composer. Les personnages sont fort nombreux ; et ils ont, deux à deux, leurs aventures : deux à deux, pour le moins. Il y a le père Fabrecé, « membre de l’Institut et du Sénat », grand industriel, maître d’une « entreprise colossale » et père de huit enfants : ne parlons pas d’un neuvième, mort avant que nous ne fussions présentés à la famille Fabrecé. Il y a Mme Fabrecé ; il y a sa mère, Mme Siglet du Salt. Huit enfants ! Eh ! bien, l’aîné, Jean-Marc, amène dans le roman le souvenir de sa première femme, la seconde, les deux enfants qu’il tient de la première et ceux que la seconde lui donna, puis une Suzette Hycler, des Bouffes. Autre fils : Antoine. Il est amoureux de Miche, sa sœur de lait ; et nous connaissons par lui sa nourrice et le mari de cette bonne femme. Autre fils : Olivier, militaire, qui s’intéresse à toute une famille Sarnel et, principalement, à une demoiselle Sarnel, charmante, mais infirme. Autre fils : Florent, un peu coureur et qui, en ribote, bat les femmes ; du reste, il s’amendera et, en aéroplane, trouvera son chemin de Damas. Autre fils : Jacques, le colonial. Il nous conduira chez une aventurière, Mme Belloni, et il repoussera les avances de Liane, belle-sœur de son frère aîné, mais il épousera Mlle Rovire, qu’il a rencontrée à Vichy. Trois demoiselles Fabrecé. L’une, Sophie, est une vieille fille qui, un instant, ne saura pas si la tendresse de Virquot l’ingénieur ne l’a aucunement touchée. Autre demoiselle Fabrecé : Isabelle, qui a épousé Cyrille Jacquemer, un aveugle. Troisième demoiselle Fabrecé : — et, celle-là, nous lui devrons mille complications de toutes sortes ; — Simone, dont le mari, comte Serge Polotzeff, est un sadique, un fou bientôt, un assassin, puis un mort. Simone, qui a deux enfants, aime le docteur Le Jas, qui est marié, qui a des amis, les Luce (de Bruxelles) et l’abbé Stéphane Arnaud. Cet abbé, en chemin de fer, se coupe une artère. Le Jas est là : il s’étonne des « voies obscures du hasard » et, cependant, lie l’artère.

M. Paul Margueritte, ayant ainsi multiplié le personnel de son roman, ne frissonna-t-il pas d’épouvante ? Il se ressaisit ; et il ajouta quelques employés de l’usine, la duègne de Mme Belloni, le directeur de la maison de fous où l’on met l’infâme Polotzeff, la femme de ce directeur, etc. Frissonna-t-il encore ? Il munit de surnoms la plupart de ses héros : Jean-Mare s’appelle aussi le Gouverneur ; Isabelle, Zabelle ou Za ; Sophie, la Surintendante ; Olivier, le Chevalier sans peur et sans reproche ; Jacques, le Consul ou le Chinois, etc.

Pour conduire cette multitude, il fallait un conteur habile ; M. Paul Margueritte en est un. Mais, pour qu’avec tant d’épisodes le roman prit l’unité qu’on aime dans une œuvre d’art, il aurait fallu que les divers épisodes dépendissent les uns des autres. Or, l’idyllique amour d’Antoine et de Miche est, tout seul, un roman ; de même, les péripéties du ménage Jean-Marc ; de même, la tendresse apitoyée d’Olivier pour Mlle Sarnel ; de même, l’édifiante conversion de Florent ; de même, le martyre conjugal de Simone, etc. Il est vrai que la liaison momentanée de Jacques et de Mme Belloni a, quelque temps, son influence sur la destinée de Simone, Mme Belloni étant (par bonheur ; la sœur de Serge le sadique. Mais enfin, chacune des anecdotes se développe sans l’intervention des autres. Et ce roman réaliste, conçu — ne le voit-on pas ? — à la manière des romans d’Émile Zola (si curieux de faire entrer dans son volume une ample dynastie bourgeoise), ce roman réaliste ressemble à ces romans dits « à tiroirs » dont la Zaïde de Mme de La Fayette est, je crois, le dernier modèle. Puis, Mme de La Fayette abandonna ce genre démodé ; elle écrivit La Princesse de Clèves, roman simple de lignes, d’un intérêt si concentré : elle inventait le roman moderne.

Le roman de M. Paul Margueritte a l’inconvénient des romans à tiroirs. La lecture en est discontinue. Vous vous attachez à l’histoire des aimables Jacquemer : soudain, voici l’histoire du pauvre Le Jas ; et vous lui accordez votre sympathie. Mais n’oubliez pas l’histoire de Florent ; et Florent vous impatiente. Vous lui pardonnez son intrusion ? Survient l’histoire de Miche et d’Antoine ; survient l’histoire de Simone ; survient une perpétuelle diversion. Vous êtes éperdu, parmi tant de touchantes personnes qui sollicitent votre amitié. Vous n’avez point un assez grand cœur pour tant de monde ; ah ! quel cœur réclame de nous un nombreux roman réaliste !…

C’est ainsi dans la réalité ?… Oui : chacun des êtres qui font une collectivité est un petit univers digne de nos regards et de nos prédilections ; et nous passons auprès de la vie étourdiment, faute de savoir où nous arrêter.

Mais l’artiste n’a-t-il pas à guider notre choix ?… Alors, qu’il choisisse ! L’art n’est-il pas la volonté de l’ordre, imposée au multiple hasard de la réalité ?

Or, le réaliste, lui, refuse de choisir, afin de ne pas modifier le spectacle que lui offre la vie. Singulière prétention, et qui va tout net à l’encontre des principes de l’art ! Impossible prétention et qui aboutit à de faux semblants. Et l’on choisit, en ayant l’air de subir les exigences du dehors ; et l’on ordonne avec beaucoup de soin les apparences du désordre.

La littérature réaliste (comme aussi la peinture réaliste) est partie de ce sentiment : la haine du « sujet ». Elle n’a pas vu, dans la réalité, se combiner de ces tableaux où le motif principal est au milieu, environné des éléments du paysage. Elle a honni cet arrangement ; et elle a fabriqué d’autres arrangements, un peu moins naïfs, beaucoup moins naturels, où le hasard est choyé comme ailleurs le sujet.

Le hasard qui règne dans les romans réalistes n’est pas moins artificiel que l’ordre ; et, les personnages nombreux qu’il y a dans Les Fabrecé, M. Paul Margueritte les a triés bel et bien : ce sont les échantillons les plus divers de l’homme d’aujourd’hui. Il les a triés ; il les a même inventés. L’invention se perd dans la foule ; mais nous l’apercevons de place en place : bientôt, nous ne cessons plus de la voir. Je ne sais pas de fiction qui, mieux que ce roman réaliste, ne donne au moins l’illusion de la réalité.

L’œuvre, — qui, à certains égards, est un recueil ou un amalgame de nouvelles, — a pourtant soif d’unité.

Eh ! oui. Que la tendance à l’unité soit ou la profonde harmonie des choses ou l’infirmité de notre nature, on n’y échappe pas. Mais l’unité de ce roman n’est pas dans les anecdotes ; elle ne provient pas de la suprématie de telle anecdote ni de tel personnage… Ou, plutôt, si : d’un personnage. On ne le voit pas ; et il agit perpétuellement. C’est : la famille.

Ici encore, M. Paul Margueritte a suivi la vieille esthétique du genre. La famille est, dans Les Fabrecé, tout de même que, dans Germinal, la machine dont la « respiration grosse et longue » emplit toute l’atmosphère du Voreux. À chaque instant, la famille apparaît, et non sous les espèces des parents, — on ne voit guère le père Fabrecé, que retiennent à Paris le Sénat et l’Institut, — mais à l’état d’une entité, d’une hantise. La machine de Germinal, une fois décrite, n’est-elle pas également devenue un symbole ?

Jean-Marc s’amuserait : la famille le lui défend. Et Antoine, amoureux et doux, épouserait sa sœur de lait : la famille l’en empêche. Olivier prendrait pour femme la jeune infirme dont l’âme exquise le tente : mais la famille lui interdit un mariage stérile. Et Simone irait au charmant docteur Le Jas : mais la dignité de la famille l’oblige à rester l’esclave d’un fou. Ainsi des autres. Chaque fois qu’un de ces pauvres êtres céderait à sa velléité de bonheur, la famille, l’idée de la famille intervient, dure et impérieuse. La machine, dans Germinal, est une formidable mangeuse d’existences ; la famille, dans Les Fabrecé, est une perpétuelle destructrice de joie.

Seulement, pour Émile Zola, cette machine fait de la poésie ; sa respiration grosse et longue est le refrain du farouche poème. M. Paul Margueritte n’est pas un lyrique. Plus timide que son maître, il n’a point tiré de son thème ces effets-là. Il n’a point évité que la famille, avec ses continuels retours, ne semblât un peu taquine et tatillonne, au lieu d’être auguste et redoutable.

Cependant, je ne trouve pas, chez les Fabrecé, les sentiments qui sont l’âme habituelle de la famille : cette tendresse religieuse, pénétrante, accablante peut-être, qui met en servitude les esprits et les cœurs, cette tendresse qui est une sainte et méticuleuse tyrannie. Ce qui la constitue, leur famille, c’est la « colossale » entreprise du père Fabrecé, continuée par ses fils. L’âme de cette famille, c’est la volonté ambitieuse du père, transmise à ses descendants ; et enfin, l’âme de cette famille, c’est l’usine où l’on fabrique du papier, — c’est la machine.

M. Paul Margueritte l’a-t-il voulu ? Je crois que oui. L’auteur de Ma grande est habile à peindre la tendresse. Mais il a combiné ainsi la famille des Fabrecé pour rendre plus concluante sa démonstration.

Car il tendait à une démonstration. Et c’est ici qu’il se distingue d’Émile Zola, mais du Zola de Germinal, non du dernier Zola, de celui de Fécondité, Travail et Vérité. Maintenant encore, nous suivons l’ancien réalisme.

Quelle est la thèse de M. Paul Margueritte ?

S’il avait poussé plus ardemment cette idée de la famille qui écrase les individus, il aboutissait à l’anarchie. Ce n’était pas son projet. Et il a fait à sa philosophie l’honnête sacrifice de cette fureur qui eût animé le roman. Est-il donc, avec d’autres, un disciple de Le Play ? Bref, et en termes vulgaires, a-t-il écrit Les Fabrecé pour ou contre la famille ?

Sa thèse, il a dû, pour plus de sûreté, l’indiquer lui-même, ici ou là.

Or, il écrit : « Une grande famille ressemble à un couvent. » C’est une remarque, ce n’est pas un jugement ; et, pour induire de là un jugement, il faudrait savoir l’opinion de M. Paul Margueritte sur les couvents : elle ne nous est pas donnée.

Lorsque Antoine voudrait épouser Miche, le père Fabrecé lui objecte : « La loi de vie et de perfectionnement, d’ascension si tu veux, nous domine… Tu n’es pas un individu isolé ; participant aux avantages collectifs, tu as des obligations altruistes, et de même que tu te dois à ta patrie, tu te dois comme nous tous à ta famille. » Antoine propose de vivre à l’écart, avec son amour, loin de la famille. Le père Fabrecé : « Tu aurais transgressé ta fonction de Fabrecé ; tu fais partie d’un ensemble de nécessités, de convenances, de forces unies, que nul d’entre nous n’a le droit d’entamer ni d’affaiblir. » Éloge de la famille ; son affirmation la plus éloquente. Mais voilà, sans doute, l’opinion de Fabrecé ; est-ce, en outre, celle de l’auteur ?

La famille étant réunie, Fabrecé contemple « à travers le présent et l’avenir la continuation de sa race : toute cette lignée dont les forces vives contribuaient à l’œuvre d’énergie vitale… cette lignée en qui se manifestaient, malgré des défauts et des faiblesses inévitables…, les qualités saines et robustes, le clair bon sens et la droiture de la meilleure bourgeoisie de France ». Ici, je crois qu’on nous invite à ressentir cette impression toute à l’honneur de la famille.

Mais, plus tard, quand Simone est extrêmement malheureuse, à cause de son détestable mari, la vision de la famille n’est plus la même. Simone songe « à la rigueur de cette conception familiale qui fortifie les heureux et les soumis, renie les disparates et les révoltés » ; cet altruisme familial est « favorable à la collectivité, mais cruel à l’individu » : Jean-Marc, le Chinois, Sophie, Olivier, Simone, autant d’êtres voués, et durement, « au destin des Fabrecé plus grands, plus forts et plus prospères ». Cette fois, nous adressons à la famille de vifs reproches.

Voilà du pour ; et voilà du contre. M. Paul Margueritte s’est-il abstenu de conclure ?

S’il s’en était abstenu, ce serait par un scrupule de réaliste qui veut laisser la réalité toute seule. (Ancienne prétention des réalistes, et qui n’a jamais réussi. Madame Bovary commence, involontairement, par ces mots : « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra… ») Il y a, de la part de M. Paul Margueritte, un peu de cette coquetterie, certainement. Mais, étant un moraliste, s’il laisse la réalité toute seule, c’est pour la laisser parler toute seule. N’a-t-on pas aperçu comment sont les personnages et le récit combinés en vue de la démonstration. En passant, notons l’artifice ; et que devient le réalisme, s’il est tendancieux ? que vaut le témoignage de la réalité, s’il n’est pas libre ?…

Que dit, en fin de compte, la réalité, complice de l’auteur ? Antoine est allé vivre avec sa sœur de lait. Il ne l’a pas épousée, mais il a fait d’elle sa « compagne » ; il a un enfant. Un incendie consume l’usine des Fabrecé ; Mme Fabrecé meurt d’un tel émoi. Autant dire que la famille Fabrecé est détruite, cette famille qui était une raison sociale. Une raison sociale se refait. La famille Fabrecé va se refaire. Mais alors, elle admettra le ménage Antoine : Antoine épousera Miche et légitimera son enfant. Cet enfant sera le légitime cousin des enfants Jacquemer. Et « c’est en eux, si petits… que se reconstituait, en cette minute profonde, l’avenir de la grande famille, le destin abattu, mais vaillant des Fabrecé ».

La morale du roman, la voilà. Entre temps, M. Paul Margueritte s’est plaint de ce que la loi n’admit pas le divorce au cas où l’un des conjoints serait fou : la démence de Polotzeff empêchait Simone de se libérer en faveur de Le Jas. Bref, M. Paul Margueritte n’est pas l’ennemi de la famille. Il en a montré la valeur. Il en a montré les inconvénients. Je crois qu’il la voudrait anéantir (comme, par l’incendie, l’usine Fabrecé) et reconstruire plus largement, sur le patron d’un idéal plus commode, plus accueillant, plus moderne.

Et il commet, à mon avis, l’erreur de tous les théoriciens qui se figurent que la réalité est soumise au législateur et au moraliste, comme (par exemple) au romancier. Née lentement et s’étant constituée selon ses lois profondes, la famille est un organisme. On la détruirait plus facilement qu’on ne la modifierait.

M. Paul Margueritte commet aussi l’erreur la plus périlleuse des novateurs de ce temps-ci : l’erreur matérialiste. Sa famille Fabrecé est une entreprise qui vaut par la prospérité croissante. Et le principe au nom duquel il présente ses réclamations, le principe de ses critiques et de ses vœux, c’est le bonheur. Mais le bonheur n’est pas le principe de la famille ; on ne peut pas fonder la famille sur le bonheur, la famille ni autre chose, ni rien.

Revenons à la littérature. Ce roman réaliste se termine en symbole ; ce roman réaliste est, dans le détail, composé en vue de sa conclusion. Ainsi le réalisme en est compromis ; le réalisme en est insignifiant.

Or, l’auteur, pour être réaliste, a veillé à ce que les aventures de ses héros fussent des aventures très ordinaires, banales comme la vérité, des aventures de tous les jours. Il n’a pas voulu nous distraire.

Et l’auteur, pour être moraliste, a négligé ces petites remarques, d’un pittoresque saisissant, qui nous amusent et nous émeuvent en nous donnant la sensation de l’authentique vérité : nous contemplons, en quelque sorte, une réalité neuve, qui nous étonne et que pourtant nous reconnaissons. M. Paul Margueritte n’avait rien à tirer de là.

Et il nous offre une série d’images d’Épinal, — Émile Zola les aurait-il aimées ? Edmond de Goncourt les préférait de Tokio, — une série d’images d’Épinal, édifiantes et assez vaguement subversives.

Telle était, il y a vingt ans, l’attitude des romanciers à l’égard de la réalité. Quelle est, à présent, leur attitude ?

Celle de quelques-uns, la voici.

M. Raymond Clauzel a écrit L’Extase. Plutôt, il en a écrit la première moitié ; la seconde, à peine l’a-t-il indiquée sommairement : peut-être a-t-il manqué de loisir ou de zèle. Mais il y a, dans la première moitié de l’Extase, des pages délicieuses. Je laisse de côté la philosophie du roman : elle n’a pas d’importance, elle n’est pas neuve et je ne l’aime pas. Ce que j’aime, c’est le paysage. L’auteur l’a traité, dirais-je, à l’aquarelle. Et, pour les yeux, quelle fraîcheur !

Les réalistes peignaient à l’huile et, comme ils disaient, en pleine pâte. Quelle pâte, épaisse et lourde !

M. Clauzel décrit à merveille les jardins. Il sait le nom des plantes ; voire, il abuse un peu de sa jolie science. Mais enfin le jardin de la Thébaïde est charmant, avec ses chèvrefeuilles, ses bignones aux trompes orangées, ses jasmins courant sur la balustrade d’un balcon, ses roses « grises sous la lumière moirée du soir ». D’une fenêtre de la Thébaïde, on voit : « une roseraie odorante, ébouriffée, dont les feuilles et les corolles sont teintes de nuit » ; et puis, des pentes rudes hérissées de vignobles ; enfin, le faîte de la montagne, très net sur le ciel et que « la lune approchante inonde d’un azur faible et doux ».

De place en place, sur le coteau, des maisons « révèlent leur présence par leurs carreaux roux de lumière ».

Dans ce paysage, M. Clauzel a placé un drame d’âmes. Et, les âmes, il les a traitées comme le paysage. Il les a peintes avec une gracieuse légèreté. Seulement ce sont des âmes, quelques-unes, terribles. Ainsi, Aline d’Amancey, dont la dureté nous effraye, nous éloigne et qui, autrement peinte, ressemblerait au vieux comte de Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe. L’art de M. Clauzel convient beaucoup mieux à des âmes plus douces, à des âmes de jeunes filles, — et fussent-elles un peu folles, — à des âmes que l’extrême raffinement laisse ingénues, et encore à l’âme de ce calme mari, arboriculteur passionné, qui règne dans son verger, non dans son ménage.

L’aquarelle a des ressources précieuses, mais limitées. C’est dommage qu’ayant choisi cette matière, M. Clauzel n’ait pas renoncé, parfois, à des violences et à des complications qui demandaient un autre métier.

Après cet aquarelliste, voici un impressionniste : M. René Perrout. « Ce petit livre n’est pas un roman », dit-il dans la préface de Marius Pilgrin. Qu’est-ce donc ? Il a mis, en sous-titre : « Idées de province. »

M. René Perrout mérite le nom d’impressionniste : son amour de la vérité l’empêche de la composer. Il lui serait pénible de l’arranger, autrement qu’il la connaît, au gré d’une fiction. Et il y a cependant, à la fin du livre, l’esquisse d’une fiction ; mais l’intérêt du livre n’est pas là.

L’intérêt du livre c’est l’évidente réalité d’une petite ville provinciale (Épinal), décrite ? non, mais évoquée vingt fois, et vingt fois diversement, et aussi de telle sorte qu’après avoir vu les vingt images, notre mémoire en garde une seule, qui est toutes les autres, qui est toute cette petite ville, avec son aspect durable, avec ses volontés secrètes et chaleureuses, avec ses habitudes consacrées, avec son rêve qui résume son histoire.

L’auteur a « de l’amitié pour ceux qui racontent avec sincérité les choses qu’ils ont vues ». Bref, il s’agit d’un travail d’après nature ; mais, par « nature », il faut ici entendre, non seulement le dehors des choses, leur nature intime, la vérité constante que révèlent les fugitives apparences.

Or, on n’a vu qu’un certain nombre (fût-ce un grand nombre) des aspects que présente la réalité. Un tel impressionniste procédera un peu comme La Tour en ses « préparations » : il notera, dans une série d’études, plusieurs physionomies ; mais il aura choisi les plus significatives. Sa manière est l’analyse, bien qu’à vrai dire chacune de ses notations soit déjà une synthèse.

Il n’est pas un portraitiste selon le grand Holbein, qui assemble toute une âme et toute une destinée dans l’unité composée d’un portrait. Il réunit ses « préparations », mais il ne fait pas le tableau.

Des rues d’Épinal, des faubourgs, des gens, des causeries… Tout cela, indiqué en termes vifs, parfaitement nets.

Quand M. René Perrout peint l’un de ses quadri, les autres ne l’occupent guère. On dirait qu’il ne sait pas lequel il mettra ensuite. Celui-ci est plus grand et plus poussé ; mais celui-là ne sera qu’une esquisse. Il s’attarde à la fine besogne de peindre un ménage d’ouvriers, les chandeliers, les bols de faïence, l’édredon rouge couvert d’un ouvrage au crochet et la pendule, fonte d’art, qui représente « Bonaparte au Saint-Bernard, le cheval cabré, le manteau envolé ». Puis il copie un autre modèle.

Son livre, lent et persuasif, compose en nous le sentiment de la vie provinciale. « Monsieur Pilgrin, vous n’avez pas compris la vie de province. Vous n’avez pas regardé, vous n’avez pas su voir les rues de votre petite ville… » Et puis : « C’est le silence de la province… » Le livre donne à tous ces mots une touchante signification

Il y a de petites villes qui n’ont pas d’autre ambition que d’imiter Paris. Ces pecques provinciales ne sont que de mauvais singes. Certaines villes, plus éloignées de la tentation, ou plus naturellement fières, ne cèdent pas à ce désir. Elles sont résolument elles-mêmes. Elles sont la province et, dans la province, des villes avec leur précieuse particularité.

Louons les écrivains qui nous révèlent la pittoresque abondance de la vie française, qui nous aident à aimer une France plus grande et plus nombreuse, plus diversement amusante et magnifique. La province fidèle a gardé beaucoup de l’ancienne vie française, qui était plus variée, originale que la nôtre, plus riche en belles singularités.

Pour compléter cette petite galerie de peintres actuels, voici M. Franz Toussaint, — un pointilliste, — et sa Gina Laura, que je comparerais, pour la vanter, aux tableaux de M. Signac.

Il me semble que j’admire cette Gina Laura ; mais je suis sûr de n’en pas tout aimer. Ce roman laisse une pénible inquiétude : mais tant d’autres ne laissent absolument rien !

Il y a, dans Gina Laura : une perpétuelle incohérence ; une terrible abondance verbale ; une familiarité souvent vulgaire ; une façon hardie et brutale de vous traiter, qui vous désoblige ; une horrible exhibition du procédé qu’on emploie ; un fâcheux abus de la trouvaille qu’on a faite ; le goût d’étonner ; une impertinence cavalière et toute dépourvue de grâce ; peu de soin.

Et il y a, dans Gina Laura, auprès du pire, le meilleur : un prodigieux éclat de la couleur, une fantaisie adroite et quelquefois ravissante ; une sensibilité bien turbulente, mais très fine ; un bel entrain, du charme ; une nouveauté franche et spontanée, dont l’auteur mésuse à l’occasion, mais dont il use, aux bonnes pages, comme d’un véritable prestige.

 

Il ne faut pas chercher la nouveauté : elle n’est pas le principal. Mais, quand on la trouve, elle a son agrément. M. Franz Toussaint l’avait, je crois, de nature. Au lieu de nous la montrer avec joie, pourquoi l’a-t-il affichée avec cette exaltation tumultueuse ?

C’est d’abord un extraordinaire bavardage de méridional qu’entraîne son bagout. Il est fatigant. Puis on remarque, dans ce bavardage, des merveilles mêlées à des niaiseries ; des phrases où les mots s’embrouillent si drôlement que jamais on n’avait vu tel assemblage d’oripeaux ; des phrases qui secouent des pierreries multicolores ; des phrases qui sont des traînées de lumière. Cela papillote, cela brille, cela vous éblouit : et l’éblouissement n’est pas qu’un plaisir.

Je voudrais citer une page : aucune n’est parfaite ; et c’est dommage. Aucune ne peut être détachée de l’ensemble ; et c’est un bon signe.

Il faut aller d’un bout à l’autre du volume. Il faut prendre son parti de la lassitude qu’on est sur le point d’éprouver, quand arrivent de surprenantes aubaines de divertissement.

D’ailleurs, on est emporté par le mouvement, non du récit (lequel ne va pas vite), mais par celui de l’innombrable et, souvent, inutile détail. C’est un mouvement de foule, et de foule encombrée, qui n’avance guère et qui ne cesse d’être agitée.

De cet encombrement se dégage on ne sait comment — et, peut-être, comme d’une symphonie bruyante, excessive, un doux air de flûte, — l’histoire d’une petite fille attendrissante, Gina Laura, qui devint une fille ; Gina Laura, la danseuse, embellie d’une sorte d’innocence ; Gina Laura que protège, pare et consacre comme un insigne de piété le double souvenir de sa mère (« Et toi, Fanny, par-delà les coteaux… ») et de son père, un vieux dit Papa Praline, joueur de harpe et colporteur de la musiquette qui fait, dans les villages, rêver les pauvres gens.

Sur la petite Gina Laura pèse une fatalité. Elle se démène ; et l’immobile fatalité la tuera.

L’histoire abominable et jolie de Gina Laura, M. Franz Toussaint l’a contée avec délicatesse. Il a mis autour d’elle toute la turpitude bariolée de la fête foraine et de la vie galante : elle émerge de là comme, de la fange, une fleur.

Cette petite héroïne tarée d’une aventure infâme a quelque chose de virginal. Et, cette petite âme, le romancier l’a peinte (comme l’aima le seul qui l’ait aimée vraiment) en un instant et sans presque la toucher. Quelle dextérité, dans cet art qui peint follement des affiches voyantes et discrètement une petite âme !…

Je ne puis parler de ce livre avec assurance. Sa nouveauté me déconcerte. Je ne sais pas ce qu’il deviendra. Je ne sais pas comment il vieillira. Il faudra le revoir plus tard ; et nous saurons si les couleurs en étaient bonnes.

Pour remplacer l’ancien réalisme, voilà plusieurs tentatives, des essais brillants, des études : non le type d’un roman nouveau. Que font ces novateurs, de l’anecdote ? On dirait qu’ils n’ont pas besoin d’elle et qu’ils la conservent, timidement, par habitude ? L’anecdote est là comme un reste ; elle est très peu de chose : elle se perd dans les fragments de la réalité.

Ces romans nouveaux ne sont pas des romans. Peu importe. Mais que sont-ils ? Les ruines charmantes d’un monument suranné. Le monument qu’on bâtira, qui le devine ?…

III. Le testament d’une époque française

« La fin loue la vie, et le soir le jour… » M. Romain Rolland citait ce vieux proverbe en 1906, quand il publiait aux Cahiers de la Quinzaine le premier fascicule de La Révolte, qui achève la première partie de son Jean-Christophe. Maintenant, il vient de donner le dixième et dernier volume de son ouvrage : la fin loue la vie ; l’ouvrage est beau.

Si l’on n’aime pas également ces dix volumes et si l’on n’en goûte pas tout le détail ; si l’on n’en voit pas très bien l’économie et si parfois, au cours de ces trois mille pages, on a cru sentir un peu de lassitude lorsque aussi peut-être, avant de se relever magnifiquement, la volonté de l’écrivain subissait une défaillance ; et même si l’on n’est pas certain que la pensée de Jean-Christophe ait exigé cette continuité d’une fiction qui dure si longtemps, il faut qu’on admire la dignité d’un si grand effort, sa lente réussite. Ne méconnaissons pas les grâces d’une certaine frivolité. Mais un écrivain qui s’enferme dans une méditation de dix années, qui obéit à son vœu claustral, qui résiste à l’inévitable doute, qui s’entête et lutte contre soi aux mauvais jours, un tel écrivain qui a fait durement son métier d’artiste mérite l’honneur après la peine. Il a bien servi son austère idéal.

Jean-Christophe est, dit l’auteur, « la tragédie d’une génération qui va disparaître ». Cette génération : celle qui, au moment de la guerre, était à l’âge puéril. Et elle n’eut point à se battre ; elle ne porte pas les responsabilités : mais elle a reçu le châtiment. Elle fut triste et orgueilleuse, éperdue au milieu des ruines, acharnée à rebâtir « une somme du monde, une morale, une esthétique, une foi, une humanité nouvelle » ; et elle manqua de méthode, et non d’héroïsme. Génération malheureuse et pathétique.

Les velléités, les espérances, les déconvenues, les folies de ces jeunes hommes, leur rêve, leurs vertus et leurs vices, leur prodigieux émoi, tel est le tableau que M. Romain Rolland décida de peindre. Et il a dressé le bilan d’un quart de siècle.

L’idée de l’œuvre, la voilà.

Seulement, l’œuvre n’est pas claire ; et je signale ce défaut que je lui trouve. Entendons-nous ; et ne laissons pas triompher les artisans d’une clarté facile. Tel qui raconte les petits incidents matériels d’une journée ne s’embrouille pas : il énumère ce qu’il a vu. Mais une âme est un lac où l’on se noie ; et l’âme d’une époque turbulente, un océan dont les tempêtes vous égarent.

Je ne crois pas que M. Romain Rolland ait souhaité beaucoup plus de clarté que celle qu’il a obtenue. Peintre fidèle et intelligent du désordre, il n’allait pas le ranger ; il n’allait pas lui donner les apparences d’un système, quand il tendait précisément à représenter une foule, presque une borde que ne gouvernait pas un maître ou une doctrine. Sans doute ! Cependant, une œuvre d’art n’est pas une copie de la réalité ; ce n’est pas une copie de la réalité que nous offre M. Romain Rolland : et l’impression du désordre devait, à mon avis, résulter, non du désordre de l’image, mais de l’image ordonnée du désordre.

Il y a des chapitres et il y a des volumes de Jean-Christophe qui interviennent sans qu’on sache (ou bien sans que je devine) leur opportunité. Il y a des chapitres qu’on ôterait sans que la valeur démonstrative de l’ouvrage en fut diminuée ; et l’on présume que l’auteur pouvait, à cet ensemble énorme, ajouter des volumes. Cette « décalogie » n’est pas composée ; et, s’il faut l’avouer, j’en ai souffert.

Or, qu’on lise Antoinette : l’auteur d’Antoinette (roman délicieux et où frémit la sensibilité moderne dans le cadre de l’art classique) est fort habile à combiner la péripétie. Puis chaque page des dix volumes atteste une dialectique sûre. Si Jean-Christophe n’est pas composé, l’auteur n’a pas désiré qu’il le fût.

Plus exactement, ce défaut est la conséquence d’une autre intention qu’il eut et qu’il préféra, en dépit des inconvénients, pour divers avantages. Les dix volumes de Jean-Christophe, je les compare — et la différence est assez visible — aux Essais de Montaigne, qui sont l’essai de Montaigne fait par lui-même au contact des événements et des idées. Cherchant sa vérité, Montaigne lisait et, autour de lui, regardait ; puis il notait son déplaisir ou son assentiment, et il notait son incertitude. Il intitulait bien ses chapitres « les armes des Parthes », « la tactique de Jules César », « une coutume de l’île de Céa », « la bataille de Dreux ». Mais il ne traitait que de lui ; et les sujets qu’il avait choisis n’étaient que les occasions de se révéler à lui-même. Ainsi procède l’auteur de Jean-Christophe ; ainsi procède-t-il, du moins, en la personne de son héros. Il l’a placé au centre des réalités de l’époque ; toutes ces réalités, il les fait affluer vers lui, — comme elles ont afflué vers nous, — au hasard des mois et des années, en masse quelquefois compacte et quelquefois relâchée, comme heurtent le rocher ou le caressent les eaux de la mer violente ou apaisée. Tantôt une émeute le harcèle, tantôt une philosophie le séduit, tantôt un amour le câline. Que devient-il ? Ce qu’il devient montre ce qu’il est : et il est l’homme d’une époque. en butte à son époque ; il témoigne pour elle.

Un historien de la France contemporaine distribuerait en plusieurs chapitres l’étude de notre littérature, de notre musique, de notre politique, de notre science, de notre force combative, de notre activité industrielle, de notre métaphysique, l’étude enfin de nos diverses besognes. Mais l’analyse, qui a pour elle sa netteté parfaite, omet le principal : la simultanéité de tout cela. Tout cela surgissait à la fois, les livres, les symphonies, les aventures de nos politiciens, les découvertes des savants, les malheurs de l’armée et ses ardeurs, les trouvailles des inventeurs, les imaginations des idéologues ; tout cela., plus hardiment que jamais, formait des synthèses calamiteuses ; et tout cela se ruait à l’assaut des cervelles démoralisées, qu’en même temps échauffait leur concupiscence juvénile.

Qui est Christophe ? Au premier volume, un petit enfant. Sa mère, une excellente femme ; cuisinière en outre. Son père, un musicien, mais ivrogne. Il n’est pas né loin de chez nous : sur les bords du Rhin, mais de l’autre côté du Rhin. Il est Allemand. Puis il aura du génie. À ces deux titres, est-il bien le personnage qu’il fallait ? Pour évoquer le martyre intellectuel et moral d’une génération française, un jeune Français moins extraordinaire ne valait-il pas mieux ?

À vrai dire, il ne semble pas que, dès le premier volume, L’Aube, M. Romain Rolland fût en possession de tout son projet. Il venait d’écrire sa poignante Vie de Beethoven, soumise aux documents. Or, au-delà des documents que le biographe n’ose guère dépasser, il apercevait tout un monde. Il reprit le Beethoven ; mais il se dégagea de toutes servitudes : au petit Ludwig van Beethoven, il substitua un Jean-Christophe Krafft, pour le conduire à sa guise. Il écrivit le roman de cet enfant-là, le même et qui seulement lui appartenait. Après L’Aube : Le Matin, et ensuite L’Adolescent, et ensuite la vie, toute la vie de Christophe installé à Paris.

C’est en chemin que Christophe s’est vu charger de son rôle emblématique, de son rôle qui ne consiste pas tout à fait à représenter une génération française, non, mais à recevoir le contrecoup d’une époque française, à en pâtir, à l’exalter en lui et ainsi, pourtant, à en être le symbole, comme un Christ épuisant en soi la misère des hommes.

Eh ! bien, le génie et la nationalité de Christophe me gêneront. L’auteur n’en fut-il pas gêné ? Beaucoup moins, ayant conçu (mais alors je ne peux le suivre) que le génie de Christophe passait toutes frontières de nationalité. En second lieu, il estime que l’art est un stratagème par lequel « on s’évade de soi : on se sauve dans l’œuvre qu’on crée ». Il faut donc créer un héros qui certes vous ressemble, mais qui soit différent assez pour donner le change au moi sempiternel. Enfin, M. Romain Rolland n’eut pas tort s’il accepta volontiers que son héros ne parût pas trop évidemment fabriqué pour sa mission, destiné à son allégorie, combiné comme pour un savant rébus.

De cette manière, l’œuvre sera d’une interprétation moins commode ; on n’en tirera pas si aisément les formules qui en traduiraient le sens profond. Mais, ce qu’elle aura perdu en limpidité, elle le gagnera en vérité. L’auteur n’eût pas refusé de lui donner les deux mérites ; ayant un sacrifice à consentir, il n’hésitera guère : son œuvre est à la fois trouble et vivante.

Elle admet le hasard ; ainsi fait la vie : et ni les intentions de la vie, ni celles de Jean-Christophe ne sont toujours manifestes. Les épisodes s’accumulent, sans qu’on sache très bien ce que l’auteur a en vue : et savons-nous ce que nous veut la vie ?…

Je ne vois pas, dans les dix volumes de Jean Christophe, un autre principe de composition philosophique ou narrative. Mais, quant à la distribution des parties, elle est (si je ne me trompe) de qualité musicale. Nous sommes perdus si nous cherchons à tirer de là, comme d’une œuvre discursive, une conclusion. C’est plutôt une symphonie, avec les thèmes qui reviennent, délicatement modifiés, sur des mouvements qui s’alentissent ou qui s’accélèrent, jusqu’à l’apothéose de la péroraison. Les romans, les épisodes sentimentaux de Jean-Christophe sont, en quelque sorte, les thèmes ; et les grands morceaux idéologiques qui les accompagnent correspondent aux développements symphoniques de l’idée. Celle-ci, après les péripéties nombreuses où l’a menée la libre et vigilante fantaisie de son musicien, sort d’un immense tumulte, le dompte et règne avec lui triomphalement.

Littérature et musique : ces mélanges d’arts sont bien attrayants ; ils ne sont pas sans périls. Si adroit que soit l’écrivain, comment fera-t-il pour que les simples mots remplacent un orchestre ? Et comment fera-t-il pour que son lecteur n’attende pas, des simples mots, ce qu’ils donnent habituellement, non ce que donne l’orchestre ?

À l’heure de ses plus terribles angoisses, Christophe se met à son piano ; il « laisse ses doigts parler » et il improvise. Ainsi, au dixième volume, après la mort de Grazia son amie : autour de lui, les gens sont accablés de sa douleur ; lui, qui ne pleure pas, sa douleur trouve, dans la musique, toute son expression, partant sa délivrance. Et ainsi, au deuxième volume déjà, quand l’a déçu l’amour de Minna, il écrit un quintette pour clarinette et instruments à cordes. Le larghetto « peint une petite âme ardente et ingénue », le portrait de Minna : « nul ne l’y eût reconnue, et elle moins que personne ; mais l’important était qu’il l’y reconnût parfaitement et il éprouvait un frémissement de plaisir à l’illusion de sentir qu’il s’était emparé de l’être de la bien-aimée ». Christophe est un musicien de génie ; il use de son art, comme du poème un poète, pour réaliser hors de lui sa pensée : et c’est fort bien. L’auteur de Jean-Christophe, littérateur, procède un peu comme fait son héros ; et, faute de piano, de clarinette, d’instruments à cordes, il organise avec les mots et les phrases la symphonie : je crois qu’il y reconnaît parfaitement sa pensée, ainsi que, dans la sienne, Christophe la bien-aimée. Mais il arrive que, souvent, nous soyons auprès de lui comme l’auditoire de ce quintette, l’auditoire qui ne reconnaît pas, dans le larghetto, Minna.

Aussi ne saurais-je exactement résumer Jean-Christophe (ne me faudrait-il pas, à mon tour et à cette fin, déchaîner une symphonie ? j’en frissonne !) Du moins, indiquerai-je plusieurs des épisodes que j’ai le plus aimés.

La prime enfance de Christophe est une merveille accomplie ; la justesse en est délicieuse : une telle justesse qu’on dirait que l’auteur, par un prestige, a supprimé entre nous et le petit être qui s’éveille toute distance et même l’intermédiaire de l’image. C’est lui, c’est le petit gamin que nous voyons ; c’est en lui que nous ressentons ce qu’il éprouve et rien ne sépare sa tremblante impression de la nôtre. Nous sommes enfermés dans le paysage qui est le sien et qu’il ne prolonge pas au-delà de lui, au-delà de sa chambre, puis au-delà de sa ville : nous ne retendons pas davantage et nous l’étendons à mesure que lui-même, grandissant, marchant, comprenant, le développe. Le bruit du fleuve et la sonnerie des cloches, avant d’être dehors, sont dans la chambre et d’abord dans nos oreilles. Les philosophes épiloguent sur la formation de la conscience ; M. Romain Rolland nous montre une conscience qui se forme : plutôt encore, cette conscience qui naît se montre à nous. Son devenir n’est pas théorique et analogue à celui de la statue qu’avait imaginée Condillac ; son devenir est capricieux, poussé par les instincts de la race, marqué par l’individualité de l’enfant, compliqué par la rencontre accidentelle des autres devenirs. Et de cette façon florit une plante. Mais il y a ici une âme qui se dégage de ses limbes : une âme, et il est rare que nous ayons si bien à deviner la présence d’une âme.

Autour d’elle, le coloris de l’existence est triste ; il n’est pas terne, il a de belles teintes qui le font luire : la lueur même ressemble à celle du soleil crépusculaire qui pénètre dans un lieu de retraite mélancolique. Il y a de ces tableaux d’intérieur où la lumière pose sur les objets des reflets plus tristes que l’ombre.

La charmante peinture, si attentive, intime et qui fait songer à un concert de violons, dans une chambre, le soir tombant !

Puis les violons s’exaltent. La vie, autour de l’âme naissante de Christophe, s’exalte et bientôt s’affole, dès que sévissent les rages de Melchior, le père ivrogne. Un frêle arbuste persiste dans l’orage. Et voici la douceur clémente de l’accalmie : Gottfried l’amène ; Gottfried, une espèce de vagabond, un pauvre diable de colporteur qui porte son ballot de village en village. On se moque de lui ; mais la moquerie est, pour lui, comme le malheur ou la pluie dont il a l’égale habitude. Et il passe. Il chante ; mais il ne chante que s’il a le désir passionné de le faire, sous l’empire de son cœur, et dit qu’il ne faut pas chanter pour s’amuser. Il n’invente pas les chansons ; car on ne les invente pas. Et personne ne les a inventées : il y a les chansons ; il y en a pour toutes les circonstances de la vie, pour quand on est malheureux ou gai, pour quand on est las et loin de sa maison, pour quand on se méprise ayant péché, pour quand on vous méprise injustement et vous honnit, pour quand il fait beau et qu’on voit le ciel de Dieu qui a l’air de vous rire… « Il y en a pour tout, pour tout. Pourquoi est-ce que j’en ferais ? » — « Pour être un grand homme », hasarde Christophe ; mais Gottfried, à propos de l’ambition, ne sait que rire. Et il dit à l’enfant : « Quand tu serais grand comme d’ici à Coblentz, jamais tu ne feras une seule chanson ! » Et si Christophe veut en faire ? — « Plus tu veux, moins tu peux !… » Après un long silence, Gottfried, parlant à Christophe ou à lui-même, demande quel besoin l’on a de chanter.

S’il chante, lui, ce sont des chansons presque aussi vieilles que la terre et qui semblent aussi éternelles et naturelles que les montagnes, la lune et les bois, que le chagrin, l’allégresse et l’amour.

Le vagabond Gottfried, qui soudain s’en va comme il était venu, reparaîtra dans la vie de Christophe ; il y fera l’effet d’un souffle de fraîcheur qui passe sur une fièvre. Et, quand il sera mort, sa mémoire continuera de hanter l’âme de Christophe, pour lui être bienfaisante. Il est ce Gottfried, la nature ; il est la spontanéité que l’art ne doit pas accabler ; il est toute la divine liberté de la vie, sa vérité. Sans lui, la vie serait un jeu maniaque de virtuoses.

Or, l’œuvre tout entière — et c’est, à mon gré, l’une de ses plus nettes et importantes significations — proteste vivement contre la virtuosité, celle de l’art, celle aussi de l’esprit et du cœur. La virtuosité a des succès dérisoires, tels que nous nous y laissons prendre ; et nous sommes les dupes de cette duperie que nous avons peut-être innocemment instituée. C’est une hypocrisie ingénieuse et naïve. Elle nous cache toute vérité, même la nôtre ; il y a, de son fait, un voile entre nous et nous, un voile pareil à celui qu’étend sur nos volontés cette endormeuse, l’habitude. Et nous ne savons plus ce que nous pensons, ce que nous sentons : nous mourons à nos yeux.

L’auteur de Jean-Christophe nous incite à éviter cette mort, cet ensevelissement sous l’involontaire mensonge, à vivre selon nos spontanéités. C’est la persuasive leçon de Gottfried ; et ainsi le bel épisode de Gottfried appartient à la philosophie même de l’œuvre.

Les autres épisodes n’en dépendent pas si étroitement. L’auteur les a traités avec cette liberté que j’indiquais et qu’au surplus l’enseignement de Gottfried lui recommandait.

Les amours de Christophe sont assez nombreux : ne le sont-ils pas un peu trop ? L’élève de Gottfried cède à son entrain ; la vergogne ne lui semble-t-elle pas un travail de virtuosité ?

N’importe. Et Sabine, dans la troupe de ses bien-aimées, est adorablement douce et touchante ; Sabine, petite veuve en noir, et dont nous aurons vu seulement les bras nus, un peu maigres, levés vers les cheveux défaits ; Sabine souriante et paresseuse, qui n’attend rien et vit nonchalamment ; Sabine qui est abandonnée au cours des heures indifférentes. Par les chaudes soirées, elle sort et s’assied au pas de sa porte, afin de respirer l’air nocturne. Pareillement, Christophe et sa mère, Louisa. Mais bientôt Louisa remonte chez elle et se couche. Sabine et Christophe, demeurés seuls, rêvent côte à côte. Des enfants jouent ; des groupes vont et viennent, bavardant à demi-voix. On entend un piano ; un peu plus loin, une clarinette. Puis les boutiques de la rue, l’une après l’autre, se ferment ; les fenêtres s’éloignent ; et le silence gagne de proche en proche, apportant l’odeur des prairies et des giroflées. Christophe et Sabine s’aiment dans le silence odorant du soir.

Ils se le dirent l’un à l’autre, quand ils l’eurent deviné mutuellement. Ils s’aimèrent durant l’automne et firent une escapade. Mais ils furent des amoureux émus d’un grand désir, non des amants. Le sort ne le voulut pas. Et ils revinrent.

Christophe dut s’en aller, pour un temps, pour l’une de ces corvées qui ont l’air d’interrompre par mégarde le destin et qui — mais on le voit plus tard seulement — sont le destin.

Ils se séparèrent un dimanche, vers la fin de la journée. C’était dans le petit jardin de la maison pauvre. Il n’y avait qu’une barrière entre eux. Par-dessus la barrière, Christophe tenait dans sa main la main de Sabine. Ils causèrent. Sabine, ayant dégagé sa main, resserra son châle sur ses épaules. Elle était frileuse. Il lui demanda : « Comment allez-vous ? » À peine répondit-elle. Et ils se regardaient, sans beaucoup parler. Entre eux, il y avait la barrière, et aussi le prochain départ de Christophe, et aussi tous les pressentiments qui environnent l’idée de l’absence. Elle dit, en frissonnant : « Christophe !… » Et tous ses pressentiments, avec tout son amour, étaient dans ce seul mot. Une porte s’ouvrit ; des voisins arrivaient. Sabine et Christophe n’eurent pas le temps de se dire : « Au revoir… » Le destin ne le voulut pas, le destin qui ne mentait pas, car ils ne devaient pas se revoir. Quand fut Christophe de retour, Sabine était morte, ayant pris froid le jour de l’escapade ; — Sabine entrevue dans la pénombre ; Sabine du soir doux et silencieux.

Auprès d’elle, Rosa, laide et qui dépense, à n’être pas aimée, plus d’amour encore que de jalousie. Hélas ! auprès d’elle aussi, Ada, belle fille pour les parties de campagne et les folies au bord de l’eau.

À quelque distance, Antoinette, qui est de chez nous, une petite provinciale de France, raisonnable et sensible, raisonnable sans se guinder, sensible jusqu’à en mourir. Son histoire : celle d’une adolescente, hier gaie et que surprend, comme un coup de tonnerre une enfant qui joue, la ruine. Le père se tue ; la mère, à la tâche trop lourde, succombe. Antoinette est la sœur aînée : elle se dévouera — telle Henriette, sœur de Renan — pour Olivier, son frère. La gaieté d’hier tourne en sagesse trop vite. L’histoire d’Antoinette : l’héroïsme de tous les instants, l’héroïsme qu’on ne voit pas, car il n’a ni orgueil ni éclat. Il n’a pas non plus de repos ; et il se prodigue dans le secret de la pauvreté. Il n’a que lui et sa ferveur, la passion du devoir quotidien. Olivier aime Antoinette et l’aide comme il peut ; mais il la fait souffrir, avec ses bêtises de jeune homme. Et Christophe, plus tard, aimera le fantôme qu’il gardera d’elle ; mais, avec ses maladresses, il aura été l’une des causes de l’un des malheurs qui tombent dru sur elle, comme au vent de l’automne les feuilles sur l’eau d’une fontaine. Antoinette pâtira même de ceux qui l’aiment. Elle pâtira dans sa fierté, dans sa jeunesse, dans sa tendresse. Elle aura la petite mine désolante des jeunes filles qui ne sourient plus, à force de voir que rien ne leur sourit : un sourire a besoin de réponse. Dans les derniers temps, son effort réussira, pour Olivier, trop tard pour elle. Et, à l’heure dernière, presque au moment de mourir, elle ressentira la suprême velléité d’être heureuse. Comme si la mort, à côté d’elle, lui en donnait l’audace et le courage, elle écrira — très vite, car elle va mourir — une lettre pour Christophe, une lettre d’aveu, une lettre d’amour. Et elle rougira. Puis elle mourra ; et, sa lettre d’amour, on la trouvera, dans sa chambre. Comme si ce n’était point assez que le malheur l’eût suivie jusqu’à la mort, il accompagnera même son souvenir. Olivier, l’objet de tout son zèle et de son abnégation, se gaspillera, se perdra, sera tué dans une bagarre ; de sorte que l’héroïsme d’Antoinette n’aura servi de rien, ni son sacrifice, ni sa vertu, pas plus que sa beauté, que son jeune entrain.

Tout autre, Anna, dont le cœur est sournois, dont le cœur est un feu qui couve, puis s’élève et flambe ; Anna, exacte aux heures des offices dans le temple, et qui n’est que volupté chaude ; Anna aux pieds nus qui, de nuit, longe les corridors, pour aller à Christophe, dans le danger. Le mari n’est pas loin ; et la servante épie. Anna déjoue, astucieuse, la jalousie de l’homme et la curiosité de la fille. La cendre que la fille a répandue dans les corridors, afin qu’y fussent marques les pas de l’adultère, elle en égalise la surface. Elle est hardie ; elle est maligne. Il y aura des drames ; elle voudra mourir, et par le gaz et par le revolver ; sous le sein gauche, sur son cœur délirant, elle appuiera le fer de l’arme. Ensuite, mon Dieu, elle sera une bonne dame replète qui, au sortir du temple, a les mains posées sur son ventre, l’Écriture aux mains, ses mains naguère énamourées.

Et Grazia, qui n’est plus toute jeune, Christophe lui demande l’un de ses cheveux blancs. Grâce tranquille. Grâce d’Italie, à la douceur de qui va cet homme du Nord, ainsi que vont à la tiédeur romaine, à la beauté sereine, durant les siècles de l’histoire, les garçons d’Allemagne, de Flandre et de Scandinavie, Grazia aimante n’a pas l’air d’aimer, tant elle est calme. La paix de Grazia s’étend sur Christophe. Il accepte la paix : « Ô vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner ? N’es-tu pas belle et sainte comme tu es ? Il faut aimer ton sourire, Joconde… »

Voilà, dans cette symphonie de Jean-Christophe, les thèmes de l’amour : jeunes filles et femmes, cœurs émus, corps jolis, et le mystère aguichant de leurs âmes, enfin leur mort ou la mort de leur amour, qui est un néant pareil. Autant d’amours, autant de morts. Il y a les thèmes de l’amitié : autant d’amitiés, autant de morts. Il y a les thèmes de la violence. Une émeute, le 1er mai ; Christophe s’y mêle, on ne sait pas pourquoi (on ne le sait pas du tout). Pris d’une sorte de démence, il grimpe sur une barricade ; il tue un agent. Et ainsi les thèmes de la violence aboutissent, comme les thèmes de l’amour et de l’amitié, à la mort. Dans une telle diversité, c’est l’unité abondante ; et, cette unité funèbre, la mort du héros la consacre.

Au bout des épreuves, Christophe nous apparaît immobile et illuminé de soleil. Il ne souffre pas ; il ne médite pas ; il écoute une grande musique indistincte et ne cherche pas à la comprendre. Et puis, dans l’égarement final de sa pensée, il soulève le cauchemar d’un orchestre fantastique, il ranime, il le gouverne ; bientôt, il le suit ; à peine peut-il le suivre et, de ses bras de moribond, battre la mesure d’une musique où la frénésie et l’enchantement de sa vie ont leur magnificence.

Après tant de splendeurs, comparables aux fantasmagories du couchant (il y a des couleurs fastueuses, des incendies, la mort d’un astre, le bûcher qui le brûle, la cendre qu’il laisse ; et il y a des pans de ciel qui sont comme des plaines de rêverie et des prairies vertes), on ferme le livre ; et qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ?

Un des volumes, La Foire sur la place, contient des opinions, des jugements, touchant la politique, les concerts du dimanche, la question juive, le socialisme et la Schola cantorum. Tout cela, pêle-mêle. Ce volume, entre la merveille de Sabine et la merveille d’Antoinette, je ne l’aime presque pas. La signification de l’œuvre n’est pas là ; et elle n’est, explicitement, nulle part. Il faut l’induire (et difficilement) de l’ensemble du poème ; un poème de solitude, de méditation secrète et qui ne trahit que les dehors de son exubérance. Les idées que je distingue, les voici.

Christophe est l’art et est le peuple. Et il ne s’agit pas seulement d’offrir au peuple l’art comme un cadeau, comme une récompense de son labeur, mais d’affirmer que l’art vient du peuple. Christophe est l’art et est l’amour (on l’a bien vu) : l’art vient de l’immense amour populaire, de la grande âme féconde en qui germe toute l’ardeur humaine.

L’œuvre tout entière est destinée à réunir l’intellectualisme le plus fougueux et l’action la plus véhémente, ces deux ferments qui l’un l’autre s’annihilent si une volonté plus forte qu’eux ne les combine, ne les oblige à travailler ensemble.

Et ils travaillent donc. Tel est le principe de la lutte essentielle. Lutte et souffrance. Mais il ne faut pas « se lasser de vouloir et de vivre : le reste ne dépend pas de nous ». Quel combat, où alternent la victoire des doctrines et la victoire du mâle instinct ! « Laisse les théories », ordonne Gottfried ; et les théories prennent le dessus : mais elles se confondent avec la volonté.

Tout réunir, assembler même les contraires, pousser le paradoxe jusqu’à prétendre accorder les contradictoires, enfin totaliser les diverses puissances de la pensée et de la vie, les grouper sans les appauvrir et, pour les prendre toutes, renoncer à les coordonner, mais tenir en haleine leur foule confuse, voilà (autant que je la saisis) la philosophie de Jean-Christophe. Et, puisque Jean-Christophe nous est présenté comme le testament d’une génération (celle que j’ai dite), d’une génération « qui va disparaître » ou qui, du moins, a passé l’âge de sa plus vive expansion, voilà le caractère des jeunes hommes qu’hier (ou avant-hier) nous étions.

Le diagnostic est bon. D’autres moralistes et psychologues nous ont représentés comme de fins sceptiques désœuvrés : — sceptiques, je ne dis pas non ; mais si ardents et capables d’agir, nous ne l’avons que trop étourdiment prouvé, dès l’occasion, fut-elle médiocre, ou détestable. Le diagnostic est, ajoutons-le, flatteur. M. Romain Rolland, suivant un ancien précepte de Maurice Barrès, a mis à notre vieille jeunesse un dieu dans les bras.

Mais ne va-t-il pas nous admirer outre mesure et, signalant notre grandeur assez tragique, approuver notre folie ?…

À la fin du dernier volume, Christophe est, par un sincère artifice, devenu saint Christophe, celui de l’Écriture, celui qui traverse le fleuve, portant sur les épaules l’enfant frêle et pesant. Il a énergiquement lutté contre l’eau adverse ; son échine ployait et le tronçon de pin sur lequel il s’appuyait se courbait. Les gens disaient qu’il n’atteindrait pas l’autre rive. Mais l’enfant lui commandait : — Marche !… Et il atteint au second bord. Qui était l’enfant qui chargeait ses épaules ?…

Saint Christophe dépose son fardeau, comme dépose le sien l’auteur de Jean-Christophe. Celui-ci, aux enfants du jour qui va naître, donne l’enfant d’hier, l’enfant qui n’est plus jeune, le vieil enfant de la tribulation.

Mais il est bien dédaigneux à l’égard de la pénitence que fait pour nous une jeunesse nouvelle, battant sa coulpe, notre coulpe, celle-ci. Elle demande au Cosmos pardon de nos familiarités envahissantes. Elle renonce à nos vastes conquêtes et fortifie la clôture du coin plus sage où elle s’établit.

Christophe, parmi les idées, refusait de choisir, les voulant toutes. Il a été un grand coureur d’idées, le Don Juan des idées. (Tels fûmes-nous, jusqu’à l’instant de nous apercevoir que l’amoureux d’une femme connaît mieux les femmes et mieux l’amour que Don Juan). Or, ce n’est point assez de dire que nul esprit ne résiste à pareille débauche : disons que toutes les idées ne coexistent pas sans former une tourbe d’émeute où il y a des tueries.

Notre idéologie énorme différait de la vie comme diffère d’un organisme un tas de décombres. Et les hommes de la « nouvelle journée », s’ils accomplissent leur besogne, auront à ordonner les matériaux que nous avons charriés pour eux avec une superbe et absurde vaillance. Ils n’emploieront pas tout ; mais ils ne manqueront de rien. Ce qu’ils n’emploieront pas, ils le jetteront, avec mépris : et, parmi ces restes, peut-être y aura-t-il plusieurs des billevesées qui nous étaient le plus délicatement précieuses.

IV. Flaubert

« Ô poète, cache ta douleur sous des phrases d’une mélancolie pompeuse, comme les paysans de la Thébaïde bouchent les trous de leurs cabanes avec des planches de cercueils peints. »

Cette phrase si belle, M. Louis Bertrand l’a sauvée ; il l’a trouvée dans les papiers de Flaubert, écrite sur la chemise qui contient les brouillons du Saint Antoine ; cette phrase si belle et qui pourrait servir d’épigraphe à toute l’œuvre de Flaubert. Elle résume l’esthétique de la Bovary et de Salammbô, de L’Éducation sentimentale et d’Hérodias.

Il y a de ces phrases, soudaines, qui rendent le son d’une âme ; on dirait d’un cristal sonore et qui, touché, donne sa musique naturelle. Et, comme la musique est plus persuasive que tous les mots, cette phrase vaut mieux que tous les commentaires ; mais commenter une musique est un plaisir inutile et charmant, l’hommage de la dialectique à l’intuition.

L’exégèse de Flaubert s’est enrichie de quelques récents travaux. L’édition Conard, en dix-huit volumes, aujourd’hui complète, apporte beaucoup d’inédit : elle est précieuse. MM. René Descharmes et René Dumesnil ont publié, sous ce titre Autour de Flaubert, une série de très attentives études ; et voici le Gustave Flaubert de M. Louis Bertrand.

Avec beaucoup de soin, de méthode et aussi de goût, MM. Descharmes et Dumesnil réunissent des documents. C’est une excellente besogne ; et de tels livres ont l’agrément le plus vif. L’impartialité de ces deux critiques ne fait aucun doute ; or, parmi leurs nombreuses découvertes, il n’y a pas un trait qui endommage la figure, la légende même de Flaubert : on le constate avec joie. La terrible enquête que mène, autour de nos grands hommes, la curiosité contemporaine a bousculé pas mal de renommées. Flaubert ne bouge pas.

L’histoire de Madame Bovary, dont nous connaissons maintenant le détail, est fort singulière. MM. Descharmes et Dumesnil ont cherché, dans les journaux de l’époque et dans les correspondances, l’opinion de 1857. Ah ! que de niaiseries ! Et comme il sied à la critique de garder, en ses jugements, une prudente, une tremblante modestie ! Écartons ces tristes avertissements. (Mais redoutons de méconnaître un chef-d’œuvre qui nous déconcerte : s’il ne dérangeait pas nos habitudes, serait-ce un chef-d’œuvre nouveau ?) Le procès de la Bovary est un incident bizarre. Flaubert accusé d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs : nous relisons le roman ; nous ne voyons pas l’outrage. Sincèrement, nous sommes déçus. On a bientôt fait d’écarter le réquisitoire en le notant d’hypocrisie ou de pharisaïsme : les termes du réquisitoire concordent avec ce que disent maints articles d’alors. Le roman de Flaubert a blessé un grand nombre de ses lecteurs. Il faut conclure de là, somme toute, que la susceptibilité publique se modifie, non la morale, mais la susceptibilité morale, l’idée de la délicatesse, le sentiment d’une élégance de l’esprit. D’ailleurs, Flaubert fut acquitté : ainsi, l’on devenait plus indulgent. Nous devenons, de jour en jour, plus indulgents, et jusqu’à des patiences dégoûtantes. Plusieurs de nos romanciers nous conduisent bien au-delà des justes limites où l’audace tourne à l’infamie. Où sont les justes limites ? Nous les avons éperdument dépassées. Une époque plus fine hésite : son scrupule n’est pas méprisable. Et, quand nos vertueux démagogues flétrissent la démoralisation du deuxième Empire, ils badinent, sans loyauté.

Ils dénigrent les préjugés de l’ancien temps : ces préjugés composent d’âge en âge la conscience d’un pays. Et je préfère à notre vil relâchement l’incertitude qui se manifesta en 1857. On éprouve, à constater ces différences, une inquiétude assez pathétique.

Le livre de M. Louis Bertrand n’est pas une étude continue, mais plutôt un recueil d’essais relatifs, les uns et les autres, à Flaubert. Cependant, il a quelque unité. L’auteur, s’attachant principalement aux ouvrages les plus lyriques de Flaubert, à Salammbô et à La Tentation de saint Antoine, examine le réalisme qui subsiste là encore, sous les dehors les plus romanesques. M. Bertrand connaît à merveille l’Afrique : on n’a pas oublié La Cina. Et voici ce qu’il nous apprend.

L’Afrique de Flaubert est la vérité même : vérité du décor et de la couleur ; et vérité plus profonde, celle des races. Les types de Salammbô sont « absolument africains ». Et l’âme de l’Afrique « n’a pas changé, depuis des siècles ». Les personnages de Salammbô, M. Bertrand les a rencontrés en Afrique. « Le rival d’Hamilcar (dit-il), le vieux Suffète de la mer, rongé par la lèpre et accablé sous sa graisse malsaine, c’est l’âpre marchand juif ou maltais, sémite comme Hannon, qu’on peut voir encore dans les boutiques sordides d’Alger ou de Constantine, comme dans les souks de Tunis. Narr Havas, c’est le grand chef du Sud, le cavalier aux yeux de gazelle, qui épouse nos filles, boit notre champagne, accepte nos décorations, prêt d’ailleurs à passer du jour au lendemain dans le camp de nos ennemis ; Spendius, c’est l’aventurier napolitain ou espagnol, bon à toutes les besognes, ruffian ou tenancier de maisons louches, fanfaron et vantard, se poussant par tous les sales métiers, ébahi d’une fortune soudaine, qu’il gaspille et qu’il perd avec la même facilité qu’il l’a acquise. Mathô, c’est le bon nègre, ou le fidèle spahi, épris de la fille de son général, fait uniquement pour servir, fier de porter nos médailles, très capable d’ailleurs d’un gros héroïsme et qui finit par se faire tuer pour nous dans quelque Tonkin ou quelque Madagascar. » Je crois qu’on est ravi de le savoir. On le devinait : désormais on a de quoi répondre à qui, dans Salammbô, ne veut apercevoir que de l’archéologie. Il y a, dans Salammbô, de la vie, ancienne et durable.

À cet égard, Salammbô n’est pas une œuvre d’un autre ordre que L’Éducation sentimentale ou Madame Bovary. M. Louis Bertrand l’a très bien montré. Or, s’il a montré, dans Salammbô, l’éternelle vie, à plus forte raison la devons-nous sentir dans les romans de mœurs contemporaines. Il proteste, à mon avis, très heureusement contre une fausse interprétation de Flaubert, laquelle nous présente ce grand artiste comme le prisonnier de son art : un prisonnier malheureux qui, à travers les grilles de sa geôle, ne voit guère le monde et qui fait de la littérature ainsi que, les autres, le chausson de lisière. Non : l’esthétique de Flaubert est vivante ; et lui, parmi les romanciers de génie, l’un de ceux qui ont saisi et mis dans leurs ouvrages le plus de réalité, intellectuelle et physique, vivante elle-même.

Enfin, voici, pour moi, Flaubert.

Mais plaçons-le, d’abord, à son époque ; ensuite, nous l’en détacherons. Cette époque où il a flori, c’est le deuxième Empire : c’est, le déclin du romantisme, encore splendide ; et c’est le triomphe du positivisme.

Romantique, Flaubert le fut passionnément — et si évidemment que je n’ai pas à le prouver ; — son amour des couleurs brillantes, son luxe verbal, son lyrisme et la musique de ses phrases, autant de signes : et il dépend de Chateaubriand, d’Hugo, sans nul doute. Mais aussi, en 1857, la philosophie d’Auguste Comte et sa méthode se propageaient à l’encontre du romantisme. La science allait, dans l’idéologie universelle, se substituer à la poésie. Même s’il ne faut pas considérer la science comme la négation de la poésie, l’idée positiviste de la science est opposée à l’idée romantique de la poésie. En fait, l’effort littéraire des Parnassiens consista, plus ou moins nettement, à concilier les deux idées ; et ils ont corrigé le romantisme selon les volontés du positivisme : aux libres épanchements d’Olympio, comparons les exactes analyses d’un Sully Prudhomme.

Le romantisme soumettait le monde au poète. Le positivisme soumet au monde les yeux qui regardent le monde, l’intelligence qui le conçoit ; et il transporte la réalité, il la transporte de l’âme à l’objet. Ce changement est manifeste dans toute l’activité spirituelle, sous le deuxième Empire, et dans la littérature notamment.

Flaubert en témoigne ; Flaubert, avec son goût de la vérité ; Flaubert qui peine à la quête des documents précis, et qui voyage, visite la Normandie et l’Orient pour attraper des paysages authentiques, et qui assume de formidables lectures, afin de se procurer l’histoire. Les romantiques interrogeaient leur imagination, comme le vieil Homère consultait la muse. Avec le positivisme, le procédé n’est plus le même : le procédé, c’est l’expérience ; du moins, en littérature, c’est l’observation. Et, si Flaubert se soumet à la nouvelle discipline avec une rigueur qui peut paraître excessive, qui l’a peut-être gêné, mon Dieu, la discipline est toute nouvelle : on en subit le prestige. Puis, au lendemain du romantisme, qui vous enchante et vous alarme encore, la discipline est plus indispensable que jamais : le plus tenté de vive indépendance la veut plus stricte.

Si je ne me trompe, tel est Flaubert à l’égard de son temps et, pour ainsi dire, en face du problème que son temps lui posait. Or, ce problème, dont j’indique la formule de 1857, donnons-lui toute sa portée : c’est le problème de l’art même. Tout art en est une solution ; et, au principe de l’art, il s’agit de savoir quelle attitude l’artiste garde vis-à-vis de la réalité. Dans un récent volume, savant et joli, Les Origines du roman réaliste, M. Gustave Reynier cherche, parmi les œuvres du moyen âge et de la renaissance, les commencements de « ce genre littéraire ». Mais, si le roman réaliste peut être appelé, en effet, un genre littéraire, la question du réalisme est plus vaste, plus générale ; et elle date des origines de la littérature, des origines de l’art, elle date de là et suit les tribulations séculaires de l’art et de la littérature : il s’agit de la somme de réalité que l’art — et littéraire, par exemple, — est capable de prendre et d’animer. Il n’en désire presque pas, il la dédaigne ; ou bien il la prise et il la veut. La dose de réalité qu’il absorbe, la manière dont il la traite : ainsi se caractérise un art.

Bref, l’esthétique de Flaubert, nous la trouvons premièrement installée au point vital de la littérature. Mais elle est une esthétique et, aussitôt, encourt le reproche de pédantisme. On se dépêche de conclure. On redoute qu’une esthétique entrave la spontanéité de l’artiste. La spontanéité de l’artiste, si l’on y songe, est plus dangereuse. Quel mal y a-t-il, et quel péril, à ce que l’artiste ait médité ses volontés et ne cède pas, tout simplement, à ses velléités de hasard ? Ces velléités, en cas de réussite, on les qualifie d’un nom qui plaît, l’inspiration. Eh ! l’inspiration (sauf la chance de quelques-uns ; et lesquels ?) n’est-elle pas le bel accomplissement d’une esthétique sous-entendue ? L’auteur la dissimule, comme l’architecte enlève les échafaudages, la bâtisse achevée.

Au surplus, j’accorde que Flaubert soit, de nos écrivains, l’un des plus assidûment réfléchis, l’un de ceux qui ont eu la conscience la plus nette de leurs intentions. En revanche, n’accordera-t-on pas qu’il ait été l’un des plus intelligents ?

Pour les amis d’un art exubérant, c’est peu de chose.

Mais on nous représente Flaubert comme le martyr de son esthétique et le maniaque d’un règlement fixé par lui, l’héautontimorouménos, bourreau de soi. S’il faut le dire, même ainsi je l’aimerais, tant nous avons d’écrivains qui sont aux petits soins pour eux et pour la vaine abondance de leur génie : des écrivains en bras de chemise ; et les pantoufles. D’autres ont le cilice.

Le cilice, en telle aventure, n’est-il pas une folie ?… On nous fait un Flaubert absurde, avec son esthétique, une toquade.

Si nous examinons et l’homme et l’esthétique, nous les voyons en excellent accord, extrêmement raisonnables l’un et l’autre, et celui-ci qui, judicieux, avait choisi celle-là, celle dont il avait besoin, celle précisément que réclamait la nature de son esprit. C’est ainsi qu’un système est vivant.

Notons — car tout en dérive, à mon gré, — la sensibilité de Flaubert. Une terrible sensibilité, prodigieusement frémissante. Il écrivait (M. Bertrand cite ce passage de la Correspondance) : « S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie (de la poésie, de l’art et de la sensibilité), j’en peux dire quelque chose, moi qui ai entendu à travers des portes fermées parler à voix basse des gens à trente pas de moi, moi dont on voyait, à travers la peau du ventre, bondir tous les viscères et qui parfois ai senti, dans la période d’une seconde, un million de pensées, d’images, de combinaisons de toutes sortes, qui jetaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d’un feu d’artifice. » Une sensibilité de malade, dira-t-on, puisqu’on sait qu’il était épileptique. D’ailleurs, si cette indication manquait, je m’en passerais volontiers. La même sensibilité, ne la remarque-t-on pas chez beaucoup de gens qui ne tombent pas du haut mal ? Cette infirmité, dont l’auteur de la Bovary a cruellement souffert, n’atteignit pas son talent, qui est sain. La sensibilité de Flaubert, en ce qui concerne son œuvre, est celle d’un artiste ; et l’analyse d’une telle sensibilité révèle, en son mystère le plus lointain, le germe fécond de l’art. Mais il nous faut aller ici jusqu’à ces profondeurs de l’âme où, de la subconscience, se dégagent les tendances premières.

Du reste, prenons garde. Il y a des artistes, souvent habiles, et pour qui l’art est un métier comme un autre. Ils ne l’auraient pas inventé ; ils l’adoptent : parfois, ils n’y réussissent pas mal. L’argent les tente, ou la gloire. Mais Flaubert, ce n’est pas cela. Il avait un peu de fortune et s’en contentait. Quand la Bovary eut fait scandale, dans la Revue de Paris et à la chambre correctionnelle, l’éditeur l’eut, moyennant vingt-cinq louis, pour cinq années : en deux mois, il vendit quinze mille exemplaires, d’ailleurs. Encore n’avait-on pas facilement décidé Flaubert à publier son livre. Cette réclame, un procès dont les journaux retentissaient encore, le dégoûtait ; et il méprisait ce tapage « tellement étranger à l’art ». Il ajoutait : « Je n’aime pas, autour de l’art, des choses étrangères. » (Quel homme, et digne d’étonner aujourd’hui maints littérateurs !) Il songeait à ne plus imprimer rien, mais à écrire, pour lui seul : quant à « publier », c’était une chose dont il disait, et sincèrement, qu’il ne sentait pas le besoin.

Mais il sentait le besoin d’écrire. Cependant, le style lui était un dur travail ; il en parle comme d’un supplice. Il avait donc, au vrai, besoin d’avoir écrit. Ce besoin d’accomplir une œuvre d’art est le fait psychologique dont le secret me semble résider dans l’instinct même d’une sensibilité pareille à celle de Flaubert.

Une telle sensibilité est riche merveilleusement ; elle reçoit un perpétuel afflux d’impressions variées comme l’univers. Elle est malheureuse : toujours en éveil et toujours agitée, elle ne trouve pas son repos. Il le lui faudrait ; car elle se fatigue, à frémir incessamment. Elle le cherche. Elle ne le trouve pas en elle-même, car elle est toujours en mouvement. Une excessive rapidité l’emporte ; elle gaspille et perd ses richesses, plus précieuses d’être menacées. Et elle a le désir ardent de l’immobilité, de la durée. Elle est comme une nymphe lasse auprès d’un fleuve, son amour, fuyant au long des rives et qu’elle ne sait pas arrêter. Elle voudrait se mirer à la surface de l’eau, turbulente et qui s’échappe. Elle plonge ses doigts dans l’eau et ne la peut captiver. L’eau se sauve comme le temps.

Si la nymphe est pourvue de savants prestiges, elle congèlera le fleuve, plutôt que de le laisser fuir : il sera devant elle, immobile enfin, immobile et froid, séparé d’elle ainsi ; elle n’y trempera plus ses doigts frissonnants. Mais elle aura goûté la joie d’éterniser un instant.

Il y a, dans l’essence même de la sensibilité, une velléité de suicide. Et la nymphe a tué le fleuve. Mais la sensibilité est, à la fois, le fleuve et la nymphe. Elle est éprise et jalouse d’elle-même. Elle se tue, afin de se posséder. En d’autres termes, et plus simples, elle renonce à elle-même.

Il est remarquable que tous les grands renoncements proviennent d’une sensibilité immense et qui se tue.

Ce sera peut-être l’amour, don de soi, don parfait ; et, « pour se regarder au miroir d’une autre âme », une âme invente l’oubli de soi.

Ce sera peut-être le dévouement, totale abnégation de l’égoïsme. Flaubert, « aumônier des Dames de la Désillusion », écrivait à une femme inquiète : « Pensez moins à vous… Tâchez donc de ne plus vivre en vous ! »

Ce sera peut-être l’action, car elle exige qu’on abandonne son plaisir. Mais Flaubert avait l’horreur de bouger.

Alors, faute de l’amour, faute du dévouement et faute de l’action, ce sera, en définitive et comme à bout de ressources, l’art, le dernier stratagème d’une sensibilité en peine de renoncement. L’art, faute de l’amour ; et Flaubert écrivait à George Sand : « Je ne suis pas si cuistre que de préférer des phrases à des êtres. » La femme inquiète et qu’il engageait à ne plus vivre en elle, ne l’eût-il pas dirigée vers les œuvres charitables ? En attendant, il lui disait : « Associez-vous par la pensée à vos frères… » Quels frères ?… « à vos frères d’il y a trois mille ans ! » Il l’envoyait à l’étude et aux livres ; il l’envoyait au passé, qui est une œuvre d’art immobile.

L’art est, pour un Flaubert, le suprême moyen de sortir de soi : car l’on ne peut tenir en soi. Il écrivait pour réaliser hors de lui-même l’émoi qu’il avait en lui et qui le tourmentait « à le faire crier », dit-il. Et voilà cette prétendue « impassibilité » : que de sottises n’a-t-on pas lancées, touchant l’impassibilité de Flaubert ! Il n’y a pas eu d’intelligence plus chaude, ni de cœur plus bouillant. Mais il cherchait dans l’art son repos, — mettons, l’impassibilité, — comme sa délivrance. Il n’était pas impassible d’abord.

Conséquence : l’art, ainsi conçu, doit être impersonnel. Flaubert l’a répété maintes fois ; et l’on connaît ses formules impérieuses. On les a déclarées paradoxales. Non ! Et, en tout cas, le principe est juste. L’art commence à la minute même où le sentiment se détache d’une individualité, prend les dehors d’un objet qui, tout seul, existe.

Il est possible que Flaubert ait poussé le principe jusqu’à ses bornes extrêmes et, j’y consens, au-delà des bornes indispensables. Mais, quoi ! n’avait-il pas à réagir contre la fureur individualiste des romantiques ? Ceux-là manquaient de toute retenue ; et, le vice de leur esthétique, on l’a vu, quand Lamartine publia le commentaire anecdotique de ses Méditations : il n’avait couvert que d’un voile léger les sentimentales péripéties de son existence et, le léger voile, il l’écartait. Flaubert, en son temps, eut à réagir. Averti par les violences de sa propre sensibilité, mis en garde par elle, il réagit plus énergiquement. Il s’était aperçu de la dépravation à laquelle l’art courait ; et il résolut d’enrayer le mal. S’il l’a fait avec rudesse, la leçon n’en est pas moins bonne, aujourd’hui encore, après tout un siècle de lyrisme éperdu. Flaubert, en somme, retournait à une idée de l’art qui est exactement celle de nos écrivains classiques. Mais il y retournait : ce n’est pas la même chose que d’y être. Et, pour y aller, il partait du romantisme, de son erreur superbe. Il arrive au même point ; seulement restent en lui le souvenir et la peur de la faute ; il a les manières d’un converti, qui se méfie de soi et continue de se châtier.

Voire, il se tarabuste : il n’en est que plus émouvant.

Pour être sûr de ne pas céder au vieil homme, si romantique, il a recours aux contraintes les plus sévères et à l’exil, à cette sorte d’exil véritable qu’est l’exotisme. S’il demeurait chez lui, dans ses entours, dans le paysage familier qu’il a peuplé de sa tendresse et de son rêve, il résisterait mal aux tentations débiles où la sympathie vous engage. Il s’est éloigné ; il a campé, avec son art, dans les pays étrangers ou hostiles, dans les pays d’Hamilcar ou d’Homais, chez les Carthaginois ou les bourgeois. Là, il ne craignait rien ; là, il avait la certitude de ne pas se confondre avec la nature environnante, de ne pas mêler son âme à d’autres âmes et de n’être pas dupe des faciles incarnations, des avatars auxquels s’amuse un mol esprit. Il se cantonnait, à l’écart ; telles furent ses précautions.

Et il est dans toute son œuvre, sans doute. On l’y devine ; même, on l’y voit. Mais il y est comme l’art le plus impersonnel l’y voulait : il y est l’artiste ; il y est l’intelligence qui choisit et qui ordonne les fragments et les symboles de la réalité.

Son œuvre contient une somme abondante de réalité. Après la publication des Trois contes, Taine lui écrivait : « Votre calme, votre perpétuelle absence est toute-puissante ; comme disait Tourguéneff, cela coupe le fil ombilical qui rattache presque toujours une œuvre à son auteur. À mon avis, le chef-d’œuvre est Hérodias… Hérodias est la Judée trente ans après Jésus-Christ, la Judée réelle, et difficile à rendre, parce qu’il s’agit d’une autre race, d’une autre civilisation, d’un autre climat. Vous aviez bien raison de me dire qu’à présent l’histoire et le roman ne peuvent plus se distinguer. Oui, à condition de faire du roman comme vous. Ces quatre-vingts pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan ; pourtant vous savez si j’admire ses Apôtres, son Saint Paul et son Antéchrist. Mais la totalité des mœurs, des sentiments, du décor ne peut être rendue que par votre procédé et votre lucidité. » Sa lucidité, ne la devait-il pas à la rigueur de son procédé, à cette règle d’« absence » qu’il observait ? La réalité profonde de Salammbô, M. Bertrand (je l’ai dit) l’a fort bien montrée ; puis il a présenté, très justement, Flaubert comme un de ces hommes de grande et forte culture à qui la connaissance des temps et de l’espace permet de prendre et de posséder les plus larges portions d’humanité authentique, peuples et individus, la vie et la pensée : dans la troisième partie de La Tentation, le dialogue du diable et de saint Antoine déroule tout le spinozisme avec une admirable intelligence et le roman, d’un bout à l’autre, déroule toute l’infinie et subtile erreur métaphysique. La réalité d’Emma Bovary : celle d’une femme vivante et, par un privilège, d’une femme dont l’âme ne nous serait aucunement dissimulée. « Quelles solitudes que tous ces corps humains ! » dit Fantasio ; et des millions de lieues séparent un être de son voisin. Mais Flaubert nous conduit jusqu’à la plus intime solitude où Emma Bovary se cacherait. Il n’est pas un de ses actes que nous n’ayons vu se préparer dans le mystère de cette âme éclairée par lui. Cependant, elle garde son mystère, je veux dire sa logique à elle : une logique est tout un être. Dans les sentiments et dans la destinée d’Emma Bovary, l’auteur n’intervient pas. Elle existe sans lui ; et il la regarde. Pour modifier les journées de cette petite femme, il y a les incidents divers du hasard et il y a l’enchaînement naturel de la cause à l’effet, cette fatalité confuse qui, au désordre même des événements, impose une espèce de régularité. Jamais on ne surprend, au cours des épisodes, le caprice de l’auteur. L’auteur n’est pas là.

Emma Bovary, délicieuse, à la fois ingénue et perverse, prétentieuse avec la plus touchante sincérité, voluptueuse et, dans toutes ses ardeurs, animée d’un étrange idéalisme, dédie au rêve son péché. Tète absurde et charmante ! Sa niaiserie est d’avoir voulu fuir la vulgarité : elle y tombe. Elle y mourra ; et nous aurons pitié de sa douleur scandaleuse et innocente, de son corps joli, de son cœur affriolé, de son espérance avilie. Elle vivait : nous l’aimions.

Maupassant raconte que Flaubert se fâchait, quand les critiques l’appelaient un réaliste. Et M. Bertrand rapporte qu’il disait, à propos de la Bovary : « Les observations de mœurs, je me moque bien de ça ! » et qu’après Salammbô, il écrivait à Sainte-Beuve : « Je me moque de l’archéologie ! »

En vérité, son art n’est pas réaliste. Il l’est pourtant ; mais, plutôt, il ne l’est pas. La réalité, Flaubert l’utilise comme un refuge, quand il s’est échappé de lui-même. Elle lui fournit le moyen de ne pas demander à son imagination (qui est de lui, et dont il se méfie) la substance et les matériaux de son art. Il faut qu’on aille à la réalité, quand on pratique le mépris des chimères individuelles. On n’a que la réalité du dehors ou bien soi : l’on n’a donc que la réalité. Ainsi, Flaubert est un réaliste. Mais la réalité n’est pas la fin qu’il se propose. La fin, pour lui, la seule fin, c’est l’art ; un art qui emploie la réalité.

Un art qui n’est pas soumis à la réalité. Il la dompte. La preuve ? Il lui impose la beauté.

Or, il y a entre ces deux termes — réalité, beauté — une antinomie. Flaubert l’a durement constatée. Il la signale, à toutes les étapes de la civilisation : elle se marque, à ses yeux, toujours plus nettement d’âge en d’âge. À l’imitation des positivistes, il distinguait, dans le devenir de l’humanité, des périodes et, badinant avec chagrin, les désignait : paganisme, christianisme et « muflisme ». Ses romans il les a placés dans ces trois périodes, dans la troisième aussi, où triomphe la laideur.

Imposer à la réalité, triomphalement laide, la beauté : comment faire ? Comment Flaubert a-t-il résolu l’antinomie ? A-t-il embelli la réalité, ainsi que d’autres l’enjolivent ? Non, certes : ou bien, il aurait manqué à sa discipline. Mais, en lui laissant sa laideur, il l’a vêtue de beau style. Bref, il l’a traitée un peu comme fit Vélasquez les princes décrépits de la maison d’Autriche : il les habille d’étoffes somptueuses, de brocarts d’or et les décore de son génie. Flaubert costume de ses phrases la réalité médiocre ou infâme.

Un simple réaliste copie la réalité ; il ne permet point à sa phrase de ne pas suivre assidûment la ligne qu’on voit. Et il appauvrit même sa phrase, afin de la rendre moins orgueilleuse, plus docile : petite servante de la réalité.

La beauté d’abord ! disait Flaubert. Et il reprochait à Zola d’autres soucis.

Il disait aussi : « Moi, j’admire autant le clinquant que l’or. La poésie du clinquant est même supérieure en ce qu’elle est plus triste ! » Il y a, dans cette boutade, un peu de plaisanterie, certainement, et beaucoup de vérité, car il songeait à ce rôle magnifique et bizarre qu’il avait assumé : rehausser du fin métal de ses phrases la grossière étoffe de la réalité.

Il n’était pas gai, à part lui : ses propos véhéments, sa fausse allégresse ne doivent pas faire illusion. Il était assez nihiliste et n’attendait rien du progrès dans le monde, qu’un enlaidissement continu ; il n’attendait pas, de la science ou de la philosophie, une révélation de l’inconnaissable : il comparait la vie à la meule qu’un esclave tourne.

On le chicanerait là-dessus. À quoi bon ? Le pessimisme n’est pas une dialectique ; et l’optimisme non plus.

Mais, au désastre universel, survivait l’art uniquement. Il lui donna toute son existence, toute sa ferveur, le zèle d’un dévot. « Dans ma pauvre vie, si plate et si tranquille, les phrases sont des aventures, et je ne recueille pas d’autres fleurs que des métaphores… » Son hérésie exquise considérait le monde comme une illusion qui peut servir à la littérature. Il avait trouvé pour le monde cet argument de rédemption. Il s’établit prêtre de ce néant qu’il ornait de beauté.

Avec quel soin, méticuleux et obstiné ! Il ne négligeait aucun détail de son culte, aucune pratique. Il n’a omis aucune des vertus de l’écrivain. Presque toujours seul, à son bureau, il travaillait, recommençait et raturait : hors des ratures sortait la phrase, belle comme une musique peinte. Alors, dit Maupassant, il levait la tête, haussait à ses yeux la feuille de papier, s’appuyait sur un coude et lisait, d’une voix forte et heureuse.

Je l’aime aussi tel que, d’après Mme Franklin Grout, M. Louis Bertrand nous le montre. De temps en temps, on le voyait, gros homme, ceindre un tablier, s’asseoir : il passait toute une matinée à fendre, aiguiser et polir des plumes d’oie ; il les jetait l’une après l’autre dans un grand plateau de cuivre. Et il était, durant cette longue opération, parfaitement grave et recueilli. Besogne religieuse : il préparait les instruments de la littérature.

Je l’aime enfin parce qu’il se disait disciple de saint Polycarpe, lequel s’écriait : « Seigneur, Seigneur, en quel temps m’avez-vous fait vivre !… »

Mais il se consolait à réunir les mots sonores et colorés, à divertir ainsi son désespoir, à illustrer d’images son incertitude, à réparer avec des phrases les torts de l’univers.

V. Un moraliste

M. Alfred Capus écrit volontiers que « tout s’arrange ». On en conclut (car on adore de conclure, et sans tarder) qu’il est un optimiste. Mais il vient de publier Les Mœurs du temps ; et les mœurs de notre temps, il les juge avec beaucoup de sévérité : ce livre n’est pas d’un philosophe tranquille et qui trouve que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cela nous avertit de songer qu’aussi bien M. Alfred Capus n’a pas dit : — Tout s’arrange à merveille, ou d’une façon charmante.

Que tout s’arrange, c’est un fait. Il y a, dans la nature, une souveraine puissance de cicatrisation. Et il y a, dans les choses humaines, une obscure volonté de repos qui, en fin de compte, apaise leur tumulte, organise leur nouvel équilibre. Le dénouement des péripéties les plus embrouillées résulte parfois d’une aubaine ; ou, très souvent, de quelque lassitude, qui a pris les acteurs et qui amène leur abnégation ; ou de l’oubli, qui est le frère de la mort ; et il résulte aussi de la mort. Ces mots, de l’aubaine à la mort, sont inégalement gais. Et tout s’arrange, certes ; mais, en général, assez mal.

Ainsi, la formule célèbre de M. Alfred Capus, un pessimiste l’adopterait, aussi logiquement qu’un optimiste.

Est-il un pessimiste ? Du moins, il sait « ce qu’il faut d’amertume à la gaieté pour qu’elle ait un sens et à la tendresse pour qu’elle soit profonde ».

L’optimisme et le pessimisme, poussés un peu loin, et jusqu’à leur affirmation dogmatique, ne sont pas des doctrines de chez nous. Un philosophe a écrit : « L’essence métaphysique et réelle de la vie est la douleur » ; ce philosophe, un Allemand. Un autre philosophe a écrit : « J’affirme que, présentement et à toute heure du jour et de la nuit, tous les hommes sont parfaitement heureux » ; ce philosophe, un Anglais. Nos écrivains évitent ces extrémités du déplaisir et du contentement ; ils ont le goût de la mesure. Leur ton n’est pas celui d’une allégresse véhémente, ni celui d’un éclatant désespoir, lis sont clairvoyants et ne méconnaissent ni les défauts ni les qualités de l’univers : ils en regardent le mélange avec une patience ingénieuse.

Une littérature qui, à travers ses larmes, sourit, c’est la nôtre. Et M. Alfred Capus est, à notre époque, l’un des esprits les plus joliment français. Il ne se guinde pas ; il est naturel. Ses phrases suivent ses pensées docilement, les accompagnent. Ses pensées suivent la réalité, qu’il observe : il ne s’aventure pas loin d’elle ; et, s’il s’est un moment écarté, il revient à elle comme à l’indispensable certitude. Je ne crois pas que nous ayons aujourd’hui d’autres écrivains qui, dans la somme de leurs ouvrages, aient noté plus de vérité que lui.

Et il n’est pas un grand admirateur de ce qu’il a vu ici-bas ; il ne le méprise pas non plus. Entre le double excès du mépris et de l’admiration, il se tient à bonne distance ; il a choisi une règle de sagesse que résument deux mots : indulgence et plaisanterie. Mais une indulgence qui n’est pas du tout molle ; une plaisanterie toute pleine de signification.

Il me semble qu’on n’a pas toujours été bien finement juste pour ce badinage que M. Alfred Capus a porté à la perfection la plus délicieuse et, je le dirai, la plus émouvante. Nous avons tant d’orateurs !…

Peut-être une impétueuse et imprudente jeunesse réclame-t-elle d’autres accents, plus hardis et même farouches. Veuille-t-elle, en tout cas, apprécier l’humeur moins exubérante de ses devanciers ! La génération française qui, au temps de la Guerre, entra dans l’adolescence inventa notre badinage ; et ce n’est pas tout ce qu’elle inventa, au profit d’un nouvel orgueil ; c’est au moins l’une de ses plus singulières trouvailles. Cette génération française a été, pour ses débuts dans la vie, humiliée, déçue. On avait cru les armes françaises invincibles : et elle a dû céder à la force. Alors, elle fut prise d’une grande horreur de la force, qui lui était refusée. En attendant une revanche vraie, elle s’est hâtée d’acquérir une autre prééminence ; elle a tourné vers une autre ambition sa fatuité légitime : n’étant pas la plus forte, elle a voulu être la plus intelligente. Et c’est ainsi qu’elle inventa ce badinage, qui est une sorte de suprématie générale sur toutes les idées, une domination spirituelle de toutes les idées et, à l’égard de toutes les idées, une désinvolture élégante et magistrale, une tyrannie nonchalante et gracieuse. Badinage littéraire, badinage philosophique et badinage universel. Plusieurs de nos écrivains ont mis leur vigilance et leur coquetterie à présenter sous une forme légère les plus graves problèmes. Leur manière est mélancolique et narquoise ; et jamais une exquise fantaisie n’avait si amplement régné sur tout le domaine de la rêverie, du sentiment, de la méditation.

Pareillement, à l’époque révolutionnaire, quand une barbarie extravagante menaçait d’anéantir le subtil chef-d’œuvre d’une civilisation que des siècles délicats avaient accomplie, quelques survivants partirent : ils emportaient et ils allaient mettre en lieu sûr le trésor de notre causerie. Dans les petites cours d’Allemagne ou d’ailleurs, comme la France était conquise, on les vit — avec un air de futilité, mais pathétique — reconstituer une image menue de leur patrie. Quand ils revinrent, ils rapportèrent ce qu’ils avaient sauvegardé, ce qui, sans leur soin jaloux, était perdu.

Mais on objecte au badinage de ces quarante dernières années, on lui objecte, et durement : — Il y avait pourtant mieux à faire, mieux et plus pressé !…

Peut-être. Et que ne l’a-t-on fait ?.. Seulement, si en telle occurrence chaque Français avait sa tâche, tous n’avaient pas la même tâche ; et, si quelques-uns faillirent à la leur, ce ne sont pas les écrivains : les politiques ont la responsabilité.

D’ailleurs, ce n’est pas que je confine la littérature dans le badinage, certes. Un Paul Bourget qui, depuis quarante ans bientôt, consacre son labeur admirable à composer les systèmes d’idées sur lesquels s’appuieraient notre conscience et nos arts, est l’un des grands ouvriers de la nation. Mais il fallait aussi que ne disparût point, du visage de notre littérature, un sourire que les autres littératures n’ont pas, le plus adorable sourire et auquel les circonstances donnaient une fierté quasi héroïque de défi, d’impertinence et de grâce.

 

Ce sourire, qui éclaire toute l’œuvre de M. Alfred Capus, on l’aimera plus que jamais dans ce beau livre si charmant : Les Mœurs du temps.

C’est un recueil d’essais, — de chroniques qui ont paru dans Le Figaro, de semaine en semaine ; — et l’incident de la semaine était le thème ; voilà justement l’essai : sur quelque phénomène authentique, on fait l’essai de son opinion comme, au contact de la pierre de touche, on éprouve un métal. Montaigne, qui ne vivait pas sous le régime de l’information rapide et aguichante, demandait à ses lectures les occasions de son émoi très attentif. La « dernière heure » des journaux remplace, pour M. Alfred Capus, le bon Plutarque, et Stobée, Aulu-Gelle et enfin les anecdotiers d’Athènes et de Rome. Mais le procédé est le même : sur les fragments de la réalité, l’on pose les fragments d’une idéologie.

Méthode excellente, et qui convient à cette époque-ci. Méthode expérimentale : et, malgré que nous en ayons, nous sommes dominés par les règles du positivisme scientifique. Puis nous avons une circonspecte méfiance à l’égard de ces nobles synthèses que les métaphysiciens de naguère bâtissaient ; et il fallait qu’entrât dedans, facilement ou non, la réalité : on l’y poussait. Or, quelques synthèses, sous la bousculade, se sont écroulées. Nous estimons les précautions méticuleuses de l’analyse ; au lieu de réunir les divers problèmes en un seul, nous éparpillerions plutôt les questions d’espèce.

Le danger serait alors de ne pas aboutir à une ample solution ; le danger n’est-il pas le scepticisme ?…

On méconnaît le scepticisme !… C’est, je l’avoue, un peu sa faute. Il a, quelquefois, des façons désagréables ; et il a, trop aisément, de mauvaises relations : il se lie, par exemple, sans vergogne avec les théories les plus détestables. Mais le dogmatisme n’est pas toujours mieux avisé. En définitive, depuis que le monde est monde, quelle doctrine fut assez prudente pour ne se compromettre jamais ? On a tort si, à cause de fâcheux sceptiques, on dénigre tout scepticisme. Royer-Collard, quand il a dit qu’« on ne fait point au scepticisme sa part », a dit une drôle de chose, et absurde, si je ne me trompe. Tout le travail de la science, tout l’effort de la pensée et toute l’activité de la vie consistent à faire au scepticisme sa part. Dans l’histoire de l’humanité comme dans la modique histoire de chacun de nous, la lente conquête d’une vérité recule la frontière où notre doute est le voisin de notre certitude. Il ne s’agit pas de supprimer notre doute, mais de le borner. Les dogmatistes les plus intempérants ne s’engagent pas à nous révéler tout ; ils nous disent, dès qu’ils nous ont menés un peu loin : — Le reste ne vous regarde pas.

Un scepticisme judicieux n’est que discernement et loyauté. L’Écriture a signalé comme diabolique l’offre de la science universelle. Et, pour n’appeler en témoignage que la philosophie, Platon, parvenu au point où s’arrêtait sa dialectique, installait là des fables enfantines ou populaires, libres symboles de l’inconnu et toile peinte qu’il tendait devant le vide.

Je me demande si — tous les éléments de la comparaison réduits à leurs dimensions normales — le badinage ne joue pas, dans la philosophie de M. Alfred Capus, le même rôle que les mythes dans la philosophie de Platon.

Puis il est une forme de la politesse et de l’urbanité. Doucement présentée, la vérité n’est pas offensante. Pourquoi veut-on qu’elle le soit ? Ne lui donnez donc pas cette mine renfrognée des pédants que tous les moralistes français ridiculisent. Elle sera persuasive en étant belle et aimable.

 

Ainsi la présente M. Alfred Capus, moraliste français, et de la bonne lignée.

Il y a, dans Les Mœurs du temps, des remarques et des préceptes, ceux-ci autorisés par celles-là ; et il y a, dans Les Mœurs du temps, l’examen de conscience de la génération que j’ai tâché de définir.

Les caractères de l’époque, tels que l’auteur de ce volume les a notés, on peut les résumer d’un mot : l’anarchie. Et l’anarchie de toute sorte. Il la montre partout. Dans la politique ? Il écrit : « Depuis que les gouvernements n’ont plus de forme… » Dans la littérature ? Poètes, conteurs et penseurs ne sont occupés qu’à élire, au suffrage universel, leurs princes ; et « les mœurs électorales s’introduisent dans le domaine littéraire » : les mœurs électorales, donc l’anarchie organisée. Dans la morale ? C’est ici que triomphe l’anarchie. Quel désordre ! M. Alfred Capus en fait une peinture étonnante, et qui vous divertit avant de vous effrayer. À chaque page, une petite comédie apparaît, amusante, et puis inquiétante, et puis redoutable. Les personnages sont des gens qui ont figuré dans les journaux, à la rubrique des faits divers, ou bien à celle du théâtre, ou bien à celle de la mondanité, ou bien à celle des tribunaux, car tout arrive ; et ce sont des gens que nous n’avons jamais vus (évidemment) : mais ils ressemblent à d’autres que nous avons rencontrés et à qui manqua seulement (nous l’imaginons avec crainte) l’occasion de se révéler.

Ces petites comédies, mêlées de drame, M. Alfred Capus les raconte très vite ; et, en quelques traits, il a tout indiqué. Un marguillier d’Igornay vient de mourir brusquement. Aussitôt, on arrête le curé ; on l’emprisonne. Les preuves manquent : on lui rend sa liberté. « Mais, à la longue, cette absence de preuves contre un curé parut suspecte et le Parquet fit arrêter de nouveau le curé d’Igornay. Alors, les preuves abondèrent, non pas contre lui, mais contre un soldat qui finit par avouer. On l’arrêta également, pour le principe, et quand le Parquet tint en prison le coupable et l’innocent, il se demanda pendant quinze jours lequel des deux il garderait. Il se décida pour le coupable, et l’innocent fut remis en liberté, quoique curé. » Pourquoi ces folies ? Eh ! bien, quand on assassine le marguillier, n’y a-t-il pas beaucoup de chances pour que le curé ait commis le crime ? « De même, si l’on avait assassiné le curé, il eût fallu arrêter l’évêque. C’est un principe de hiérarchie ecclésiastique, interprété par la loi de séparation » ; voilà tout. Et l’anticléricalisme, philosophie honorée, a de ces conséquences, imprévues et périlleuses, dans l’État.

Certains enlèvements de jeunes filles ont fait du bruit, la saison dernière, un peu de bruit, fort peu de bruit, si l’on y songe. « Un enlèvement, aujourd’hui, ne diffère de certains mariages que parce que le consentement des parents n’y est pas indispensable ; mais, dès que le législateur aura supprimé cette formalité, le mariage prendra vraiment sa forme moderne : il ne sera pas un contrat, mais un rendez-vous. » Or, les enlèvements de jeunes filles ne sont pas une nouveauté, certes. La nouveauté, c’est la philosophie que les pauvrettes vous notifieront, si leur escapade vous déconcerte : et vous saurez qu’elles ont droit au bonheur, qu’elles ont accompli leur devoir intellectuel en exaltant leur personnalité. Ne faut-il pas « vivre sa vie » ?

M. B… vivait sa vie : il avait une maîtresse. Mme B… voulut vivre sa vie : elle tua la maîtresse de son mari. Celle-ci, une Américaine, fut la seule, en cette aventure, qui cessa de vivre sa vie. Mais ainsi les « petits malentendus » qui séparaient M. et Mme B… se dissipèrent. Mme B…, en prison, reçut la visite de son mari, lequel lui jura une fidélité éternelle. « Il avait déjà fait, autrefois, une promesse analogue, mais dans des circonstances tellement frivoles qu’il n’avait pas dû y attacher la moindre importance : on sait, en effet, que rien n’égale l’insouciance avec laquelle les magistrats municipaux déclarent à de jeunes époux qu’ils se doivent mutuellement fidélité. » Au total : « le meurtre d’une Américaine, quelques jours de prison, une rapide apparition devant le jury, un acquittement retentissant, qu’est-ce que cela ? des scènes de vie intense et voilà tout. » Mais la compatriote d’Emerson et de M. Roosevelt n’aura eu que la mort intense.

Vie et mort intenses : ces bandits qu’on a surnommés les bandits tragiques comme si les autres n’étaient que des citoyens un peu romanesques. L’un des bandits tragiques a laissé un testament, qui contient l’exposé de ses principes philosophiques. Le gaillard voulait « vivre sa vie ». Et M. Alfred Capus note le fréquent retour de ces trois mots dans le langage des personnes qui, de nos jours, ont affaire aux tribunaux.

Jeunes filles que tente une liberté prématurée, leurs malins séducteurs ; épouses mal résignées, et les maîtresses enthousiastes, et aussi les amants, et les maris facétieux ; enfin les plus ignobles bandits : tout ce monde rêve de « vivre sa vie » et ne se contente pas de le rêver. Quel avertissement, si le bandit fait usage de la même formule que ses légères et jolies contemporaines ! C’est, bel et bien, la formule de l’anarchisme : et, en effet, contemporaines et bandit appartiennent à la même école, dans des classes différentes.

Vivre sa vie ? Cette formule, nous la devons à une « interprétation hasardeuse » d’Ibsen et de Nietzsche. « Rien n’est plus séduisant, dit M. Alfred Capus, que de changer les noms de nos vices et de nos faiblesses et de les désigner par des termes pompeux, de décider par exemple que le courage consiste à fuir et la noblesse de caractère à se jeter dans le plaisir. Il y aura toujours des gens pour adopter avec entrain cette manière de voir ; et c’est ce qu’on fait, quand on prend la résolution énergique de vivre sa vie, coûte que coûte. »

Une interprétation « hasardeuse » d’Ibsen et de Nietzsche. Hasardeuse, oui. Et ni le Scandinave ni le Germain n’ont précisément recommandé le meurtre. Mais, si l’on abuse de leurs idées, faut-il s’en étonner ? Ce ne sont pas les idées des philosophes qui gouvernent le monde : ce sont, plutôt, les erreurs que les foules commettent, touchant les idées des philosophes.

Galeotto fa il libro , et même si le livre était, dans la pensée de l’auteur, innocent. M. Alfred Capus a raison, quand il cherche dans les idées de philosophes, qui aujourd’hui foisonnent, l’une des causes, et la principale peut-être, de l’anarchie contemporaine. Le crime est ancien, mais la justification philosophique du crime est récente : et voilà très exactement où commence la perversité scandaleuse. Un péché marque l’originelle imperfection de notre nature ; mais l’âme se démoralise quand, au lieu de se repentir, elle présente son péché sous les dehors d’une doctrine enfin réalisée, damnable sophistique. « Ce qui est bien de l’heure présente, écrit M. Alfred Capus, ce n’est pas de tuer, de voler ou de trahir, c’est de le faire au nom d’un principe, que ce soit le droit au bonheur ou le besoin impérieux d’agrandir sa personnalité. Être dévalisé, passe encore ; mais l’être au nom des droits sacrés de l’individu, c’est un raffinement auquel nous aurons de la peine à nous habituer. » Conclusion : « Voilà l’apport, dans nos mœurs, de la philosophie et de la littérature étrangères et surtout des interprétations que nous en avons faites. Paris et la province sont encombrés de surhommes et de nietzschéennes qui n’ont pas la sensation d’avoir vécu leur vie sans deux ou trois scandales, quelques escroqueries et un certain nombre de violences. » M. Alfred Capus ajoute : « Il n’y a rien de moins français que ce type récent. » Et il insiste sur l’origine étrangère des doctrines qui ont fait, chez nous, le plus de ravages.

C’est la vérité. Or, il ne s’agit pas de flétrir la pensée étrangère et de considérer comme des prêcheurs de vice et d’abomination les philosophes des autres pays. Mais si — et je le crois — c’est, en effet, la fausse interprétation des doctrines qui démoralise les foules, combien ne va-t-on pas interpréter plus faussement les doctrines qui, nées ailleurs, et d’esprits tout différents du nôtre, préconisées pour un état social, pour un état mental qui ne sont pas les nôtres, arrivent chez nous comme, en Afrique, ces défroques de nos costumes dont s’habillent les rois nègres : et ils les mettent tout de travers !…

Nous avons trop aimé les idées : et il est temps de battre notre coulpe. Nous avons tant aimé les idées que nous désirâmes de les posséder ensemble toutes. Et tel fut notre vif empressement que nous n’avons pas choisi, parmi elles : nous prenions les bonnes et les mauvaises. Ceci est plus significatif : nous négligions de nous demander si elles nous convenaient, et même de nous demander si l’on pouvait logiquement les réunir. Eh ! bien, la logique est, pour les idées, ce qu’est, pour le corps, l’économie organique : certains mélanges d’idées ne sont pas viables, d’autres sont des poisons, d’autres sont des mélanges détonants, on l’a vu. Il y a une chimie des idées : ne le savions-nous pas ?

Et nous disions — ou nos maîtres nous disaient — que la pensée n’a point de patrie, que les souveraines idées règnent sur l’intelligible univers. Ainsi, nous n’avions qu’à les ravir, en tous pays. Notre collection dangereuse s’en accrut. Mais les idées ont une patrie, la leur, celle de leur naissance. Elles sont les symboles du rêve qu’ont favorisé, en un coin de la terre, et le paysage, et les circonstances, et les hasards, et les souvenirs de la race, élaborés lentement. Les métaphysiques dépendent du sol, comme les moissons et le vin.

Bref, nous nous sommes laissé envahir, depuis quarante ans, par une effrayante horde, — et séduisante, qui nous amusait comme la pittoresque arrivée d’une troupe bohémienne, — par la horde des idées étrangères, que les Grecs, si prudemment jaloux d’eux-mêmes, auraient appelées idées barbares.

 

Le tableau de Paris que trace M. Alfred Capus est tout à fait celui d’une ville conquise. Plaisamment faite, la satire a le caractère de la vérité. Il rappelle le temps où débarquèrent chez nous les premiers Brésiliens ; c’était sous l’Empire : et les vaudevillistes les reçurent. Puis Aurélien Scholl « consentit à dîner avec des Péruviens » : et même, il tutoya un ancien président de la république vénézuélienne, homme d’État remarquable qui régla comme suit l’avancement des officiers : « Dorénavant, nul ne pourra être nommé général, s’il n’a pas été militaire. » Ce sont, à Paris, les débuts de la fureur cosmopolite. Puis l’américanisme a détraqué le type français de la jeune fille. Le prestige des grands génies scandinaves et russes a troublé notre théâtre et notre littérature. « Nous avons été un instant sur le point d’admirer les Jeunes-Turcs ; il a fallu y renoncer. Mais j’avoue que la Chine m’a un peu inquiété. Quand j’ai vu éclater la révolution chinoise, j’ai cru que les salons allaient s’emballer et qu’il nous faudrait être chinois pendant tout l’hiver, sous peine de passer pour des esprits étroits. L’initiative du général Tchang, faisant décapiter tous les Chinois non porteurs de la natte, pouvait à la rigueur être l’origine d’une morale nouvelle… » Excellente caricature de la curiosité facile avec laquelle nous accueillons et nous recherchons l’exotisme, celui qui transforme la mode, celui même qui atteint les intelligences.

Mais ce critique de nos mœurs contemporaines, ne va-t-on pas l’accuser de xénophobie ? On le priera de ne pas oublier qu’une obligeante manière de convier à nos jeux spirituels les étrangers est une ancienne tradition française ; que nous avons pour institutrice continuelle, à travers notre histoire, l’antiquité d’Athènes et de Rome ; que nos écrivains classiques n’ont refusé ni l’influence italienne, ni l’espagnole ; que l’Europe entière a collaboré à la formation de notre conscience française ; et que, si Paris est, de nos jours, une ville cosmopolite, il en était une déjà au moyen âge, dès le douzième siècle, quand Abélard sur la montagne Sainte-Geneviève enseignait toutes les nations et que l’université parisienne régissait la pensée universelle.

Seulement, elle la régissait. Et sans doute put-elle s’enrichir des présents d’idées que ses hôtes lui offraient : du moins, ce qui l’eût embarrassée, elle le refusait. Souveraine, elle savait choisir, éluder, adopter, avec un sûr instinct.

Puis, à ce xénophobe, on dira que, somme toute, on n’y peut rien ; que la confusion des races et des pays est l’un des phénomènes inévitables de la vie actuelle ; et qu’on proteste inutilement contre les lois évolutives des sociétés humaines.

Ce langage emphatique et un peu niais a encore du crédit, malheureusement. Le xénophobe répondra qu’il n’est pas un xénophobe et qu’il ne souhaite pas de voir interdire chez nous l’importation des littératures étrangères. Mais, en examinant les époques qu’on lui a citées comme celles où l’esprit de notre pays a le mieux profité des influences étrangères, il observe que l’esprit de notre pays était alors pourvu de toute sa force résistante, possédait sa pleine santé, pouvait réagir et ne risquait rien, si l’on ose dire, à faire le jeune homme.

Or, — a-t-il par trop fait le jeune homme ? — on remarque un fléchissement de l’esprit français. Il a changé. Il a pâli. N’est-il pas malade ? Il n’a plus le même ton. Il est morose, il est nerveux, il est violent : signes de faiblesse.

Eh ! il fallait s’en apercevoir plus tôt !… Il le fallait, certainement. Et c’est dommage qu’on ne l’ait pas vu. Mais le désordre est venu lentement ; et, pour ne rien dissimuler, les préludes de ce désordre n’ont manqué ni d’agrément, ni même d’une séduction presque ravissante : M. Alfred Capus le montre, avec une sorte de repentir enchanté. Quand il peint, de couleurs crues, l’heure présente, il peint aussi, pour le contraste, l’heure précédente : il nous invite à comparer l’une et l’autre. Comparons-les.

La maladie couvait : on ne la devinait pas. La plupart des vices qui ont maintenant prospéré n’étaient qu’en germe au fond des cœurs. Les nouveautés de l’idéologie et du sentiment avaient un air un peu aventureux, à peine aventureux, un air d’aimable hardiesse, un air de bohème bien élevée. Pareillement, à la veille de la révolution, les Français ne furent-ils pas plus délicieux que jamais ? L’ancien usage s’était égayé d’une liberté, d’une audace nouvelles ; mais l’ancien usage réglait encore l’audace inopinée et la récente liberté. Tout cela devint une abominable frénésie. La société d’hier eut, chez nous, quelque analogie avec la société française que la révolution bouleversa.

Et c’est que les idées ne vont pas vite des livres aux foules : autrement dit, les idées ne se pervertissent pas du jour au lendemain. Il leur faut du temps. Elles ne se déclarent pas tout de go ; sournoises, se dissimulent et, d’abord, prennent de beaux dehors. Mais elles préparaient tous leurs dégâts, tandis que nous les admirions et tandis que nous étions si adroits à orner d’elles nos écrits et nos têtes.

Puis, on vit ce qu’elles valaient ; et l’on fut dégoûté de plusieurs d’entre elles, qu’on avait célébrées étourdiment.

Serait-il bien difficile de trouver, dans les œuvres des écrivains que tourmente l’anarchie contemporaine, les premiers principes, anodins hier, de cette anarchie ? Ils ne se méfiaient pas ; et ils ne prévoyaient pas qu’avec leur ingénieuse pensée on ferait du pacifisme et de la lâcheté, du syndicalisme et de l’émeute.

Quel réveil ! et quel brusque désenchantement ! Tout le plaisir de la plus fine intelligence en fut gâté. Se pouvait-il qu’on eût ainsi dénaturé les trésors de l’imagination la plus vive et la plus savante ? Il fallut bien ouvrir les yeux à l’évidence. « Trop de bandits sinistres sont sortis — avoue M. Capus — de notre camaraderie avec l’anarchie. » Trop de bandits : ceux qui travaillent le revolver au poing, ceux qui ont des astuces moins rudes, et puis d’autres encore, plus nonchalants, en perdition pareille ; et, auprès de ces criminels, actifs ou non, la quantité des âmes égarées.

Que faire ? Il s’est manifesté, dans la plus brillante littérature contemporaine, un scrupule : cette brillante littérature, où les plus délicats amateurs d’idées avaient répandu leurs découvertes, s’est émue des malheurs qu’on lui imputait. Je ne dis pas qu’elle soit si coupable ; et, d’habitude, l’accusation lui fut lancée par ceux-là mêmes qui méritent d’être accusés, ceux qui avaient pour mission d’agir, et qui n’ont rien fait ou qui ont méfait. Peu importe : si les maîtres de l’action ne rougissent pas encore, nous avons senti, chez les maîtres de la pensée, un frémissement d’inquiétude ; de la première page à la dernière, il passe, furtif et continuel dans le livre que j’analyse.

Ce livre contient, je le disais, l’examen de conscience de toute une génération littéraire. Il contient aussi le ferme propos de l’amendement. Est-ce que nous allons devenir des apôtres ? S’il y a des apôtres parmi nous, qu’on les entende ! Et, quant à eux, qu’ils se moquent de la littérature ! Mais aussi, la littérature n’a point à les suppléer. Si notre littérature française, libre et allègre depuis ses origines, plus libre et allègre d’âge en âge, s’emmitouflait et s’engonçait de puritanisme, ce serait au surplus grand’pitié. Nous blâmerions sa pénitence. Il me semble que M. Alfred Capus a donné la note la meilleure, quand il a écrit : « L’ironie et le dilettantisme, nous les mettrons mieux à leur place. Ce sont les dispositions exquises de notre esprit, si nous ne les appliquons pas à tous les actes de la vie sans exception, si nous savons nous en servir pour interpréter et non pour entraver l’action. » Car il ne s’agit pas de renoncer à tout le badinage. Il le faut limiter et, plus vraiment, il le faut diriger. Qu’il épargne les idées bonnes ; les mauvaises, qu’il les ridiculise. Entre les unes et les autres, le départ n’est pas malaisé.

Il suffit de consulter cette énorme et quotidienne expérience qu’instaure un vivant pays. Ce qui corrompt l’âme de ce pays est mauvais ; ce qui la développe selon sa propre nature est bon.

Le scepticisme dont j’ai tenté l’apologie ne va point à l’encontre de telles constatations. Je l’ai montré sincère et judicieux : il ne discute pas le fait.

Donc, un ardent et clair nationalisme de l’esprit se manifeste. Et Les Mœurs du temps sont là pour en témoigner. C’est un livre poignant, et avec simplicité, profond, et avec grâce ; un livre de chez nous.

C’est un livre d’alarme et de confiance. Alarme pour aujourd’hui, confiance pour demain. De tous côtés, on nous annonce une jeunesse qui vaut mieux que nous, une jeunesse que nos péchés ont avertie et qui profitera de notre exemple pour ne pas nous ressembler. On publie des enquêtes, et où des garçons de vingt ans sont (au milieu de quelques enfantillages) plus sages que nous ne l’étions et que peut-être nous ne le sommes. Veuille la vie les épargner !…

Une jeunesse bien portante, patriote et réactionnaire : j’entends qu’elle a nettement vu les périls de la précédente équipée ; elle recule d’abord et n’avancera point à l’étourdie. Elle a de belles résolutions ; et nous la connaîtrons à l’œuvre.

Elle ne tombera pas dans l’erreur d’hier. Et cette erreur ce fut de croire que les gardiens de ce pays l’avaient maintenu assez fort pour que les joueurs de flûte n’en fissent pas trembler les murailles, assez bien ordonné pour que les passe-temps précieux des lettrés y pussent être anodins : mélancolique erreur !

VI. La prairie et la chapelle

Borville est un village de Lorraine, entre Épinal et Lunéville, non loin de la forêt de Charmes ; un village pieux : des statuettes de la Vierge protègent les portes des maisons. À Borville demeurait, au commencement du siècle dernier, Léopold Baillard, « père de trois prêtres ». En 1821, l’aîné, qui s’appelait aussi Léopold, fut nommé curé de Flavigny-sur-Moselle, et ses deux frères, l’un François et l’autre Quirin, furent, peu de temps après, nommés dans des paroisses toutes proches.

Les trois Baillard, hommes de rêve et d’action, bouleversèrent le pays. Animés d’un grand zèle religieux et dominateur, ils restaurèrent, sur la colline de Sion, le sanctuaire et le culte de Notre-Dame. Ils fondèrent un institut de frères et une congrégation de religieuses : la colline fleurit de pensée divine et de prospérité. Ils cédèrent à la double ambition qui les excitait : une ambition d’apôtres ardents et une ambition de paysans qui élargissent leur domaine. Ils engagèrent de folles dépenses ; et ils allaient trop hardiment à la faillite, quand l’évêque de Nancy, prudent, les avertit et leur commanda de faire, à la Chartreuse de Bosserville, une retraite un peu calmante. L’évêque, en outre, dispersa les frères et les religieuses. Et voilà détruite l’œuvre des Baillard.

L’œuvre, non l’énergie des Baillard. Une ferveur si bien allumée ne va pas s’éteindre : il y a, pour la nourrir, tous les sentiments les plus divers, anciens et nouveaux, ceux qui couvent depuis des siècles comme les grosses bûches d’un foyer, ceux qui flambent comme des fagots sans cesse jetés sur un feu profond. Sorti de la Chartreuse et dégagé de sa pénitence imparfaite, Léopold Baillard ne se soumet aucunement ; et il exaltera le vif entrain de ses deux frères.

Il est éperdu, quelques jours. Mais on lui a parlé de Vintras, l’extraordinaire bonhomme Vintras, absurde et malin, qui a fait tous les métiers, le métier d’enfant trouvé, celui de commis libraire et d’ouvrier tailleur, de marchand forain, de domestique, de garçon de café, de relieur, et qui, ayant reçu la visite de saint Michel archange, s’est pour finir établi thaumaturge. Vintras, à Tilly-sur-Seulles, multiplie à foison les miracles, devient le prophète Élie réincarné, l’organe de Dieu, annonce un christianisme imprévu et prodigieux, lance des paroles de terreur et d’extase.

Léopold Baillard était, sans le savoir, une âme en peine d’hérésie ; il avait le tempérament de l’aventure : et il lui manquait seulement la doctrine. Vintras la lui donna. Dangereux cadeau ! Et Léopold Baillard, en Lorraine, promulguera passionnément la doctrine de Vintras. Il fondera une petite église. Il réunira autour de son erreur enchantée un troupeau de fidèles que touche son éloquence et que tourmente son prestige. La colline de Sion frémira d’espoir et de révolte. Elle méprisera l’autorité de l’évêque, l’autorité de Rome. Il y aura un duel d’influence, une rivalité acharnée, entre ces deux puissances : l’aguichant désordre que les Baillard susciteront dans les esprits, dans les cœurs, et l’ordre qu’impose infailliblement l’Église. Il y aura une belle démence ; il y aura du scandale. Il y aura, sur la colline, des idées ridicules, parées de mots splendides, et qui mèneront des cavalcades de Sabbat. Il y aura des polémiques de Dieu et du Diable ; il y aura des batailles, des brutalités ; il y aura d’ineptes et poignants martyres, il y aura de la frénésie.

Les Baillard seront excommuniés. Le village, qui les a favorisés de sa complaisance, les reniera, les insultera, les tournera en dérision, les lapidera. Puis, en 1870, la Guerre ! Et Léopold Baillard, devant les calamités, se réjouira : le règne du Bien doit naître (selon Vintras) de l’excès du Mal. Mais, quand se retire l’ennemi, le Bien n’est pas né. Le vieux Baillard estime que le Mal était anodin. Et le vieux Baillard languit désespérément. Il meurt, âgé de plus de quatre-vingts ans : avant de mourir, il abjure son hérésie.

Voilà, en résumé, l’anecdote que, dans La Colline inspirée, raconte M. Maurice Barrès.

Anecdote vraie. Et récente : le vieux Baillard est mort en 1883. Autour de la colline, là-bas, le souvenir des hérésiarques dure encore ; mais il diminue. L’oubli aura d’autant plus vite raison des Baillard qu’on évita de parler d’eux au moment où leur nom suffisait à évoquer des repentirs : les repentirs de ceux qui, ayant suivi les Baillard, s’étaient dressés contre l’Église et les repentirs de ceux qui, ayant bafoué les Baillard, ne savaient plus s’ils n’avaient pas offensé la miséricorde. Il est tombé sur la mémoire des prêtres inquiétants un étrange silence, composé de vergogne et de pitié. L’auteur de La Colline inspirée entendit, enfant, leur mention passer dans les causeries. Et l’on n’insistait pas ; ou éludait le détail. Aujourd’hui, une demoiselle septuagénaire avoue qu’étant jeune fille et descendant, par une chaude après-midi, la côte de Sion, elle a vu un homme et une femme, près de la route, bêcher les pommes de terre. L’homme avait un pantalon de treillis, comme en ont les soldats à la caserne, et un vieux chapeau de paille ; la femme, une jupe courte : et, l’un et l’autre, les pieds nus dans des sabots. Ils saluèrent la jeune fille et M. Magron, curé de Xaronval, oncle de la jeune fille et qui l’accompagnait. La jeune fille dit au curé : « Ils vous ont salué, mon oncle, comme des gens qui vous connaissent… » Et M. Magron répondit : « C’est le grand François et la sœur Euphrasie. Je n’ai pas voulu m’arrêter ; mais, tout de même, ça m’a fait quelque chose… » Sur cette rencontre furtive, un demi-siècle s’est tassé. Puis interrogez, là-bas, les vieilles gens et les jeunes : vous n’aurez rien que d’évasif ou d’ignorant. Et ainsi se perdait la singulière et condamnable renommée des Baillard.

L’auteur de La Colline inspirée cherchait en vain les Baillard, dans tout le pays. Il les cherchait avec une avide curiosité, que nul récit ne satisfaisait : curiosité qu’éveille, chez un psychologue, le cas si surprenant du mauvais prêtre ; et curiosité particulière, pour ce Lorrain qui réclame à ses morts le secret de son individualité, c’est-à-dire le double secret de son tumulte et de sa règle. Et les Baillard semblaient perdus, quand il découvrit, à la bibliothèque de Nancy, sous les numéros 1592 à 1635, les papiers des Baillard, correspondance, visions, entretiens, révélations divines, annales, pièces de procédure, prières, livres de comptes, enfin tout un immense grimoire, et qu’il dépouilla.

Bref, c’est de l’histoire qu’a, cette fois, écrite M. Maurice Barrès. Qu’est-ce, pour lui, que l’histoire ?

Sa méthode ? — Son livre, dit-il, est sorti « d’une infinie méditation au grand air, en toute liberté, d’une complète soumission aux influences de la colline sainte, et puis d’une étude méthodique des documents les plus rebutants ».

Je vois (si j’ose ainsi parler) d’ici Gabriel Monod !

Les documents ne rebutaient pas Gabriel Monod ; d’ailleurs, je crois qu’il ne méditait pas infiniment au grand air et je suis sûr qu’il n’aurait jamais soumis à l’influence de nulle colline le choix de ses conclusions. Plutôt, il ne concluait pas.

M. Maurice Barrès a une tout autre idée de l’histoire. Il ne se contente pas d’une collection minéralogique pour témoigner d’un volcan. L’histoire, il la veut fraîche et vivante ; il la veut telle que les documents ne la donnent pas, mais telle que, sur les documents, la ressuscite une imagination très attentive et chaleureuse. À mon avis, il aurait dû citer un peu les documents : on a plaisir à voir où commence et où finit la certitude matérielle, où commence la conjecture ; du moins, j’ai plaisir à le voir et plaisir à voir la conjecture naître et s’épanouir, tandis que ma persuasion l’accompagne de tous ses vœux craintifs et vigilants. Ce n’est pas le goût de M. Barrès. Et, quand Chateaubriand, pèlerin de l’Hellade enturbannée, visitait Argos, le bon Avriamotti, sans génie aucun, lui offrait les services d’une patiente érudition ; mais Chateaubriand l’écartait, disant qu’il n’avait pas besoin de tout ça. M. Barrès a plus d’analogie avec Chateaubriand qu’avec Gabriel Monod ; et il a pris la bonne part.

S’il dédaigne peut-être les petites précautions des érudits, et voire avec un peu de superbe, il ne dédaigne pas la vérité, certes. Son livre est tout plein du désir de la vérité ; son livre est tout plein de vérité. Mais, s’il ne sépare pas le document de la conjecture, c’est (en dépit de l’apparence) que son procédé ne le lui permet pas : c’est amour de la vérité encore, et de l’authentique vérité, de celle qu’on rattrape dans le passé, brûlante et palpitante comme la vie. Cette vérité-là, dans les paperasses qu’ont laissées les Baillard, est morte. L’étincelle qui la peut embraser : l’imagination. Seulement, une imagination qui ne se livre point à ses velléités ; une imagination docile aux réalités et qui réussisse le paradoxe d’unir à la libre intuition l’obéissance la plus dévouée. Il ne faut pas qu’elle invente : il faut qu’elle devine ; et c’est l’invention de la vérité.

M. Barrès qui, autrefois, a formulé (avec quelle délicate maîtrise !) les méthodes du moi, se montra ensuite soucieux du non-moi et de ses méthodes. Il les employa dans le pur chef-d’œuvre de Colette Baudoche. Encore, là, créait-il — avec exactitude, mais à sa guise, — et Colette et l’entourage de cette charmante fille. Les Baillard ne dépendent pas de lui ; c’est pour découvrir les Baillard qu’il a instauré cette méthode : les documents et la méditation soumise à l’influence de la colline sainte. Il dit : « J’ai surpris la poésie au moment où elle s’élève comme une brume des terres solides du réel. » Et, de même qu’un autre historien nous ferait d’abord assister à son enquête d’archiviste, à son débrouillement de textes, il nous fait assister, lui, à sa « méditation soumise » sur la colline de Sion. Quel prélude !…

« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse… » Il cite Lourdes, entre le gave et le rocher ; la plage mélancolique des Saintes-Maries, Vézelay héroïque, la lande de Carnac, la forêt de Brocéliande, le mont Auxois, « autel où les Gaulois moururent aux pieds de leurs dieux » ; Domrémy, avec ses trois fontaines… « Ce sont les temples du plein air… » et « il y a des lieux où souffle l’esprit… » Sur la colline de Sion-Vaudémont, promontoire en demi-lune, les Celtes avaient placé, à l’une des pointes, Rosmertha la déesse, à l’autre pointe le dieu Wotan. La Vierge mère s’est substituée à la déesse : et les seigneurs de Vaudémont bâtirent leur château sur l’ancien sanctuaire du dieu. Les cultes de Rosmertha et de Wotan, jadis, étaient associés. Semblablement, les seigneurs de Vaudémont posèrent leur couronne au front de la Vierge. Et ainsi, « à travers les siècles, la pensée de la montagne s’est déroulée et s’est amplifiée sans que la tradition fût rompue ». Maintenant, le château a disparu ; et, en 1793, une bande venue de Vézelise a démoli la statue sainte. Mais, dans les décombres de la colline, les gens du pays ont trouvé une vierge de pierre, qui tient dans sa main l’alérion de Lorraine et qui en amuse l’enfant Jésus ; ils l’ont dressée sur le sol où leurs pères priaient la vierge de Sion : par elle-même et par l’insigne qu’elle porte, elle figure les deux puissances tutélaires de la colline et continue le double rôle séculaire de la chapelle et du château. Telle est, sur la colline de Sion-Vaudémont, la perdurance du passé.

Sur la colline de Vaudémont, à l’automne, la lumière est d’un jaune mirabelle. Par les jours dorés de septembre, les nuages glissent dans un ciel immense. La plaine est plissée, comme de dunes. Il y a des champs, des pâturages, des vignobles, des bois, des labours « où les raies de la charrue font un grave décor » ; et il y a le vent perpétuel, dans un vaste paysage. « Cet horizon où les formes ont peu de diversité nous ramène sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de nos ancêtres. » Ils avaient là leurs travaux, — les conditions du labeur et des journées ne changent pas, — leurs travaux et leur songe : le songe a traversé les siècles et continue. « C’est toujours ici le point spirituel de cette grave contrée ; c’est ici que sa vie normale se relie à la vie surnaturelle. » Un Lorrain qui monte la colline sent des ombres l’accueillir, des ombres qui naissent de son cœur, des ruines et du sol tout chargé de passé, tout chargé d’antique silence. Un Lorrain, ce fut Léopold Baillard : les ombres de la colline l’ont frôlé ; et il a subi le silence de la colline, un silence où des voix soudain s’élevaient et l’adjuraient de glorifier ce lieu sublime, toutes les voix de la colline, récentes, ou anciennes, ou antiques. Et les « dragons du paganisme » l’assaillirent en même temps que les anges chrétiens l’exhortaient.

Ces pages admirables, je les appelais un prélude. Elles sont, en effet, de qualité musicale ; ou bien l’on ne sait quel est leur artifice, pour vous ravir et vous convaincre. On dirait que, du paysage, surgit l’esprit du paysage ; et cet esprit du paysage se réalisera dans les âmes singulières de ces Baillard, de sorte que ceux-ci, tout en gardant leur singularité, nous deviendront évidents et naturels : nous aurons cru les attendre

Les voici tous les trois. Léopold est le plus chimérique et il est le chef. Quant à ses dehors, un curé de campagne. Un peu lourd, il s’assied, « ses larges mains aux ongles noirs étendues comme mortes sur sa soutane couverte de taches ». Seulement, son regard passe au-dessus des gens avec lesquels il cause ; il a au coin des lèvres un sourire « orgueilleux et acquiesçant », et ses yeux, sur les gens, opèrent une fascination bizarre : le feu secret qui est en lui lance des flammes invisibles, mais fortes. François : un grand garçon très gai, jovial même et qui vous traite le mystère avec une familière bonhomie. Il a de la repartie et présume qu’il n’est pas de ceux à qui l’on en fait accroire : et puis il est crédule comme pas un. Quand Léopold, de Tilly-sur-Seulles où Vintras l’endoctrine, écrit à la petite communauté, raconte les miracles et toute la thaumaturgie de l’imposteur dont il est dupe, François éclate de rire. Mais il est curieux. Il va donc à Tilly-sur-Seulles, rejoint son frère, connaît Vintras et, comme un autre, cède aux arguments de l’absurdité. Vintras le nomme Pontife de Sagesse. Et, au retour, il annonce qu’il est ce Pontife de Sagesse. Mais, en l’annonçant, il éclate de rire encore : « Vous êtes bien étonnés ? Je l’ai été plus que vous ! » Il ajoute : « En voilà, des merveilles ! » Et il n’a aucun doute ; mais il admire joyeusement l’imprévu. Il sera plus entêté que personne et mourra sans confession. Quirin, le cadet, un homme de procédure et d’astuce : le hasard a fait de lui un prêtre ; il passera son temps à tirer son épingle du jeu. Certes, l’esprit de Léopold entrera en lui, l’habitera, mais comme on a vu, autour de Napoléon, des gaillards ordinaires soudain hantés de son génie et qui devenaient des héros de par l’héroïsme d’un autre : et, l’Empereur parti, ces héros d’un jour retombaient dans leur médiocrité. Quirin, de même, par ses chutes, montrera que la mystique était en lui une étrangère qui abuse de l’hospitalité.

Les trois Baillard, prêtres et qui mènent le rêve religieux au-delà des confins où le borne la prudence de l’Église, ces grands rêveurs déchaînés demeurent des campagnards de Lorraine. S’ils vont très loin et s’ils vont (comme on dit) au diable, dans l’aventure intuitive, le fond de leur âme, c’est le désir paysan de posséder la terre. Ce désir, on le prend au sol qu’on laboure, on le prend aux sillons droits qu’on trace et qu’on tracerait volontiers plus avant. Les Baillard l’ont pris sur la colline, au point d’être obscurément les émules des seigneurs qui jadis régnaient à Vaudémont. Mais la colline porte le château et la Vierge : ainsi se mêlent, dans leur désir, cupidité, mysticité, en une synthèse déconcertante et vivante. L’auteur de La Colline inspirée eut l’art très juste de ne leur prêter qu’une petite philosophie. Ce n’est point un système d’idées qui les possède ; mais, leurs bribes d’idées, qui toutes seules ne feraient qu’un désordre insignifiant, le désir les dirige et les compose. Il fallait, pour doser ainsi les divers éléments de ces étranges personnages, une fine justesse d’analyse, une admirable entente de la réalité profonde, sa véritable divination. Et c’est où a réussi l’auteur de La Colline inspirée, avec une sorte d’habile génie.

Après avoir vu les Baillard aux prises avec leur idéologie fantasque et avec leur extravagance métaphysique, nous sommes si bien préparés à eux qu’on peut nous dire sans nous dérouter : « Ils demeuraient les frères de ces robustes garçons de ferme que l’on voit le dimanche, devant l’église, sur la place. Ils étaient la fleur du canton, trois bonnes fleurs campagnardes, sans étrangeté, sans grand parfum ni rareté, mettons trois fleurs de pomme de terre. » Ici, les mots indiquent que l’auteur s’amuse ; et, de ses bonhommes, il fait un heureux croquis. Il y a, dans sa désinvolte gaieté, le contentement de sentir qu’il tient ses bonshommes et qu’il n’a plus à se méfier. Ses bonshommes, les voilà !

Cette jolie aisance est l’agrément de tout ce livre, comme elle en est la prouesse. La difficulté de mettre en œuvre une telle matière où la théologie se combine avec les instincts paysans, cette difficulté on ne l’aperçoit pas. Au culte du moi, souci de naguère, comme s’est magnifiquement ajoutée l’intelligence du non-moi !

Quelle peinture, celle-ci ! peinture et du paysage et des âmes ! De Tilly-sur-Seulles et de la compagnie de Vintras, les trois Baillard sont revenus à leur village lorrain, tout occupés, tout infatués de surnaturel. Et ils ont reçu, avec cérémonie, la visite de leurs ouailles. On les a félicités de leur retour ; ils ont parlé, ils ont promis des révélations. Léopold avec un grand air épiscopal, les autres avec des mines averties. Maintenant, le soir tombe ; les gens sont partis et, autour des trois prêtres, il ne reste plus que la douce intimité des frères et des sœurs, humbles, timides et tendres. C’est l’heure du souper ; elle assemble dans la cuisine, auprès des voyageurs arrivés, frère Martin et frère Hubert, sœur Thérèse et sœur Euphrasie, sœur Marthe et sœur Lazarine, bonnes âmes que la tribulation n’a pu effaroucher. Alors : « Comme ils sont contents ! Pour la première fois, depuis la grande dispersion, depuis qu’ils ont formé un nouveau foyer, ils reçoivent leur Supérieur. Autour de la table, sous la pauvre lumière d’une lampe, ils forment une petite société d’amis vérifiés par le malheur. Paysage charmant et singulier que cette tablée de prêtres, de frères et de nonnes, un très vieux paysage. Tous ces gens rassemblés là, avec leurs soutanes fatiguées, leurs robes à liserés bleus, leurs collerettes, leurs larges manches retroussées et leurs cornettes, font moins penser à des gens d’église qu’à des terriens de l’ancienne France. À leurs traits, à la rudesse de leurs manières, à la franchise salubre de leurs attitudes, on croirait voir un de ces tableaux où le grand artiste Le Nain peignait des paysans du dix-septième siècle, assis autour d’une table avec du vin et des femmes pour les servir. » Déjà le lecteur songeait aux tableaux de Le Nain, quand l’auteur les cite : alors, la vision, déjà complète, a la solidité d’une certitude. Or, toute la longue histoire des Baillard est ainsi peinte dans son atmosphère. Les épisodes se succèdent ; ils sont extrêmement variés, allant du rêve le plus solitaire aux plus violentes bagarres. Et la lumière change, de scène en scène ; elle change, mais dans une atmosphère continuellement la même et qui donne aux différentes clartés une touchante analogie. Nous sommes en un coin du monde, et où la vie peut multiplier ses fantaisies, voire les plus exubérantes, sans échapper à nos regards, qui ne perdent rien d’elle.

Comme naît d’une plante la profusion des feuilles et des fleurs, la quantité de leur dessin, de leurs nuances, l’atmosphère de la colline colore ensemble tous les personnages qui sont nés parmi elle : leur réunion fait une harmonie. Mais ils ne se confondent pas. Chacun d’eux est particulier. Aucun d’eux ne nous déçoit, pas même cette inquiétante sœur Thérèse qui a, dans l’esprit, « les virevoltes d’un martin-pêcheur, tout bleu, tout or, tout argent, sur un paisible étang de roseaux » ; sœur Thérèse qui a les allégresses, les bonheurs, les mélancolies et les douleurs du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver et qui est, comme la nature, sensible au passage des saisons et, dans les saisons mêmes, sensible au passage des heures inégales ; sœur Thérèse qui, un beau jour, un triste jour, « se perd dans l’ombre », comme s’en va dans le crépuscule mourant le sourire d’une journée.

Il n’est pas facile de dénombrer, sans les déranger, sans défaire la combinaison de leur charme et de leur signification, tant de beautés. À louer les unes après les autres, je disloque ce livre qui a l’unité d’un chant, — ou bien, si l’on veut, l’unité de ces villages où les maisons, bâties avec la pierre et la terre de l’endroit, sont de la même teinte que le paysage : de la même teinte aussi, les gens, parce qu’ils travaillent le sol de cet endroit ; et leur pensée, à contempler ce paysage, a pris la même teinte.

Mais il faut pourtant signaler les plus émouvantes péripéties de ce roman qui met en branle les plus vifs sentiments de l’âme, l’amour divin, la recherche de l’infini, l’audace de la croyance, la tendresse, la rébellion, le désespoir. Léopold Baillard, illuminé d’erreur, gravit un calvaire de triomphe. Il s’est d’abord élevé très haut dans l’orgueil : et, aux étapes du martyre qu’il a mérité, qu’il accepte, l’orgueil qu’il s’est procuré en route le soutient. À la Chartreuse, où on l’a placé pour qu’il se repentît, les Pères, durant l’office nocturne, et les profès en habits blancs, et les novices aux chapes noires, tournent vers les antiphonaires leurs lanternes et, priant ou psalmodiant, ils intercèdent en faveur de lui ; mais, en lui, frémit davantage « l’homme de désir qu’il a toujours été ». Au moment de quitter la Chartreuse, un Père l’encourage, avec de bonnes paroles ; mais il répond : — « Comment voulez-vous que j’aie pu trouver la paix ici ?… » Au surplus, a-t-il souhaité la paix ? Il est une âme de guerre. Et, la guerre, il l’aura.

Quelle angoisse, néanmoins, quand tout l’abandonne ! Mais, son angoisse, il la compare à celle qu’endura Jésus dans le jardin des Oliviers. Les fidèles qui le trahissent, ne comptait-il pas sur leur trahison, pareille à celle que l’évangile a notée ? Les coqs chantent, de village en village : il comptait bien que les coqs chanteraient, cette nouvelle fois.

Il y a une semaine de la Passion pendant laquelle il subit, comme un halluciné, mais dans la réalité concrète, le détail du supplice divin. Son orgueil le substitue au divin supplicié ; son obsession lui présente, ainsi qu’à tant d’hérétiques dans les annales des hardiesses de l’esprit, le parallélisme de son aventure et de l’autre. Sa souffrance lui déroule un nouvel évangile ; et il a conscience de vivre, tout pantelant, les symboles de la suprême révélation.

Il est dehors, à tous les vents. On l’a chassé de son petit monastère. Il en est sorti dans une charrette que traînait un âne ; et il regardait l’âne, il regardait aussi les gens qui, pour activer la bête, avaient aux mains des rameaux. Il est dehors ; une bonne femme vient au-devant de lui, comme cette femme qui s’approcha du Sauveur afin de lui essuyer le visage. Et il entre dans la maison de son exil, de sa défaite, justement à l’heure où Notre-Seigneur expira, un tel jour.

Drames terribles de l’âme, qui arrive par les chemins de la piété au scandale du sacrilège ! Et Léopold Baillard mourra dans le giron de l’Église, avant reconnu sa folie.

Léopold Baillard a entendu, sur la colline de Sion, le dialogue de la Chapelle et de la Prairie : le souffle qui tournoie entre Sion et Vaudémont jette à la Chapelle les rumeurs de la Prairie et à la Prairie le message de la Chapelle. « Je suis, dit la Prairie, l’esprit de la terre et des ancêtres les plus lointains, la liberté, l’inspiration. » La Chapelle répond : « Je suis la règle, l’autorité, le lien ; je suis un corps de pensées fixes et la cité ordonnée des âmes. » La Prairie : « J’agiterai ton âme… » Et la Chapelle : « Visiteurs de la Prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente… Viens à moi si tu veux trouver la pierre de solidité, la dalle où asseoir tes jours et inscrire ton épitaphe. »

Le livre s’achève sur cette allégorie de la Prairie et de la Chapelle. Et traduisons cette allégorie : c’est le dialogue, ou le conflit, des spontanéités et de la discipline.

Ce grand beau livre, La Colline inspirée, nous l’avons premièrement examiné du dehors ; et puis nous avons taché d’y entrer peu à peu : maintenant, ne sommes-nous point à son cœur même, à la pensée qui, de là, se distribue dans tous les épisodes ?

Spontanéités et discipline : il s’agit de l’individualisme et de ses formes. Et ce n’est pas seulement La Colline inspirée que voici dédiée à ce problème : c’est toute l’œuvre de cet écrivain, depuis son premier volume et constamment. D’abord, avec le jeune entrain de qui goûte le récent plaisir de la vie, il écartait les barbares et organisait, pour le moi, une solitude ornée des dépouilles du monde. Sa confiance éconduisait l’usage ancien ; dans l’expérience des siècles, il ne consentait qu’à choisir, suivant son caprice, les plus jolis stratagèmes et, principalement, il voulait que le moi pût trouver lui-même sa règle toute neuve, pour sa fraîche nouveauté. Il lui ouvrait tout grands les champs du temps et de l’espace, les époques et les villes, les idées, le divertissement des métaphysiques. Il l’invitait aux plus audacieuses conquêtes ; et il lui donnait à ravager, pour ses parures, l’amusant univers. Je ne sais si nulle adolescence de l’esprit s’est élancée avec plus de fougue.

Et puis, au bout de son élan, le moi butte à une forte muraille. Il l’avait prise pour un horizon, mais au-delà duquel s’étendent largement d’autres contrées et des voyages. C’est une muraille, et circulaire, la muraille d’une prison. Le moi sait alors qu’il est enclos.

Il examine ses trésors. Et les uns ne lui sont de rien ; les autres ne sont pas nombreux. Il se replie sur lui-même et, au fond de lui, comme dans une tombe vivante qui serait lui, trouve ses morts. La muraille où s’est heurté son élan borne ses voyages ; ses morts, trouvés en lui, bornent sa méditation. Il examine ses trésors ; et les seuls qui ne lui soient pas de rien, les seuls qui ne soient pas une brocante de bazar, ses morts les ont aimés, ses morts les lui ont préparés. Il se flattait d’inaugurer la vie ; il la recommence et, plutôt même, — écartons la moindre illusion d’aucun début, — il ne fait que la continuer. Il est captif : et qu’il chante, pour se distraire, sa captivité !

C’est, dans l’œuvre de M. Barrès, un deuxième temps : celui des stances du chagrin.

Le prisonnier, plus tard, se libère. Mais il se libère selon cette parole de saint Paul : « Étant lié, je suis libre ! » C’est dans la connaissance de ses limites qu’il découvre sa liberté, dans la discipline consentie qu’il assure son indépendance. Il renonce à la vaine apparence d’un infini de mensonge et qui le tentait ; son renoncement le dégage. Faut-il, à ce tournant d’une dialectique passionnée, dire que le moi se renonce ? Il n’abandonne que du néant et saisit de la vérité. Il avait l’air de se limiter à ses morts ; et c’est par eux qu’il se propage au-delà de ses propres limites. Le cantique de captivité devient un hymne de libération.

Donc, l’individualisme agrée ses disciplines : les disciplines de ses morts, ses perpétuels parents.

C’est la suprématie de l’autorité sur l’inspiration ; c’est, dans La Colline inspirée, le triomphe de la chapelle sur la prairie. Quand l’évêque châtie Léopold Baillard, nous plaignons ce dur traitement, — ce traitement qu’il fallait qui fût appliqué à ce fol « pour protéger un plus vaste ensemble ». Et, ensuite, quand Léopold Baillard est excommunié, avec ses dangereuses rêveries, — « ô sagesse de l’Église, qui rejette les Léopold et veut les écraser » !

Ainsi, l’auteur de La Colline inspirée n’hésite pas. La discipline est, dans cet ouvrage, plus impérieuse et rude que jamais.

On l’a remarqué sans doute, c’est la prairie, maîtresse d’erreur, qui disait : « Je suis l’esprit de la terre et des ancêtres les plus lointains… » Ainsi, le conseil des morts serait-il périlleux ?

Mais la chapelle répond : « Je suis la pierre qui dure, l’expérience des siècles, le dépôt du trésor de ta race. Maison de ton enfance et de tes parents, je suis conforme à tes tendances profondes, à celles-là mêmes que tu ignores et c’est ici que tu trouveras, pour chacune des circonstances de ta vie, le verbe mystérieux, élaboré pour toi quand tu n’étais pas. »

Donc, la philosophie des morts subsiste ; et l’auteur de La Colline inspirée n’en relâche rien. Mais, toutes deux, la prairie et la chapelle se réclament des morts. « Les ancêtres les plus lointains », dit la prairie. Trop lointains ! répliquerait la chapelle.

Les morts, qui marquaient nos limites, nous ont bientôt montré le chemin de notre libération. Mais, de morts en morts, suivant leurs invites, n’irions-nous pas trop loin trop librement ? La chapelle interrompt et coupe la file des morts et la fait partir seulement du point où s’est imposée la certitude : point dogmatique. Aussi disais-je que se resserre la discipline.

À qui obéir ? À la prairie ? « Qu’est-ce qu’un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle ? » À la chapelle ? « Qu’est-ce qu’un ordre qu’aucun enthousiasme ne vient plus animer ? » Mais : « L’Église est née de la prairie et s’en nourrit perpétuellement, pour nous en sauver. »

C’est la conclusion du livre ; et c’est, aujourd’hui, la conclusion d’une œuvre qui emplit de son incessante recherche vingt volumes et qui n’a pas fini de célébrer ses trouvailles. Beau spectacle, et poignant : une philosophie qui s’est, pour ainsi dire, vécue au long d’une existence passionnément active et pensive ! J’ai pitié d’une thèse immobile et qui bavarde.

VII. Une philosophie de la mort

M. Maurice Maeterlinck a résolu de nous consoler, touchant la mort, et de nous tranquilliser. On dira : — Il nous le devait, après nous avoir, avec la mort, tant effrayés !

Et l’on se rappelle Maleine, étranglée par le roi Hjalmar ; Tintagiles qui, derrière une porte de fer, agonise ; Ursule, la plus belle des Sept Princesses, dormeuse qui ne s’éveille plus ; Mélisande, tuée par Golaud le jaloux ; Sélysette, qui ne réussit pas à vivre ; et toutes ces héroïnes charmantes d’un théâtre où est le protagoniste perpétuel, sans cesse actif, la Mort.

Elle a un autre nom : l’Intruse. On ne la voit pas ; on la devine ; on sent qu’elle est là, entrée malgré les barrières, malgré les serrures, malgré la clôture de défense que bâtit la tendresse autour de l’être menacé. Elle se glisse dans les chambres. Et il se fait un grand silence inattendu. Les oiseaux du parc se taisent ; les cygnes de l’étang s’enfuient. L’on entend le bruit d’une faux, qu’aiguise un jardinier, sur la pelouse. Un meuble craque ; les rideaux des lits palpitent ; Pluton, le chien noir, tremble ; les branches hautes d’un cyprès, à travers les vitres de la fenêtre, font des signes. Il y a de farouches tueries. Plus terribles que les tueries : leur prévision, la peur où l’on est, à soupçonner qu’approche cette visiteuse, l’Intruse.

Le ressort dramatique de ces poèmes, c’est l’effroi ; et non à cause de tel ou tel danger qu’on puisse connaître, examiner, contre lequel on puisse organiser la résistance : l’effroi de tout un mystère immense, qui vous environne, vous presse et a des ruses déconcertantes, des astuces qu’on ne déjoue pas. Ce mystère : la Mort. Elle est dans ces poèmes comme dans la vie, et non à côté de la vie, au bout de la vie, au dénouement : elle est dans tous les épisodes, à toutes les minutes ; et elle est dans l’étoffe même de la vie, tramée avec le fil des Parques.

Elle ne paraît aucunement douce ; elle n’apporte pas un cadeau, même lugubre, de sommeil à ceux qui ont veillé, de repos à ceux qui ont peiné. Que donne-t-elle ? On ne compte sur rien de bon. Ce qu’elle apporte, on l’ignore, dans l’épouvante. Elle vous tue ; elle vous prend. Elle n’a pas de visage, ni seulement de forme. Elle est, une fois, — mais sans qu’on l’ait vue, — une vieille reine, qui a le violent désir de régner seule, et sur un peuple de néant. Elle est, en général, une présence, autour de laquelle tout frissonne.

La vie effarée par le voisinage de la mort : cette vision de la vie occupe tous les premiers ouvrages de M. Maurice Maeterlinck ; et, de même qu’on la trouve au commencement de son œuvre, elle est aux prémisses de la pensée qu’il développe et dont il déroule les péripéties depuis une vingtaine d’années, sans redites, avec une continuité que rien ne dérange de son beau chemin.

Maleine, Tintagiles, Ursule, Mélisande, Sélysette et les autres victimes tremblantes de l’Intruse, sont de petites âmes vaincues d’avance et qui ne luttent guère. Mais lutter contre ce fantôme ?… Il y a, sinon pour écarter ce fantôme, du moins pour maîtriser la panique, une ressource : la méditation. Et c’est où aboutissait l’œuvre apaisée de M. Maurice Maeterlinck, avec ce livre de volonté souveraine, La Sagesse et la Destinée.

Il étudiait la vie et ne se contentait plus de l’apercevoir ; il en cherchait la vérité, disant qu’on ne peut rien espérer loin d’elle. Et il découvrait, dans tout le détail de la réalité, le mystère authentique et tel qu’à le constater ainsi l’on fait une synthèse du mysticisme et du positivisme. Or, la constatation méthodique du mystère apprivoise les âmes à le regarder. L’auteur de La Sagesse et la Destinée nous engageait à concevoir que « nous sommes autre chose que des êtres simplement raisonnables » ; même il exigeait, de la conscience claire, « le respect de l’inconscience qui ne veut pas encore se dévoiler » ; et il affirmait que « toute notre vie morale est située ailleurs que dans notre raison ». Cependant, il attribuait à la raison, qui ne sait pas tout, un contrôle sur tout le reste ; et il admettait que, par elle, la science pût un jour illuminer les ténèbres. Bref, il nous amenait aux bords du monde, à la plage que baignent les vagues dernières de cette mer, disait Littré, pour laquelle nous n’avons ni barques, ni voiles : et il accoutumait nos yeux au paysage de l’inconnaissable.

Mais il négligeait la suprême terreur, la mort. Et la voici. Maintenant, c’est à elle qu’il nous conduit.

Ne sommes-nous pas dans la chambre de Maleine ou dans la prison de Tintagiles ? Notre peur n’est-elle pas celle dont frémissent la petite princesse qui se figure que ses idées bougent autour d’elle et le petit enfant qui a les doigts crispés dans les cheveux d’or de ses sœurs ? Pour calmer nos alarmes, on va nous prendre par la main, soulever les rideaux, nous montrer que personne n’est caché sous leurs plis ; et l’on allumera toutes les lampes, afin de disperser l’obscurité de tous les coins où nos mauvais songes se dissimulent ; et l’on parlera haut, de manière à chasser le silence, redoutable comme l’ombre.

 

Platon définissait la philosophie « la méditation de la mort ». Sans la mort, la philosophie aurait encore de l’attrait, mais un attrait de curiosité. Dans ce monde, que nous ne comprendrions pas à merveille, nous nous installerions assez bien, comme nous demeurons dans un quartier d’une grande ville et ne connaissons pas, ou connaissons peu, le reste de la ville. Avec la mort, nous avons affaire ailleurs, et précisément dans le mystère. Ainsi, notre curiosité n’est pas simplement curieuse ; il s’agit, écrivait Pascal, de notre tout. Et M. Maurice Maeterlinck : « Il n’y a pour nous, dans notre vie et dans notre univers, qu’un événement qui compte, c’est notre mort. »

Y pensons-nous ? Le soin que nous mettons à nous divertir de cette inquiétude prouve assez qu’elle nous obsède. Et puis il faut toujours que la cavalcade si gaie rencontre — comme dans la fresque d’Orcagna, au Campo Santo de Pise, — les cercueils où la chair, pareille à la nôtre, pourrit. Que faire, alors ? Les chevaux reniflent ; seigneurs élégants et jolies dames se détournent, se bouchent le nez. Il vaudrait mieux s’être muni du courage qu’il faut pour subir sans faiblesse la rencontre.

M. Maeterlinck cite Bossuet, qui déclare indigne d’un chrétien « de ne s’évertuer contre la mort qu’au moment où elle se présente pour l’enlever » ; et il déclare, lui, indigne d’un homme de n’avoir pas préparé « dans la clarté des jours et dans la force de son intelligence » son idée de la mort, de sorte qu’au dernier instant se tinssent à son chevet, « comme des anges de paix », les pensées les plus nettes et lucides.

Mais l’idée de la mort est toute mêlée et souillée des horreurs de la souffrance. Dégageons-la, et premièrement, de l’agonie. Les maladies appartiennent à la vie, non à la mort. Eh ! bien, quand nous avons à juger la mort, ne lui imputons pas, afin d’être justes, ce qui n’est pas d’elle. Si la vie « résiste injurieusement » à la mort, est-ce la faute de la mort ?… (Ainsi, un Grec charmant disait que Socrate n’était pas mort : serait-il mort après sa vie ? absurdité ; pendant sa vie ? absurdité. Donc Socrate n’est pas mort !…) Cette dialectique ingénieuse est pour disculper la mort, hélas ! et, à l’égard de cette funeste aventure, nous en sommes là qu’un joli raisonnement nous donne un secours précieux : le moindre secours, au surplus, nous est bon comme, à des enfants qui pleurent, des paroles encourageantes. Cette dialectique, de belles phrases, qui ont la transparence et le son des pures idées, sont destinées à la rendre mieux persuasive : « Accusez-vous le sommeil de la fatigue qui vous accable si vous ne lui cédez point ? » Et un jour viendra « où la vie assagie s’en ira silencieusement à son heure, sachant son terme atteint, comme elle se retire silencieusement chaque soir, sachant sa tâche faite ». Ce jour, comment viendra-t-il ? C’est « la science » qui l’amènera.

La science ! dit M. Maeterlinck. En effet, il consultera les savants : nous le verrons. Pourtant, à la manière des mystiques, il réalise les emblèmes des mots ; il sépare la Vie et la Mort et traite chacune d’elles comme une personne morale. Il est, je le disais, mystique et positiviste, l’un et l’autre ensemble. Voilà le caractère de son esprit, l’originalité, la singularité de sa philosophie.

La science expliquera donc la mort. Ce fut l’espérance de Lucrèce. Il y a cette analogie entre le poème De la nature et le traité de La Mort. Ces deux poètes philosophes nous veulent délivrer de nos terreurs, tous deux en nous montrant la réalité. Lucrèce, pour nous apaiser, possède (il le croit) une science complète : la cosmologie d’Épicure ; tandis que M. Maeterlinck annonce (et ne dit pas qu’on la possède encore) la science décisive. À leur première différence, ajoutons la seconde : Lucrèce est matérialiste et nous promet l’anéantissement final ; tandis que M. Maeterlinck est spiritualiste. Nous l’en féliciterons ; notons aussi que sa tâche sera plus difficile.

Non seulement il est spiritualiste ; mais à peine a-t-il soin d’écarter l’hypothèse matérialiste : il la considère évidemment comme non avenue. Non seulement il est spiritualiste, — et, s’il substituait l’esprit, substance unique, à la matière, substance unique, le changement serait de petite conséquence ; — mais il est dualiste et admet deux substances, la matière et l’esprit, le corps et l’âme.

Alors, il nous refuse l’anéantissement. Il le regrette : le néant, n’étant rien, ne serait pas redoutable. Mais, pour jeter au néant une chose, il faudrait concevoir le néant : et, si le néant existe, il n’est plus le néant. Ce positiviste raisonne à la façon des métaphysiciens : son argument, saint Anselme ne l’eût-il pas aimé ?

À vrai dire, quand nous parlons de notre anéantissement, il s’agit de notre individualité qui se décomposerait ; et Lucrèce ne demandait pas davantage. Or, qu’est-ce que notre individualité ? L’œuvre de notre mémoire : de notre qualité la plus fragile. Le moi n’est, en somme, presque rien : dans la durée, un bref accident. Et voici bien le ridicule : nous n’avons souci que de lui, que de cette « infirmité de notre conscience actuelle » ; nous exigeons que ce moi, qui n’est quasi rien, nous accompagne dans l’éternité ! Si nous étions moins fols, M. Maeterlinck nous détournerait d’une telle prétention. Il nous engagerait à nous dire : — Avec la mort, « une autre vie commence, dont les bonheurs ou les malheurs passeront par-dessus ma tête sans effleurer de leurs ailes nouvelles ce que je me sens être aujourd’hui ». Seulement, nous réclamons la persistance de notre individualité.

Nous la réclamons avec un tel acharnement qu’avant de nous la dénier, M. Maeterlinck va consulter la science.

Il y a, en fait de savants, les théosophes et leur doctrine de la réincarnation, qui a de l’envergure. Mais, le travail des théosophes, on l’a examiné de près : on l’a vu tout plein de fraudes évidentes et souvent grossières. Renonçons aux théosophes.

Puis il y a, en fait de savants, les spirites et néo-spirites. M. Maeterlinck est touché de la précaution qu’ils mettent dans leurs expériences. Il ne conteste pas la part immense de rude mystification qui orna les débuts de leurs recherches. Du moins montre-t-il que plusieurs d’entre eux, fort honnêtes, procèdent bien, écartent les principaux risques d’imposture et enfin suivent les bonnes règles de la science. Mais, avec tout cela, quels renseignements leur devons-nous ?

Ils réussissent à évoquer les défunts. Oui !… Soyons prudents : tout se passe à peu près comme s’ils réussissaient à évoquer les défunts. Et voici les défunts, invisibles, présents tout de même. On les interroge. Ils ne sont pas timides ou dédaigneux. Ils parlent volontiers. Que disent-ils ? Oh ! peu de chose ; avec beaucoup de mots, très peu de chose. La grande affaire, c’est, pour eux, qu’on les veuille bien reconnaître et qu’on ne doute pas de leur identité. Ils racontent des souvenirs de l’ancien temps. Ils vous disent : — Tu te rappelles, n’est-ce pas ?… Et ils vous citent des anecdotes, menues et démonstratives. Et ils bavardent. Vous les interrogez sur la vie qu’ils mènent là-bas : et, aussitôt, ils n’ont plus rien à vous dire ; ils s’en vont, et il n’y a plus personne.

Le docteur Hodgson, l’un des maîtres du spiritisme en Amérique, avait, de son vivant, promis de revenir, après sa mort, et de tout révéler : alors on connaîtrait la vie d’outre-tombe par lui comme, par les voyageurs, les pays lointains. Il revint, huit jours après sa mort. Et, par l’intermédiaire de Mme Piper (son ancien médium), il dit à William James : — « Te rappelles-tu. William, qu’étant à la campagne, chez un tel, nous avons, avec les enfants, joué à tels et tels jeux ? — En effet, Hodgson, je me rappelle, répondait William James. — Bonne preuve, n’est-ce pas. William ? — Excellente, Hodgson !… » Et la causerie continua, très abondante et insignifiante. William James, rompant les chiens, demanda : — « Hodgson, qu’as-tu à nous dire au sujet de l’autre vie ?… » Hodgson répondit : — « Ce n’est pas une vague fantaisie, c’est une réalité… » Bon ; mais enfin… « Vivez-vous comme nous, Hodgson ?… » Et lui : — « Plaît-il ?… » Était-il un peu dur d’oreille, désormais ? On répéta : — « Hodgson, vivez-vous comme nous ? » Il se taisait… « Avez-vous des vêtements, des maisons ? » Comme on le pressait de répondre, il bégaya : — « Oui, oui, des maisons ; mais pas de vêtements. Non, c’est absurde !… » Il ajouta : — « Attendez un moment, il faut que je m’en aille. — Mais tu reviendras ? — Oui. » Et, comme on dit, pas si bête ! il ne revint pas. Un autre esprit, nommé Rector, l’excusa : Hodgson était allé reprendre haleine. Je crois qu’il la reprend encore.

Avant d’examiner davantage la théorie des spirites, notons — il en est temps ! — ce qu’ont de désolant ces dialogues, ce qu’ils ont de médiocre et d’absurde, ce qu’ils ont (à mon gré) de risible et, comme on n’a pas trop envie de rire à propos de ces augustes mystères d’outre-tombe, ce qu’ils ont (à mon gré) de révoltant. Ce pauvre docteur Hodgson, qui se sauve dès qu’il est au bout de ses papotages, fait pitié. M. Maurice Maeterlinck, si indulgent pourtant aux spirites, s’impatiente. Ces esprits, « pourquoi s’en reviennent-ils les mains et les paroles vides ? Est-ce là ce qu’on trouve quand on baigne à même l’infini ?… S’il en est ainsi, qu’ils le disent !… » Ils ne disent rien du tout. Leur babil ne vaut pas « la solitude glacée du néant ». Tout se passe (gardons cette scientifique prudence) comme si, ce que disent les esprits, l’indispensable médium l’inventait ; car ils racontent les petits faits d’ici-bas, non l’autre vie : ce qu’ils racontent, le médium le sait d’avance.

Pas du tout ! répliquent les défenseurs des spirites ; le médium ne le sait pas. Mme Piper n’était pas au courant des souvenirs qu’avaient ensemble William James et le docteur Hodgson. Puisqu’on l’affirme, soyons-en sûrs ! Mais, sans mettre en doute la bonne foi du médium et la sincérité (indiscutable) des expérimentateurs, observons avec M. Maurice Maeterlinck que les révélations de Mme Piper, touchant le docteur Hodgson, s’expliqueraient le mieux du monde, sans nulle intervention de feu Hodgson, par les phénomènes de la télépathie : Mme Piper ne lisait-elle pas, à distance, la pensée de William James ?…

Or, les phénomènes de la télépathie, dont l’étude est commencée à peine, ont beaucoup d’intérêt ; et ils renouvelleront peut-être la psychologie. D’ailleurs je n’en sais rien. Mais ils n’ont rien à faire avec la théorie des revenants et ils ne nous renseignent aucunement sur la vie d’outre-tombe.

En définitive, accordons à M. Maeterlinck qu’on aurait tort de rejeter, dès à présent, le spiritisme, une science qui prélude, « science née d’hier et qui cherche à tâtons ses outils, ses sentiers, ses méthodes et son but dans une nuit plus obscure que celle de la terre… » : et « ce n’est pas en trente ans que se bâtit le pont le plus hardi qu’on ait entrepris de jeter sur le fleuve de la mort ». Certes !… Mais aussi, les conclusions hâtives des spirites, ne les adoptons pas : et n’allons pas changer notre idée de la mort pour une science si petite encore et misérable.

M. Maeterlinck lui-même ne le fait pas. Le spiritisme, qui l’a tenté, l’a déçu. Il ne lui marque pas de rancune ; seulement, il se passe de lui. Que reste-t-il donc à M. Maeterlinck ? Le spiritisme était, appliqué au problème de la mort, la méthode expérimentale. Ainsi, la méthode expérimentale, quant à présent, n’a rien donné. Il reste la méditation.

Il reste la philosophie. Mais, si nous mettons notre espoir dans la philosophie, c’est que nous comptons sur le valable effort de la raison. Or, M. Maeterlinck n’est pas un rationaliste. Il y a, dans toute son œuvre, et notamment au cours de ce traité de La Mort, les plus vives négations du rationalisme. L’auteur de La Mort signale, à plusieurs reprises, l’infirmité de notre intelligence ; il affirme l’immensité, non seulement de l’inconnu, mais de l’inconnaissable, et il nous conseille d’acquérir peu à peu l’habitude de ne rien comprendre.

N’est-ce pas, d’un autre style, le commandement terrible de Pascal : « Abêtissez-vous ! » et n’est-ce pas, aux fins de nier les puissances de la dialectique, la même dialectique ?

Mais Pascal, ayant dénigré la raison, ne recourt plus à elle. Voire, il répond à qui attendait qu’il donnât des preuves de la religion : « Qui blâmerait les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance ? Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise, stultitiam ; et puis, vous vous plaignez qu’ils ne la prouvent pas ? S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens ! » Au contraire, M. Maeterlinck reproche à la religion de ne pas apporter « une preuve devant laquelle puisse s’incliner une intelligence de bonne foi ». Il continue donc à la raison, qu’il a méprisée, sa confiance ?…

Oui. Mais il a vu la contradiction. Je crois qu’il n’en a pas souffert extrêmement : car il est mystique, s’il est positiviste ; et le mysticisme triomphe au paradoxe de réunir les contradictoires. Cependant, il atténue ou, si l’on peut ainsi parler, il adoucit la contradiction, comme ceci. La raison ne découvre pas la vérité : elle découvre l’erreur. Elle ne nous dit pas où est la vérité : elle nous dit où la vérité n’est pas. Et ainsi la raison, de même que l’expérience, ne nous livre pas le secret de la mort. Elle ne parvient pas à composer le théorème de la mort : elle suffit pourtant, aux yeux de M. Maurice Maeterlinck, à formuler les principes suivants, qui sont la conclusion de sa rêverie.

L’anéantissement total n’est pas admissible ; la survivance de notre conscience actuelle est aussi impossible que le néant. Alors, nous n’avons plus à examiner que deux solutions : la survivance dénuée de toute espèce de conscience ; et n’est-ce pas l’anéantissement ? donc nous écartons cette hypothèse ; — ou bien la survivance avec une conscience différente de celle qui est aujourd’hui la nôtre.

Voilà précisément l’hypothèse à laquelle nous invite l’auteur de La Mort. Une conscience tout autre : qu’est-ce à dire ? Nous sommes du momentané, du limité, du fini. La conscience qui, après la mort, sera la nôtre est « la conscience de l’infini ».

Mais Pascal a écrit : « Le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. » Et M. Maeterlinck, ici, ne dément pas l’auteur des Pensées ; il écrit : « Nous ne pouvons nous faire la moindre idée de la conscience de l’infini. » Alors, à quoi nous sert cette hypothèse ? M. Maeterlinck s’est promis de nous tranquilliser : le fait-il ?… Du moins, il y tâche.

Il considère que l’infini « ne saurait nous vouloir du mal ». Et pourquoi ? C’est que, l’infini étant le tout, il faut que nous appartenions à l’infini ; de sorte que, s’il nous tourmentait, l’infini tourmenterait « quelque chose qu’il ne peut arracher de soi ». Il se tourmenterait : et cela n’est point concevable. M. Maeterlinck demeure fidèle à sa doctrine : la raison ne lui enseigne pas ce que fera de nous l’infini, mais elle l’avertit de ce que l’infini ne fera pas. Il dit encore : « Il est impossible d’imaginer une mauvaise volonté dans une volonté qui ne laisse autour d’elle aucun point qu’elle n’occupe tout entier. » Il nous accorde, en fin de compte, cette assurance.

 

Ce livre est beau. Il l’est par le sujet qu’il traite, et qu’il traite dignement, avec une parfaite loyauté de pensée, avec un simple et pur amour des idées. L’auteur est un homme que les idées contentent et qui ne leur demande qu’à les contempler. Il ne les habille pas de faux ornements ; et il a soin de ne les point lancer dans des aventures où, parfois, on les compromet.

Ce livre est beau, à propos duquel on vient souvent à citer Platon, saint Anselme et Pascal. Maintes pages de La Mort éveillent en nous le souvenir du Phédon ; et quelques-unes, celui du Protagoras. Les disciples de Socrate et aussi les délicats sophistes avaient de ces causeries, un peu lentes, prudentes et ingénieuses, qui semblent un jeu libre et aisé de l’esprit et qui vont habilement à leurs conséquences. Disciples de Socrate et sophistes ont presque le même langage ; et ils mêlent aux vérités souveraines les roueries secourables de la dialectique, ordonnant avec élégance le chœur gracieux des idées. Les chapitres où M. Maeterlinck épilogue sur l’infini, lequel ne peut être méchant et se châtier en quelque portion de lui-même, sont à peu près de cette qualité noble et fine. Et, par endroits, le subtil raisonnement rappelle (je l’indiquais) la manière de saint Anselme : il est du genre ontologique. Il n’aboutit pas à une démonstration tout à fait convaincante, pour le profane ; mais il serait plutôt un hommage que rend, à la certitude qu’il possède et qu’il aime, le dialecticien. Quand saint Anselme pose les prémisses de son argument célèbre, il ne doute pas du Dieu qui apparaît à la conclusion. Et M. Maeterlinck, avant de traiter à sa guise la notion de l’infini, savait qu’il l’inclinerait à la douceur.

Ce livre est beau, par l’évidente certitude qu’il contient et qui se devine déjà dans l’hésitation préliminaire, avant de s’épanouir. Quelle sérénité magnifique ! À nul instant l’auteur n’est inquiet. Cependant, jusqu’à la fin du livre, il tempère de maintes réserves son affirmation. Mais il n’a pas de doute, quant à lui : on le sent merveilleusement tranquille ; et jamais la phrase ne tremble.

C’est la beauté de ce livre ; et c’en est aussi l’étrangeté presque insolente : il parle de la mort et ne frémit pas !…

Pascal frémit. Qu’on veuille comparer au Phédon les Pensées : voilà, très exactement, la différence que je trouve entre l’idée de la mort telle que l’a élaborée M. Maurice Maeterlinck et l’idée de la mort telle qu’à mon avis elle est dans nos âmes, non païennes et philosophes, mais chrétiennes et vivantes.

Cela me gêne, lorsque je lis — et l’admire — le traité de La Mort : il n’a pas l’air écrit pour moi ; et je dis pour moi comme pour un autre lecteur de ce temps. Il a l’air écrit avant les siècles de la pensée et de la vie chrétienne. Sauf les chapitres où l’auteur étudie les doctrines des théosophes et spirites, l’ouvrage aurait assez bien l’aspect d’un poème antique, mis en notre langue avec talent.

Or, cet ouvrage est, comme eût dit Pascal, de l’ordre « consolatif ». Mais il ne console pas notre idée de la mort : il console une idée de la mort, ancienne et antérieure à la nôtre.

M. Maeterlinck note que l’idée de la mort ne se transforme pas vite, et qu’elle dure, dans les âmes, obstinément la même, quand la philosophie générale subit les plus violentes tribulations. « Un homme d’un autre siècle, revenant parmi nous (remarque-t-il), ne reconnaîtrait pas sans peine, au fond d’une âme d’aujourd’hui, l’image de ses dieux, de son devoir, de son amour ou de son univers ; mais la figure de la mort, quand tout est changé autour d’elle et que même ce lui la compose et dont elle dépend s’est évanoui, il la trouverait presque intacte, telle qu’elle fut ébauchée par nos pères, il y a des centaines… » M. Maeterlinck ajoute : « voire des milliers d’années… » Des milliers d’années, non ; des centaines, oui. Et, l’idée de la mort, — qu’on en soit, ou non, satisfait, — c’est le christianisme qui l’a modifiée : c’est du christianisme que nous la tenons et que la tiennent, quitte à la dénaturer par ailleurs, ceux de nos contemporains qui protestent contre le dogme de l’Église.

Que l’idée de la mort n’ait pas changé, depuis des siècles, voilà un fait. Il est assez remarquable, et singulier même, pour qu’on veuille en chercher les causes. M. Maeterlinck l’attribue à une sorte de pusillanime paresse de notre intelligence : nous avons peur de la mort et n’osons pas penser à elle ; ainsi notre intelligence, si hardie aux abords des problèmes les plus divers, ne touche pas à l’idée de la mort. Cette interprétation d’un fait exactement constaté, je ne la crois pas juste. S’il est vrai qu’un chacun, dans le privé, se plaise à éconduire le plus angoissant des problèmes, peut-on dire que la philosophie et la science l’aient omis ? Ne faudrait-il pas dire plutôt que la philosophie et la science tout entières, et dans toutes leurs démarches variées, tendent à la solution de ce problème ? La philosophie est la méditation de la mort, et la science en est l’étude méthodique.

Seulement, la philosophie et la science n’ont rien trouvé qui ait changé notre idée de la mort. Voilà encore un fait. La philosophie à laquelle aboutit M. Maeterlinck est une espèce de combinaison platonicienne et qui ne doit absolument rien à des systèmes plus récents. Et la science ? M. Maeterlinck avait mis un peu d’espoir dans les expériences des spirites : puis il a dû renoncer à les suivre. Pourquoi donc s’étonne-t-il de nous voir attachés à une ancienne idée de la mort ?

Cette ancienne idée de la mort est de qualité religieuse. Or, Pascal a établi décidément que la philosophie et la science sont d’une autre nature que la religion, ne dépendent pas de la religion et que la religion ne dépend pas d’elles. Ni la science ni la philosophie n’ont organisé une idéologie, et ne l’organiseront, une idéologie qu’on doive substituer à la croyance. Elles bâtissent à côté de la religion ; mais elles ne bâtissent pas sur le terrain déblayé de la religion.

M. Maeterlinck se proposait pourtant — et ce fut sa visée principale — de substituer à l’idée religieuse de la mort une idée scientifique… il y renonce… et puis une idée philosophique de la mort. Il supprimait l’idée religieuse et remontait plus haut dans l’histoire de la pensée humaine, jusqu’à la pensée antique.

Supprimer l’idée religieuse de la mort ? Il y échoue deux fois : en logique, et puis en réalité.

Son argument, je le rappelle : la religion ne nous apporte pas une preuve. Mais la réplique de Pascal : — la religion n’a pas à donner de preuve ; ou bien elle serait une philosophie, et non pas une religion, — cette réplique de Pascal, où est enfermée l’essence même du principe religieux, la considère-t-il comme non avenue ? Il ne la discute pas ; et il chante victoire beaucoup trop vite.

En second lieu, cette formule selon laquelle la religion ne donne pas sa preuve, que vaut-elle ? Peu de chose. La religion, premièrement, s’appuie sur des témoignages : ce sont les évangiles. Ces témoignages constituent — bonne ou mauvaise — la preuve ; et non pas (il ne le faut pas) la preuve philosophique, mais (il le faut) la preuve historique. Que valent ces témoignages ?

Ou je me trompe, ou la question n’est point ailleurs : elle est là. Et la question religieuse est une question d’histoire, une question d’exégèse historique. Or, nous vivons sous l’impression, — je ne veux pas d’un mot moins vague, — sous l’impression de l’exégèse renanienne. Nous en avons reçu l’influence et nous la conservons, même après que l’exégèse renanienne a montré, sur tant de points, son extrême légèreté. C’est là, peut-être, la plus remarquable et périlleuse bizarrerie de notre époque. Les théories fort brillantes qui ont flori au sujet des épopées grecques, germaniques et françaises vers le temps où l’exégèse renanienne se répandait, nos érudits les ont réformées ; et personne, aujourd’hui, ne croit plus à la production populaire et spontanée des épopées. Mais, pour ce qui est du texte évangélique, nous demeurons touchés de la frivole exégèse renanienne. Et, cependant, le texte évangélique, dit Pascal et disons-le, engage notre tout !…

La question n’est pas résolue. M. Maeterlinck a eu tort de la considérer comme résolue, dans ce livre où il prétendait substituer à l’idée religieuse une idée de philosophie antique. Il fallait d’abord supprimer l’idée religieuse : on ne la supprime pas en un tournemain.

L’eût-on supprimée logiquement, par l’objection de la preuve qui manque, on ne la supprimait pas en réalité : elle subsiste dans les âmes. Et ce livre consolatif devait, pour être persuasif, prendre nos âmes telles que sont nos âmes, fussent-elles déraisonnables.

Ce livre de philosophie, qui nous charme par sa beauté sereine, a le défaut de ne pas nous émouvoir. C’est que notre idée de la mort n’est pas philosophique. « Nous mourons seuls ! » s’écriait Pascal ; et il nous avertissait de ne nous attendre qu’à nous. Mais, en un autre sens, nous ne mourons pas seuls. Et, s’il est un de nos épisodes qui soit accompagné de tous nos entours, de toute notre vie et de toute la pensée de notre lignée, c’est bien la mort. Pour nous aider à en subir l’événement, y a-t-il un autre sentiment que celui de la lignée où nous trouvons notre place d’éternité, la lignée de nos morts ? Il faut passer, du point vivant, à la série morte, où il nous semble nécessaire, avant tout, de n’être pas dépaysés. Et je crois que voilà, en quelques mots un peu obscurs, et obscurs de même que leur objet, pourquoi nous n’avons guère d’entrain ni d’audace à innover, touchant la mort.

Le traité de La Mort est une belle méditation de glaciale solitude, relativement à l’heure où la solitude de la pensée nous laisserait le plus amèrement désemparés.

VIII. Le roman et l’histoire

MM. Jérôme et Jean Tharaud viennent de publier La Tragédie de Ravaillac. Ils n’ont pas, sous le titre de l’ouvrage, inscrit ces deux mots : roman historique ; et ils ont bien fait. Non que La Tragédie de Ravaillac ne soit pas un roman historique : elle en est un, et à merveille ; mais on a compromis ce genre de telle sorte qu’aujourd’hui son étiquette est scandaleuse.

La vérité de l’histoire et la liberté du roman, voilà deux choses qui ne se réunissent pas sans difficulté. Or, les romantiques avaient également la passion de l’histoire et le don presque monstrueux de l’inexactitude. À propos d’un drame d’Alexandre Dumas le père, M. Henry Bidou notait, il n’y a pas longtemps, ce qu’a de ridicule et d’abominable même l’immense caricature de la France et de son passé composée, avec un frivole acharnement, par le plus fécond de nos écrivains. Le plus fécond et le plus abondamment populaire. Ainsi, une absurde image de nos grands siècles est, par lui, répandue à profusion dans les esprits. Il le faisait avec une espèce de bizarre innocence ; et il ne s’était aucunement promis de transformer nos rois en des fantoches libidineux, le Louvre en un lieu mauvais, comme s’il secondait une polémique républicaine : c’est tout de même le résultat de son œuvre. Or, il paraît que toute une jeunesse apprit dans ses livres si attrayants l’histoire de France. Son monument, par Gustave Doré, montre l’ouvrier, la mère et l’enfant si assidus à le lire et à le croire qu’on en ressent la plus vive inquiétude ; et l’on voudrait les avertir.

Ces romantiques, qui avaient tant d’imagination, qui inventaient avec un tel entrain ce qu’ils ne savaient pas, n’auraient-ils pu, n’auraient-ils du laisser l’histoire un peu tranquille ? Pourquoi ne plaçaient-ils pas dans la lune ou ailleurs, n’importe où, leurs personnages si peu humains, leurs anecdotes si peu réelles ? Le passé ne réclame pas notre unique admiration ni même, d’un bout à l’autre, notre amitié. Il se contenterait de notre indifférence ; ou bien il mérite notre bonne foi scrupuleuse, attentive. Et, le roman historique, tel qu’on le pratiquait jadis ou naguère, c’est une grosse entreprise de légère et insupportable diffamation.

Notre temps, qui a gâté beaucoup d’idées, qui en a même avili plusieurs, a pourtant amélioré l’idée de l’histoire. Nous avons, mieux qu’autrefois, le respect de la vérité ancienne. La méthode de nos recherches a pris une excellente finesse ; nous aimons les documents et leur juste commentaire, les faits authentiques et la rigueur méticuleuse du récit. Mais alors, n’est-ce pas la fin de ce genre qui eut de la vogue, le roman historique ?

Non pas ! Et, au contraire, plus sévère sera l’idée de l’histoire, plus elle réservera auprès d’elle la place du roman. Voire, si l’histoire se borne à consigner les fragments d’incontestable réalité qu’elle attrape dans le désastre des époques, elle laisse au romancier le soin d’une résurrection plus hardie.

Plus hardie, mais encore prudente ! Un père Dumas fausse tout. Ce qu’il emprunte à l’histoire, c’est l’occasion, le prétexte de ses folles fantaisies ; c’est le pittoresque dont il abusera ; et c’est le commencement d’une combinaison qu’il s’ingéniera, bien doué, à munir de complications abracadabrantes.

Le roman historique qu’une honnête idée de l’histoire tolère et même encourage est, comme l’histoire, soucieux de vérité : il souhaite de donner la vie à la réalité de l’histoire. Il est un art d’imagination ; mais cette imagination, très érudite et soumise, ne se livre point à son démon : elle invente de la vérité, du moins le veut-elle.

MM. Jérôme et Jean Tharaud, pour écrire leur Tragédie de Ravaillac, ont assemblé tous les témoignages utiles, le Procès, les histoires de Péréfixe, du P. Mathieu, de Mézerai, de Daniel, de Boulanger, les mémoires, souvenirs et correspondances, les recueils de pièces et d’archives. C’est ce que fait un historien. Le romancier ? Quand ils ont dénombré les sources de leur information précise, ils ajoutent : « Voilà certes de beaux documents et qui invitent à rêver. Mais, pour en sentir tout le prix, il faut, les ayant vus, faire le tour des remparts d’Angoulême et, remontant la Charente, aller jusqu’aux prairies de Touvre, sous le château ruiné auquel la tradition populaire rattache par un sentiments profond la mémoire de Ravaillac, au bord de ce gouffre glacé sur lequel, assurément, comme tous les enfants du pays, il est venu pencher son visage, et dont les eaux mystérieuses qu’agite un bouillonnement perpétuel semblent retenir encore l’ombre de son âme tourmentée. »

Je ne crois pas qu’il fût possible de mieux déterminer le caractère et aussi les règles d’un genre qui, désormais, ayant reconnu ses conditions, florira de nouveau.

Ce n’est pas tout à fait de l’histoire ; c’est, tout à côté de l’histoire, une vivante hypothèse. On a dit que l’histoire était déjà une petite science hypothétique : à la minute où elle s’écarte des documents, oui. Mais elle contient aussi le document, qui a sa valeur brute. Astreinte au seul document, elle n’est, je l’avoue, que de la mort embaumée. L’imagination dégage de ses bandelettes ce cadavre d’un Lazare qui soudain marche, parle et, sur sa mobile physionomie, montre son âme. Science et poésie ont accompli ensemble ce miracle qui n’a nulle analogie avec les machinations des pères Dumas.

 

MM. Jérôme et Jean Tharaud prennent leur triste héros tout petit. Le voici, bambin, dans les rues d’Angoulême, cité âpre et rude. Le roc où est perchée Angoulême « la porte très haut dans le ciel comme une couronne royale ». Sa cathédrale lève devant l’horizon large une façade « pareille à une main de paix ». Des remparts l’entourent, qui la fortifiaient et qui sont devenus un promenoir mélancolique. Un climat très sec : les pierres ne moisissent pas ; elles se dorent et elles « donnent à cette ville de l’Ouest une imprévue couleur d’Orient ». Une vallée où se mêlent toutes les nuances du bleu. Une rivière : « tout ce qu’elle touche est riant, aimable comme l’esprit des Valois qui sont nés sur ses rives ; ce qu’elle laisse sur sa gauche est morne, désolé, violâtre ; la mousse, le genêt, le buis jaune et le pauvre genévrier, quelques cyprès s’y élancent : c’est triste comme Ravaillac ». La désolation de la Judée ; et les coteaux « qui produisent l’eau-de-vie la plus embaumée du monde ». Mais la principale beauté du paysage est le ciel, plein de lumière et où la mer toute proche lance les flottes de ses nuages.

La description d’Angoulême, au début de ce livre, occupe trois pages que j’ai peine à résumer tant elles sont denses et composées des seuls détails caractéristiques. Dès l’abord, on est informé des volontés de cet art, très riche et bref, qui élimine beaucoup sans s’appauvrir, qui tasse fortement ce qu’il garde, et qui pourtant a le secret de ne point écraser son trésor : il ne laisse pas de bourre entre les objets, il y laisse passer de l’air.

Angoulême, durant la jeunesse de Ravaillac, est peuplée de prêtres et de moines. Les sanctuaires, nombreux sur ses pentes, sont démolis. La campagne environnante est huguenote ; la cité, hardiment catholique, orgueilleuse et inquiète.

Le père de Ravaillac, un ivrogne. Sa mère, tendre et pieuse. Le petit Ravaillac est dévot. Toute son histoire sera l’histoire de sa dévotion, qui aura mal tourné. Pendant que nous verrons cet étrange garçon s’acheminer au crime, nous verrons aussi une idée se corrompre, la plus belle idée, l’idée religieuse, devenir une maladie dans une âme. Et, si l’aventure de Ravaillac est émouvante, le spectacle des tribulations qu’une idée subit sera encore plus pathétique. Les idées gouvernent le monde ; mais il arrive que ces impératrices du monde deviennent folles. Les annales de l’humanité en témoignent, pour l’effroi du lecteur.

La dévotion du petit Ravaillac est un sentiment qu’il tient de sa ville natale et de sa mère, un sentiment où il y a de la douceur rêveuse et de la politique. Les catholiques d’Angoulême ont redouté que leur ville fût livrée aux huguenots du roi de Navarre. Maintenant, le roi de Navarre possède la France. Le petit Ravaillac a hérité la peur et la haine qui, depuis des années antérieures à lui, tourmentent les esprits et les cœurs, là-bas, sur le rocher d’Angoulême. Ses oncles, Nicolas et Jean Dubreuil, chanoines de la cathédrale, lui apprennent à lire, le promènent dans les ruines des couvents et des chapelles, lui montrent le mûrier où les Huguenots ont pendu le gardien des Cordeliers : « ces propos et tout ce qui monte de colère et de ressentiment d’un tas de pierres noircies, ce furent là les voix moroses qu’entendit le jeune enfant ». Et, comme il est difficile d’analyser par le menu ces influences du sol et de l’atmosphère, une image les résumera : « En août, on voit fleurir sur les pentes d’Angoulême une bizarre fleur soufrée, de la giroflée sauvage ; son air est misérable et son parfum violent : elle fait songer à Ravaillac, triste fleur de ce rocher catholique. »

Le jeune Ravaillac est valet de chambre et clerc chez un tabellion. À l’église, où il fréquente avec assiduité, il entend les prédicateurs flétrir le roi renégat et, fort éloquents, dérouler la persuasive anecdote de Judith honorée pour le meurtre d’Holopherne. La vie qu’il mène, pauvre vie de paresse et d’abjection, ne l’occupe guère : sa véritable vie est ailleurs que dans son activité quotidienne, dans sa pensée qui n’a aucun emploi et qui va bon train comme les nuages sous le vent.

Il quitte Angoulême et vient à Paris solliciter des procès. Il a dix-huit ans ; il n’est qu’un saute-ruisseau de la basoche. Mais, tandis qu’il a bien l’air de s’agiter autour de mille intérêts procéduriers, il examine les « secrets de la providence éternelle » ; de jour et de nuit, il a des révélations et les interprète au gré de sa terrible fantaisie. Un peu plus tard, il entre aux Feuillants, comme frère convers. Les jeûnes lui échauffent la cervelle. On s’aperçoit qu’il est un visionnaire ; et on le chasse. Il retourne à Angoulême et vit auprès de sa mère, indigente. Moyennant un peu de blé, de lard et de vin, il enseigne à des écoliers le catéchisme catholique et romain. Mais bientôt il doit quarante-neuf livres, dix sols, trois deniers : on le met en prison.

À la prison comme à la maison, comme dehors, il n’est hanté que d’un souci : la France aux mains de l’hérésie. Une fois libre, il part, afin de parler à ce roi qui ne cesse de le hanter : il l’avertira de faire la guerre aux gens de la religion prétendue réformée. Mais si le roi ne cède pas ? Ravaillac n’a point encore décidé d’être la Judith nouvelle.

À dater de ce moment, il y a, dans la tragédie de Ravaillac, deux personnages : Ravaillac et le roi Henri. Tout les sépare : les distances matérielles et les autres, celles qui semblent infranchissables. Ravaillac et le roi Henri sont prodigieusement étrangers l’un à l’autre. Le roi Henri ne sait pas l’existence de Ravaillac : et Ravaillac lui-même ne sait pas qu’il tuera le roi Henri. Pourtant le roi et le garçon perdu ne font pas un geste qui ne prépare et leur approche et enfin leur rencontre. Les hasards travaillent dans l’ombre ; et on les dirait concertés.

Cette extraordinaire combinaison des incidents, MM. Jérôme et Jean Tharaud l’ont développée avec une habileté parfaite. Ils nous mènent au Louvre, où le roi, vieil énamouré, se fait lire L’Astrée : et la ferveur galante des bergers surexcite en lui jusqu’à la passion le caprice qu’il a pour Mlle de Montmorency, enfant mutine : celle-ci, nymphe dans un ballet de la cour, a simulé de lui lancer au cœur un javelot. Ce javelot d’amour, en attendant le poignard de la haine, comme si une allégorie annonçait une réalité. Puis nous sommes transportés sur la grand’route qui va d’Angoulême à Paris. Sur la grand’route, de paroisse en paroisse, circulent, comme des troupes vagabondes, les fausses nouvelles, les mensonges de sottise ou de malignité : l’on raconte que, pour la Noël, le Béarnais fomente une Saint-Barthélemy de tous les bons catholiques. Sur la grand’route circule aussi, farouche et entêté, Ravaillac. Les troupes de mensonges et de nouvelles fausses, il les croise et lie compagnie avec elles. Dès lors, il se dépêche. Il a hâte d’être à Paris, afin de formuler, devant le roi, ses remontrances.

Il va au Louvre ; mais on lui refuse l’entrée. Il insiste ; on l’éconduit. On le fouille : il n’a rien sur lui, ni un couteau, ni aucune arme. Et il s’éloigne.

Les deux lignes sinueuses de ces destinées qui se cherchent se sont un instant presque jointes ; puis elles s’écartent.

Chassé, Ravaillac renoncera-t-il au salut de la catholicité, salut qu’il a conscience de tenir entre ses mains ? Non, certes. Mais il pose la question de savoir si la religion l’autorise à employer, pour ce devoir, le seul moyen qu’il ait à sa disposition désormais et qui est, faute de voir le roi et de le convaincre, de le tuer. Ce problème, au bout du compte, l’embarrasse. Et il consulterait volontiers un prêtre. Seulement, il se méfie : avant de hasarder cette démarche, il épilogue avec lui-même ; il n’aboutit point à une certitude. Il interroge des religieux et leur demande si un confesseur est tenu de révéler la confession d’un gaillard qui, devant lui, s’est ouvert de son projet de tuer le roi. Les religieux le prennent pour un sot et l’envoient promener. L’un d’eux l’engage à dire des chapelets, à manger de bons potages et à retourner dans son pays. C’est la sagesse, mais offerte à un garçon qui n’est pas sage : en d’autres termes, ce n’est rien.

Obéissant tout de même, Ravaillac retourne à Angoulême. Vient le temps pascal : et il jeûne, il fait de longues pénitences. Or, il entend que le pape a menacé d’excommunication le roi Henri, lequel répondit que, si le pape l’excommuniait, il le déposséderait. Et alors, lui, Ravaillac, ne dort plus : il se remet en route.

Avant de partir, il voudrait communier. Il se confesse à Dieu, directement ; et il attend que Dieu, par un signe, lui donne permission d’aller à la sainte table. Aucun signe ; un grand silence, où fait seule du bruit son inquiétude. Il invente alors un stratagème à peu près charmant et que voici : « Quand le matin fut venu, il se rendit, en compagnie de sa mère, dans l’église Saint-Paul où il avait été baptisé. Il entendit la messe, puis, au moment de communier, il accompagna la vieille femme dans la petite procession qui se dirigeait vers l’autel. Lorsqu’elle se fut agenouillée devant la sainte nappe, il se mit debout derrière elle et resta là, les mains jointes, tandis qu’elle recevait l’hostie, avec l’espoir qu’un peu de cette rosée de grâce qui allait descendre sur elle retomberait peut-être sur lui. » Ce trait, MM. Jérôme et Jean Tharaud l’ont emprunté au témoignage même de Ravaillac, à ses aveux et récits épars. Il est d’une vérité manifeste. Il est extraordinaire et joli. Le pauvre diable, à qui Dieu n’a point répondu, ne sait pas si Dieu l’approuve ou, du moins, lui pardonne. Il lui manque l’assurance de ne pas défendre Dieu malgré Dieu ; et, dans le doute qui le martyrise, il n’ose pas recevoir l’hostie. Il se fient à quelque distance, humble infiniment. Il se tient à peu de distance, pour être là, aux alentours de la grâce, et en recueillir les bribes égarées. Puis n’a-t-il pas une sorte de confiance obscure ou de vague espoir qu’entre sa mère et lui subsistent ces liens qui unissent les âmes et font participer l’une aux vertus de l’autre ? Tout cela, dans ses ténèbres spirituelles, bouge, apparaît, disparaît comme des lueurs.

Il est en route. Il hésite encore. Il a un couteau. Un jour, il en brise la pointe. Ensuite, un jour, il l’aiguise sur une pierre et lui refait une pointe ; il a des remords ; et bientôt il craint que ses remords ne soient des faiblesses, des langueurs de son dévouement religieux. Il est un endroit où se rassemblent des idées, celles-ci venues de lui, celles-là venues d’ailleurs, des idées pareilles à des gens qui se réunissent pour des disputes. Tels de ces gens, qui n’ont pas raison, parlent plus fort que personne et ont le dernier mot ; on bien, ils parlent sur un ton qui séduit les multitudes, les charme, les entraîne. Il y a des multitudes, dans l’âme du pauvre Ravaillac, des multitudes que secouent des orateurs perpétuels et divers. Mais une voix domine les autres et ordonne de tuer le roi.

Le roi, de son côté, a des pressentiments. Il est troublé, inquiet, et annonce qu’il mourra bientôt. Il ne sait pas d’où l’avertissement lui vient. « L’homme du rocher d’Angoulême n’a pu encore arriver jusqu’à lui, pénétrer dans son Louvre ; mais déjà il le frappe d’une main mystérieuse. Sa présence invisible, ses pensées forcenées forment autour du roi on ne sait quel triste concert qu’il est seul à entendre, et partout il voit la mort. » Le même jour, à la même heure, le roi est à Saint-Roch, pour y entendre l’office ; et Ravaillac est à Saint-Benoit, pour la messe. Le roi devine qu’il est sur le point de mourir, tandis que Ravaillac, à genoux, médite la mort du roi. Et le roi dit à Bassompierre, qui l’encourage en lui parlant de belles femmes : « Mon ami, il faut quitter tout cela ! » Il est mélancolique ; l’homme du rocher d’Angoulême l’est davantage. Chacun d’eux sur son chemin, le roi et le meurtrier, comme des voyageurs qui se hâtent, devancent le point où ils sont, devancent les minutes après lesquelles l’un et l’autre vont se rencontrer. Et ils approchent enfin du carrefour. Ils se rencontrent. L’acte s’accomplit.

 

Je ne crois pas — mais aussi je n’ai pas l’imprudence de l’affirmer — que l’historien le plus averti ait à signaler des fautes graves dans le livre de MM. Jérôme et Jean Tharaud. Du moins semble-t-il que les faits principaux et le détail du récit reposent sur de valables documents.

MM. Jérôme et Jean Tharaud cherchaient la vérité, non le pittoresque : et ce fut, pour eux, la bonne sauvegarde, il n’est certainement rien de plus périlleux, et puéril, et vain, que la recherche du pittoresque. Ils ont évité ce défaut. Et même ils désiraient plutôt que leur récit ne fût aucunement pittoresque, suivant le conseil du plus intelligent historien romain, Salluste, qui raconte les aventures de Jugurtha ou de Catilina quo minus mirandum sit , de telle sorte que la lecture en soit aussi peu déconcertante que possible. Le pittoresque nous étonne ; et, s’il nous amuse, c’est en marquant très fortement la différence des spectacles ou des sentiments qui nous sont familiers et de l’objet qu’il s’applique à orner de nouveautés surprenantes.

L’auteur de La Reine Margot nous divertit de cette façon, s’il nous divertit. Salluste, lui, ne souhaite que de nous rendre intelligible l’âme d’un Jugurtha ou d’un Catilina ; pareillement, MM. Jérôme et Jean Tharaud, l’âme de leur Ravaillac. Alors, il ne faut pas nous déconcerter, mais au contraire, nous familiariser avec ces âmes si étranges.

D’autre part, il faut se garder d’amener à nous ces âmes ; c’est nous qu’il faut conduire à elles. Certains historiens faussent tout, en ayant trop de complaisance à l’endroit du lecteur moderne, quand ils modernisent excessivement l’antiquité ou l’ancienneté, quand par exemple ils nous présentent la belle anecdote emblématique d’Antoine et de Cléopâtre comme les simples et un peu vulgaires amours d’un militaire qui décline et d’une petite femme qui a besoin d’appui. La vérité historique n’est ni dans le pittoresque ni dans la vulgarité. Elle peut être pittoresque, involontairement ; et elle nous devient familière au moment où l’on nous a fait sentir, toucher ce qu’il y a d’humanité permanente sous les dehors variés des époques. MM. Jérôme et Jean Tharaud ne s’y sont pas trompés : c’est l’un des mérites, l’un des agréments de leur ouvrage. Et, partant d’un juste principe, ils ont procédé avec ce tact qui révèle les artistes parfaits.

Ils sont des artistes parfaits. Tout d’abord, on s’en aperçoit à leur langage, qui est le bon langage français, avec peu de mots, les mots utiles, — mais aucune pensée ne réclame beaucoup de mots ; — sans néologismes : si l’on n’ignore pas la signification des mots qui sont le vocabulaire autorisé, l’on ne manque pas de mots et l’on n’invente pas de mots qui, étant neufs, n’éveillent dans l’esprit nulle idée. Si l’on aime son art, on ne détraque pas son outil, comme font les mauvais écrivains, gaspilleurs de mots.

MM. Jérôme et Jean Tharaud ont le souci d’écrire bien, d’écrire bref. Ils aiment une élégance serrée, voire un peu sèche ; et Joubert les eût estimés, qui a écrit : « Génies gras, ne méprisez pas les maigres ! » Ils ne sont pas très curieux, probablement, de donner à leur phrase une qualité musicale : ils veillent à son harmonie, mais ils ne comptent pas sur les sons pour évoquer leur pensée. Ils n’appellent pas la poésie et ses ressources mélodieuses au secours d’une prose qui est exactement de la prose et fort bien. Plutôt que des musiciens, ne seraient-ils pas des peintres et, mieux encore, de vigoureux dessinateurs qui, avec peu de traits, campent une attitude ?

D’ailleurs, ils ne dessinent pas pour le seul plaisir de tracer et de combiner des lignes belles ou adroites. La virtuosité, aux tentations de laquelle cèdent si aisément d’autres artistes, n’est pas leur fait ; et il y a de l’austérité dans leur façon de se borner à leur propos, sans le dépasser jamais. La chose dite, ils n’ajoutent rien, quand d’autres artistes ajoutent et ajoutent !… Ils ont le talent de marquer un geste qui caractérise un personnage, à l’instant où ce personnage modifie la série des événements ; et ils ont l’abnégation de ne pas marquer un geste, fût-il admirable et même fût-il amusant à esquisser, un geste sans conséquence.

Voici la règle de MM. Jérôme et Jean Tharaud : le récit d’abord ; et soumission de tout le reste à l’exigence première du récit.

Les commentaires, les confidences de l’auteur, ces gloses qui, des notes ou des marges, montent ou rampent jusqu’au récit, se glissent dans sa vive substance, s’y introduisent et l’encombrent, MM. Jérôme et Jean Tharaud les suppriment. Mais ils ne pourraient pas les supprimer, s’ils n’avaient, dans ce qu’ils laissent, mis tout ce qu’il faut de solidité, de réalité claire et de richesse ramassée. Ils l’y ont mis. C’est ainsi qu’ils accomplissent le chef-d’œuvre d’un art robuste et prompt.

Le récit des faits. Ils ne sont pas de ces écrivains très ingénieux et appréciables qui, avec très peu de matière, composent un roman, le roman de leur rêverie, l’essai de leur badinage, le malin poème de leur philosophie. Mais le récit des faits ne va-t-il pas nous mener, tout bonnement, au roman d’aventures ? Et nous reviendrions au père Dumas. Disons, pour que cet inconvénient nous soit épargné : le récit par les faits.

Il y avait, dans l’existence de Ravaillac, tous les épisodes les plus aguichants pour le romancier. MM. Jérôme et Jean Tharaud ne se contentaient pas de cette aubaine. Le sujet de leur « tragédie », ce n’est pas seulement l’histoire de Ravaillac, mais ce problème-ci : comment, à la fin du seizième siècle et au début de l’autre siècle, un pauvre enfant très dévot de l’église a-t-il tourné au meurtre ? Le sujet de leur « tragédie », c’est l’analyse de cette dépravation singulière. Et de cette manière, le sujet de leur « tragédie » a quelque analogie avec le sujet de Britannicus où l’on voit comment « les délices de Rome en devinrent l’horreur ». Je ne songe pas à comparer Britannicus et La Tragédie de Ravaillac plus amplement. Mais enfin l’art de MM. Jérôme et Jean Tharaud, je le rapporterais plus volontiers à l’esthétique racinienne qu’à nulle autre : le père Dumas, je ne l’ai cité que pour le contraste. La Tragédie de Ravaillac mérite ce nom de « tragédie » : ce n’est pas un petit éloge ; et c’est l’indication d’un art très dégagé des influences romantiques, d’un art — à vrai dire — classique. Classique sans imitation des dehors, mais classique par nature, dans son essence même, comme dans ses moyens, comme dans ses procédés, comme dans son vocabulaire et comme dans tout le détail de son arrangement.

Peut-être, en lisant La Tragédie de Ravaillac, n’évitons-nous pas de nous demander pourquoi l’on nous raconte cette histoire. Que nous veut-on ? Ravaillac, nous ne pensions pas à lui !…

Je crois que nous éprouvons, d’un bout à l’autre de ce livre, ce sentiment, qui n’est pas sans nous détacher un peu du livre et de son intérêt. Nous avons accoutumé de prétendre qu’un livre soit une réponse à quelqu’une de nos curiosités ou de nos inquiétudes. Et, ce Ravaillac, nous l’avions oublié : nous vivions sans lui.

Mais il est, ce Ravaillac, un anarchiste ! Et sommes-nous si légers qu’en un temps de si rude anarchie, le nôtre, un tel garçon ne nous importe guère ?… Oui ! Seulement, ce n’est point l’anarchie que MM. Jérôme et Jean Tharaud examinent : c’est Ravaillac, et tout uniment lui. Vers la fin du volume, ils mettent en parallèle Ravaillac et le misérable Caserio ; mais ce n’est que pour affirmer les singularités de Ravaillac. Il ne résulte pas de leur ouvrage une théorie de l’anarchisme, ni même une opinion ; leur anarchiste, ils ne le présentent ni comme un héros ni comme un bandit. Les terribles châtiments du régicide, ils ne les blâment ni ne les approuvent : ils les constatent. Et, leur criminel, sans l’incriminer davantage ou le disculper, ils le constatent, satisfaits de savoir la tôle qu’il avait, et le cœur, et l’âme.

Telle est La Tragédie de Ravaillac, étrangère à cette époque-ci, étrangère à toute « actualité » contemporaine. Et tels sont tous les ouvrages de MM. Jérôme et Jean Tharaud. Les Frères ennemis : deux jeunes hommes de la Renaissance qui, dans Genève, ont affaire à la frénésie répandue par Calvin ; les auteurs ne prennent aucunement parti dans la querelle de ces théologiens. Mais l’un des frères est de race italienne (ils ne sont frères qu’à demi) : et le plaisir sera de voir comment se mêle une théologie du Nord avec de chaudes et voluptueuses velléités méridionales. Dingley, l’illustre écrivain : un romancier de Londres, féru d’impérialisme et qui a consacré tout son génie au fougueux idéal de l’universelle Angleterre ; les auteurs ne jugent pas son ambition. Mais Dingley, impérialiste dans le bonheur, a des chagrins qui tourmentent sa splendide et brutale énergie : et le plaisir sera de voir comment une idéologie dépend de quelques accidents, de hasards, les dompte et, en quelque mesure, leur cède. Bar-Cochebas : un petit juif de Buda-Pesth, qui, ayant lu Le Cid, se tuera, faute de tuer les insulteurs de son père ; les auteurs ne se montrent ni antisémites ni philosémites. Mais le plaisir sera de voir comment l’idée française ou espagnole de l’honneur travaille dans l’esprit d’une race qui ne l’a pas inventée pour son usage. L’Ami de l’ordre, Les Hobereaux, La Maîtresse-Servante, La Fête arabe traitent, et pareillement, d’autres sujets de la même espèce. Après Genève calviniste, Londres agité par la guerre du Transvaal, la Hongrie et ses nombreux échantillons ethniques, voici Paris sous la Commune, le Périgord pendant la guerre allemande, le Limousin que l’intrusion parisienne démoralise et l’oasis algérienne bouleversée par es Latins. Dans le temps et dans le monde, grands liseurs et grands voyageurs, MM. Jérôme et Jean Tharaud promènent une remarquable curiosité. Les quelques volumes qu’ils ont signés soutiennent déjà bien des siècles et bien des pays, des fragments de siècles et de pays, mais aussi des fragments où ils enferment beaucoup de durée et d’espace. Le décor et le paysage tendent leur pinceau et leur crayon. Ce qui les tente davantage, c’est la diversité de l’âme humaine, chacun de leurs sujets : un état de l’âme humaine, qu’ils étudient pour le seul plaisir de le connaître.

Et ils négligent de conclure.

Là encore, ils me semblent retourner, par-dessus le précédent siècle, si passionnément lyrique, et par-dessus le dix-huitième siècle, si ardent à promulguer ses doctrines, retourner à l’esthétique racinienne, classique. L’art, au dix-septième siècle, n’est pas absolument séparé, mais il est plus séparé que jamais de la vie environnante. Omettons, évidemment, les moralistes et les sermonnaires : l’art, au dix-septième siècle, ne gouverne pas les opinions ; il est un divertissement. Racine ne déroutait pas ses auditeurs en leur proposant de sentir comment Néron devint un meurtrier. Nous, qui venons après deux siècles de littérature démonstrative et qui, au surplus, avons repris nos libres et incertaines opinions à l’autorité qui les garantissait, nous portons notre inquiétude partout et nous quémandons partout des réponses : nous en réclamons à l’art même.

Il est possible que ce soit notre manie ; et je crois qu’elle a dénaturé l’idée de l’art : du moins l’a-t-elle modifiée. Une manie assez poignante et qui, malgré ses inconvénients, a ennobli peut-être l’idée de l’art. Une manie, en tout cas, dont MM. Jérôme et Jean Tharaud ne veulent pas tenir compte, aujourd’hui.

Mais notons que l’œuvre de MM. Jérôme et Jean Tharaud, — si belle, vive et importante, — n’est encore qu’à la période des semailles dans un champ vaste et bien labouré. Ils lieront des gerbes opulentes : nous les verrons alors à cette tâche que d’autres font de trop bonne heure, quitte à ne pas lier grand-chose.

IX. Une épopée

Une épopée, c’est l’histoire napoléonienne écrite par M. Frédéric Masson.

Or, Villemain définissait l’épopée : « l’histoire écrite par les poètes, à une époque où il n’y a pas d’autre historien que le poète ». Cette définition résumait une ingénieuse théorie de l’épopée qui eut beaucoup de vogue au siècle dernier, mais à laquelle il faut qu’on renonce. Il paraissait que l’épopée fût un genre très différent de tous les autres, soumis à des conditions très particulières ; et l’on posait en principe l’antinomie de l’épopée et de l’histoire. Mais cette vive antinomie, invention d’une critique impérieuse, se résout d’elle-même, comme en témoigne l’œuvre savante et poétique de M. Frédéric Masson.

Cependant, on a pu croire, il y a quelque cinquante ans, que non seulement l’épopée, chant de l’histoire, mais l’histoire allait périr. Et, ce qui faillit la tuer, c’est la fameuse « méthode historique » que divers érudits, prudents et un peu tatillons, préconisaient. Méthode austère et triste.

Ces érudits pratiquaient, sans joie, une science. Ils recueillaient et publiaient, selon leur mot, des « textes » ; et ils en discutaient, avec minutie, la teneur. Ils les chicanaient ; et ils avaient grand soin de ne rien avancer qui ne fût dans les textes, dûment constitués. Leur occupation n’était pas dépourvue de toute analogie avec le jeu dit des puzzles ; mais il manquait, à l’image qu’ils s’efforçaient de retrouver, maintes pièces : la règle était de n’y pas suppléer. La règle était de bannir l’hypothèse ; la règle était de bannir l’imagination ; la règle était de bannir l’homme qui, assemblant peu à peu les éléments de la réalité, rêverait là-dessus et, de son rêve, ranimerait cette mort desséchée.

La « méthode » a triomphé quelque temps. Appliquée à de certains sujets, elle a donné de fins résultats. Seulement, elle devait se borner à de petits problèmes où les « textes » n’abondent pas : la Grèce archaïque, par exemple, ou bien les annales des Mérovingiens. Alors, les maîtres de la « méthode » réussissaient le mieux du monde à n’être aucunement frivoles. Quant à procéder ainsi pour l’étude des périodes récentes, dans la quantité immense des journaux, des mémoires, des correspondances, autant valait y renoncer. Et c’est ce que firent, très sagement, les maîtres de la « méthode ». Leur labeur, au surplus, est un perpétuel renoncement.

Notons-le : il y a, dans leur abnégation même, une sorte de beauté, une sorte de poignant chagrin. Leur idée de la science leur refuse tout le plaisir de l’art. Ils ont accepté une terrible discipline. Et plus est inféconde la science à laquelle ils consentent leur sacrifice, plus est manifeste leur désespoir. Une telle assiduité, qui étonne, commande aussi le respect. Ces érudits furent les moines pathétiques d’une divinité morose et ingrate.

Mais ils tuaient l’histoire : — l’histoire, qui est une hypothèse, — une perpétuelle hypothèse. Ils tuaient le passé qui, mort, survit uniquement dans l’intelligence qu’ont de lui les âges suivants. M. Frédéric Masson a écrit (Napoléon et sa famille, avant-propos du tome VII) : « Nos histoires, moins belles certes, sont pareilles aux Dames que chantait Villon : à peine sont-elles nées qu’elles sont vieilles ; à peine ont-elles paru qu’elles sont mortes. Comme tant d’autres, les miennes passeront… » L’histoire n’est jamais achevée ; elle est sans cesse à refaire. Pourquoi ? De nouveaux documents apparaissent, qui modifient les conclusions premières. Et puis, surtout, ce qui change, c’est nous.

Or, l’erreur que les maîtres de la « méthode » ont commise, la voici. Une orgueilleuse et belle erreur. Ils ont cru que l’histoire était exactement le passé, sans nous : et ils nous chassaient ; tout leur effort consistait à nous chasser. Mais l’histoire est le contact du passé et de nous.

Au gré de nos changements, elle est toujours à refaire. Elle change, puisque nous changeons. Et ainsi, elle entretient l’éternité mobile de la durée humaine, en prêtant au passé notre vie incessamment renouvelée. Voilà l’histoire : et elle n’a pas cette « objectivité » parfaite (et, d’ailleurs, impossible) à laquelle prétendirent les maîtres de la « méthode ». Elle est aussi moins distincte de l’épopée qu’ils ne le disaient. Elle continue l’épopée.

Elle la continue ; mais elle la transforme. La « méthode historique » aurait pu tuer l’histoire ; elle ne l’a pas tuée : mais l’histoire a subi les conséquences de l’attaque. Victorieuse, elle les a tournées à son profit ; et elle est sortie de là fortifiée. Il y avait, dans la « méthode », des germes malfaisants : et l’histoire les a éliminés. Il y avait, dans la « méthode », des sucs vitaux : et l’histoire les a vite assimilés. Elle a triomphé de l’épreuve, magnifiquement ; et elle est aujourd’hui, dans la littérature, le genre qui s’épanouit le mieux.

Ce qu’elle a su garder de la « méthode », c’est un ardent souci de la vérité, un puissant désir de connaître le détail, une habileté subtile à le vérifier ; c’est la volonté de n’être pas facilement contente, et de chercher, et de trouver ; c’est le tout de la certitude et, à défaut d’un tel résultat, c’est le soin de limiter son affirmation. Tout cela caractérise, à présent, l’histoire. Mais tout cela qui, au lieu de tuer l’histoire, l’a vivifiée, enrichie, ne l’a pas non plus dénuée de ses qualités épiques. Avec ses procédés scientifiques, dont elle fait un heureux emploi, l’histoire ne devient pourtant pas une science : elle est encore une poésie. Homère demandait à la muse combien les Achéens avaient de navires. Trois cent quatre, répondait la muse. Et Homère écrivait : Les Achéens avaient trois cent quatre vaisseaux. Si M. Frédéric Masson souhaite de savoir combien ont coûté les draperies funèbres, pour les obsèques de Leclerc, il interroge, non la muse, mais les archives. Deux mille cinq cent quatre-vingt-sept francs soixante centimes, disent les archives. Et il l’écrit, avec un amusement pareil à celui d’Homère que les précises révélations de la muse divertissaient.

 

Les « Études napoléoniennes » de M. Frédéric Masson : de l’histoire, — préparée par l’érudit le plus docile aux bonnes règles de la méthode, — et composée (je tâcherai de le montrer) par un poète épique.

Je ne sais si jamais nul historien eut à réunir une telle somme de documents. Son héros, pourvu d’un génie universel et d’une activité sans repos, le menait partout. Et M. Masson ne négligeait rien ; il s’était promis de n’omettre aucune des journées du héros qui emplissait, boudait chacune de ses heures. L’initiative du héros se répandait au loin ; et il fallait la suivre jusqu’à ses aboutissements. Autour du héros, il y eut ses frères, sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, qui ont été parfois ses auxiliaires et, plus souvent, tout le contraire : il fallait conduire l’enquête chez ces divers garçons et filles ; et il fallait, au bout du compte, se procurer un quart de siècle de vie française, européenne, le héros ayant assumé en lui la France et puis l’Europe.

Si l’on se figure que, cette époque étant proche de nous, les documents sont à portée de notre main, quelle naïve illusion ! Ils se cachent ; ou bien, en d’autres termes, on les cache. Et M. Frédéric Masson, qui les dépiste, a l’air d’un général de Napoléon, lancé à la poursuite des ennemis. Le voici, au rapport : « Où chercher, où trouver ? En France, rien, ou à peu près, dans les dépôts publics. En peu plus, guère, au dehors : néanmoins, des pièces importantes aux archives de Russie ou aux archives du Vatican. Les collections particulières ?… » Impénétrables, ou dangereuses. Alors ? « Il est d’autres moyens, pour composer un dossier… De ces moyens, je n’ai négligé aucun et jusque dans les derniers jours, j’ai vu des pièces nouvelles s’intercaler à leur place et éclairer des parties demeurées dans l’ombre. Jamais la chasse aux papiers n’a été si fructueuse : certains lots sont sortis de cette étonnante loterie où la justice est l’enjeu et j’y ai trouvé tantôt la clef d’énigmes demeurées jusqu’ici insolubles, tantôt le droit d’affirmer ce que j’avais seulement soupçonné. » Toute l’histoire des Napoléonides, Joseph, Lucien, Louis, Jérôme, était, on peut dire, inconnue : M. Masson l’a découverte, éclaireur au galop, qui fouille les coins et les recoins. Possède-t-il, enfin, tout ? Non pas ! Et il le sait ; et il prévoit que des vérités approchent. Il les pressent ; et son regret, dit-il, est grand, de ne pouvoir encore les saisir. Mais quelle chasse il a menée !…

Il se méfiait. Cet éclaireur n’ignorait pas les embûches. Il y a, autour de la vérité, les mensonges ; et, autour d’une vérité que tant de gens redoutent, plus de mensonges. Cet éclaireur, ses documents rapportés, les examine. Et il est alors le critique le plus avisé. Il compare les documents, juge leurs origines, estime leur probabilité, leur bizarrerie ; il appelle les témoins et il les presse de questions auxquelles les plus retors seront pris : le dupeur dupé avoue la fraude. Et lui : « Halte-là ! Le fait est faux ; faux par là même tous les discours auxquels il eût donné lien, faux les commentaires qu’on en tire ! » À la fin du dixième tome de Napoléon et sa famille, l’appendice consacré aux papiers qui traitent de l’Empereur et de Pauline Borghèse, de leur tendresse abominablement travestie, offre le modèle d’une discussion rigoureuse. Les maîtres de la « méthode » ne discutent pas mieux et plus attentivement et avec plus d’adroite rouerie un texte relatif à Childéric II, fils de Clovis II et de Bathilde. Mais ils le discutent plus posément, oui ! Et ils n’ont pas cette fougue, cet entrain gai. Ils n’ont ni fougue, ni entrain, ni gaieté. Ce sont des écrivains graves et accablés : la « méthode » ne sourit pas.

Elle a quelque chose de guindé, de compassé. Pourquoi ? C’est qu’elle s’ennuie. Et elle semble dire au lecteur : « Je voudrais bien vous y voir ! » Le lecteur s’ennuie également. Elle a un grand air froid. C’est qu’elle recommande et enseigne l’impassibilité. Elle veille à ne se mettre ni en colère ni en joie : elle craint d’altérer, par ses passions, la vérité. N’a-t-elle pas cru un instant que l’historien devait être une sorte de pur esprit et comme un indifférent miroir où vient la vérité se réfléchir ? Elle exigeait que l’historien se démunît de toute sa personnalité, qu’il fût un endroit où arrivent les faits, à leur guise ; et cet endroit, où les faits sont accueillis, n’est pas une demeure dont il sied qu’on prenne et les habitudes et les manières, mais un hôtel : le voyageur n’a point à se gêner, on ne jugera point sa façon d’être.

La personnalité de M. Frédéric Masson, bien marquée, ardente, exubérante, apparaît à toutes ses pages. Il se déclare « Français, patriote, militariste » : et le maître de la « méthode », à ces mots, s’est voilé la face. Il écrit : « Et si, d’un jeune homme ou d’un enfant, j’avais, par l’exemple de Napoléon, ouvert l’âme prédestinée et géniale aux ambitions salutaires et aux résolutions décisives, quel orgueil j’en prendrais. Ah ! qu’il vienne donc enfin le Libérateur ! Que dans l’orgie parlementaire à quoi Circé préside, où les porcs, vautrés dans la fange de leurs lois, se disputent, de leurs groins sanglants, les lambeaux pantelants de la chair divine, qu’on entende sonner comme un glas le pas du convive redouté ! Que, devant lui, les portes trois fois verrouillées tombent et s’écroulent sous l’irrésistible poussée du vent du large ; que, dans l’effarement et la fuite des pourceaux repus, il entre, qu’il aille droit à Circé et, sans parler, d’un geste expiatoire et divin, qu’il plonge jusqu’à la garde sa courte épée dans la gorge de la Magicienne scélérate ! » Et le maître de la « méthode » est mort subitement.

Du reste, cette invective, je l’emprunte à l’un de ces avant-propos où l’auteur, songeant à ce qu’il va conter, cède à son émoi plus librement que dans le récit. Mais enfin, sentiments, amitiés ou haines qui l’occupent, — et voire le préoccupent, — il ne dissimule rien. Toute son œuvre (et, à mon avis, très justement) proteste contre une fausse idée de l’impartialité.

Il faut, dit-on, que l’historien soit impartial. Certes, oui ; certes, si l’on entend par là que son premier devoir est la simple vérité. En 1870, au Collège de France, Gaston Paris, qui étudiait la Chanson de Roland et la nationalité française, déclarait : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n’a pas d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratique. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet, dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. » Au lieu de la science, disons l’histoire : ces paroles augustes gardent leur qualité d’axiomes. Et M. Frédéric Masson (Napoléon et sa famille, avant-propos du tome III) : « La vérité est une ; l’histoire n’est faite que pour elle.. Si, ayant trouvé un fait, surpris une pensée ou même ressenti une impression, j’en dissimulais une parcelle, si j’hésitais à découvrir tout entière la vérité telle qu’elle m’est apparue, je ne serais plus, à mes propres yeux, qu’un misérable pamphlétaire ou un misérable courtisan. L’un vaut l’autre. » Voilà, nettement posé, l’impératif catégorique de l’histoire. L’auteur des Études napoléoniennes, l’ayant posé, ne l’oublie pas. Acharné à la recherche de la vérité, usant à cette tâche autant d’activité qu’il en a, multipliant les scrupules et, au besoin, les astuces, épiant et furetant pour attraper les bribes de la moindre certitude, il ne cèle rien, quitte à ce qu’on le voie fort rude et brutal même. Il est napoléonien ; et il l’est avec une espèce de radieux enchantement. Cèlera-t-il, au profit de Napoléon, la vérité ? Napoléon et sa famille est, en dix et bientôt douze volumes, l’histoire de la faute que Napoléon, pendant tout son règne et dès avant son règne, a commise et qui l’a conduit au désastre : un instinct corse de la famille a perdu l’Empereur des Français. Il y a d’autres responsabilités ; il y a celle-là. L’historien de Napoléon le dit, le prouve et il le montre avec une prodigieuse abondance d’arguments, avec une merveilleuse délicatesse d’analyse. Et, bref, il est impartial. S’il lui en coûte de l’être, il l’est néanmoins ; il l’est avec chagrin : ne l’est-il pas avec une volonté plus énergique ?

Quand il parvient (tome X) au temps suprême de l’Empire, aux « jours néfastes que voile pour jamais un crêpe ensanglanté », sa douleur éclate. Devait-il la tenir secrète ? comme, ailleurs, devait-il ne pas divulguer son enthousiasme ou son indignation, sa sympathie ou son mépris pour les uns ou les autres ? Ici, nous apercevons cette fausse idée de l’impartialité contre laquelle j’ai dit que protestait l’œuvre tout entière de M. Frédéric Masson.

Les faits présentés sans feintise, la vérité clairement offerte, quelle est cette affectation d’impassibilité ou de glaciale indifférence à laquelle la « méthode » condamnerait l’historien ? Vous prétendez que son exaltation l’éloigne de l’exacte vérité : c’est, en somme, lui accorder peu de discernement. Puis une affectation, — fût-ce l’affectation de l’indifférence et de l’impassibilité, — vaut-elle mieux, à l’homme de qui vous exigez d’abord la sincérité la plus franche ?…

Ni exaltation ni affectation ?… Mais alors vous supposez un historien de néant. Cet historien n’existe pas — cet historien qui aurait devant lui l’Empereur et qui ne frémirait pas ; — s’il existait, son œuvre ne serait pas de l’histoire, l’histoire étant (je le répète) le contact du passé et de nous.

 

L’historien, dans son œuvre où il est tout entier, représente l’un des éléments de ce contact ; il est nous. S’il a eu soin, comme l’auteur des Études napoléoniennes, de déclarer loyalement ses opinions, il reste au lecteur d’adopter ses opinions et de juger à leur mesure les événements, ou bien d’avoir une autre doctrine et d’aboutir à d’autres conclusions. Mais, abolir la personnalité de l’historien, ce serait supprimer l’histoire ; et contraindre la personnalité de l’historien, ce serait, pour autant, gêner l’histoire.

Il y a, dans l’œuvre de M. Frédéric Masson, : tous les motifs à invoquer en faveur d’une histoire où intervient effectivement la personnalité de l’historien. Tout à l’heure, quand il a prêté, un peu comme Gaston Paris, serment de véracité parfaite, il a promis de ne cacher ni un fait, ni une pensée, ni une impression, disait-il. Une pensée, une impression : cela est de l’homme lui-même.

Avait-il raison d’aller jusque-là ? Oui, à mon gré.

Les faits, une enquête nous les donne. Plutôt, l’enquête la plus méticuleuse et vaste nous donne un certain nombre de faits ; elle nous donne beaucoup de faits : elle ne nous les donne pas tous. Elle laisse, entre les faits qu’elle a su attraper, des vides. Ce qu’elle donne de meilleur et de plus complet, je le compare à une page de belle écriture, mais effacée par endroits ou déchirée. Nous avons à lire cette page, inintelligible si l’on se contente d’en copier les passages évidents. Donc, il faut en combler les lacunes. C’est, dans l’histoire, le rôle indispensable de la conjecture.

L’aventure de Murat, vers la fin de l’Empire, est extrêmement mystérieuse. Elle l’est moins ou elle ne l’est plus guère, si l’on admet que s’y mêle l’influence des sociétés secrètes italiennes. Sans cette influence, toute une suite de faits est incompréhensible ; avec cette influence, tout s’éclaire. Alors ?… « Ai-je des documents, — dit M. Frédéric Masson (Napoléon et sa famille, tome V), — des documents pour l’affirmer ? Non : seulement des raisonnements, des rapprochements, à peine des indices. Je n’affirme donc pas ; mais, si l’on n’était point admis à supposer, il faudrait renoncer à écrire l’histoire… » Il ajoute : « Surtout celle d’époques si rapprochées et si tumultueuses ». La conjecture, la voilà, et sa nécessité.

La conjecture ? Et les maîtres de la « méthode » vont crier à la fantaisie. Remarquons, pour les apaiser, qu’en procédant ainsi l’historien suit l’exemple de la critique verbale, science revêche et qui, partant, leur impose. Cette page que complète, par conjecture, le philologue, c’est l’histoire que l’historien complète. Et le philologue est sans reproche, s’il a encadré de certains crochets sa conjecture ; pareillement, l’historien, s’il a dit : — Je n’affirme pas, je suppose.

La vérité de l’histoire, écrit M. Frédéric Masson, « n’est pas toute enfermée dans les papiers ». Il y a, pour qui la veut connaître toute, un effort de « divination ».

Comment deviner ?… Si l’on peut ainsi parler, c’est un coup de la grâce. Mais, la grâce de l’histoire, comme la grâce de la foi, il faut qu’on la prépare ; ou, plutôt, il faut qu’on se prépare à elle. « Il faut, sans s’occuper d’une idée d’ensemble… » Et Taine, assez souvent, partait d’une idée ; l’idée, ici, vient après… « Il faut accumuler les pièces venues de partout, dont on a pu vérifier l’authenticité et retrouver l’origine, ne rien négliger même des billets infimes, même des témoignages contradictoires, former le dossier de tout ce qui a un rapport même lointain avec le sujet, — et, alors, les pièces s’éclairent l’une l’autre, un trait de feu les parcourt et les relie, elles font masse ; elles portent la conviction dans l’esprit, — et c’est une phrase, un mot parfois qui a provoqué l’explosion subite de la vérité. » Voilà, en résumé, le mécanisme de la divination.

Quand Fustel de Coulanges publia son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, les maîtres de la « méthode » opinèrent qu’il avait, en bien des endroits, abusé des « textes » : et puis on découvrit d’autres « textes », qui prouvèrent que Fustel de Coulanges avait deviné, quoi ? la vérité.

M. Frédéric Masson pose, on l’a vu, les règles de la divination. Et ainsi, dans un admirable essai, Henri Poincaré démonte les rouages de l’invention mathématique. Mais l’invention et la divination — les mots l’indiquent assez — sont les miracles de l’intelligence, qui échappent à l’examen de l’observateur. L’invention mathématique se fait, sans qu’on sache comment, dans une tête pourvue de ce génie ; et la divination de l’histoire, on l’a, ou non. Si elle n’est pas toute l’histoire, elle en est au moins le principal. Et tant vaut l’homme, tant vaut l’historien, puis son œuvre. M. Frédéric Masson — si je résume, comme je le crois, ses idées — n’a donc pas à contraindre ni à dissimuler son « moi ». Quand il a réuni tous ses documents et quand il les a soumis aux rigueurs de sa critique, ensuite quand il a senti la vérité sortir des limbes où elle était d’abord empêtrée, il n’a plus qu’à écrire, selon le gré de son imagination qui est de nature épique, une histoire qui, de nature, est déjà une épopée.

 

Heureux accord de l’auteur et du sujet !

On dirait que la destinée, ayant suscité Napoléon, créa autour de lui les hommes et les événements pour le servir, — fût-ce en le contrariant et, même alors, pour lui permettre d’accomplir son personnage, de composer son authentique légende : — et elle lui créa son historien.

M. Frédéric Masson ne s’en aperçut pas tout de go : le cardinal de Bernis, le marquis de Torcy et le Département des affaires étrangères pendant la Révolution le divertirent quelque temps de connaître sa mission. Mais il la connut et fut, désormais, consacré. Il eut devant lui cette immensité : Napoléon.

Et il s’éprit, pour l’Empereur, d’un tel sentiment qu’il aima, plus encore que ses exploits, lui. Et il abandonna les guerres à d’autres, — non sans regret, peut-être ; — l’âme de l’Empereur, il se la réserva, non sans jalousie.

Les Études napoléoniennes, encore inachevées, emplissent vingt et quelques volumes in octavo. Il faudrait ajouter les petits volumes, —  Jadis, Autour de Sainte-Hélène, Sur Napoléon, Petites histoires, etc., — qui sont comme les carnets de croquis où il note premièrement des aspects et des gestes, des signes qu’il utilisera plus tard, enfin les « préparations » du grand portrait.

Les vingt et quelques volumes des Études napoléoniennes, et ceux qu’on attend, formeront un cycle analogue à celui de Charlemagne dans la littérature du moyen âge. Et le nouveau Charlemagne y passe toute sa vie, courte et abondante plus que nulle autre, depuis sa naissance jusqu’à son trépas. Il y a — empruntons le langage de l’épopée carolingienne — les Enfances Napoléon, la Paternité, la Famille ; et puis l’Intimité Napoléon, sa maison, ses loisirs ; et puis, cette sorte de Moniage Napoléon, Sainte-Hélène. C’est un beau cycle, et digne d’entrer dans la « matière de France ».

Épopée admirable, et familière au point qu’on en fut quelquefois surpris. Mais l’épopée est familière : on a tort de l’oublier, l’Odyssée est familière ; et l’Iliade aussi, quand Leconte de Lisle ne l’a pas transformée en un poème barbare. Comment l’épopée ne serait-elle pas familière, elle qui est la vie des héros ? Et la vie, la vie même des héros, le détail de toutes leurs journées en tisse l’étoffe remuante.

C’est avec le détail des journées que M. Frédéric Masson, patiemment et allègrement, recrée l’âme de l’Empereur. Et l’on a bien voulu se demander si l’Empereur ne méritait pas un traitement plus impérial et cérémonieux. Laissez de côté, disait-on, ce par quoi il serait l’un de nous, tout bonnement !… L’un de vous ?… M. Frédéric Masson n’accepte pas ce reproche : il a raison. Vous séparez, a-t-il répondu, l’homme public et l’homme privé ; mais « il y a l’homme : son caractère est indivisible comme sa nature ». Et il ajoute : « Dès qu’un homme a joué un rôle historique, il appartient à l’histoire ; l’histoire le saisit partout où elle le rencontre, parce qu’il n’est pas de menu fait de son existence, de médiocre manifestation de ses sentiments, de détail infime de ses habitudes qui ne serve à le connaître. Tant pis s’il a des vices, tant pis s’il a des manies morbides, de vilains côtés de nature ; l’histoire le dira, et de même s’il est borgne ou bancal. Elle recueillera toutes ses paroles, même les paroles d’amour ; elle étudiera ses tares physiques de même que les déviations de sa pensée ; elle interrogera aussi bien sa maîtresse que son médecin, son valet de chambre que son confesseur. Si, par fortune, elle saisit son livre de comptes, elle le dépouillera, et elle dira de quel prix ont été payés ses services, comment il s’est enrichi et ruiné, quels héritages il a laissés. Elle soulèvera son drap funéraire pour chercher de quelle maladie il est mort et quelles ont été devant l’absolu ses suprêmes agitations… » Bien ! — Mais l’histoire, ainsi conçue, n’est-elle pas le dénigrement des héros ? — Le dénigrement ? Pourquoi ?… Et pourquoi supposez-vous que l’enquête, méticuleuse, aboutisse au dénigrement ? C’est qu’à votre avis l’homme, et voire le grand homme, est dans le secret de son âme et de sa chair un pauvre homme : peut-être ! Mais alors, le héros est le pauvre homme qui, de sa chair débile et de son âme commune, tire pourtant de l’héroïsme. Cela suffit à sa grandeur exceptionnelle ; et cela rend plus magnifique sa grandeur, plus magnifique et plus poignante, car, ainsi seulement, elle est humaine.

Et humaine, toute l’histoire, telle que l’entend M. Frédéric Masson. L’histoire véritablement humaine, il l’oppose à l’histoire « politique ». Celle-ci prend un à un les grands faits d’une époque ; et elle en montre l’enchaînement : c’est le rêve des philosophes de l’histoire. Ils considèrent qu’une puissante logique préside aux apparents hasards des siècles ; et ils formulent ce qu’ils nomment les lois de l’histoire. Seulement, il n’est rien de plus chimérique : si Napoléon n’était pas intervenu, l’anecdote européenne se fût déroulée autrement ; or il se pouvait que Napoléon n’intervînt pas, ou bien il pouvait être tué rue Saint-Nicaise. Alors, les lois de l’histoire avaient mille ennuis. Ce n’est pas qu’il n’y ait, parmi les grands faits d’une époque, cet enchaînement. Mais la cause de cet enchaînement, capricieux d’ailleurs, elle ne réside pas dans une fatalité mystérieuse : elle réside dans la volonté intelligente des hommes qui tantôt continuent, tantôt modifient la série des événements. Un petit nombre d’hommes : ceux que Thomas Carlyle appelle les héros, Emerson les hommes représentatifs et dont Salluste évaluait l’énergie efficace, virtus. À la vaine philosophie de l’histoire, l’auteur des Études napoléoniennes substitue, si l’on veut, la psychologie de l’histoire : il n’a point recours à des systèmes d’idées abstraites, mais à la réalité concrète, vivante, à la fois spirituelle et charnelle, des « êtres majeurs », les héros. Son histoire est, ainsi, humaine : et, ainsi, elle est individualiste. Il y aurait maintes raisons de l’en approuver : au surplus, l’historien de Napoléon s’y fût-il trompé, l’Empereur l’avertissait.

Je crois que plus et mieux travaillent les historiens, depuis cinquante ans, plus et mieux se révèle la vérité de l’opinion qu’après Salluste, Emerson et Carlyle ont affirmée : l’individu est l’agent de l’histoire.

Eh ! bien, de cette manière, ne retournons-nous pas à l’épopée ? ou l’épopée n’est-elle pas la soumission d’une époque à son héros ?…

Et l’on voit enfin comme sont heureusement liés les divers éléments de l’histoire que M. Frédéric Masson préconise et pratique.

Au tome X de Napoléon et sa famille, le héros est entré dans l’ère de la tribulation. La solitude, peu à peu, gagne autour de lui, devient plus vaste. Les Napoléonides s’éloignent. Louis est parti pour Lausanne ; Joseph attend ses passeports ; Jérôme sollicite l’hospitalité autrichienne ; Lucien lie de très bonnes relations avec le Pape ; Murat s’est séparé de la France. Napoléon, à Fontainebleau, est seul. Madame, Fesch, Joseph, Julie, Jérôme, Catherine passent à peu de distance ; mais il est seul. Puis, au long de sa route d’exil, peu s’en est fallu qu’il ne rencontrât l’un des siens ; mais on s’écarte de lui, et il est seul. Des intrigues se nouent, sans lui. Toutes ces intrigues, où les Napoléonides sont mêlés, M. Frédéric Masson les signale, et sans épargner personne. Mais il nous invite à ne pas confondre le fait et la conjecture. Il est possible que, sur la conjecture, on discute avec lui : c’est affaire aux savants. Après avoir indiqué, en principe, comment M. Frédéric Masson traite la vérité, je ne songe plus qu’à la beauté de ce poème, à cette épopée de l’abandon.

Quand le héros est à l’île d’Elbe, dans ce désert et la tête peuplée de tout un monde absent, quel bruit fait tout ce monde imaginé, parmi le silence et l’isolement !… Napoléon s’ennuie. Et nous pensons à cet autre héros, Achille, loin de l’armée.

L’épopée napoléonienne de M. Frédéric Masson varie de ton, d’allure et de couleur, d’un épisode à l’autre. Elle est, dans le poème de la solitude, voilée de chagrin, morne, et parfois animée de colère ; puis la tristesse, de nouveau, l’accable, et non la résignation : le deuil. « C’est le grand deuil pour la mort de Roland » — qui se prépare.

Elle était, cette épopée, si hardie précédemment, si vaillante, si orgueilleuse, et plaisante, gaie, selon les heures ! Elle a toute la variété de l’âme napoléonienne en qui tous les sentiments multipliaient leur abondance et leurs singularités.

Le style : celui qu’il fallait. Désinvolte, souvent bizarre, et populaire volontiers, comme improvisé : improvisé, de même que la chose impériale, que l’opportunité réclame. Un style qui, à chaque instant, trouve ses ressources, les trouve plus riches, plus extraordinaires, plus éblouissantes qu’on ne les aurait prévues. Un style obéissant à l’idée, et qui accompagne son chemin, sa course, voire ses bonds. Et un style qui marque le rythme des phrases, les lance ou les retient, comme des bataillons dociles à un chef.

X. Le roman des institutrices

Je me souviens d’une vieille demoiselle. C’était une de ces personnes, comme il n’y en a plus guère, qui avaient l’air de résumer de longs siècles de vie ancienne et qui ainsi éternisaient la durée. Quand toutes seront mortes, il me semble que le temps courra encore plus follement vite, éparpillant nos années de même que gaspille les minutes une horloge qui a perdu son balancier. Cette vieille demoiselle, pour aller d’une chambre à une autre, ayant ouvert la porte, demeurait un instant immobile, un peu inclinée, et puis passait : mais elle avait laissé passer devant elle son ange gardien.

À présent, M. Marcel Prévost vient de publier Les Anges gardiens, un roman qu’il a intitulé ainsi avec une ironie assez cruelle. Ses anges gardiens, ce sont les institutrices, pour la plupart étrangères, à qui les mères aujourd’hui confient leurs filles et qui ne valent rien du tout. Quelle peinture il en a faite ! Quelle peinture aussi des jeunes filles et de leurs mères ! et de leurs pères et de leurs frères ! et de tout leur entourage ! en un mot, de l’époque !…

Bref, depuis la jeunesse de la vieille demoiselle que je disais, l’on a, dans ce pays, changé d’anges gardiens : ceux d’autrefois, invisibles et vigilants, purs comme la pensée divine, on les a remplacés par des créatures ignobles.

Ignobles : telles M. Marcel Prévost nous les montre : et, pour nous convaincre, il n’a rien épargné. Voilà un terrible roman, qui nous mène à des spectacles de débauche et de dépravation, qui nous mène secondement à cette conclusion : nos jeunes filles sont livrées à un exemple monstrueux. L’auteur est un moraliste ; et l’on sait que, procédant avec méthode, les moralistes ont à diagnostiquer le mal, pour fixer le remède ou le régime. Selon qu’ils s’attardent plus ou moins complaisamment à leur diagnostic, les moralistes font des livres plus ou moins immoraux. Jamais ils ne sont à la fois sincères et prudes ; décents même, ils ne le sont pas facilement. On n’a pas oublié ce prédicateur qui, sur le point de châtier les mœurs du jour, lançait du haut de la chaire cet avertissement : « Qu’on emmène les Marguerites ! » Pareillement, on lit à la première page des Anges gardiens : « Ce livre, que l’auteur croit utile aux mères françaises, n’est pas destiné à leurs filles. »

C’est un ouvrage dogmatique. L’auteur a vu un danger social, et il le désigne. Un livre scandaleux ? On l’a dit. Mais nous avons présentement quelques fabricants de « bons livres » qui se vendent sous le manteau de Tartufe : et, volontiers, ils font les renchéris. En dépit d’eux, il y a des siècles que notre littérature est libre, audacieuse ; nos écrivains sont francs, hardis, effrontés même plutôt qu’hypocrites. Le principal est qu’on n’ait pas spéculé sur l’attrait du vice, ni sur la valeur marchande de la vertu. L’auteur des Anges gardiens n’a point commis l’une de ces fautes, ni l’autre. Les mauvaises mœurs qu’il a peintes ne sont pas un divertissement qu’il offre à son lecteur. Il n’a point ajouté à son roman ce ragoût ; mais, ce dont il nous détournait, il nous l’a montré.

 

Il nous l’a montré sans ménagement. Je ne prétends pas que son livre soit agréable. Et enfin, je n’ai pas d’amitié pour son livre. De l’admiration, oui : je ne sais pas s’il est possible de conter avec plus d’art. J’ai plus d’amitié pour des livres que je n’admire aucunement. Mais, celui-là, je l’admire sans l’aimer.

Le roman des Anges gardiens est consacré à une thèse, que voici : ces Allemandes, Anglaises ou Italiennes, si nombreuses à Paris et qu’on charge de veiller sur les jeunes filles, sont tout uniment des filles ; n’ayez pas cela chez vous !

L’on se dit : — Je n’y pensais pas ; et puis cette opinion ne me touche pas beaucoup, n’est pas l’une de celles où mon cœur et mon esprit sont engagés ; que m’importe ?

Vous avez tort, répond le moraliste ; si je vous annonce que la famille française est en péril, à cause des institutrices, comment seriez-vous indifférent à cette nouvelle, si grave. Et, en définitive, quelle frivolité !…

Le moraliste a raison. Écoutons-le. Pourtant, si la frivolité qu’il nous reproche l’indigne, ne manquons pas de répliquer. La littérature est premièrement un jeu ; elle est frivole, de nature. On peut aussi l’employer à la défense des idées, à l’action politique ou sociale ; mais, d’abord, elle est un amusement. Théorie alexandrine ? Classique ! D’ailleurs, je ne nie pas que les idées et l’action fortifient la littérature, la nourrissent, lui donnent une vitalité heureuse. La question n’est que de savoir si vous allez soumettre la littérature à cet usage politique ou social, ou bien sauvegarder avant tout la littérature. Si vous avez un sacrifice à faire, qui pâtira : la thèse ou le roman ? — Ni l’un ni l’autre ! — À mon avis, la thèse et le roman.

La thèse, M. Marcel Prévost l’a combinée avec une habileté singulière. Il a choisi quelques échantillons d’institutrices. Chacune a son caractère ; et chacune a, dans ses origines, dans les hasards de sa destinée, les causes de son abjection. Mag l’Allemande, Fanny l’Anglaise, Sandra l’Italienne et Rosalie la Luxembourgeoise ont, entre elles, des différences d’âme et de tempérament. Elles sont inégalement perverties ; et Mag a les plus mauvais instincts, Rosalie a des qualités d’ingénue. Mais, pour les assembler, il y a ceci : elles sont des institutrices. Elles appartiennent toutes à une sorte de confrérie dégradée. Examinez-les. À la maison, de ton, de manières, parfaites, réservées, distinguées même. En secret, l’infamie. Un triste langage, triste et joyeux, dégoûtant. Et quelle activité ! Elles vous séduisent les pères de famille avec un subtil entrain : les pères et, à l’occasion, les fils. Quant aux jeunes filles, qu’en font-elles ?… Maintenant, supposons que vous soyez ministre de la guerre et, disons, coureur ; l’institutrice est née dans un pays où l’on connaîtrait avec curiosité les secrets de notre défense nationale : le dossier B. 2. 17 a disparu pendant votre sommeil réparateur. Vous n’êtes pas ministre de la guerre ? Vous le serez peut-être demain. Vous n’êtes pas coureur ? Le baron Ropart d’Anay ne l’était pas, lui non plus : et il court encore.

Voilà les institutrices. — Ah ! vous êtes mal tombé !… L’on soupçonne M. Marcel Prévost d’avoir, en somme, réuni pour les besoins de sa thèse Mag, Sandra, Fanny et Rosalie. Il a prévu l’objection. Pour attester la vérité de sa peinture, il recourt à un stratagème assez vif, mais ingénieux : il emprunte à la chronique des journaux l’une de ses démonstratives anecdotes. Cette aventure, il y a quelques mois, fut célèbre : sans doute ne l’a-t-on pas oubliée. On la retrouve, dans Les Anges gardiens, enregistrée fidèlement, avec tous ses détails étonnants, comiques et abominables. Si M. Marcel Prévost, qui n’est pas coutumier d’agir ainsi, met dans son roman ce fait divers et nous invite à l’y reconnaître, c’est afin que nous sentions, sous la fiction romanesque, l’exacte réalité. De cette façon, les épisodes du roman sont des témoignages et qui ont une valeur indubitable d’arguments. Authentique, Rosalie, vous le savez : et authentique, probablement, la belle Sandra ; authentiques, Fanny et Mag. Quatre institutrices, sur quatre, à mépriser. Il y en a d’autres, oui ! M. Marcel Prévost consent qu’il y a des « exceptions » : les bonnes et honnêtes institutrices. Mais pourquoi dit-il que les bonnes et honnêtes institutrices sont l’exception ? Les quatre exemples qu’il a découverts ne lui permettent pas, remarquera-t-on, d’aller à un dénigrement si général. Cette fois encore, il a prévu l’objection : et à ses quatre exemples il ajoute les raisons qui légitiment son procédé inductif. Étudiez Mag, Sandra, Fanny et Rosalie. Vous apercevrez en elles des travers et des vices qui sont bien d’elles et qui font leur particularité ; puis vous apercevrez en elles des travers et des vices qui résultent de leur profession, de sorte que, meilleures d’abord, elles seraient tout de même venues là. « Réfléchissez ! Une fille de dix-huit à vingt ans, une fille d’une certaine culture, d’une certaine éducation, quitte sa famille et sa patrie pour venir gagner son pain à Paris : c’est anormal. Oui, c’est anormal, parce que l’expatriation, à cet âge, est pleine de dangers pour elle, et que toute honnête famille ne s’y résoudra qu’à la dernière extrémité. Sur dix cas, il y en aura un où d’honnêtes parents auront délibérément envoyé à l’étranger leur fille sage et courageuse, et neuf autres cas où la fille aura quitté ses parents par coup de tête, soit que la famille fût inhabitable (remariage du père, inconduite de la mère, scandale), soit qu’une aventure galante l’eût entraînée… » Ces étrangères, à Paris, « arrachées de leur groupe social et familial », placées dans un luxe qui n’est pas pour elles, dans une vie à laquelle rien ne les a préparées, se démoralisent, si elles avaient quelque moralité. Vous voyez donc que je puis, sans imprudence logique, étendre à la corporation le jugement que nous portons sur Mag, Sandra, Fanny et Rosalie. Restent les exceptions. Et vous, belles dames, qui préférez ne point accorder à l’éducation de vos filles tout votre loisir, vous comptez sur les exceptions. Mais, pour les dénicher, ces raretés, parmi les demoiselles détestables, que faites-vous ? Il faut voir Mme Corbellier qui demande une perle au bureau de placement le Grillon ! La scène est excellente. Mme Corbellier se dépêche avec lassitude. Cette corvée ne l’amuse pas. Et puis on l’attend ; qui ? son amant. — « Expliquez donc la chose, ma bonne Mag. Je m’en rapporte à vous. J’étouffe un peu, ici… Je vais respirer… » Elle va respirer ; et c’est Mag, la pire de toutes, qui, pour les enfants Corbellier, arrêtera Sandra Ceroni, une camarade. « Je peux la recommander à Madame comme si c’était moi… » Comme si c’était justement elle !… Mais, si Mme Corbellier manque d’attention, manque de discernement, l’une de nos belles dames réplique : — Moi, j’en ai !… Pauvre belle dame, vous y perdrez votre discernement, votre attention. Le préfet de police lui-même, causant avec un ministre, avoue que la rouerie des « anges gardiens » déconcerte son flair bien connu. Ces anges « accumulent les obscurités, les mensonges pour que nul ne puisse remonter à leurs familles : faux noms, faux lieux de naissance, faux certificats… » Le ministre s’étonne. Et le préfet : « Mes moyens d’investigation s’arrêtent à la frontière ; ou bien alors tout mon personnel n’y suffirait pas… Les certificats, Les renseignements de complaisance fournis par les familles françaises sur ces jeunes filles embrouillent tout. Et puis, elles s’entendent entre elles, échangent des pièces d’identité, des testimonials… C’est inextricable ! » Si le préfet de police lui-même avoue son incompétence, Mme Corbellier, qui avoue implicitement la sienne, excusons-la.

En somme, nos précieuses jeunes filles sont, par leurs dignes mères, confiées à des « anges gardiens » qu’on n’a pas choisis, qu’on ne peut pas choisir et qui, d’habitude, joignent à leurs tares originelles la corruption de leur métier.

Telle est la thèse ; et telle la démonstration, nette, rigoureuse, où l’esprit si avisé de M. Marcel Prévost se reconnaît. Cependant, malgré la finesse industrieuse de sa dialectique, ne voit-on pas qu’il y a là quelque chose d’artificiel et de malin, la meilleure adresse d’un romancier ? Or, il s’agit de sociologie, en l’espèce ; et l’on voudrait, au lieu d’évaluations un peu vagues, des chiffres, des statistiques ; l’on voudrait, il me semble, pour cette thèse, un traité, l’un de ces mémoires que les membres de l’Académie des sciences morales et politiques lisent à leurs confrères, ou à quelques-uns de leurs confrères, dans le secret d’une docte et noble séance. Seulement, l’auteur des Anges gardiens avait résolu de s’adresser à un public beaucoup plus nombreux et d’avertir les mères de famille : elles lisent des romans et n’assistent pas toutes aux séances de l’Institut. Le moraliste s’était promis de les atteindre et de les toucher : pour leur faire accepter sa leçon rude, il eut recours aux agréments de la littérature, comme (dit Lucrèce) le médecin parfume et sucre de miel les bords de la coupe où un enfant boira son remède. En procédant ainsi, M. Marcel Prévost continue la tradition littéraire que nos philosophes du dix-huitième siècle ont, je ne dis pas créée, mais consacrée. Sa tentative est légitime et a pour elle l’autorité de précédents illustres.

Il me semble pourtant qu’il y a une espèce de désaccord entre sa thèse et la forme du roman. Non que le roman ne se prête pas à l’exposé d’une thèse ; mais il se prête mieux à l’exposé des idées ou des sentiments qu’à l’exposé des faits authentiques et à leur affirmation. Or, la thèse des Anges gardiens est une thèse de réalité. M. Marcel Prévost n’a voulu présenter ni la caricature des institutrices, ni la satire de ce monde inquiétant ; il n’a voulu ni lancer une poignante invective, ni adresser au cœur de ses lectrices, mères un peu négligentes, un émouvant appel. Il prétend les convaincre par les faits. Eh ! bien, les faits, en dépit de toutes les précautions subtiles que l’auteur a prises, les faits, le roman qui les environne diminue leur crédibilité. Je me fie à l’auteur et, néanmoins, je n’évite pas, en le lisant, de concevoir l’autre roman qu’il aurait pu écrire, où l’on verrait des institutrices parfaites, — il y en a, — dévouées à leurs élèves, soigneuses de leur épargner et les illusions périlleuses et les certitudes prématurées. Pauvres filles, venues de loin, séparées de leurs familles, de leurs tendresses, de leurs devoirs premiers et qui, dans des familles étrangères, savent se composer un ensemble nouveau de tendresses et de quotidiens devoirs ! Une tristesse écartée bravement, un effort souple de l’esprit, un zèle qui devient une coutume et qui garde sa spontanéité, l’invention d’un idéal pour une singulière existence : voilà leurs journées. La dureté de leur destin les a, toutes jeunes, douées d’une âme sérieuse : elles savent ce qu’il en coûte de vivre avec une grâce honnête ; elles peuvent enseigner ce qui échappe au léger entendement de Mme Corbellier. À la fin des Anges gardiens, une gentille femme dit : « Si nous avons des enfants, j’aime mieux qu’ils restent toute leur vie de petits rustres ignorants que d’ouvrir la maison à des Sandra, à des Mag ou à des Fanny ; elles nous ont fait trop de mal. » Mais, à la fin du roman que je propose, une gentille femme dirait : — Nous donnerons à nos enfants, pour leur apprendre les vertus de la pauvreté courageuse, la compagnie d’une de ces filles modestes et bonnes qui, dans l’extravagante futilité des familles modernes, sont l’aimable gravité, la douceur réfléchie, la patience.

Du reste, le roman que je propose, je ne garantis pas du tout qu’il soit plus vrai que Les Anges gardiens. Serait-il moins vrai ?… Je l’imagine aussi persuasif que l’autre. Pour conclure à ce propos, le choix de la thèse me paraît un peu arbitraire, dans un roman. C’est ainsi qu’ou je me trompe ou le roman nuit à la thèse de M. Marcel Prévost.

Et, à mon avis, la thèse nuit au roman.

Ce roman, c’est à coup sûr l’un de ceux où l’on voit le plus évidemment la maîtrise de M. Marcel Prévost. Nul écrivain ne sait mieux agencer les éléments d’une fiction, les varier, les multiplier, conduire l’intérêt, d’épisode en épisode, jusqu’à un dénouement qu’on a redouté, qu’on souhaite. Nul écrivain ne possède mieux l’art principal et, au juste, le don spécial du romancier.

Or, il est facile de le constater, le roman français subit une crise. Certes, nos littérateurs ne négligent pas ce genre. Nombreux et rapides comme les flots souriants de la mer, les romans paraissent et disparaissent ; à peine a-t-on le temps de les apercevoir : leur stérile quantité s’anéantit. Parmi ces auteurs de romans, il y a quelques romanciers. Encore ont-ils, pour la plupart, défait l’ancienne combinaison du récit. Ce qu’on aime en eux, c’est leur individualité de poètes, de philosophes ou d’essayistes ; c’est presque toujours une qualité par laquelle ils ne sont pas précisément des romanciers. Le genre du roman se détraque, et par l’initiative même des plus charmants écrivains. Il sortira peut-être de l’épreuve renouvelé, vivifié, magnifique. En attendant, il souffre.

Qu’on veuille se souvenir du temps où, auprès de Flaubert, florissaient ensemble Émile Zola, Maupassant, les Goncourt, Alphonse Daudet. En revanche, l’histoire est aujourd’hui dans l’état de plein épanouissement où l’on vit le roman naguère. Aucun genre littéraire n’a désormais cette vigueur opulente, cette abondante liberté qui l’enrichit et ne le dénature pas. Nous avons une pléiade d’historiens analogue à la pléiade de romanciers que je rappelais. Vivace, l’histoire pénètre les divers genres : et l’on peut la considérer comme envahissante, ou se demander si les genres qui s’anémiaient n’ont pas réclamé son vaillant secours. Elle pénètre le roman : le dernier roman de M. Maurice Barrès, La Colline inspirée, en témoigne ; et aussi La Tragédie de Ravaillac, de MM. Jérôme et Jean Tharaud : et aussi Philémon vieux de la vieille, par M. Lucien Descaves, où sont évoqués les surprenants bonshommes de la Commune ; et aussi Un double amour, par Claude Ferval, où est ranimée, comme par un prestige, la frémissante Louise de La Vallière avec ses entours royaux et religieux, avec toutes ses alarmes.

Crise du roman : le roman tourne à l’histoire. Puis il tourne à la philosophie ; il tourne à la sociologie. M. Marcel Prévost, dans Les Anges gardiens, ne l’a pas préservé de la sociologie : et, selon moi, c’est le dommage que subit son livre. Mais il a fait un roman tout de même, un véritable roman ; qu’est-ce ? — un vivant récit.

De la première page à la dernière, le lecteur est tenu en haleine et désire de savoir ce qu’il adviendra. Cela, sans qu’il ait, pour aucun des personnages, une vive sympathie : l’auteur ne lui a point offert une héroïne malheureuse qu’on suive au long de son calvaire et de qui, peu à peu, l’on s’éprenne avec une amoureuse compassion. Ce n’est pas non plus que la curiosité du lecteur soit constamment éveillée par la nouveauté d’incidents extraordinaires ou pittoresques : l’auteur n’a point cherché la tumultueuse aventure ; bourgeois et institutrices de Paris, ses personnages traversent de simples péripéties parisiennes et telles qu’en relatent de pareilles le bavardage des salons et, dans les gazettes, la rubrique des tribunaux. Ce n’est pas enfin qu’il ait suscité, parmi ces gaillards et gaillardes, une violence de passion, des amours dont la mélancolique ardeur nous émeuve profondément : cupidité, vanité, concupiscence momentanée, c’est à peu près tout. Et, je ne sais comment, cette médiocrité quotidienne suffit à ce romancier prodigieusement pourvu de dextérité souveraine pour que, pas un instant, ne l’abandonne l’attention de son lecteur, je ne sais comment ; ou, plutôt, je le devine ; et j’entrevois le secret du romancier. C’est une incroyable adresse à pressentir son lecteur, à le ménager, à le secouer dès la minute où il s’alanguirait peut-être, à l’égayer, à l’attrister, à le changer d’affection quand il serait sur le point de se lasser, à le rafraîchir et comme à lui renouveler l’esprit avant qu’il ne s’ennuie un peu, à connaître ses goûts, ses manies, voire ses faiblesses et à profiter de ce qu’il a, mais à se passer de ce qu’il n’a pas, à n’aller ni trop lentement ni trop vite. Le lecteur est difficile, exigeant, capricieux. Le romancier — le digne romancier — ne le contente pas avec une basse obligeance. Mais il ne le maltraite pas : il le gouverne. Telle est sa tyrannie intelligente ; tel est son tact, qui lui permet de commander ; et enfin tel, l’art accompli de M. Marcel Prévost, l’art des Anges gardiens.

L’un des mérites de cet art : une clarté perpétuelle. Jamais la pensée ne se voile. Jamais elle ne s’embrouille. L’auteur l’a-t-il simplifiée, à l’usage de son lecteur ? Il ne l’a point appauvrie ; il ne l’a point diminuée : il l’a dégagée des brouillards de l’incertitude et mise en pleine lumière. Il lui laisse la délicatesse de ses nuances et, pour la rendre plus vivement apparente, il ne l’a pas badigeonnée de couleurs fausses. Il lui laisse toute sa variété complexe, tout son détail. Dans les pays où l’atmosphère est pure, on voit jusqu’à l’horizon la quantité des objets qui font le paysage ; et, plus petits par l’effet de la perspective, les plus lointains sont aussi nets de ligne et de dessin que le premier plan. Le regard saisit une large étendue ; et il examine chaque point du vaste décor sans perdre la vue de l’ensemble. Ainsi se découvre à nos yeux la pensée de M. Marcel Prévost, la pensée des Anges gardiens.

Elle est servie par un style aisé, absolument limpide, qui ne cherche ni les mots rares, ni les jolies singularités, ni les prestes arrangements où triomphe une virtuosité inutile. Les artifices d’une concision paradoxale, cet écrivain ne les admet pas ; il évite aussi une extrême abondance, chargée de coquetteries : et il garde la mesure. Il ne cède pas aux tentations verbales. Son langage est celui de la causerie, mais attentive, soignée, très élégante. Cette simplicité naturelle a beaucoup de séduction.

Le récit des Anges gardiens, avec un grand nombre de personnages et un grand nombre d’épisodes, se déroule à merveille. Les intrigues se mêlent, s’enchevêtrent, comme dans la vie, mais sans nulle confusion. Et, si l’auteur supprime cette confusion qui est le caractère de la réalité, il n’aboutit pas à des régularités irréelles. Il tient compte du hasard. Il a l’esprit de géométrie ; mais il a l’esprit de finesse et il entre dans la complication subtile des cœurs et de la destinée. À tout moment, l’on sait où l’on est, l’on sait où l’on va. Il n’est pas un des personnages qui tout à coup se présente et qui déconcerte, comme un intrus : on l’attendait. Il n’est pas un des épisodes, interrompu quelque temps par un-autre et qui, à son retour, n’éveille tout le souvenir que les nouveaux incidents réclament, pour qu’on en voie et la logique et la fantaisie. Les incidents se groupent et le roman va son train, sûr et paisible, sans nulle monotonie, avec une forte continuité. L’ordonnance du livre est une réussite excellente ; et le talent de composer ne peut être mené à plus de perfection.

Le passage d’une scène à l’autre est rapide ; et chaque scène a tout son espace, l’emplit, ne le déborde pas. Elle ne trouble pas l’économie de l’ouvrage. Elle a ses attaches solides, sa dépendance ; et elle a sa liberté.

Nous sommes au Val d’Anay, chez les Ropart. Et il pleut, depuis des semaines. Rosalie Boisset, l’institutrice, est absente : et quand reviendra-t-elle ? Il pleut ; il tombe du ciel un morne et sempiternel ennui. Rosalie absente, il ne reste à la maison ni joie, ni jeunesse ; et les bambins eux-mêmes sont moroses, nerveux. Plus triste que personne et plus farouche dans son chagrin, le baron, drôle d’homme, qui a des vertus et qui les sacrifie à l’amour de Rosalie Boisset. Or, un après-midi, le baron Ropart est allé à l’écurie ; il a sellé son cheval César. Il ôte son chapeau et, les yeux levés vers les solives, il fait le signe de la croix. Et puis départ. Il est deux heures. À six heures, le baron n’est pas rentré. L’on s’étonne. L’on interroge les domestiques : tout le monde a vu partir le baron ; mais il n’a rien dit. Peut-être a-t-il poussé sa promenade jusqu’aux inondations du Cher ; peut-être… Et l’on fait mille conjectures qui, les unes après les autres, se détruisent d’elles-mêmes ; l’on arrive à des conjectures quasi absurdes et auxquelles on accroche tout ce qu’on a encore de vain espoir. La cloche du dîner sonne ; et la baronne commence de perdre le sang-froid qu’elle avait : c’est que le jour baisse et que, dès la nuit, les plus énergiques ont peur. Afin de rassurer les enfants, l’abbé Vicart leur a dit : « J’ai la conviction que votre père est vivant » ; et ils se reposent sur la conviction de l’abbé qui, en outre, leur souffle une prière : ils confient leur père à Dieu et, de toutes façons, demandent à Dieu l’énergie de se soumettre à ses desseins. Sur la route, où l’on est allé, d’impatience, l’un des enfants, celui qu’on appelle le petit Mohican, guette et bientôt s’écrie : « Voilà papa ! » Il se jette à terre et colle son oreille sur le pavé, il reconnaît le galop de César. Mais il entend aussi un bruit bizarre : un bruit de fer, « comme si un officier galopait avec son sabre ». C’est bien César, et le voici, mais seul, affolé, sans cavalier, pareil à un cheval d’Apocalypse, couleur de boue et de nuit ; les étriers battent. Les enfants pleurent, sanglotent ; et ils reprochent à l’abbé leur déception. Dans le salon, la baronne, « usée par l’attente », s’est endormie. Elle ne sait pas le retour de César. Que présume-t-elle ? Quand il sera évident que le baron, bête et frauduleux, a pris la clé des champs et Rosalie, elle refusera de croire à l’évidence. Mais, au bruit des pas de l’abbé qui lui amène les enfants, elle s’éveille en sursaut ; elle bégaye : « Henri… Henri… » C’est le nom de l’infidèle… « Madame, dit l’abbé, nous ne savons rien de précis ; mais vous allez avoir besoin de votre courage de chrétienne. »

Il est possible qu’ainsi résumée, amincie, la scène ait perdu son tragique attrait. Mais, dans le livre, elle a de la grandeur. Tandis que se trémoussent les enfants, les domestiques et l’abbé avec une maladresse douloureuse et tandis que la baronne prépare son noble entêtement, deux volontés règnent et conduisent tout : la Foi et l’Amour. C’est l’Amour qui a chassé le baron de chez lui, qui l’a jeté dans la folie hypocrite et ardente ; et c’est la Foi qui impose à la maisonnée la dignité poignante de la tenue. Les deux puissances de l’ordre et du désordre ont l’une et l’autre donné toute leur efficacité.

Cette grande scène farouche et sur laquelle semblent peser des fatalités redoutables n’indique pas le ton général du roman. Ces Ropart d’Anay sont des gens de vieille croyance et de vie profonde. Les autres personnages du roman sont des fantoches ; non que l’auteur n’ait su faire d’eux que des fantoches : mais ils sont des fantoches dans la réalité où l’auteur les a pris, tous, et voire les ministres dont il y a, dans Les Anges gardiens, de bonnes figures dérisoires. Les scènes où se rencontrent ces fantoches, dénués de principes et même de passions, laissent à la fin la ridicule et horrible impression d’une existence dépravée et misérable, toute en façade et peinte, toute en mensonge et fardée : vie moderne, vie improvisée.

Ce roman si alerte, si admirablement bien fait et qui est un chef-d’œuvre du genre, je ne lui trouve qu’un défaut, celui que je disais : la thèse à laquelle l’auteur l’a soumis. Il a fallu qu’au service de sa démonstration l’auteur multipliât les histoires d’institutrices ; et, à chaque fois qu’une institutrice apparaît, que ne décampe-t-elle au plus vite !… Ces filles sont par trop déplaisantes et, pour ainsi parler, avec trop de méthode. Il a fallu qu’en faveur de sa thèse il nous montrât de vilaines choses, parfois révoltantes. Et il est vrai qu’on fait de la beauté avec de la laideur. Boileau déjà le remarquait ; puis on l’a répété, à l’excès, et l’on a grandement abusé de la permission. Il est vrai que les passions humaines, à la représentation desquelles la littérature est dévouée, ont des dehors souvent affreux. La littérature les embellit, non pas au moyen d’ornements, non pas en les déguisant sous de jolis costumes : elle les embellit en ajoutant à leur vérité, à leur exacte peinture, l’émoi du peintre, indignation, pitié, volupté pressentie, horreur ou tentation. Si l’on fait de la beauté avec de la laideur, c’est qu’on a tiré de la laideur même une poésie étrange, cachée, une poésie de douleur ou de joie. M. Marcel Prévost ne tire et ne veut tirer de la réalité aucune poésie. Des romanciers contemporains n’est-il pas le plus docile aux règles d’« objectivité » que Flaubert a formulées et n’a pas toujours observées ? Il n’intervient pas dans son œuvre : ses personnages, on ne voit pas qu’il ait pour eux de la tendresse ou de la haine ; les événements ne l’enchantent pas, ne l’offensent pas. Il y a, dans Les Anges gardiens, tous les éléments d’un rude pessimisme, tous les arguments de l’opinion la plus désespérée, touchant l’époque et l’avenir. M. Marcel Prévost n’est pas un pessimiste : il a, pour se sauver de là, le plaisir de l’intelligence la plus agile, la plus amusée de n’être pas dupe. On n’est pas moins lyrique ; tandis que Flaubert était un lyrique, malgré sa volonté austère. L’abnégation qui torturait l’auteur de L’Éducation sentimentale ne coûte pas à M. Marcel Prévost, qui se tient hors de son roman sans difficulté. Ce qu’il invente est si bien détaché de lui qu’il semble indifférent. Il le semblerait, du moins, si l’on n’apercevait en lui une passion : c’est la passion de raconter, avec aisance, avec goût et avec une ravissante gaieté de travail ; et une autre passion qui, cette fois, le sépare de Flaubert : c’est la passion de prouver sa thèse, de prouver que les institutrices sont dangereuses. N’allons pas le confondre avec un satiriste ; il est plutôt un géomètre. Il ne poussera point à la caricature l’image de ses anges gardiens. Afin de nous persuader, il observera une modération très attentive. Nous saurons qu’il nous présente, avec impartialité, les documents, les pièces du procès et qu’il nous invite à juger là-dessus. Il ne veut pas exciter notre colère contre les accusés, mais il s’adresse à notre raison.

Ainsi conçue, l’idée qui relie toutes les intrigues des Anges gardiens et qui accompagne, de la première page à la dernière, toute ma lecture, — savoir, que les institutrices ne valent rien, — n’est pas l’une de celles avec lesquelles je vis durant des heures. Idée importante, oui ; et grave, et urgente, je ne le nie pas ; mais idée enfin toute dépourvue d’amusement, de rêve, de poésie : et j’arrive à ma conclusion. Je crois qu’il faut, à une œuvre d’art, sa poésie ; je ne crois pas qu’il y ait de vraie littérature sans poésie. Et qu’est-ce que la poésie ? Une âme ajoutée à la réalité. Le roman des Anges gardiens ajoute à l’exacte réalité une idée, mais une idée que j’ai vite fait d’accepter ou de refuser, et non pas une idée de sentiment ou de songe à laquelle les mots puissent prêter leur musique d’évocation, leur indéfinissable sortilège, leur magie.

XI. Un lyrisme nouveau

En 1901, quand Mme de Noailles publia Le Cœur innombrable, premier recueil de ses poèmes, il sembla que, dans la poésie française, éclatait un nouveau printemps. Il y avait des poètes ; il y avait plusieurs grands poètes, et d’autres. Mais enfin les uns continuaient, avec leur talent personnel, la manière des Parnassiens ; et les autres étaient fidèles, pour un peu de temps, à l’esthétique du symbole. Ne méprisons pas les Parnassiens, héritiers des romantiques et qui, avec ce que le romantisme laissait, firent encore de belles glanes. Ne méprisons pas les Symbolistes, à qui la littérature contemporaine doit l’invention peut-être la plus intelligente et précieuse. Néanmoins, cette poésie, parnassienne ou symboliste, n’était pas du tout printanière. Parnassienne, elle avait subi l’influence du positivisme ; elle analysait l’âme et la nature, méthodiquement. Symboliste, elle voyait dans la nature la figure des idées ; elle peuplait l’univers d’emblèmes et d’allégories : elle l’en a même un peu encombré.

Ainsi, la nature était comme voilée de science et d’idéologie. Bref, la poésie française eut l’air de se confiner dans les méditations d’un automne aux splendeurs mélancoliques et tardives. L’on vit, prompts à réagir, quelques jeunes gens ; sous le nom de Naturistes ou d’Humanistes, ils promulguaient assidûment les manifestes de la Vie et prodiguaient les mots à majuscule : or, ils étaient plus vieux que personne, et dépourvus de génie.

D’un geste à la fois joli et brusque, la jeune poétesse écarta les nuées, les dispersa. Et elle nous dit, comme à des fols qui ont des yeux et ne regardent pas, qui ont devant eux leur plaisir et ne le prennent pas : — Ouvrez les yeux, et tendez les mains ; la nature est là, toute pleine de vos plaisirs !

Quels plaisirs ?… La poésie française avait, pour ainsi parler, du chagrin. C’est à cause de mille choses ; c’est à cause de la vie, qui n’est pas douce et qui, à la délicate sensibilité des poètes, paraît dure, probablement. La poésie avait du chagrin ; mais la jeune poétesse l’avertissait de regarder la joyeuse nature. De la regarder ? Ce n’est pas tout : de la sentir, de la goûter, de l’entendre. Pauvres petites âmes, celles pour qui un paysage est seulement une combinaison de lignes et de couleurs ! Un paysage est de l’odeur ; il est des sons, pour nos oreilles ; et il est, ne fût-ce que par ses roses, la félicité de nos mains qui aiment à en toucher les pétales. Il est, le paysage, de la chaleur qui réjouit nos membres ; et il est toute une allégresse pour nos cœurs bondissants, nos corps avides, nos esprits qui s’amusent.

Dans ces poèmes, il y avait du désordre et du hasard : le même désordre et le même hasard que nous apercevons dans la nature : mais il y avait aussi le même soleil et sa lumière, les mêmes chants et les mêmes parfums. Je ne sais si, depuis les jours où la gaieté franciscaine se répandit par les vallées d’Ombrie, l’on aima si bien toute la création. Mais la nouvelle ardeur qui anime les poèmes du Cœur innombrable est dénuée de la piété qui exaltait le Poverello. C’est, maintenant, plutôt un éveil du paganisme éternel : comme si un dieu n’y pouvait suffire, tous les dieux sont là, ceux même qui n’ont pas de nom, et qui fleurissent dans les prés ou les jardins, passent dans les souffles du vent tiède, brillent dans les rayons du jour. La muse de Mme de Noailles était une nymphe, parée de feuillages et de roses, les mains chargées de fruits, et qui courait de l’ombre douce des arbres aux clartés vives du soleil, et qui chantait éperdument. Ou encore, cette poésie émane d’une âme, comme on dit que, l’été, dans les pays tropicaux, les forêts soudain se mettent à flamber.

Je crois que les précédents poètes avaient mêlé à leur sentiment de la nature trop d’intellectualité. Peut-être la nature n’en veut-elle pas tant. (Et il convenait que les sens, non seulement les plus intellectuels, la vue et l’ouïe, mais aussi les plus voluptueux, l’odorat, le toucher, le goût, fussent approchés de Cybèle immense et magnifique. L’auteur du Cœur innombrable, de L’Ombre des jours et des Éblouissements a jeté dans la nature aguichante sa poésie aux yeux perçants, aux fines oreilles, aux narines ouvertes, aux doigts caressants et aux lèvres gourmandes.

Mme de Noailles a formulé son « art poétique » sous ce titre : L’Inspiration. Bref, soyez inspirés ; ou, en d’autres termes, ayez du génie. Ainsi, l’auteur ne livre pas son secret. Qu’est-ce, pourtant, que l’inspiration ? Eh ! bien, c’est « un ardent désir qui descend au fond du cœur » ; et c’est, au bord des lèvres, un afflux de paroles bondissantes ; et c’est mille frissons vivants, joints à des rêves qui frémissent aussi ; c’est les tempes qui battent ; c’est un tourment qui vous harcèle ; c’est une crispation ; et c’est un feu. Notons ces mots ; je les emprunte au poème que j’appelais l’Art poétique de Mme de Noailles. Ils indiquent un état de l’âme, un état de l’esprit, sans doute, mais en outre un état physique, un état musculaire et nerveux. Définie ainsi, l’inspiration poétique n’est pas sans ressembler un peu à celle de la Pythie. C’est une ivresse, dit ailleurs Mme de Noailles.

Cette ivresse ne va point, à mon gré, sans quelques inconvénients. Elle a pour conséquence un art extrêmement tumultueux, un art de fougue et un art qui sera plus attentif à conserver sa ferveur ou, du moins, à faire tenir tout son projet dans la durée de sa ferveur qu’à chercher les délicatesses de la perfection. C’est un art qui n’attend pas ; c’est un art qui n’a pas le loisir d’attendre.

Et, de temps en temps, l’on voudrait un peu de repos. Tant de zèle, et sans nulle relâche !… Le poète nous mène, trop vite, nous mène de trésor en trésor, nous éblouit, nous divertit et nous ravit. La chevauchée la plus aventureuse nous découvre à chaque instant les plus singulières et attrayantes nouveautés, nous offre des horizons que nous n’avions pas vus, des émois que nous n’avions pas éprouvés, et un bruit de syllabes qui est la fête perpétuelle de nos oreilles, et un éclat d’images qui est la fête perpétuelle de nos yeux, et une joie qui semblait morte sur la terre. C’est un enchantement auquel il faut qu’on cède. Mais parfois on voudrait, au cours de cette conquête où le poète vous emporte parmi la nature multiple et variée, l’on voudrait s’apaiser un peu. S’apaiser, rêver un peu, rêver à peine, reprendre haleine avant de partir encore. C’est un printemps de délices, un été somptueux, où l’on vous conduit. Soudain, dans ces merveilles, vous ressentez le modeste désir d’un peu de soir, d’un peu de songe.

Eh ! bien, ce que vous attendiez, le voici. Le songe arrive dans l’œuvre de Mme de Noailles comme le soir dans la nature, enveloppant d’une ombre douce les couleurs, d’une ombre qui est venue à pas de loup et qui tranquillise le paysage.

La poésie de Mme de Noailles a tourné ainsi île l’exaltation vers la méditation. Cette poésie, je la comparais à une nymphe enivrée de lumière, d’odeurs et de bruits : telle était son allégresse. Et puis, sensible infiniment à l’heure et à son influence, elle s’est habillée du manteau brun du soir. Le soir est un moment où la nature songe à son déclin. Ce songe est entré dans les yeux et dans l’âme de cette nymphe qui participait si gaiement aux fêtes du soleil. On dirait qu’ayant couru dès le matin frais, fleurissant et jaillissant, puis parmi les vives somptuosités de midi, toute à son entrain juvénile, elle s’arrête, quand tombe le silence crépusculaire, au bord d’un lac : les lacs sont la pensée de la nature, Psyché dans les bras formidables de Pan. Les couleurs se sont peu à peu atténuées ; il naît une triste rêverie. L’ombre s’est peu à peu répandue et, dans l’ombre, l’idée qui est celle de la fin des jours, l’idée de la mort.

Idée affreuse ; idée de révolte et de désespoir ; idée si insupportable que, pour en vêtir l’horrible nudité, il a fallu tout l’effort séculaire et le subtil travail de la philosophie et des religions. Mais, pour la nymphe que je suppose et dans la simple nature qui n’est que vie et mouvement, l’idée de l’immobile mort apparaît comme un scandaleux désastre. L’on ne s’en débarrasse plus ; elle a tout pénétré, elle a tout imprégné de sa mélancolie. Elle est avec vous désormais ; elle vous accompagne. Et, à toutes les pages du recueil que vient de donner Mme de Noailles, Les Vivants et les Morts, elle passe, fantôme furtif, ou s’installe, image funèbre.

Les poèmes sont répartis sous quatre chefs : les Passions, les Climats, les Élévations et les Tombeaux. Et l’idée de la mort n’est pas confinée dans le quatrième livre ; la mort ne reste pas dans les tombeaux.

Les Passions : et, à vrai dire, presque tout uniment les passions de l’amour. Ne suffisent-elles pas, quand le cœur le plus chaleureux les a prises, que l’imagination la plus fantaisiste les a ornées et la plus grande douleur consacrées ? Pour trouver de tels poèmes d’amour, il faut aller aux volumes de Mme Desbordes-Valmore, muse des larmes, celle-là ; muse éplorée sans cesse et qui, pour se divertir de sa souffrance, n’a rien, absolument rien, ni le jeu des métaphores, ni les prouesses verbales, ni enfin les frivolités charmantes de la littérature. Ainsi, tout abandonnée à son amour, elle est peut-être plus touchante. L’est-elle plus que l’auteur de ce poème-ci ?

Tu vis, je bois l’azur qu’épanche ton visage,
Ton rire me nourrit comme d’un blé plus fin.
Je ne sais pas le jour où, moins sûr et moins sage,
Tu me feras mourir de faim.

Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n’ai pas d’avenir et je n’ai pas de toit.
J’ai peur de la maison, de l’heure et de l’année
Où je devrai souffrir de toi.

Même quand je te vois dans l’air qui m’environne,
Quand tu sembles meilleur que mon cœur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m’abandonne,
Car rien qu’en vivant tu t’en vas !…

Que la tendresse est, ici, attentive ! et qu’elle est alarmée ! L’on y perçoit un frémissement d’inquiétude. Pourquoi frissonne-t-elle ? Ah ! c’est à cause des minutes qui éparpillent la vie en poussière de néant ; c’est à cause de la mort méticuleuse qui, avant de nous tuer, détruit les fragiles éléments de nos pensées et, continuellement, détruit le temps, notre durée. Sœur de la mort et son avant-courrière, la futilité habite en nous, en nos amours, comme habite une fleur un insecte caché qui la dévore ou, mieux, comme habile ici-bas toutes choses leur prochaine corruption. L’ancien emblème de l’amour et de la mort, jumeaux souriants et tragiques, se modifie : l’on ne voit plus qu’un personnage, et qui est l’amour et la mort ensemble, indiscernables, androgyne double et singulier.

Tout le livre des Passions, livre d’amour, est un livre de mort. L’auteur du Cœur innombrable ignorait l’échéance finale, — finale et, il vaut mieux dire, incessante ; — il avait une sorte d’imprudente sécurité ; il célébrait l’éternité à laquelle il était crédule. Mais il dit maintenant :

Qu’ai-je à faire de vous qui êtes éphémère,
Trop douce matinée ?…

Quelle adorable phrase, où la cadence des mots est comme un geste de dépit ; le son des mots indique le regret ; leur coquetterie est la parure mortuaire de la matinée !… Si vous songez à la mort, vous mépriserez la vie, de n’être pas éternelle ; ou bien vous l’aimerez davantage, d’être composée d’instants si précieux : vous aimerez, disait Alfred de Vigny, ce que jamais on ne verra deux fois. Une tendresse déçue et qui a pitié d’elle-même ; et qui, de se savoir promise à la mort, est plus grave, plus recueillie et plus rêveuse ; et qui épargne son bonheur ; et qui, le gaspillant, connaît sa prodigalité ; et qui souvent goûte la joie amère de badiner avec tant de misère, la joie orgueilleuse d’unir à l’incident qui la désole tout le mortel univers : voilà le sentiment que chante le livre des Passions.

Je ne peux plus savoir…
Si c’est vous ou si c’est l’univers qui me manque.

Le bien-aimé mourra :

Tu seras mort ainsi que David, qu’Alexandre…

Avant qu’il ne meure, mourra peu à peu l’amour :

Je ne vous aime pas aujourd’hui tant qu’hier…

Aujourd’hui, le bien-aimé n’est plus ce qu’il était hier. Il était les jardins de Vérone, les musiques d’Hendaye, l’Espagne et ses clairs de lune, les bords de l’Oise et les faubourgs du Bosphore. Il était tout cela, les temps et les pays aimés en lui et qui se détachent de lui : ainsi se défait l’amour, comme les corps se désagrègent.

Après le livre des Passions, Mme de Noailles a placé le livre des Climats, comme si elle voulait donnera entendre que, désabusé du cœur et de son irrésolution, symbole de néant, l’on va demander au monde extérieur la solidité, la durée. L’on s’y réfugie ; ou, de même qu’une plante frêle se pose contre une muraille, l’on s’y appuie. À Syracuse, Géla, Ségeste et Sélinonte, ruines illustres ; à Palerme, près des vagues où meurent les sirènes ; à Catane, au jardin Bellini, parmi les lauriers-roses ; dans le silence chaud d’Agrigente ; dans la campagne romaine, que hante le souvenir de Cecilia Metella ; dans les villes et dans les îles parfumées de la Lombardie ; à Vérone de Juliette ; à Venise de Desdémone ; sur les rives romanesques des lacs ; on néglige la pensée pire et la plus déconcertante, la pensée de soi et de son moment. L’on s’absente de soi : et ce sont alors au moins les siècles de l’histoire qui vous remplacent vos courtes heures. Il y a, pour égarer votre méditation hors de vous et pour l’occuper dans l’oubli de vous, l’architecture et les arts, la renommée indéfinie des grands hommes, leur légende, le mariage de leur génie et de leur cité ; il y a, pour vous, ce dépaysement ou se plaît votre désir d’échapper à vous-même ; il y a ce stratagème de vous déguiser et de croire que, sous le déguisement, vous êtes devenu quelque autre, un autre que vous aimez un peu moins, de manière à ne pas tant vous attrister sur lui ; et il y a enfin la magie des plus beaux climats. Avec la prodigieuse abondance et la fine fantaisie de son art, Mme de Noailles triomphe à ce jeu subtil et pathétique de se duper contre la mort par les images de la vie. Devant le réel cimetière où gît la destruction de nos corps et de nos âmes, elle a tendu cette extraordinaire toile, peinte des couleurs les plus variées, et vives et nuancées, de toutes les couleurs d’ici-bas arrangées selon sa guise étonnante ; et elle a dressé devant nos tombes un prestige de visions, de chants, d’odeurs. Mais il n’est de prestige qui ne se détériore ; et, dans un petit poème, voici que la réalité se découvre. Oui, nous étions hors de chez nous, fort loin, dans un riche et mol Orient ; nous sommes pris de nostalgie…

La dure splendeur étrangère
Nous étourdit et nous déçoit ;
Je me sens triste et mensongère…

Et puis :

Si je meurs ici, qu’on m’emporte
Près de la Seine au ciel léger !
J’aurai peur de n’être pas morte,
Si je dors sous des orangers.

Et ainsi nous sommes des prisonniers qui ont cherché, qui ont trouvé l’illusion de s’être sauvés. Il faut revenir ; ou plutôt il faut consentir à l’évidence : l’on était chez soi, pour y mourir.

Les images de la vie, celles que produit la nature et celles que l’art compose, sont faites avec de la mort. Dans les climats authentiques ou inventés, il n’est pas de sûr abri. Le poète recourt alors aux mystiques espérances. C’est le sujet du troisième livre, dit des Élévations, ou le sujet de la plupart des poèmes qui sont groupés dans ce livre, et qui peut-être n’y sont pas groupés avec autant de soin qu’on le voudrait. Ce troisième livre, où il y a des pages admirables, est, à mon gré, moins admirable que les autres, et non seulement à cause de quelque désordre, mais à cause de la difficulté que trouve à converser avec Dieu cette poétesse païenne.

Comment vous aborder, redoutable prière ?…

C’est l’idée de la mort qui amène à Dieu la nymphe au cœur innombrable ; et la nymphe arrive, somme toute, un peu vite, un peu soudainement, enfin sans préparation.

Je vous nommerai Dieu, et je vous tends la main.

C’est charmant, si l’on veut, de grâce et de familiarité. Elle tend à Dieu la main, comme elle l’a tendue au soleil, à l’espace et aux fruits. Seulement Dieu est d’une autre nature ; elle s’en aperçoit : et elle en éprouve une sorte de gêne. S’aperçoit-elle aussi que sa poésie, courant et se multipliant par le monde, s’était bornée au monde ? Elle tâche de s’élever ; et elle retombe, avant d’avoir pris tout son essor. Du reste, ses élévations manquées sont poignantes ; et elles ont leur sublime, quand elles aboutissent à cet harmonieux désespoir :

Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu, et je chante
À cause du vide infini !…

Une alouette alors, au lieu de l’impossible prière qui n’est pas allée jusqu’au firmament, monte au ciel.

Après avoir fait, pour éviter la vue odieuse de la mort, ces tentatives inutiles, nous n’avons plus aucune erreur à essayer : nous voici devant les tombeaux. D’ailleurs, il est possible que je prête à ce recueil de poèmes plus de rigueur dialectique que l’auteur ne lui en a voulu donner ; je crois pourtant que telle est, dans son livre, l’économie des sentiments. La signification de l’ouvrage ne serait pas la même s’il se terminait par les Élévations. Il se termine par les Tombeaux : c’est là que butte finalement la pensée du poète, là, aux tombeaux de pierre qui enferment les corps défunts. La méditation de la mort n’a point converti à l’immortalité spirituelle le paganisme de la nymphe. Sa croyance, confuse, est analogue à celle de l’antiquité : elle attribue aux morts inanimés une espèce de vie étrange.

La poétesse de la vie a su, par un exemple, « que vraiment l’on mourait ». Il faut, pour qu’on le sache, un exemple ; et « c’est toi le premier front que j’ai vu sombre et pâle ». Certitude, et non vague science qu’on tient du bavardage de l’humanité. Que viennent, à présent, d’autres deuils :

Les fantômes nouveaux n’enfonceront leurs pas
Que dans les pas légers imprimés sur le sable.

Autour de la mort, les vivants épiloguent. Et bourdonne leur philosophie, pour la commodité de leur oubli. La douleur obstinée refuse la philosophie et toutes les consolations idéologiques. Elle est toute livrée au fait : la mort.

La douleur chante. Elle a vu, premièrement, le contraste de la tombe où est enclos le mort et de la route où les vivants courent :

Je vais partir, mon cœur se brise, puisque toi
Tu ne peux plus choisir l’arrêt ou le voyage,
Et que la sombre mort me cache ton visage
Sous le bois et le plomb de ton intime toit.

Que les mots sont ici parfaitement choisis et combinés ! Que s’opposent bien l’entrain du deuxième vers « … l’arrêt ou le voyage » et l’accablement du quatrième « … de ton infime toit » ! Tel sera le thème, de strophe en strophe revenant et, pour ainsi dire, hantant, âme en peine, la tombe. La rêverie s’achève en invectives contre la nature qui fait la vie et la mort, le mouvement et l’immobilité. Puis un autre poème reprend le thème ; il le modifie ; il le rend plus intime. La rêverie descend vers la réalité ; elle s’incline de l’idée à l’accident.

Hélas ! il pleut sur toi par-delà les faubourgs
Où ceux qui t’aimaient t’ont laissé, la mort venue,
Dans le froid cimetière où languit tout amour ;
Et le fleuve effilé qui coule de la nue
Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd !
Il pleut. Moi, je suis là, sous un abri de toile,
Dans mon jardin d’été, auprès de ma maison ;
Je ne t’aperçois plus au bout de l’horizon,
Ô jeune mort dormant sous de funèbres voiles !…
Et le dédain que j’ai pour la vie usuelle,
Alors que ton esprit lumineux s’est enfui,
M’emplit d’un si lucide et pathétique ennui
Que le monde mystique à mes sens se révèle
Avec un évident et ténébreux coup d’aile,
Comme par ses parfums un jardin dans la nuit…

Et l’on peut, avec ce dernier vers, passer des heures.

Mme de Noailles a multiplié, avec la plus ingénieuse abondance de l’image et du sentiment, ces variations où alternent, comme dans un concert à deux voix, le chant de la mort et le chant de la vie. Et, dans le jardin de la vie, elle a l’ait fleurir les roses de la mort., dont les parfums nous accablent.

Je n’ose dire la conclusion, mais enfin la dernière péripétie du poème a quelque chose de farouche ; elle est mystérieuse et dogmatique ; elle est silencieuse et rude. La poétesse revient à elle-même ; elle examine le passé, la route qu’elle a faite jusqu’à ce tombeau. Elle recueillait le miel de l’univers, elle employait le malheur même à ses chants. Parfois, elle parlait des tombeaux ; et, aimant tout, elle aimait aussi la mort : elle croyait l’aimer.

Je vivais, je disais les choses éphémères ;
Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré ;
Et, vaillante, en dépit d’un cœur désespéré,
Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.
À présent, sans détour, s’est présentée à moi
La vérité certaine, achevée, immobile :
J’ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
Ce jour est arrivé, je n’ai rien dit, je vois.
Je m’emplis d’une vaste et rude connaissance,
Que j’acquiers d’heure en heure, ainsi qu’un noir trésor
Qui me dispense une âpre et totale science :
                          Je sais que tu es mort.

Il me semble qu’aussitôt on se rappelle ce visage de moine qui est peint dans le cloître du couvent Saint-Marc, à Florence : il a un doigt sur ses lèvres et indique qu’il faut se taire et sceller de mutisme sa certitude. C’est, pour lui, la certitude chrétienne. Pour l’auteur de ce poème, c’est une sorte de nihilisme, avec un désespoir stoïcien. D’ailleurs, il ne le dit pas. Les doigts sur ses lèvres, comme l’autre, il garde son secret : seulement, ses doigts à lui frémissent dans l’effort qu’ils font pour empêcher que la bouche ne se convulse. On devine, dans ce chagrin, de la rancune. Et ce n’est pas l’occasion d’épiloguer sur les doctrines. Ce nihilisme, la philosophie ou la religion le corrigeait. Mais il n’apparaît point comme le terme d’une idéologie. Il résume provisoirement la stupéfaction que les vivants éprouvent devant la mort et qui est à l’origine de toute philosophie et de toute religion. Puis nous suffit déjà la beauté poétique de cette angoisse qui, près d’un tombeau, étreint la nymphe de la vie, — abattue, non, — déconcertée, interloquée : elle possède maintenant le l’ait auquel plus tard elle songera. La mort lui a bouleversé son univers et elle devra ordonner sous les espèces de la mort l’univers de la vie. Elle subit d’abord, avec toute sa volonté résolue, l’horreur de la dévastation.

 

Ce livre est magnifique. Tout ce qu’on a aimé dans les précédents ouvrages de Mme de Noailles, on le trouvera dans ce poème, et consacré par l’idée de la mort, symbole de toutes nos douleurs, qui sont faites avec de la mort, avec un peu de mort ou avec beaucoup de mort, toutes nos douleurs étant du souvenir, promesse de l’oubli, frère de la mort.

Livre magnifique ; et je ne dis pas chef-d’œuvre accompli. Mme de Noailles emploie — et fût-ce inconsidérément  — plus de mots qu’il n’en faudrait ; il lui arrive de détourner les mots de leur bonne acception ; voire, elle n’évite pas le néologisme. Elle traite hardiment les préceptes de l’ancienne prosodie. Elle ne redoute pas l’hiatus, qui est parfois charmant ; elle ne redoute pas de placer devant une consonne un mot qui se termine par un e muet et de ne compter ce muet pour rien dans son vers ; elle ne redoute pas de mettre ensemble à la rime un pluriel et un singulier ; elle ne redoute pas grand-chose. Il y a des règles qu’elle refuse ; il y en a d’autres qu’elle accepte : et l’on ne sait guère pourquoi elle accepte les unes et refuse les autres. Avec toute son audace et avec tout son caprice, elle se plaît aux rythmes de Malherbe. Les libertés — rejet, enjambement (comme on dit) — que se permettaient et que cherchaient les romantiques, brisant le vers et, l’ayant brisé, le recollant avec adresse, Mme de Noailles, si désinvolte pourtant, se les interdit.

Elle prend allègrement toutes les libertés, hors celles-ci, au juste, celles qui altéraient la musique traditionnelle de nos vers : une musique qu’elle jouera certes à sa manière neuve et primesautière, mais en préservant l’usage au moins d’une harmonie à laquelle des siècles de poésie nous ont accoutumés. Une telle discipline est indispensable surtout à un écrivain qui, d’autre part, lance loin son audace, à un écrivain qui s’est fait une esthétique de l’exaltation. Esthétique dangereuse, au surplus, et qui, pour aboutir à sa pleine réussite, a simplement le devoir d’accomplir des miracles continuels. Mme de Noailles n’y manque point : et c’est à quoi l’on fait allusion, quand on parle de son génie.

Elle a inventé un lyrisme nouveau, quand le lyrisme était, chez nous, bien languissant. On se demande parfois ce que la poésie va devenir ; et l’on découvre, dans le caractère de l’époque, les raisons qui expliqueraient le déclin de la poésie. Survient un grand poète. Rien ne l’annonçait ; le voici. Et toutes les prévisions se détraquent. Certaines conjonctures sont-elles plus propices que d’autres à l’apparition des poètes ? Je le crois. Mais aussi leur apparition est l’aubaine de la littérature.

Ils dépendent pourtant de leur époque ; et n’est pas leur génie inespéré qui en dépend : c’est la qualité de leur génie, et le lyrisme de Mme de Noailles porte la marque de notre temps. Non que la touchent bien vivement les idées qui sont l’occasion de nos querelles : idées historiques, qui nous ont changé le spectacle de l’aventure humaine ; idées scientifiques, et qui ont modifié notre notion du monde ; idées sociales, et qui font croire à certains rêveurs que notre temps est une aurore. Mme de Noailles paraît étrangère à tout cela. Quand retentissent ces batailles de nos doctrines et de nos velléités, elle semble se retirer très loin, dans la jeune Grèce antique. Sa poésie n’est-elle pas Iphigénie qui préfère à tout la lumière, Hélène qui se réjouit de sa beauté, Eurydice qui a vu le pays des ombres ? Et, sa poésie, ne l’a-t-elle pas placée sous l’invocation de Platon, quand elle a mis en épigraphe au poème des Vivants et des Morts cette phrase du philosophe : « l’âme des poètes lyriques fait réellement ce qu’ils se vantent de faire ». La jolie phrase ! et qu’en est jolie la citation, pour autoriser d’un avis glorieux la véhémence ou le délire du poème !… Seulement, à lire le poème, Platon n’eût pas reconnu sa pensée. Il n’avait pas deviné cette frénésie à laquelle s’abandonne la poétesse. Un tel lyrisme n’a point, dans la littérature antique, son équivalent ; et il ne l’a point dans notre littérature classique, formée à l’école de l’antiquité, formée à l’école de la raison. Un tel lyrisme est résolument déraisonnable. Le romantisme a commencé de n’être pas raisonnable ; mais, au prix de ce lyrisme nouveau, le romantisme est calme et reposé. Ce lyrisme nouveau est du romantisme exaspéré, du romantisme qui a subi l’influence de Nietzsche, du romantisme dionysiaque.

Et l’on voit bien l’accord de notre époque et de ce lyrisme. Quelle époque ! La raison n’y est pas en honneur ; l’amour de l’ordre y a l’air d’une pauvreté. Quelle époque surexcitée ! Mais sous ses turbulents dehors, elle manifeste une prodigieuse abondance de vie et de passion, bref une ardeur pareille à celle qui anime le lyrisme de Mme de Noailles.

Or, tel est, dans l’histoire, le rôle insigne des grands poètes. L’âme de leur époque, âme souffrante, âme éperdue, âme qui a ses folies, ses péchés, ils la prennent avec eux, ils la recueillent. Ils l’habillent de beaux vêtements. Ils lui remplacent par de souveraines musiques les paroles balbutiantes de son orgueil, de son désir, de sa misère. Ils lui enseignent à chanter selon le mode ancien. EL ainsi ils la font entrer dans la troupe idéale où l’on imagine que chantent tour à tour les âmes successives d’un peuple, l’une continuant l’autre, chacune avec sa fantaisie et dociles toutes à un invisible chef, — la nôtre qui célèbre sa frénésie la plus neuve sur des cadences que trois siècles de poésie française ont ordonnées et embellies.

XII. Un groupe

Dans l’extraordinaire désordre et dans l’abondance éparpillée de la littérature contemporaine, voici pourtant un groupe, et qui mérite d’être signalé.

D’ailleurs, il n’est pas le seul. On en trouverait d’autres ; et même on en trouverait plus, sans doute, que ne le voudraient les écrivains qu’on y rangerait, car il est peu de jeunes écrivains — et de vieux, si je ne me trompe, — de qui l’on ne pût dire ce que disait, d’un peintre vaniteux, un peintre dénué de clémence :

— Il ne fait rien : il cherche sa personnalité !

L’anarchie est plus apparente que réelle. Réelle, ce serait trop beau : nous aurions autant d’écrivains originaux que d’écrivains. Admirons principalement une grande individualité littéraire, qui a fait acte de désinvolture et qui s’épanouit toute seule ; mais dédaignons la singularité fausse. Que de talents sont dévoués à eux-mêmes et ne valent pas tout ce dévouement ! S’ils se dévouaient à une idée, l’idée en vaudrait peut-être la peine. L’abnégation volontaire suppose la connaissance de soi ; et elle est un principe de force. Autour d’une idée, pour veiller sur elle, pour la soigner et pour favoriser son meilleur éploiement, on n’est pas trop de plusieurs. Ainsi, les groupes littéraires sont honorables et intelligents qui, au désordre stérile et rabâcheur, substituent l’effort concerté.

Le groupe que j’annonçais, quatre volumes récents le caractérisent : L’Enfant chargé de chaînes, par M. François Mauriac ; L’Homme de désir, par M. Robert Vallery-Radot ; L’Appel des armes, par M. Ernest Psichari, et Les Hasards de la guerre, par M. Jean Variot. Quatre volumes, dont je voudrais indiquer les analogies, et aussi les différences (car l’entente n’implique pas le sacrifice de chacun) et, plutôt que les analogies, l’accord.

Comment définir ces écrivains ? Je les appellerai des idéologues réalistes ; et je compte sur le rapprochement de ces deux mots, qui ne semblent pas destinés l’un à l’autre, pour marquer ce qu’il y a, résolument, de paradoxal dans leur doctrine, ils sont des réalistes ; mais aussi la réalité ne leur suffit pas : et ils s’en échappent, pour aller quelquefois jusqu’au mysticisme. Ils sont des idéologues ; mais aussi la libre métaphysique leur est insupportable : et ils ramènent à la réalité une capricieuse rêverie. Ils sont des positivistes, en quelque manière ; et ils sont des doctrinaires, en quelque sorte. N’est-ce pas à peu près cela qu’on nomme à présent le pragmatisme ? Du reste, je n’oserais pas leur attribuer un système philosophique parfaitement lié : ces écrivains sont assez divers et, au surplus, ils n’ont pas un programme commun dont ils aient élaboré ensemble et partagé entre eux les articles ; puis ces écrivains sont jeunes et l’on aperçoit leurs tendances plutôt qu’on ne voit toutes leurs conclusions. Mais, leurs tendances, tâchons de les démêler.

Ne sont-ils pas conservateurs ? Ils le sont, et dignement : leur zèle se dépense à conserver ce que la plupart des novateurs se promettent de détruire ou prétendent qui est détruit. Réactionnaires ? Oui ; et, même s’ils refusent ce titre, je le leur décerne : ils réagissent contre leurs devanciers. La littérature à laquelle leurs devanciers montraient le plus d’attachement, c’était (en résumé) une littérature analytique et critique. Ils sont une jeunesse qui, au bout de l’analyse de plus en plus délicate, et au bout de la critique de plus en plus audacieuse, a éprouvé un malaise de l’âme et de l’esprit, un malaise auquel ne remédiait pas le nihilisme ou le badinage. Je les comprends ! Peut-être avions-nous mené à son terme et comme à son achèvement notre charmant désespoir : qu’auraient-ils ajouté aux jeux malins de notre incertitude ? Et, dans le champ de la plus élégante et subtile plaisanterie, que leur laissions-nous à glaner ? Puis il faut, pour aimer un chagrin, l’avoir inventé ou croire qu’on l’invente : ils ont craint de ressasser le nôtre, sans plaisir. Et puis, notre littérature délicieuse qui se tenait, ou peu s’en faut, à l’écart de toute activité, qui avait l’air de s’amuser tout simplement, innocemment, n’a-t-elle pas, ces derniers temps, été convaincue de plusieurs responsabilités ? Dans l’ordre de la vie morale et sociale, on découvre ce qu’elle a démoli, sans rien bâtir. Je l’ai dit et je le répète : ses responsabilités, on les exagère. Et qui les exagère ? Ceux qui n’ont pas fait leur devoir de conservation : les politiques. Si les politiques n’avaient pas manqué à leur devoir, cette littérature qu’ils accusent si bien était au moins anodine. Mais il est vrai que survient une jeunesse ardente, prompte, et à laquelle ses devanciers ne lèguent pas une demeure en bon état et habitable pour elle. Comme il n’y a nulle apparence que les politiques sortent de leur nonchalance ou renoncent à leurs manigances de néant, cette jeunesse se met à la besogne : et elle rebâtit sa maison, qui est la maison française.

Elle va vite ; et elle va un peu trop vite à mon gré. C’est aussi bien qu’elle est pressée ! Et nous le lui reprocherons, mais non sans trouver dans notre faute son excuse. Plusieurs de ces jeunes écrivains risquent de ne point nous toucher, à cause de leur sagesse, disons, précoce ou voire prématurée. Est-ce un trait de notre vieille corruption, de notre perversité ? Les saints nous émeuvent, surtout s’ils ont péché, s’ils se repentent de torts par lesquels nous leur ressemblions, saint Augustin, docteur converti, saint François d’Assise qui mena dans les vallées d’Ombrie une allégresse profane avant de les consacrer par sa gaieté pieuse. Ces jeunes hommes si tôt sages et qui n’ont pas eu le temps de commettre leurs délits dans l’action ni dans la pensée, nous allons à chaque instant leur demander d’où ils se convertissent, de quoi ils se repentent. Mais que répliquerons-nous, s’ils nous répondent qu’ils se convertissent de nos erreurs et qu’ils se repentent de nous ?…

En examinant les générations successives d’un peuple, il ne faut pas omettre leur continuité. Chacune d’elles ne contient pas toute une histoire ; chacune d’elles ne déroule pas toute une dialectique. Elles ont dans les précédentes ce dont elles profitent et ce qu’elles expient, leurs prémisses ; elles ajoutent des corollaires, où il y a leur fantaisie et aussi les exigences du syllogisme antérieur. L’étonnante génération qui maintenant incline vers le soir, on ne la comprend pas du tout, si l’on ne songe qu’elle dérive d’une guerre où elle n’a point combattu et où ses pères ont subi le malheur des armes. La nouvelle génération, à laquelle appartient le groupe dont je parle, succède à nous qui avons été des vaincus sans reproche et sans autre revanche que celle de l’art, de la science et du goût : triomphe joli ou, plutôt, défaite ornée joliment. Quelques jeunes gens se dépêchent de racheter leur péché originel, commis par nous. Leur rapidité nous surprend : mais aussi nous nous attardions.

 

Le héros de M. Ernest Psichari, dans L’Appel des armes, un capitaine, a conscience de représenter « une grande force du passé », — l’armée ; — il ajoute : « la seule, avec l’Église, qui reste vierge, non souillée, non décolorée par l’impureté nouvelle ». Et, plusieurs fois, il reprend la comparaison de ces deux forces. Même il relève, comme significative, la formule de ces gaillards à qui font peur ensemble, et qui l’avouent, « le sabre et le goupillon ». Eh ! bien, oui : Ense et cruce , dit l’Écriture.

On a bouleversé, dans notre pays, depuis un siècle et, avec plus d’acharnement, depuis un quart de siècle, à peu près tout. Et plusieurs choses ont cédé, qu’on aurait crues plus résistantes. Notre jeunesse a le sentiment d’être née dans des ruines. Elle regarde autour d’elle et, parmi les décombres, elle voit deux édifices, deux seulement, qui n’ont pas bougé, l’Église et l’armée. Ne les a-t-on pas attaquées ? Si ; avec plus de violence que tout le reste. Mais on n’est pas venu à bout d’elles. On n’a pas fini de les tourmenter : les voici, après les épreuves, pareilles.

Il y a, dans la nouvelle génération française, — et dans le groupe que j’étudie, — un trait qui la distingue des générations précédentes : elle ne peut pas souffrir l’incertitude. Nous l’avons soufferte, assez facilement ; le scepticisme ne nous attristait pas beaucoup. Mais notre scepticisme est aujourd’hui bien démodé. La nouvelle génération française réclame un dogmatisme avec autant de zèle que nous en mettions à ne pas conclure précipitamment et, mon Dieu, à ne pas conclure.

Le philosophe Kant, de Kœnigsberg, avait démontré que toutes les affirmations humaines, touchant l’existence de Dieu, la vie future et les sanctions d’outre-tombe, touchant aussi n’importe quoi, ne valaient rien. Et il examinait toutes les démonstrations ontologiques, cosmologiques, physico-théologiques : il les détraquait ; puis il prouvait que toutes autres démonstrations possibles seraient de même qualité. C’est l’œuvre de la raison pure : elle avait dévasté l’univers intelligible. Mais, brave homme (dit Henri Heine), le philosophe Kant vit que pleurait et, de chagrin, laissait tomber son parapluie le vieux Lampe, serviteur fidèle et qui l’accompagnait à la promenade. Emmanuel Kant songea : « Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme ; or, l’homme doit être heureux en ce monde. C’est ce que dit la raison pratique. » Et, substituant la raison pratique à la raison pure, Emmanuel Kant restaura tout ce qu’il avait saccagé. Cette anecdote, qu’a si drôlement inventée Henri Heine, est la caricature du kantisme : une caricature, mais ressemblante. Pour me tenir à mon propos, nous avons eu, en France, des années dangereuses de raison pure, des années auxquelles succède un hardi mouvement de raison pratique. Au temps de la raison pure, l’impératif catégorique avait un peu l’air de sentimentale et molle complaisance qu’Henri Heine lui attribue. Ce temps est passé ; nos jeunes gens considèrent sans doute les prouesses de la raison pure comme un futile et criminel exercice de sophistique industrieuse ; et ils sont touchés de l’impératif catégorique.

J’ai cité Kant, à leur sujet. Ce n’est pas qu’ils aient grandement subi l’influence de ce philosophe. Mais le kantisme, avec ses deux moments, l’un de destruction et l’autre de soudaine édification, symbolise à mon gré cette époque-ci et les deux générations qui l’occupent, l’une qui s’en va et l’autre qui arrive.

Leur philosophe, c’est Pascal. Ils l’ont lu, médité, compris. M. Mauriac, M. Vallery-Radot, M. Psichari le citent plusieurs fois, et justement. M. Variot cite Descartes, comme « grand organisateur ». Pour Descartes, le doute est méthodique, — un procédé de démonstration, — et il est provisoire, de même qu’en dépit des moqueries de Henri Heine la raison pure d’Emmanuel Kant, pour Emmanuel Kant, est provisoire et prépare méthodiquement l’intervention de la raison pratique. Et c’est un impératif catégorique que pose, lui aussi, Pascal quand il écrit : « Vous êtes embarqué… Il faut choisir… Naturellement cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ? » Ces lignes pourraient servir d’épigraphe à chacun des quatre volumes que je signale ; et elles résument la philosophie, plus ou moins nette, mais vive, de ces écrivains qui, dans le doute où ils étaient abandonnés par leurs maîtres, « parient » pour l’Église et « parient » pour l’armée. Ils sont pascaliens, comme leurs prédécesseurs étaient voltairiens : car tels semblent être les deux courants entre lesquels pouvait hésiter la pensée française contemporaine. Que donne, en fait de littérature, cette importante renaissance pascalienne ?

 

M. François Mauriac avait publié deux petits volumes de vers, Les Mains jointes et L’Adieu à l’adolescence. Avec beaucoup de goût, de simplicité, de grâce, il notait l’émoi, les souvenirs, les ferveurs, l’inquiétude d’un enfant pieux, élevé selon le bon usage, et qui est à l’abri des plus terribles malheurs, non de toute mélancolie, et qui rêve dans les limites où on le garde, et qui souffre, mais qui n’exagère, ni pour lui ni pour les autres, sa douleur. Poèmes délicats, frissonnants de brise matinale et colorés de fraîche lumière. Le soin minutieux avec lequel l’auteur de ces poèmes ne dépassait point sa vérité, on le retrouve dans cet Enfant chargé de chaînes, un roman très peu romanesque et où l’enfant des poèmes, devenu un jeune homme, raconte sa première expérience de la vie. Il a de précieuses velléités : il voudrait agir et consacrer au bien son activité généreuse. Auprès de lui, ses camarades sont dévoués à une œuvre de propagande catholique. Il se joint à eux. Mais il est chargé de chaînes, qui entravent son allure d’apôtre. Et, ces chaînes, ce sont les concupiscences de la littérature et de l’art. On ne s’en délivre point aisément, car on les aime. Ces jeunes gens, à qui leurs devanciers n’ont pas laissé une discipline, leurs devanciers leur ont laissé sur l’âme et sur l’esprit ces chaînes, moins lourdes que nombreuses et embarrassantes. Le sujet du roman, c’est l’effort que fait l’enfant pour se dégager. Si, en fin de compte, il ne se dégage pas absolument, l’effort implique déjà la délivrance, — et « tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé ». Voilà la signification religieuse de ce livre, tout pénétré de sentiment chrétien. Et c’est un livre charmant, joliment écrit, avec poésie, avec une sincérité ornée de quelque ironie : ironie et sincérité vont ensemble parfois ; et l’ironie qu’on applique à soi-même est une forme ingénieuse de la pénitence. L’ironie qu’on applique à son voisin, si l’on n’est pas pharisien du tout, c’est une autre sorte de pénitence, car mon voisin me ressemble. Et, dans cet Enfant chargé de chaînes, il y a plusieurs voisins traités avec le discernement le plus avisé ; il y a notamment un Jérôme Servet, type de démocrate chrétien, conquérant d’âmes et agitateur de consciences, chargé de chaînes, lui aussi, chargé des chaînes de l’orgueil, et qui promulgue en bulletin de hautaine victoire l’évangile de l’humilité charitable. Étrange garçon !… Il traite ses collaborateurs comme Napoléon ses généraux. Puis, ce Napoléon tout à coup s’attendrit sur lui-même, devient un rédempteur attentif à lui-même et, sur le point de quitter ses apôtres, leur dit : « Mes petits enfants, il convient que, même éloigné, je sois présent au fond de chacun de vos cœurs. Mes petits enfants, vous m’êtes fidèles, je le sais, mais pas tous… » Et il emprunte le langage du Christ, avec une bizarre effronterie. S’en aperçoit-il ? Évidemment, oui, et ne fût-ce qu’au plaisir qu’il en éprouve. Ses fidèles, non, tant il les tient sous son prestige ; ses fidèles, non, hors l’un d’eux, l’enfant chargé de chaînes, qui connaît et les chaînes qu’il porte et les chaînes d’autrui. Ce personnage de Jérôme Servet me paraît être l’un des plus fins portraits qu’aient tracés à la perfection nos romanciers d’à présent, et avec quelle aisance, quelle sûreté habile, quelle malice, émue pourtant !

Jérôme tombe à genoux et prie. Tout son orgueil est dans sa prière ; son orgueil et sa foi ; et puis son angoisse. Il joue un rôle ; et il sait qu’il le joue, mais il le joue de tout son cœur. Un tel maître, pour des disciples de vingt ans ! Son angoisse héroïque devient, chez eux, tous les scrupules. M. Mauriac les a très nettement présentés, ces tourments de l’âme religieuse ; et il les a, dans son Jean-Paul chargé de chaînes, mêlés aux troubles de l’adolescence. Sa peinture est d’un artiste pieux, certes, et adroit.

L’auteur de L’Enfant chargé de chaînes nous a menés aux abords de l’église, sur le parvis où l’on cause avant d’aller à la messe ; et l’on traîne un peu. Mais on tient à la main son paroissien ; puis les cloches sonnent et vous appellent. Vous êtes sur le point d’entrer. C’est ici que l’auteur de L’Enfant chargé de chaînes nous abandonne. L’auteur de L’Homme de désir nous mène presque dans l’église.

Dès la première page du livre, nous sommes avertis : ce n’est pas un livre pour les libertins. Las des « physiologies du roman contemporain », M. Robert Vallery-Radot rêva d’une œuvre où fût chanté « l’amour véritable ». Quel amour ? « L’amour dont parle Dante, qui meut les sphères et les âmes » ; l’amour qui animait Pascal, la nuit qu’il écrivait : « Certitude. Certitude, sentiment. Joie. Paix » ; l’amour qui exalte les saints, « dont nous sommes les participants très indignes » ; enfin, l’amour de Dieu. Noble résolution, et qui est déjà l’honneur d’un écrivain : remplacer par de tels sujets, d’une si haute dignité, d’un si sublime intérêt, les petites histoires folâtres et mesquines dont les romanciers se contentent vulgairement. Le héros du livre est un prêtre, et qui raconte comment il a renoncé à tous ses désirs pour n’être plus qu’un vicaire dans une paroisse de faubourg. A-t-il renoncé à tous ses désirs ? Non. Il les a épurés, il les a transformés et glorifiés dans leur total substantiel, qui est l’amour divin ; il leur a donné toute la possession à laquelle les désirs ne savent pas qu’ils prétendent et qui seule les satisfait, la possession de Dieu.

Magnifique aventure ! Le livre est beau. Pourrait-il ne pas l’être, avec cette qualité de pensée, avec la fière audace de l’écrivain qui n’a pas redouté le poids d’une telle pensée et qui la porte sans défaillance ? Mais, je le lui reproche : il n’est que beau. Il ne me touche guère. Le héros de cette confession, — ai-je tort ? — je ne sens point qu’il ait passé par des péripéties où mon libertinage (peut-être) l’eût accompagné. Dès le commencement de sa route, il était, au prix de moi, parfait ; et il avait, en partant, une avance que je n’ai pas su rattraper. Ensuite, je ne le voyais que loin et mes yeux l’ont perdu. Le voyageur mystérieux que deux hommes avaient rencontré sur le chemin d’Emmaüs prit leur allure de pauvres hommes pour qu’ils pussent le suivre.

Mais, l’intention de M. Vallery-Radot, je la devine. Il ne voulait pas que son héros se fît prêtre par désespoir, après mille malheurs humains et poignants ; il voulait que ce dénouement fût, de progrès en progrès, le triomphe de la joie et de la certitude, et fût l’œuvre de la grâce. Or, est-il rien de plus exactement sublime que l’œuvre de la grâce ?… Seulement, le héros, aux mains de Dieu, m’échappe. Ses mystiques prières vont de lui à Dieu, sans moi. Il songe à une jeune fille qu’il a aimée, et il écrit : « Maintenant que me voici dépouillé du monde, je vis pour toi, ma prière attentive te suit et te garde ; toutes mes souffrances te sont comptées ; je te possède par ce que j’ai de plus pur, par-delà les ombres périssables, par-delà la mort. » Jacqueline Pascal, ayant pris le voile, écrivait : « Dieu sait que j’aime plus ma sœur, sans comparaison, que je ne faisais lorsque nous étions toutes deux du monde, quoiqu’il me semblât en ce temps que l’on ne pouvait rien ajouter à l’affection que j’avais pour elle. » Eh ! bien, cette terrible fille, vouée à Dieu si passionnément, n’a-t-elle pas, dans la phrase, plus d’indulgence et plus d’émoi tremblant que le saint de M. Vallery-Radot ? Je l’aime ; et lui, je ne parviens qu’à l’admirer.

« Délivrons-nous de l’art même, si l’art nous doit cacher Dieu ! » s’écrie l’homme de désir. Mais il écrit un roman. Et je sais bien qu’un roman n’est pas un objet dont la forme soit arrêtée à jamais. Alors, dira l’auteur de ce livre, mettons que ce n’est point un roman. — Qu’est-ce donc ?… Et, en d’autres termes, il me semble que M. Vallery-Radot n’a point trouvé, pour sa pensée nouvelle, une nouvelle forme littéraire ; il emploie une forme ancienne et qu’un usage imprévu désorganise. Il a son inspiration qui le place très haut parmi nos écrivains ; mais il n’a pas encore son esthétique : et il lui reste d’inventer son art.

 

C’est la tentation des penseurs : enchantés de la doctrine, ils dédaignent facilement la frivolité de la littérature. Ont-ils peur, eux aussi, de préférer à ce qui est chanté la voix qui chante ? En l’honneur de Dieu, ou de leur idée, ils dépouillent les beautés de l’art : que ne consacrent-ils plutôt à Dieu, à leur idée, toutes beautés imaginables, voire quelque virtuosité, ainsi que faisaient les peintres anciens ? C’est le précieux, modeste et ravissant hommage d’un artiste : il donne ce qu’il a et, comme le baladin de Notre-Dame, il exécute pour elle ses meilleurs tours.

Quelques écrivains religieux préfèrent à l’hommage le sacrifice ; et ils appauvrissent exprès leur manière : ainsi, dans La Brebis égarée, le grand poète Francis Jammes. Il m’est impossible de les approuver. Et quelquefois les écrivains les plus vaillamment démonstratifs ne manquent pas d’aller jusqu’à l’extrême négligence. M. Ernest Psichari, par exemple, a beaucoup de mauvaises pages, à peine écrites. Je l’en veux blâmer et, avec lui, tant de conservateurs qui écrivent mal. Un conservateur qui, en écrivant mal, affirme l’amitié qu’il a pour les traditions françaises, omet la tradition précisément que les écrivains sont chargés de défendre, celle du bon style français ; il omet son premier devoir d’écrivain. D’autres devoirs, plus grandioses, le tentent : et, son humble devoir, à lui, qui le fera ?…

Mais, à côté des mauvaises pages, — molles, embrouillées, ou empêtrées, ou accablées, — que d’excellentes pages, dans L’Appel des armes ! On dirait alors que, d’un brouillard, sort et s’élance une clarté. Mieux, on dirait que, dans le petit jour, un escadron las et qui pataugeait avec difficulté, entend ses trompettes et part : il a son entrain, son alacrité. Il galope : autour de lui, l’atmosphère est pure et saine.

« Lorsque l’auteur de ce récit fit ses premières armes au service de la France, il lui sembla qu’il commençait une vie nouvelle » : et c’est le bienfait de cette vie nouvelle que M. Ernest Psichari offre à qui le voudra. Ense et cruce  : il offre le bienfait de l’épée. M. Vallery-Radot nous mène à l’église : il nous mène à l’armée. À la vraie armée ! Il note que l’armée a, comme l’église, ses modernistes : or, « le modernisme est la grande épreuve de l’église ; c’est aussi l’épreuve de l’armée ». Les modernistes de l’armée considèrent, les malheureux, que tout évolue et que l’armée est dans l’alternative « de mourir ou d’acquérir le sens des réalités modernes ». Ils vous feraient une armée humanitaire, philosophe et pacifiste. Et qu’est-ce qu’une telle armée ? À proprement parler ; ce n’est rien. À ces fades niaiseries, opposons la prière franche et vive qu’adresse à Dieu, dans l’église de Cherbourg, le soldat Vincent : « Faites que je sois fort et que je tue beaucoup d’ennemis… »

Le soldat Vincent, fils d’un instituteur qui ne peut voir un uniforme sans entrer dans le délire où sont les vaches devant un morceau de drap rouge, hésitait et, parmi les séductions diverses des théories, ne savait plus où poser sa prédilection. Et il était éperdu, comme l’est un jeune homme de ce temps. Le capitaine Nangès l’a sauvé, par son exemple, par son ascendant, par ce qu’a de persuasif le spectacle d’une existence analogue sans cesse aux principes dont elle se réclame. Nangès n’est pas un héros extraordinaire ; et il n’a point de génie. Mais, ce qu’il est, il l’est absolument : et il est officier. Il l’est comme on ne peut pas l’être davantage. Il l’est avec l’assurance qu’il a raison de l’être. Il a conscience d’appartenir à une équipe de gens — l’armée — qui ont une tâche en ce monde. Leur tâche : fabriquer de l’histoire. Or, à notre époque riche d’historiens, on ne fait plus d’histoire ; on en écrit, on n’en fait plus. C’est là, remarque Nangès, « un des signes les plus étonnants de notre barbarie ». Alors, les soldats ? Ils sont prêts, pour le jour où l’histoire recommencera. Et puis ils sont tout équipés, afin qu’il y ait des soldats. Il le faut : et cet impératif catégorique sur lequel repose l’affirmation de l’église, nous le retrouvons pour l’affirmation de l’armée..

À la caserne, à la manœuvre et à la guerre d’Afrique, Nangès nous apparaît comme un être qui accomplit une besogne incontestable et dont l’efficacité n’est soumise à nulle hésitation ni à nulle, chicane : regardez-le !… Ainsi, l’armée, de même que l’église, ouvre un refuge de tranquillisant dogmatisme à des âmes que le doute idéologique empoisonnait.

Le roman, d’un bout à l’autre, est salubre : on s’y porte bien et, à le lire, on sent que vous fouette un air tonique, que vous excite une allégresse de santé. Le roman, vers la fin, prend une véritable grandeur. Dans le sud marocain, Nangès, après des escarmouches et des combats, rencontre un officier. Il le voit, comme dans un mirage ; et il se nomme : — Capitaine Nangès, de l’artillerie coloniale. — Lieutenant Timoléon d’Arc, répond la vision ; oui, l’ami du comte de Vigny… Et l’on se souvient du donjon de Vincennes, de la grandeur et de la servitude militaires. Nangès, comme Timoléon d’Arc et le comte de Vigny, a éprouvé « la grande tristesse de l’armée ». Mais, dit à Nangès Timoléon d’Arc, « vous connaissez, vous autres, des grandeurs nouvelles ; vous avez dans le cœur la haine, c’est ce qui nous manquait. Depuis quarante ans… Le comte de Vigny l’a bien dit : nous ne pensions qu’à cette grande ombre qui nous dominait ; au lieu que vous, vous attendez quelqu’un… » Et Nangès : « Ce que l’armée a été pour vous, monsieur, elle l’est aujourd’hui pour beaucoup de Français. Où trouver, se disaient-ils, une raison d’être ? Où trouver une règle, une loi ? Où trouver, dans le désordre de la cité, un temple encore debout ?… »

Cette pensée, à laquelle M. Ernest Psichari a dédié L’Appel des armes, M. Jean Variot lui a dédié Les Hasards de la guerre, un chef-d’œuvre.

Andréas Hermann Ulrich…, né à Strasbourg vers 1880, fut un enfant triste, farouche et qui cachait sous un masque impassible une tendre sensibilité. Orphelin, élevé par sa grand’mère, il a deux oncles, un ancien officier de marine et un ancien officier de l’armée, deux surprenants bonshommes qui, premièrement, se ruinent et enfin le laissent sans argent, — qu’importe ? — sans maison et sans aucune attache dans la vie. Il essaye l’existence comme il peut. L’une de ses tentatives serait d’acquérir, en travaillant, une somme qui lui permît de racheter sa maison : dans la maison où ses pères ont vécu et sont morts, il continuerait leur coutume. Mais, travailler ? Chez qui ? Où ? Il ne trouve sa place nulle part. L’autre tentative serait, faute d’une famille, de s’en faire une dans l’humanité ancienne : il en assumerait le rêve et le souvenir qu’attestent les livres, les tableaux, les champs de batailles illustres. Devant les tableaux, il a conscience de n’être pas un artiste : « J’ai battu en retraite, comme nous disons. » Il sait ce qu’il est ; et il n’admet en lui que ce qui est de lui, car il cherche à composer l’authentique réalité de sa personne. Les livres ? Il y a Montluc le brave et ce qu’il a dit, en 1554, défendant Sienne contre le condottiere Medici, marquis de Marignan : « Il faut crever plutôt, ou reconquérir ce que vous avez perdu ! » Ne le sait-il pas, lui, Français d’Alsace et orphelin dépouillé du sol et des murs qui lui appartenaient ? Il le sait mieux, à la suite d’une phrase décisive. Mais, reconquérir ? Il faut ne pas être seul ; il faut entrer dans une armée. Andréas lit la Théorie de la grande guerre, par K. de Clausewitz, général prussien ; et la science de la guerre lui apparaît comme la plus belle et forte, « celle qui est commandée par la raison même de la nature humaine, la lutte ». Il visite les champs de batailles : Wagram, Austerlitz, Esslingen, la Bérésina. Il en ressent la mélancolie glorieuse et l’enivrante majesté ; puis, éveillant la mémoire des morts, il voit les alignements humains, les foules disciplinées, cette géométrie calculée et vivante, la décision multiple et, dans la masse qu’une volonté soulève, l’initiative obéissante de chacun. Désormais, il connaît son devoir pareil à son désir : être un soldat dans une armée. Un pays a besoin d’une « caste exemplaire » ; et c’est, dans une démocratie, le rôle de l’armée. Ou bien le rôle de l’église. Mais, de nature, on est ou prêtre ou soldat ; Andréas, soldat. Seulement, il n’a plus l’âge d’un soldat de chez nous. Donc, il lui reste de refaire sa vie parmi les « aventuriers militaires » : il s’engage dans la Légion. À la bataille, en Afrique, il sera blessé mortellement. Du lit où il souffre en attendant l’agonie, à l’hôpital de Casablanca, il écrit : « J’ai été bien heureux pendant les derniers temps de ma vie ! »

Pour dégager le dessein du livre, je l’ai réduit à ses idées. L’on n’en voit plus que le squelette. Mais qu’on veuille en imaginer les idées remuantes et charnues. Admirable récit : chacun des épisodes y est un geste dans la continuité d’une action logique et dramatique. Des péripéties variées et qui se développent avec régularité, sans que rien y soit adventice, de sorte que c’est la substance même du sujet qui se nourrit et qui s’épanouit. Un ordre vivant : et l’auteur a procédé selon sa doctrine morale ; la composition du livre est l’emblème, l’exemple et la preuve de son éthique.

Que de scènes traitées avec la plus forte maîtrise ! Et le pittoresque le plus intelligent, qui nous dépayse nous amuse, et qui ne nous déconcerte pas. L’auteur sait nous accoutumer sans retard à des singularités d’âmes et de mœurs qui, nous ayant divertis, engagent notre confiance et ainsi notre intérêt. Il arrive, dans l’originalité surprenante, à l’évidente vérité, qui est le don principal du conteur.

Les sentiments sont délicats et mâles. Le plus moderne émoi revêt ici un caractère cornélien. Que d’énergie dans la douleur et de noblesse dans le pathétique ! Andréas, si réel, et individuel avec une si fière désinvolture, s’agrandit jusqu’au plus magnifique symbole et le plus concluant. Ce garçon qui n’a rien fait de mal, qui pâtit d’avoir été abandonné par ses morts et de n’avoir pas deviné ce que ses morts lui devaient dire, et qui, cherchant sa discipline, arrive à cette extrémité hautaine de se mettre à son rang parmi les soldats de fortune, cet aventurier qui réclame une rude contrainte, et fût-elle arbitraire, incarne tout le malheur de son temps, le désespoir et la dignité, la grande angoisse et la décision d’une jeunesse qui a pris au sérieux, qui a pris au tragique les dévastations où flânent encore et vieillissent curieusement quelques joueurs de flûte, les derniers peut-être.

XIII. Homère

Quand je connus Homère, étant très enfant, ce fut par une vieille estampe qu’il y avait au mur, encadrée d’or, dans la maison de mon grand-père. Entre l’image et la vitre, de fines poussières s’étaient insinuées. Je me rappelle qu’un jour je montai sur une table pour chercher l’interstice par où elles avaient dû pénétrer. Je ne vis rien : le cadre était bien clos ; du papier bleu, collé au dos, le fermait.

Alors, ces mystérieuses poussières m’apparurent comme le signe d’une terrible ancienneté, si lointaine que je n’en pouvais évaluer la distance, le recul profond dans les siècles. Ce fut là mon premier sentiment de la durée : j’imaginai un temps antérieur à mon grand-père et au père de celui-ci. Lorsqu’on m’apprit, bientôt, l’histoire sainte, l’histoire aussi de Charlemagne, de Louis XIV et de Frédéric Barberousse, la diversité des époques me fut, malgré les dates, inintelligible ; et tous ces bonshommes d’autrefois se groupèrent pour moi, dans le passé vague, indéterminé : Homère était parmi eux, avec Mathusalem et Salomon.

Je le vois encore, drapé dans une robe aux longs plis, sa lyre sur le dos, car il voyageait.. Et il levait un bras vers le ciel ; sa main gauche était appuyée à l’épaule d’un jeune garçon qui le guidait, car il était aveugle, ainsi qu’en témoignaient ses yeux pareils à ceux des statues, sans petit point noir au milieu. À sa bouche entr’ouverte, on devinait qu’il déclamait quelque chose ; comme auditoire, il avait les flots agités contre le roc.

Ce vieux vagabond, je le pris pour un énergumène, bien que la juste signification de ce mot m’échappât ; mais j’avais entendu appeler ainsi des gens redoutables, qui font des discours et des gestes et qui n’ont pas le sens commun. Ceci me troublait, par exemple : comment mon grand-père, qui professait, à l’endroit des énergumènes, une si vive hostilité, possédait-il le portrait de celui-là ?

Un matin, je l’interrogeai sur Homère ; et il me dit :

— C’est un grand poète de jadis, le plus grand de tous les poètes. Tu liras ses vers plus tard. Il était le fils du fleuve Mélès et de la nymphe Krétéis.

Je me sauvai au jardin ; à toutes jambes, je m’enfuis, terrifié de telles révélations déroutantes ; et je jouai avec du sable, afin de me distraire de ces bizarreries. Mais le fleuve Mélès, la nymphe sa femme, et le vieux vagabond leur fils, m’ont fait peur, très longtemps.

Ensuite, il a fallu que j’apprisse, afin de le réciter, L’Aveugle d’André Chénier ; c’est un des plus émouvants souvenirs de ma prime adolescence.

Combien me plurent ces beaux vers, pour leur calme harmonie et pour l’évocation soudaine d’une vie héroïque et pastorale ! Le vieux vagabond, que j’avais oublié, se divinisa.

C’était au cours de longues vacances que je passais dans une petite ville provinciale. Aux alentours, où l’on me menait pour la promenade, il y avait des prés municipaux ; et là, s’installaient quelquefois des bohémiens, sur le compte desquels ma bonne s’exprimait durement. Elle les accusait de forfaits effroyables, comme d’allumer les meules et les fermes, de voler les enfants et de jeter le mauvais sort aux troupeaux. Je revins de ces préventions, un jour que j’aperçus, à côté de la roulotte, un vieillard à la barbe blanche et mal vêtu, mais qui déclamait quelque chose. Je compris qu’il était un Homère, à n’en pas douter, et que ma bonne, comme les enfants de Cymé dédaignant Mnémosyne, était maudite de la muse. J’aurais voulu aller dire au vieillard :

Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?
Serait-ce un habitant de l’empire céleste ?…

Il ne fallait pas y songer. Ma vigilante bonne se hâta, déblatérant contre les chemineaux. Le soir, on m’enseigna qu’elle avait raison de haïr ces gens qui n’ont pas de domicile. Mais moi, je rêvai dès lors d’aventures et mon cœur d’enfant sage frémit à la pensée d’une libre existence ; je fus dans le chimérique état d’esprit où, par un privilège poétique, est resté notre Jean Richepin, l’ami des gueux et des tsiganes.

Dans le jardin de mon grand-père, tout un été, j’invoquai le dieu de Claros, Apollon-Sminthée, à l’arc d’argent ; je le priai de me servir de guide, à cause des molosses, à cause des marchands de Cymé, à cause des périls qui menacent l’indigent étranger…

À peine, mes enfants, vos mères étaient nées
Que j’étais presque vieux !…

De générations en générations, partant de mon grand-père et allant, en idée, jusqu’aux âges les plus lointains où mon imagination se heurtait, je pris conscience d’une époque qui eût été la jeunesse du monde. Je m’en souviens ; les cloches de la cathédrale voisine sonnaient pour la fête de la Sainte-Vierge. Leurs volées magnifiques jetaient dans l’air une gaieté de vie nouvelle. Toujours plus vifs, les sons allaient, venaient, et les vibrations de l’un continuaient encore, que l’autre déjà s’épanouissait. Épanouies aussi, et pareillement, les fleurs du jardin, géraniums et roses, dans l’abondance du soleil, embaumaient. Ces merveilles aidant à ma jeune méditation, il me sembla que je vivais aux premiers jours humains ; dans un paradis terrestre peuple d’histoire sainte, je vis le vieil aède et je l’entendis qui me saluait :

Je vous salue, enfants venus de Jupiter,
Heureux sont les parents qui tels vous firent naître…

Les enfants ont une extrême facilité à confondre les époques, à réunir en une seule et hardie synthèse les éléments divers de ce qu’ils aiment ou admirent, il me suffit de me rappeler les paradis terrestres fort païens qu’organisait ma puérile rêverie pour que je trouve naturelles ces audaces du prompt et charmant moyen âge qui, dans le texte d’Homère, lut l’annonce du Messie et ainsi transforma en prophète, en Ézéchiel prématuré, le chanteur d’Achille aux pieds légers et d’Ulysse prudent. Les savants de l’ingénieuse Alexandrie avaient préparé cette erreur, si féconde pour l’apologétique.

Moi aussi, quand j’allais à la cathédrale, pour les vêpres, et que le soleil illuminait bien un grand et compliqué vitrail où il y avait, non loin de Saint-Hubert et du cerf dont le chef était surmonté d’une croix, Roland, neveu de Charlemagne, donnant de Durandal sur une roche, je mêlais ces belles histoires et ma ferveur les animait toutes également.

Une autre verrière me ravissait ; elle signifiait l’aventure de l’enfant prodigue. Et moi, j’aurais été cet enfant-là volontiers, ce bohémien, ce vagabond. Vers le milieu de la verrière, le peintre avait représenté les divertissements auxquels l’enfant prodigue se livra quand il fut loin de chez son père. Il dînait en la gaie compagnie de deux jeunes filles, affables toutes deux, l’une appuyant sa tête sur l’épaule du jeune homme et l’autre couronnant de roses ce frivole. Elles étaient, l’une et l’autre, si jolies, que je les pris pour des nymphes. Ou, du moins, je ne me disais pas qu’elles fussent des nymphes précisément ; mais, quand je pensais à Krétéis, cette nymphe qui eut pour fils Homère, je me la figurais sous l’apparence élégante et câline de l’une de ces deux jeunes filles, celle qui couronne de roses le front du beau poète : pas un instant, je ne doutai que l’enfant prodigue ne fût un invocateur d’Apollon-Sminthée. Le fleuve Mélès, d’abord, me dérouta ; mais je cessai bientôt de songer à lui.

Tel était le désordre de mes idées et telle la combinaison hasardeuse du petit nombre de faits que j’avais à ma disposition. Il en résultait de bizarres rencontres ; de furtives analogies créaient en mon esprit des systèmes fallacieux auxquels j’accordais ma créance avec ingénuité. C’est à peu près ainsi que les époques anciennes procédaient ; elles avaient une pareille liberté pour concevoir à leur manière les époques plus anciennes encore. Et c’est ainsi qu’elles modifièrent à leur gré le personnage admirable d’Homère ; il fut, pour elles, un peu chrétien. Il y a quelque chose d’enfantin dans la collective pensée des siècles que la méthode historique n’avait pas disciplinés. Aussi les souvenirs d’un enfant nous aident-ils à comprendre les généreuses fautes d’interprétation qui ont été commises autrefois et à la faveur desquelles a pu durer si glorieusement l’antiquité.

Un Italien délicat, M. Comparetti, sénateur et latiniste, a écrit un beau livre qui s’appelle Virgilio nel medio evo. Il y raconte l’étrange destinée qu’eut « Virgile au moyen âge » et comment le poète de Rome impériale devint, sur les portails des cathédrales, le voisin de la Sibylle et du prophète Jérémie. C’est une belle histoire !… On utilisa Virgile encore beaucoup plus qu’Homère et on l’installa vraiment dans la série des précurseurs et des annonciateurs discrets. L’idée religieuse fut que Dieu avait, de tout temps, préparé la suprême révélation ; seulement, jusqu’à la venue manifeste du Christ, il l’avait, cette révélation, couverte de symboles difficiles. Et toutes choses contenaient obscurément le Verbe, avant que le Verbe se fit chair. Il était dans la nature créée ; il se cachait dans l’abondante et subtile allégorie des paysages et du ciel ; et il se dissimulait aussi dans les poèmes. Maintenant, à la claire lumière de l’Évangile, on savait le découvrir partout où il s’était enveloppé d’apparences prestigieuses. Ainsi travaillaient sur l’antiquité les théologiens ; de même, ils développaient littéralement et commentaient avec force détails la pensée qui est incluse dans ces quatre mots : Cæli enarrant gloriam Dei  ; et, de même, ils traduisaient comme des signes évidents du Christ, de la Vierge et de tout le dogme les mœurs des animaux, et du lion, par exemple, qui, fuyant les chasseurs, efface avec sa queue la trace de ses pas sur le sable : ainsi le fils de Dieu, venant ici-bas, s’entoura de divin mystère assez pour que les Juifs ne le reconnussent pas. Les animaux furent prophètes ; et prophètes aussi, les cieux, tous les objets de la nature, les livres des païens. Une foi subtile et dialecticienne organisa ce prodigieux rébus.

Ah ! les fins et les sublimes contresens ! Et comme la ferveur chrétienne avait de l’entrain pour tirer à elle et pour accaparer l’antiquité !

À l’époque de la Renaissance, un paganisme nouveau adopta un autre système de contresens et, dans les œuvres de l’antiquité, chercha une philosophie panthéistique et naturelle, un audacieux libertinage de l’esprit, les éléments d’une polémique anti-chrétienne.

Qui écrira l’histoire des tribulations qu’a subies depuis deux mille ans l’idée de l’antiquité ? Au dix-septième siècle, pour un Racine et pour un Fénelon, l’antiquité est une époque privilégiée, presque complètement dégagée de la chronologie et où vécut, si l’on peut ainsi parler, une humanité emblématique. Les hommes de la révolution abusèrent de Plutarque. Et, n’accusons pas Plutarque ; mais, sans lui, le langage de la révolution n’aurait pas été tout à fait ce que nous lisons qu’il fut, — ce langage emphatique, niais et assez beau ; — sans Plutarque, sans ce Plutarque hyperbolique et faux qu’elle imagina, elle aurait peut-être été plus vile encore en ses manières.

Et il n’est pas jusqu’à nos républicains de 48 qui n’aient subi l’influence d’une Rome inexacte et d’une Athènes fallacieuse.

Ainsi vivait encore l’antiquité jusqu’à l’époque qui a précédé la nôtre. Elle vivait, différente d’elle-même. Ce qui vivait, ce n’est pas l’antiquité vraie, assurément, mais une antiquité que les générations successives avaient transformée à leur image, selon le gré de leur passion, de leur commodité, de leur intelligence particulière, selon l’usage, exorbitant parfois, qu’elles voulaient en faire. L’antiquité vraie était morte, avec ses hommes, un beau jour. Mais ce qui, d’une époque abolie, subsiste, c’est l’idée qu’ont d’elle les générations ultérieures. Et, cette idée-là, pour qu’elle dure, il faut qu’elle soit erronée. Il faut, en effet, que les siècles s’intéressent à elle ; et l’égoïsme naturel des siècles fait qu’ils s’intéressent au passé quand ils le sentent pareil à eux, quand ils le rendent pareil à eux, en quelque chose, et, de cette façon, l’emploient, l’exploitent, se servent de lui comme d’un argument, lui prennent en substance de leur pensée imprévue et, bref, le manient à leur guise. Le contresens est l’inévitable loi qui domine l’histoire des idées ; c’est à lui qu’a été due, jusqu’à présent, la continuité morale des âges.

De là, cette façon désinvolte qu’on eut, avant nous, de traiter les époques anciennes. Oui, une façon désinvolte, et plus pieuse que notre superstition d’archéologues.

Les gens du moyen âge et d’ensuite continuaient de siècle en siècle la construction des cathédrales, sans se préoccuper des plans du premier architecte. Le dix-septième siècle appliqua aux nefs gothiques des façades abominables. Mais il n’y a que deux manières d’agir, avec les monuments anciens. Ou bien on prolongera leur vie, coûte que coûte, au-delà des limites normales ; et, pour cela, on les adaptera aux conditions incessamment nouvelles de l’existence ; ou bien on permettra qu’ils meurent tranquillement, quand leur destin sera révolu et quand la pensée dont ils ont été la forme ostensible aura cessé de se faire entendre, c’est pourquoi on ne devrait pas, à mon avis, restaurer le Parthénon. Les monuments ont leur durée. Ils vivent autant que vit pour l’humanité le rêve qui les a dressés sur le sol. Plus ce rêve était fort et puissant, plus ils ont été solidement construits. Plus il était fécond et capable d’enchanter l’avenir, plus l’avenir les a respectés et plus ces pierres bâties demeurent énergiquement attachées à la terre. Le Parthénon chancelle, parce qu’en définitive c’est bien fini de l’hellénisme. Le Parthénon aurait duré plus longtemps si, autrefois, des moines l’avaient pris — et arrangé à leur guise ! — pour en faire la chapelle de leur couvent. D’ailleurs, ce n’est pas ce que je propose : le temps de ces simples et vives hardiesses n’est plus. Les antiquaires que nous sommes ne toléreraient pas cela ; et, cela, ils le feraient sans spontanéité, sans gaillardise : ils le feraient mal.

C’est, je crois, un trait significatif de la civilisation moderne : nous sommes des antiquaires, nous avons un sentiment juste et archéologique des époques qui ont précédé la nôtre. Nous nous efforçons de leur laisser ce que les philosophes appellent un caractère objectif. Pour cela, nous avons soin de ne pas nous mêler à elles, de nous détacher d’elles. Alors, notre ferveur ôtée qui seule les animerait, elles ne sont plus que de la mort indifférente.

Un jour, le peintre James Tissot, qui avait illustré l’Évangile, rencontra M. Degas. Pour illustrer bien l’Évangile, le peintre James Tissot avait fait le voyage des lieux saints ; et, là-bas, il avait exécuté nombre de parfaits croquis, cherchant l’exacte ressemblance des paysages et des types, veillant à ne pas inventer, mais à suivre le rigoureux détail de la réalité qu’il observait. M. Degas lui dit à peu près :

— Je vous félicite, monsieur. Vous avez copié le mur de Jérusalem avec beaucoup de scrupule. Seulement, monsieur, pour nous, le Christ n’est pas né en Judée : il est né à Épinal.

Admirable formule, et dans laquelle est excellent le choix d’Épinal, ville de populaire imagerie ! Admirable formule, et la meilleure pour attester la fantaisiste destinée des légendes !… Un certain agitateur israélite est mort sur la croix. Que nous importe de lui ? Et, s’il n’était question que de lui, ce serait affaire aux érudits. Mais le Jésus qui a troublé le monde et qui le trouble, celui-là est un beau et terrible Jésus d’image ; et il est né, oui, à Épinal.

La conséquence du travail archéologique que fait notre temps, la voici : l’histoire s’en ira en poussière sèche et vaine ; ce sera fini de tout ce que donnaient à la continuité morale des âges ces contresens, si pleins de bonne foi et riches de complaisante idéologie.

… Mais, moi, j’aimais Briséis et Nausikaa. Je ne les aimais pas en humaniste et encore moins en philologue. Toute une saison, je fus épris d’elles, et au point de ne pas savoir laquelle des deux je préférais : mon amitié, quelquefois, les confondait ; et, quelquefois, ma prédilection allait à l’une ou à l’autre de ces rivales qui alors se disputaient mon cœur adolescent.

Ah ! Briséis trop silencieuse et de qui Homère ne cite pas une parole, mais qu’il appelle « Briséis aux belles joues », comme tu t’en allas de mauvais gré lorsque Talthybios et Eurybatès, les envoyés d’Agamemnon, vinrent te chercher et te ravir aux caresses du jeune Achille !… Petite esclave qu’avaient sans doute familiarisée les procédés affectueux de ton possesseur, mon imagination te voyait partir avec ces deux hommes ; et je t’accompagnais de mon chagrin. Achille, quand tu t’éloignais, ne t’a pas dit adieu : c’est à cause de sa grande colère ; et son orgueil était encore plus ému que sa tendresse. Moi, Briséis, j’avais pitié de ton obéissance et je plaignais tes larmes. J’aurais voulu être Talthybios ou Eurybatès, pour t’encourager avec des mots choisis et te prier de ne pas te retourner vers Achille, ton ami, puisque la fatalité t’emmenait. Plus encore, j’aurais voulu être Agamemnon, ce roi des rois, dont la conduite m’indignait et dont l’amoureuse autorité, pourtant, me tentait. Car je devinais que bientôt tu aimerais Agamemnon, pour sa fière initiative.

Et vous, Nausikaa, princesse plus heureuse, fille du magnanime Alcinoüs, vous montez sur un char que traînent des mules ; vous tenez les rênes et le fouet ; vos servantes vous accompagnent. Et voici. Auprès du fleuve et des lavoirs, il y a une prairie. Alors, vos servantes et vous, comme le soleil est chaud, vous ôtez vos vêtements, vous vous baignez et puis vous jouez à la balle. C’est vous qui dirigez, avec entrain, le jeu, Nausikaa aux bras blancs ; et vous êtes plus grande que les autres jeunes filles, ainsi que, sur le Taygète et l’Érymanthe, Diane dépasse de la tête les autres chasseresses. Sicut lilium inter spinas, ita est amica mea inter filias Et puis, ô petite princesse Nausikaa, c’est votre plaisir de laver vous-même, au fleuve, votre robe et tout votre accoutrement de jeune fille ; vous jouez à la lavandière, comme notre reine Marie-Antoinette, dans le décor joli de Trianon, jouait à la fermière.

Et vous étiez nue, ô Nausikaa !… La pensée de vos bras blancs me troubla ; et je n’osais pas trop songer à vous qui étiez nue, sur la prairie, au bord du fleuve, pour le bain.

Le soir, avant la tombée du beau crépuscule d’été, quand le bleu du ciel verdissait et que les premières étoiles s’allumaient et quand les martinets allaient criant, criant, et que, muettes, les chauves-souris faisaient leurs cent tours, il y avait, dans les rues de cette ville provinciale, des jeunes filles qui jouaient au volant… Avec une sorte de peur, je songeais à vous, Nausikaa, et à vos bras blancs, et à vos compagnes. Je songeais à vous et à Briséis, à vous si gaie et à la triste Briséis… Ah ! l’une et à l’autre, vous avez été mes petites amies les plus émouvantes. Je lus ainsi l’Iliade et l’Odyssée avec une ferveur attentive. Elles ne me furent pas lettre morte, mais, vive !

*
*   *

Je me souviens d’un matin d’automne, qui, dans ma mémoire, subsiste comme l’un de mes plus tristes matins.

J’étais élève d’un lycée parisien, ancien couvent rebâti en caserne. À peine étions-nous rentrés depuis quelques semaines ; et déjà le plaisir des cahiers neufs, des livres neufs, des belles fournitures de bureau, accessoires d’une vie qu’on inaugure, avait peu à peu disparu ; nous recommencions le vieil ennui.

La classe avait, ce matin-là, préludé comme toutes les autres ; et je la suivais avec une morne indifférence. Soudain, je m’éveillai de ma torpeur. Que n’entendais-je pas ?… De sa même voix, frêle, un peu nonchalante, et que nul incident, nulle pensée n’avait animée jamais, le professeur épiloguait sur la nymphe Krétéis, le fleuve Mêlés, toutes ces fables, et concluait qu’Homère n’avait pas existé. Une sorte d’angoisse me prit ; le sentiment que j’éprouvai ressemblait à la honte : et, je ne savais pas précisément pourquoi, la pudeur de mon adolescence en était offensée. Je n’osais pas bouger. Je regardais mes doigts et je craignais d’avoir à lever les yeux. Le professeur, avec placidité, nous exposait les arguments de Wolff, de Schlegel et de Jacob Grimm : il lançait toute la Germanie à l’assaut de la culture antique. Et il faisait cela sans hâte, sans épouvante, sans émoi aucun. Moi, je tressaillais. Entre mes doigts et mes yeux, une image s’était réalisée, celle du vieil Homère encadré d’or et qui déclame, appuyé d’une main sur l’épaule d’un jeune garçon. Cette image était immobile et parfaitement nette. La kyrielle des arguments défilait : oui, la diversité des civilisations que représentent et l’Iliade et l’Odyssée, les interpolations évidentes, l’archaïsme de certains morceaux et la jeunesse de quelques autres, le travail d’arrangement que les contemporains de Pisistrate exécutèrent, — et l’écriture qui n’était pas encore inventée au temps des poèmes homériques !… L’écriture ?… À la vérité, je ne concevais pas qu’Homère eût écrit ses poèmes. Je le voyais, je l’entendais qui les improvisait et les chantait. Mais le professeur affirmait qu’une mémoire humaine ne sait pas garder tant de vers intacts. Et donc il y avait anciennement, avant que l’écriture fut inventée, des tas de chansons, plus ou moins longues, quasi indépendantes les unes des autres, et que des savants, plus tard, réunirent, — des tas de chansons, nées à l’aventure, produits de l’imagination collective d’une époque. Avec tout cela, Homère l’aveugle, fils harmonieux de la nymphe et du fleuve, Homère divin s’évanouissait parmi les légendes : il n’était plus qu’un nom, qu’un bruit de voix, flatus vocis, il n’était plus qu’un admirable mensonge, un beau prestige défait.

Plus tard, deux ou trois ans plus tard, ils m’en ont enseigné bien d’autres !… Selon le subtil évêque de Cloyne, Berkeley, ils m’ont appris que le monde extérieur n’existe pas et n’est que la raisonnable chimère de notre pensée ; ils m’ont appris que je vivais au milieu de mon rêve et que j’étais l’inventeur des fausses réalités où j’appuyais ma certitude. Ce me furent des mois étranges, décevants et divertissants, où j’ai vécu, parmi des apparences, à badiner, comme un petit Hamlet collégien.

La substance, derrière les phénomènes, s’était anéantie. Il ne resta qu’une fantasmagorie inconsistante et bien réglée, à laquelle mon habitude servait de loi.

Eh ! bien, cette révélation m’amusa et ne m’émut guère. Elle transforma toute ma rêverie ; elle me fit goûter extrêmement l’usage d’une dialectique surfine : et je lui consacrai le loisir abondant de mon esprit. Je sus m’expliquer à moi-même, avec les tours de raisonnement les plus ingénieux, que l’apparence qui n’est pas capricieuse offre les mêmes garanties, a le même mérite et le même agrément qu’une réalité substantielle et, après tout, la remplace le mieux du monde.

Quand je connus, ou crus connaître, — c’est tout un, — que le monde extérieur n’existe pas, j’étais à l’âge où, volontiers subversif, on s’aventure dans les pires courses de l’idéologie. La juvénile ardeur que j’avais excitait mon audace ; à pareille distance de mon espoir et de mon souvenir, je me sentais libre comme, auparavant, je ne l’avais pas été, comme depuis lors je ne le fus pas. Et ainsi, le monde extérieur s’anéantit sans que j’en eusse de tristesse : le voile de Maïa, splendide et largement éployé devant mes yeux, me cachait la catastrophe. Mais qu’Homère n’eût point existé, cela, je ne le supportai pas sans chagrin.

Je me souviens de cette cour de lycée où, après la classe, je me trouvai pour la récréation. Elle était carrée, encadrée de bâtiments laids. De petits arbres y vivotaient, dont les feuilles avaient roussi dès l’été. À cause d’une pluie menue et persistante, nous nous étions réfugiés sous la demi-toiture d’un préau qui longeait l’un des côtés de la cour. Et là le tumulte s’exaspérait. Moi, dans un coin, tout seul, je songeais à diverses mélancolies, que résumait cette phrase courte et obsédante :

— Homère n’a point existé !

Il avait été le compagnon de ma pensée enfantine ; et il m’était si familier que cette nouvelle me donna l’impression d’une désespérante mort, — et comme d’une double mort, puisque, non seulement il n’existait plus, mais jamais il n’avait existé. La destruction gagnait toute la durée et jusqu’au fait même de sa vie. L’ingénieux Zénon, qui consacra l’exquise finesse de son jugement à formuler les déconcertantes antinomies du scepticisme, disait : — On ne peut pas dire que Socrate soit mort ; en effet, il faudrait que cet événement fût arrivé avant, pendant ou après la vie de Socrate et chacune de ces trois hypothèses est absurde.

Je me désolais d’une mort qui n’était point arrivée ; je déposais les fleurs de mon regret sur une tombe vide.

L’esprit mieux assuré, plus tard, j’aurais argumenté à ce propos ; et j’aurais, somme toute, réparé le désastre que Wolff amena, comme je relevai — pour moi — de ses décombres le monde extérieur qu’avait démoli Berkeley. Je me serais dit que la légende d’Homère valait une authentique histoire et que le chanteur collectif et anonyme, la jeune Grèce émue de poésie et célébrant ses primes joies, valait bien l’anecdote d’un vieillard aveugle et vagabond. Mais je regrettais Homère ; et aucune allégorie, nul symbole ne me l’eût remplacé.

Il y a des mots, il y a des phrases qui entrent dans notre vie, un beau jour, et qui en organisent tout le détail. Et il y a de petites phrases, il y a des mots, qui, introduits en nous, dissolvent tout, font de la poussière avec nos croyances, des épisodes avec nos doctrines et du néant avec nos dogmes. Telle fut, pour moi, cette affirmation professorale :

— Homère n’a point existé.

J’avais, là-dessus, la parole de mon grand-père. Je tenais de lui qu’Homère fut le fils d’une nymphe et d’un fleuve. Tout ce que je tenais de lui, tout le passé qui m’était certifié par lui, par ce qu’il me disait et par le simple fait de sa présence parmi nous, oui, tout cela s’en allait en contes vains ; et, ainsi, j’avais perdu la confiance sur laquelle toutes mes illusions étaient bâties. Je me souviens de cette matinée où commença de se défaire le château de mes certitudes. Ce fut la première lézarde ; et pierre à pierre tout s’écroula.

C’est le signe d’une belle architecture, mais périlleuse, qu’une pierre ôtée amène la ruine totale. Ainsi s’abîma en quelques heures le château de ma sécurité. Je ne l’avais pas édifié moi-même ; ni les matériaux n’étaient de moi, ni le plan, ni la combinaison. Il me venait de ma famille, il durait depuis longtemps ; et je ne sais pourquoi c’est justement à l’époque de mon adolescence qu’il se démolit. Mais Wolff en est la cause.

Comme les peuples déçus ou trahis une fois sont pris facilement d’un mal qu’on nomme fièvre obsidionale, ainsi, après la duperie d’Homère, je fus en perpétuel état d’inquiétude. Le château de ma crédulité mis en poudre, je n’avais plus de domicile pour ma pensée ; et j’errai, misérable, soupçonnant des mensonges partout, devinant des impostures, découvrant des sottises, m’éloignant avec effroi des buissons de l’histoire où je savais qu’étaient blotties des perfidies.

Une telle méfiance est recommandée à qui veut acquérir la méthode critique et en connaître les bienfaits de toute sorte. Elle vous permettra de n’être guère dupe ou, au moins, de n’être dupe que d’elle-même et de son outrecuidance, jusqu’au jour où, déçu par elle encore, vous serez enfin recueilli dans l’hôpital de ce bon Samaritain, le nihilisme.

Seulement, avant d’arriver là, il y a bien de la fatigue et de l’amertume. Le plus dur moment est celui où vous quittez le château de vos certitudes irréfléchies, les plus spontanées, les plus chères.

J’ai fait ce rêve. Il y avait une vieille demeure, ancien asile de mes premières confiances. C’était une maison provinciale, aux murs épais, ouverts de peu de fenêtres, au toit de tuiles moussues ; et elle ressemblait à la maison de ma jeunesse. Par la porte à demi close, un cortège d’ombres en sortait, et s’en écartait, et ne se retournait pas vers elle, et jamais n’y reviendrait. Ces ombres avaient des formes humaines. J’y remarquai des visages aimés, jeunes, ou chargés d’ans, selon qu’ils m’avaient manqué tôt ou tard ; visages vrais et visages allégoriques, les uns tristes et d’autres gais, ceux-ci que la mort avait glacés et ceux-là que l’indifférence avait obscurcis ; visages de parents, ou visages de jeunes filles, et visages d’idées. Ils défilèrent lentement, solennels, ou furtifs. Et l’ombre qui menait ce long cortège, c’était, drapée d’étoffes amples, une main levée au ciel, l’autre appuyée à l’épaule d’un jeune garçon, c’était l’ombre divine et harmonieuse d’Homère aveugle, fils de la nymphe Krétéis et du fleuve Mélès. La troupe de mes amitiés s’en alla, conduite par lui.

L’hypothèse de Wolff a été prodigieusement féconde. Elle a remplacé le personnage traditionnel d’Homère par une doctrine, qui s’est, d’année en année, amplifiée, jusqu’à l’absurde : et c’est alors qu’elle a triomphé le plus magnifiquement. Maintenant, elle est à son déclin ; mais elle a répandu avec une étonnante profusion les idées les plus fausses dans la critique du dix-neuvième siècle.

Après Wolff, il y a Frédéric Schlegel qui écrit, de l’épopée homérique : « Ce n’est pas une œuvre qui ait été conçue et exécutée ; elle a pris naissance, elle a grandi naturellement. » Et puis il y a Jacob Grimm, pour généraliser et être plus impérieux : « La véritable épopée, dit-il, est celle qui se compose elle-même ; elle ne doit être écrite par aucun poète. » Et puis, il y a le philosophe Steinthal, qui possède bien le jargon des universités allemandes et qui déclare : « L’épopée grecque est une production organique… Elle est dynamique1. »

Frédéric Schlegel, Jacob Grimm et le philosophe Steinthal, j’aime beaucoup ces trois docteurs, ces trois bonshommes qui ne doutent de rien et qui disent des choses très vagues avec une impétuosité superbe !… L’épopée homérique n’est pas une œuvre qui ait été conçue et exécutée… C’est une œuvre cependant, et qui a été exécutée. Seulement, elle n’a pas été conçue. Elle n’a pas été conçue, mais elle a pris naissance !… Où donc ? et toute seule ?… Voilà !… Elle « se compose elle-même », ajoute le bonhomme Grimm, explicite de son mieux. Et elle ne doit pas — sous peine d’offenser le bonhomme Grimm — être écrite par aucun poète ; elle ne le doit pas. Si elle l’était, on lui refuserait le nom de « véritable épopée ». Car la véritable épopée est un absolu, un être de raison, que des philologues, imbus de la métaphysique des autres, ont inventé à leur convenance et dont ils parlent à leur gré. L’épopée grecque est « organique », « dynamique », quoi encore ?…

Il faut qu’on remarque d’abord la médiocrité de ces formules qui ne disent rien de précis et dont le dogmatisme est d’autant plus insupportable qu’il est plus despotique. Une opinion est despotique et insupportable quand on la présente avec arrogance et quand on n’a seulement pas pris la peine de citer en sa faveur quelques faits un peu persuasifs. Or les Wolff, Jacob Grimm, Frédéric Schlegel et Steinthal ne citent pas beaucoup de faits : ils aiment mieux affirmer des doctrines. Parmi le petit nombre des faits qu’ils citent tout de même, l’un des meilleurs, l’un de ceux qui leur ont le plus servi, c’est la non-existence de l’écriture à l’époque où — j’allais dire : furent composés, mais non ! — à l’époque où « naquirent » les poèmes homériques. Alors, ils repoussaient dans le passé, le plus possible, gaillardement, la date auguste de cette naissance. Le onzième siècle ne les effrayait pas, ni le douzième !… Cela sans preuve, assurément. Or, s’ils avaient bien voulu être raisonnables, ils auraient songé que, les murailles d’Égypte et d’Assyrie les plus anciennes étant couvertes d’inscriptions, l’écriture pouvait, dès une époque reculée, être connue en Asie Mineure ; et ils en auraient trouvé la preuve dans l’existence même des longs poèmes homériques, au lieu d’imaginer, pour ces poèmes, des théories compliquées et mal motivées. Les fouilles récentes qu’on a faites en Crète ont amené la découverte nombreuse de briques toutes couvertes d’écriture. Ces briques sont de quinze siècles, au moins, antérieures à l’ère chrétienne. Donc l’écriture était connue dans le monde grec bien avant l’époque la plus lointaine à laquelle on ait jamais eu l’idée de faire remonter l’éclosion des poèmes homériques.

Les briques de Crète n’étaient pas encore sorties du sol quand les Wolff, Schlegel, Grimm et autres constituèrent leur système. Mais ils eurent tort de ne pas se méfier, de déclarer tout de go, avec une imperturbable assurance, que l’écriture n’existait pas au temps homérique. D’une manière générale, c’est un de leurs torts impardonnables, d’arriver à des conclusions violentes en procédant toujours par déclarations catégoriques, a priori. On se renseigne un peu, que diable, avant de démolir Homère !… Leur idée philosophique ou, si l’on veut, sociologique, l’idée à laquelle ils tenaient vraiment, et qu’ils ont répandue effrontément et qui a fait beaucoup de mal, la voici : c’est la substitution de la collectivité anonyme à l’individu. Ils ont voulu établir que les foules sont créatrices.

Bref, ils ont joué un rôle considérable dans la vieille et toujours renaissante querelle de l’individualisme et de ses adversaires. Qu’on lise les sociologues allemands ; et qu’on lise bientôt les théoriciens du socialisme allemand et qu’on place ces doctrinaires dans la réalité de la vie sociale contemporaine : on verra tout ce qui, par les philosophes et les journalistes, est venu des philologues à la politique concrète. Avec ses doux airs d’érudition, le système des Wolff, Jacob Grimm et Schlegel est hardiment démocratique : il le fut d’abord en secret, et puis tout se révéla ; il le fut d’abord avec timidité, puis il eut toutes les audaces. Et, principalement, on l’a exploité avec une ardeur abusive.

Or, il est faux : les foules ne sont pas créatrices. Dans tout ce qui fut inventé depuis que le monde est monde, je vois des trouvailles individuelles. Exemples :

L’une des choses humaines où l’on est le plus disposé à voir une sorte de création spontanée, c’est le langage. Et certes, je ne vais pas épiloguer sur la question des origines du langage. Mais, enfin, de beaucoup de mots, on connaît l’auteur. Aucun des mots récents qui servent à désigner des découvertes contemporaines n’est mystérieux. Nous savons ce qui s’est passé aux seizième et dix-septième siècles, quand les écrivains et les jolies femmes résolurent d’enrichir le vocabulaire de la littérature et de la société. La plupart des mots qui entrèrent alors dans les livres et dans l’usage ont leur histoire, leur biographie. Les précieuses — et telles ou telles précieuses dont on peut dire les noms — ont imaginé des mots, qu’ensuite tout le monde employa et qui même devinrent assez habituels et familiers pour que Molière, qui s’était raillé de ces délicates pédantes, se servit plus tard, et sans qu’il s’en aperçût, de bien des mots qu’elles avaient forgés. Ils sont aujourd’hui dans le langage quotidien.

Mais ce sont des mots savants ?… Je ne crois pas davantage que les mots populaires soient nés spontanément, soient des créations « organiques » ou « dynamiques », comme on dit en Allemagne. Si le nom de leurs auteurs s’est perdu, il n’en résulte pas que ces auteurs n’« aient point existé ». Pareillement les conditions de la trouvaille nous échappent ; mais, de l’insuffisance de nos documents, il n’y a rien à conclure. La jolie fleur qu’on appelle, chez nous, coquelicot, et ailleurs coquerico ou coquericau ou cocorico, les Latins la nommaient papaver. Comment lui est venu son nouveau nom, qui eut une telle fortune que l’autre disparut ? C’est une aventure magnifique et charmante, qu’on imagine aisément. Coquelicot dérive, sans nul doute, d’un quelconque cocorico, lequel imite, en plaisanterie, le cri du coq. Alors, voici. Un jour, — je ne sais certainement pas où, mais qu’importe ? — un villageois — dont je ne sais pas le nom — vit un coquelicot dans un champ de blé mûr. Il avait vu cela cent mille fois ; et il l’avait vu trop souvent pour y être attentif. Ce jour-là, le jour singulier dont je parle, admettons qu’il était de loisir et que les circonstances se prêtaient à sa gaieté : le coquelicot dans les blés lui fit l’effet de la crête d’un coq, oui, d’un beau coq prétentieux, tête levée, qui serait là immobile un instant, parmi la gloire de l’été. Et admettons que, désignant à ses camarades la fleur, il ait, pour signifier la ressemblance qui l’amusait, comiquement poussé le cri du coq, le vif « cocorico ». L’ingénieux badinage ayant plu, le papaver s’appela cocorico désormais : le surnom devint le nom ; ce n’est pas la seule fois que le fait se soit produit.

J’arrange un peu cette anecdote. En substance, elle n’est pas très douteuse. Et ainsi l’origine d’un mot populaire nous mène à un gaillard dont nous ignorons tout, sinon qu’il avait l’esprit délié, amusant, drôle, sensible au pittoresque, sinon qu’il était un individu : — la foule n’a fait qu’adopter sa trouvaille. Si l’histoire de tous les mois était connue ou aisément imaginable, elle nous conduirait pareillement à des individus bien doués et capables de fantaisie : à des individus !…

Comme les architectes du moyen âge furent modestes, on ne connaît pas trop les noms de ces grands bâtisseurs à qui sont dues les belles cathédrales gothiques. Alors, vers le milieu du dix-neuvième siècle, quand on était encore bien romantique, on aima beaucoup à se figurer ces cathédrales qui, d’elles-mêmes, par l’efficace vertu de la foi, sortaient du sol, ainsi que d’une âme pieuse émanent des prières. Les cathédrales n’étaient que la réalisation quasi spontanée du rêve divin qui animait les foules. Et elles ne pouvaient pas ne point jaillir d’une terre qu’avaient ensemencée les os de tant de chrétiens. Ah ! que de métaphores utilisèrent nos historiens et nos poètes, afin de montrer le songe médiéval qui se transforme en pierre et monte en cathédrales.

Eh ! bien, ce n’est pas du tout cela. Et, sans doute, la foi permit aux architectes de se procurer l’argent, les matériaux, les ouvriers. Mais ce sont eux, les maîtres d’œuvre, — un petit nombre de maîtres d’œuvre ; et on sait le nom de plusieurs, maintenant, — qui ont posé, qui ont étudié, qui ont résolu enfin, le problème de l’architecture gothique. Un problème de mécanique, un problème de mathématique, pour lequel de longs calculs et des expériences furent indispensables ; un problème positif. On n’en trouva pas tout de suite la solution ; et on tâtonna ; d’année en année, si nous suivons le progrès de l’architecture romane, on s’acheminait vers la vérité. Un jour, l’un de ces architectes — son nom nous manque, tant pis ! — imagina la voûte à nervures ; lui-même, ou un autre, imagina les arcs-boutants. Et ainsi le réalisme de l’architecture gothique triompha ; et ainsi le combat de la résistance et de la pesanteur fut instauré : la formule d’un art splendide et qui est la gloire de notre pays était trouvée ! Elle avait été trouvée par un homme, ou deux, ou trois, qui étaient connus de leurs contemporains, qu’on appelait par leurs noms, qui vivaient d’une vie individuelle, auxquels on s’adressa de loin pour bâtir des églises, dont on prit des leçons, adopta les idées, célébra les mérites. Les foules ne firent qu’obéir, que transporter les blocs de pierre, les tailler comme on leur disait de les tailler, les placer où on leur disait de les placer. Le génie individuel de quelques artistes avait tout inventé.

Toutes les idées sur lesquelles vivent les foules viennent de quelques savants ou, si le mot déplaît, de quelques individus bien doués. Considérez les grands mouvements de races ou de nations qui ont le plus secoué le monde, les migrations, les révolutions : vous les verrez conduites par des individus éminents, dont l’absence détraquerait tout. Et, sans doute, les circonstances se prêtèrent à l’activité de ces héros : ils auraient pu avoir des âmes de héros et, parmi d’autres circonstances, ne rien produire ; mais il y a un mysticisme bien falot à prétendre que ce sont les circonstances qui, eux, les ont produits. Eux manquant, les choses n’allaient pas ; on bien elles allaient autrement. Examinez ces surprenantes crises populaires qui, à la fin du quatorzième siècle, répandirent dans la haute Allemagne et dans les Flandres les hordes doctrinales des Flagellants. Ces misérables n’étaient pas les inventeurs de leur folie. Leur folie avait son origine première dans le système de ce génial métaphysicien, maître Eckart, panthéiste, précurseur extraordinaire de Spinoza. Seulement, le profond et le difficile système de maître Eckart, intelligible à des disciples privilégiés, était, pour les masses, lettre morte : il ne pouvait, tel quel, rien leur donner. Survinrent des intermédiaires : un Henri Suso qui, de ce spiritualisme subtil, fait de la piété à la vierge et des chansons de clair de lune emblématique ; un Tauler, prédicateur écouté, conducteur de croyants, qui n’a pas compris à merveille la pensée d’Eckart, mais qui en a tout de même attrapé des bribes et qui les éparpille dans son auditoire inquiet. Cet auditoire, à son tour, comprend comme il peut, comprend à sa manière. D’absurdes erreurs sont commises pendant le voyage que font les idées pour aller d’Eckart aux Flagellants. Pourtant, ce sont les idées de ce philosophe qui, transformées, ont mis les cinglantes lanières aux mains de ces foules fébriles. Celles-ci n’ont rien inventé ; elles n’ont fait que mal comprendre. Leurs fautes d’interprétation ne sont pas des trouvailles : elles n’ont rien ajouté à la doctrine ; elles ont supprimé ce qui était trop fort pour elles. Et c’est d’un involontaire appauvrissement du système d’Eckart que résulte la terrible ardeur de ces hérésiarques.

Les foules sont nulles. Et c’est aux foules qu’on veut attribuer l’honneur de l’épopée homérique, aux foules qui sont incapables de toute invention. Je ne sais pas comment lisent les gens qui trouvent un caractère populaire à l’Iliade et à l’Odyssée. La poésie populaire produit de petites chansons extrêmement courtes, en général, extrêmement simples et pauvres, voire un peu sottes. Il n’y a aucune espèce d’analogie entre ces petites chansons et une épopée, aucune. Mais encore, à moins de jouer sur les mots, on ne doit pas dire que la poésie populaire est l’œuvre des foules. Un poème — épopée ou petite chanson, n’importe, — est l’œuvre d’un poète, qui peut bien être, lui, un homme du peuple ; et, s’il est illettré, en outre, on le verra. Les plus modestes refrains qui courent les campagnes ont un auteur, lequel nous échappe tout à fait, mais était un gaillard bien doué, analogue à celui qui eut, un jour, l’esprit d’appeler cocorico le papaver. Même, tels que nous les connaissons et les lisons en des recueils ingénieux, ils ont, habituellement, deux auteurs : le gaillard bien doué que je disais et puis cet autre, le folk-loriste. Un folk-loriste serait un saint et son abnégation dépasserait l’humanité ordinaire, s’il n’améliorait pas du tout les petites choses dont il fait collection, s’il résistait au naturel désir d’y ajouter un peu de lui. En réalité, un folk-loriste n’est pas toujours un saint ; et les plus jolies chansons qu’on ait recueillies trahissent la collaboration d’un ignorant mystérieux et d’un savant discret.

Je ne dis pas que le folk-lore soit une science méprisable ; mais une science périlleuse, oui, je le dis. Ses documents sont dépourvus d’exactitude rigoureuse ; et, quant à ses conclusions, je leur dénie toute valeur scientifique. Le folk-lore est la cause d’un bien grand nombre d’idées fausses, qui ont eu beaucoup de succès et qui n’ont pas fini de nuire. Il a répandu à profusion cette croyance aux foules créatrices, qui est une des plus inquiétantes erreurs de ce temps ; il lui a fourni une sorte de fallacieuse preuve ; il lui a donné un air d’autorité trompeuse. Les foules répètent les refrains que tels individus ont inventés. Et elles les répètent mal, sans guère les comprendre ; elles ont vite altéré le texte, remplacé les mots qui avaient une signification par des syllabes hasardeuses. On ne peut attendre mieux d’elles, car elles sont stupides.

On a dit que l’époque homérique était « la poésie d’une époque », et « la voix de tout un peuple. », et « l’énergique expression de la civilisation héroïque de la Grèce », etc. Qu’est-ce qu’on entend par là ? Si l’on veut affirmer que les poèmes homériques ont eu beaucoup de succès et qu’ils ont plu admirablement à cause de la convenance, à cause de l’accord où ils étaient avec l’époque, avec l’état de la civilisation qui les a vus naître, admettons-le bien volontiers, malgré l’insuffisance des documents. Mais on veut dire davantage, quand on ajoute : « les peuples grecs furent eux-mêmes cet Homère ». Cela, hélas ! m’échappe tout à fait. Je n’arrive pas à me figurer cette génération spontanée d’un poème au milieu d’un peuple ; je ne vois pas ce peuple, je ne vois pas ces peuples grecs qui soudain chantent quasi unanimement : et ce qu’ils chantent tout à coup serait l’Iliade et l’Odyssée, serait au moins quelques parties de ces poèmes. Cette hypothèse, qui a des prétentions majestueuses, me semble absurde et comique.

Entre l’Iliade et l’Odyssée on a signalé des différences nombreuses. Il y a aussi des ressemblances manifestes : on les néglige et on assure que des années et des années de civilisation progressive séparent ces deux poèmes. Dans le texte de l’Iliade et dans celui de l’Odyssée, on aperçoit des contradictions et divers signes auxquels on reconnaît que maints passages furent interpolés. C’est bien possible ; et même c’est à peu près évident. En écartant ces passages, on cherche à reconstituer l’Iliade primitive et l’Odyssée primitive. C’est une œuvre mal commode : pour s’en convaincre, il suffit de constater que les systèmes proposés diffèrent magnifiquement les uns des autres. Toutefois, si loin qu’on aille dans cette aventureuse besogne et quelque désir qu’on ait d’éparpiller les poèmes homériques, — désir inavoué, désir un peu pervers, — on aboutit toujours à une Iliade primitive, à une Odyssée primitive. Celle-ci ou celle-là, on l’a soigneusement appauvrie ; on l’a réduite au minimum de ce qu’elle put être. Telle qu’on a dû, en fin de compte, la laisser, elle est un poème plus ample, mieux composé, plus intelligent, plus riche de détails, mieux écrit que tout ce qu’a jamais produit cette prétendue poésie populaire, qui, elle, pourrait bien n’avoir jamais existé.

Eh ! bien, l’auteur de ce poème primitif, en l’appelant Homère afin de marquer son individualité, on se trompe moins qu’en l’appelant foule, peuple, époque inspirée.

Il y a eu un Homère ; et concédons qu’il n’était peut-être pas le fils de la nymphe Krétéis et du fleuve Mélès, qu’il n’était peut-être pas aveugle et qu’il ne s’appelait peut-être pas Homère. Des fables ornent sa biographie, — des fables charmantes et peu déguisées ; — mais aucune de ces fables n’est aussi improbable, aussi mensongère, aussi folle que celle qu’ont organisée à grand’ peine les savants du dernier siècle autour des foules poétisées, autour des peuples porte-lyres, autour d’une Ionie toute délirante de poésie prodigieuse et d’épopée.

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La thèse de Wolff et de ses continuateurs est, depuis quelque temps, battue en brèche par des érudits, que de récentes découvertes, une lecture plus sincère, une attention moins préoccupée ont avertis utilement. Ils tendent à rapprocher de nous l’époque des poèmes homériques. Déjà, il y a une vingtaine d’années, M. Georges Perrot avouait les doutes que lui inspirait l’âge attribué généralement à l’Iliade et à l’Odyssée. M. Michel Bréal a ressenti la même incertitude ; il l’a notée, il l’a élucidée dans ce beau livre : Pour mieux connaître Homère.

Aux termes d’une très méticuleuse étude, l’auteur aboutit à cette conclusion. Les poèmes homériques ne peuvent pas avoir été composés plus tôt que le commencement du septième siècle. Les critiques antérieurs voulaient remonter beaucoup plus haut, jusqu’au dixième siècle, par exemple, ou même au-delà. Il leur était agréable de placer l’Iliade et l’Odyssée à des époques dont on ne sait rien, parce qu’ils se sentaient ainsi plus libres de formuler les hypothèses les plus extravagantes. M. Bréal leur reproche de méconnaître tout ce qui, dans les poèmes homériques, atteste une civilisation développée. Famille, droit, morale sont, dans le texte d’Homère, constitués. Sous la Grèce des temps homériques, M. Bréal devine plusieurs couches de civilisation : il y a, pour Homère, un passé.

« Le monde naît, Homère chante… » Cette belle idée d’Hugo, nous y renoncerons. Elle donnait aux poèmes d’Homère un charme de divin miracle : l’Iliade et l’Odyssée étaient le premier épanchement poétique d’une Grèce inaugurale. Hélas ! si loin que nous allions dans les âges, la terrible science nous fait apercevoir des âges plus anciens ; et, quand nous cherchons la jeunesse du monde, nous n’arrivons nulle part. La fraîcheur de l’humanité adolescente n’est déjà plus dans les poèmes homériques ; mais ceux-ci, en perdant cette grâce, acquièrent une émouvante majesté, comme les témoins d’une antiquité immémoriale.

Homère se rapproche de nous. Il ne précède que d’un siècle le grand éploiement de l’art éginétique et la constitution des subtiles écoles philosophiques d’Asie Mineure ; il ne précède que de deux siècles Hérodote. Il n’est plus égaré dans une Grèce mythique et hypothétique. Non ! Et il nous apparaît comme un littérateur.

Comme un littérateur très averti, très habile, très malin, très roué. Son œuvre n’est assurément pas la première qui ait été écrite en grec. Nous n’en possédons pas de plus ancienne en cette langue ; mais sa fine perfection suppose un effort plus ancien, plus spontané, plus naïf.

Homère n’est pas naïf ; son œuvre n’est pas l’expression directe d’un génie enfantin qui cède à de lyriques impulsions. Elle abonde en ornements littéraires. Quand Homère demande à la Muse combien les Achéens avaient de vaisseaux et enregistre la réponse de la Muse, il n’est pas dupe du procédé : il pare une statistique. Une bonne partie de sa mythologie est là pour le divertissement du lecteur. Si l’on prétendait y trouver les croyances d’Homère ou de son époque, on se tromperait, — dit M. Bréal, — à peu près comme si l’on prétendait reconnaître dans le Roland furieux de l’Arioste les croyances du quattrocento. Homère badine. Il y a, dans ses poèmes, beaucoup de plaisanterie. Il s’amuse à des effets d’archaïsme. Ayant à raconter la guerre de Troie ; événement quasi fabuleux dont le souvenir a été transmis de génération en génération sous la forme la plus incomplète et la moins sûre, il imagine avec fantaisie une époque assez singulière. Et, certes, il n’est pas un archéologue ; mais il procède comme on a fait jusqu’à ce temps savant où nous vivons : il mêle aux éléments récents, et qu’il emprunte à la vie contemporaine, des traits, réels ou inventés, qui ont un petit air d’autrefois.

Je ne sais pas comment on a pu voir, en l’Iliade, un poème farouche et à demi barbare. Il n’y a rien de plus faux que l’interprétation d’un Leconte de Lisle. Mme Dacier est beaucoup moins inexacte. L’aspect de rude sauvagerie que Leconte de Lisle donne à cette épopée en ne traduisant pas les noms propres et en les transcrivant, sans, d’ailleurs, tenir aucun compte de la prononciation véritable, cet aspect-là n’est pas du tout celui de l’Iliade. Il a désiré que sa phrase fût extrêmement dure et « affreuse », comme on disait au siècle de Mme Dacier ; elle est ainsi, même dans les passages de tendresse. Quoi de plus ridicule que, dans Leconte de Lisle, l’entrevue gracieuse d’Achille et de Thétis sa mère ?… Dans Homère, elle est écrite du style le plus délié ; elle est toute pleine de colère enfantine, de câlinerie et d’une sorte de gaieté. Homère s’amuse, quand il prête au jeune Achille ce langage : « Pourquoi m’interroges-tu ? Ce que tu me demandes, tu le sais, puisqu’étant déesse tu sais tout !… » Homère s’amuse de la question que Thétis a posée et de la situation poignante où il a mis ses personnages ; il s’amuse de l’omniscience de ses dieux : il est familier avec eux, un peu comme les gens du moyen âge, — qui n’étaient pas du tout naïfs ! — sont familiers avec Dieu et avec la mythologie chrétienne. Le voyage que font Zeus et les autres habitants de l’Olympe pour se rendre à l’invitation des Éthiopiens irréprochables qui les ont priés à dîner, ce voyage est un joyeux divertissement.

L’artifice heureux, l’attrayante invention littéraire, les ingénieuses délicatesses de mots caractérisent l’Iliade. Elle est beaucoup plus proche de nous que d’une époque illusoire où des poètes à demi prêtres eussent répandu de sublimes prophéties. Homère n’est aucunement un prophète. Il traite, en poète raffiné, un sujet littéraire.

On ne peut pas supposer que l’Ionie de son temps ait été occupée du souvenir de la guerre de Troie au point de ne pouvoir se défendre de la chanter, au point d’y incarner comme involontairement sa foi religieuse et sa pensée nationale. Homère était un poète qui avait choisi ce sujet-là, et qui en aurait bien choisi un autre, et qui a traité ce sujet-là avec une extrême liberté, indépendamment de toute exigence de la conscience populaire. Et ce n’est pas une œuvre populaire qu’il a écrite. Il ne s’adressait pas à des foules ignorantes, qui n’auraient pas apprécié la qualité de ses trouvailles. Il écrivait pour une élite. Du reste, aucun poète n’a peut-être agi autrement ; je ne connais pas d’œuvre qui soit ensemble littéraire et populaire : ces deux mots me semblent contradictoires.

 

M. Victor Bérard a formulé, à propos de l’Odyssée, un certain nombre d’hypothèses, qui, admises, préciseraient singulièrement le personnage d’Homère2. L’auteur de l’Odyssée aurait eu, parmi ses projets, celui de plaire à quelques roitelets d’Asie Mineure, auxquels il fournissait de flatteuses généalogies. Et, quant à son procédé de travail, il se serait servi, pour ses itinéraires et ses descriptions, de livres antérieurs, portulans et instructions nautiques de ces grands et avisés navigateurs qu’étaient les Phéniciens. Il aurait trouvé là ses paysages : ainsi, un romancier de nos jours, désireux de situer son anecdote dans un pays lointain sans y aller, s’inspirerait commodément d’un Baedeker ; ainsi, Chateaubriand, qui ne fit peut-être qu’un petit tour en Amérique, utilisa — M. Bédier l’a démontré — les écrits de plusieurs véritables voyageurs.

Cela nous fait un drôle d’Homère, de caractère assez peu édifiant, un courtisan subtil, — et un Homère extrêmement homme de lettres. Que nous sommes loin de l’ancienne conception de l’épopée !… Ce n’est plus la Grèce éperdue de poésie et qui chante ses origines : tout bonnement, un poète travaille de son métier.

M. Bérard s’est proposé d’établir que les grandes œuvres d’art sont le double produit d’une tradition nationale et d’une influence étrangère. C’est ce qu’il appelle la « loi du recoupement » Ainsi, la tradition nationale de notre pays aurait donné, au contact du romantisme allemand, Victor Hugo ; plus anciennement, au contact de l’influence anglaise, Voltaire ; plus anciennement, au contact de l’influence espagnole, Corneille ; plus anciennement, au contact de l’influence antique, Ronsard, etc. Et, ainsi, la splendeur du poème homérique coïnciderait avec le « recoupement » de la tradition grecque et de l’influence phénicienne.

Alors, cet Homère, nous ne pouvons plus même nous le figurer tel que je le voyais sur la vieille estampe de mon grand-père, porteur de lyre qui improvise au bord des flots. Non, non, ce n’est pas sur la plage qu’il exhale ses idées mélodieuses, qu’il répète les paroles de la Muse : il travaille à son bureau. Il faut qu’il ait ses documents sous la main, les portulans, les instructions nautiques des Phéniciens, toute une bibliothèque, ses notes et, bref, le fatras qui entoure un écrivain. C’est un homme de cabinet.

La théorie de M. Bérard, ingénieuse à ravir, menée avec un art éblouissant, ne s’impose pas d’une manière invincible : on lui a fait plusieurs objections et on lui en pourra faire d’autres. L’essentiel subsiste, et le voici : l’Odyssée supporte d’être étudiée comme un autre poème dont l’origine ne serait aucunement merveilleuse ; la personnalité d’Homère s’y dessine en traits qu’on modifiera peut-être, mais elle existe, nettement.

Pour que cela seulement soit acquis, je renonce à l’aimable et divin vieillard qui était fils de la nymphe Krétéis et du fleuve Mélès ; je renonce aux touchantes amours de cette nymphe et de ce fleuve ; et je renonce encore au jeune homme pieux qui consacrait de belles années à guider le long des flots retentissants l’invocateur auguste d’Apollon-Sminthée. Il m’en coûte ; il m’en a coûté, jadis, davantage de renoncer à tout Homère, quand un imprudent professeur me donna mes premières leçons de scepticisme.

XIV. Baudelaire

Il y a, dans l’éclatante renommée de Charles Baudelaire, on ne sait quoi de paradoxal et de tragique. Cela n’aurait pas été pour lui déplaire. Il n’était pas simple. Son art est la suprême réussite de l’opiniâtre effort qu’il fit pour n’être pas naturel, mais artificiel autant qu’il le put. Il parvint à l’être ; et il le fut de telle sorte qu’il déplut à ses contemporains et ne tira rien d’eux que haine, mépris ou moquerie. Les gens qu’il avait à rencontrer, pour placer de la copie dans les journaux, des pièces dans les théâtres, des livres chez les éditeurs, tous ces gens-là se méfiaient d’un être si bizarre et qui leur semblait chargé de mystification dangereuse. Il en souffrit, à cause de la pauvreté qui résulte d’un tel isolement. Ces gens aboyaient après lui, comme font les chiens contre un mannequin saugrenu, lequel les effraye pour avoir l’apparence d’un homme et les déconcerte pour n’en être pas un. On le détesta.

Depuis qu’il est mort, la gloire est venue : une gloire économe, qui arrive tard afin de n’avoir pas d’argent à donner ; et une gloire équivoque, toute mêlée encore de scandale.

Écartons les fumées étranges qui font, autour de cette grande mémoire, une atmosphère irrespirable ; dégageons-la des légendes qui l’obscurcissent, la rendent absurde et inhumaine ; tâchons de la restituer avec exactitude, profondément humaine, avec sa qualité philosophique, mais humainement philosophique.

 

Parmi les notes qu’il a laissées, on a trouvé ces lignes : « Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des appartements solennels, tous victimes de terribles passions. » Et puis ceci : « Enfance. Vieux mobilier Louis XVI, antiques. Consulat, pastels, société dix-huitième siècle. » Cela donnerait l’idée d’un luxe et d’une opulence magnifiques et que frappa la destinée. De ces détails émerge le poème : et l’on voit, parmi les splendeurs de la richesse et de l’ancienneté continuée, les maniaques, les déchus qui se consument et aboutissent à ce résumé prodigieux et pathétique de leur lignée, le petit Charles Baudelaire.

Mais pas du tout !… Son ascendance paternelle est de paysans qui ne vivaient pas mal, dans la campagne champenoise. Et sa mère était la fille d’un « ancien militaire demeurant à Paris », comme il est dit dans l’acte de naissance de Caroline Archimbaut-Dufays. Il semble que François Baudelaire, le père de Charles, fut un homme charmant. Il était né en 1759 ; et ce fils de campagnards acquit des lettres, au point d’être choisi comme précepteur chez les Choiseul-Praslin. Il prit dans cette maison les plus fines manières ; en outre, il connut les philosophes et l’on dit que c’est lui qui procura du poison à Condorcet, lequel voulait mourir autrement que sur l’échafaud. D’ailleurs, on le comparait à La Fontaine pour la bonhomie et la naïveté.

Je ne crois pas qu’il y ait plus de tragédie que cela dans l’ascendance de Charles Baudelaire. Il est né de très honorables personnes. Mais il eût sans doute mieux aimé une dynastie plus pittoresque. Il déguisait et il costumait sa famille.

Il y a un portrait de ce petit garçon, en tunique de collégien, tunique militaire, à boutons d’or et haut col noir. La figure est celle d’un drôle d’enfant. Coiffée, — les cheveux noirs, — coiffée un peu à la Charles X, le poil amené en avant sur les tempes et jeté en côté de manière à laisser nu le front large et très haut. Les yeux sont noirs, vifs et insistants. Le visage est d’un joli ovale ; et, avec une toute petite bouche, il n’a pas l’air du tout commode : il ne boude pas, il serait plutôt dur et, facilement, mauvais.

Plus tard, il se souvenait d’avoir été promené par son père dans les jardins du Luxembourg : ils allaient voir les belles statues des princesses. Mais François Baudelaire, qui avait soixante-deux ans lorsque naquit son fils, mourut quand ce fils n’avait encore que six ans. Peu de temps après, Mme Baudelaire se remaria : elle épousa le lieutenant-colonel Aupick, bientôt général, un très bel et brave homme, à la physionomie douce, aimable, fière, et qu’un daguerréotype nous présente encadrée de cheveux blancs qui ondulent, de favoris courts, d’une barbiche blanche, dite impériale ; et la moustache est militaire.

De sa prime enfance, Baudelaire dit qu’elle fut rêveuse : « Tendance à la mysticité. Mes conversations avec Dieu. » Et, toute sa vie, il resta d’esprit catholique ; il l’est jusque dans les poèmes diaboliques des Fleurs du mal. Puis : « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu des camarades surtout, sentiment de destinée éternellement solitaire. » Cependant, note-t-il encore, « goût très vif de la vie et du plaisir ».

Goût très vif de la vie et du plaisir, avec la manie de rêver : il y a là tout ce qu’il faut pour faire un pessimiste. Les petits garçons mélancoliques ne seront pas des pessimistes, plus tard ; ils se résigneront : ils n’ont jamais compté sur nulle aubaine. Mais celui-ci, qui a tant d’ardeur à vivre et tant d’aptitude à se forger des chimères, celui-ci est marqué pour les révoltes et les désespoirs.

Déjà, au collège de Lyon, sur ses dix ans, il a des batailles avec ses camarades, voire avec ses professeurs. Plus tard, quand il aura livré maintes batailles, oui des batailles d’homme, et quand il aura vérifié l’inanité de cette lutte, il connaîtra les pires détresses de l’âme. Provisoirement, il échange des coups avec des gaillards de toutes sortes. En 1836, le colonel Aupick fut appelé à l’état-major de Paris, Charles Baudelaire mis au lycée Louis-le-Grand ; et il s’en fit chasser, pour quelque bataille sans doute. Il préludait à son orgueil ; il hésitait de tout son cœur entre deux ambitions : il avait envie d’être comédien, — ou pape, mais, ajoute-t-il, « pape militaire ».

Pape, il ne le sera pas, — ou pape du diable, in partibus. Et comédien, à proprement parler, il ne le sera pas ; mais, autrement, oui : et de quelle façon subtile et perpétuelle !…

Deux événements ont eu beaucoup d’influence, et malheureuse, sur sa destinée : la mort de son père et le remariage de sa mère. Il avait six ans et il avait sept ans, car Mme Baudelaire se dépêcha de devenir Mme Aupick. Le colonel, fort honnête homme, fut parfait pour son beau-fils. Mais le beau-fils détesta le beau-père. C’est le secret divers et nombreux des cœurs. Je ne sais si le petit Charles, qui adorait son père charmant, n’eut pas le sentiment de le voir trop vite remplacé par un intrus ; et j’en ferais un jeune Hamlet, si je n’y prenais garde. Sa mère l’avait déçu : et l’on devine ce qu’est un étonnement de ce genre, pour un garçon des plus sensibles et en qui l’émoi se prolongeait terriblement. Je me figure qu’il épilogua là-dessus avec lui-même et, adolescent, fut gêné, fut offensé de voir sa mère qui avait cédé à une tentation d’amour. Plus tard, après la mort du général Aupick, il se rapprocha d’elle et fut pour elle affectueux avec délicatesse. Mais l’impression première avait été profonde et rude. Et n’est-elle pour rien dans ce mépris que Baudelaire eut pour les femmes : il les considérait comme « des formes séduisantes du diable » et ne comprenait pas qu’on leur permit d’entrer dans les églises.

Le général avait organisé à merveille l’avenir de Charles Baudelaire, mais sans le consulter. Il voulait que ce jeune homme profitât de l’amicale bienveillance du duc d’Orléans et il le destinait à la diplomatie. Ce loyal militaire n’était pas un fin psychologue : un petit garçon qui a rêvé d’être pape ou comédien, ce fol sera littérateur ; il l’est déjà.

Entre le général et le poète, il y eut des querelles. Charles annonça le projet d’écrire ; le ménage Aupick en fut effaré. « Quelle stupéfaction pour nous, écrivait Mme Aupick, quand Charles s’est refusé à tout ce qu’on voulait faire pour lui, a voulu voler de ses propres ailes et être auteur ! Quel désenchantement, dans notre vie d’intérieur, si heureuse jusque-là ! Quel chagrin !… » Pauvre dame !… Et cela est consigné dans le premier poème des Fleurs du mal :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère, épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié…

Charles Baudelaire avait quitté le collège à dix-sept ans, en 1838. Pendant trois ans, il vécut à Paris, fort librement, se liant avec les littérateurs d’alors, Balzac, Gérard de Nerval, Hyacinthe de Latouche. On remarquait son élégance, sa froideur composée ; il écrivait ses premiers vers et combinait son personnage. Il se conduisait mal, faisant de mauvaises connaissances et des dettes. Un jour, au commencement de l’année 1841, pendant un grand dîner que donnait sa mère, il eut une altercation violente avec le général : et, si le général le souffleta, il sauta bientôt à la gorge du général et pensa l’étrangler. Un conseil de famille, hâtivement réuni, décida que cet être impossible serait embarqué pour l’Inde, à bord d’un vaisseau marchand. Et Charles obéit. Je crois que l’Orient le tentait.

Le pilotin fut absent dix mois. Il vit les îles tropicales et Ceylan ; il vit les bords du Gange et Calcutta : il vit les beaux couchers du soleil sur la mer ; il sentit la rude chaleur qui accable les sens et qui réalise une splendide et morne philosophie de néant ; il admira les étranges pays où la disposition des couleurs est changée, où la vivacité des tons égayé jusqu’aux ombres ; et il connut l’odeur nostalgique de ces lointains lumineux.

On calcule qu’ayant été dix mois hors de France, le voyageur ne put rester que peu de semaines là-bas. Mais la plus grande partie de la traversée et les escales dans les ports singuliers furent orientales et ensorcelantes. Comme un vase de matière poreuse, ou comme une armoire fidèle et close, l’âme de Charles Baudelaire, qui avait reçu l’odeur de l’Orient, la conserva. Elle est dans toute son œuvre. On l’y trouve, et sans doute mêlée à des parfums d’Occident ; mais on l’y trouve, obstinément, toujours la même et entêtante. Elle se lève de tous les feuillets de ses écrits, analogue à ces miasmes qui montent des marais et desquels ou ne se délivre pas.

J’attribue à ce court voyage la nostalgie dont s’imprégna le génie de Charles Baudelaire. Non qu’il ait regretté l’Inde, — je crois qu’il s’en échappa dès qu’il le put ; — mais cette nostalgie est d’un tel caractère universel et absolu qu’elle est, finalement, le regret des pays qu’on n’a point vus, des plaisirs qu’on n’a point possédés et enfin de toute la vie, imaginaire, irréelle peut-être et impossible, qu’en tout cas on n’a point vécue. Et puis, à ce désir impérieux et décevant, s’ajoute, dans l’œuvre d’un Charles Baudelaire, une idéologie de nirvana, qu’il a prise là-bas, non dans les livres des sages ni dans la leçon des savants, mais qu’il a respirée avec l’air de ces plages où des hommes bronzés flânent, alanguis par les ardeurs du soleil, éblouis par les étincellements de la lumière et ainsi n’ont de tranquillité souhaitable que grâce au dolent stratagème du sommeil, image de la mort. Tant il est vrai que le bouddhisme fut un jour attrapé par un poignant philosophe, oui, mais comme il sortait spontanément du sol asiatique. Et le subtil Bouddha, je le comparerais à quelque physicien malicieux qui, au moyen d’une cloche, recueille les bulles empestées que dégage une eau vieille et croupissante. Le jeune Baudelaire procéda quasiment ainsi, selon l’exemple de Bouddha ; son âme fut la cloche et demeura empoisonnée. Dès lors, tous les sentiments qui y entrèrent, se pénétrèrent de cela.

Sans doute avait-il des dispositions naturelles à recevoir si vite et si profondément les miasmes de cette idéologie. Il naît des âmes orientales jusqu’aux derniers confins de l’Occident ; et il suffira d’une petite occasion pour qu’elles acquièrent la conscience de leur qualité exotique. Au sixième siècle avant notre ère, tandis que Bouddha, au cœur de l’Asie, enseignait l’art du quiétisme, le philosophe Héraclite, aux bords grecs de l’Asie Mineure, inventait — comme les Grecs ont tout inventé — la métaphysique du devenir, s’attristait de la fuite éternelle de tout et, sur cette désolante idée, basait une dialectique de chagrin. D’ailleurs, vif esprit hellénique, il échappait au mysticisme final de l’anéantissement. Peut-être un voyage dans l’Inde ou aux régions thibétaines l’aurait-il rapidement converti au bouddhisme, dont il avait en lui toutes les prémisses et comme le désir obscur.

Baudelaire, de retour à Paris, était saturé de tout ce qu’il émane, en fait de poésie, de rêve, de couleur et de désespoir grisant, du sol oriental.

 

Le voici à Paris. C’est alors que véritablement il entre dans la littérature, avec la volonté de réaliser une œuvre qui fût son âme transformée en un bel emblème.

Il se manifesta comme un dandy.

Mais, d’abord, il commit une erreur : il se mêla de la révolution de 48. Se mêler d’une révolution, ce n’est pas digne d’un dandy !… En 1846 et quelque dix-huit mois avant les journées violentes de février, il écrivait, dans son étude des salons de peinture et de sculpture : « Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public crosser un républicain ? Et, comme moi, vous avez dit dans votre cœur : « Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur ; car, en ce crossement suprême, je t’adore et te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L’homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles ; c’est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d’Apollon ! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics ; il veut être libre, l’ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l’anarchiste ! »

Voilà un Charles Baudelaire qui ne ménage pas les républicains ! Il méprise les foules. Il les sacrifie à Watteau. Il n’est pas révolutionnaire, mais réactionnaire à plaisir.

48 arriva. Le 24 février, vers le soir, on vit Baudelaire, dans un carrefour, au milieu d’une troupe hasardeuse qui venait de piller la boutique d’un armurier. Il avait aux mains un beau fusil tout neuf et, à la ceinture, une cartouchière de cuir. Il se vanta d’avoir fait le coup de feu. Un autre jour, on le vit dans le quartier du Palais-Royal. Il disait à ses amis : « On vient d’arrêter de Flotte ; est-ce parce que ses mains sentaient la poudre ? Sentez les miennes !… » Il était exalté, brave ; et il se serait fait tuer.

Avec plusieurs énergumènes, il fonda des journaux révolutionnaires. Il fut gérant de La République du peuple, « almanach démocratique ».

Quelle aventure ! Elle ne dura guère ; et Baudelaire se repentit, s’excusa même. Dans une sorte de journal sans dates, qu’il a intitulé : Mon cœur mis à nu, on lit : « Mon ivresse en 1848. De quelle nature était cette ivresse ? Goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition. Ivresse littéraire ; souvenir des lectures. » C’est tout simplement cela Baudelaire, à vingt-sept ans, déraisonnable et ayant lu les livres des révoltés, suivant d’ailleurs une jeunesse prompte, se rangea du côté des mécontents et ne songea guère à l’objet de leur mécontentement. Goût de la vengeance, dit-il encore. Les amis qui le rencontrèrent un fusil dans les mains, une cartouchière à la ceinture, s’étonnèrent ; il affirma : « Ce n’est pas pour la république, par exemple !… » Alors, quoi donc ? Et il criait : « Il faut aller fusiller le général Aupick !… » Telle était sa rancune ; et je crois, en outre, qu’avec fureur il badinait. Il a écrit, plus tard : « 1848 ne fut amusant que parce que chacun y faisait des utopies comme des châteaux en Espagne ; 1848 ne fut charmant que par l’excès même du ridicule. » Voilà son opinion véritable.

Et voici le dandy. On connut un jeune Baudelaire qui était l’élégance même et qui, par la justesse de sa tenue, protestait contre les façons débraillées des romantiques. Le costume, invariable été comme hiver, était, au dire des connaisseurs, de qualité anglaise ; et l’on cite Brummell à son propos : l’habit noir, très ample et qu’il laissait flotter, les manches larges, les basques longues et carrées, le gilet de casimir noir, long et bien étoffé, la cravate noire, à larges bouts et nouée sans brutalité ; le pantalon de drap fin, pas trop collant et à sous-pieds ; souliers ou escarpins noirs l’hiver et blancs l’été. Avec cela, du linge parfait, une propreté d’hermine. L’allure lente, souple, bien rythmée. Aux doigts, une petite canne à pomme d’or. Et puis un air cérémonieux, distant, un peu guindé, narquois, dédaigneux et très poli.

Avec cela encore, une affectation superfine, un vif désir d’étonner son interlocuteur plutôt que de lui plaire, l’évidente volonté de tenir à l’écart les gens qui deviendraient aisément familiers. Tout est calculé pour établir une distance bien respectueuse entre le dandy et le reste du monde. Et, à cette fin, tout lui sert, l’impertinence fréquemment, le paradoxe presque toujours, les sortes variées de l’ironie, l’humour et, bref, les divers moyens de défense que sait trouver un esprit ingénieux pour éconduire les turbulentes amitiés, l’exubérance des causeurs, l’insupportable camaraderie. Il y a, dans Mon cœur mis à nu, ceci : « Le dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir. » Ah ! le dandysme est une étude, et le dandy n’a point la vie commode. Il se refuse d’être jamais spontané ; il se prive de l’agrément qu’ont les bons enfants primesautiers ; il se cantonne dans une solitude hermétique.

Pourquoi cela ? et à quoi bon ce sacrifice ? et quelle est enfin la raison de cette discipline rigoureuse ?

Baudelaire eut, dès l’enfance, une espèce de goût triste et passionné pour l’isolement. Puis, je ne sais pas s’il a aimé la solitude : il l’a crue inévitable. Il n’a jamais considéré comme vraie, profonde et substantielle l’union des âmes plus que celle des corps. Il écrit : « Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder. » C’est le contraire exactement de la doctrine évangélique. L’Évangile nous a commandé de nous aimer les uns les autres ; l’individualisme réplique : — Si vous croyez que vous vous aimez les uns les autres, vous êtes les dupes d’une décevante illusion ; entre une âme et une autre âme, il n’y a point de passage, ni de pont ni de gué ; chacune d’elles est une île aux bords inaccessibles ; et chacune est chez elle comme une prisonnière d’elle-même !… Ainsi, la solitude ne nous apparaît pas comme une préférence : elle est une nécessité. Qu’on la déteste ou qu’on l’aime, on ne s’en défait pas. À bout de désespoir peut-être, le dandy s’en félicitera. Quand Charles Baudelaire préparait une dédicace pour Les Fleurs du mal, il écrivait : « Je désire que cette dédicace soit inintelligible. » Le dandy ne se contente pas de l’indifférence : il se glorifie de la haine et veut qu’on le méprise. C’est-à-dire que, dans l’île escarpée de son âme, il ne se résigne pas seulement à être abandonné ; mais, de son âme, il fait une forteresse, contre laquelle la foule heurtera ses béliers et lancera ses projectiles. Il ne désirera pas d’autre acquiescement que le sien : « Être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l’unique chose importante. » Puis, afin de résister à la douleur du sort que la solitude inévitable lui inflige, il ajoutera quelque badinage à son orgueil ; il aboutira finalement à cette formule : « Le culte de soi-même dans l’amour, au point de vue de la santé, de l’hygiène, de la toilette, de la noblesse spirituelle et de l’éloquence. »

Un grand homme, un saint, un héros, — l’hygiène et la toilette, — le mélange de ces mots inégaux indique assez le projet d’accorder une égale importance à des objets que l’on regarde habituellement comme fort inégaux : la toilette et la sainteté. L’ironie est alors évidente ; et elle est aussi de la logique poussée à ses conséquences pittoresques. Le dandy, quand il a tant de soin de son costume, atteste qu’il met les choses au point ; et il se moque des idées autant que des gens : il se moque, et peut-être avec tristesse. Mais, sa tristesse, on ne la verra pas.

On ne verra pas sa tristesse ; mais elle existe et elle se cache au plus profond de l’être. Cet individualisme n’est que le signe, ou bien il est la cause d’un pessimisme universel.

Voici le pessimisme de Baudelaire. Jovial chroniqueur, Jules Janin avait consacré un article à plaisanter les poètes tristes. Baudelaire lui répondit : « Vous êtes un homme heureux ! Je vous plains, monsieur, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux !… Facile à contenter, alors ? Je vous plains… J’irai jusque-là que je vous demanderai si les spectacles de la terre vous suffisent. Quoi ! vous n’avez jamais eu envie de vous en aller, rien que pour changer de spectacle ! J’ai de très sérieuses raisons pour plaindre celui qui n’aime pas la mort. » Et l’idée de la mort emplit toute l’œuvre de Baudelaire ; elle en imprègne les feuillets. L’ancien révolutionnaire de 48, l’imprudent porteur d’un fusil d’émeute, d’un fusil qui ne partit guère, cet énergumène d’un jour et qui se repentit de sa fureur comme d’une étourderie, Baudelaire, n’a pas la plus petite espérance qu’on voie jamais le sort des hommes devenir un peu meilleur ici-bas. Il ne croit pas à l’efficacité des révolutions. « Il y a dans tout changement, écrit-il, quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, quelque chose qui tient de l’infidélité et du déménagement. Cela suffit à expliquer la révolution française. » Mais oui !

Il raille les utopistes « qui veulent, par un décret, rendre tous les Français riches et vertueux d’un seul coup ». Il n’admet seulement pas la possibilité d’un lent progrès. Il écrit : « La croyance au progrès est une doctrine de paresseux » ; il ajoute : « une doctrine de Belges ». Et il écrit encore : « Quoi de plus absurde que le progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage ?… »

On a l’air triste et l’on déplaît, quand on n’a pas confiance dans le bel avenir de l’humanité. Mais, au profit d’une meilleure existence, qu’ils préconisent après l’avoir inventée arbitrairement, les dangereux gaillards du progrès enlaidissent la vie contemporaine, qui a du prix, étant celle où nous vivons. Si les physiciens réussissent une petite découverte dont les industriels s’emparent et qu’ils transforment en vive monnaie, on dirait aussitôt que tout s’arrange, et que les problèmes de la métaphysique sont anéantis, et que le temps ne coule plus avec sa terrifiante rapidité, et que la grande incertitude est calmée, et que le monde n’est plus une société de condamnés à mort. En fin de compte, l’idée du progrès n’est-elle pas une déchéance de l’humanité ? Alors, n’approuve-t-on pas cette impertinence de Baudelaire, qui écrit à Janin : « J’estime ma mauvaise humeur plus distinguée que votre béatitude » ?…

Le pessimisme caractérise la littérature du deuxième Empire. Il domine encore, en dépit de tels sociologues un peu niais, le rêve actuel.

Les contemporains de Baudelaire avaient vu trop de révolutions, les unes après les autres, bouleverser tout et ne rien produire : après 89 et 93, la révolution de 1830 et la révolution de 48. On avait vu toutes les sortes de gouvernement agir et ne rien constituer de durable : après la république, l’empire, la royauté constitutionnelle avec de vains essais d’absolutisme, encore la république, et l’empire encore, — tout cela qui ne créait pas une forte organisation de la vie. On avait vu les idéologies étrangères ajouter leurs tentatives à la vieille philosophie française et ne rien donner que de contradictoire. On avait vu la science, on la voyait, qui, pour aboutir à quelques résultats partiels et de qualité pratique, était obligée d’écarter tout le mystère authentique, le seul valable, et, sous le nom d’inconnaissable, de l’éconduire. Ainsi, tout s’en allait, en pure perte. Cette crise fie la pensée française aboutit à un scepticisme qui tourna, chez les uns, à la plaisanterie, chez les autres au désespoir de l’Ecclésiaste.

Cette page de Baudelaire est significative : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?… Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher pâture, un fusil à la main. Non ; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges !… »

Le monde va finir, annonce Baudelaire ; il finira par où il a cru vivre : le mécanisme atrophiera de plus en plus « toute la partie spirituelle » de notre nature… « Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie !… » C’est par l’avilissement des cœurs que se manifestera la ruine universelle ou, si l’on veut, le progrès, — car les deux choses sont identiques ; et le phénomène que les gens appellent progrès, Baudelaire le signale comme la catastrophe imminente, voilà tout.

Telle est, résumée, la pathétique et la prophétique lamentation de ce poète qui éprouva toute l’angoisse de son temps. Je ne sais si, depuis les prophètes d’Israël, on avait proclamé plus terriblement les suprêmes tribulations de l’esprit.

Le monde va finir !… Et — restons dans le domaine de la littérature et des arts — voilà, par Charles Baudelaire, annoncée ou, plutôt, constatée la décadence.

Or, aux environs de 1885, un certain nombre de poètes, — dont le groupe a, d’ailleurs, quelque chose de hasardeux, — reçurent de leurs adversaires le sobriquet de « décadents ». On voulut marquer ainsi le mépris qu’on avait pour eux. Or, ce mépris, plusieurs le méritaient. Il y eut, parmi les décadents, certains imbéciles, fort prétentieux, — et quelques poètes charmants ou admirables. Ces véritables poètes que le dédain public confondit avec ces farceurs, ces poètes dont l’œuvre dure ou bien sera découverte par l’équitable avenir, — si l’avenir est équitable et s’il y a un quelconque avenir pour la littérature, — ceux-là ont accepté le sobriquet ; et ils ne refusèrent pas d’être les décadents, d’être, à leur sentiment, les derniers d’une espèce bien raffinée. Ils sont la postérité directe de ce Charles Baudelaire, qui, le premier chez nous, formula et mit en pratique avec génie, devant l’invasion des barbares, l’esthétique de la décadence.

Si l’individualisme est la vérité, si l’individu seul existe, n’allons pas convoquer les foules à communier avec nous. Et, alors, la littérature n’essayera plus d’étendre les limites de sa clientèle. Orgueilleuse, elle se confinera dans l’aristocratie intellectuelle des cénacles. Ésotérique, elle ne fera nul effort pour être accessible aux multitudes.

Si le pessimisme est la vérité, si le progrès est une duperie, et si le simple avenir même est douteux, — bref, si le monde va finir, — la littérature n’a plus qu’à être le jeu tardif et malin d’une race condamnée, le divertissement des derniers jours, le bouton de cristal des mandarins ultimes et qui vont mourir. Ou bien, en d’autres termes, il n’y a plus qu’à être des dandys.

Ainsi, le dandysme est fondé en doctrine sur l’individualisme des philosophes et sur le pessimisme qui, venu de loin, venu de la Révolution, fortifié par les révolutions ultérieures, s’épanouit sous le deuxième Empire.

Il n’y a plus qu’à être des dandys. De la multitude taillable et corvéable, Baudelaire excepte, pour les honorer, trois sortes d’hommes : ce sont les prêtres, les guerriers et les poètes, ces trois sortes d’hommes étant également détachés de toute utilité vaine ; prêtres, guerriers et poètes, qui se consacrent à un bel et stérile idéal ; prêtres, guerriers et poètes, qui sont trois manières de dandys.

Encore le prêtre se propose-t-il de régler la conduite et la pensée des multitudes. Le guerrier, d’accord avec les gouvernements, travaille pour le bien de la cité. Le dandysme par excellence est l’art : le véritable dandy sera un artiste : et les deux mots sont, bien souvent, synonymes.

Notons la nouveauté de cette idée de l’art — et, précisément, de la littérature — que notre dix-neuvième siècle a réalisée. Au siècle précédent, la littérature était soucieuse avant tout de répandre des doctrines philosophiques et politiques, qui devaient modifier l’état social des collectivités humaines. Les écrivains d’alors se montrèrent moins curieux de la beauté que de l’activité politique. L’idée d’une littérature qui se suffit à elle-même, qui fût absolument détachée du gouvernement des masses et qui se glorifiât de sa parfaite inutilité, cette idée-là n’est point la leur. Elle est plutôt celle du dix-septième siècle ; et, en effet, Racine, Molière, Corneille, La Fontaine ont maintes fois annoncé qu’à leur avis l’objet de l’art était de plaire : la littérature est, pour eux, un divertissement.

Mais, au dix-neuvième siècle, c’est bien autre chose que nous avons vu. Un Jean Racine compose ses tragédies ; et, par ailleurs, sa vie n’en est pas modifiée. Il a, pour ses tragédies, son esthétique ; et, pour sa vie, il a sa morale, sa religion. Son esthétique, d’une part ; sa morale et sa religion, d’autre part. Son esthétique gouverne son art ; elle n’a rien à faire avec l’arrangement de sa vie quotidienne. C’est au dix-neuvième siècle que nous avons vu l’esthétique entrer dans la vie quotidienne, dans l’âme et dans le cœur d’un artiste ; et, si je ne me trompe, c’est en Chateaubriand que nous voyons, pour la première fois, un artiste — et quel artiste prodigieux ! — concevoir sa vie et l’organiser comme une œuvre d’art. C’est une redoutable initiative qu’il a prise là : elle a transformé, elle a enrichi — sans doute, excessivement, — et elle a comme exaspéré d’orgueil la notion de l’art, simple jusqu’alors.

Baudelaire est bien, à cet égard, l’héritier de Chateaubriand, comme le sont, d’ailleurs, tous les écrivains français du dix-neuvième siècle et, quant à présent, du vingtième. Mais Baudelaire, là-dessus, renchérit encore. L’art, pour lui, n’est plus seulement la règle et le gouvernement de la vie : il est plutôt un refuge contre la vie. La quotidienne vie est une si laide, absurde et désespérante chose, que le dandy s’écarte d’elle et se réfugie, corps et âme, esprit et cœur, dans le suprême dandysme de la littérature.

Conséquemment, cette littérature ne cherchera point à imiter la vie ; elle ne sera pas réaliste ; elle ne sera pas naturelle. Au contraire, et avec une volonté rigoureuse, elle s’imposera le devoir d’être parfaitement artificielle. L’art est, ainsi, le contraire de la nature ; et la vie de l’artiste, un paradoxe.

Baudelaire s’est efforcé de réaliser, dans son. œuvre et dans sa personne, un perpétuel et un savant paradoxe. Il a réussi de telle sorte que ses contemporains l’ont pris pour un mystificateur. Il affectait d’énoncer les opinions les plus nettement opposées à la doctrine habituelle ; il tâchait de déplaire et d’irriter : il y parvint. Et l’on éconduisit ce « farceur », sans être touché aucunement du pessimisme sincère et du philosophique désespoir que sa façon d’écrire et d’être signalait ou dissimulait.

Il y a quelque chose de tragique et de forcené dans la peur et dans l’horreur qu’il éprouve à l’égard de la nature. Tout ce qui est « naturel » le dégoûte. Il écrit : « Le commerce est naturel, donc il est infâme. » Il déteste la littérature naturelle : « Voyez George Sand. Elle est surtout, et plus que toute autre chose, une grosse bête… » Des femmes, et de toutes les femmes, il écrit : « La femme est le contraire du dandy. Donc, elle doit faire horreur. La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable ! »

Mais il a rigoureusement tiré, en logicien résolu, toutes les conséquences de ses prémisses. Cette malédiction des femmes n’est pas un badinage ; et, en fait, la vie de Baudelaire nous apparaît comme toute dépourvue d’amour. Nous n’appellerons pas amour, au sens un peu joli et tendre qu’a ce mot, la liaison si longue, charnelle et horrible qui lui associa cette demi-négresse, Jeanne Duval. Il réduisit l’amour à une sorte de sensualité farouche et dont il compliquait assidûment le détail, mais avec le soin minutieux de n’y mêler nul idéal. Tous les sentiments naturels, qui sont comme la fleur spontanée des âmes, il les arrachait de son âme ; ainsi, un trop délicat jardinier, fabricant d’orchidées précieuses et de monstrueux chrysanthèmes, saccagerait et jetterait avec mépris les roses trémières, les simples violettes et enfin toutes les fleurs modestes et charmantes qui sont le doux et vrai parfum de la nature.

Que lui reste-t-il ? Que reste-t-il à ce nihiliste furieux qui a tout dévasté autour de lui ? Que lui reste-t-il pour avoir un prétexte à durer ? — La littérature !…

Quand il était à Bruxelles, malade, pauvre, plus découragé que personne, plus abandonné, prêt à mourir, il écrivait à un homme d’affaires qui lui avait adressé un peu d’argent afin qu’il pût achever un livre : « J’ai honte de me servir de votre billet ; mais la littérature doit passer avant tout, avant mon plaisir, avant ma mère !… » Comme il n’a point gardé autre chose que la littérature, il l’entoure d’un soin jaloux ; il lui accorde un culte presque mystique. Et il écrit : « Toute forme créée, même par l’homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme. »

Les molécules, la matière, la réalité, — enfin, la nature : tout cela est périssable, tout cela est la mort et a déjà l’odeur de la corruption terminale. Tout cela est de l’essence de mort, oui, parce que tout cela est naturel. Et seul échappe à la destruction promise l’artificiel, qui est, pour ainsi dire, de l’art au second degré : l’art de l’art, en quelque sorte, l’artificiel étant à l’art ce que l’art est à la réalité. Si l’art nous écarte de la nature et nous met à l’abri de ses envahissements mortuaires, l’artificiel sait nous enfermer dans une deuxième citadelle, fortifiée, placée au centre de l’art et garantie par lui comme par des circonvallations habiles ; solide, en outre, de ses épaisses et hautes murailles.

L’artiste qui s’est enfermé là est le prisonnier de sa volonté fière. Si l’on se moque de lui, ou si l’on déteste son orgueil, on peut aussi admirer ce terrible, sauvage et subtil reclus.

Afin de mieux et plus sûrement réaliser l’artificiel qu’il avait conçu comme le dernier chef-d’œuvre de l’art, on sait les stratagèmes auxquels recourut Baudelaire, et qu’il utilisa, du moins il le prétend, ces stupéfiants et ces poisons, l’opium et le haschich. Alors, toutes choses étant bouleversées, la vision changée, les perspectives tout autres, les couleurs toutes neuves, les idées plus ardentes, les sensations décuplées, alors il se réjouissait de ses paradis artificiels. La morbide rêverie lui voilait la réalité, la nature. Il se tuait à ces extravagantes volontés ; et nous lui prêterons cette parole néronienne : « Quel artiste je suis, pour mourir !… »

*
*   *

À quarante ans, Baudelaire avait publié presque toute son œuvre. Il lui restait six années à vivre. Elles furent effroyables. La pauvreté le tourmenta : elle était son châtiment, logique et injuste. Mme Aupick, un jour, écrivant à quelque ami de son fils, se désolait de ce que Charles eut « adopté un genre bizarre, absurde comme lui et qui lui faisait peu de partisans ». Elle ajoutait : « Il est vrai qu’il a pour lui son originalité, c’est quelque chose… » Pauvre dame ! et lui, le fils, plus pauvre encore !… La fierté qui l’avait enclos dans son difficile idéal d’art eut pour récompense la gloire et pour châtiment la misère. Il fut accablé par les dettes ; il fut torturé par les échéances, humilié. Il connut, après les Fleurs du mal, les tracas de l’indigence quotidienne.

Dans l’espoir de gagner un peu d’argent avec divers travaux littéraires et des conférences, il s’établit à Bruxelles. Les Belges lui déplurent ; il s’ennuya jusqu’à en crier de détresse. Puis arriva la maladie, deuxième châtiment. En 1862, il écrit : « J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige, et, aujourd’hui 23 janvier, j’ai subi un singulier avertissement : j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. » Quelques jours plus tard, il écrit encore : « À Honfleur, le plus tôt possible ! » À Honfleur, c’était chez sa mère… « À Honfleur, le plus tôt possible, avant de tomber plus bas. Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu’il est grandement temps d’agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c’est-à-dire du travail !… »

Son travail, c’est désormais la traduction des Histoires extraordinaires d’Edgar Poe : il l’a commencée, il la continue opiniâtrement. C’est aussi la préparation de ses conférences. Et c’est un livre relatif à la Belgique : il n’aura pas le temps de l’achever.

Considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, c’est le conseil d’orgueil que donne Emerson. Faire sa volupté de son tourment, il y a là du nietzschéisme.

Emersonien, nietzschéen, disciple et prophète de ces grandes idéologies arrogantes, il le devient à l’époque même où, par les rues, on le rencontre, solitaire, triste et mal vêtu de vieux habits râpés. Il a tout l’air d’un vagabond qui déambule au bord du suicide.

De manières et de paroles, quand il veut bien parler, il est plus orgueilleux que jamais. Au fond de lui ou à part lui, les sentiments s’adoucissent, ou bien ils s’amollissent. Ce sont des sentiments naturels, des sentiments vrais, sincères, simples : et il ne les expulse pas de son cœur, désormais. On dirait qu’après tant d’années passées à l’étrange culture de son âme artificielle, maintenant son âme naïve se met à lui plaire. C’est la seconde époque de l’exotisme, le moment où ce voyageur des rêveries extravagantes revient à sa maison natale et y goûte le bizarre amusement de s’y sentir dépayse.

Le fumeur d’opium et le mangeur de haschich, comme un vieil et bon enfant, songe à sa mère avec une tendresse jolie et franche. Deux années avant de mourir, il écrit : « Ma mère m’a écrit une lettre charmante et pleine de sagesse. Quelle patience ! Et quelle confiance en moi ! Savez-vous qu’elle a été malade et subitement restaurée ? Par bonheur pour moi, j’ai su les deux nouvelles, la bonne et la mauvaise, à la fois. » Et puis, bientôt après : « Ah ! mon cher ami, j’ai quelquefois le cerveau plein de noir. Conserverai-je ma mère aussi longtemps que vous avez conservé la vôtre ?… Ma mère m’écrit des lettres courtes et où je trouve un ton de tristesse (je n’ose dire d’affaiblissement) qui m’inquiète. Que savez-vous de sa santé ? Car il se pourrait que, par crainte de me tourmenter, elle me cachât quelque chose. » Quelle douceur délicieuse, dans ces propos alarmés ! Et quelle fraîcheur exquise, après l’atmosphère brûlante et âcre des Fleurs du mal et des Paradis artificiels, ces paradis qu’emplit une rage d’enfer ingénieux !…

En même temps, son catholicisme de combat devient une sorte de piété ravissante. Le poète du mal compose des prières ; il s’adresse à Dieu en ces termes religieux : « Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas ma mère à cause de moi. Je vous recommande les âmes de mon père et de Mariette. Donnez-moi la force de faire immédiatement mon devoir tous les jours et de devenir ainsi un héros et un saint. »

Il se compose des règlements de repentir et de sagesse : « Hygiène, conduite, méthode. Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie. Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poë, comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs et octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront ; me fier à Dieu, c’est-à-dire à la justice même, pour la réussite de mes projets ; faire tous les soirs une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi. »

C’est ainsi que Charles Baudelaire, avant de mourir, tâcha de vivre et fit l’effort de s’amender. Cependant, la maladie le ravageait. Crises nerveuses, vertiges, convulsions le mettaient au martyre. Et il n’avait seulement pas la monnaie qu’il faut pour acheter des médicaments.

La paralysie le prit, et l’aphasie : cet ami du verbe entra dans le silence, oublia les mots et, dans ce désert de sa tête, se perdit jusqu’à, peu à peu, s’anéantir. L’une des dernières petites phrases qu’il prononça, et qu’on recueillit sur ses bégayantes lèvres, fut : « La lune est belle !… » Il l’avait chantée, autrefois :

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse…

Près de mourir, il se souvint d’elle, ornement de ses nuits, vase de tristesse et grande taciturne.

Quand les mots ne lui étaient plus intelligibles, il n’y avait plus, pour l’apaiser, pour écarter son cauchemar de moribond, que la musique. Il l’aimait anciennement ; il l’aimait avec sa volupté sensuelle et avec son ardeur cérébrale :

La musique parfois me prend connue une mer…

Il avait rêvé de la joindre, par le rythme, par le son divers et bien agencé des syllabes, aux significations du vocabulaire. Telle était sa poétique souveraine et alarmante, jadis. Maintenant, la musique toute seule suffisait à charmer le silence de son agonie commençante. La musique sans les mots, mystère d’un art plus secret encore que les autres. Et il exaltait ainsi l’ésotérisme pathétique où la maladie, après lui-même, le condamnait.

Il mourut le 1er septembre 1867, à quarante-six ans.

Le récit de ses dernières souffrances et la maladie qui le mena jusqu’à la mort semblent tout pleins de vérités emblématiques. Et l’on dirait que ce héros du paradoxe le plus volontaire, ce négateur altier de la vie et des réalités concrètes, subit les représailles de ce qu’il avait détesté avec arrogance. La vie et les réalités profitèrent de sa faiblesse ; elles se ruèrent sur lui, l’assaillirent ; elles eurent enfin terrassé l’ennemi, l’admirable, tragique et poignant poète des fleurs mauvaises et des voluptés artificielles.

XV. Laurent Évrard

Laurent Évrard, c’était, pour signer quelques écrits, la comtesse Gontran de La Baume-Pluvinel, une femme d’un gracieux courage et d’un esprit singulier. Elle avait un grand charme de douceur et de bonté ; elle avait aussi une façon toute particulière et exquise de ne se montrer guère et de laisser qu’on la devinât. Elle souriait habituellement et ses propos, très élégants, étaient comme timides, à force d’urbanité.

Un jour, elle commença d’écrire ; et l’on sut alors qu’elle était douée d’une imagination surprenante, tout autre que celle qu’on lui eût, de prime abord, attribuée. Elle commença d’écrire ; ou, du moins, on crut qu’elle commençait : et elle avait déjà fait imprimer, sous le titre de Fables et Chansons, un volume de vers, dont elle avait eu soin de ne parler à personne.

Et elle passait quelques mois à Paris ; l’hiver ou le printemps, à Venise ; l’été, au Bürgenstock ou ailleurs. On disait qu’elle avait des châteaux et des palais. Elle aimait les sports. Elle semblait une grande dame voyageuse, qu’on aperçoit un peu de temps et qui s’en va. On l’admirait ; et, souvent, on ne la connaissait pas beaucoup.

Elle a publié deux volumes de prose : Le Danger, puis Une leçon de vie. Ce sont des récits extraordinaires par la violence du sentiment qui les anime ; ce sont des aventures d’âmes, étranges et racontées comme des choses évidentes ; ce sont des drames angoissants et qui apparaissent comme le résultat tout naturel de la quotidienne existence.

Et Mme de La Baume, avec sa grâce discrète, avec sa nonchalance souriante, avec son aménité, paraissait toute différente de l’âme pathétique qui émane de ses livres. Mais non : et il sied qu’un visage ne livre pas tout le secret d’une pensée. Cette élégance délicieuse et comme cette ravissante pudeur de l’esprit, Mme de La Baume l’avait à la perfection. Ce fut le secret du véritable prestige qu’elle a exercé autour d’elle, sans y songer, avec une sûreté aimable. Quand on lut ses romans, peut-être fut-on bien étonné de la trouver si romanesque ; mais on la pressentait ainsi, sans le savoir, puisqu’on admirait avec certitude les dehors d’une intelligence qui fut si bien, si joliment, la souveraine de ses tumultueuses pensées.

 

Dans ses papiers, après sa mort, on a trouvé des notes, des fragments, une quantité de brouillons et d’esquisses, parmi lesquels on a choisi les éléments épars d’un volume, La Nuit, un petit volume babillé de jaune, et qui n’a pas ses trois cents pages. Il ressemble, d’abord, à d’autres ; mais bientôt on s’aperçoit qu’on a dans les mains un étonnant trésor de mélancolie.

Les livres sont, à leur manière, des personnes. Ils ont leur physionomie ; ils ont leur façon d’être et leur agrément, qui n’est pas toujours pareil à leur mérite, mais à leur charme qu’on ne saurait exactement définir. On a, parmi eux, des amis, des camarades, quelques ennemis, et une immense foule d’indifférents : on les rencontre, on ne va pas les chercher. Certains bavardent et souvent sont très fatigants ; certains parlent, et parfois ne craignent pas d’être éloquents ; certains, en petit nombre, causent avec vous.

Mais celui-ci a commencé de vous dire des choses imprévues, singulières, attrayantes par leur bizarrerie même, déconcertantes et magnifiques. Soudain, il se tait : et il vous laisse une angoisse de curiosité, une amertume de regret, une inquiétude presque douloureuse.

Une vision des choses, différente de tout ce que nous connaissions ; une originalité que l’auteur a subie, plutôt que souhaitée ; par suite, un sentiment de solitude intellectuelle : voilà les caractères de ce volume, et les caractères déjà des précédents livres de Laurent Évrard. Mais, les précédents livres, on ne les lut pas beaucoup. Laurent Évrard est morte ; et l’on signale qu’il y avait en elle une sorte de génie, si l’on nomme génie un don manifeste et qui échappe aux règles communes, qui déroute avant de séduire, une spontanéité vive et qui s’impose enfin comme une désinvolte et indiscutable volonté. Aux précédents livres, on négligea d’être ému. Pour consacrer cette œuvre inachevée, il a fallu que survint le seul achèvement dont ses commencements étaient peut-être susceptibles : la mort.

Je ne sais si Laurent Évrard, vivant des années encore, eût conduit à leur perfection le rêve et l’idée qui l’occupaient. La subite nouveauté du rêve et de l’idée demandait un art tout neuf. Un art ne s’improvise pas ; on l’hérite, on le modifie, on l’adapte à ses besoins ; mais, quant à le créer de toutes pièces, non. Les œuvres qui tout de go aboutissent à merveille étaient voisines de celles que le même temps multipliait et elles n’ont eu qu’à revêtir une forme toute prête, lentement élaborée avant elles.

Et puis Mme de La Baume vivait dans le monde et ne faisait pas métier d’écrivain ; le métier eût été, pour sa pensée, un grand secours : il procure des stratagèmes utiles et il donne à qui le pratique une adresse, il est vrai dangereuse, mais indispensable. Mme de La Baume était, dans le monde, une femme qui semblait sourire de loin. Je crois qu’elle veillait à ne pas se distinguer ; et, s’il y eut chez elle de l’étude, ce fut à cette fin : manège délicat d’un être qui a conscience de ses tourmentants privilèges et qui les dissimule à autrui, peut-être à soi. On ne la devinait pas. Je crois qu’elle en était contente. Ou bien, si elle eût mieux aimé tout dire et ne le put, sans doute préféra-t-elle le silence à la confidence incomplète. C’est ainsi qu’elle souriait.

Il y a, dans le recueil posthume de La Nuit, sa demi-confidence.

La vie ne se révélait pas à elle comme au reste de l’humanité. Elle y savait discerner ce qui échappe aux observateurs les plus pénétrants : ce qui leur échappe est ce qu’elle discernait sur-le-champ. Et, à cause de cela, elle nous dérange de nos habitudes. Or, l’habitude nous empêche de voir exactement la réalité : elle est comme un voile entre la réalité et nous. Les paysages qui nous sont le plus familiers, nous ne les voyons plus : un changement de l’éclairage, un déplacement de lignes ou de couleurs nous les révélera.

Eh ! bien, Laurent Évrard transforme l’éclairage et la disposition des objets. Elle nous les montre tels que nous ne savions pas qu’ils fussent : pourtant, nous les reconnaissons. La certitude que nous avons de les reconnaître a toute l’acuité de l’évidence la plus miraculeusement rapide.

Les héros des récits qu’on a groupés dans La Nuit sont, plusieurs, atteints de quelque anomalie. L’un est aveugle ; un deuxième a l’odorat excessivement subtil. Et il se fait, chez eux, des compensations d’organes : ce qu’un sens ne leur enseigne pas, ils le tiennent d’un autre sens. Ce n’est pas que l’auteur ait pris pour sujet l’analyse psychologique de telle ou telle infirmité. Cette analyse est dans son œuvre, et souvent avec une-saisissante justesse ; mais elle y est destinée à ce dessein qu’avait l’auteur de changer, par un artifice, l’aspect de la réalité, pour qu’elle apparût à nos yeux et à nos intelligences comme une lumière nouvelle et à laquelle ils pussent encore être sensibles. Laurent Évrard déchire le voile de l’habitude et nous désigne une vérité qui se cachait à nous. Il y a là un procédé ; il y a aussi un prestige : ce procédé est une espèce de magie.

Cependant, les raisonnements humains suivent leur cours, qui est celui de la logique et des passions. Logique d’habitude et passions coutumières. Mais la réalité authentique est d’une autre qualité. De là résulte, dans la vie de tous les jours, cette discordance dont témoigne l’événement, cette discordance de nos raisonnements et de la réalité. De là résulte la maladresse universelle, l’échec perpétuel, cette fatalité d’erreur qui est, selon le mot d’un poète, le « tragique quotidien » de la vie.

La vie est tragique, sournoise et féroce, dans les récits de Laurent Évrard. Elle y est absurde, et en vertu de la philosophie que je tâche de résumer, philosophie d’une équivoque essentielle.

Cette absurdité de la vie, l’auteur la présente comme un fait. Il a expliqué le fait ; il l’a constaté. Les divers récits : autant d’exemples, autant d’échantillons. Il ne s’indigne pas. A-t-il pitié de son héros ? Il énonce un fait ; il le déclare. De temps en temps, le fait, si douloureux, est si énorme aussi que le récit tourne, ou semble tourner à la satire, à cette ironie, toute tremblante de chagrin, où il entre de la pitié.

Avec hardiesse, avec une minutie impitoyable et forte, Laurent Évrard savait entrer dans les âmes, y démêler les vérités confuses et les intimes combats d’idées et de désirs. Laurent Évrard a fait, dans les cœurs humains, des découvertes rudes et inquiétantes. Ajoutez les hasards de la destinée, les coïncidences terribles, les événements qu’on dirait amenés par des fatalités méchantes : les personnages de Laurent Évrard s’y débattent avec ardeur, avec désespoir : ils prennent à leurs dépens, et dans une douleur atroce et délicate, leur leçon de vie.

Cet écrivain posséda le don de l’idée et le don du rêve, l’art d’observer et l’art d’imaginer, une sorte de divination mentale. On dirait parfois d’hallucinations ; mais ce sont, plutôt, des éclairs qui, soudainement, illuminent l’exacte et profonde vérité des âmes, de la vie et des choses.

L’œuvre de Laurent Évrard, si extraordinaire, est courte, un peu sèche, souvent elliptique. Elle n’a pas reçu ses développements ; elle fleurissait et elle ne s’est pas épanouie.

Une œuvre achevée est plus belle qu’une autre ; il faut, à la beauté parfaite, l’achèvement. Une œuvre interrompue est plus poignante, quelquefois, que la beauté. Un monument où s’enferme toute l’intention de l’homme qui se promit de le bâtir plaît au regard, satisfait l’âme et la repose. Mais il y a longtemps à songer devant la courbe suspendue d’un pont qui allait lancer son arche on ne sait où, vers la forêt sombre de l’autre rive.

Pour plus de commodité, pour plus de tranquillité, l’on suppose, implicitement, que les esprits donnent ici-bas leur fruit, tout leur fruit. Quand nous lisons l’histoire, écrite par des gens habiles et qui, au goût de comprendre, joignent l’honnête désir de nous montrer la ponctuelle série des événements, nous avons cette impression, qui est rassurante. Et, ainsi, tout va bien. Seulement des hasards défont cette fiction si heureuse, et nous entrevoyons la foule des possibilités qui n’ont pas eu leur aubaine, tout le génie qui ne s’est pas réalisé, l’essor qui n’a pas su prendre son vol, la somme des forces perdues et qui auraient embelli l’univers. La nature est, dans son détail, un prodigieux gaspillage ; et les esprits sont gaspillés comme les graines des plantes.

XVI. Edmund Gosse

Une perpétuelle inquiétude de la pensée et du sentiment ; un esprit toujours en éveil et, disons, en alarme ; un visage dont la physionomie est frémissante comme l’âme qu’on y aperçoit, mobile, diverse et merveilleusement rapide à passer de la mélancolie au rire ; une amabilité douce, un peu cérémonieuse ; un air de confiance ingénue et qui, pourtant, n’est pas tranquille ; tous les signes de l’intelligence la plus belle, et enthousiaste, et ironique promptement, aussitôt qu’elle est touchée et craint d’être dupe ; une timidité causante, et si bien causante, si heureusement, avec tant de fine habileté, de gaieté, de science que son hésitation semble une coquetterie et, en tout cas, est une grâce jolie : — voilà, tel que d’abord il apparaît, M. Edmund Gosse, l’un des écrivains les plus célèbres, originaux et parfaits de l’Angleterre contemporaine.

Et voilà, certes, un personnage bien différent de l’Anglais que nous étions prêts à nous figurer, quand Demolins épiloguait touchant la supériorité fameuse des Anglo-Saxons. Mais, à l’époque même où cette claire théorie eut un grand succès, nous savions que Spencer, philosophe du darwinisme et de la lutte pour la vie, était malingre.

M. Edmund Gosse n’est pas un athlète ; je ne sais pas s’il joue au golf et s’il a fait, jeune homme, triompher sur la Tamise l’énergie d’Oxford ou de Cambridge. Mais il a ces yeux effarouchés des gens d’étude qui, à chaque instant, viennent de lire et, s’en relevant à peine, trouvent le monde un peu trop loin pour leurs regards.

Avec la culture la plus abondante et variée, avec la connaissance véritable de toutes les littératures européennes et de toutes les philosophies nouvelles et anciennes, avec le goût le plus ouvert à tous les arts où se réalisent les temps et les pays, il est Anglais admirablement : qu’on lise l’un de ses livres les meilleurs, et traduit récemment dans notre langue, le chef-d’œuvre de Père et fils.

 

Il est critique et poète ; — et non l’un de ces poètes qui, parfois, veulent bien nous révéler qu’un autre poète, leur élève, a le talent qu’il leur doit ; et non l’un de ces critiques, tourmentés de gloire, qui, selon Sainte-Beuve, rivalisent à leurs moments perdus avec Hugo. Il est un critique muni de clairvoyance et de méthode, très attentif et patient, très complaisant et curieux, qui aime à augmenter le trésor de ce qu’il aime, et qui veille aussi à ne le point avilir de laids mélanges, à ne le point embrouiller. Et il est un poète à qui ne manquent ni les images, ni la musique pour célébrer un vif émoi, peindre la nature, évoquer les allégories de l’univers.

Le sens critique et le sens poétique ne coïncident pas souvent : une vision poétique des choses nous dispense de les analyser ; une vue critique des choses nous empêche de les admirer.

Ce qui caractérise, je crois, M. Edmund Gosse, c’est l’intime réunion de ces deux aptitudes, généralement contradictoires. Et cette réunion, c’est une espèce de lyrique plaisanterie, à la fois tendre et moqueuse : l’humour.

 

Il a publié Père et fils, en 1907, sans nom d’auteur. Mais on le devina ; et il était dans son livre si manifestement qu’il n’essaya point de se dissimuler davantage : dès la deuxième édition, il avait mis son nom sur la couverture, comme il avait mis à toutes les pages ses souvenirs. La préface disait : « Le récit qu’on va lire est — autant que l’a pu l’auteur, attentif jusqu’à la minutie, — scrupuleusement vrai dans tous ses détails. S’il n’était pas vrai au sens strict du mot, le publier serait se jouer des personnes qui pourraient être tentées de le lire. Il leur est offert comme un document. » Père et fils : une autobiographie. L’auteur raconte les années de son enfance ; et il a promis de ne rien changer à la vérité qu’il se rappelle.

Or, il note que, d’habitude, on écrit son enfance un peu tard et quand les souvenirs sont effacés plus qu’à demi : mais il a très bonne mémoire. Il note aussi que, d’habitude, on écrit son enfance avec trop de bonté pour soi-même, avec trop d’amitié, avec trop de pitié : l’on embellit son jeune portrait. Ainsi ne fera-t-il pas. Il demande la permission de donner aux héros de son authentique roman des noms qui n’étaient pas les leurs. Il le regrette ; il songe que, de tous ces héros, deux seulement ne sont pas morts, le « fils » et puis un autre. Par égard pour eux, il changé les noms ; mais c’est toute la liberté qu’il a prise.

Rousseau, avant d’écrire les Confessions, prête serment de ne rien cacher. Et il ne cache rien : plutôt, il ajouterait des vilenies au compte de Jean-Jacques. Pour n’être pas vaniteux, il est cynique. Chateaubriand, lui, avoue qu’il ne racontera pas ses faiblesses, car « il ne faut présenter au monde que ce qui est beau » ; et ce qu’il dira de ses amis les flattera.

L’auteur de Père et fils ne va pas se dénigrer. Il ne va pas non plus se louer avec obligeance. Cela est encore facile. Mais il ne va pas louer avec obligeance les acteurs du long drame qu’il « présente au monde ». Cela est beaucoup moins facile, parce que les acteurs de ce drame, ce sont et son père et sa mère, tous les deux morts.

Il y a là une terrible passion de la vérité. Je ne l’ai rencontrée, volontaire à ce point, que dans les Souvenirs de Tolstoï.

Le livre est, à cause de cela, grave et dur.

 

Et d’autant plus que le Père et le Fils sont en querelle. Leur histoire : la lutte de deux caractères. À la fin, la rupture.

Ne s’aiment-ils pas ? Si. Mais « leur affection mutuelle est assaillie par des forces auprès desquelles les changements produits par la maladie, la séparation et la ruine ne sont rien ». Quelles sont ces forces ? Les spontanéités mêmes de ces deux êtres dissemblables ; leurs spontanéités, et aussi leurs idées, celles-ci venant (comme il est humain) de celles-là. Un puritanisme rigoureux, un fanatisme religieux poussé jusqu’à l’exigence cruelle, voilà le Père. Et le Fils ? Il se défend, avec douceur, mais avec une obstination que rien ne touche ; il fait une résistance acharnée.

Ses parents lui répètent qu’il est « un gentil petit garçon, sans rien de remarquable » ; et il ne demande pas mieux. Ses parents l’ont, en outre, consacré à leur foi de sectaires opiniâtres. Il sera, dit le père, un missionnaire militant aux pays des tropiques ; ou bien il sera, dit la mère, le Charles Wesley de son siècle, au moins un Georges Whitefield, un fondateur d’église antipapiste et forcenée.

Mais non : il sera ce qu’il est déjà en puissance, un artiste, l’un de ces rêveurs bizarres pour qui la vie n’est pas une occasion d’activité, pour qui la vie est une occasion de surprise et d’amusement. Les deux qualités qu’il développera en lui, pour en former son talent, il les possède dès l’enfance. Il est poète : il reçoit, des menus incidents de l’existence, une impression délicate et qui, même dans la douleur, le divertit. Et il est critique : il n’a pas le don de croire sans examiner les motifs de sa certitude. Il organise des expériences, des épreuves.

Son père lui a recommandé de fuir le péché d’idolâtrie : et l’idolâtrie consiste à prier des objets en pierre ou en bois ; et Dieu châtie les idolâtres. Alors, le petit garçon de cinq ans, demeuré seul, pose une chaise sur une table, s’agenouille sur le tapis, devant la table, lève les yeux au ciel et, avec toute sa ferveur, commence et puis continue son invocation de tous les jours, substituant à Dieu la chaise. Et il attend son châtiment. Le temps est beau. Il regarde un coin de ciel blanc par-dessus les maisons et guette l’arrivée redoutable de Dieu. Il la désire, avec défi. Dès lors, il sut que son père « n’était pas au courant de la manière dont Dieu agit en cas d’idolâtrie ».

Quel âge a-t-il ? moins de sept ans, lorsqu’il sent que son âme se dédouble et trouve en elle-même un spectateur, un confident, un compagnon. Ce dédoublement, c’est le principe de l’art. « Nous étions deux et nous pouvions causer ensemble » ; celui qui parle imagine un persuasif langage : et ce langage, c’est justement l’art.

Il y aura, entre la doctrine du père et les goûts du fils, entre l’artiste et le puritain, ce perpétuel malentendu, un combat de toutes les minutes, et sans merci. Le roman n’est que le récit de cette âpre aventure, où se déchirent les liens de la famille, les liens qui attachent les cœurs ; et les cœurs se déchirent.

 

Cependant, le livre est, en bien des endroits, fort drôle : on va pleurer, mais on rit. « Il est rare, dit M. Edmund Gosse, que l’histoire d’une lutte toute spirituelle mêle la gaieté à la discussion des sujets les plus graves. Cela était inévitable ici. La plupart des livres comiques s’efforcent d’être amusants d’un bout à l’autre, tandis que la théologie a honte d’éveiller même un sourire. Mais la vie n’est pas ainsi faite. » Or, il avait décidé de peindre la vie. Il a mêlé la comédie et la tragédie. C’est une ancienne ambition des écrivains, depuis deux siècles à peu près. Elle n’a pas souvent donné de bons résultats. Mais elle était ici excellente, car le drame si poignant de Père et fils est tout entier dans ce contraste : la charmante puérilité de l’âge et les formidables philosophies.

D’ailleurs, la gaieté ne vient pas fréquemment aux pages de ce livre : quand elle vient, elle est plus triste que le reste.

Dans le chapitre où la maladie et la mort de la mère sont racontées, il y a de ces petites remarques où l’étourderie et la gaminerie d’un enfant se révèlent. Ces petites remarques, si étrangement véridiques, ajoutées à l’immense malheur, semblent pittoresques. Leur férocité naïve ajoute de la douleur ingénieuse à l’inévitable douleur.

Quel livre ! Je n’en connais pas de plus amer et qui laisse plus de chagrin.

Si le père était un méchant homme ou un imbécile, on dirait que voilà une anecdote où un enfant n’a pas de chance. Si le fils était un écervelé, un mauvais sujet, l’on sait bien que cela s’est vu. Mais ils sont, l’un et l’autre, dignes de toute la tendresse qu’ils ont au surplus l’un pour l’autre. Leur différend est celui qui écarte les âmes les mieux destinées à se joindre : les âmes, solitudes encloses.

XVII. Paul Thureau-Dangin

M. Thureau-Dangin, qui depuis plusieurs mois était malade, vient de mourir. Il avait délaissé sa tâche quotidienne : alors on devina qu’il fallait tout redouter, car il était un homme de perpétuel devoir et d’activité courageuse. On put espérer que le soleil du Midi le guérirait ; il est mort là-bas, dans le beau pays, et la pensée tournée vers un plus beau pays, son espérance continuelle et sa pieuse certitude.

Il avait été, voici quelques années, malade en Grèce, au cours d’un voyage. Et il revint, un peu vieilli, plus faible, mais allègre encore et le visage toujours éclairé de sérénité intime.

Un charmant visage, une physionomie où se voyait une âme : elle ne se montrait pas, on la voyait. Il avait les cheveux noirs, et qui encadraient le front, d’une tempe à l’autre ; et, courte, la barbe blanche ; et des yeux qui regardaient avec franchise, mais qui plutôt regardaient un rêve admirable et familier, de l’autre côté de la vie : en attendant, il souriait à cette vie, où il était simple, doux et bon.

Il avait un peu la figure et l’air de ces personnages qui, dans les anciens tableaux religieux, se tiennent à quelque distance du saint miraculeux ou patient et l’accompagnent d’une humble ferveur. Il ne ressemblait pas beaucoup aux autres hommes de ce temps-ci. Pourtant, et comme le lui commandait sa conscience active, il évitait de se cantonner hors de son époque. Il a pris une large part des tribulations que ses idées enduraient ; et il en conservait une visible tristesse, mais sans abattement, car il se fiait à la pérennité de sa croyance.

Et il avait ainsi une gravité indulgente, aimable ; une dignité gracieuse ; une rigueur accoutumée qui n’empêchait pas son enjouement. S’il s’égayait, et volontiers, il le faisait avec une sorte de jolie candeur de l’esprit. Bref, il était parfaitement naturel ; et il révélait une intelligence droite et exquise.

Son œuvre est considérable ; elle est forte, solidement bâtie, avec de bons matériaux et agencés de main d’ouvrier : l’œuvre d’un historien qui possède les plus délicates et sûres méthodes d’enquête et de critique. Œuvre d’exactitude fidèle ; mais œuvre aussi dont les tendances ne sont aucunement dissimulées, sont affirmées au contraire : œuvre d’un monarchiste et d’un catholique.

Comment l’auteur a su réunir, dans ses écrits nombreux, ces caractères, ces volontés, examinons-le : nous aurons défini sa manière, qui est de lui et qu’il a bien marquée.

Il note à plusieurs reprises son ferme projet de n’être ni un polémiste ni un partisan. L’histoire n’admet pas l’intrusion de tels sentiments dans la recherche de la pure vérité. Il faut assembler des documents, apprécier leur juste valeur et les grouper de telle façon que leur commun témoignage compose l’image du passé authentique.

L’Histoire de la monarchie de Juillet, en sept volumes, et La Renaissance catholique en Angleterre, en trois volumes, sont précieuses déjà par la richesse de l’information. L’auteur avait, pour ces deux ouvrages, puisé à toutes les sources connues et à celles qu’il découvrait, avec un zèle heureux, dans le désordre difficile et abondant des archives modernes, quand lui parvinrent de nouveaux papiers qui, sur divers points, complétaient ou modifiaient son opinion. À La Renaissance catholique en Angleterre, il ajouta son Newman catholique, recueil, très soigneusement élaboré, des notes et des lettres de Newman, publiées à Londres par M. Wilfrid Ward et qui permettaient de tracer enfin le portrait minutieux du converti convertisseur des autres. Son Histoire de la monarchie de Juillet, — lorsqu’il eut la correspondance de Molé, les mémoires du comte de Sainte-Aulaire, les dépêches écrites ou reçues par le baron de Barante, la correspondance politique du comte de Bresson, les notes de Duvergier de Hauranne, — il la reprit et, en plusieurs parties, il ne négligea pas de la refaire, poussant jusqu’au moindre détail son scrupule attentif. Et il évitait l’imprudence, les conclusions hâtives, si brillantes et que renverse un texte imprévu. À cet égard, on devrait comparer la première édition de l’Histoire et la seconde ; il serait facile de constater et l’ampleur que certains chapitres ont gagnée de l’une à l’autre, et le très petit nombre de « repentirs » : l’auteur avait eu la précaution de ne pas dessiner au-delà du modèle, de ne rien avancer au-delà de ses preuves.

Il s’était proposé d’être équitable et de ne pas louer ou dénigrer à la légère. Mais il ne courait pas le risque de dénigrer ce régime de la monarchie constitutionnelle, qui avait ses préférences. Alors, il se promit d’être sévère, avec discernement, pour ce qu’il aimait. Il se promit de ne rien « voiler » : ce mot revient sous sa plume souvent.

Donc, il ne borne pas l’histoire au seul récit des événements ; il veut aussi que l’histoire juge et les événements et les hommes. L’histoire, comme il l’entend, touche à la politique. C’est dangereux, dira-t-on. Ce l’est moins qu’on ne le dit ; et, pour un Thureau-Dangin, ce ne l’est pas. Il y a des historiens qui ont si peur de n’être pas impartiaux qu’ils deviennent, à l’égard d’eux-mêmes, ombrageux : et ils se surveillent si étroitement que le lecteur est inquiet.

Mais, réduite au seul récit des événements, l’histoire n’est pas grand-chose. Elle a cessé d’être vivante, si elle n’émeut pas l’historien, si elle n’excite en lui aucun entrain de haine ou de sympathie. Est-il indispensable qu’avec l’impassibilité d’un mort on se limite à raconter de la mort ? Et est-il par trop difficile de séparer les faits (où l’on n’intervient pas) d’un jugement (où l’on intervient, avec ses goûts, ses prédilections) ?

Thureau-Dangin ne le croyait pas. Il écrit, dans l’Histoire de la monarchie de Juillet : « La monarchie de demain, comparée à celle d’hier, aura, etc… » Il compte sur la monarchie de demain ; et, en tête de son livre d’histoire, il ne le cache nullement. Il écrit : « Quel est le régime, république ou empire, qui ait apporté à la France autant de prospérité et d’honneur que les trente-quatre années de la monarchie constitutionnelle ? » Et voilà, en effet, de la politique. L’historien devait-il s’en abstenir ? Certes oui, s’il craignait d’altérer, en faveur de son opinion, le récit des événements. Certes non, s’il était sûr de sa bonne foi et s’il attachait à son opinion assez d’importance pour la vouloir contrôler, non prouver à tout bout de champ. Et Thureau-Dangin professait que l’histoire, intacte de la politique, est l’auxiliaire de la politique.

Son opinion n’est pas, en logique, antérieure à son étude : elle en dérive. Et l’histoire, ainsi conçue, instaure une expérience dont la politique profitera. S’il est avéré que la monarchie constitutionnelle a donné à la France plus de prospérité et d’honneur qu’un autre régime, et qu’elle a travaillé mieux qu’un autre régime à la grandeur nationale, — « le principal, après tout ! » — elle est le régime à préférer. Mais voyons un peu !… Et Thureau-Dangin pose la question. L’accuserons-nous de complaisance ? Il traite assez durement, à l’occasion, les hommes de Juillet. Il considère que, dans l’échec de 1848, les responsabilités sont à répartir entre pas mal de gens, qu’il désigne. Au surplus, ne déclare-t-il pas que « presque tout le monde a failli » ? Même, il n’accuse pas les révolutionnaires, lesquels « étaient dans leur rôle ». Ceux qu’il accuse avaient à maintenir ce que les révolutionnaires devaient attaquer. Et il les accuse. Et il ne « voile » pas les fautes : il les souligne. Pourquoi ? « Tout indique que Dieu réserve à la France la chance inestimable de recommencer l’épreuve, malheureusement troublée en 1830, violemment interrompue en 1848 ; eh bien ! sera-t-il alors inutile, pour ne pas se briser aux mêmes écueils, d’avoir la carte exacte des précédentes navigations et des premiers naufrages ? » Belle phrase et qui, à toute l’œuvre historique de Thureau-Dangin, pourrait servir d’épigraphe : elle fixe les justes rapports de l’histoire et de la politique et elle montre comment l’historien de Juillet put, sans péril pour sa règle d’impartialité, être et, dans son livre même, se dire monarchiste. Il cherchait la vérité deux fois, comme un historien qui s’est juré d’être intègre, et comme un monarchiste qui s’est juré d’être averti.

Pareillement, il est catholique dans La Renaissance catholique en Angleterre. Il dit « nos pratiques » et « nos dévotions ». Il écrit : « Sous quelque face qu’on examine le mouvement anglo-catholique, l’action de Dieu y est manifeste. » Il donne, aux catholiques, des conseils, et il les engage à « s’observer » sur tels et tels points ; il ajoute : « Ce sera, avec la prière, leur façon d’aider à la conversion, sinon de l’Angleterre, du moins de la partie de l’Église anglicane qui est visiblement en route vers le catholicisme ». Et la simplicité de ce langage est touchante ; elle est noble et décèle l’âme qui l’a trouvée.

Comme l’Histoire de la monarchie de Juillet, en racontant les faits exactement, avertit les monarchistes, La Renaissance catholique en Angleterre raconte exactement les faits et avertit les catholiques. Voilà, au bout du compte, les deux soucis constants de Thureau-Dangin : la vérité, puis sa leçon. Et c’est ainsi que toute son œuvre est un examen de conscience qu’il a pratiqué sur lui-même au contact de la réalité, sur lui-même et pour lui-même, et pour autrui : telle est sa bonne foi qu’il offre son exemple, j’allais dire à son lecteur, j’aime mieux dire à son prochain. Car il y a, dans le ton de ses livres, avec beaucoup de réserve et sans prêcher le moins du monde, un amical désir de persuader. Cela, sans nul artifice d’éloquence, avec une douceur discrète, et comme involontairement, par l’intime effusion du cœur, à laquelle on ne peut se tromper. Il n’est ni pressant, ni violent, mais sensible et de telle sorte que votre sensibilité s’en aperçoit.

Cette influence délicate, — et qui, d’ailleurs, ménage votre liberté, — on l’éprouve surtout à lire La Renaissance catholique en Angleterre, son chef-d’œuvre.

Son chef-d’œuvre, parce que l’histoire de Juillet, si turbulente, réclamait peut-être, par endroits, plus de couleur et plus d’exubérance qu’il n’avait le goût d’en mettre. Son Histoire est parfaitement intelligente, limpide à merveille, tout ensemble vraie et démonstrative. Mais l’humeur des politiciens, leur véhémence et leur rouerie, leurs manigances pouvaient déconcerter Thureau-Dangin, déconcerter leur juge et leur peintre. Il n’était pas déconcerté par un Newman ; et, dans tout le détail de cette grande aventure religieuse qu’on a nommée le Mouvement d’Oxford, il entrait sans effort : l’histoire prolongeait, ici, sa méditation.

Je ne sais si jamais on a plus nettement donné l’impression de l’authentique pensée religieuse, qui est une pensée différente des autres, qui est philosophique et dépasse la philosophie, et qui contient un élément particulier, comme un absolu vers lequel il n’existe pas d’autre pont que la foi. « Il me manque (disait-il au début de son ouvrage), il me manque d’être Anglais pour parler de choses anglaises, et d’être théologien pour traiter de questions théologiques… » Mais il était religieux ; et il pénétrait avec aisance l’intime secret de la conscience. Un psychologue ne suffisait pas ; et il fallait — c’est, je crois, un mot de l’Écriture — un complice. La Renaissance catholique en Angleterre est un livre de réelle fraternité ; puis un livre tout animé de bel espoir. Et les vertus théologales couronnent les mérites de l’historien.

Le style a pris une flamme de spiritualité parfaite, une chaleur convaincante. Aux meilleures pages, c’est, pour ainsi parler, un style franciscain, d’une grâce qui va au pathétique.

Ce résumé d’une œuvre si étendue et d’un si persévérant labeur dévoile-t-il l’originalité de cet écrivain qui eut les qualités aujourd’hui les plus rares et qui les ornait encore d’une beauté particulière ? Je ne l’espère pas.

Thureau-Dangin fut, en notre temps où ne manquent ni les esprits éminents, ni les talents remarquables, — et il avait toutes les ressources les plus précieuses du talent et de l’esprit, — il fut une âme, au sens que prêtent à ce mot notre certitude et aussi notre rêve. Une âme apparaissait en lui et dans son œuvre, la même en lui et dans son œuvre, une âme avisée, fidèle et pure, qui se mêlait à la vie, l’examinait et n’en subissait pas l’offense.

XVIII. Gabriel Monod

C’était un homme intelligent et savant, et qui n’a pas réalisé, je crois, tout son rêve. Peut-être sa vie intellectuelle, qui fut très attentive et perpétuellement laborieuse, lui a-t-elle apporté, en fin de compte, une déception que d’ailleurs consolait la juste conscience du bel et quotidien effort.

Monod fut l’un de ceux qui, vers la fin de l’Empire, appliquèrent à l’étude de l’histoire une méthode rigoureusement scientifique. Après l’École normale, il suivit les cours des universités de Berlin et de Gœttingue. À l’époque où il était adolescent, les doctrines d’Auguste Comte produisaient, en France, leurs résultats : le positivisme créait une discipline de l’esprit, une discipline imparfaite, une discipline à la fois héroïque et minutieuse. Les façons allemandes complétèrent, pour Gabriel Monod, cet enseignement de chez nous, s’y mêlèrent et, toujours, y restèrent.

Après la guerre, quand on fit courir le bruit que nous avions été vaincus par l’instituteur allemand, —  et, transcrivons cela dans le style de l’enseignement supérieur, — par la science allemande, nos meilleurs universitaires redoublèrent de zèle philologique. Monod fut l’un d’eux, avec un soin vigilant.

Je l’ai connu aux environs de 1890. Cette année-là est une date dans les annales de la pensée contemporaine. Un livre parut alors, qui, soudain, fut un évangile. Et, — c’est une étonnante aventure, — un livre qui avait été écrit en 1848 : L’Avenir de la science, d’Ernest Renan. Des dizaines de jeunes gens l’adoptèrent : ils y avaient trouvé une règle de la pensée. Et les maîtres de cette jeunesse utilisèrent, avec bonne foi, la singulière survenue de cette parole tardive et merveilleusement persuasive.

Cependant, le vieux Renan, qui publiait cet ancien témoignage, s’était échappé loin de là ; et, avec un entrain charmant de philosophe émérite, il plaisantait. Il eut des fidèles, que n’avertissait pas son badinage de la dernière heure et qui, fervents, s’attachaient aux idées qu’il avait éconduites.

Monod, à l’École normale, analysait avec prudence les textes relatifs à la succession au trône de tels, et ensuite tels Mérovingiens. S’il faut le dire, j’ai oublié ces Mérovingiens et leurs textes. Mais, la méthode, je me la rappelle. Et Monod m’eût pardonné l’oubli, en faveur du souvenir. C’est la méthode qui importait.

Si, à présent, j’essaie de tirer de là une philosophie qui, au surplus, y était, la voici.

Moins était séduisante pour nous l’anecdote de ces rois périmés et moins il nous était possible de la tirer vers nos passions, vers nos ardeurs, vers l’ensemble de notre jeunesse, plus était manifeste la volonté de considérer comme valable, comme infiniment précieux et comme la trouvaille qui consacre une journée, un fait, un simple fait, tout seul, stérile, — un fait !

Foin de l’imagination qui, autour du fait, bâtit des hypothèses amusantes ou de lui, tire des leçons éloquentes. Le fait !…

Et nous étions ardemment pessimistes ; mais tout le romantisme que nous avions hérité de nos pères, nous le mettions au sacrifice de nos vingt ans pour la stricte vérité, celle qu’il n’y a point à semer, celle qui, semée, ne donnerait aucune moisson. Un tel refus enchantait notre hautaine douleur d’une génération qui avait un ou deux ans lors de la Défaite. Et Gabriel Monod fut notre maître, je lui rends cet hommage.

Plus tard, il a semblé à quelques-uns de ses disciples qu’on ne pouvait pas demeurer là.

Lui-même ne fut-il pas tenté, mais après l’heure où l’on s’échappe facilement ?… Cette déception que je conjecture qu’il éprouva, — et, je l’avoue, je n’ai là-dessus aucune confidence de lui, — n’est-elle pas attestée par le souci qu’il eut d’autres manières d’être un historien ? L’un de ses livres les plus faciles à lire s’appelle Les Maîtres de l’histoire : Renan, Taine et Michelet.

Il admira passionnément ces trois hommes et, en particulier, Michelet. Or, Michelet, c’est tout le contraire de lui ; c’est tout le contraire de ce qu’il nous enseignait ; et c’est tout le contraire de ce qu’il avait appris à Berlin, puis à Gœttingue.

Je me figure que, certains soirs, sa méthode ne suffisait pas à le contenter ; je me figure qu’elle l’attristait, jusqu’au désespoir. Il me semble impossible que Monod n’ait pas senti ce qu’il manquait de joie à sa méthode inféconde, et qu’il n’en ait pas souffert. D’autant plus que son temps — son temps où n’agissent plus les Mérovingiens — était, pour lui, un sujet d’inquiétude. Subitement, il sortait de son travail et allait à la politique, avec une fougue imprudente.

Et il eût aimé à être un gouverneur d’âmes. Il n’est aucun de nous qu’il n’ait essayé de conduire. Seulement, il avait été le maître de notre ésotérisme ; et, quand il nous faisait signe de venir sur la place publique, nous ne le reconnaissions pas. Je suis sûr qu’il en ressentit un amer chagrin.

Cette espèce de drame intime que j’aperçois dans la pensée de Gabriel Monod, Taine le lui annonçait un jour, sans le savoir et sans que pût le savoir l’un ou l’autre des interlocuteurs de ce dialogue. Le jeune Gabriel Monod, qui sortait de l’École normale, parlait pour un voyage scientifique en Italie. Avant de partir, il alla voir Taine. Et Taine lui dit, tout de go :

— Asseyez-vous, monsieur… Quelles idées allez-vous vérifier là-bas ?…

Taine lui dit cela spontanément, comme il se le fût dit à lui-même, en bouclant ses malles. Vérifier sur la réalité des idées qu’on a inventées d’avance, qu’on a déjà réduites en système, c’était le grand génie de l’auteur des Origines.

Mais, lui, Monod, ne procédait pas comme ça ! Que put-il répondre à Taine ? Car il se fût même accommodé de ne rapporter de là-bas aucune idée : il cherchait, je l’ai dit, des faits. S’il ne répondit pas à Taine, sans doute alors fut-il fier de son embarras, qui certifiait la méthode. Plus tard n’en conçut-il pas cette mélancolie que nous avons tous vue sur son visage ? Ses gestes étaient timides, sa voix confidentielle et ses regards un peu effarés, comme ceux des érudits qui ont toujours l’air de se lever d’une lecture.

Mais il continua. Un quart de siècle à l’École normale, puis — quand un collaborateur du ministre Combes eut dévasté cette vieille maison de studieux silence — à la Sorbonne, puis au Collège de France, il analysa patiemment les archives infécondes, avec un merveilleux talent, sagace et scrupuleux.

Telle est sa grandeur ; et telle est sa pathétique destinée. Les honneurs, une renommée qui s’étendit fort loin, dans toute l’Europe, plus encore à l’étranger qu’à Paris, ne l’égayèrent pas. Il était triste et aimable ; son sourire était plus triste que tout au monde.

Aucun de ses élèves — et seuls l’ont connu ses élèves — ne se souvient de lui sans émoi. Il résume la chimère grave et poignante d’une époque qui a vite passé. Il avait les vertus de sa chimère ; et il est mort sans l’avoir reniée, même s’il en connut le déplaisir.