Extraits des articles du Mémorial 1
Sur Mirabeau
On a souvent observé que notre révolution, si féconde en grands événements, ne le fut pas en grands hommes. Les moindres mouvements politiques de la France avaient fait paraître, même dans les temps de barbarie, des personnages illustres et des caractères imposants. Le siècle de la ligue et celui de la fronde, sans remonter plus haut, offrent une foule d’esprits supérieurs, et, ce qui peut étonner davantage, on y rencontre assez souvent des vertus héroïques. La révolution française, il faut en convenir, n’a pas eu les mêmes résultats. Elle n’a fait qu’irriter toutes les passions sans les épurer et les ennoblir, et de jour en jour on s’apercevra que ce moyen, si commode quand on veut détruire, n’est pas si sûr quand on veut créer et maintenir de nouvelles institutions.
Quoi qu’il en soit, le siècle des grandes lumières ne paraît pas celui des grands caractères. À tous les hommes d’État nés parmi les troubles de l’ancienne monarchie française, nos dernières assemblées nationales ne peuvent guère opposer que leur Mirabeau. On doit le regarder en effet comme le créateur de la révolution française, et c’est une idée heureuse d’avoir rassemblé ce qu’il y a de meilleur dans ses ouvrages.
L’enthousiasme ou la haine ont souvent jugé cet homme singulier. Je ne l’ai jamais rencontré que deux fois dans le cours de ma vie ; je n’ai pour lui ni haine, ni enthousiasme. J’en parlerai avec impartialité.
Mirabeau partagea tous les vices et toutes les lumières de son siècle ; et les premiers ne l’aidèrent pas moins que les secondes à obtenir une grande influence sur les États-généraux.
Il naquit dans une famille où l’esprit de système, où l’orgueil et la haine avaient passé la mesure ordinaire. Il conserva toujours ces funestes impressions de son enfance. Il fut élevé parmi tous ces réformateurs qui attaquaient les opinions politiques, après avoir ébranlé les opinions religieuses. Voltaire avait beau leur crier : Ne combattons pas à la fois la religion et les gouvernements ; débarrassons-nous de la première, et nous verrons après ; les disciples dédaignaient les alarmes de leur premier maître ; et l’événement a prouvé qu’ils jugeaient mieux que lui de la force de leurs moyens, et du développement de toutes les passions dont ils avaient fait les auxiliaires de leurs doctrines. C’est en partie à ces circonstances que Mirabeau dut l’audace de ses opinions, et cet esprit d’indépendance qui le rendait si propre à devenir un chef de faction dans un siècle corrompu.
Des vengeances domestiques qu’il avait peut-être méritées, mais qui furent trop longues et trop arbitraires, l’aigrirent encore, et lui donnèrent, aux yeux de la foule, quelque chose de cet intérêt qui s’attache aux opprimés : il mit surtout en œuvre ce dernier moyen, pour se montrer avec quelque avantage à la renommée.
Il avait composé de nombreux volumes avant la révolution, et n’était point placé au rang des bons écrivains. Son écrit sur les Lettres de Cachet avait seul fixé l’attention des bons juges. On trouve en effet, dans cet ouvrage, des vérités utiles énergiquement exprimées. Le style en est quelquefois dur, incorrect et déclamatoire ; mais il ne manque pas de vigueur, de mouvement et d’originalité.
Mirabeau était impatient d’attacher son nom à tous les événements, à toutes les questions qui occupaient un moment les esprits. Deux motifs très pressants l’y déterminaient, le besoin de vivre et l’amour de la célébrité. Une pauvreté noble a souvent donné plus d’énergie au talent et plus de développement à la vertu ; mais, au milieu de sa pauvreté, Mirabeau conservait tous les besoins du luxe et même d’une vanité puérile. Avec un tel contraste dans les habitudes et les moyens, l’homme le plus moral aurait succombé, et celui dont nous parlons n’avait pas des principes sévères : il prodiguait donc sa plume à tous les libraires et son talent à toutes les opinions dont il pouvait espérer de l’or et du bruit.
Il a écrit successivement contre la cour de Prusse, les ministres Necker et Calonne, la banque Saint-Charles, l’ordre de Cincinnatus et Beaumarchais.
L’auteur comique fut le plus sage dans toute cette affaire, il se contenta d’être riche et ne dit mot.
La postérité remarquera peut-être que les trois hommes qui ont le plus préparé et soutenu la révolution française, Calonne, Necker et Mirabeau, étaient ennemis. Il fut un temps où le second semblait réunir autour de lui toutes les espérances de la nation. C’en fut assez pour le désigner à la haine du dernier qui refusa au ministre genevois toute espèce de talent sous les rapports d’homme d’État. On s’est souvenu, en 1790, de ce jugement prononcé sur le directeur des finances à l’époque de sa gloire, et peu après le fameux Compte-Rendu.
Mirabeau se servit avec art de tous les esprits et de tous les travaux étrangers. M. Mauvillon, savant professeur de Brunswick, lui fournit les mémoires qui composent cette lourde compilation sur la monarchie prussienne, où le style est en général trop indigne du sujet et du génie de Frédéric. Chamfort travailla aux pamphlets contre l’ordre de Cincinnatus, et à quelques diatribes du même genre. Il est aisé de reconnaître ceux des écrits qu’a revus l’académicien bel-esprit : ils sont plus purs, et moins véhéments que tous les autres.
La réputation de Mirabeau était plus qu’équivoque à l’instant où se forma l’assemblée nationale, et son talent, du moins aux yeux des gens de lettres éclairés, n’était supérieur dans aucune partie.
Mais il était impossible qu’un homme tel que lui, doué d’une tête active et d’un caractère entreprenant, ne jouât pas un rôle principal dans les nouvelles destinées de la France. Il portait, au sein des États-généraux, des ressentiments naturels contre la caste qui l’avait proscrit, et un attachement intéressé pour celle qui l’avait adopté. Toutes les deux ont pu se plaindre également de l’avoir eu pour ennemi et pour défenseur. Son amitié fut aussi funeste que sa vengeance. Il se jeta au milieu de toutes les passions populaires ; il en précipita le mouvement pour se faire craindre, et fut lui-même entraîné par elles.
L’éloquence des peuples libres avait disparu depuis longtemps : nous n’avions de grands orateurs que dans la chaire. Mirabeau s’élança dans la tribune, et lui rendit quelques-uns de ces mouvements et de ces effets réservés aux siècles orageux de la liberté. Il eut quelquefois une dialectique vigoureuse et animée ; il manqua rarement aux grandes circonstances ; il sut parler aux hommes assemblés ; il discuta enfin les intérêts politiques, non avec la perfection, l’art et les convenances qui distinguent les anciens modèles, mais avec une énergie peu commune, et inconnue jusqu’à lui dans la langue française.
Ce n’est pas qu’il n’ait de grands défauts. Il traitait les principes du goût avec le même mépris que nos anciens usages. Son style est violent plutôt qu’animé ; il est plein de métaphores peu naturelles et incohérentes ; des expressions triviales et recherchées y révoltent, à chaque instant, les lecteurs qui ont étudié les maîtres ; il a du mouvement, mais non pas toujours progressif et soutenu ; ses idées enfin sont rarement neuves : il n’a, dans ses meilleurs morceaux, ni la profondeur de Montesquieu, ni l’éloquence passionnée de Rousseau, ni la richesse de Buffon ; et cependant les meilleurs critiques le regardent comme le seul orateur français qui nous ait donné quelque idée de Démosthène.
Il me semble, en un mot, qu’on peut appliquer à Mirabeau ce que disait Boileau d’un écrivain de son temps : On y trouve la matière d’un grand esprit, mais la forme y manque. Si Mirabeau avait vécu plus longtemps, il aurait pu justifier tous les éloges de ses admirateurs. Ses idées et ses talents se perfectionnaient à mesure que sa raison supérieure s’élevait au-dessus de l’esprit de faction et de l’influence des vices qui avaient longtemps égaré sa jeunesse.
On sait qu’il est mort effrayé de l’abîme creusé par lui-même, et plein de mépris pour les tribunes formées à son école. La perte de cet homme, auteur de tant de désordres, parut une calamité réelle ; et quand on songe à ses indignes successeurs, on conçoit ces regrets qui furent presque universels. Il faut être juste envers lui. En excitant du haut de la tribune des orages trop dangereux, il a porté plus d’une fois des vues très sages et très élevées dans la législation. Il a soutenu les principes d’une vraie liberté. Il s’est élevé avec force contre toutes les mesures oppressives. Il a flétri les tyrans démagogues ; aussi ses autels sont-ils tombés devant ceux de Marat, — et rien n’était plus conséquent. Tel est le sort de tous les chefs des révolutions. Ils laissent l’empire à des hommes qu’ils ont à peine aperçus dans la foule de leurs complices. Ces complices font place à d’autres plus vils encore, et la destinée des peuples, qu’on voulait rendre meilleure, n’en devient que plus malheureuse. Mirabeau prédit tous ces maux à son lit de mort : ils se sont trop vérifiés pendant trois années. Gardons qu’ils ne renaissent encore, et souvenons-nous toujours des derniers conseils du premier fondateur de la révolution.
Du général La Fayette, et des motions faites en sa faveur au parlement d’Angleterre.
Ce n’est point ici le lieu d’examiner la vie politique de M. de La Fayette, et de porter, sur sa conduite dans la révolution française, un jugement qui n’appartient qu’à la postérité. On doit au malheur des secours, avant de lui faire entendre des vérités sévères ; et d’ailleurs, comment une voix impartiale obtiendrait-elle en ce moment quelque crédit au milieu des défenseurs enthousiastes et des nombreux accusateurs de La Fayette ? Ceux qui ne croient ni à son héroïsme, ni à ses forfaits, seront difficilement écoutés par les passions qui le défendent ou le condamnent. Rien ne me paraît le distinguer éminemment des principaux personnages qui ont commencé la révolution. Il contribua, comme les autres, à faire naître des événements plus grands que lui : il ne sut jamais les diriger, même pour son avantage ; et la raison en est simple. Il se laissa constamment gouverner par la multitude, au lieu de s’en rendre le maître ; il s’aperçut trop tard que le monstre déchaîné par lui et par ses collègues avait plus besoin de frein que d’aiguillon. Le poste difficile où il se trouvait placé, donnait à toutes ses actions je ne sais quoi d’équivoque, dont la haine de toutes les factions a pu profiter contre lui avec trop d’avantage. Il est possible que ses qualités l’eussent rendu très recommandable à tous les partis dans des temps paisibles et dans une autre situation ; mais il s’est jeté volontairement au milieu de circonstances extraordinaires avec lesquelles son caractère et ses talents n’avaient aucune proportion. Un jeune élève de Washington, qui avait acquis de la gloire en Amérique, doit trouver grâce, même aux yeux des monarques les plus absolus, quand il défend la liberté ; mais il est condamnable aux yeux des républicains, quand il ne s’oppose pas aux excès de la licence, qu’il est fait pour réprimer et pour punir. En un mot, les diverses époques de la vie du général La Fayette peuvent justifier ceux qui le louent, ceux qui le blâment, ceux qui le plaignent. On conçoit son premier enthousiasme ; mais bientôt il faut condamner son imprudente faiblesse ; et tout le monde enfin doit louer son repentir, et s’intéresser à ses malheurs.
Les premiers orateurs de l’Angleterre se sont honorés, en implorant pour lui la clémence et la justice de l’empereur. On vient de faire paraître la cellection de leurs discours à l’imprimerie du Journal d’Économie publique, chez M. Roederer, qui s’est fait remarquer aussi parmi les défenseurs de La Fayette. Ces discours sont des modèles que ne peuvent trop étudier les politiques et les orateurs français ; ils y verront avec quelle décence, avec quelle dignité doivent s’exprimer des hommes d’État, et comment on est digne de représenter une grande nation. (Suivent des extraits.)
Veut-on voir un exemple de bienséance encore plus rare parmi nous ? On le trouve dans le discours de M. Fitz-Patrick. Ceux qui le connaissent savent assurément qu’il n’est ni fanatique ni superstitieux. Il parle cependant avec la plus profonde vénération des sentiments religieux de Madame de La Fayette. Il s’indigne qu’on lui ait refusé un confesseur et les autres secours de la religion romaine, qu’elle a, dit-il, demandés inutilement. Il s’est bien gardé, malgré la différence des opinions, de traiter avec légèreté celles d’une femme aussi respectable, qui, dans sa prison, n’a d’autres consolateurs que Dieu et sa conscience.
Si le nom de M. de La Fayette fait naître une juste pitié, celui de Madame de La Fayette excite l’admiration. Ses héroïques vertus défendent son mari contre toutes les haines et auraient dû fléchir l’empereur. Quand le prisonnier d’Olmutz sera délivré, il pourra méditer profondément sur les retours de la fortune au pied des tours du Temple où furent encore enfermées de plus grandes victimes : il y pourra faire un livre instructif à l’usage des peuples et des ambitieux, mais il n’en corrigera aucun2.
Paroles de Bonnet
J’étais à Genève en 1787 ; j’eus le désir de voir l’illustre Bonnet, disciple de Locke, précurseur de Condillac, auteur de l’Essai analytique des Facultés de l’Âme et des Observations sur les Corps organisés. Je le trouvai à sa maison de Genthod, placée dans une situation à la fois riante et magnifique, aux bords du lac, entre les sommets des Alpes et du Jura. Il me parla d’abord avec admiration de l’abbé de l’Épée, dont M. Sicard a recueilli la gloire et perfectionné la découverte. Il me montra ensuite quelques fragments de correspondance avec le savant Mosès, juif de Berlin, et l’un des plus subtils métaphysiciens de ce siècle. Enfin la conversation tomba sur les illuminés. Il ne me déguisa point que des hommes illustres de la Suisse étaient atteints de ce délire. J’osai lui en demander la cause. Voici à peu près quelle fut sa réponse :
« La philosophie moderne, me dit-il, a ébranlé les fondements de toutes les croyances religieuses. L’esprit humain, arraché imprudemment aux opinions sur lesquelles il reposait depuis tant de siècles, ne sait plus où se prendre et où s’arrêter. L’absence de la religion laisse un vide immense dans les pensées et dans les affections de l’homme, et celui-ci, toujours extrême, le remplit des plus dangereux fantômes à la place d’un merveilleux sage et consolant adapté à nos premiers besoins ; ainsi l’homme, en devenant incrédule, n’en sera que plus aisément précipité dans la superstition : il portera jusque dans l’athéisme même le besoin des idées religieuses, qui est une partie essentielle de son être, et qui doit toujours faire son bonheur ou son tourment ; il abusera de ses propres sciences en y mêlant les plus monstrueuses rêveries ; il divinisera les effets physiques et les énergies de la nature ; on le verra peut-être retomber dans un absurde polythéisme ; eu un mot, il sera disposé à tout croire au moment où il dira fièrement qu’il ne croit plus rien. Il est temps que la véritable philosophie se rapproche, pour son propre intérêt, d’une religion qu’elle a trop méconnue, et qui peut seule donner un essor infini et une règle sûre à tous les mouvements de notre cœur. Il faut laisser des aliments sains à l’imagination humaine si on ne veut pas qu’elle se nourrisse de poisons. »
Telles furent les réflexions de Bonnet. J’avoue qu’elles me frappèrent trop peu à l’époque où je les entendis. Mais, depuis ce temps, elles sont revenues à mon souvenir. Je les offre aux méditations des bons esprits.
Exemple de Washington proposé aux chefs d’une autre république
La révolution d’Amérique a produit la nôtre, et le Nouveau Monde peut aujourd’hui donner quelques leçons à l’ancien qui l’a subjugué. Un de mes amis, qui a voyagé en philosophe et en soldat dans les treize États unis, et qui a longtemps servi sous les drapeaux de Washington, m’a vivement intéressé en me parlant quelquefois de ce fondateur de la liberté américaine ; ses récits m’ont convaincu que, pour affermir la république française, il ne lui manquait que des hommes tels que Washington. À la tête des armées comme à celle du sénat, dans sa vie publique comme dans sa vie privée, il a mérité l’admiration et l’amour de ses concitoyens. Son grand caractère a comprimé facilement toutes les factions, et l’Amérique en comptait presque autant que la France. Mais s’il avait fallu choisir entre les factions qui déchiraient sa patrie, ce n’est pas assurément celle des ni velours, des égorgeurs, des jacobins d’Amérique, qu’il eût voulu favoriser. Il savait trop que, dans tous les siècles et dans tous les pays, il est encore plus dangereux d’avoir ces gens-là pour alliés que pour ennemis. Les principes de sa politique et de sa morale ne lui auraient jamais permis d’associer aux enseignes de la liberté celles des brigands et des assassins. « Voici à ce propos, me disait, l’autre jour, l’ami que j’ai cité en commençant, ce que pensait le héros du Nouveau Monde.
“Quand le bruit de quelque complot royaliste se répandait en Amérique, j’observais attentivement Washington. Il ne se hâtait jamais d’y croire, il était toujours tranquille comme la sagesse, et simple comme la vertu. La crainte exagère tout, disait-il, et la multitude aime à s’alarmer. Mais il est certaines erreurs qui ne doivent jamais arriver jusqu’à l’homme chargé des destinées d’un grand peuple. Au reste, les ennemis dont je me défie le plus, ne sont pas ceux dont le cœur reste attaché au roi George, et si on doit condamner leurs principes, on peut estimer leur caractère. Les Anglais les plus patriotes ne persécutent point le petit nombre d’Écossais qui est resté fidèle à la maison des Stuarts. Cette constance dans les opinions de quelques individus, y est même respectée quand elle ne trouble point la tranquillité publique. Mais je crains quelques hommes artificieux et pervers qui ont marché les premiers sous mes drapeaux ; qui, toujours pleins d’emportement, veulent pousser la foule aux partis extrêmes, et qui osent accuser Washington de ne pas assez aimer la liberté.”
Quelques jours après ce discours d’un grand homme, le perfide Arnold, qu’on croyait le plus ardent des républicains, trahit l’Amérique et se vendit à l’Angleterre. »
Éloge funèbre de Washington, prononcé dans le Temple de Mars
Le 20 pluviôse an VIII (8 février 1800).
La France, qui fut toujours assez grande et assez généreuse pour accueillir sans crainte et sans jalousie les vertus et la gloire étrangères, décerne un hommage public aux mânes de Washington. Elle acquitte en ce moment la dette des deux mondes. Nul gouvernement, quelle que soit sa forme et son opinion, ne peut refuser du respect à ce fondateur de la liberté. Le peuple, qui naguère appelait Washington rebelle, juge lui-même l’affranchissement de l’Amérique comme un de ces événements consacrés par le suffrage des siècles et de l’histoire. Tel est le privilège des grands caractères. Ils semblent si peu appartenir aux âges modernes, qu’ils impriment, dès leur vivant même, je ne sais quoi d’auguste et d’antique à tout ce qu’ils osent exécuter. Leur ouvrage, à peine achevé, s’attire déjà cette vénération qu’on n’accorde volontiers qu’aux seuls ouvrages du temps. La révolution américaine, dont nous sommes les contemporains, semble en effet affermie pour jamais. Washington la commença par l’énergie, et l’acheva par la modération. Il sut la maintenir en la dirigeant toujours vers la plus grande prospérité de son pays, et ce but est le seul qui puisse justifier au tribunal de l’avenir des entreprises aussi extraordinaires.
L’éloge de ce héros de l’Amérique, mériterait d’être prononcé par les bouches les plus éloquentes. Je songe, avec un sentiment mêlé d’admiration et de regrets, que ce temple, orné de tous les trophées de la valeur, s’éleva dans un siècle de génie, aussi fécond en grands écrivains qu’en illustres capitaines. Alors la mémoire des héros était confiée à des orateurs dont le génie donnait l’immortalité. Aujourd’hui la gloire militaire brille d’un plus vif éclat, et dans tous les pays la gloire des beaux-arts s’est presque éclipsée. Ma voix est trop faible sans doute pour se faire entendre au milieu d’une solennité si imposante, et si nouvelle pour moi. Mais du moins cette voix est pure, et, comme elle n’a jamais flatté aucune espèce de tyrannie, elle ne s’est pas rendue indigne de célébrer un moment l’héroïsme et la vertu.
D’ailleurs, cette cérémonie funèbre et guerrière porte d’avance au fond de tous les cœurs, et mieux que toutes les paroles, des émotions fortes et profondes. Le deuil que le premier Consul ordonne pour Washington, annonce à la France, que les exemples qu’il donna ne sont point perdus. C’est moins pour le général illustre, que pour le bienfaiteur et l’ami d’un grand peuple, que des crêpes funèbres ont couvert les drapeaux de la victoire et l’habit de nos guerriers. Elles ne sont plus enfin ces pompes barbares, aussi contraires à la politique qu’à l’humanité, où l’on prodiguait l’insulte au malheur, le mépris à de grandes ruines, et la calomnie à des tombeaux. Toutes les pensées magnanimes, toutes les vérités utiles peuvent paraître dans cette assemblée. Je loue avec honneur, devant des guerriers, un guerrier ferme dans les revers, modeste dans la victoire, et toujours humain dans l’une et l’autre fortune. Je loue, devant les ministres de la république française, un homme qui ne céda jamais aux mouvements de l’ambition, et qui se prodigua toujours aux besoins de sa patrie ; un homme, qui, par une destinée peu commune à ceux qui changent les empires, mourut en paix, et comme un simple particulier, dans sa terre natale, où il avait occupé le premier rang, et que ses mains avaient affranchie.
Quel Français, doué d’une imagination sensible, ne se rappelle avec transport le premier moment où la renommée nous annonça que la liberté relevait ses étendards chez les peuples de l’Amérique ? L’ancien monde, courbé sous le poids des vices et des calamités qui accablaient sa vieillesse, retrouva quelque enthousiasme, et tourna les yeux vers ces régions lointaines où semblait commencer une nouvelle époque pour le genre humain. Alors tous les vœux étaient pour la liberté ; et ces vœux mêmes se manifestèrent jusque dans les palais et sur les trônes. Les mers de l’Europe furent étonnées de porter des flottes royales qui volaient à la défense des républicains de l’Amérique.
Ô temps des plus douces espérances ! ô souvenirs de notre première jeunesse ! Avec quelle inquiétude nous interrogions alors tous les navigateurs qui arrivaient des ports de Charlestown et de Boston ! Comme nous plaignions les revers de ces braves milices américaines que leurs désastres, leurs fatigues et leurs besoins ne découragèrent jamais ! Comme tous nos vœux s’associèrent aux premiers triomphes de Washington ! Le sage négociateur qui l’aida dans une si noble cause, Franklin ne fut-il pas environné de nos hommages, quand il vint montrer à Paris, et jusque dans Versailles, la noble simplicité des mœurs républicaines ? Il habita sur les rives du fleuve voisin, en face des lieux où nous sommes réunis. Plusieurs d’entre vous ont vu, comme moi, la physionomie vénérable de ce vieillard, qui ressemblait à l’ancien législateur des Scythes, voyageant dans Athènes. Les opinions du négociateur et du héros des treize États unis furent quelquefois opposées ; mais leurs volontés se rencontrèrent toujours, lorsqu’il fallut travailler au bien commun de la patrie. Leurs deux noms, qui furent si souvent confondus dans les mêmes éloges pendant leur vie, ne doivent point être séparés après leur mort. Si l’âme de Franklin revient errer sur ces bords qu’il a chéris longtemps, elle applaudit sans doute aux honneurs que Washington reçoit de nous.
C’est aux guerriers qui m’environnent, c’est à eux seuls qu’il appartient de marquer la place qu’occupera Washington parmi les capitaines fameux. Ses succès parurent avoir plus de solidité que d’éclat, et le jugement domina plus que l’enthousiasme dans sa manière de commander et de combattre. D’ailleurs les prodiges militaires exécutés par les troupes françaises, ont affaibli la renommée de tout ce qui s’est illustré dans la même carrière. Aucun peuple ne peut donner désormais les leçons de l’héroïsme à celui qui en a dans son sein tous les modèles. Mais Washington nous offre d’autres exemples non moins dignes d’être imités. Au milieu de tous les désordres des camps et de tous les excès inséparables de la guerre civile, l’humanité se réfugia sous sa tente, et n’en fut jamais repoussée. Dans les triomphes et dans l’adversité, il fut toujours tranquille comme la sagesse, et simple comme la vertu. Les affections douces restèrent au fond de son cœur, même dans ces moments où l’intérêt de sa propre cause semblait légitimer en quelque sorte les lois de la vengeance. C’est toi que j’en atteste, ô jeune Asgill, toi dont le malheur sut intéresser l’Angleterre, la France et l’Amérique. Avec quels soins compatissants Washington ne retarda-t-il pas un jugement que le droit de la guerre permettait de précipiter ! Il attendit▶ qu’une voix alors toute-puissante3 franchît l’étendue des mers, et demandât une grâce qu’il ne pouvait lui refuser. Il se laissa toucher sans peine par cette voix conforme aux inspirations de son cœur, et le jour qui sauva une victime innocente doit être inscrit parmi les plus beaux de l’Amérique indépendante et victorieuse.
Les mouvements d’une âme magnanime, n’en doutons point, achèvent et maintiennent les révolutions plus sûrement que les trophées et les victoires. L’estime qu’obtint le caractère du général américain contribua plus que ses armes à l’indépendance de sa patrie.
Quand un État ébranlé change de forme avec violence, tous les États voisins jettent sur lui des yeux d’inquiétude et de crainte : ils ne se rassurent que lorsqu’il a repris des mouvements réguliers et constants. Un peuple en révolution n’a plus d’alliés et d’amis. Il réclame vainement les anciens traités ; tous ses vieux liens sont rompus avec les autres, comme avec lui-même : il est isolé au milieu du monde qu’il épouvante. On s’éloigne de lui comme des volcans. Il faut ordinairement qu’à la suite de ces grandes crises politiques, survienne un personnage extraordinaire, qui, par le seul ascendant de sa gloire, comprime l’audace de tous les partis, et ramène l’ordre au sein de la confusion. Il faut, si je l’ose dire, qu’il ressemble à ce dieu de la fable, à ce souverain des vents et des mers, qui, lorsqu’il élevait son front sur les flots, tenait en silence toutes les tempêtes soulevées. C’est alors que les gouvernements plus tranquilles se rapprochent de celui dont ils avaient d’abord redouté les convulsions et les atteintes.
En effet, c’est lorsque Washington eut persuadé à ses ennemis qu’il avait assez de force pour gouverner tranquillement l’Amérique longtemps bouleversée, que la paix se conclut sous ses auspices, et que la liberté des États-Unis fut proclamée, des bords de la Delaware jusqu’aux bords de la Tamise. Ainsi tout est pour nous, dans son histoire, une suite d’instructions et d’espérances.
Les caractères de la révolution d’Amérique se retrouvèrent plus d’une fois dans celle de la France. Les colonies s’étaient soulevées contre leur métropole pour faire déclarer leur indépendance. Cette indépendance était reconnue, et cependant les colonies n’étaient point heureuses. Tous les partis étaient encore en présence ; toutes les ambitions subalternes, toutes les haines fermentaient au fond des cœurs. Tant que la guerre étrangère est allumée contre un État qui change sa constitution, l’intérêt commun réunit toute l’activité des passions populaires dans la défense du territoire. C’est le seul moment où leur propre sûreté les force à reconnaître quelque subordination. Leurs rugissements se taisent au milieu du fracas des armes et des chants de la victoire. Mais, au retour de la paix, elles ne sont plus enchaînées par les mêmes craintes ou le même respect. Leur fougue aveugle se tourne quelquefois contre celui même qui sauva la patrie menacée. Washington avait prévu les dangers ; mais il avait préparé tous les remèdes. Il ne crut point que la paix qu’il venait de conclure suffit pour assurer la tranquillité intérieure. Il avait triomphé de l’Angleterre : il entreprit contre la licence des partis une lutte non moins pénible et non moins glorieuse.
Cependant il ne voulut laisser aucun prétexte aux accusations de la calomnie. Sitôt que la paix fut signée, il remit au congrès tous les pouvoirs dont il était investi. Il ne voulut se servir, contre ses compatriotes égarés, que des armes de la persuasion. S’il n’eût été qu’un ambitieux vulgaire, il eût pu accabler la faiblesse de toutes les factions divisées, et lorsque, aucune constitution n’opposait de barrière à l’audace, il se serait emparé du pouvoir avant que les lois en eussent réglé l’usage et les limites. Mais ces lois furent provoquées par lui-même avec une constance opiniâtre. C’est quand il fut impossible à l’ambition de rien usurper, qu’il accepta, du choix de ses concitoyens, l’honneur de les gouverner pendant sept années. Il avait fui l’autorité, quand l’exercice pouvait en être arbitraire : il n’en voulut porter le fardeau, que lorsqu’elle fut resserrée dans des bornes légitimes. Un tel caractère est digne des plus beaux jours de l’antiquité. On doute, en rassemblant les traits qui le composent, qu’il ait paru dans notre siècle. On croit retrouver une vie perdue de quelques-uns de ces hommes illustres dont Plutarque a si bien tracé le tableau.
Son administration fut douce et ferme au-dedans, noble et prudente au dehors. Il respecta toujours les usages des autres peuples, comme il avait voulu qu’on respectât les droits du peuple américain. Aussi, dans toutes les négociations, l’héroïque simplicité du président des États-Unis traitait sans jactance et sans abaissement avec la majesté des rois. Ne cherchez point, dans son administration, ces pensées que le siècle appelle grandes, et qu’il n’aurait cru que téméraires. Ses conceptions furent plus sages que hardies : il n’entraîna point l’admiration ; mais il soutint toujours l’estime au même degré, dans les camps et dans le sénat, au milieu des affaires et dans la solitude.
Il est des hommes prodigieux, qui apparaissent, d’intervalle en intervalle, sur la scène du monde avec le caractère de la grandeur et de la domination. Une cause inconnue et supérieure les envoie, quand il en est temps, pour fonder le berceau ou pour réparer les ruines des empires. C’est en vain que ces hommes, désignés d’avance, se tiennent à l’écart ou se confondent dans la foule : la main de la fortune les soulève tout à coup, et les porte rapidement d’obstacle en obstacle, et de triomphe en triomphe, jusqu’au sommet de la puissance. Une sorte d’inspiration surnaturelle anime toutes leurs pensées : un mouvement irrésistible est donné à toutes leurs entreprises. La multitude les cherche encore au milieu d’elle, et ne les trouve plus ; elle lève les yeux en haut, et voit, dans une sphère éclatante de lumière et de gloire, celui qui ne semblait qu’un téméraire aux yeux de l’ignorance et de l’envie. Washington n’eut point ces traits fiers et imposants qui frappent tous les esprits : il montra plus d’ordre et de justesse, que de force et d’élévation dans les idées. Il posséda surtout, dans un degré supérieur, cette qualité qu’on croit vulgaire, et qui est si rare, cette qualité non moins utile au gouvernement des États qu’à la conduite de la vie, qui donne plus de tranquillité que de mouvement à l’âme, et plus de bonheur que de gloire à ceux qui la possèdent, ou à ceux qui en ressentent les effets : c’est le bon sens dont je veux parler ; le bon sens, dont l’orgueil a trop rejeté les anciennes règles, et qu’il est temps de réhabiliter dans tous ses droits. L’audace détruit, le génie élève, le bon sens conserve et perfectionne. Le génie est chargé de la gloire des empires ; mais le bon sens peut assurer seul et leur repos et leur durée.
Washington était né dans une opulence qu’il avait noblement accrue, comme les héros de l’antique Rome, au milieu des travaux de l’agriculture. Quoiqu’il fût ennemi d’un vain faste, il voulait que les mœurs républicaines fussent environnées de quelque dignité. Nul de ses compatriotes n’aima plus vivement la liberté ; nul ne craignit plus les opinions exagérées de quelques démagogues. Son esprit, ami de la règle, s’éloigna constamment de tous les excès : il n’osait insulter à l’expérience des âges ; il ne voulait ni tout changer ni tout détruire à la fois ; il conservait, à cet égard, la doctrine des anciens législateurs.
En effet, quand ces grands hommes avaient créé des habitudes et des sentiments dans l’esprit et dans l’âme de leurs concitoyens, ils croyaient leur tâche presque achevée : ils faisaient des systèmes de mœurs plutôt que des systèmes de lois ; ils avaient même tant de respect pour la toute-puissance des habitudes qu’ils ménagèrent d’anciens préjugés peu compatibles en apparence avec un nouvel ordre de choses. La Grèce et Rome, en passant de l’empire des rois sous celui des archontes et des consuls, ne virent changer ni leurs différents cultes, ni le fond de leurs usages et de leurs mœurs. Les premiers chefs de ces républiques se persuadèrent, sans doute, qu’un mépris trop évident de l’autorité des siècles et des traditions affaiblirait la morale, en avilissant la vieillesse aux yeux de l’enfance. Ils craignirent de porter trop d’atteinte à la majesté des temps et à l’intérêt des souvenirs4.
Je ne m’écarte point de mon sujet, en rappelant la mémoire de ces fondateurs des anciennes républiques, auprès de qui la postérité placera Washington. Comme eux, il gouverna par les sentiments et par les affections, plutôt que par des ordres et des lois ; comme eux, il fut simple au faîte des honneurs, comme eux, il resta grand au milieu de la retraite. Il n’avait accepté la puissance, que pour affermir la prospérité publique : il ne voulut pas qu’elle lui fût rendue, quand il vit que l’Amérique était heureuse et n’avait plus besoin de son dévouement. Il voulut jouir avec tranquillité, comme les autres citoyens, de ce bonheur qu’un grand peuple avait reçu de lui. Mais c’est en vain qu’il abandonna la première place : le premier nom de l’Amérique était toujours celui de Washington.
Quatre ans s’étaient écoulés à peine, depuis qu’il avait quitté l’administration. Cet homme, qui longtemps conduisit des armées, qui fut le chef de treize États, vivait sans ambition dans le calme des champs, au milieu de vastes domaines, cultivés par ses mains, et de nombreux troupeaux, que ses soins avaient multipliés dans les solitudes d’un nouveau monde. Il marquait la fin de sa vie par toutes les vertus domestiques et patriarcales, après l’avoir illustrée par toutes les vertus guerrières et politiques. L’Amérique jetait un œil respectueux sur la retraite habitée par son défenseur ; et de cette retraite, où s’était renfermée tant de gloire, sortaient souvent de sages conseils, qui n’avaient pas moins de force que dans les jours de son autorité : ses compatriotes se promettaient encore de l’écouter longtemps ; mais la mort l’a tout à coup enlevé au milieu des occupations les plus douces et les plus dignes de la vieillesse.
Un cri de douleur s’est fait entendre du fond de l’Amérique, qu’il avait délivrée. Il appartenait à la France de répondre la première à ce cri funèbre, qui doit retentir dans toutes les grandes âmes. Ces voûtes augustes ont été dignement choisies pour l’apothéose d’un héros. L’ombre de Washington, en descendant sur ce dôme majestueux, y trouvera celles de Turenne, de Catinat et du grand Condé, qui se plaisent à l’habiter encore. Si ces guerriers illustres n’ont pas servi la même cause pendant leur vie, la même renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps ; les opinions, partie faible et changeante de notre nature, disparaissent avec nous dans le tombeau : mais la gloire et la vertu restent éternellement. C’est par là que les grands hommes de tous les temps et de tous les lieux, deviennent, en quelque sorte, compatriotes et contemporains, ils ne forment qu’une seule famille, dont les exemples se transmettent et se renouvellent de successeurs en successeurs. Ainsi, dans cette enceinte guerrière, la valeur de Washington mérite les regards de Condé : sa modération appelle ceux de Turenne : sa philosophie le rapproche encore plus de Catinat. Un peuple qui admettrait ce dogme antique et touchant de la transmigration des esprits, dirait sans doute que plus d’une fois l’âme de Catinat est revenue habiter dans celle de Washington.
Mais les accents républicains et belliqueux que ces murs répètent de toutes parts, doivent plaire surtout au défenseur de l’Amérique. Pourrait-il ne pas aimer ces soldats qui repoussèrent, à son exemple, les ennemis de leur patrie ? Il s’approche avec plaisir de ces vétérans, dont les nobles cicatrices sont le premier ornement de cette fête, et dont quelques-uns ont peut-être combattu avec lui près des fleuves et dans les forêts de la Caroline et de la Virginie. Il se promène avec joie au milieu de ces drapeaux enlevés sur les barbares de l’Asie et de l’Afrique étonnées de notre audace. Les dépouilles de la barbarie décorent noblement les funérailles d’un capitaine qui aima les lumières et la liberté. Mais il est encore un hommage plus digne de lui : c’est l’union de la France et de l’Amérique ; c’est le bonheur de l’une et de l’autre ; c’est la pacification des deux mondes. Il me semble que des hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France : « Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j’ai vaincu pour l’indépendance ; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d’imiter la première moitié de ma vie : c’est, la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité. »
Oui, tes conseils seront entendus, ô Washington. ! ô guerrier ! ô législateur ! ô citoyen sans reproche ! Celui qui, jeune encore, te surpassa dans les batailles, fermera, comme toi, de ses mains triomphantes, les blessures de la patrie. Bientôt, nous en avons sa volonté pour gage, et son génie guerrier, s’il était malheureusement nécessaire, bientôt l’hymne de la paix retentira dans ce temple de la guerre ; alors le sentiment universel de la joie effacera le souvenir de toutes les injustices et de toutes les oppressions : déjà même les opprimés oublient leurs maux, en se confiant à l’avenir ; les acclamations de tous les siècles accompagneront enfin le héros qui donnera ce bienfait à la France, et au monde qu’elle ébranle depuis trop longtemps.
De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions Sociales, par Mme de Staël-Holstein5
Premier extrait
La littérature, quand elle est cultivée par des femmes, devrait toujours prendre un caractère aimable et doux comme elles. Il semble que leurs succès dans les arts, ainsi que leur bonheur dans la vie domestique, dépendent de leur respect pour certaines convenances. On veut, et c’est un hommage de plus qu’on rend à leur sexe, on veut en retrouver tout le charme dans leurs écrits, comme dans leurs traits et dans leurs discours. À ce prix, leur gloire est assurée si elles montrent quelque talent ; et même, après une tentative malheureuse, l’indulgence publique les excuse et les protège. Mais quand une femme paraît sur un théâtre qui n’est pas le sien, les spectateurs, choqués de ce contraste, jugent avec sévérité celle-là même qu’ils auraient environnée de faveur et d’hommages, si elle n’avait point changé sa place et sa destination. Telle est la cause qui explique l’amertume de certains jugements, peu compatibles en apparence avec les mœurs et l’urbanité nationales.
Madame de Staël avait consacré son premier écrit à la gloire de Rousseau. Cet écrit
obtint de justes éloges : on aima jusqu’à l’excès de l’enthousiasme qui se mêlait à ses
jugements. L’enthousiasme, en parlant de Rousseau, convenait au sexe de l’auteur et à
son âge. Ce n’est ni aux femmes, ni aux jeunes gens, à voir les défauts du peintre de la
nouvelle Héloïse et de Sophie. Depuis ce temps, les essais de madame de Staël ne
paraissent pas avoir réuni le même nombre de suffrages, soit qu’alors elle écrivît sous
de meilleures inspirations, soit que maintenant on la juge avec moins d’équité, comme
elle en paraît persuadée. « L’opinion, dit-elle, semble dégager les hommes de
tous les devoirs envers une femme à laquelle un esprit supérieur serait reconnu : on
peut être ingrat, perfide, méchant envers elle, sans que l’opinion se charge de la
venger. N’est-elle pas une femme extraordinaire ? Tout est dit
alors, etc. »
Il est difficile, après cet anathème, de juger les
femmes extraordinaires. Heureusement celui qui écrit n’a jamais eu de rapport
avec madame de Staël, et du moins il est à l’abri de tout reproche d’ingratitude et de
perfidie.
Le nouveau livre qu’elle donne exigeait les plus vastes études et le goût le plus sûr. Voici son plan ; c’est elle qui parle :
« Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois. Il me semble que l’on n’a point suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la littérature. »
La conception de ce plan est plus hardie que l’exécution n’en est facile. On ne pouvait le remplir qu’à l’aide de la méditation et du temps. Il fallait réunir à la connaissance approfondie de l’histoire, ce coup d’œil observateur qui ne se trompe jamais sur le résultat des faits et sur leurs causes. Dans un ouvrage où tous les hommes illustres et tous les siècles sont jugés, leurs maximes et leur autorité ne devaient être contredites qu’avec la plus grande circonspection ; et les préjugés de quelques cercles, les opinions de quelques jours, des goûts de fantaisie, des paradoxes dictés par des affections ou des répugnances particulières, ne pouvaient être sérieusement opposés à des traditions antiques et universelles, à cette science des âges qui, dans les lettres et les arts comme dans la morale, est encore le guide le plus infaillible de la raison, du goût et du génie.
En parcourant ce livre, on est surtout frappé du peu d’accord que madame de Staël a mis entre le système qu’elle veut établir, et les preuves dont elle veut l’appuyer. Le système est la perfection successive et indéfinie de l’esprit humain ; et cependant elle se plaint à chaque page des progrès de la corruption universelle ! On l’entend même dénoncer plus d’une fois une conspiration toute récente, dirigée contre la supériorité de l’esprit et des lumières. Elle ressemble à ces philosophes dont parle Voltaire,
Qui criaient tout est bien ! d’une voix lamentable.
On dirait que cette perfectibilité, dont elle se fait l’apôtre, n’est qu’un jeu de son imagination, qu’une idée d’emprunt, ou du moins qu’une affaire de parti ; mais qu’elle est toujours convaincue, quand elle s’exprime dans un langage différent. Elle ne cesse de faire entendre alors les plaintes d’une âme blessée dans ses affections, dans ses vœux les plus secrets, et jusque dans son amour-propre qu’elle ne déguise point. Elle juge avec la plus grande rigueur ses contemporains, dont elle désespère en dépit de leurs progrès philosophiques : elle les enveloppe tous dans ses ressentiments contre ceux qui l’ont méconnue ; et c’est ainsi qu’il règne une contradiction perpétuelle entre les mouvements de son âme et les vues de son esprit.
« Nous sommes, dit-elle, au plus affreux période de l’esprit public : l’égoïsme
de l’état de nature, combiné avec l’active multiplicité des intérêts de la société, la
corruption sans politesse, la grossièreté sans franchise, la civilisation sans
lumières, l’ignorance sans enthousiasme, etc. »
Elle ajoute plus bas :
« Un tel peuple est dans une disposition presque toujours insouciante. Le froid
de l’âge semble atteindre la nation toute entière… Beaucoup d’illusions sont détruites
sans qu’aucune vérité soit établie :
on est retombé dans l’enfance par la
vieillesse, dans l’incertitude par le raisonnement. L’intérêt mutuel n’existe plus ;
on est dans cet état que le Dante appelle l’enfer des
tièdes. »
Mais quelle est donc cette époque où nous sommes parvenus, selon l’auteur, au plus affreux période de l’esprit public ? C’est précisément celle où, d’après le système de perfectibilité, les méthodes analytiques font disparaître toutes les erreurs, où la philosophie répand toutes les lumières, où la démonstration doit passer enfin des sciences exactes dans l’art de gouverner les hommes. Quoi ? dans un monument élevé à la gloire de la philosophie moderne, on ose dire en sa présence qu’elle a détruit toutes les illusions sans établir aucune vérité, et que l’excès du raisonnement n’a produit que l’excès de l’incertitude ! Ses plus terribles censeurs se permettraient à peine le langage de son nouveau panégyriste.
L’instinct chez les femmes juge mieux que le raisonnement. Madame de Staël n’a jamais
plus de talent que lorsqu’elle abandonne son système ; et ce qu’elle sent est toujours
plus vrai que ce qu’elle pense. Elle a beau vanter, avec effort, l’époque où
chaque jour6 ajoute à la
masse des lumières, où chaque jour des vérités philosophiques acquièrent des
développements nouveaux
; elle regrette plus d’une fois les temps où
l’esprit humain, moins détrompé, laissait aux passions plus d’énergie, au sentiment plus
de secrets et de délices,
à l’imagination plus d’enchantements. Elle vante
l’héroïsme des vieux âges, et même elle avoue l’utilité des institutions religieuses.
Tous ses vœux redemandent ce culte de l’amour que nos ancêtres vouaient aux femmes, et
qu’elles obtenaient par les vertus autant que par la beauté.
Eh quoi ! l’histoire et la réflexion ne lui ont-elles pas appris que cette exaltation dans les cœurs et les caractères n’appartient pas aux siècles du calcul et du raisonnement ? Quand tout désabuse, il est impossible de se passionner : quand tout est soumis à l’analyse philosophique, tout perd son charme en perdant son mystère ; et l’âme ne se plaît que dans les sentiments mystérieux et infinis. Des amants, des héros comme Tancrède, pour qui madame de Staël montre tant de prédilection, ne se rencontrent qu’à cette époque où les chevaliers s’engageaient sur le même autel, et par le même serment, à servir Dieu et leur Dame. Ces deux noms, ces deux sentiments, confondus dans leurs cœurs s’y gravaient éternellement. Si les Celtes, dont elle aime aussi les mœurs, honoraient les femmes, avilies chez tant d’autres nations, c’est que pour eux les femmes étaient des êtres en quelque sorte divins : c’est qu’ils étaient persuadés que, si la raison de l’homme vient de la vie et de la science, celle des femmes vient du ciel 7. Quand on veut obtenir les mêmes effets, il faut donc rappeler les mêmes causes. Quand on veut diviniser l’amour et les femmes, quand on demande aux hommes des passions sublimes et des dévouements héroïques, il est inconséquent d’écrire en faveur de ces doctrines qui dessèchent l’âme et l’imagination. Il ne faut pas surtout exalter les sciences aux dépens des beaux-arts, et ne donner, dans l’échelle progressive de l’esprit humain, qu’une place inférieure aux poètes, pour mieux plaire à ceux qui s’appellent philosophes. Ils étaient poètes, et non pas géomètres et chimistes, ceux qui firent tomber la terre aux genoux des grâces et de la gloire, de la vertu et de la beauté.
Les détails de cet ouvrage doivent participer aux défauts de l’ensemble. Des jugements opposés et irréfléchis se retrouvent presque dans les mêmes chapitres. Les faits les mieux connus s’oublient ou se dénaturent ; et les témoignages de l’histoire, comme l’autorité des anciennes poétiques, réfutent à chaque instant les opinions de madame de Staël. On est fâché que son imagination ait pris la peine de reproduire et d’embellir les fausses doctrines qui depuis vingt ans se multiplient en France et en Allemagne, au profit de l’envie, de l’ignorance et du mauvais goût. Ce qu’il y a de plus exact dans la partie littéraire, est dû presque entièrement à la rhétorique de Blair, qui s’est montré plus juste et plus sage que d’autres critiques anglais, mais qui est encore très aveuglé par les préventions nationales. Quant à la partie politique, elle est empruntée d’un livre intitulé political Justice, par l’Anglais Godwin. Ce livre n’a pas eu le même succès que le roman de Caleb Williams, parce qu’on n’y retrouve pas le même talent. Mais l’une et l’autre production portent l’empreinte de cet esprit chagrin, de cet orgueil séditieux qui, pour se venger de quelques prétentions humiliées, veut renverser de fond en comble toutes les institutions sociales, au nom de je ne sais quelle perfectibilité, dont rien ne garantit la certitude.
Avant de se livrer à toutes les discussions littéraires qu’exige l’examen de la poétique de madame de Staël, il est nécessaire d’apprécier enfin, et de réduire à sa juste valeur ce système de perfectibilité qu’elle revient encore proclamer au milieu de tant de larmes qui ne sont point taries, et sur tant de ruines et de tombeaux qui semblent offrir d’autres leçons à l’expérience. On réfutera, en lui répondant, quelques autres écrivains du même parti, qui ont mis plus de méthode dans leurs raisonnements, mais qui n’ont guère mieux prouvé ce qu’ils voulaient établir.
Leur première erreur vient de ce qu’ils confondent sans cesse les progrès des sciences naturelles avec ceux de la morale et de l’art de gouverner. Rien n’a pourtant moins de ressemblance. La géométrie, l’astronomie, la chimie, se développent graduellement par de longues observations, ou doivent leurs succès à des découvertes inattendues, comme celles de l’imprimerie, de la poudre à canon, de la boussole et des lunettes, dont les inventeurs sont même inconnus. Des procédés, des instruments nouveaux, ont sans doute porté les sciences modernes à un degré qu’elles ne pouvaient atteindre autrefois. En faut-il conclure que, dans tout le reste, nous raisonnions avec plus de justesse que les anciens, parce que nous sommes meilleurs géomètres et meilleurs physiciens ? Non sans doute. Les découvertes qui, dans ce genre, assurent notre supériorité, sont plutôt dues à des événements fortuits qu’à la raison perfectionnée. On dirait même que, pour mieux humilier l’orgueil de l’homme, elles ont été plus souvent accordées aux jeux de l’ignorance qu’aux spéculations du génie8. Le temps et le hasard revendiquent toujours une partie de la gloire des sciences. C’est pour cela que la gloire des savants subit, de siècle en siècle, tant de variations, et qu’elle est souvent éclipsée par celle de leurs successeurs ; car on ne peut assigner de limites à la marche infinie du temps, et prévoir tous les effets de cette puissance capricieuse et inconnue que nous appelons le hasard. Il faut le dire au milieu d’un siècle si fier de ses connaissances : les créations les plus brillantes et les plus durables sont celles de l’éloquence et de la poésie. Leur pouvoir est établi sur le cœur de l’homme, qui ne change point. Elles participent à l’intérêt éternel de ses passions et de ses sentiments, qui ont le même caractère dans tous les âges. Alexandre vivait dans les plus beaux temps de la philosophie ancienne ; il était l’élève de ce philosophe que toutes les sciences ont nommé leur maître ; et cependant il se plaignait de n’avoir point un Homère. Sa grande âme avait deviné que les siècles et les héros doivent leur plus brillante renommée à ces arts touchants ou sublimes, dont le temps ne vieillit point les grâces et la beauté.
En second lieu, si les sciences ont fait des progrès incontestables, et si elles en doivent toujours faire, parce qu’elles seront toujours imparfaites et bornées, dirons-nous que le cœur humain doive aussi découvrir des vérités inconnues ? Les notions du juste et de l’injuste sont-elles changées depuis Socrate, comme le système d’Anaxagore, de Thalès et de Démocrite ? La conscience a-t-elle une autre voix ; obéira-t-elle à d’autres oracles ? Certes, le grand Ordonnateur n’abandonna point les vertus et la félicité de l’homme à la merci du hasard. Et que font aux vertus, à la morale, et par conséquent au bonheur qui n’existe point sans elles, toutes nos découvertes si vantées ? Leur absence n’a point arrêté, durant trente siècles, la civilisation de plusieurs empires illustres, qui sont parvenus au plus haut point de splendeur et de prospérité. La science des mœurs et des lois est fondée sur les premiers besoins de l’homme, sur ses affections les plus constantes, et sur ses intérêts les plus évidents. Cette science est née plus d’une fois par inspiration, comme tout ce qui est sublime, dans une grande âme ou dans une tête forte. Alfred-le-Grand et Charlemagne la possédèrent dans un siècle d’ignorance ; et des siècles savants ne l’ont pas toujours connue.
Gardons-nous donc bien de calculer les progrès de la raison humaine et des institutions sociales, sur ceux des mathématiques et de la physique. Quelques arts ont donné à l’homme des bras et des yeux de plus pour remuer les corps ou pour atteindre les extrémités du ciel ; mais ils n’ont point ajouté des ressorts à notre âme, ils n’ont point perfectionné l’instinct et découvert de nouveaux sentiments. On leur a fait un reproche contraire, qu’on n’a pas besoin d’admettre pour justifier les vérités précédentes. Il suffit de prouver que, dans tout ce qui ne concerne pas les sciences exactes, rien ne justifie l’orgueil de la sagesse moderne, quand elle se préfère à la sagesse de l’antiquité. Un jeune officier du génie disait un jour au fameux Vauban : « M. le Maréchal, César ne serait qu’un écolier s’il se trouvait devant les villes que vous avez fortifiées. » — « Taisez-vous, jeune homme, répondit Vauban : César dans quinze jours en saurait plus que nous, dès qu’il aurait connu nos armes. Nos mains sont un peu plus adroites que les siennes, grâce à des circonstances particulières, mais son intelligence était fort supérieure à la nôtre. » Ce mot de Vauban vaut mieux que toutes les discussions ; et je le livre aux réflexions du lecteur.
Au reste, madame de Staël, en combattant pour la théorie de la perfectibilité, se trouve elle-même obligée de convenir que l’homme a
promptement connu ce
dont il avait un vrai besoin.
Une
main divine, dit-elle, conduit l’homme dans les recherches
nécessaires à son existence, et l’abandonne à lui-même dans les études d’une utilité
moins immédiate.
Elle ne s’est pas aperçue qu’un tel aveu réduit à peu
de chose les bienfaits d’une doctrine qui n’a été bien connue que dans le dix-huitième
siècle. Nous verrons encore plus d’une fois que, pour la réfuter, il suffit de l’opposer
à elle-même.
Quand des preuves de raisonnement on passe aux preuves historiques, cette perfectibilité sociale, due aux méthodes philosophiques, ne paraît pas avoir plus de fondement.
Il semble, en effet, que l’esprit du genre humain ressemble à celui des individus : il brille et s’éclipse tour à tour. On suit les époques de-son enfance, de sa jeunesse, de sa maturité, de sa vieillesse et de sa décrépitude. Une main cachée et toute-puissante ramène, dans le monde moral, comme dans le monde physique, des événements qui renversent toutes nos méthodes et trompent toutes nos combinaisons. Les Grecs du Bas-Empire étaient de grands raisonneurs et de subtils métaphysiciens. Leurs opinions métaphysiques, que nous méprisons aujourd’hui, ressemblaient pourtant à quelques autres fort admirées. Ils étaient fiers d’avoir recueilli toutes les lumières de l’ancienne Grèce, et celles de l’école d’Alexandrie. Dans les jours mêmes de leur décadence, ils avaient vu naître des personnages très savants, comme Photius, et des empereurs qu’on appelait philosophes, comme Léon9. Ils avaient enfin l’usage de quelques arts que nous avons perdus10, et qui supposent une industrie perfectionnée. Eh bien ! ces peuples qui se croyaient si éclairés, furent la proie des hordes du Nord ; et les plus grands ennemis de toutes les lumières, les descendants de Mahomet, sont venus répandre les ténèbres de l’ignorance sur ces mêmes contrées que les sciences et les arts avaient remplies de tant de merveilles. Quel philosophe connaît la cause à laquelle tient la destinée de nos arts et de nos sciences ? Si une race de grands hommes ne s’était pas élevée dans le palais des rois fainéants, les Sarrasins, s’établissant au-delà des Pyrénées, n’auraient-ils pas détruit toutes les connaissances humaines, dans les parties de l’Europe où elles sont aujourd’hui le plus répandues ? Si le génie de la France n’avait point ramené des bords du Nil le héros qui doit la sauver, dans quelle barbarie l’aurait replongée le gouvernement abattu ! Que de faits semblables s’offrent en lisant l’histoire, et que de conséquences on peut en tirer contre ces progrès nécessaires de l’esprit humain, qui a suspendu sa marche, et qui a même rétrogradé à tant d’époques différentes !
Il s’offre même ici une observation frappante. C’est que, toutes les fois qu’on voit le rêve de la perfection philosophique s’emparer des esprits, et produire tant de controverses, les empires sont menacés des plus terribles fléaux. L’espèce humaine doit être affligée de grandes maladies morales, quand elle ne se confie plus qu’aux remèdes de l’avenir. Tout ce que nous remarquons aujourd’hui n’est pas nouveau. Le docte Varron comptait de son temps, si je ne me trompe, deux cent quatre-vingt-huit opinions sur le souverain bien ; et Varron fut témoin des fureurs de Marius, des proscriptions de Sylla, et des horreurs du triumvirat. Les mêmes recherches occupaient Celsus, Libanius, et tous les philosophes dont Julien était le chef et le protecteur. Mais toutes leurs méditations philosophiques ne purent s’opposer aux vices intérieurs, aux causes étrangères qui devaient bientôt détruire le vieux colosse de l’empire romain.
Je sais que le bon sens et l’histoire n’imposent guère à ceux qu’on réfute. Ils
dédaignent l’expérience de l’histoire, et regardent le bon sens comme la preuve d’un
esprit vulgaire. Ils prétendent exclusivement à la profondeur ; ils accusent tout bon
esprit d’être incapable de les entendre ; et rien n’est plus commode pour mettre à
couvert leur orgueil et leur infaillibilité. Mais il est temps de leur prouver que cette
doctrine, qu’ils croient si profonde, ne fut point celle des
philosophes qu’ils admirent le plus eux-mêmes. Elle n’est que l’opinion d’un poète dont
les écrits philosophiques ont assez peu d’importance à leurs yeux, et que madame de
Staël caractérise en ces mots :
Il n’a fait dans la philosophie qui
accoutumer les hommes à jouer comme les enfants avec ce qu’ils redoutent.
Il n’a point examiné les objets face à face, il ne s’en est
point rendu le maître.
C’est pourtant cet homme qui n’a point vu les
objets face à face (je rends à l’auteur ses expressions, qui lui sont
toujours particulières, et qu’on ne peut contrefaire ou suppléer), c’est cet homme qui a
répandu l’idée de la perfectibilité. Tout lecteur instruit a déjà
nommé Voltaire. Condorcet, et ce témoignage n’est pas suspect, écrit lui-même que
Voltaire est un des premiers philosophes qui ait osé prononcer
cette vérité si consolante, que depuis plusieurs siècles le genre humain en Europe a
fait des progrès très sensibles vers la sagesse et le bonheur, et qu’il doit ces
avantages aux progrès des sciences et de la philosophie
. Condorcet a
pleinement raison en restituant à Voltaire ce genre de gloire.
Montesquieu avait cherché les causes de la dépopulation qu’il croyait apercevoir dans
l’univers. Il ajoutait à la fin d’un de ses plus beaux chapitres : « Voilà, sans
doute, la plus terrible catastrophe qui soit jamais arrivée dans le monde. Mais à
peine s’en est-on aperçu, parce qu’elle est arrivée insensiblement et dans le cours
d’un grand nombre de siècles. Ce qui marque un vice intérieur, un venin secret et
caché, une maladie de langueur, qui afflige la nature humaine. »
Voltaire, qui aimait les jouissances du luxe et l’éclat des sociétés civilisées,
s’élève contre cette assertion de Montesquieu. « Quoi ? dit-il dans ses Remarques
sur l’Histoire, l’esprit de critique, lassé de ne persécuter que des particuliers, a
pris pour objet
l’univers ! On crie toujours que le monde dégénère, et on
veut encore qu’il se dépeuple ! On a beau dire, l’Europe a plus d’hommes qu’alors, et
les hommes valent mieux. »
Ce grand poète a tenu constamment le même
langage.
Trente ans après, le marquis de Chastellux développa les mêmes idées dans un livre intitulé : De la Félicité publique. Ce livre, qu’on ne lit plus, fut pourtant très loué de Voltaire, parce qu’il flattait son opinion, combattue alors par Mably et par Rousseau, dont tous les ouvrages accusaient l’esprit philosophique de corrompre les institutions sociales. À cette époque, tous les penseurs, tous les philosophes de profession faisaient un crime à Voltaire de son ingénieuse plaisanterie du Mondain, qui n’est au fond qu’un extrait en vers charmants de tout ce qu’il y a de meilleur dans ces longues théories sur la perfectibilité. Voilà donc tous les sages de ces derniers temps, et le grave philosophe de Kœnigsberg lui-même, qui ont pris quelques saillies de l’imagination brillante de Voltaire pour les vérités les plus profondes, et qui nous répètent de l’air le plus sérieux, et avec la morgue la plus doctorale :
Ô le lion temps que ce siècle de fer !
J’en suis fâché, mais en dernière analyse, c’est tout ce qui reste de leurs raisonnements.
Cette discussion nous a fait passer les bornes des extraits ordinaires ; mais les
circonstances la rendaient
indispensable. Qu’en résulte-t-il ? c’est que
rien n’est plus frivole que tout ce qu’on veut nous donner pour important. C’est sur ce
qui est, et non sur ce qui doit être, sur des certitudes et non sur des possibilités,
qu’il faut arranger le plan du bonheur général. Si ces philosophes se contentaient de
jouir de leurs idées
avec la conviction solitaire d’une méditation
contemplative
(on sent bien que ces mots sont à madame de Staël) ;
s’ils ne voulaient point appeler les passions de la multitude au soutien de leurs
systèmes, rien ne serait plus innocent que tous ces jeux de l’esprit, que tous ces rêves
de l’avenir dont les âmes les plus arides et les plus désabusées ont besoin, même quand
elles ne croient plus rien. Mais ces doctrines qui veulent perfectionner la race future
aux dépens de la race présente, ont bientôt l’ambition de parcourir le monde. Et que de
ravages peuvent causer leurs diverses interprétations ! Celui qui parle sera sans doute
accusé d’être l’ennemi des lumières et de la philosophie. On se trompera fort : mais il
croit que, dans ce genre, tout dépend du choix et de l’usage. C’est des lieux élevés que
doit partir la lumière ; alors elle se distribue également, alors elle éclaire sans
éblouir ; c’est-à-dire qu’un gouvernement très instruit doit mener la foule. Mais si la
foule marchait en avant, comme le veulent les novateurs, si ces mouvements n’étaient pas
contenus et dirigés avec la plus grande sagesse, nous retomberions dans l’anarchie et
l’ignorance, au nom des lumières et des progrès de l’esprit humain : des exemples
terribles l’ont prouvé.
Passons maintenant à la poétique de madame de Staël.
Il a fallu, pour le triomphe du système de la perfection progressive,
qu’elle plaçât les Romains au-dessus des Grecs. Elle donne en effet aux premiers une
préférence marquée. Les Romains seuls excitent son enthousiasme, et les Grecs,
en disparaissant de la terre, ne laissent, dit-elle, que peu de regrets
. Ceux qui ont lu avec attention l’histoire
grecque et romaine, ceux qui font leurs délices de Plutarque, ne croiront pas, en
étudiant ses parallèles, qu’Aristide soit si inférieur à Caton le censeur, Phocion à
Caton d’Utique. Lycurgue à Numa, Thémistocle à Camille, Périclès à Fabius, et Cimon à
Lucullus11. Si
on demande à madame de Staël la raison de ce goût exclusif, et qui lui est particulier,
on sera bien plus surpris encore.
C’est qu’à Rome tout avait commencé par la philosophie, et que chez les Grecs tout n’avait commencé que par l’imagination. Je ne crois pas qu’on puisse avancer une proposition plus démentie par tous les faits dans ce qui concerne les Romains.
Madame de Staël a-t-elle oublié l’entrevue de Fabricius et de Pyrrhus, si bien racontée dans Plutarque ? On parlait devant le général romain d’une nouvelle philosophie qui se répandait en Grèce, et qui ôtait le gouvernement des affaires humaines à la providence des Dieux. Ô grand Hercule ! s’écria Fabricius, que Pyrrhus et les Samnites épousent cette secte pendant qu’ils feront la guerre aux Romains !
Et qu’on ne dise pas que cette haine des Romains pour la philosophie n’était dirigée que contre la doctrine d’Épicure : le vieux Caton ne voulut-il pas renvoyer de Rome Carnéades, Diogène et Critolaüs, trois philosophes grecs députés au sénat, pour qu’ils n’eussent pas le temps d’infecter les esprits de leurs opinions ?
Qui ne sait pas, ou du moins qui ne savait pas, après quelques études bien faites dans le dernier des collèges détruits, que la philosophie avait paru fort tard dans l’ancienne Rome et vers la décadence de la république ? Cicéron se plaint, dans ses traités philosophiques, de ne point trouver de termes dans sa langue pour exprimer des idées très familières aux philosophes de la Grèce.
Mais poursuivons.
La littérature romaine, dit l’auteur, est la seule qui ait commencé par la philosophie.
Non, elle a commencé par la
poésie, comme toutes les autres. Ennius, Accius et Pacuvius ont précédé tous les
philosophes. Cicéron lui-même avait composé le poème de Marius avant d’enseigner à ses
compatriotes tout ce qu’il avait appris dans le lycée, l’académie et le portique.
Les conséquences que tire madame de Staël d’un fait qui n’existe pas, ont la même
singularité. Les Romains dans leurs mœurs et leur littérature ont, dit-elle,
plus de vraie sensibilité que les Grecs
, et
cela,
parce qu’ils ont commencé par la philosophie !
Les Romains ont plus de sensibilité que les Grecs ! Et pourquoi donc, dira tout homme de sens et de goût à madame de Staël, les Romains n’ont-ils jamais réussi dans le genre qui exige le plus de sensibilité, dans la tragédie ? Madame de Staël se fait cette objection, et sa réponse est digne du reste.
« On ne pouvait (c’est elle qui parle) transporter à Rome l’intérêt que trouvaient les Grecs dans les tragédies, dont le sujet était national. Les Romains n’auraient point voulu qu’on représentât sur le théâtre ce qui pouvait tenir à leur histoire, à leurs affections, à leur patrie. Un sentiment religieux consacrait tout ce qui leur était cher. Les Athéniens croyaient aux mêmes dogmes, défendaient aussi leur patrie, aimaient aussi la liberté ; mais ce respect qui agit sur la pensée, qui écarte de l’imagination jusqu’à la possibilité des actions interdites, ce respect qui tient, à quelques égards, de la superstition de l’amour, les Romains seuls l’éprouvaient pour les objets de leur culte. »
Madame de Staël établissait tout à l’heure comme principe un fait qui n’existe pas ; elle contredit maintenant un fait qui existe. Elle va s’en assurer elle-même. On prend la liberté de lui citer Horace, puisqu’elle rapporte souvent le texte des auteurs latins. Horace dit positivement que les Romains ont représenté leurs propres aventures sur le théâtre ; et de plus, il les en félicite :
Nil intentatum nostri liquere poetæSec minimum meruere decus, vestigia græcaAusi deserere, et celebrare domestica facta ;Vel qui pretextas, vel qui docuere togatas.
On peut voir à propos du dernier vers, dans les remarques du savant Dacier, que les Romains avaient non seulement exposé sur le théâtre les aventures de leurs personnages héroïques, mais jusqu’aux événements de la vie commune. Ils connaissaient en quelque sorte le drame comme la tragédie.
On est étonné de tant d’idées disparates en si peu de pages ; car on n’est qu’au commencement du premier volume. Mais la surprise augmentera bien davantage.
Ce qui paraît animer madame de Staël contre les Grecs, c’est qu’ils n’ont point connu
l’amour ;
c’est qu’on ne trouve point de véritable sensibilité dans
leur poésie
; c’est qu’enfin chez eux les femmes n’ont point eu
d’influence.
Nous examinerons dans l’extrait suivant les deux premiers reproches contre lesquels s’élèvent de toutes parts les amis de la nature et de l’antiquité ; mais quant au dernier, qui touche le plus madame de Staël, hâtons-nous d’apaiser ses ressentiments. Il est certain qu’on voyait plus souvent les femmes dans le cabinet de Périclès et d’Alcibiade qu’autour des chaises curules où siégeaient les pères conscrits.
Cet article est déjà trop long ; mais il faut encore ajouter un mot. Sait-on pourquoi
les Grecs n’étaient pas sensibles, selon madame de Staël ?
C’est que
le genre
humain n’avait point atteint l’âge de la
mélancolie !
Ce trait passe tous les autres cités jusqu’ici. Ne
semble-t-il pas qu’il y ait eu pour le genre humain un âge de la gaîté, comme on veut
qu’il y en ait un de la mélancolie ? Hélas ! a dit un de nos plus
aimables poètes,
En tout temps l’homme fut coupable,En tout temps il fut malheureux.
Mais il fallait bien trouver quelque cause de l’infériorité prétendue des Grecs ; et la voilà. Madame de Staël assure qu’il n’y a rien de grand et de philosophique sans mélancolie. Elle annonce en même temps qu’elle est très mélancolique : elle n’aime fortement que les auteurs qui ont ce caractère. On ne sait trop pourtant si elle s’est fait une véritable idée de la mélancolie ; car elle semble avoir du penchant pour Sénèque, comme plus mélancolique que Cicéron. Le plus grand nombre de ses jugements ressemble à celui-là. Il faut donc s’entendre avec elle sur la mélancolie, puisqu’elle ne paraît pas avoir bien défini ses propres sensations, malgré l’analyse philosophique.
La mélancolie rêve beaucoup, et parle peu. Elle se tient à l’écart, et ne cherche point la foule. Elle jouit en silence de ses plaisirs et de ses chagrins, ou ne les confie qu’à l’oreille de l’amour et de l’amitié. Elle ne se connaît point elle-même ; son charme se laisse apercevoir sans qu’elle y songe. Elle craint surtout de rencontrer ces lieux où l’ambition inquiète prête l’oreille à tous les vents de l’opinion, de la faveur et de la renommée. Tout le monde enfin aime la mélancolie ; car elle n’est jamais bruyante, amère et chagrine, mais toujours paisible, douce et touchante.
On examinera, d’après cette définition, dans les numéros suivants, tout ce que madame de Staël appelle mélancolique.
Malgré toutes ces observations qui ne sont que trop justes, il faut convenir que plusieurs chapitres méritent des éloges, entre autres ceux sur le christianisme et sur l’invasion des peuples du Nord. On indique d’avance les parties louables, pour se dédommager des critiques qu’exigent le goût et la raison, mais qu’on ne voit tomber qu’à regret sur le livre d’une femme célèbre et si recommandable à tant d’égards.
Second extrait
Les bons critiques, dans tous les temps, ont voulu rappeler leurs contemporains à l’imitation de l’antiquité. C’est en respectant ses leçons qu’ils prouvent le mieux la vérité de celles qu’ils nous donnent. Les plus grands génies modernes ont regardé les anciens comme leurs maîtres. Un préjugé défavorable s’élève toujours contre les écrivains qui n’accordent pas la même admiration à ces monuments augustes, devant qui se sont prosternés tous les siècles et tous les talents. Si, au lieu de se passionner pour ces chefs-d’œuvre admirés d’âge en âge, on veut affaiblir l’enthousiasme qu’ils inspirent ; si on leur oppose quelques-unes de ces productions barbares que les hommes de goût ont généralement condamnées, il est presque sûr qu’on n’a point reçu de la nature cette sensibilité dans les organes, et cette justesse dans l’esprit, sans lesquelles on ne peut bien parler des beaux-arts.
Jusqu’ici tous ceux qui les aiment avaient tourné leurs regards vers la Grèce comme vers leur patrie naturelle. L’imagination des poètes, ainsi que celle des artistes, aimait à parcourir les ruines d’Athènes, et cherchait l’inspiration autour des tombeaux d’Homère et de Sophocle. On nous apprend aujourd’hui que ce n’est point dans le climat le plus favorisé de la nature, chez le peuple le plus sensible, dans la plus belle de toutes les langues, que l’esprit humain a créé le plus de prodiges. C’est dans les montagnes de l’ancienne Calédonie, c’est dans les forêts habitées par les descendants d’Arminius que se trouvera désormais le modèle du beau, et de je ne sais quel nouveau genre supérieur à tous les autres, qu’on appelle mélancolique et sombre ; genre particulier à l’esprit du christianisme, et qui pourtant est très favorable aux progrès de la philosophie moderne. Ces opinions si étranges et si contradictoires forment un des principes fondamentaux de la poétique de madame de Staël. Avant de les réfuter, je me permettrai de faire quelques observations à ceux qui défendent son livre en l’honneur de la philosophie, et qui, dans ce moment, ne s’aperçoivent pas de leur méprise.
S’il est une opinion généralement admise par les philosophes modernes,
c’est que l’imperfection de nos langues est le plus grand obstacle aux développements de
l’esprit humain, et qu’à l’aide d’une langue bien faite, il reculerait toutes ses bornes
connues. Or, je lis dans un des écrivains les plus vantés, ces propres mots :
« Que ne peut-on faire renaître cette belle langue grecque, dont le mécanisme
est si parfaitement analytique ? »
Je lis dans un autre, que « le
système de la langue grecque fut conçu par des philosophes et embelli par des
poètes »
. Et madame de Staël soutient à son tour que les Grecs, malgré la
perfection de leur idiome, n’ont fait que « commencer la civilisation du monde ;
qu’ils ne pouvaient aller très loin, parce qu’il leur manquait ce qu’on ne peut devoir
qu’aux sciences exactes, la méthode, c’est-à-dire l’art de raisonner »
.
Il faut nécessairement que la philosophie ou madame de Staël se trompe : il faut que l’esprit humain, malgré la philosophie, puisse rester encore dans l’enfance avec une langue parfaitement analytique, ou qu’il se soit très développé, malgré madame de Staël, chez un peuple qui possédait une langue aussi parfaite. On propose ce dilemme à tous ceux qui ne cessent de vanter les progrès de la méthode et de la bonne dialectique : on les supplie de faire ce qu’ils conseillent, et de joindre quelque fois l’exemple au précepte.
Madame de Staël semble avoir entrevu la force de cette objection ; aussi, dans son
embarras qu’elle ne
peut dissimuler, elle se hâte de nous apprendre que
« les Grecs ne doivent point être considérés comme des penseurs aussi profonds
que le ferait supposer la métaphysique de leur langue. Ce qu’ils sont, c’est poètes,
etc., etc. »
; et l’on a déjà vu que ce titre est peu de chose devant la
philosophie de madame de Staël.
Mais ici, les inconséquences redoublent encore ; elle avoue, contre son propre système, qu’on peut avoir des langues parfaitement analytiques sans le secours des philosophes (je me sers toujours des expressions de ceux que je combats), et qu’enfin les poètes seuls ont créé le plus merveilleux instrument de la pensée.
On ne doit point s’étonner, j’en conviens, que cette marche rigoureuse à laquelle il
faut assujettir ses idées et son style dans les ouvrages de raisonnement, fatigue
bientôt l’imagination mobile des femmes ; elles seraient peut-être moins aimables en
raisonnant avec plus de justesse. « La vive et trop fière Comala, dit un vieux
Barde, veut se couvrir de l’armure des guerriers ; elle tremble sous ce poids trop
pesant, et sa faiblesse l’embellit. »
Madame de Staël aime les poésies erses :
ce passage lui sera sans doute connu.
Mais ce qui doit surprendre davantage, c’est qu’une femme pleine d’esprit, écrivant sur la poésie et l’éloquence, méconnaisse leurs véritables principes, et semble ne goûter que faiblement leurs plus beaux ouvrages.
Tout était intéressant, animé, poétique, dans la religion, les mœurs et les usages des peuples de la Grèce ; et c’est une des causes de leur supériorité pour les arts qui demandent l’accord d’une imagination et d’une âme sensibles. Madame de Staël, qui ne veut pas voir cette supériorité, trouve dans les causes mêmes qui l’établissent des raisons de la nier. Je vais rapporter ses paroles :
« Il existait un dogme religieux pour décider de chaque sentiment ; on ne pouvait refuser la pitié à qui se présentait avec une branche d’olivier ornée de bandelettes, ou qui tenait embrasser l’autel des Dieux. De semblables croyances donnent une élégance poétique à toutes les actions de la vie, mais elles bannissent habituellement ce qu’il y a d’irrégulier, d’imprévu, d’irrésistible dans les mouvements du cœur. »
Quoi ? lorsque l’innocence opprimée embrasse la statue d’un dieu protecteur, trouvera-t-elle des paroles moins éloquentes pour attendrir ses juges ? et même avant qu’elle ait ouvert la bouche, ne sort-il pas du fond du sanctuaire une voix qui semble crier grâce ou vengeance au nom du juge qui cite tous les autres à son tribunal ? Si Coriolan paraît tout à coup dans la tente du Volsque étonné ; s’il touche, avant de rompre le silence, l’image des pénates hospitaliers, produira-t-il un effet moins irrésistible en criant : « Je fus ton ennemi, je deviens ton hôte ! je te servirai contre les Romains, comme je les ai servis contre toi : donne-moi une épée, et marchons contre Rome. » Les hommes les plus rapprochés de la nature, les hommes les plus passionnés ont toujours employé cette langue des signes, cette éloquence muette, dont la parole ne peut égaler toute l’énergie. En effet, la parole est toujours bornée ; mais l’imagination qui est infinie attache aux signes, aux gestes, aux symboles qu’elle explique à son gré, des expressions infinies comme elle.
Madame de Staël croit que les dogmes religieux rappelés dans tous les actes de la vie
humaine
gênent les mouvements de l’âme
. Les grands
poètes ne pensent pas comme elle ; il faut se borner dans le choix des exemples ; je
n’en citerai qu’un seul.
Andromaque, exilée en Épire, invoque les mânes d’Hector, près d’un tombeau de gazon
qu’elle lui a dressé de ses mains au fond d’un bois sacré ; elle y verse des libations,
elle y dépose les dons funèbres : tout ce qui l’entoure la rappelle à sa douleur. Elle a
nommé les ruisseaux voisins le Simoïs et le Xanthe,
elle a figuré plus loin les portes de Scée, où son époux la quitta pour la dernière
fois. Au moment même Énée paraît : Andromaque croit voir revenir Énée de ce monde
inconnu où le héros qu’elle pleure habite et l’◀attend▶ ; elle ne jette qu’un cri :
Hector ubi est ?
où est Hector ? sa voix expire, et
elle tombe évanouie. Je ne crois pas que le sentiment ait jamais fait entendre un cri
plus sublime que ces trois mots d’Andromaque. Mais à quoi tient leur effet ? à tout ce
qui les a précédés. Si elle n’offrait point un sacrifice au tombeau de son époux, si le
poète ne l’avait pas entourée des tableaux de la mort et des perspectives de
l’immortalité ; s’il ne l’avait pas d’avance placée entre la terre et le ciel, entre le
monde où elle a perdu Hector et le monde où elle veut le rejoindre,
ce
mouvement de son âme serait-il aussi vrai, aussi naïf, aussi éloquent ? Mais elle voit
Hector toujours vivant sous cette tombe qu’elle embrasse ; elle le croit dans l’Élysée,
d’où reviennent quelquefois les ombres heureuses. On n’est plus surpris qu’elle
interroge Énée avec toutes les illusions de l’espérance et de l’amour. Voyez comme
toutes les images, les cérémonies, les croyances religieuses, les dieux de Troie qui ont
été vaincus, et les dieux infernaux qui ne peuvent l’être, ajoutent à l’intérêt !
Comparez à de semblables beautés les poésies morales et philosophiques auxquelles madame
de Staël veut nous réduire, et jugez ! Plusieurs volumes des poètes anglais et allemands
qu’elle loue avec tant d’exagération, ne valent pas sans doute cette scène admirable,
contenue dans quelques vers du troisième livre de l’Énéide.
Je crains qu’elle ne juge pas mieux le caractère des Grecs que leur poésie ; elle est
sans cesse frappée de ce qui leur manque
relativement aux affections
du cœur ; les fils même, suivant elle, respectaient à peine leurs mères
.
On se rappelle le moment où Pénélope, dans l’Odyssée, se montre couverte d’un voile, au milieu de la salle où sont réunis les princes qui se disputent sa main. Son fils Télémaque lui représente que les assemblées où se traitent les affaires sont faites pour les hommes, et qu’elle doit reprendre ses toiles, ses fuseaux, ses laines et ses occupations domestiques. Elle sort en admirant la sagesse de son fils. Cette naïveté des siècles héroïques révolte beaucoup madame de Staël. Mais la place de chaque sexe n’était point alors confondue ; tous deux connaissaient leurs devoirs et s’y conformaient. Bien loin que cette remontrance de Télémaque prouve que les fils ne respectaient pas leurs mères, elle atteste qu’ils étaient prêts à les défendre au moindre outrage ; car Télémaque, encore très jeune, brave déjà toutes les menaces des prétendants. La réponse même de Pénélope réfute suffisamment cette critique ; elle admire la sagesse de son fils. Une femme de nos temps modernes ne ressemble pas sans doute à la femme d’Ulysse. Mais Fénelon, Racine, Pope, Addison, et beaucoup d’autres, aimaient cette simplicité, qui n’est point contraire aux affections du cœur, puisque Homère a peint sous des traits fort touchants celle de Télémaque pour sa mère. On trouve encore dans quelques contrées un reste de ces mœurs primitives, et ce n’est point là qu’on remarque le moins de force et de vivacité dans les mouvements de la nature.
Ces Grecs qu’on accuse de n’être point assez sensibles, parce qu’ils n’étaient point assez philosophes, ont donné les plus beaux modèles de l’amour filial et fraternel dans Antigone, de l’amour conjugal dans Pénélope et dans Alceste. Les cris les plus pathétiques qu’ait encore fait entendre l’amour maternel, sont sortis du cœur des Mérope, des Clytemnestre et des Andromaque. En un mot, ce peuple était si susceptible d’attendrissement, que, malgré son amour extrême pour la liberté et sa haine pour la monarchie, il respectait, il déplorait l’infortune jusque sur le trône même. Il peignait souvent des rois humiliés par la destinée, mais ce n’était pas pour outrager le malheur ; c’était pour donner de grandes leçons à la puissance trop confiante et trop aveugle ; c’était pour attacher les hommes obscurs à leur vie paisible, et pour effrayer utilement la fortune et la prospérité : toutes leurs tragédies en sont la preuve.
Eschyle, à la fois soldat et poète, Eschyle, l’un des plus ardents républicains du
siècle et de l’état le plus libres de la Grèce, n’insulte pas une seule fois, dans sa
tragédie des Perses, aux désastres de Xerxès. Il montre ce prince revenant seul et
désespéré dans la capitale de son empire ; il ne lui reste plus de ses vastes armements
qu’un carquois vide et son arc brisé ; il gémit et déchire ses vêtements. Ses sujets
pleurent autour de lui : ils l’interrogent avec effroi. « Ah ! le courage des
Grecs ne m’était pas connu, s’écrie-t-il ; c’est une nation pleine de valeur ; je l’ai
éprouvé contre mon attente ! »
Quelle grande idée cet aveu de Xerxès donne du
peuple vainqueur ! et que le poète eût diminué la gloire nationale, s’il eût prodigué
les invectives contre l’ennemi vaincu ! Combien Eschyle relève au contraire la dignité
de la Grèce, en ménageant celle du trône et du malheur ! Combien il rend la liberté plus
auguste, en la montrant si généreuse et même si compatissante pour un roi dont elle a
triomphé ! Voilà, si je ne me trompe, les beautés éminemment propres au génie
républicain ; et, pour le dire en passant, ce génie est bien peu connu des hommes qui
s’alarment ou s’irritent toutes les fois qu’on
veut répandre aujourd’hui
des idées et des sentiments de la même nature.
À force de vouloir s’écarter des opinions reçues, on accumule des paradoxes bizarres ; quand on a pris une fausse route, on tombe d’erreurs en erreurs et d’obscurités en obscurités ; on finit par ne plus s’entendre soi-même.
« Le malheur chez les Grecs, dit-on dans cette nouvelle poétique, offrait aux peintres de nobles attitudes, aux poètes des images imposantes Mais ce qu’on représente de nos jours, ce n’est plus seulement la douleur offrant un majestueux spectacle, c’est la douleur dans ses impressions solitaires, sans appui comme sans espérance ; c’est la douleur telle que la nature et la société l’ont faite. »
Que veut-on dire en assemblant des expressions aussi singulières ? la douleur n’est-elle pas toujours le résultat des maux causés par la nature et par la société ? n’est-elle pas faite aujourd’hui comme elle l’était autrefois ? et, pour parler le langage de l’auteur, où peignit-on jamais mieux que dans le sujet de Philoctète, la douleur abandonnée à ses impressions solitaires ?
Madame de Staël, toujours inspirée par le même esprit philosophique, prétend que les fables anciennes ne doivent plus entrer dans la poésie moderne. Je conviens avec elle qu’un grand nombre d’images mythologiques fut employé jusqu’au dégoût ; mais qu’elle y prenne garde ! celles-là sont toujours dédaignées par le talent, et ne se trouvent que dans les vers de la médiocrité. Il est un merveilleux qui plaît à l’âme et à la pensée, eu même temps qu’il amuse l’imagination ; c’est le premier de tous, c’est le seul dont l’effet soit durable et universel. Le grand peintre Homère est plein de ces belles fables qui sont des emblèmes vivants de la nature ou des passions humaines : telle est la ceinture de Vénus, la chaîne où Jupiter suspend les hommes et les dieux, etc. ; tel est, dans un autre genre, le tableau du Xanthe et du Simoïs personnifiés, et déchaînant tous leurs flots contre Achille, pour défendre les murs de Troie. De pareilles fables sont une image frappante et embellie des réalités. La mythologie ancienne offre une source inépuisable de beautés du même ordre à ceux qui sauront l’étudier en philosophes et en poètes, c’est-à-dire en la commentant avec Homère et Platon. Le poète vulgaire raconte des fables qui ne sont que des chimères ; mais le génie peut encore trouver dans le système religieux des Grecs une foule de ces fictions heureuses qui sont des vérités.
Les badinages d’Anacréon lui-même trouvent aussi peu de grâce devant madame de Staël
que les tableaux sublimes d’Homère. « Anacréon, dit-elle, est de plusieurs
siècles en arrière de la philosophie que comporte son genre. »
Ah ! quelle
femme digne d’inspirer ses chansons, s’est jamais exprimée de cette manière sur le
peintre de l’amour et du plaisir ! Anacréon en arrière de la
philosophie ! quel extraordinaire jugement ! Il a sans doute connu la philosophie
aimable que comporte son genre, celui qui donne son nom depuis deux
mille ans à toutes les chansons de la joie et de la
volupté. Je crois avoir
vu dans une des lettres originales d’Héloïse, qu’elle lisait quelquefois avec Abailard
les vers d’Anacréon et de Tibulle, et que cette lecture augmentait son amour. Mais
madame de Staël qui vient de nous dire que la douleur n’est plus faite
comme autrefois, soutiendra peut-être que l’amour a beaucoup changé depuis Héloïse, et
que l’art de plaire et d’aimer n’est plus le même. Je la prie de nous dire si, dans ce
genre, il faut croire au système de la perfectibilité.
On sent bien que si les poètes de la Grèce sont si maltraités, les philosophes et les historiens obtiennent encore moins de faveur au tribunal du nouveau critique. Les historiens surtout sont jugés avec une rigueur qu’on trouverait inexcusable de la part d’un homme qui les aurait lus avec attention. Mais, pour l’honneur du goût de madame de Staël, on s’aperçoit très vite qu’elle prononce sur parole, et qu’elle ne connaît pas les écrivains dont il est question. Écoutons l’arrêt qu’elle rend contre eux, et lisons le passage qui les concerne :
« Ils n’approfondissent point les caractères, ils ne jugent point les institutions ; ils marchent avec les événements, ils suivent leur impulsion, ils ne s’arrêtent point pour les considérer. On dirait que, nouveaux dans la vie, ils ne savent pas si ce qui est pourrait exister autrement. Ils ne blâment ni n’approuvent ; ils transmettent les vérités morales comme les faits physiques, les beaux discours comme les mauvaises actions, les bonnes lois comme les volontés tyranniques, sans analyser ni les caractères ni les principes. Ils vous peignent, pour ainsi dire, la conduite des hommes comme la végétation des plantes, sans porter sur elles un jugement de réflexion. »
C’est Hérodote, sans doute, qu’on prétend désigner. Il serait facile de prouver, avec ses seuls ouvrages, que les historiens grecs sont remontés plus d’une fois aux causes des événements, aux principes des institutions, aux origines des lois et des peuples. Les vérités morales sortent en foule de leurs narrations et de leurs tableaux. Mais, si l’autorité d’Hérodote ne paraît pas suffisante aux détracteurs de l’antiquité, on ne contestera pas du moins cette espèce de mérite à Thucydide. Madame de Staël ne fait pas la moindre mention de cet historien si philosophe, au jugement de Cicéron, et qui fut le maître de Démosthène et de Tacite. Peut-elle connaître aussi peu les faits, les époques et les écrivains qu’elle veut juger ? Eh quoi ! n’a-t-elle jamais lu dans Thucydide le récit des malheurs et des factions qui désolaient Corcyre ? Y eut-il jamais un tableau plus instructif et plus éloquent des fureurs de l’anarchie ? Et si elle connaît ce morceau sublime et tant d’autres, comment ne trouve-t-elle pas des pensées profondes et des résultats philosophiques dans les historiens de la Grèce ?
Une nouvelle contradiction frappe le lecteur dans les chapitres suivants, sur la littérature romaine. L’auteur nous y dit que, pour bien écrire l’histoire, la philosophie n’est point nécessaire. Et pourquoi donc reprocher aux Grecs d’en avoir manqué ? que deviendront alors tant d’histoires qu’on intitule philosophiques, si ce jugement est véritable ?
J’ose soutenir contre madame de Staël, que les bons historiens ne sont jamais dénués de
philosophie. Il est trop singulier que, dans un ouvrage destiné à son éloge, on
convienne qu’elle est inutile aux grands poètes, aux grands orateurs et aux grands
historiens : c’est lui enlever ses plus beaux titres de gloire. Mais par quel motif ne
veut-on pas que l’histoire participe à l’influence de la philosophie ? On l’avoue
naïvement : c’est que
l’infériorité des historiens modernes serait
contradictoire avec la progression de l’intelligence humaine
. Ainsi
donc l’auteur cache, altère ou nie les faits à sa fantaisie, pour soutenir ses opinions
du moment ; il abat sans cesse ce qu’il vient d’élever, et relève ce qu’il vient
d’abattre, sans jamais s’apercevoir de ses éternelles distractions.
Madame de Staël parcourt successivement les époques de la littérature ancienne et moderne ; elle cherche à marquer le différent caractère des ouvrages qu’elles ont vu naître, depuis les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome jusqu’aux essais encore informes du génie allemand. Les quatre âges de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV, lui paraissent très inférieurs au nôtre, dans ce qu’il y a de plus important, la raison et la philosophie. Le siècle où nous vivons surpasse seul tous les précédents, et les esprits occupés des progrès de la philosophie tiennent la première place de ce premier de tous les siècles. Voilà en peu de mots le secret et le résultat de la poétique de madame de Staël. On voit par cet arrangement, et d’après la loi de la perfectibilité progressive, qu’elle n’occupe pas un rang médiocre. Il est donc vrai qu’en croyant se livrer aux plus grandes méditations, les femmes reviennent, en dépit d’elles, à leurs habitudes journalières ! Elles se croient tellement destinées à tout vaincre dans la société, que cette aimable illusion passe jusque dans leurs écrits. Tant que cet instinct naturel se borne à chercher de nouveaux moyens de plaire, il est très excusable et même intéressant : madame de Staël pourrait mieux qu’une autre faire sentir tout ce qu’on lui doit d’agréments ; mais, s’il change d’objet, s’il veut s’allier à l’esprit de secte et de faction, alors son charme disparaît et le danger commence.
C’est, sans doute, pour voir de plus haut et de plus loin que madame de Staël a pris une place si élevée. Mais, quand on veut tout observer du point le plus éminent, il faut bien connaître la portée de sa vue ; et, dans un vaste horizon, tout s’obscurcit ou se déplace, si elle manque de force, de précision et de netteté.
Une des plus singulières idées de son livre est sans contredit la distinction qu’elle établit entre la littérature du Nord et celle du Midi. Le génie d’Ossian, si on l’en croit, préside à la première, c’est-à-dire, à celle des Anglais, des Allemands, des Danois, des Suédois, etc. Homère domine la seconde, qui comprend les ouvrages français, italiens, espagnols, etc. Ceux qui connaissent l’histoire littéraire n’ont pas été peu surpris de voir qu’on l’étudiât avec si peu d’application, quand on prétend l’approfondir. Et qu’on ne croît pas que ce jugement énoncé sur Ossian soit une de ces méprises involontaires qui échappent quelquefois dans un ouvrage de quelque étendue ! c’est une idée de prédilection ; c’est une grande découverte qu’on croit avoir faite en littérature ; c’est enfin la hase d’une nouvelle poétique.
On n’ignore pas que les poèmes attribués au barde Ossian n’ont été découverts que dans ces derniers temps par l’Anglais Macpherson. Ainsi, je le demande à madame de Staël, comment fait-elle remonter si haut l’influence d’un écrivain connu si tard ? Comment n’a-t-elle pas senti la nécessité d’apprendre les faits avant d’établir des systèmes ? L’imagination et l’esprit ne peuvent ici remplacer l’étude et la réflexion. Il est sans doute plus facile d’inventer que de chercher les véritables causes qui jettent tant de diversité dans le goût de quelques nations voisines. Mais, pour accréditer un paradoxe, il faut du moins lui donner quelque faux air de vérité. Ce secret est connu, et les modèles, dans ce genre, ont été fort nombreux depuis cinquante ans. Se peut-il qu’au moment où l’on se vante des progrès de la philosophie, l’art du sophisme soit même dégénéré ?
J’en demande pardon aux mânes d’Homère ; mais, puisqu’on lui oppose le barde Ossian, il faut prouver que ce dernier poète, eût-il été connu depuis vingt siècles comme le premier, ne pouvait jamais partager son influence.
Je conçois que les chants attribués au fils de Fingal plaisent aux imaginations sensibles. Le début des élégies d’Ossian, car on peut donner ce nom à ses poèmes, s’empare toujours de l’âme et appelle la rêverie ; mais on ne tarde pas à se fatiguer du retour éternel des mêmes sentiments et des mêmes tableaux, comme l’oreille se fatigue de la continuité des mêmes sons. Le fond et les détails de ces complaintes ne varient jamais, et le goût ne peut les mettre en parallèle avec des ouvrages où se mêlent et se succèdent tous les genres de beautés et de sentiments.
Homère, né sous le plus beau ciel, disposant de la plus riche et de la plus souple de toutes les langues, instruit par ses voyages de toutes les traditions des différents peuples et de tous les arts de l’ancien monde, Homère put, en quelque sorte, reproduire dans ses écrits l’homme et l’univers entier. Il n’eut pas une seule couleur, il les eut toutes ; il fut naïf, grand et varié comme la nature, qu’il saisit également dans ses traits les plus élevés et les plus gracieux. Que peut avoir de commun avec cet esprit unique et universel, un barde, relégué dans les rochers d’un pays sauvage, vivant au milieu d’un peuple étranger même à l’agriculture, ne voyant autour de lui que de la neige et des tempêtes, et ne connaissant d’autres monuments que les pierres élevées de loin en loin sur les tombeaux de ses ancêtres ? Que dirait-on d’un voyageur qui, rapportant des forêts du Canada ou des îles de la mer du Sud le souvenir de quelques airs simples et touchants, prétendrait égaler leur mérite aux chefs-d’œuvre d’harmonie qui charment les oreilles les plus exercées de Naples et de Paris ? Les anciens Pélasges avaient eu sans doute, avant Homère, des bardes ou des poètes du même genre ; mais les Grecs ne les préféraient pas à l’Iliade dans le siècle de Périclès.
L’uniformité des ouvrages d’Ossian tient à différentes causes ; mais j’en crois voir la principale dans l’absence de toute idée religieuse, et celle-là devait être la moins remarquée. Je sais bien qu’on en tire une preuve frappante de l’authenticité de ces poèmes. En effet, si Macpherson avait voulu et pu tromper l’Europe, en lui donnant ses compositions au lieu de celles d’Ossian, il aurait imité les poésies des peuples sauvages que nous connaissons ; toutes sont pleines de la puissance des Dieux ; toutes montrent l’homme dans la dépendance d’une force supérieure, et lui promettent des Tartares ou des Élysées. Ossian est le seul poète chez qui on ne trouve aucune notion semblable. Cette espèce de seconde vie qu’il donne à ses héros, en les plaçant après leur mort dans des palais de nuages, n’offre qu’un merveilleux assez triste et bientôt épuisé. Il peut amuser un instant l’imagination, mais il ne la nourrit point ; il ne lui offre aucun point de vue consolant : il n’est susceptible d’aucune variété ; il est sombre comme les nuits de l’hiver, et resserré comme les horizons chargés de brouillards que peint le chantre de Trenmor et de Fingal. Ces jeux fantastiques, ces courses des ombres au milieu des tourbillons et des orages, ressemblent trop au néant, pour que l’âme se repose et s’étende avec quelque charme dans un avenir aussi désert, où rien n’a de la consistance et de la réalité.
Ossian m’attendrit sans doute, quand il me conduit au tombeau de ses pères ; mais il faut qu’une divinité veille autour des tombeaux pour leur donner plus d’intérêt et les rendre sacrés. Comparez alors les idées du barde, privé de ce grand ressort du pathétique et du merveilleux, aux mythologies vivantes et animées des autres peuples, vous verrez que, malgré la douleur dont son âme paraît pleine, il n’a qu’une forme pour l’exprimer ; qu’il est contraint à chaque instant de se copier lui-même ; qu’il ne fait que se lamenter sans espérance, et que, ne mêlant jamais à la mort les perspectives heureuses d’un monde futur, il n’a nul moyen réel d’embellir et d’élever les destinées de l’homme à ses propres yeux.
C’est pourtant à ce but que doit tendre tout poète qui veut longtemps charmer le plus grand nombre de lecteurs. Mais comment y parviendra-t-il sans l’intervention des intelligences célestes et amies de la nature humaine ? Ainsi, l’idée d’un Dieu peut seule féconder les arts, comme elle anime le spectacle de la nature.
C’est une grande erreur de croire, avec madame de Staël, que les peuples du Nord sont plus sensibles et plus mélancoliques que les peuples du Midi. Tous les faits déposent contre cette assertion. Les poésies les plus mélancoliques ont été composées, il y a plus de trois mille ans, par l’Arabe Job, qui vivait sous un climat brûlant : les plaintes qu’il faisait entendre sous le palmier du désert, accompagnent encore les funérailles des peuples chrétiens, et retentissent sur leurs tombeaux12. Le mélancolique Virgile se plaisait à rêver dans les environs de Naples, et le vers élégiaque ne fut jamais si attendrissant que lorsqu’il fut composé par Tibulle dans le climat voluptueux de l’Italie. Les arts ne vont point du Nord au Midi, mais du Midi au Nord. Les peuples septentrionaux n’ont fait qu’exagérer très souvent les défauts de la poésie orientale, qu’ils ont connue par l’établissement de la religion chrétienne. Les poètes qui naquirent dans les pays où dominaient Luther et Calvin, durent, plus souvent que les poètes catholiques, chercher des sujets dans les livres hébreux. L’autorité ecclésiastique ne les gênait point dans ce choix ; ils lisaient, ils expliquaient, ils employaient avec plus d’indépendance les annales et les croyances religieuses. La discipline de l’église romaine ne permit guère qu’aux orateurs sacrés l’emploi des richesses poétiques du christianisme ; mais elles appartinrent de droit à tous les poètes de l’église nouvelle. Qu’on examine avec attention et sans préjugé Milton, Young, Klopstock, Shakspeare lui-même, on verra que ces auteurs sont plus ou moins empreints du caractère des poésies hébraïques. Un barde, ignoré onze cents ans dans les montagnes d’Écosse, n’a point formé les poètes que je viens de nommer. Il serait presque aussi raisonnable de soutenir que la vieille chanson de Roland et les airs de Thibaud, comte de Champagne, ont créé Corneille et Racine. D’ailleurs, qu’on me permette cette expression, il y a bien plus de cordes à la harpe de David et d’Isaïe qu’à celle d’Ossian.
Mais les poètes du Nord, en imitant ceux du Midi, ne se donnent-ils pas souvent une chaleur factice, un délire artificiel ? L’enthousiasme n’est-il pas remplacé par des convulsions ? Au lieu d’une mélancolie attendrissante, n’y trouve-t-on pas une tristesse monotone ?
L’examen de la poésie anglaise et de la poésie allemande, imitée de la première, fournirait un article assez curieux. On serait étonné peut-être de voir que la renommée de Shakspeare ne s’est si fort accrue en Angleterre même, que depuis les éloges de Voltaire. Ce dernier se repentit dans sa vieillesse d’avoir enhardi le mauvais goût à placer le monstre, comme il l’appelait, sur les autels de Sophocle et de Racine.
Mais c’est trop de combats à soutenir en même temps. On ne doit pas attirer la colère des admirateurs de Shakspeare, de Schiller, d’Iffland, de Kotzebue, quand il faut soutenir celle des partisans de madame de Staël. Depuis un mois, des éloges convenus et dictés se multiplient de toutes parts en sa faveur ; et, dans un certain parti, la supériorité de son livre est d’autant mieux reconnue, qu’on a mieux démontré l’inexactitude des notions et des jugements qu’il renferme.
Madame de Staël a confondu tant de choses, elle effleure une si grande multitude d’objets, qu’on pourra choisir encore, si l’occasion s’en présente, d’autres textes de son ouvrage pour s’entretenir avec elle. Elle a traité le siècle de Louis XIV presque avec la même légèreté que la Grèce ; et je crains bien que, comme madame de Sévigné, elle aime fort peu Racine. On a promis de comparer son chapitre sur le christianisme aux fragments d’un ouvrage inédit sur un sujet semblable. On remplira cet engagement lorsque les opinions littéraires les plus innocentes ne seront plus traitées comme des affaires d’État ; d’ailleurs, il faut se borner :
Trop de critique entraîne trop d’ennui.
Le style de madame de Staël a quelquefois de l’élévation et de l’éclat. On en connaît les défauts. Le naturel, la clarté, la souplesse, la variété, ne s’y montrent pas aussi souvent qu’on aurait droit de l’◀attendre▶ d’un esprit qui jette tant d’éclairs dans la conversation ; cela prouve que l’art de parler et l’art d’écrire sont très différents.
Les conversations brillantes vivent de saillies, les bons livres de méditations. Quand on se trouve au milieu d’un cercle, il faut l’éblouir et non l’éclairer. On demande alors aux paroles plus de mouvement que de justesse, plus d’effet que de vérité ; on leur permet tout, jusqu’à la folie ; car elles s’envolent avec les jeux qui les font naître, et ne laissent plus de traces. Mais un livre est une affaire sérieuse : il reste à jamais pour accuser ou défendre son auteur ; ce n’est plus à la fantaisie, c’est à la raison qu’il faut obéir, et ce qu’on peut dire avec grâce ne peut toujours s’écrire avec succès.
Voilà ce qui explique les irrégularités qu’on a relevées dans l’ouvrage de madame de Staël. En écrivant, elle croyait converser encore. Ceux qui l’écoutent ne cessent de l’applaudir : je ne l’entendais point quand je l’ai critiquée ; si j’avais eu cet avantage, mon jugement eût été moins sévère, et j’aurais été plus heureux.
Extraits critiques du Génie du Christianisme 13
Premier extrait
Cet ouvrage longtemps ◀attendu▶, et commencé dans les jours d’oppression et de douleur, paraît quand tous les maux se réparent, et quand toutes les persécutions finissent. Il ne pouvait être publié dans des circonstances plus favorables. C’était à l’époque où la tyrannie renversait tous les monuments religieux, c’était au bruit de tous les blasphèmes, et pour ainsi dire en présence de l’athéisme triomphant, que l’auteur se plaisait à retracer les augustes souvenirs de la religion. Celui qui, dans ce temps-là, sur les ruines des temples du christianisme, en rappelait l’ancienne gloire, eût-il pu deviner qu’à peine arrivé au terme de son travail, il verrait se rouvrir ces mêmes temples sous les auspices d’un grand homme ? La prédiction d’un tel événement eût excité la rage ou le mépris de ceux qui gouvernaient alors la France, et qui se vantaient d’anéantir par leurs lois les croyances religieuses que la nature et l’habitude ont si profondément gravées dans les cœurs. Mais, en dépit de toutes les menaces et de toutes les injures, l’opinion préparait ce retour salutaire, et secondait les pensées du génie qui veut reconstruire l’édifice social. Quand la morale effrayée déplorait la perte du culte et des dogmes antiques, déjà leur rétablissement était médité par la plus haute sagesse. Le nouvel orateur du christianisme va retrouver tout ce qu’il regrettait. Du fond de la solitude où son imagination s’était réfugiée, il entendait naguère la chute de nos autels : il peut assister maintenant à leurs solennités renouvelées. La religion, dont la majesté s’est accrue par ses souffrances, revient d’un long exil dans ses sanctuaires déserts, au milieu de la victoire et de la paix dont elle affermit l’ouvrage. Toutes les consolations l’accompagnent, les haines et les douleurs s’apaisent à sa présence. Les vœux qu’elle formait depuis douze cents ans pour la prospérité de cet empire, seront encore entendus, et son autorité confirmera les nouvelles grandeurs de la France, au nom du Dieu qui, chez toutes les nations, est le premier auteur de tout pouvoir, le plus sur appui de la morale, et par conséquent le seul gage de la félicité publique.
Parmi tant de spectacles extraordinaires qui ont, depuis quelques années, épuisé la surprise et l’admiration, il n’en est point d’aussi grand que ce dernier. La tâche du vainqueur était achevée ; on ◀attendait▶ encore l’œuvre du législateur. Tous les yeux étaient éblouis, tous les cœurs n’étaient pas rassurés ; mais, grâce à la pacification des troubles religieux qui va ramener la confiance universelle, le législateur et le vainqueur brillent aujourd’hui du même éclat.
Ainsi donc l’historien Raynal avait grand tort de s’écrier, il y a moins de trente ans,
d’un ton si prophétique : « Il est passé le temps de la fondation,
de la destruction et du renouvellement des empires ! Il ne se trouvera plus l’homme
devant qui la terre se taisait ! On combat aujourd’hui avec la foudre pour la prise
de quelques villes ; on combattait autrefois avec l’épée pour détruire et fonder des
royaumes. L’histoire des peuples modernes
est sèche et petite, sans que les peuples soient plus
heureux. »
Avant la fin du siècle, il a pourtant paru cet homme dont la force sait détruire, et dont la sagesse sait fonder ! Les grands événements dont il est le moteur, le centre et l’objet, semblent si peu conformes aux combinaisons vulgaires, qu’on ne devrait point s’étonner que des imaginations fortement religieuses crussent de semblables desseins dirigés par des conseils supérieurs à ceux des hommes.
Plutarque, dans un de ses traités philosophiques, examine si la fortune ou la vertu firent l’élévation d’Alexandre ; et voici, à peu près, comme il raisonne et décide la question14.
« J’aperçois, dit-il, un jeune homme qui exécute les plus grandes choses par un
instinct irrésistible, et toutefois avec une raison suivie. Il a soumis, à l’âge de
trente ans, les peuples les plus belliqueux de l’Europe et de l’Asie. Ses lois le font
aimer de ceux qu’ont subjugués ses armes. Je conclus qu’un bonheur aussi constant n’est
point l’effet de cette puissance aveugle et capricieuse qu’on appelle la Fortune.
Alexandre dut ses succès à son génie et à la faveur signalée des Dieux. Ou, si vous
voulez, ajoute encore Plutarque, que la Fortune ait seule accumulé tant de gloire sur la
tête d’un homme, alors je dirai, comme le poète Alcman,
que la
Fortune est fille de la Providence
. »
On voit par ces paroles combien étaient religieux tous ces graves esprits
de l’antiquité. L’action de la Providence leur paraissait marquée dans tous les
mouvements des empires, et surtout dans l’âme des héros. « Tout ce
qui domine et excelle en quelque chose, disait un autre de leurs sages, est d’origine céleste
15. »
Le rétablissement du culte
national leur eût paru l’affaire la plus importante de l’État. Ce même Plutarque déjà
cité nous apprend, dans la vie de Solon, que ce grand législateur appela près de lui le
célèbre Épiménide, qui avait la réputation d’entretenir commerce avec les Dieux. Les
discordes civiles et la peste avaient ravagé la ville d’Athènes : Épiménide la purifia
par des sacrifices expiatoires, et ce ne fut qu’après la célébration des fêtes
ordonnées, que le peuple respecta les lois de Solon.
Cette sagesse religieuse, qui fut celle des plus beaux siècles dont s’honore l’esprit humain, n’a paru de nos jours qu’une méprisable superstition à des esprits inattentifs ou médiocres. Ils ne savent pas, sous les formes du culte extérieur, pénétrer le fond des vérités éternelles qui maintiennent l’ordre de la société. Mais leur politique étroite et fausse n’est déjà plus, et les maximes des temps héroïques renaissent sous l’influence d’un guerrier et d’un législateur digne d’eux.
On accueillera donc avec un intérêt universel le jeune écrivain qui ose rétablir l’autorité des ancêtres et les traditions des âges. Son entreprise doit plaire à tous, et n’alarmer personne ; car il s’occupe encore plus d’attacher l’âme que de forcer la conviction. Il cherche les tableaux sublimes plus que les raisonnements victorieux ; il sent et ne dispute pas ; il veut unir tous les cœurs par le charme des mêmes émotions, et non séparer les esprits par des controverses interminables : en un mot, on dirait que le premier livre offert en hommage à la religion renaissante fut inspiré par cet esprit de paix qui vient de rapprocher toutes les consciences.
On sent trop que le plan d’un pareil ouvrage doit différer suivant l’esprit des siècles, le genre des lecteurs et les facultés de l’écrivain. Le zèle et le talent peuvent prendre des routes opposées pour arriver au même but.
Le génie audacieux de Pascal voulait abattre l’incrédule sous les luttes du raisonnement. Sûr de lui-même, il osait se mesurer avec l’orgueil de la raison humaine ; et, quoiqu’il sût bien que cet orgueil est infini, l’athlète chrétien se sentait assez fort pour le terrasser. Mais le seul Pascal pouvait exécuter le plan qu’il avait conçu, et la mort l’a frappé malheureusement au pied de l’édifice qu’il commençait avec tant de grandeur. Racine le fils s’est traîné faiblement sur le dessin tracé par un si grand maître. Il a mêlé dans son poème les méditations de Pascal et de Bossuet. Mais sa muse, si je l’ose dire, a été comme abattue en présence de ces deux grands hommes, et n’a pu porter tout le poids de leurs pensées. Il ébauche ce qu’ils ont peint ; il n’est qu’élégant lorsqu’ils sont sublimes ; mais il n’en est pas moins un versificateur très habile ; et, plus d’une fois, on croit entendre dans les vers du poème de la Religion les sons affaiblis de cette lyre qui nous charme dans Esther et dans Athalie.
L’auteur du Génie du Christianisme n’a point suivi la même route que ses prédécesseurs. Il n’a point voulu rassembler les preuves théologiques de la religion, mais le tableau de ses bienfaits ; il appelle à son secours le sentiment, et non l’argumentation. Il veut faire aimer tout ce qui est utile. Tel est son plan, comme nous avons pu le saisir dans une première lecture faite à la hâte. C’est ainsi qu’il s’explique lui-même :
« Nous osons croire que cette manière d’envisager le christianisme présente des rapports peu connus. Sublime par l’antiquité de ses souvenirs, qui remontent au berceau du monde, ineffable dans ses mystères, adorable dans ses sacrements, intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale, riche et charmant dans ses pompes, il réclame toutes les sortes de tableaux. — Voulez-vous le suivre dans la poésie ? Le Tasse, Milton, Corneille, Racine, Voltaire, vous retracent ses miracles. Dans les belles-lettres, l’éloquence, l’histoire, la philosophie, il vous donne Bossuet, Fénelon, Massillon, Pascal, Malebranche, Newton, Leibnitz. Dans les arts, que de chefs-d’œuvre ! Si vous l’examinez dans son culte, que de choses ne vous disent pas ses vieilles églises gothiques, et ses prières admirables, et ses superbes cérémonies ! Parmi son clergé, voyez tous les hommes qui vous ont transmis la langue et les ouvrages de Rome et de la Grèce, tous les solitaires de la Thébaïde, tous les lieux de refuge pour les infortunés, tous les missionnaires à la Chine, au Canada, au Paraguay, sans oublier les ordres militaires d’où va naître la chevalerie. Mœurs de nos aïeux, peinture des anciens jours, poésie, romans même, nous avons tout intéressé à notre cause. Nous avons demandé des sourires au berceau, et des pleurs à la tombe : tantôt avec le moine maronite, nous avons habité les sommets du Carmel et du Liban ; tantôt avec la fille de la Charité, nous avons veillé au lit du malade : ici, deux époux américains nous ont appelé au fond de leurs déserts ; là, nous avons entendu gémir la vierge dans les solitudes du cloître : Homère s’est venu placer auprès de Milton, et Virgile à côté du Tasse. Les ruines de Memphis et d’Athènes ont contrasté avec les ruines des monuments chrétiens, les tombeaux d’Ossian avec nos cimetières de campagne. À Saint-Denis, nous avons visité la cendre des rois ; et quand notre sujet nous a forcé de parler du dogme de l’existence de Dieu, nous avons seulement cherché nos preuves dans les merveilles de la nature. »
Les espérances que donne ce début ne sont point trompeuses. À quelque page qu’on s’arrête, on est, touché par d’aimables rêveries, ou frappé par de grandes images. Il ne faut jamais oublier que cet ouvrage est moins fait pour les docteurs que pour les poètes. Ceux qu’avaient prévenus les plaisanteries de l’incrédulité moderne s’étonneront de leur erreur, en découvrant les beautés du système religieux. Elles sont toutes développées par l’auteur.
Il considère dans son premier volume les mystères du christianisme. Plus une religion est mystérieuse, et plus elle est conforme à la nature humaine. Notre imagination aime surtout ce qu’elle devine, et croit découvrir davantage, quand elle ne voit rien qu’à demi. Il montre ensuite les sacrements institués pour les divers besoins de l’homme, depuis la naissance jusqu’à la mort. C’est par eux que le chrétien communique sans cesse avec le Ciel, et qu’il voit tous les préceptes de la morale sous des images sensibles. Bravons de froids sarcasmes, et ne craignons point de citer, en présence d’une philosophie dédaigneuse, ces descriptions si nouvelles et si touchantes. Voici, par exemple, comme l’auteur peint le sacrement de l’extrême-onction :
« C’est à la vue de ce tombeau, portique silencieux d’un autre monde, que le christianisme déploie toute sa sublimité. Si la plupart des cultes antiques ont consacré la cendre des morts, ils n’ont point songé à préparer l’âme pour ces rivages inconnus d’où on ne revient jamais. Venez voir le plus beau spectacle que puisse présenter la terre ; venez voir mourir le chrétien. Cet homme n’est plus l’homme du monde, il n’appartient plus à son pays ; toutes ses relations avec la société cessent. Pour lui, le calcul par le temps finit, et il ne date plus que de la grande ère de l’éternité. Un prêtre, assis près du lit funèbre, console l’agonisant et lui parle de l’immortalité de l’âme. La scène sublime que l’antiquité entière n’a présentée qu’une seule fois, dans le premier de ses philosophes mourant, se renouvelle chaque jour sur l’humble grabat du dernier des chrétiens qui expire. Enfin le moment suprême est arrivé : un sacrement ouvrit à ce juste les portes du monde, un sacrement va les fermer. La Religion le reçut en naissant, et veillait sur lui dans le berceau de la vie : ses beaux chants et sa main maternelle l’endormiront encore dans le berceau de la mort. Elle prépare le baptême de cette seconde naissance ; mais ce n’est plus l’eau qu’elle choisit, c’est l’huile, emblème de l’incorruptibilité céleste. Le sacrement libérateur rompt peu à peu les attaches du fidèle. Son âme, à moitié échappée de son corps, devient presque visible sur son visage. Déjà il entend les concerts des séraphins ; déjà il est prêt à s’envoler loin du monde vers les régions où l’invite cette Espérance, à la voix immortelle, fille de la Vertu et de la Mort. Cependant l’Ange de la paix, descendant vers le juste, touche de son sceptre d’or ses yeux fatigués, et les ferme délicieusement à la lumière. Il meurt, et l’on n’a point entendu son dernier soupir ; il meurt, et longtemps après qu’il est expiré, ses amis font silence autour de sa couche, car ils croient qu’il sommeille encore, tant ce chrétien a passé avec douceur ! »
Les peintres avaient souvent représenté ces scènes religieuses ; et même les sacrements du Poussin sont au nombre de ses chefs-d’œuvre. Les hommes les moins crédules aiment ces images dans la peinture : elles doivent donc leur plaire aussi dans une description éloquente.
Continuons le développement de cet ouvrage, et que les lecteurs songent qu’un tel sujet a son langage propre et ses expressions consacrées.
Les mystères sont les spectacles de la foi. Les sacrements expliquent par des bienfaits visibles les propriétés cachées des mystères. En dernière analyse, tous les dogmes révélés ne servent qu’à confirmer ceux de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu, qui ne seraient point suffisamment attestés par les merveilles de la nature. Cependant l’auteur est loin de négliger les preuves qui se tirent des harmonies du ciel et de la terre ; on croit même que cette partie de son ouvrage est une de celles qui aura le succès le plus universel. Il a du moins un avantage réel sur ceux qui décrivent ordinairement la nature. Au lieu des livres et des cabinets, il a eu pour école et pour spectacles les mers, les montagnes et les forêts du Nouveau-Monde. De là vient peut-être la richesse et la naïveté de quelques-uns de ses tableaux, dessinés devant le modèle.
Mais, si le christianisme, à travers la sainte obscurité de ses mystères, frappe si puissamment l’imagination, quels effets ne doit-il pas encore aux pompes de son culte extérieur ! Ici les tableaux se succèdent en foule, et le choix serait difficile.
Tantôt l’auteur remonte à l’antiquité des fêtes chrétiennes ; tantôt il peint leur caractère sublime ou tendre, joyeux ou funèbre, consolant ou terrible, qui se varie avec toutes les scènes de l’année et de la vie humaine auxquelles il est approprié. Il suit les solennités religieuses dans la ville et dans les champs, dans les cathédrales fameuses et dans l’église rustique, sur les tombes de marbre qui remplissent Westminster ou Saint-Denis, et sur le gazon qui couvre les sépultures du hameau.
Les rites du christianisme sont souvent tournés en ridicule, et ceux du paganisme, au contraire, inspirent le plus vif enthousiasme. Cependant les plus belles cérémonies de l’antiquité se conservent encore dans notre religion, qui les a seulement dirigées vers une fin plus digne de l’homme. Tel est, par exemple, le jour des Rogations.
Ce jour rappelle absolument la fête de l’antique Cérès, qui rassembla, dit-on, les premiers hommes en société, autour de la première moisson. Tibulle a décrit en vers charmants cette pompe champêtre, comme elle existait chez les Romains. On trouve aussi la même description dans le Génie du Christianisme. Les gens de goût ne seront peut-être pas fâchés de comparer quelques traits des deux tableaux, et de juger ainsi l’esprit de deux cultes, séparés par dix-huit siècles.
Tibulle invite d’abord
Cérès et Bacchus à ceindre leurs fronts
d’épis dorés et de grappes rougies
. Il veut
que les
champs reposent avec le laboureur
:
Bacche, veni, dulcisque tuis è cornibus uvaPendeat ; et spicis tempora cinge, Ceres.Luce sacra requiescat humus, requiescat arator, etc.
Et pourquoi commande-t-il ce repos sacré ? parce que
tel est
l’usage antique
,
Ritus ut à prisco traditus exstat avo.
Remarquez bien que les chantres aimables de l’amour, comme les plus sages législateurs, attestent aussi les pratiques du vieux temps.
Au reste, Tibulle est un casuiste très sévère : il veut
qu’on
vienne avec un cœur chaste aux fêtes publiques
; il repousse d’un ton
indigné
tous ceux qui, la veille, n’ont pas oublié
Vénus
:
Vos quoque abesse procul jubeo, discedite ab aris,Queis tulit hesterna gaudia nocte Venus.
Il nous apprend ailleurs que, dans ces grandes solennités, Délie se condamnait à la retraite. Il la peint consultant tous les jours les prêtres d’Isis, les devins juifs, les augures latins ; il parle autant de la piété crédule que de l’amour de sa maîtresse ; et c’est pour cela qu’il la chérissait peut-être. Dans tous les temps et dans tous les pays, le culte de l’amour est un peu superstitieux ; quand il cesse de l’être, tous ses enchantements sont finis.
« Dieux de nos pères, s’écrie le poète, nous purifions nos champs et nos pasteurs. Écartez tous les maux de nos foyers. »
Di patrii, purgamus agros, purgamus agrestes :Vos mala de nostris pellile limitibus.
Mais, pour mériter la faveur des Dieux des champs, il a soin de reconnaître et de chanter les bienfaits dont ils ont déjà comblé les hommes :
« Ces Dieux instruisirent nos ancêtres à calmer leur faim par des aliments plus doux que le gland des forêts, à couvrir une cabane de chaume et de feuillage, à soumettre au joug les taureaux, et à suspendre le chariot sur la roue. Alors les fruits sauvages furent dédaignés : on greffa le pommier, et les jardins s’abreuvèrent d’une eau fertile, etc. »
His vita magistrisDesuevit quernà pellere glande famem.Illi etiam tauros primi docuisse ferunturServitium, et plaustro supposuisse rotam.Tunc victus abiere feri, tunc insita pomus,Tunc bibit irriguas fertilis hortus aquas.
Cette harmonie est pleine de grâce. Les vers de Tibulle retentissent doucement à
l’oreille, comme les vents frais et les douces pluies de la saison qu’il décrit. Mais
tant de gravité religieuse ne dure pas longtemps : le poète élégiaque reprend bientôt
son caractère. Il place le berceau de l’amour dans les champs, au milieu des troupeaux
et des cavales indomptées. De là, il lui fait blesser l’adolescent et le vieillard ; et,
cédant de plus en plus au délire qui l’emporte, il peint
la jeune
fille qui trompe ses surveillants, et qui, d’une main incertaine et d’un pied
suspendu par la crainte, cherche la route qui doit la conduire au lit de son
amant
:
Hoc duce custodes furtim trangressa jacentesAd juvenem tenebris sola puella venit.Et pedibus praetentat iter suspensa timore,Explorat cæcas cui manus antè vias.
Ce petit tableau est achevé ; mais le culte de la chaste Cérès est déjà bien loin. Quand Tibulle écrivait ces vers, Délie sortait vraisemblablement de sa retraite pieuse et revenait auprès de lui. Le poète au moins se hâte de faire descendre la troupe des Songes, et le Sommeil avec ses ailes rembrunies :
Postque venit tacitus fuscis circumdatus alisSomnus, et incerto somnia nigra pede.
Nous avons vu les jeux de l’imagination de Tibulle ; voyons maintenant les graves tableaux du christianisme, et jugeons s’ils n’ont pas aussi leur charme particulier :
« La cloche du hameau s’étant fait entendre, les villageois quittent à l’instant leurs travaux. Le vigneron descend de la colline, le laboureur accourt de la plaine, le bûcheron sort de la forêt. Les mères, fermant leurs cabanes, arrivent avec leurs enfants, et les jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis, et les fontaines, pour se rendre à la pompe rustique. On s’assemble dans le cimetière de la paroisse sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt s’avance du lieu voisin tout le clergé destiné à la cérémonie ; c’est quelque vieux pasteur qui n’est connu que par le nom de curé, et ce nom vénérable, dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple que le père laborieux du troupeau. Il sort de son presbytère bâti tout auprès de la demeure des morts, dont il surveille la cendre, il est établi dans sa demeure, comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour recevoir ceux qui entrent, et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs. Un puits, des peupliers une vigne autour de sa fenêtre, quelques colombes, composent tout l’héritage de ce roi des sacrifices.
« Cependant l’apôtre de l’Évangile, couvert d’un simple surplis, assemble ses ouailles devant la grande porte de l’église…
« Après l’exhortation, l’assemblée commence à défiler en chantant : Vous sortirez avec plaisir, et vous serez reçu avec joie ; les collines bondiront, et vous entendront avec joie.
« L’étendard des saints, l’antique bannière des temps chevaleresques ouvre la carrière au troupeau qui suit pêle-mêle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profondément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières formées d’un seul tronc d’arbre ; on voyage le long d’une haie d’aubépine, où bourdonne l’abeille. Tous, les arbres étalent l’espérance de leurs fruits ; la nature entière est un bouquet de fleurs… Dans cette fête on invoque les saints, et surtout les anges, parce que ces bienfaisants génies sont apparemment chargés de présider aux moissons, aux fontaines, aux rosées, aux fleurs et aux fruits de la terre. La procession rentre enfin au hameau, chacun retourne à son ouvrage. La Religion n’a pas voulu que le jour où l’on demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d’oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon, après avoir imploré celui qui dirige les soleils, et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les vieillards de la paroisse viennent, à l’entrée de la nuit, converser avec le curé, qui prend son repas du soir sous les peupliers de sa cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que l’église a calculée avec le retour du mois le plus doux et le cours de l’astre le plus mystérieux. On croit entendre de toutes parts le travail sourd des germes et des plantes qui se développent dans le sein de la terre. Des voix inconnues s’élèvent dans le silence des bois, comme le chœur de ces anges champêtres dont on a imploré le secours ; et les soupirs du rossignol parviennent jusqu’à l’oreille des vieillards, assis non loin des tombeaux. »
L’esprit du christianisme n’a-t-il pas mis dans cette dernière peinture, outre
l’avantage moral, quelque chose de plus tendre et de plus attachant ? Quelle institution
dans les villages romains pouvait ressembler à celle de ce bon curé, qui veille entre le
temple du Dieu vivant et la demeure des morts ? La marche religieuse
dans ces chemins ombragés, et coupés profondément
par
la roue des chars rustiques
, n’est-elle pas d’une grande vérité ?
N’aime-t-on pas
ces voix inconnues qui s’élèvent dans le silence des
bois
, et qui semblent être celles des génies ministres de la
fécondité ? Ne rêve-t-on pas délicieusement à la voix de ce rossignol
qui chante les beaux jours, non loin des vieillards qui regardent un
tombeau ? Je ne crois pas qu’on attribue ces jugements aux illusions de l’amitié. J’en
appelle à tous ceux qui, ayant reçu plus de lumière que moi, voudront examiner sans
aucun esprit de secte et de prévention.
Nous avons abandonné la marche de l’auteur, pour admirer ses beautés : il faut la reprendre et la suivre jusqu’au bout.
Si la religion est auguste et touchante dans ses mystères et dans ses cérémonies, elle l’est bien plus encore dans les dévouements magnanimes et dans les vertus extraordinaires qu’elle inspire. C’est là que le sujet donne de nouvelles forces à la voix de l’auteur ; il peint la religion occupée à placer, en quelque sorte, sur toutes les routes du malheur, des sentinelles vigilantes, pour l’épier et le secourir. Ici la sœur hospitalière veille aux besoins du soldat mourant. Ici la sœur grise cherche l’infortune dans les réduits les plus secrets. Non loin, les sœurs de la miséricorde reçoivent dans leurs bras la fille prostituée, avec des paroles qui lui laissent le repentir, et lui permettent l’espérance. La piété fonde les hospices, dote les collèges, dirige avec gloire tous les travaux de l’éducation, protège dans les monastères les arts qui fuient devant les barbares ; conserve et explique les vieux manuscrits dépositaires de tout le génie des anciens, sans lesquels nous serions si peu de chose ; parcourt l’Europe en versant les bienfaits ; défriche partout les terres arides, et, en multipliant les moissons, multiplie enfin le peuple des campagnes. Mais voici un plus grand spectacle. Du fond de leurs cellules, des hommes intrépides volent à de saintes conquêtes. Ils courent à travers tous les dangers jusqu’aux extrémités de la terre, et se la partagent pour gagner des âmes, c’est-à-dire pour civiliser des hommes. Les uns s’exposent aux feux des bûchers, parmi les hordes errantes du Canada ; leurs vertus subjuguent les barbares, et maintiennent après un siècle, dans ces contrées qui ont passé sous le joug de l’Angleterre, le respect et l’amour du nom français. Ceux-ci descendent sur les sables où fut Carthage, pour redemander à un peuple féroce des captifs qu’ils n’ont jamais vus, mais qu’ils regardent comme leurs frères ; ils ont même quelquefois poussé l’héroïsme jusqu’à prendre la place du prisonnier, que leurs dons ne suffisaient pas à racheter. Ces héros d’une espèce toute nouvelle poussent encore plus loin, s’il est possible, l’enthousiasme de l’humanité. Ils s’enferment dans des bagnes infects ; ils veillent près du lit des pestiférés, et s’exposent mille fois à mourir pour consoler des mourants. Enfin les miracles des anciennes législations se renouvellent, et le génie de Lycurgue et de Numa semble être redescendu après trois mille ans dans les bois du Paraguay.
Je ne puis me refuser encore au plaisir de citer quelques fragments, sur les missions des jésuites dans ce pays qu’ils gouvernèrent avec tant de gloire :
…………………………………………………………………………………………………………
« Arrivé à Buénos-Ayres, les missionnaires remontèrent Rio de la Plata, et, entrant dans les eaux du Paraguay, se dispersèrent dans ses bois sauvages. Les anciennes relations les représentent un bréviaire sous le bras gauche, une grande croix à la main droite, et sans autre provision que leur confiance en Dieu. Elles nous les peignent se faisant jour à travers les forêts, marchant dans les terres marécageuses où ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture, gravissant des roches escarpées, et furetant dans les antres et dans les précipices, au risque d’y trouver des serpents et des bêtes féroces, au lieu des hommes qu’ils y cherchaient.
« Plusieurs d’entre eux y moururent de faim et de fatigue ; d’autres furent massacrés et dévorés par les sauvages. Le père Lizardé fut trouvé percé de flèches sur un rocher ; son corps était à demi déchiré par les oiseaux de proie, et son bréviaire était ouvert auprès de lui à l’office des morts. Quand un missionnaire rencontrait ainsi les restes d’un de ses compagnons, il s’empressait de leur rendre les honneurs funèbres ; et, plein d’une grande joie, il chantait un Te Deum solitaire, sur le tombeau du martyr.
« De pareilles scènes, renouvelées à chaque instant, étonnaient les hordes barbares. Quelquefois, elles s’arrêtaient auprès du prêtre inconnu qui leur parlait de Dieu, et elles regardaient le ciel que l’apôtre leur montrait ; quelquefois, elles le fuyaient comme un enchanteur, et se sentaient saisies d’une frayeur étrange : le religieux les suivait en leur tendant les mains au nom de Jésus-Christ. S’il ne pouvait les arrêter, il plantait sa grande croix dans un lieu découvert, et s’allait cacher dans les bois. Les sauvages s’approchaient peu à peu pour examiner l’étendard de la paix, élevé dans la solitude ; un charme secret semblait les attirer à ce signe de leur salut. Alors le missionnaire, sortant tout à coup de son embuscade et profitant de la surprise des barbares, les invitait à quitter une vie misérable, pour jouir des douceurs de la société.
« Quand les jésuites se furent attaché quelques Indiens, ils eurent recours à un autre moyen pour gagner des âmes.
« Ils avaient remarqué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles à la musique. On dit même que les eaux du Paraguay rendent la voix plus belle. Les missionnaires s’embarquèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux catéchumènes ; ils remontèrent les fleuves en chantant de saints cantiques. Les néophytes répétaient les airs, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne manquèrent pas de se venir prendre au doux piège. Ils descendaient de leurs montagnes, et accouraient au bord des fleuves pour écouter ces accents, plusieurs même se jetaient dans les ondes, et suivaient à la nage la nacelle enchantée.
« La lune, en répandant sa lumière mystérieuse sur ces scènes extraordinaires, achevait d’attendrir les cœurs. L’arc et la flèche échappaient à la main du sauvage ; l’avant-goût des vertus sociales et des premières douceurs de l’humanité entrait dans son âme confuse. Il voyait la femme et les enfants pleurer d’une joie inconnue ; bientôt, subjugué par un attrait irrésistible, il tombait au pied de la croix, et mêlait des torrents de larmes aux eaux régénératrices qui coulaient sur sa tête.
« Ainsi la religion chrétienne réalisait dans les forêts de l’Amérique ce que la fable racontait des Amphion et des Orphée ; réflexion si naturelle, qu’elle s’est présentée même aux missionnaires, tant il est certain qu’on ne dit ici que la vérité, en ayant l’air de raconter une fiction. »
Il n’est pas besoin de faire sentir le charme et la nouveauté de ces peintures ; mais il est bon d’observer qu’à l’égard du gouvernement paternel des jésuites, le défenseur du christianisme ne dit rien que Montesquieu ne confirme, et que Raynal, dans ces derniers temps, n’ait été contraint d’avouer. Je rapporterai les propres mots de ce dernier :
« Lorsqu’en 1768, les Missions du Paraguay sortirent des mains des jésuites, elles étaient arrivées à un point de civilisation le plus grand peut-être où l’on puisse conduire les nations nouvelles. On y observait les lois. Il y régnait une police exacte. Les mœurs étaient pures. Une heureuse fraternité y unissait tous les cœurs. Tous les arts de nécessité y étaient perfectionnés : on en connaissait plusieurs d’agréables. L’abondance y était universelle, etc. etc.16 »
En développant l’influence des vertus du christianisme, sur les sociétés qu’il a renouvelées, hauteur s’est aperçu que cette religion a plus ou moins imprimé son génie dans toutes les littératures modernes, et qu’elle y a porté de nouvelles richesses, dont on peut faire encore un heureux emploi. Cette observation a fait naître une espèce de poétique chrétienne, qui peut être considérée comme la seconde partie de cet ouvrage ; mais il y a tant de points de vue à saisir et tant de questions délicates à traiter dans un pareil sujet, qu’on en rendra compte une autre fois.
Le christianisme a donné de nouveaux freins et de nouveaux aiguillons au cœur humain. C’est sous ce point de vue que l’auteur envisage dans les arts, et surtout dans la poésie des peuples modernes, les effets de toutes les passions. Lui-même a voulu peindre leur vague et leur inconstance dans le cœur d’un jeune homme qu’il appelle René, et qui ne sait où fixer ses inquiétudes. Ce roman est compris dans les études poétiques de la dernière partie : on y retrouve tout le talent qu’on aime dans Atala. On parlera des études poétiques dans un second extrait de cet ouvrage, qui paraît avec tant d’éclat et sous de si heureux auspices.
Second extrait
Quand un talent original paraît pour la première fois, il jette toujours un grand éclat. Ses ennemis ne se sont point encore rassemblés, et leur voix ne peut imposer silence à l’enthousiasme, mais, quand ce même talent agrandi se développe dans une composition plus vaste et plus difficile, ses juges deviennent plus sévères, et ses succès sont plus disputés : c’est que la haine a eu le temps de prendre ses mesures, et de protester contre l’admiration publique. Tous les écrivains, faits pour obtenir la gloire, sont condamnés à cette épreuve nécessaire, qui doit plus les enorgueillir que les décourager : ils doivent surtout s’◀attendre▶ à de longs combats, s’ils ont attaqué le système d’une faction dominante ; car on leur fait expier alors, et la supériorité de leur talent, et l’audace de leurs opinions.
Ces remarques s’appliquent naturellement à l’auteur du Génie du Christianisme. Les beautés d’Atala, son premier essai, ont été vivement senties. La sévérité des censeurs, en relevant avec amertume quelques défauts si faciles à corriger, n’a pu affaiblir l’effet de cette production, d’un genre tout nouveau. La critique a donc réuni tous ses efforts contre le second ouvrage du même écrivain, et cette fois elle a pu se promettre quelques avantages, puisqu’elle a pour auxiliaires toutes les opinions anti-religieuses de ce dix-huitième siècle qui, d’un bout de l’Europe à l’autre, et surtout au milieu de la France, a déchaîné tant d’ennemis contre le christianisme.
On a d’abord attaqué le plan suivi par l’auteur.
Plusieurs de ceux qui n’avaient jamais jugé nos dogmes religieux que sur les bouffonneries du docteur Zapata et des aumôniers du roi de Prusse 17, ont tout à coup changé de langage. Ils ne contestent plus à la doctrine et aux pompes de l’Église romaine leurs effets touchants et sublimes ; ils conviennent que l’éloquence et la poésie en peuvent tirer de puissantes émotions et de riches tableaux. Mais, après cet aveu remarquable, quelques-uns, prenant le ton d’un zèle au moins équivoque, ajoutent qu’il ne faut pas développer avec trop d’éclat les beautés poétiques du christianisme, de peur d’ôter à ses dogmes et à sa morale leur importance et leur gravité. Ils affectent de craindre que l’imagination ne répande à la fois ses enchantements et ses erreurs sur une doctrine qui doit édifier plutôt que plaire.
Parmi ces critiques, il est sans doute quelques hommes vraiment pieux et de bonne foi : c’est à eux surtout qu’il faut répondre. J’ose croire que leur sévérité sera désarmée après quelques réflexions que je leur soumets.
Les arguments théologiques, les savantes controverses, les instructions édifiantes pouvaient suffire à des siècles éminemment religieux. Des traités austères, tels que ceux de Nicole et d’Abadie, étaient lus avec empressement par les mêmes hommes qui goûtaient le mieux le génie et les grâces de Racine et de La Fontaine, leurs contemporains. Alors, dans les cercles de la ville et parmi les intrigues de la cour, dans le sénat et dans l’armée, on agitait les mêmes questions que dans l’Église. Il ne faut point s’en étonner : la religion chrétienne, à cette époque, semblait à tous l’objet le plus important. Le petit nombre de ceux qui osaient l’attaquer dans ses premières bases, n’obtenait que le mépris ou l’horreur. Le nom du Dieu qui l’avait fondée imprimait une égale vénération à toutes les sectes rivales dont elle était la mère, et qui combattaient dans son sein. Ces sectes, divisées sur quelques points, s’accordaient sur les dogmes fondamentaux. Leurs disputes avaient en conséquence ce caractère et ces mouvements passionnés que mettent toujours dans leurs débats les membres d’une famille divisée. Rappelez-vous en effet les anecdotes de ces jours célèbres ; voyez dans le palais de la duchesse de Longueville les redoutables chefs de Port-Royal méditer de nouvelles attaques contre les jésuites rassemblés à Versailles sous la protection du confesseur du roi. La France était attentive à ces querelles, et se décidait pour l’un ou pour l’autre parti. Apprenait-on que le ministre Claude et l’évêque de Meaux étaient en présence, on contemplait avec curiosité l’approche des deux athlètes, et tous les cœurs s’intéressaient au dénouement du combat ; car la renommée publiait que le prix du vainqueur devait être la conversion de quelque personnage fameux. Le salut de Turenne (on parlait ainsi dans ce temps-là), le salut de Turenne était attaché peut-être à cette grande conférence ; et ne sait-on pas que la dévotion de cet illustre capitaine devint aussi fameuse que sa valeur, et que ses soldats racontaient ses actes de piété comme ses victoires ?
Mais ce n’était pas seulement au sein de la France que les esprits étaient si fort émus par ces spectacles et ces luttes théologiques. Ce goût était celui de l’Europe entière. Leibnitz et Newton, dignes tous deux de se disputer les plus belles découvertes de la géométrie moderne, s’honoraient d’inscrire leur nom parmi ceux des défenseurs du christianisme. Leibnitz en voulait réunir toutes les communions ; Newton, en éclairant les ténèbres de la chronologie, confirmait celle de Moïse. Si, par exemple, on voyait paraître un livre tel que l’Histoire des Variations, toute la république chrétienne était émue. Rome jetait des cris d’admiration et de joie, tandis que, des bords de la Tamise et du fond des marais de la Hollande, on entendait s’élever les clameurs injurieuses du calvinisme, qui se débattait sans cesse sous les foudres de Bossuet, et qui en était sans cesse écrasé.
Aujourd’hui les plus effrayantes catastrophes nous trouvent insensibles : on foule indifféremment les débris des trônes et des empires. Alors les ruines d’un monastère, qu’avaient illustré le nom de Pascal et les vertus de quelques filles pieuses, excitaient un attendrissement universel. Que dis-je ? La peur de déplaire à Louis XIV n’empêchait point ses favoris de plaindre et d’honorer le docteur Arnauld, exilé par son ordre. Racine et Boileau, tout courtisans qu’on les suppose, adressaient des vers et des éloges à cet illustre opprimé, et même ils osaient les lire devant le monarque, dont la grande âme pardonnait cette noble franchise. Ainsi, les plus petits événements, quand ils tenaient au christianisme, avaient quelque chose de respectable et de sacré. L’esprit de la religion était partout, dans l’État et dans la famille, dans le cœur et dans les discours, dans toutes les affaires sérieuses, et jusque dans les jeux domestiques. En voulez-vous de nombreux exemples ? Parcourez les Lettres de madame de Sévigné.
Cette femme illustre vit dans sa terre des Rochers, au fond de la
Bretagne, et loin de tout ce qu’elle aime. Elle veut échapper à l’ennui de la solitude,
et retrouver dans ses lectures le charme des sociétés de Paris. Eh bien ! quels sont les
ouvrages que son goût préfère ? Elle choisit les Essais de Morale de
Nicole. Elle a pour lecteur son fils, qui revient de l’armée. Ce jeune homme, dont
l’esprit et les grâces s’étaient fait remarquer de Ninon, juge très bien le janséniste
Nicole ; et, dans ces soirées studieuses qu’il passe à côté de la plus aimable des
mères, il oublie les séductions de cette Champmeslé qu’il avait aimée, et dont la voix
était, dit-on, aussi tendre que les vers du poète qui fut son maître. Observez bien que
madame de Sévigné,
dans toutes ses lettres à sa fille, parle avec
admiration des Essais de Morale, et qu’en écrivant à Pauline, sa
petite-fille, elle répète avec cette expression vive et heureuse qui lui appartient :
« Si vous n’aimez pas ces solides lectures, votre goût aura
toujours les pâles couleurs. »
Dans une autre occasion, elle se trouve
à Bâville, chez le président de Lamoignon, au milieu de la société la plus polie et la
plus éclairée. Quel est celui qu’elle distingue dans ce choix de la bonne compagnie du
plus brillant de tous les siècles ?
Un homme d’un esprit charmant et
d’une facilité fort aimable
: je rapporte ses propres expressions. Mais
devinez quel est homme ? C’est le P. Bourdaloue.
Certes, quand les traités de Nicole et les conversations de Bourdaloue font les délices des femmes les plus renommées par leur esprit et par leur beauté, les apologistes du christianisme n’ont pas besoin de relever son prix et son éclat aux yeux de l’imagination, il est facile d’attirer l’attention et le respect, dès qu’on parle d’une doctrine qui fait le fonds habituel des pensées et des sentiments de tout un peuple. Mais, quand cette doctrine, en proie aux dérisions d’un siècle entier, perdit la plus grande partie de son influence, il faut, pour la rétablir, apprendre d’abord au vulgaire que ce qu’on lui peignit comme ridicule, est plein de charme et de majesté. Quand on défigura la religion sous tant d’indignes travestissements, on doit venger sa beauté méconnue, et l’offrir à l’admiration. Lorsqu’on ne cessa de montrer le christianisme comme un culte inepte et barbare qui a longtemps abruti les peuples, n’est-il pas juste de prouver que les peuples lui doivent les plus beaux développements de la civilisation ?
C’est la tâche importante que M. de Chateaubriand18 s’est imposée : il a su la remplir avec gloire. Le genre de ses adversaires a déterminé le choix de ses armes. Fort de son talent et de sa cause, il rend à l’incrédulité tous ses dédains, et lui reproche surtout d’avoir affaibli les facultés de l’esprit humain, qu’elle se vante d’avoir agrandi.
« Il y a eu, dit-il, dans notre âge, à quelques exceptions près, une sorte d’avortement général des talents, on dirait même que l’impiété, qui rend tout stérile, se manifeste encore dans je ne sais quel appauvrissement de la nature physique. Jetez les yeux sur les générations qui succédèrent immédiatement au siècle de Louis XIV : où sont ces hommes aux figures calmes et majestueux, au port et aux vêtements nobles, au langage épuré ? On les cherche, et on ne les trouve plus ; de petits hommes inconnus se promènent comme des pygmées sous les hauts portiques des monuments d’un autre âge. Sur leur front dur respirent l’égoïsme et le mépris de Dieu ; ils ont perdu et la noblesse de l’habit et la pureté du langage : on les prendrait, non pour les fils, mais pour les baladins de la grande race qui a précédé.
« Les écrivains de la nouvelle école flétrissent l’imagination avec je ne sais quelle vérité qui n’est point la véritable vérité. Le style de ces hommes est sec, l’expression sans franchise, l’imagination sans amour et sans flamme ; ils n’ont nulle onction, nulle abondance, nulle simplicité. On ne sent point quelque chose de plein et de nourri dans leurs ouvrages ; l’immensité n’y est point, parce que la Divinité y manque… Aussi le dix-huitième siècle diminue-t-il chaque jour dans la perspective, tandis que le dix-septième grossit à mesure que nous nous en éloignons : l’un s’affaisse, l’autre monte dans les cieux. On aura beau chercher à ravaler le génie des Bossuet et des Racine, il aura le sort de cette grande figure d’Homère, que l’on aperçoit derrière tous les âges : quelquefois elle est obscurcie par la poussière qu’un siècle fait en s’écroulant ; mais le nuage se dissipe, et soudain reparaît la majestueuse figure, qui s’est encore agrandie pour dominer des ruines nouvelles. »
C’est ainsi que le talent de l’auteur est profondément empreint à chaque page de son livre. Ce talent est reconnu de ceux qui le jugent avec le plus de rigueur ; mais, en s’appesantissant sur les défauts qu’on remarque dans quelques phrases, ils ont passé bien légèrement sur les beautés qui éclatent dans des livres entiers. Quand le pinceau est si neuf et si abondant, on pardonne des traits superflus, incorrects ou trop hardis. Que de fois, et surtout dans le quatrième volume, l’expression égale la grandeur du sujet ! C’est là qu’elle est touchante comme les bienfaits du christianisme, et riche comme ses merveilles. Au reste, ce quatrième volume a réuni tous les suffrages ; et, dans tous les autres, on trouve un grand nombre de morceaux du même éclat. On a déjà cité, dans le premier extrait, plusieurs descriptions du culte romain. On a vu, dans ce même journal19, l’épisode presque entier du jeune René. Ces fragments suffisent pour justifier nos éloges. Il reste à faire connaître la partie critique de l’ouvrage, où l’auteur oppose les chefs-d’œuvre littéraires des siècles chrétiens à ceux de l’antiquité païenne, et le génie des Grecs à celui des Hébreux. Je choisis le parallèle des beautés d’Homère et de la Bible. Ce rapprochement fut indiqué plus d’une fois par des hommes pieux ; le grave Fleury lui-même, dans son savant ouvrage sur les Mœurs des Israélites, semble retrouver quelquefois les crayons d’Homère et la grâce naïve des scènes de l’Odyssée. Aussi Fénelon aimait-il beaucoup ce livre de Fleury. M. de Chateaubriand, à son tour, me paraît avoir saisi des rapports nouveaux dans ces deux monuments du premier âge. Voici comme il les juge :
« Nos termes de comparaison (c’est lui qui parle) seront la simplicité ; l’antiquité des mœurs, la narration, la description, les comparaisons ou les images, le sublime.
« Examinons le premier terme.
« 1º. Simplicité. La simplicité de la Bible est plus courte et plus grave ; la simplicité d’Homère, plus longue et plus riante. La première est sentencieuse, et revient aux mêmes locutions pour exprimer des choses nouvelles ; la seconde aime à s’étendre en paroles, et répète souvent, dans les mêmes phrases, ce qu’elle vient déjà de dire. La simplicité de l’Écriture est celle d’un antique prêtre, qui, plein de toutes les sciences divines et humaines, dicte, du fond du sanctuaire, les oracles précis de la Sagesse. La simplicité de celle du poète de Chio est celle d’un vieux voyageur qui raconte, au foyer de son hôte, tout ce qu’il a appris dans le cours d’une vie longue et traversée.
« 2º. Antiquité de mœurs. Les fils des pasteurs d’Orient gardaient les troupeaux comme les fils des rois d’Ilion. Mais, quand Paris retourne à Troie, c’est pour y habiter un palais parmi des esclaves et des voluptés. Une tente, une table frugale, des serviteurs rustiques, c’est tout ce que retrouvent les enfants de Jacob chez leur père. Un hôte se présente-t-il chez un prince dans Homère : des femmes, et quelquefois la fille même du roi, conduisent l’étranger au bain ; on le parfume, on lui donne à laver dans des aiguières d’or et d’argent, on le revêt d’un manteau de pourpre, et ou le conduit dans la salle du festin ; on le fait asseoir dans une belle chaise d’ivoire, avec un beau marchepied ; des esclaves mêlent le vin et l’eau dans des coupes, et lui présentent les dons de Cérès dans une corbeille ; le maître du lieu lui sert le dos succulent de la victime, dont il lui fait une part cinq fois plus grande que celle des autres. Cependant on mange avec une grande joie, et l’abondance a, bientôt, chassé la faim. Le repas fini, on prie l’étranger de raconter son histoire. Enfin, à son départ, on lui fait de riches présents, si mince qu’ait paru d’abord son équipage ; car on suppose que c’est un Dieu qui vient, ainsi déguisé, surprendre le cœur des rois, ou un homme malheureux, et par conséquent le favori de Jupiter.
« Sous la tente d’Abraham, la réception se passe tout autrement. Le patriarche sort pour aller lui-même au-devant de son hôte ; il le salue, et puis adore Dieu. Les fils du lieu emmènent les chameaux, et les filles leur donnent à boire. On lave les pieds du voyageur ; il s’assied à terre, et prend en silence le repas de l’hospitalité. On ne lui demande pas son histoire, on ne le questionne point ; il demeure ou continue sa route à volonté. À son départ, on fait alliance avec lui, et l’on élève la pierre du témoignage. Ce simple autel doit dire aux siècles futurs que deux hommes des anciens jours se rencontrèrent dans le chemin de la vie, et qu’après s’être traités comme deux frères, ils se quittèrent pour ne se revoir jamais, et pour mettre de grandes régions entre leurs tombeaux.
« Remarquez que l’hôte inconnu est un étranger chez Homère, et un voyageur dans la Bible. Quelles différentes vues de l’humanité ! Le Grec ne porte qu’une idée politique et locale, où l’Hébreu attache un sentiment moral et universel.
« Chez Homère, toutes les œuvres civiles se font avec fracas et parade : un juge, assis au milieu de la place publique, prononce à haute voix les sentences ; Nestor, au bord de la mer, fait des sacrifices, ou harangue les peuples ; une noce a des lambeaux, des épithalames, des couronnes suspendues aux portes ; une armée, un peuple entier assiste aux funérailles d’un roi ; un serment se fait au nom des Furies, avec des imprécations terribles, etc.
« Joli, sous un palmier, à l’entrée de sa tente, rend la justice à ses pasteurs. Mettez la main sur ma cuisse, dit le vieil Isaac à son serviteur, et jurez d’aller en Mésopotamie. Deux mots terminent un mariage au bord de la fontaine : le domestique amène l’accordée au fils de son maître, ou le fils du maître s’engage à garder pendant sept ans les troupeaux de son beau-père, pour obtenir sa fille. Un patriarche est porté par ses fils, après sa mort, à la cave de ses pères, dans le champ d’Ephron. Ces mœurs-là sont plus vieilles encore que les mœurs homériques, parce qu’elles sont plus simples : elles ont aussi un calme et une gravité qui manquent aux premières.
« 3º. La narration. La narration d’Homère est coupée par des digressions, des discours, des descriptions de vases, de vêtements, d’armes et de sceptres, par des généalogies d’hommes ou de choses ; les noms propres y sont hérissés d’épithètes : un héros manque rarement d’être divin, semblable aux Immortels, ou honoré des peuples comme un Dieu ; une princesse a toujours de beaux bras ; elle est toujours faite comme la lige du palmier de Délos, et elle doit sa chevelure à la plus jeune des Grâces.
« La narration de la Bible est rapide, sans digression, sans discours ; elle est semée de sentences, et les personnages y sont nommés sans flatterie. Les noms reviennent sans fin, et rarement le prénom le remplace ; circonstance qui, jointe au retour fréquent de la conjonction et, déclare, par cette prodigieuse simplicité, une société bien plus près de l’état de nature que celle qu’Homère nous a peinte. Tous les amours-propres sont déjà éveillés dans les hommes de l’Odyssée ; ils dorment encore chez les hommes de la Genèse.
« 4º. Descriptions. Les descriptions d’Homère sont toujours longues, soit qu’elles tiennent du caractère tendre, ou triste ou gracieux, ou fort, ou terrible, ou sublime.
« La Bible, dans tous ses genres, n’a ordinairement qu’un seul trait ; mais le trait est frappant et met l’objet sous les yeux.
« 5º. Les comparaisons. Les comparaisons homériques sont prolongées par des circonstances relatives. Ce sont de petits tableaux suspendus au pourtour d’un édifice, pour délasser la vue de l’élévation des dômes, en l’appelant sur des scènes de paysages et de mœurs champêtres.
« Les comparaisons de la Bible sont presque toutes rendues en quelques mots. C’est un lion, un torrent, un orage, un incendie, qui rugit, tombe, ravage, dévore. Toutefois, elle connaît aussi les comparaisons détaillées ; mais alors elle prend un ton oriental et personnifie subitement l’objet, comme l’orgueil dans le cèdre, etc.
« 6º. Le sublime. Enfin, le sublime dans Homère naît ordinairement de l’ensemble des parties, et arrive graduellement à son terme. Dans la Bible il est toujours inattendu, il fond sur vous comme l’éclair, etc., etc., etc. »
Il y a dans ces remarques, si je ne me trompe, un mélange d’imagination,
de sentiment et de finesse, qu’il est bien rare de trouver dans les poétiques les plus
vantées. Les vues critiques de l’auteur, dans d’autres chapitres encore, me paraissent
avoir les plus féconds résultats et la plus piquante nouveauté. Il prouve très bien que
le christianisme, en perfectionnant les idées morales, fournit à la poésie moderne une
espèce de beau idéal que ne pouvaient connaître les anciens. Je crois
qu’à beaucoup d’égards son opinion est fondée. Racine avoue lui-même qu’il n’aurait pu
faire supporter son Andromaque, si, comme dans Euripide, elle eût tremblé pour Molossus et non pour Astyanax, pour le fils de Pyrrhus, et non pour celui d’Hector.
On ne croit point, dit-il très bien, qu’elle doive aimer
un autre mari que le premier
20.
Virgile l’avait déjà senti confusément, et, dans
le troisième livre de l’Énéide, il cherche à sauver autant qu’il peut l’honneur
d’Andromaque. Elle rougit et baisse les yeux devant Énée, qui débarque en Épire :
Dejecit vultum, et demissâ voce locuta est, etc.
Puis, d’une voix embarrassée, elle raconte que le fils d’Achille, en la quittant pour Hermione, l’a fait épouser au troyen Hélénus :
Me famulam, famuloque Heleno transmisit habendam, etc.
Mais, en dépit de cette rougeur et de cet embarras que lui donne Virgile, la veuve d’Hector ne paraît point assez justifiée à J.-B. Rousseau, qui la cite auprès de la matrone d’Éphèse, dans une ode charmante :
Andromaque, en moins d’un lustre,Remplaça deux fois Hector.
Racine s’est bien gardé de suivre en tout, les traditions connues. Chez lui Andromaque ressemble précisément à ces veuves des premiers siècles chrétiens, où l’idée d’un second mariage eût semblé profane, et presque coupable, à ces Paule et à ces Marcelle, qui, retirées dans un cloître, indifférentes à tous les spectacles du monde, et toujours vêtues de deuil, ne regardaient plus que le tombeau de l’époux à qui elles avaient promis leur foi, et le Ciel où leurs premiers nœuds devaient se rejoindre éternellement. Il est donc vrai que le caractère de la veuve d’Hector, en prenant les couleurs sévères du christianisme, devient plus pur et plus touchant que dans l’antiquité même.
Sous l’empire d’une religion qui commande au désir tant de sacrifices, il doit y avoir plus de luttes entre le devoir et les passions. Dès lors, le génie qui les observe saura peindre avec des traits plus déchirants les combats du cœur, ses faiblesses et ses remords. Ainsi donc, à génie égal, un poète élevé, comme Racine, dans la plus sévère école du christianisme, peindra le repentir de Phèdre criminelle, avec une énergie que ne peuvent inspirer les dogmes d’une religion moins réprimante. Les orages d’une âme pieuse et tendre à la fois, qui est tour à tour partagée entre Dieu et son amant, une Héloïse que les souvenirs de la volupté poursuivent dans le sein de la pénitence, une Zaïre éprise de l’objet que son culte lui ordonne de haïr, le cloître et le monde, les illusions de la terre et les menaces du Ciel, tous ces contrastes si dramatiques sont des beautés particulières au christianisme. Il donne non seulement des nuances plus fortes à la peinture des passions déjà connues ; mais il les enrichit encore de caractères absolument nouveaux.
Ceux qui savent étudier dans les mœurs des peuples et des siècles le caractère des différentes littératures, les critiques dont le coup d’œil a quelque étendue, avoueront sans doute cette influence de nos opinions religieuses sur le talent de nos plus illustres écrivains. Mais peut-être on ne trouvera pas la même justesse dans toutes les observations de M. de Chateaubriand, ou du moins quelques-unes ne seront admises qu’avec des restrictions nécessaires. On lui accordera difficilement que les machines poétiques tirées du christianisme puissent avoir le même effet que celles de la mythologie. Il est vrai qu’il ne se dissimule point les objections qui se présentent contre ce système.
« Nous avons à combattre, dit-il, un des plus anciens préjugés de l’école.
Toutes les autorités sont contre nous, et l’on peut nous citer vingt vers de l’Art poétique qui nous condamnent. »
Après cet aveu,
il compare, sous le point de vue poétique, le ciel des chrétiens à l’Olympe,
le Tartare à notre enfer, nos anges aux Dieux subalternes du paganisme, et nos saints à
ses demi-dieux.
On ne peut sans doute assigner de bornes au génie. Ce que Boileau jugeait impraticable sera peut-être tenté quelque jour avec succès. Milton, à qui le goût fait tant de reproches, montre pourtant jusqu’à quel point la majesté des livres saints élève l’imagination poétique. Mais est-ce assez pour justifier l’opinion de ceux qui
Pensent faire agir Dieu, les saints et les prophètes,Comme les Dieux éclos du cerveau des poètes ?
En effet, si Milton est sublime, ce n’est point quand il peint la Divinité reposant dans elle-même, et jouissant de sa propre gloire au milieu des chœurs célestes qui la chantent éternellement. Alors le poète est gêné par la précision des dogmes théologiques, et son enthousiasme se refroidit. C’est dans le caractère de Satan qu’il s’est élevé au-dessus de lui-même. On en devine bientôt la raison. C’est que Satan déchiré par l’orgueil et le remords, par les sentiments opposés de sa misère présente et de son antique gloire, a précisément, et même à un plus haut degré, toutes les passions des Dieux de la mythologie. C’est un sujet rebelle qui rugit dans sa chaîne, c’est un roi détrôné qui médite de nouvelles vengeances ; en un mot, c’est, avec des traits plus hardis, un Encelade frappé de la foudre, un Prométhée qui délie encore Jupiter sur le roc où l’enchaîne la Nécessité. Quelques traits de ce personnage avaient été indiqués dans les prophètes, mais d’une manière assez vague pour que l’auteur moderne, en le peignant, eut toute la liberté nécessaire à l’invention poétique. Satan, tel qu’il est conçu par Milton, ne prouve donc rien contre ces vers de Boileau :
De la foi d’un chrétien les mystères terriblesD’ornements égayés ne sont point susceptibles.
Remarquez bien cette expression d’ornements égayés. Boileau l’a, placée encore plus haut, en parlant de l’effet heureux des fables anciennes dans la poésie épique :
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,Le poète s’égaye en mille inventions ;Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.
Mais ces fleurs ne croissent que sur les autels d’une religion douce et riante. La majesté du christianisme est trop sévère pour souffrir de tels ornements. Si on veut l’embellir, on la dégrade. Comment agrandir ce qui est infini ? Comment égayer une religion qui a révélé toutes les misères de l’homme ? D’ailleurs, le christianisme a des traditions précises et des dogmes invariables, dont ne s’accommode point un art qui ne vit que de fictions. Si la mythologie fut si favorable aux poètes, c’est qu’elle était pour eux la source éternelle des ingénieux mensonges. Homère, Hésiode, Ovide, racontent souvent, avec des circonstances très diverses, les généalogies et les aventures de leurs Dieux. La variété de leurs récits favorise singulièrement l’essor et l’indépendance de l’imagination. Ces Dieux qu’elle enfanta se prêtent à tous ses caprices, et se multiplient même quand il lui plaît. Longtemps après Homère, Apulée raconte la fable de Psyché ; soudain Vénus a une rivale, et l’Olympe une déesse de plus. On sent que de telles licences sont interdites dans une religion où tout doit inspirer le respect et combattre les sens, où les faits et la doctrine sont immuables comme la vérité.
Mais, si la gravité du christianisme ne peut descendre jusqu’aux jeux de la mythologie, celle-ci, au contraire, prenant toutes les formes du génie poétique dont elle est la fille, peut imiter les effets majestueux du christianisme. Je suppose qu’on eût un poème épique de Platon, qui, comme on sait, voulut, dans sa jeunesse, être le rival d’Homère, et qui ne fut le premier des philosophes qu’après avoir essayé vainement d’être le premier des poètes : croit-on qu’il n’eût pas su introduire dans les fictions mythologiques quelques-unes de ces idées sublimes qui semblaient presque chrétiennes aux premiers pères de l’Église ? Et ce que Platon n’a pas fait, ne fut-il pas exécuté plus d’une fois par Fénelon ? L’Élysée, par exemple, tel qu’il est peint dans le Télémaque, n’appartient point au système du paganisme, mais à celui d’une religion qui n’admet qu’une joie sainte et des voluptés pures comme elle. M. de Chateaubriand l’observe lui-même avec d’autres critiques. On retrouve, en effet, dans cette description, les élans passionnés d’une âme tendre qui portait l’amour divin jusqu’à l’excès ; mais ce morceau n’est pas le seul où l’auteur a répandu l’esprit du christianisme. Je n’en indiquerai qu’un autre exemple.
Le fils d’Ulysse, séparé quelque temps de Minerve, qui le conduit sous la figure de
Mentor, est seul dans l’île de Chypre, en proie à toutes les séductions de Vénus et de
son âge ; il est prêt à succomber. Tout à coup, au fond d’un bocage, paraît la figure
austère de ce même Mentor, qui crie d’une voix forte à son élève :
Fuyez cette terre dangereuse.
Les accents de la divinité cachée
rendent au cœur amolli du jeune homme son courage et ses vertus. Il se réjouit de
retrouver enfin l’ami qu’il regrette depuis si longtemps ; mais Mentor lui annonce qu’il
faut se quitter encore, et lui parle en ces mots :
« Le cruel Métophis, qui me fit esclave avec vous en Égypte, me vendit à des Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas en Syrie pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant tirer une grande somme d’un voyageur nommé Hazael, qui cherchait un esclave grec. Hazael m’◀attend▶ ; adieu, cher Télémaque. Un esclave qui craint les Dieux doit suivre fidèlement son maître. »
Il y a des beautés de plusieurs genres dans cet épisode. Tout le monde remarquera sans peine que Minerve ne vient point secourir Télémaque quand il est captif aux extrémités de l’Égypte, ou quand il combat Adraste au milieu de tous les dangers. C’est contre la volupté seule qu’elle accourt le défendre ; c’est alors qu’il en a le plus grand besoin. Une telle allégorie est belle, sans doute ; mais le reste cache des vérités plus sublimes encore. La fille du maître des Dieux, la Sagesse divine elle-même se soumet sans murmures à tous les opprobres de la servitude, et les ennoblit par une pieuse résignation. N’est-ce pas déguiser sous des noms mythologiques ce qu’il y a de plus élevé dans la théologie chrétienne ? Et quelles plus grandes leçons peuvent être données au roi que veut instruire Minerve ! Elle lui apprend le respect qu’il doit à tous les hommes, en les montrant tous égaux devant le Ciel, et surtout en acceptant elle-même les plus viles fonctions de la société. Mais, lorsqu’elle réprime avec tant de soin l’orgueil de la puissance souveraine, voyez comme elle apaise les ressentiments séditieux de la mauvaise fortune, en inspirant à l’esclave la crainte des Dieux qui récompenseront sa fidélité. Peut-on expliquer sous des images plus heureuses toute l’harmonie sociale, et les devoirs réciproques des divers états qui l’entretiennent ? Ah ! sans doute ces instructions, puisées à la source du vrai et du beau, sont dignes d’avoir pour interprète Minerve même, c’est-à-dire l’intelligence qui gouverne l’univers. Comparez à cette morale si utile et si touchante les maximes d’éducation qu’a trop répandues le style véhément et passionné de J.-J. Rousseau ; lisez, sans prévention Émile et Télémaque, et jugez la philosophie des deux siècles, indépendamment de tous les autres mérites de Fénelon,
On peut conclure de ces réflexions, que, dans le merveilleux de l’épopée, tous les avantages poétiques sont en faveur des fables anciennes, puisqu’elles sont toujours plus riantes que le christianisme, et peuvent quelquefois être aussi graves que lui.
M. de Chateaubriand fait encore d’autres reproches à la mythologie, et l’on ne dira pas qu’il la condamne par défaut d’imagination, car il en prodigue toutes les richesses dans le morceau suivant :
« Le plus grand et le premier vice de la mythologie était d’abord de rapetisser la nature et d’en bannir la vérité. Une preuve incontestable de ce fait, c’est que la poésie que nous appelons descriptive a été inconnue de toute l’antiquité ; les poètes même qui ont chanté la nature, comme Hésiode, Théocrite et Virgile, n’en ont point fait de description dans le sens que nous attachons à ce mot. Ils nous ont laissé sans doute d’admirables peintures des travaux, des mœurs et du bonheur de la vie rustique ; mais quant à ces tableaux des campagnes, des saisons, des accidents du ciel, qui ont enrichi la muse moderne, on en trouve à peine quelques traits dans leurs écrits.
« Il est vrai que ce peu de traits est excellent comme le reste de leurs ouvrages. Quand Homère a décrit la grotte du Cyclope, il ne l’a pas tapissée de lilas et de roses ; il y a planté, comme Théocrite, des lauriers et de longs pins. Dans les jardins d’Alcinoüs, il fait couler des fontaines et fleurir des arbres utiles, il parle ailleurs de la colline battue des vents et couverte de figuiers, et il représente la fumée des palais de Circé s’élevant au-dessus d’une forêt de chênes.
« Virgile a mis la même vérité dans ses peintures. Il donne au pin l’épithète d’harmonieux, parce qu’en effet le pin a une sorte de doux gémissement, quand il est faiblement agité. Les nuages, dans les Géorgiques, sont comparés à des flocons de laine roulés par les vents, et les hirondelles, dans l’Énéide, gazouillent sous le chaume du roi Évandre, ou rasent les portiques des palais. Horace, Tibulle, Properce, Ovide, ont aussi quelques ébauches de la nature ; mais ce n’est jamais qu’un ombrage favorisé de Morphée, un vallon où Cythérée doit descendre, une fontaine où Bacchus repose dans le sein des Naïades.
« On ne peut guère supposer que des hommes aussi sensibles que les anciens, aient manqué d’yeux pour voir la nature, et de talent pour la peindre : il faut donc que quelque cause puissante les ait aveuglés. Or, cette cause était la mythologie, qui, peuplant l’univers d’élégants fantômes, ôtait à la création sa gravité, sa grandeur, sa solitude et sa mélancolie. Il a fallu que le christianisme vînt chasser tout ce peuple de Faunes, de Satyres et de Nymphes, pour rendre aux grottes leur silence, et aux bois leur rêverie. Les déserts ont pris sous notre culte un caractère plus triste, plus vague, plus sublime ; le dôme des forêts s’est exhaussé, les fleuves ont brisé leurs petites urnes pour ne plus verser que les eaux de l’abime du sommet des montagnes ; le vrai Dieu, en rentrant dans ses œuvres, a donné son immensité à la nature.
« Le soleil levant, et le soleil à son coucher, la nuit et l’astre qui l’enchante, ne pouvaient faire sentir aux Grecs et aux Romains les émotions qu’ils portent à notre âme. C’était éternellement l’Aurore aux doigts de rose, les Heures attelant ou dételant les chevaux du Dieu du Jour. Au lieu de ces accidents de lumière qui nous retracent chaque matin le miracle de la création, les anciens ne voyaient partout qu’une uniforme machine d’opéra.
« Si le poète s’égarait dans les vallées du Taygète, au bord du Sperchius, sur le Ménale aimé d’Orphée, ou dans les campagnes d’Élore, malgré la douceur de cette géographie hellénienne, il ne rencontrait que des Faunes, il n’entendait que des Dryades. Priape était là sur un tronc d’olivier ; et Vertumne, avec les Zéphyrs, menait des danses éternelles. Des Sylvains et des Naïades peuvent frapper agréablement l’imagination, pourvu qu’ils ne soient pas sans cesse reproduits. Nous ne voulons point
…… Chasser les Tritons de l’empire des eaux,Ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux.« Mais enfin qu’est-ce que tout cela laisse au fond de l’âme ? qu’en résulte-t-il pour le cœur ? quel fruit peut en tirer la pensée ? Oh ! que le poète chrétien est bien plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui ! Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui la bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d’une Divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion, semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées. Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde : quel profond silence dans ces retraites, quand les vents reposent ! quelles voix inconnues, quand les vents viennent à s’élever ! Êtes-vous immobile, tout est muet ; faites-vous un pas, tout soupire. La nuit approche, les ombres s’épaississent ; on entend des troupeaux de bêtes sauvages passer dans les ténèbres ; la terre murmure sous vos pas ; quelques coups de foudre font mugir les déserts, la forêt s’agite, les arbres tombent ; un fleuve inconnu coule devant vous : la lune sort enfin de l’orient ; à mesure que vous passez au pied des arbres, elle semble errer devant vous dans leur cime, et suivre tristement vos yeux. Le voyageur s’assied sur le tronc d’un chêne pour ◀attendre▶ le jour ; il regarde tour à tour l’astre des nuits, les ténèbres, le fleuve. Il se sent inquiet, agité, dans l’attente de quelque chose d’inconnu. Un plaisir inouï, une crainte extraordinaire font palpiter son sein, comme s’il allait être admis à quelque secret de la Divinité : il est seul au fond des forêts ; mais la pensée de l’homme est égale aux espaces de la nature, et toutes les solitudes de la terre sont moins vastes qu’une seule rêverie de son cœur.
« Oui, quand l’homme renierait la Divinité, l’être pensant, sans cortège et sans spectateur, serait encore plus auguste au milieu des mondes solitaires, que s’il y apparaissait environné des petites déités de la fable. Ce désert vide aurait encore quelques convenances avec l’étendue de ses idées, la tristesse de ses passions, et le dégoût même d’une vie sans illusion et sans espérance…
« Il y a dans l’homme une inquiétude secrète, un instinct mélancolique, qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh ! qui n’a passé des heures entières, assis sur le rivage d’un fleuve, à voir s’écouler les ondes ! qui ne s’est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l’écueil éloigné ! Il faut plaindre les anciens qui n’avaient trouvé dans l’Océan que le palais de Neptune et la grotte de Protée ; il était dur de ne voir que les aventures des Tritons et des Néréides dans cette immensité des mers, qui nous donne une mesure confuse de la grandeur de notre âme, et un vague désir de quitter la vie pour embrasser la nature et nous confondre avec son auteur. »
Je crois qu’en répandant sur ce chapitre l’éclat des plus vives images, l’auteur a confondu quelques objets qu’il faut distinguer.
Les esprits tournés à la contemplation religieuse doivent sans doute se passionner pour
tous les grands spectacles qui leur parlent de la puissance divine. Une piété tendre et
vive peut accroître encore cet enthousiasme qui saisit le poète à la vue des cieux, des
mers et des campagnes ; je sais même que certains tableaux du christianisme s’associent
très heureusement aux scènes de la nature, et surtout à celles qui ont un caractère
majestueux, touchant ou sublime. Le désert où sont ensevelies Thèbes, Palmyre et
Babylone, me frappera d’une plus profonde émotion, si j’y vois la pénitence et la prière
à genoux sur des ruines ; si, dans quelque décombre de ces villes, agitées autrefois par
toutes les passions, un anachorète vit en paix avec Dieu, et médite sur la mort, aux
mêmes lieux où tant de grandeurs coupables ont disparu. Le solitaire, qui ◀attend▶ le
lever du soleil sur le sommet du Liban, me rendra plus sensible à la merveille de la
lumière et de la création renaissante, s’il répète, au retour du matin, le cantique où
David célébrait les œuvres de Dieu sur la même montagne. C’est alors que les cieux et le
firmament,
qui racontent la gloire de l’Eternel
21, auront pour moi
plus de grandeur que ceux où se promène le char d’Apollon. Mais il ne faut rien
exagérer ; plus le christianisme est sublime, moins il
lui faut chercher
des beautés qui ne sont pas les siennes, et dont il n’a pas besoin. Est-il vrai, par
exemple, que
lui seul, en chassant les Faunes, les Satyres et les
Nymphes, ait rendu aux grottes leur silence, et aux bois leur rêverie ; qu’il ait
exhaussé le dôme des forêts, et qu’il les ait remplies d’une Divinité
immense
, etc., etc. ? Mais les bois du druide n’avaient-ils pas ce
caractère solennel et sacré ? Ne sait-on pas que l’ancien peuple cette n’avait que des
Dieux immatériels et invisibles, et qu’il donnait ordinairement leur nom à l’endroit le
plus caché des forêts, comme nous l’apprend Tacite ? Il n’adorait qu’en esprit ce lieu
plein d’une majesté cachée, et n’osait même y lever les yeux ;
lucos
ac nemora consecrant deorumque nominibus appellant secretum illud, quod solâ
reverentiâ vident
22. Or, malgré tous les anathèmes que prononce
M. de Chateaubriand contre la mythologie, je pense qu’un homme né avec un aussi beau
talent que le sien, eût pu trouver le même enthousiasme et les mêmes rêveries dans ces
bois de Delphes, où les antres, les trépieds et les chênes étaient prophétiques. La
fable ne disait-elle pas que deux aigles, envoyés par Jupiter, et partis des extrémités
du monde, en volant avec une égale vitesse, s’étaient rencontrés au milieu de l’univers,
dans l’endroit même où le temple de Delphes avait été bâti ? C’était là que la Divinité,
toujours présente, recevait les hommages de toutes les nations, c’est de là qu’elle
jetait un coup d’œil égal sur toutes
les parties de la terre soumise à son
empire. D’aussi belles traditions pouvaient, sans doute, inspirer le poète, et ce lieu
chéri des Muses était, comme on voit, sous l’influence immédiate du Ciel. Des crayons
vulgaires ont trop usé, j’en conviens, les images mythologiques ; mais le peintre aimera
toujours l’altitude de ce fleuve appuyé sur son urne couronnée de fruits. Et que d’idées
morales les anciens savaient attacher à ces emblèmes poétiques ! Inachus était un roi
bienfaisant, ami de son peuple dont il était aimé. Près d’expirer, il demande aux Dieux
de rendre sa mort utile à ses sujets. Les Dieux exaucent sa prière ; ils le changent en
fleuve, et, sous cette nouvelle forme, ses eaux versent encore l’abondance au pays dont
ses vertus avaient fait le bonheur. De telles fables feront toujours les délices du
genre humain. M. de Chateaubriand a trop de sentiment et d’imagination pour briser
l’urne d’Inachus, et pour ne pas aimer sa métamorphose.
Quant à la poésie descriptive, les anciens n’en ont jamais fait un genre à part ; ils
l’ont sagement mêlée au tissu d’une composition épique ou didactique. Je crois qu’à cet
égard ils méritent des éloges et non des reproches. Mais cette question demanderait un
article tout entier, et celui-ci est déjà trop long. Au reste, le progrès des sciences
naturelles, plus que le christianisme, a dû nécessairement agrandir pour les modernes le
spectacle des phénomènes de la nature. Quand le télescope de Galilée et d’Herschel
recule les immensités du ciel, il faut bien que l’Olympe s’abaisse ;
et
c’est alors que la Muse de l’épopée, s’égalant avec Newton
dans des
soleils sans nombre et des mondes sans fin
, s’écrie avec un
enthousiasme digne de ces nouveaux prodiges :
Par-delà tous ces cieux, le Dieu des cieux réside.
Mais, si tout le monde n’aperçoit pas également les beautés poétiques du christianisme, personne ne conteste ses bienfaits, et c’est en les peignant que l’auteur est surtout admirable. On me saura gré de citer encore la peinture d’un religieux allant annoncer la sentence aux criminels dans les prisons.
« On a vu, dit-il, dans ces actes de dévouement, la sueur tomber à grosses gouttes du front de ces compatissants religieux et mouiller ce froc qu’elle a pour toujours rendu sacré, en dépit des sarcasmes de la philosophie. Eh ! pourtant quel honneur, quel profit revenait-il à ces moines de tant de sacrifices, sinon la dérision du monde, et les injures même des prisonniers qu’ils consolaient ? Mais du moins les hommes, tout ingrats qu’ils sont, avaient confessé leur nullité dans ces grandes rencontres de la vie, puisqu’ils les avaient abandonnées à la religion, seul véritable secours au dernier degré du malheur. Ô apôtre de Jésus-Christ ! de quelle catastrophe n’étiez-vous point témoin, vous qui auprès du bourreau vous couvriez du sang des misérables, et qui étiez leur dernier ami ! Voici un des plus hauts spectacles de la terre. Aux deux coins de cet échafaud les deux Justices sont en présence, la Justice humaine et la Justice divine ; l’une, implacable et appuyée sur un glaive, est accompagnée du Désespoir ; l’autre, tenant un voile trempé de pleurs, se montre entre la Pitié et l’Espérance. L’une a pour ministre un homme de sang, l’autre un homme de paix ; l’une condamne, l’autre absout. Innocente ou coupable, la première dit à la victime : Meurs ! la seconde lui crie : Fils de l’innocence ou du repentir, montez au Ciel. »
Le lecteur impartial ne trouvera point qu’on ait trop loué l’ouvrage qui renferme de pareilles beautés. Les opinions courageusement professées par l’auteur lui obtiendront encore plus d’estime que son rare talent. Il est juste en effet que la faveur publique environne les écrivains qui remettent en honneur les principes sur lesquels repose l’ordre social. C’est ainsi qu’en Angleterre, après les ravages produits par les funestes doctrines de Hobbes, de Collins et de Toland on accueillit avec enthousiasme les livres où le docteur Clarke développa les preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Les Anglais tout pleins encore des souvenirs de la guerre civile, et longtemps divisés par les controverses politiques, se réunirent tous pour bénir l’écrivain qui leur donnait des espérances éternelles, et qui venait enfin justifier cette Providence qu’avaient fait méconnaître à quelques-uns les succès du crime et le long règne de l’anarchie.
L’empereur Marc-Aurèle, en remerciant les Dieux de tous les bienfaits qu’ils avaient
répandus sur lui dès ses premières années, met au nombre de leurs plus grandes faveurs
son peu de goût pour les fausses sciences de son siècle :
Une grande
marque du soin des Immortels pour moi, c’est, ajoute-t-il, qu’ayant eu une très grande passion pour la philosophie, je ne suis tombé entre les
mains d’aucun sophiste, que je ne me suis point amusé à lire leurs livres ni à
démêler les vaines subtilités de leurs raisonnements.
Heureux
dorénavant les souverains et les peuples qui pourront se rendre le même témoignage ! À
mesure que les écrits des sophistes auront moins de partisans, l’auteur du Génie du Christianisme
en trouvera davantage. — Au reste, il a déjà eu la double gloire de
soulever contre lui et des critiques obscurs et des critiques distingués. Ces derniers
sont, à mon sens, ceux dont il doit être le plus fier. Un ouvrage n’est point encore
éprouvé quand il triomphe des censures de Visé et de Subligny ; mais sa gloire est
complète quand il résiste aux dégoûts de Sévigné et aux épigrammes de Fontenelle.
Il ne m’appartient point de marquer le rang de cet ouvrage ; mais des hommes dont je respecte l’autorité pensent que le Génie du Christianisme est une production d’un caractère original, que ses beautés feront vivre, un monument à jamais honorable pour la main qui l’éleva et pour le commencement du xixe siècle qui l’a vu naître.
Sur Thomas23
Thomas eut des détracteurs et des partisans outrés. Ses premiers succès furent brillants. Mais, comme on l’a fort bien observé, sa réputation ne s’est pas soutenue avec le même éclat jusqu’à la fin de sa vie. Cependant son éloquence s’était bien agrandie et bien épurée dans ses derniers ouvrages. Des éloges du comte de Saxe et du chancelier Daguesseau à celui de Marc-Aurèle le progrès est frappant. Pourquoi donc sa gloire parut-elle décroître au moment où il la méritait davantage ? Une telle contradiction s’explique facilement. Les circonstances où parut cet écrivain contribuèrent à sa renommée. Il la dut autant à ses défauts qu’à ses beautés. C’était alors la mode de prodiguer le faste des sentences et d’affecter un ton superbe et chagrin contre tout ce qui était puissant. Quelques maximes d’indépendance et des invectives contre l’autorité donnaient un débit prodigieux à des livres maintenant inconnus. À ce genre d’effet, qui n’était pas encore épuisé, Thomas joignait un mérite moins facile et plus durable. Il avait reçu de la nature un talent qui n’était pas vulgaire, et ce talent se fortifia trente ans par des études sans nombre et des méditations continuelles. Ses écrits portent à la fois l’empreinte d’une âme fière et d’une imagination élevée. Il est vrai qu’en général cette imagination a plus de force que de souplesse, et plus de grandeur que de grâce. On sait que cet auteur est noble, grave, imposant ; mais qu’à l’exception de quelques morceaux, il est trop rarement simple, facile et naturel. Son vice principal est de grossir les traits et de charger les couleurs en voulant agrandir tout ce qu’il peint. Cette disposition à tout exagérer put s’accroître encore par le genre qu’il avait choisi ; car il n’a guère fait que des panégyriques.
Il parcourut le premier, avec gloire, la nouvelle carrière que l’Académie française
ouvrit aux orateurs, lorsque, pour donner plus d’intérêt à ses concours, elle proposa
l’éloge des grands hommes. Il se montra digne de les louer, par ses vertus comme par
ses talents. Le bruit de ses nombreux triomphes se répandit dans toute la
France. Il eut une foule d’imitateurs. Les défauts du modèle devinrent plus remarquables
dans ses copistes ; et sa réputation s’en affaiblit. C’est précisément ce qui était arrivé
au plus fameux des rhéteurs latins.
Sénèque, dit Quintilien, plaisait à ses admirateurs par les vices de son style. Chacun s’efforçait de
les imiter, et déshonorait son maître, en se vantant de parler comme
lui
24.
Thomas eut plus d’un rapport avec Sénèque ; il vit aussi s’élever peu de temps après lui un homme dont le goût fut bien meilleur que le sien. Le Cours de Littérature, comme on l’a dit ailleurs, parut chez les Français à la même époque que le livre des Institutions chez les Romains. L’auteur de ce cours fut, comme Quintilien, orateur avant d’être critique : ses discours, si on les comparera ceux de Thomas, n’ont pas le même appareil ; on y trouve moins de cette dignité qui cherche l’admiration ; ils supposent des études moins vastes et des veilles moins laborieuses. L’esprit n’y a pas combiné tant d’effets, et multiplié tant de pensées ; mais le ton en est plus vrai, la marche plus heureuse, et la variété du style y répond mieux à celle des sujets.
Ce dernier orateur n’a point peint la simplicité guerrière de Catinat, comme les grâces de ce Fénelon qui réunissait dans sa conduite et dans ses écrits ce que le goût a de plus pur, et ce que la vertu a de plus aimable. Au contraire, les physionomies de Daguesseau, de Duguay-Trouin, de Descartes et de Sully ont trop souvent le même dessin et la même couleur. Quoi qu’il en soit, ces deux écrivains, avec des qualités différentes, ont honoré l’éloquence française vers la fin du dix-huitième siècle ; j’ai entendu comparer quelquefois le genre cultivé par eux, à celui de l’oraison funèbre que porta si haut le génie de Bossuet, et qu’orna si bien l’art de Fléchier. Mais il me semble que ces discours académiques, dont je reconnais d’ailleurs tout le mérite, ne pouvaient jamais fournir les mêmes ressources à l’orateur et produire d’aussi fortes impressions.
Rapprochez un moment les lieux, les siècles, les circonstances. Revoyez autour de la tribune sacrée cette foule auguste, ces nombreux auditoires composés de ce que la nation avait de plus grand et de plus éclairé sous le règne de Louis XIV, et jugez où sont les plus sûrs moyens d’émouvoir le cœur, et de frapper vivement l’imagination.
Quand Fléchier, quand Bossuet montaient dans la chaire pour louer Turenne ou Condé, la patrie en deuil déplorait la perte récente de ces deux héros. Les éloges de tout un peuple répondaient à ceux de l’orateur ; et par combien de spectacles l’orateur lui-même était enflammé ! Ses premiers regards tombaient sur les restes du grand homme dont la mémoire lui était confiée par la reconnaissance publique. Les parents, les amis de l’illustre mort, ses plus fidèles serviteurs, tous ceux qui avaient recueilli ses dernières paroles, étaient présents à ses funérailles. Non loin, de vieux soldats, compagnons de ses victoires, pleuraient, appuyés sur ces mêmes armes qui triomphèrent de l’Europe. Au bruit de la cérémonie funèbre, le monde avait suspendu ses spectacles et ses jeux. Les hommes du siècle étaient accourus sous ces voûtes religieuses. Le riche et le pauvre, le sujet et le prince, instruits ensemble à cette école de la mort qui égale toutes les conditions, offraient les mêmes vœux, s’humiliaient dans la même poussière, et, partageant les mêmes craintes et les mêmes espérances, pressaient de leurs genoux les pavés de ce temple couverts d’antiques épitaphes et des promesses d’une vie nouvelle. Les femmes les plus aimables de ces temps fameux, les Thiange, les Montespan, les Sévigné, les La Fayette, et les touchantes Nemours et les belles Montbazon, qui devenaient plus belles et plus touchantes encore25, écoutaient avec un pieux recueillement, près du sévère Montausier et du vénérable Bourdaloue. Les arts avaient orné de toutes leurs pompes le mausolée qui renfermait les augustes dépouilles. Au-dessus, on croyait voir planer encore l’âme du héros, attentive aux hommages de la France. Du milieu de cette scène imposante, Bossuet, chargé de gloire et d’années, élevait ses accents pathétiques, et tous les cœurs étaient ébranlés. À peine avait-il fait entendre sa voix, que ce temple environné de crêpes semblait devenir plus sombre. Cette voix sublime redoublait la majesté du sanctuaire et les terreurs du tombeau. Tantôt l’homme inspiré contemplait, avec un sombre abattement, le cercueil où tant de gloire était renfermée ; tantôt il se tournait avec confiance vers l’autel de Celui qui promet l’immortalité. Toutes les tristesses de la terre et toutes les joies du ciel se peignaient tour à tour sur son front, dans ses regards, dans sa voix, dans ses gestes, dans tous ses mouvements. En arrachant des larmes aux spectateurs, il pleurait lui-même ; et, sans cesse ému de sentiments contraires, s’enfonçant dans les profondeurs de la mort et dans celles de l’éternité, mêlant les consolations à l’épouvante, il proclamait à la fois le néant et la grandeur de l’homme entre le tombeau prêt à l’engloutir, et le sein d’un Dieu prêt à le recevoir.
Au sortir d’une de ces solennités douloureuses qui réunissent toutes les espèces d’intérêt, transportez-vous dans la salle d’une académie : on y lit, sans pompe, l’éloge d’un ministre, d’un philosophe, d’un magistral célèbres, longtemps après leur mort, et devant des spectateurs indifférents. — Il n’y a point là de mausolée, d’autel et de tribune ; des amis éperdus, une famille gémissante n’accompagnent point le fatal cortège. Ce n’est point la patrie et la religion éplorées qui ont rassemblé dans cette enceinte un peuple encore ému de sa douleur. Une curiosité purement littéraire a réuni quelques gens de goût. Ils viennent juger avec quel art on a traité un sujet proposé, depuis un an, à l’émulation, pour une médaille et quelques applaudissements. C’est un jeu d’esprit, un effort de talent qu’ils applaudissent, et non un spectacle dramatique auquel ils viennent assister.
Ces oraisons funèbres du dernier siècle me paraissent avoir encore un autre avantage. On sait bien que le ton des panégyriques exagère toujours un peu celui de la vérité ; mais on y pardonne aisément quelque excès, quand les larmes dues à la mémoire de celui qu’on célèbre, ne sont point encore essuyées. Au contraire, tous les inconvénients du genre se font sentir quand les années ont affaibli l’enthousiasme et les regrets. Le temps découvre les imperfections des plus grands héros, et rien ne se dissimule à son tribunal. Ainsi, quand les siècles ont passé sur la tombe d’un homme illustre, il doit être plus jugé que loué. Son véritable éloge est dans son histoire. Plutarque, éloigné par plusieurs générations des grands hommes grecs et romains, se contenta d’écrire leurs vies, et ne fit point leurs panégyriques.
Mais, en reconnaissant les désavantages de ces éloges académiques, on n’en doit que plus d’estime à ceux qui ont su répandre des beautés réelles dans un genre équivoque, qui ne peut avoir, ce me semble, au même degré, ni les grands mouvements de l’éloquence funèbre, ni les développements instructifs de l’histoire.
Cependant, plusieurs sujets traités par Thomas étaient susceptibles du ton le plus oratoire. On pouvait y produire quelques-uns des effets retracés plus haut. L’éloge du maréchal de Saxe, par exemple, fut proposé peu d’années après sa mort, et presque sous les yeux des témoins de ses exploits. Le monarque avait, le premier, honoré la cendre de son défenseur. Il avait donné l’ordre à Pigalle de représenter sur le marbre, et les triomphes du héros, et la douleur de la France. Les humiliations éprouvées à Rossbach donnaient un nouveau lustre à la journée de Fontenoy. Cette dernière victoire, qui avait inspiré les chants de toutes les muses françaises, occupait encore la renommée. C’était la plus belle époque militaire du dix-huitième siècle, avant que la valeur française, surpassant tous les prodiges du temps passé, reculât les limites de notre patrie jusqu’à celles des anciennes Gaules. L’éloquence pouvait aisément se déployer dans la description de la bataille de Fontenoy. Il me semble que l’imagination de l’orateur est bien moins riche que le sujet.
« Champs de Fontenoy ! s’écrie-t-il, vous allez décider cette grande querelle ! C’est dans cet espace qu’est renfermée la destinée de quatre empires !… Tout s’ébranle : ces grands corps se heurtent. Maurice, tranquille au milieu de l’agitation, observe tous les mouvements, distribue des secours, donne des ordres, répare les malheurs, sa tête est aussi libre que dans le calme de la santé. Il brave doublement la mort : il fait porter dans tous les lieux où l’on combat ce corps faible qui semble renaître… C’est de ce corps mourant que partent ces regards perçants et rapides qui règlent, changent ou suspendent les événements, et font les destins de cent mille hommes. La fortune combat pour nos ennemis. Un hasard utile a formé cette colonne dont les effets ont été regardés comme le chef-d’œuvre d’un art terrible et profond. Toujours ferme, toujours inébranlable, elle s’avance à pas lents, elle vomit des feux continuels ; elle porte partout la destruction. Trois fois nos guerriers attaquent ce rempart d’airain, trois fois ils sont forcés de reculer. L’ennemi pousse des cris de victoire, le destin de l’armée chancelle, la nation tremble pour son roi. Maurice voit des ressources où l’armée entière n’en voit plus. Il recueille toutes les forces de son âme. Une triple attaque est formée sur un nouveau plan, la colonne rompue : la France se rassure, et Louis est vainqueur. Ô Maurice ! puisque tu n’es plus, permets qu’un citoyen obscur, mais sensible, s’adresse à ta cendre : reçois pour ce bienfait les hommages de mes concitoyens et les miens ; la postérité te doit son admiration ; mais nous, nous te devons un sentiment plus tendre, nous devons chérir et adorer ta mémoire. »
Ce morceau manque d’effet et de force, toutes les phrases en sont coupées de la même manière. Il commence par une apostrophe aux champs de Fontenoy, et finit par une apostrophe au comte de Saxe. Rien n’est plus froid et plus monotone.
Ah ! ce n’est pas ainsi que Bossuet décrit la bataille de Rocroi. Il vous transporte au milieu du combat. Il fait passer dans ses expressions tout le feu de la guerre, et toute l’âme de Condé.
« Les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et des marais, pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas ? Le jeune prince parut un autre homme. Touché d’un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière, son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. À la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine il reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. À la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller ce nouvel Alexandre. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants : trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés. Le prince l’a prévenu. Les bataillons enfoncés demandent quartier. Mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie : on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que le vainqueur, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner… Le prince fléchit le genou, et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. »
Je sais que ce morceau était autrefois cité dans toutes les rhétoriques à l’usage des jeunes gens. Mais les beautés n’en peuvent être senties que par des lecteurs d’un âge plus avancé. Comme ce style est vif et rapide ! Il s’élance avec Condé ; il s’échauffe avec la mêlée ; il en reproduit tout le désordre. On croit entendre le bruit des armes, les cris des soldats et la voix du chef qui s’élève au-dessus de toutes les autres. Tantôt des périodes nombreuses et soutenues semblent se développer avec la masse de l’armée entière. Tantôt les membres de la phrase se brisent, et, par leurs irrégularités, imitent la marche interrompue, les brusques évolutions, et le choc tumultueux des divers corps. La phrase, en un mot, est toujours d’accord avec ce qu’elle doit exprimer. Elle s’arrête ou se prolonge comme l’action, se varie avec toutes les incertitudes de la fortune, et se précipite avec les derniers mouvements qui la décident.
Bossuet représente aussi un capitaine expirant qui enflamme de ses derniers regards la
valeur de ses troupes. Mais combien est simple et martial à la fois le tableau du vieux
comte de Fontaines, porté dans sa chaise, à la tête des bandes espagnoles. Thomas ne peint
qu’un
corps mourant qui semble renaître
. Bossuet, qui
connaît mieux la grandeur de l’homme, peint
une âme guerrière
maîtresse du corps qu’elle anime
. C’est aussi, comme à Fontenoy, dans un
étroit espace qu’il faut combattre, entre des marais et des bois. Mais sous quelle image
Bossuet nous montre les deux armées prêtes à vider leur querelle
comme
deux braves en champ clos
! Voulez-vous mieux juger combien l’orateur
moderne est faible ? Opposez à la marche de la colonne anglaise, dont la description
aurait pu être si neuve et si brillante, la peinture de
ces gros
bataillons serrés qui ressemblent à autant de tours, mais à des tours qui sauraient
réparer leurs brèches
. Quelle énergie et quelle originalité ! que toute
éloquence est médiocre auprès de celle-là ! Les qualités qui dominent dans Bossuet sont
celles qui manquent
le plus à Thomas, je veux dire, la verve et le
mouvement.
On est étonné de lire dans l’Essai sur les Éloges que Bossuet manque d’idées toutes les fois qu’il n’est pas soutenu par son sujet. Cette erreur est facile à réfuter. L’oraison funèbre du chancelier Le Tellier est sans doute bien inférieure à celle de la reine d’Angleterre, de madame d’Orléans et du grand Condé. Un tel personnage et les événements de son ministère ne pouvaient élever le génie comme les infortunes de la veuve de Charles Ier et l’héroïsme du vainqueur de Rocroi. Comparez cependant à l’éloge du chancelier Daguesseau, par Thomas, l’oraison funèbre de Le Tellier. Les deux sujets ont plus d’un rapport. Eh bien ! n’est-ce pas Bossuet qui répand le plus d’idées de tout genre sur les études, les mœurs et les devoirs d’un magistrat !
Le panégyriste du comte de Saxe et de Daguesseau surpassa ces deux premiers essais dans l’éloge de Duguay-Trouin. Ce discours est terminé par une prosopopée très oratoire. L’ombre de cet illustre marin, évoquée par l’orateur, se promène tristement au milieu de nos ports déserts, et rappelle aux Français la gloire de ces flottes victorieuses sous qui se courbait autrefois l’Océan, et qui faisaient trembler le pavillon britannique. Cette apostrophe était plus frappante à la suite d’une guerre malheureuse sur terre et sur mer, au moment d’une paix si déshonorante et si indispensable, dit Voltaire dans son Siècle de Louis XV. Je l’ai déjà remarqué plus haut : la satire indirecte du gouvernement donnait plus de prix à cette espèce d’éloquence.
Le caractère de Sully était plus beau que les trois premiers. Mais, si vous exceptez
quelques traits des dernières pages, Thomas, dans ce discours, est resté fort au-dessous
de lui-même, et surtout de son héros. C’est alors qu’il commence à faire un grand abus des
termes abstraits et des comparaisons tirées de la mécanique. Tout est poids et contrepoids, force et levier, action
et réaction. Les critiques remarquèrent justement l’emphase et
l’obscurité de quelques phrases de cet éloge. On n’a jamais prodigué l’orgueil des grands
mots et le vague des idées avec plus d’excès que dans le portrait de ce ministre, qui
doit veiller sans cesse à retrancher de la somme des maux,
qu’entraîne l’embarras de chaque jour, le choc et le contraste éternel de ce qui
serait possible dans la nature et de ce qui cesse de l’être par les
passions
26, etc.
On retrouve plusieurs de ces défauts dans l’éloge de Descartes. L’orateur étale les connaissances qu’il vient d’acquérir, avec trop de luxe et d’ambition. Il fait agir trop longtemps les siècles passés sur l’âme de Descartes, et réagir l’âme de Descartes sur les siècles futurs. Mais plus d’une beauté couvre ces taches et doit les faire pardonner.
L’abbé d’Olivet et l’abbé Le Batteux ne voulaient pas, dit-on, qu’on couronnât cet
ouvrage ; ils en trouvaient le style plein d’enflure, et les détails plus
propres à l’Académie des sciences qu’à l’Académie française. Thomas n’avait point oublié
cette critique, et même il en parlait de temps en temps avec quelque humeur. Mais, quand,
à la séance publique, on entendit ce passage de son exorde :
C’est aux
pieds de la statue de Newton qu’il faudrait prononcer l’éloge de
Descartes
, la salle retentit d’acclamations, et le public cassa le jugement
de d’Olivet et de Le Batteux. Le public eut raison, car cet éloge respire l’enthousiasme
de la gloire. Le tableau des persécutions éprouvées par Descartes offre, ce me semble, des
traits admirables. Tels sont ceux-ci, par exemple :
« Avec ses sentiments, son génie et sa gloire, il dut trouver l’envie à Stockholm comme il l’avait trouvée à Utrecht, à La Haye et dans Amsterdam. L’envie le suivait de ville en ville, et de climat en climat. Elle avait franchi les mers avec lui ; elle ne cessa de le poursuivre que lorsqu’elle vit entre elle et lui un tombeau. Alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris où la renommée lui dénonçait Corneille et Turenne.
« Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort. Les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l’indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l’être, l’indigence, l’exil, et peut-être une mort obscure, à cinq cents lieues de votre patrie ; voilà ce que je vous annonce. Faut-il pour cela que vous renonciez à éclairer les hommes ? Non, sans doute ; et, quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres ? etc., etc. »
Ce ton est très noble et très élevé ; mais, quand il est toujours le même, il fatigue bientôt ceux qui l’admirent le plus. L’ouvrage où le style de Thomas eut le moins de cet apprêt et de cette gravité trop soutenue qu’on lui reproche, est peut-être l’éloge du Dauphin. C’est que précisément il trouva dans ce sujet plusieurs des ressources de l’oraison funèbre, et qu’il y a même imité, plus d’une fois, les formes de Bossuet et de Fléchier, comme dans le morceau suivant :
« Les vastes palais de Fontainebleau ont été baignés de larmes ; on arrache la famille royale à un séjour désolé. On fuit ! ces palais immenses deviennent déserts, et la mort seule y habite ; mais tous les cœurs restent attachés à cet appartement funèbre ! ils errent autour de ce lit de mort ; et, fixés près d’une vaine cendre, redemandent au Ciel ce qui n’est plus. Quel retour ! Presque jusqu’au dernier moment on avait espéré. On revoit ces chemins par où il avait passé, où la douce espérance le soutenait encore. La nouvelle arrive à Paris. En un instant elle est répandue dans les maisons, dans les places publiques ; il est mort ; à ce mot, qui de nous n’a été attendri ?… »
Il est malheureux que ce passage rappelle un peu trop ce fameux mouvement :
Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effrayante, où retentit tout à coup, comme un
éclat de tonnerre, cette effrayante nouvelle ! Madame se meurt. Madame est morte ! Qui
de nous ne se sentit frappé, à ce coup, comme si quelque tragique accident avait
désolé sa famille ?
On voit du moins qu’en se rapprochant des orateurs
d’un autre siècle, l’âme de Thomas était plus doucement émue, et que son style acquérait
plus de souplesse, plus d’onction et de facilité.
Sa réputation s’établit très vite, mais elle ne fut pas épargnée par la critique. Il
sentit que, par de nouveaux efforts, il devait enfin la confondre, et justifier ses
admirateurs. C’est alors qu’il fit l’éloge du Marc-Aurèle, où toutes ses beautés se
fortifièrent, et où disparurent presque tous ses défauts. L’homme le plus digne
d’apprécier ce chef-d’œuvre de Thomas a
dit que
c’était
un drame moral plein de majesté et d’intérêt, digne d’être représenté devant des sages
et des rois
.
Mais d’où naît cet intérêt et cette majesté douloureuse qui remplit l’éloge de
Marc-Aurèle, et qu’on loue si justement ? C’est que cet éloge a tous les caractères que
j’ai indiqués dans l’oraison funèbre. L’orateur a saisi le moment où
le corps de Marc-Aurèle est transporté à Rome, au milieu des larmes et de la
désolation publique
. Et c’est Apollonius qui, penché sur les restes de ce
grand homme, déplore sa perte, et raconte ses vertus devant le peuple romain.
Le grand talent qu’on admire dans ce bel ouvrage se soutient souvent à la même hauteur dans quelques chapitres de l’Essai sur les Éloges. Cet Essai n’est au fond que la poétique du genre dont s’était occupé Thomas pendant toute sa vie, et il voulut y renfermer une grande partie de l’histoire universelle ! Le sujet principal est en disproportion avec l’immensité du cadre et la multitude des accessoires. Thomas, en s’efforçant d’enrichir chaque partie de sa composition, manquait souvent l’effet général. Son Essai sur les Éloges a des parties brillantes, mais l’ensemble est défectueux.
L’ancienne police retrancha, dit-on, quelques passages de cet Essai. Du moins on publie dans cette dernière édition un fragment sur Richelieu, qu’on n’avait point vu dans la première. Je ne sais si Thomas n’aurait pas dû des remerciements au censeur qui lui conseilla cette suppression.
Que voit-on, en effet, dans ce fragment ? Tout, excepté le génie de Richelieu. On le condamne sans restriction, sur des faits isolés dont la cause n’est point encore bien éclaircie, et on sépare sa conduite des grandes circonstances qui la déterminèrent. Il fallait montrer ce grand ministre entre le siècle de la Ligue, dont il réprimait les dernières fureurs, et le siècle de Louis XIV, dont il préparait la gloire.
Mais Thomas, quoiqu’il eût beaucoup d’aperçus divers dans l’esprit, savait rarement saisir, dans un sujet, les points de vue les plus simples et les plus féconds. Il pensait en détail, si on peut parler ainsi, et ne s’élevait point assez haut pour trouver ces idées premières qui font penser toutes les autres. On voit dans ses ouvrages le fruit de la plus vaste lecture, des conversations les plus choisies, et d’un grand nombre de réflexions acquises par des études très variées. Mais on y chercherait en vain quelque chose de cet esprit original qui, loin des hommes et des livres, peut s’élever seul jusqu’à des conceptions nouvelles.
Si Thomas n’eut point cette espèce de force créatrice, il ne manqua pas moins de cette sensibilité vive ou douce qui se communique de l’âme de l’écrivain à celle du lecteur. Il voulut pourtant écrire sur les femmes !
Avant de composer sur elles un traité fort grave en prose oratoire, il nous avait dit en vers qu’il aimerait fort une beauté,
Qui sût tout voir, tout juger, tout connaître,Sût avec Locke analyser son être,Avec Montaigne épurer sa raison,Et, se trouvant toujours ce qu’on doit être,Sût au besoin goûter une chanson.
J’avoue que ce goût n’est pas le mien. J’aimerais mieux une beauté qui chantât plus souvent, et qui n’analysât qu’au besoin son être avec Locke. Je souhaiterais même que ce besoin vînt rarement. Les chansons bercent l’enfance, inspirent l’amour et consolent la douleur. Elles sont, je crois, plus convenables aux mères, aux nourrices et aux amantes, que tous les systèmes sur l’entendement humain.
Quoi qu’il en soit, Thomas analyse, dans son Essai sur les Femmes, toutes les vertus dont elles sont susceptibles ; il compte de siècle en siècle toutes leurs grandes actions, tous leurs travaux, et jusqu’aux ouvrages publiés à leur gloire. Assurément leur apologiste n’oublie rien de ce qui peut accroître leur triomphe. On ne peut les honorer davantage, et leur rendre un culte plus solennel. Mais les femmes ne sont bien louées que par les passions qu’elles inspirent. L’auteur s’épuise à leur prodiguer la louange ; il multiplie les observations fines, les pensées ingénieuses, et même les sentiments délicats. Mais ce n’est point assez. Les femmes veulent avant tout de l’amour, et jamais elles ne se sont méprises sur les torts secrets de Thomas, en dépit de toutes ses flatteries.
Et cependant, quelle reconnaissance ne lui doivent-elles pas ! Il soutient contre Montaigne, un peu trop naïf à la vérité, que deux femmes peuvent s’aimer fort sincèrement. Le docte et vertueux orateur avait oublié ces jolis vers de Voltaire :
Plus loin venaient, d’un air de complaisance,Lise et Chloé qui, dès leur tendre enfance,Se confiaient leurs plaisirs, leurs humeurs,Et tous ces riens qui remplissent leurs cœurs ;Se caressant, se parlant sans rien dire,Et sans sujet toujours prêtes à rire.Mais toutes deux avaient le même amant :À son nom seul, ô merveille soudaine !Lise et Chloé prirent tout doucementLe grand chemin du Temple de la Haine.
Cet amant-là, s’il avait su écrire, eût pu faire un livre moins profond, mais plus agréable que l’Essai sur les Femmes. Elles se sont contentées d’estimer Thomas ; et l’on sait bien que leur estime fait peu de bruit.
Il cultiva la poésie comme l’éloquence, mais non point avec le même éclat. Ce n’est pas
que, dans ce genre, il n’ait aussi du talent et de l’art. Il fait souvent de très beaux
vers ; mais, comme tout lecteur peut le sentir, leur marche est lourde, et leur harmonie
monotone. On permet à l’éloquence un peu de travail, de lenteur et d’austérité ; mais tous
les mouvements de la poésie doivent être vifs, naturels et gracieux. On se rappelle dans
l’Énéide le moment où Vénus se montre, dans les détours d’une forêt, à
son fils étonné. La grâce de sa robe flottante, l’éclat de son front, et sa chevelure
parfumée, ne suffisent pas pour la reconnaître. C’est par sa démarche seule que la
divinité se manifeste tout entière,
Et vera incessu patuit
dea
. Cette image charmante de Virgile est celle de la poésie, et surtout de
la poésie épique. Au contraire, le style de Thomas se traîne quand il faut s’élancer. Au
lieu de parcourir tout son sujet d’un vol
sûr et facile, il pèse longuement
sur chaque détail ; il s’épuise à tout décrire. On trouve dans ses vers des combinaisons
habiles, et jamais une heureuse inspiration ; ce qui élève l’esprit, et rarement ce qui
plaît à l’âme ; de la surprise, et non du charme ; de la pensée, et non de la rêverie.
Ce n’est pas qu’il ne connût très bien la langue poétique. Il en parle en homme éclairé, dans une dissertation qui fait partie de ses œuvres posthumes. Il y vante trop seulement les poètes anglais ; mais c’était à cette époque la manie universelle. En revanche, il apprécie avec justesse les poètes français. Il n’aimait pas Voltaire, mais l’équité l’emporte sur ses ressentiments particuliers. Tous les gens de lettres instruits et de bonne foi aimeront le parallèle qu’il établit entre le style de Racine et de Voltaire.
« Les tragédies de Voltaire, une des parties les plus brillantes de notre littérature, après ou avec celles de Racine et de Corneille, ont dû aussi influer sur notre langue poétique, mais d’une autre manière. L’impétuosité naturelle au génie de cet homme célèbre, en donnant plus de chaleur aux passions, plus de mouvement au style, a, pour ainsi dire, accéléré la marche de cette langue jusqu’alors plus lente et plus calme. Chez lui, elle a un peu perdu de ces périodes harmonieuses de Racine, qui formaient un enchantement presque continu pour l’oreille. Elle roule plus interrompue, plus brisée dans son cours ; mais aussi elle entraîne plus l’âme et l’esprit, et leur permet moins de s’arrêter sur son plaisir même. La langue poétique de Racine est plus correcte et plus pure : celle de Voltaire est plus vive et plus passionnée. L’une a plus de ces effets qui tiennent à la perfection des détails ; l’autre, de ceux qui tiennent à la rapidité de l’ensemble. L’une ne choque jamais le goût, l’autre ne laisse jamais reposer l’imagination. Enfin l’une, même en peignant les passions les plus tumultueuses de l’âme, semble toujours conserver une portion de sang-froid pour observer et mesurer sa marche ; l’autre semble avoir l’ivresse même des passions qu’elle peint : elle est forcée de leur obéir, et se précipite comme elles avec leur négligence et leur abandon. Voltaire a de plus communiqué à cette langue une partie du luxe de son esprit, peut-être un peu conforme à celui de son siècle : il détache plus ses idées du fond général, et les met plus en relief : souvent ses vers sortent de la ligne pour s’attirer une attention particulière, au lieu que, dans Racine, les vers marchent tous ensemble, sous une discipline égale qui ne permet à aucun de se faire remarquer aux dépens de la troupe entière. Enfin, il a beaucoup plus multiplié que ses prédécesseurs l’usage des figures et des images dans la tragédie, sorte de beauté qui appartient plus à l’épopée et à l’ode qu’au genre dramatique. Mais, par ce défaut même, il a étendu notre langue poétique, appauvrie et resserrée dans son commerce habituel avec le théâtre. C’est ainsi qu’en politique, quelquefois de grands hommes se permettent de violer des lois particulières, dont l’infraction même, sous d’autres points de vue, tourne au bien général de l’État. Une circonstance qui, dans Voltaire, a favorisé cette richesse de couleurs et souvent la rend nécessaire, c’est la multitude de nations et d’époques différentes qu’il a peintes dans son théâtre : Grecs, Romains, Arabes, Ottomans, Chinois, Tartares, Espagnols, sauvages du Nouveau-Monde ; mœurs de la chevalerie, gradeur asiatique des anciens empires de l’Orient ; merveilleux de la fatalité dans Œdipe, dans Oreste ; merveilleux sombre et terrible des tombeaux et de la religion dans Sémiramis ; dans Mahomet, établissement d’un culte nouveau sous un climat brûlant où les têtes sont créées pour l’enthousiasme, et où le langage même fait déjà la moitié du fanatisme ; dans Brutus, époque de l’austérité républicaine ; dans la Mort de César, époque de la lutte du despotisme et de la liberté ; dans Rome sauvée ou Catilina, génie du crime dans la conjuration, opposé au génie de la vertu ; dans Zaïre enfin, époque des croisades, lutte de deux religions et de l’Europe contre l’Asie. Le génie de Voltaire le portait naturellement aux contrastes ; il cherchait toujours les contrastes d’expressions, les contrastes d’idées, les contrastes de sentiments, et, dans plusieurs de ses belles tragédies, il a fait contraster les mœurs de deux peuples opposés l’un à l’autre. L’effet naturel des contrastes est de faire sortir les idées, les couleurs, et de leur donner plus de jeu : mais quand les contrastes s’appliquent à de grands objets, ils acquièrent une sorte de dignité imposante qu’ils n’ont point par eux-mêmes Il ne faut donc point s’étonner si la langue poétique de Voltaire, quoique moins parfaite que celle de Racine, a une sorte d’éclat éblouissant qui subjugue les esprits et attache l’imagination, surtout dans la jeunesse, âge où le premier besoin est d’être vivement frappé, et où l’on demande plutôt des effets qu’on ne les juge. »
Comment, après avoir si bien senti les effets de cette imagination impétueuse et mobile, qui entraîne Voltaire et le lecteur après lui, Thomas a-t-il mis si peu de mouvement et de rapidité dans son style ? Nous ne connaissons pas tout le plan de la Pétréide ; mais les six chants finis par l’auteur suffisent pour démontrer qu’il avait méconnu son génie en commençant une épopée. On y trouve de riches détails, mais tout est dessiné dans les mêmes proportions, et ces proportions sont toujours gigantesques. Nulle variété dans la manière de concevoir ni dans celle d’écrire. On distingue, par intervalle, des morceaux plus heureusement conçus. Le lecteur, rebuté par la monotonie de l’ensemble, pourrait ne pas les y chercher : il est juste de les offrir à son attention. Tel est ce tableau des Invalides que visite le Czar.
……………… Tous étaient dans le temple.C’était l’heure où l’autel fumait d’un pur encens,Il entre : et de respect tout a frappé ses sens :Ces murs religieux, leur vénérable enceinte,Ces vieux soldats épars sous cette voûte sainte,Les uns levant au ciel leurs fronts cicatrisés,D’autres flétris par l’âge et de sang épuisés,Sur leurs genoux tremblants pliant un corps débile ;Ceux-ci courbant un front saintement immobile,Tandis qu’avec respect, sur le marbre, inclinés,Et plus près de l’autel quelques-uns prosternés,Touchaient l’humble pavé de leur tête guerrière,Et leurs cheveux blanchis roulaient sur la poussière.Le Czar avec respect les contemple longtemps :« Que j’aime à voir, dit-il, ces braves combattants !« Ces bras victorieux, glacés par les années,« Quarante ans de l’Europe ont fait les destinées.« Restes encor fameux de tant de bataillons,« De la foudre sur vous j’aperçois les sillons.« Que vous me semblez grands ! Le sceau de la victoire« Sur vos ruines même imprime encor la gloire....« Je lis tous vos exploits sur vos fronts révérés :« Temples de la Valeur, vos débris sont sacrés. »Le prêtre cependant, au pied du sanctuaire,A des pieux soldats consacré la prière :Ces illustres blessés, ces vieillards chancelants,Hors des sacrés parvis s’avancent à pas lents.Bientôt ils vont s’asseoir dans une enceinte immense,Où d’un repas guerrier la frugale abondance,Aux dépens de l’État, satisfait leur besoin :Pierre de leur repas veut être le témoin.Avec eux dans la foule il aime à se confondre.Les suit, les interroge, et, fiers de lui répondre,De conter leurs exploits, ces antiques soldatsSemblent se rajeunir au récit des combats.Son belliqueux accent émeut leur fier courage :« Compagnons, leur dit-il, je viens vous rendre hommage.« Ah ! parlez : qui de vous, au milieu des hasards,« A de ce grand Condé suivi les étendards ?« Je brûle de vous voir. » Cent guerriers se levèrent :D’une commune voix cent guerriers s’écrièrent :« Nous voici ! » Distingué par des accents plus fiers,L’un d’eux portait le poids de quatre-vingts hivers,Et relevait encor sa tête avec noblesse :« De ce héros, dit-il, moi, j’ai vu la jeunesse :« Je combattais sous lui dans les champs de Rocroi :« Son regard dans la foule est descendu sur moi.« J’ai compté soixante ans depuis cette victoire :« J’ai vu Norlingue et Lens, théâtre de sa gloire.« À Fribourg, je l’ai vu qui, le fer à la main,« Chez nos vieux ennemis se frayait un chemin.« Son front dans le carnage était calme et terrible.« Ah ! sous son ombre encor je serais invincible. »— « Oui, j’en crois ton courage et ta noble vigueur.« Vous avez donc servi sous ce noble vainqueur,« Mes amis ; de ce nom souffrez que je vous nomme.« Vous avez vu de près, entendu ce grand homme.« Ah ! je connais des rois qui, fiers d’un tel honneur,« Paieraient de tout leur sang ce suprême bonheur.« Et vous, à mes regards daignez aussi paraître,« Pour vous mieux honorer je voudrais vous connaître,« Soldats du grand Turenne : êtes-vous dans ces lieux ? »Trois cents guerriers debout parurent à ses yeux,Tels que ces troncs vieillis, ces vénérables chênes,Que consacraient à Mars les légions romaines,Dont les rameaux, chargés des dépouilles des rois,Redisaient aux guerriers les antiques exploits.
Cette dernière comparaison me paraît sublime. Lucain n’a rien de plus beau dans les endroits où les gens de goût peuvent l’admirer. Ces vers de Thomas, qui est mort en 1785, ont précédé le livre sur l’Importance des Opinions religieuses, qui a paru en 1788. M. Necker peint aussi les Invalides prosternés sur les marbres du temple, et sa description mérite d’être citée.
« Qui de nous, dit-il, n’a pas vu quelquefois ces vieux soldats qui, à toutes les heures du jour, sont prosternés çà et là sur les marbres du temple élevé au milieu de leur auguste retraite ? Leurs cheveux que le temps a blanchis, leur front que la guerre a cicatrisé, ce tremblement que l’âge seul a pu leur imprimer, tout en eux inspire d’abord le respect : mais de quel sentiment n’est-on pas ému, lorsqu’on les voit soulever et joindre, avec effort, leurs mains défaillantes pour invoquer le Dieu de l’univers, et celui de leur cœur et de leur pensée ; lorsqu’on les voit oublier dans cette touchante dévotion, et leurs douleurs présentes, et leurs peines passées ; lorsqu’on les voit se lever avec un visage plus serein, et emporter dans leur âme un sentiment de tranquillité et d’espérance ! Ah ! ne les plaignez point dans cet instant, vous qui ne jugez du bonheur que par les joies du monde : leurs traits sont abattus, leur corps chancelle, et la mort observe leurs pas. Mais cette fin inévitable, dont la seule image vous effraye, ils la voient venir sans alarme : ils se sont approchés, par le sentiment, de Celui qui est bon, de Celui qui peut tout, de Celui qu’on n’a jamais aimé sans consolation. »
Il me semble que la peinture de M. Necker, quoiqu’elle soit en prose, a des traits plus profonds et plus touchants que celle de Thomas. C’est que le sentiment religieux y domine davantage.
On aimera sans doute encore ces vers où le Czar inconnu, au milieu d’une fête de Versailles, demande à son ami Lefort de lui faire connaître les grands personnages qui brillèrent à la cour de Louis XIV :
« Mais montre-moi, parmi cette foule innombrable,« Le vainqueur de Nassau, ce guerrier redoutable,« Dont le nom a souvent retenti dans le Nord,« Ce fameux Luxembourg. » — « Il n’est plus, dit Lefort. »— « Et Louvois, l’instrument de trente ans de victoire ? »— « Il n’est plus. » — « Et Colbert, plus heureux dans sa gloire,« Par qui ce grand Louis fut si bien secondé ? »— « Il n’est plus. » — « Oh ! dit Pierre, ô Turenne, ô Condé !« Louis dans le cercueil vous vit aussi descendre.« De combien de héros Louis foule la cendre !« Oh ! comme le génie est rapide en son cours,« Et combien peu le Ciel lui réserva de jours !« Il naît, brille un moment, se précipite et tombe :« La moitié d’un grand siècle est déjà sous la tombe ;« L’autre y penche déjà. Seul, toujours adoré,« Sur ce trône éclatant, de débris entouré,« Louis reste debout. » — « Les héros disparaissent :« Sur leurs tombeaux ouverts d’autres héros renaissent,« Dit Lefort ; viens, approche et tourne tes regards. »Dans la foule aussitôt il lui montre Villars,Qui déjà de la France a mérité l’estime,Qui, brave et confiant, superbe et magnanime,Inspirait à la fois, sous ses hardis drapeaux,L’audace à ses soldats, l’envie à ses rivaux,Haï des courtisans, chéri dans une armée,Comme ses ennemis forçant la Renommée ;Créqui, dont une faute a mûri la valeur,Qui pour être un grand homme eut besoin du malheur ;Vauban craint de l’Europe et que Louis révère,Boufflers, dans une cour Spartiate sévère.……………………………………………………………………………………………………………………« Il en est un encor que je ne connais pas,« Dit Lefort. Ce héros échappé des combats,« Solitaire habitant d’un asile champêtre,« Rarement dans les cours vient adorer un maître :« Il sait, sans les flatter, combattre pour ses rois,« Et semble importuné du bruit de ses exploits.« Peut-être de ce jour la pompe solennelle« L’attire au pied du trône où son devoir l’appelle.« Je puis en être instruit. » Lefort voit un FrançaisDe qui l’âge commence à sillonner les traits ;Simple et peu distingué dans une foule obscure,L’ornement des guerriers est sa seule parure.— « Permettez que ma voix vous vienne interroger,« Dit-il ; daignez montrer aux yeux d’un étranger« Le vainqueur du Piémont, le héros de Marsaille.« Vos yeux sans doute ont vu sur les champs de bataille« Ce guerrier philosophe à la cour, dans les camps,« Dont la vertu modeste orne encor les talents :« Simple dans la grandeur, humain dans la victoire,« Qui sait et mériter et dédaigner la gloire,« Catinat : je le cherche entre tant de héros. »Il dit, et le Français lui répond en ces mots :« Étranger, Catinat, s’il pouvait vous entendre,« Sans doute aurait eu des grâces à vous rendre.« Louez moins cependant un guerrier dont le bras« N’a dû quelques succès qu’à ses braves soldats.« Des vainqueurs de l’Europe il commandait l’élite :« Il aima sa patrie, et voilà son mérite.« Son devoir fut de vaincre ; il a vaincu. Louis« L’a trop récompensé de servir son pays,« Et d’un si grand honneur son âme est satisfaite.« N’appelez point vertu l’amour de la retraite :« Il se cache aux humains, il en est plus heureux. »Il dit, et dans la foule il s’égara loin d’eux.« Quel soupçon, dit Lefort, dans mon cœur vient de naître ?« À ce noble discours puis-je le méconnaître ?« Non, je n’en doute pas : c’est lui. Seul dans l’État,« Catinat peut ainsi parler de Catinat. »Il s’informe. On lui dit : C’est Catinat lui-même.
Cette manière de peindre Catinat est assurément très ingénieuse et très dramatique ; et quel intérêt n’éprouve-t-on pas au nom de tous ces grands hommes qui ne sont plus !
La moitié d’un grand siècle est déjà sous la tombe !
On sent que l’auteur, déjà prêt à perdre la vie, s’attendrissait en faisant ces vers, et son attendrissement est partagé par le lecteur.
Observez que Thomas doit les meilleurs passages de son poème au souvenir du grand siècle de Louis XIV. Il semble qu’en remontant vers ces jours de notre gloire, l’esprit s’élève et le goût s’épure. Les plus riches imaginations s’enrichissent encore à l’aspect de cet illustre théâtre où brillent tour à tour les images de Turenne et de Condé, de Pascal et de Bossuet, de Louvois et de Colbert, de Racine et de Corneille, tandis que la figure majestueuse du monarque domine toutes les autres pendant trois générations. Un tel spectacle échauffe même les talents les moins heureux. C’est ainsi que la fable a prétendu que la voix des rossignols avait plus de mélodie aux lieux où reposaient les cendres de Linus et d’Orphée, et que, dans cette région poétique, les oiseaux, même dépourvus de toute espèce de chant, trouvaient quelques doux accords.
Plusieurs morceaux de la Pétréide fourniraient encore plus d’une observation curieuse, si on les comparait à cette Henriade, dont il est si commun d’abaisser le mérite, et si difficile d’égaler les beautés. Mais il est temps de finir.
Malgré ces remarques, Thomas est peut-être l’écrivain du dix-huitième siècle qui a le plus constamment honoré le titre d’homme de lettres. Sa mémoire obtiendra toujours des hommages. Ce n’est pas le talent qu’on chérit le plus, mais il en est peu qu’on respecte davantage. Il avait dit dans un des ouvrages de sa jeunesse :
Ô vous, Gloire, Vertu, déesses immortelles,Que vos brillantes ailesSur mes cheveux blanchis se reposent un jour !
Son vœu s’est accompli : la gloire et la vertu défendent aujourd’hui son tombeau contre la satire qui le persécuta pendant sa vie : elles offrent à l’admiration de tous les écrivains, et la plupart de ses écrits, et sa conduite tout entière.
Sur Corneille et Racine27
« Ce ne sont pas, dit M. de La Harpe, les troubles de la Fronde qui ont fait faire à Corneille Cinna et les Horaces, et ce serait borner étrangement le talent d’un homme tel que Racine, de prétendre qu’il n’a fait que la tragédie de la cour de Louis XIV. »
Les troubles de la Fronde n’eurent aucun effet, sans doute, sur le génie de Corneille,
puisqu’il avait publié le Cid, les Horaces, Cinna, Polyeucte, avant
ces émeutes des bourgeois de Paris, dirigées par leur archevêque contre un cardinal
italien. Mais Corneille était né en 1606, sous le règne de Henri IV : il put converser
avec les témoins et les acteurs des plus tragiques événements de notre histoire, avec
ces vieux guerriers, compagnons d’armes du bon Roi, avec les anciens ligueurs, dont la
clémence et la victoire avaient triomphé ; il vit les restes de cette génération
guerrière, et théologienne à la fois, nourrie dans le tumulte des armes et dans les
disputes de l’école. Plusieurs capitaines de ce temps-là ne manquaient point
d’instruction : ils lisaient Plutarque sous la tente ; ils rappelaient quelquefois, par
leur simplicité héroïque, les plus grands personnages de la Grèce et de Rome. Corneille
avait déjà trente-cinq ans lorsque Sully mourut : ce Sully,
le plus loyal
des chevaliers, et le plus sage des économes, qui, selon l’usage antique, se plaçait
toujours sur un siège plus élevé au milieu de ses enfants, et qui, après avoir commandé
des armées et tenu les rênes d’un empire, ne s’occupait plus enfin, pour me servir de
ses propres expressions,
que du labourage et du pâturage, les deux
mamelles de l’État
. Alors, dans d’autres professions, se trouvaient des
mœurs plus simples encore et non moins recommandables. Une seule lampe éclairait les
veilles du savant de Thou, des Harlay, des Potier, des Molé, des ancêtres du chancelier
Daguesseau et du président de Lamoignon. Ces vénérables magistrats, fatigués des longues
études de la nuit, se levaient avant le jour, et se butaient d’aller rendre la justice
au peuple qui reposait encore ; ils ne se permettaient un peu de loisir que pendant
quelques semaines de l’automne, et ce loisir même était occupé ; ils se retiraient dans
leurs maisons de campagne, à côté des grands bois plantés par leurs pères, et dont ils
perpétuaient avec soin les riches ombrages. Quand on entrait naguère encore dans les
châteaux habités jadis par ces hommes illustres, quand on contemplait leurs images,
aujourd’hui détruites par l’ingratitude, ne croyait-on pas revoir plus d’une fois le
visage des vieux Romains ou des anciens preux ? Ne retrouvait-on pas dans quelques-unes
de ces augustes physionomies le caractère de don Diègue, ou celui du père des Horaces ?
Les femmes même de ce siècle avaient en général des traits plus nobles et plus
touchants : l’urne que tient Cornélie n’aurait point paru déplacée dans
les
mains de ces nobles Françaises qui habitaient, il y a deux cents ans, les donjons, asile
de l’honneur chevaleresque et des vertus domestiques.
Corneille dut être nécessairement frappé de ce tableau, dont le souvenir seul excite un étonnement mêlé de respect. Au milieu de tant d’âmes fortes, la sienne s’agrandit ; il fut le peintre de l’héroïsme ; il préféra les sujets politiques, et remplit ses plus belles scènes de l’amour de la patrie et du fanatisme de la liberté. On en sera moins surpris en songeant que les idées de ce genre s’étaient propagées au milieu des guerres civiles : les États-généraux tenus à Blois, le calvinisme et le livre de Bodin28, avaient déjà répandu le germe de ces principes, qui devaient tôt ou tard changer la France. Ainsi, le siècle où vécut Corneille put donc avoir quelque influence sur son génie : ce génie fut élevé, fier et mâle, comme les mœurs de ses contemporains ; mais il s’altéra par le mélange des subtilités scolastiques et de l’enflure espagnole. Ses défauts prouvent, comme ses beautés, le pouvoir des circonstances sur les plus grands hommes.
Quant à Racine, on est bien loin de le connaître et de le sentir, quand on prétend qu’il n’a fait que la tragédie de la cour de Louis XIV. M. de La Harpe a trop raison de relever un tel blasphème, et d’en faire justice. Mais il faut avouer que le talent de Racine dut aussi quelque chose à toutes les impressions qui l’environnèrent.
Les mœurs, en gardant leur dignité, devinrent alors moins graves et moins fières : on y mit par degrés plus de décence que de franchise, et plus de noblesse que d’énergie. La grandeur fut obligée d’être aimable, sous peine d’être méconnue. Les arts s’approchèrent du trône, et, pour attacher les yeux du monarque, ils empruntèrent ces formes élégantes et polies, qui n’excluent point la force, mais qui en modèrent l’expression. La galanterie et les plaisirs régnaient dans cette cour brillante. L’usage et le besoin de plaire exigèrent quelques sacrifices de la muse de Racine ; il voulut allier l’esprit du plus aimable des courtisans à l’éloquence du plus grand des poètes ; mais, élevé chez les solitaires de Port-Royal, il garda heureusement les principes sévères et le goût pur de leur école. Athènes et Jérusalem le défendirent contre Versailles ; la Bible et Homère, qu’il avait tant étudiés, le retinrent toujours près de la nature, et l’y ramenèrent jusqu’au milieu des illusions du monde et de la pompe des palais : il prit seulement à la cour et dans l’élite de la société tout ce qui peut orner le génie, sans l’affaiblir et le corrompre. Ainsi, doué du talent le plus flexible, que tant de causes diverses avaient modifié, il porta tour à tour dans son style les grâces et l’urbanité de son siècle, l’imagination des poètes grecs, et l’enthousiasme des prophètes hébreux.
Discours prononcé devant l’Institut aux funérailles de M. de la Harpe
Les lettres et la France regrettent aujourd’hui un poète, un orateur, un critique illustre… La Harpe avait à peine vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l’annonça comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène française. L’héritage de leur gloire n’a point dégénéré dans ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux siècles de l’éloquence et de la poésie, et leur esprit comme leur langage se retrouva toujours dans celui d’un disciple qu’ils avaient formé ; c’est en leur nom qu’il attaqua, jusqu’au dernier moment, les fausses doctrines littéraires ; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne fut qu’un long dévouement au triomphe des vrais principes. Mais, si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n’a pas fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de son caractère et la rigueur impartiale de ses censures éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la bienveillance et même l’équité ; il n’arrachait que l’estime où tant d’autres auraient obtenu l’enthousiasme. Souvent les clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de ses succès et de sa renommée : mais, à l’aspect de ce tombeau, tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et la vérité seule demeure.
Les talents de La Harpe ne seront plus enfin contestés ; tous les amis des lettres, quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le frappe rendent sa perte encore plus douloureuse ; il expire dans un âge où la pensée n’a rien perdu de sa vigueur, et lorsque son talent s’était agrandi dans un autre ordre d’idées qu’il devait aux spectacles sans exemple dont le monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement imparfaits quelques ouvrages dont il ◀attendait sa plus solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées avec peine du dernier monument qu’il élevait ; ceux qui en connaissent quelques parties avouent que le talent poétique de l’auteur, grâce aux inspirations religieuses, n’eut jamais autant d’éclat, de force et d’originalité. On sait qu’il avait embrassé, avec toute l’énergie de son caractère, ces opinions utiles et consolantes, sur lesquelles repose tout le système social ; elles ont enrichi non seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu qu’adoraient Fénelon et Racine a consolé sur le lit de mort leur éloquent panégyriste et l’héritier de leurs leçons. Les amis qui l’ont vu dans ce moment où l’homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité de ses sentiments ; ils ont pu juger aussi combien son cœur, malgré la calomnie, renfermait de droiture et de bonté. Déjà même des sentiments plus doux étaient entrés dans ce cœur trop méconnu et si souvent abreuvé d’amertumes ; les injustices se réparaient ; nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le plus ferme soutien ; lui-même se félicitait naguère encore de cette réunion si désirée : mais la mort a trompé nos vœux et les siens. Puissent, au moins, se conserver à jamais les traditions des grands modèles qu’il sut interpréter avec une raison si éloquente ! Puissent-elles, mes chers collègues, en formant de bons écrivains qui le remplacent, donner un nouvel éclat à cette Académie française qu’illustrèrent tant de noms fameux depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand homme, si supérieur à celui qui l’a fondée !