(1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. FAURIEL. —  première partie  » pp. 126-268
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(1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. FAURIEL. —  première partie  » pp. 126-268

première partie

Définition de son rôle et de son genre d’influence. — Sa jeunesse. — Sa science précoce. — Fauriel en 1800. — Relations avec Fouché, — avec Mme de Staël, — avec Benjamin Constant, — avec Charles Villers, — avec Cabanis, — avec Tracy. — La Parthénéïde de Baggesen. — Vers de Manzoni à ce sujet. — Nombreux travaux de Fauriel et leur unité : Fauriel historien.

Le xviiie  siècle finissait, et le xixe s’annonçait par une éclatante rupture : les premiers soleils du Consulat inauguraient une ère nouvelle en littérature comme en politique, et ce changement à vue, cette réaction déclarée de toutes parts, qui naissait du fond des doctrines, s’affichait jusque dans la forme des talents. Ceux même qui revenaient au passé y tendaient par des sentiers imprévus, s’y lançaient avec feu, avec éclairs, et comme on irait à la conquête de l’avenir. A côté et en face du groupe où se détachaient les noms de Chateaubriand, de Bonald, il s’en formait un au sein même du parti philosophique, un autre groupe bien remarquable et bien fécond d’idées, qui, pour mieux continuer ce parti déjà vieux, méditait à son tour de faire divorce avec lui. Benjamin Constant et Mme de Staël, transformant ingénieusement le siècle accompli et s’essayant à le rajeunir, allaient semer les aperçus et pousser la découverte en bien des sens et sur bien des voies. Ces premiers essais, ces éclats brillants, un moment interrompus ou contrariés par le despotisme de l’Empire, devaient, quelques années après, porter fruit et donner en plein leurs conséquences. Dans toutes les branches de la pensée, dans toutes les directions de l’étude et de la connaissance humaine, on vit bientôt, aux premières heures de soleil propice et de liberté, des produits heureux, originaux, attester la fertilité du champ ouvert et l’efficacité de l’entreprise. MM. Guizot, Augustin Thierry, et d’autres après eux dans l’explication ou le tableau des époques reculées, M. Victor Cousin dans l’intelligence historique des philosophies, M. Raynouard dans le défrichement des littératures du moyen âge, donnèrent le signal aux générations ardentes et dociles. Qu’est-il besoin de prolonger l’énumération de ce qui nous est si présent ? on eut bientôt dans tous les sens une émulation d’études et un concert d’efforts qui constituèrent une époque littéraire tout à fait nouvelle, et distincte par l’esprit comme par les résultats de ce qu’avait été et de ce qu’avait produit le xviiie  siècle ; on eut le xixe  siècle en un mot. Or, entre ces deux régimes intellectuels, sorti du cœur de l’un, tenant aux origines et à la formation première de l’autre, il y eut un esprit précoce, sagace, infatigablement laborieux, qui, sans faire éclat et rupture, sans solution apparente de continuité, mais par voie de développement et de progression paisible, silencieuse, résuma en lui presque tout ce travail intérieur et nous permet de l’étudier comme dans un profond exemple. M. Fauriel (car c’est de lui qu’il s’agit) nous représente le xviiie  siècle devenant naturellement le xixe , le devenant avec énergie, avec simplicité, avec originalité. Parti du xviiie en ce que ce siècle avait conservé de plus entier et de plus vital, il pénètre tout d’abord au xixe en ce que celui-ci a de plus neuf, de plus particulier et de plus distinct. En parlant de la sorte, nous ne le surfaisons à l’avance en rien, et le lecteur va juger tout à l’heure par lui-même de l’exactitude de notre jugement. M. Fauriel, l’élève et le rejeton, ce semble, de la société d’Auteuil, l’ami filial de Cabanis, sera le devancier, l’initiateur secret, mais direct, l’inoculateur de la plupart des esprits distingués de ce temps-ci en histoire, en méthode littéraire, en critique. D’autres ont eu la notoriété, l’apparence, l’éclat ; ils l’ont mérité et ils l’ont eu, je salue au front des talents la couronne. Lui modeste, tout entier aux choses, indifférent à l’effet, il a été (je suis obligé d’emprunter à la physiologie une image), il a été comme un organe profond intermédiaire entre des systèmes d’esprits différents. Pour qui veut étudier les origines du xixe  siècle dans toutes ses branches, et comme dans ses racines, il faut s’adresser de près à M. Fauriel. C’est ce que nous allons faire avec suite et avec profit, nous l’espérons. Lorsqu’on étudie des talents glorieux, brillants, on est volontiers ébloui ; on se trouve obligé, si l’on veut rester exact, de faire avec eux comme en physique avec les rayons qu’on dépouille d’abord de leur vivacité d’éclat pour mieux apprécier leurs autres propriétés, et l’on n’y réussit pas toujours. Ici on n’a rien à redouter d’un semblable prestige ; c’est le fond même, c’est la chose toute pure qu’on étudiera, et la valeur, la qualité de ce rare et fin esprit en ressortira non exagérée, mais bien entière.

Il est une disposition que la vue finale du xviiie  siècle engendra en plus d’un jeune esprit, et qui avait été complétement étrangère à ce siècle lui-même, je veux dire l’impartialité, l’ouverture à tout comprendre, à ne rien sacrifier par passion dans les aspects différents de chaque objet. Pour se souvenir à quel point les érudits, à cette fin du siècle, en étaient loin, on n’a qu’à se rappeler Dupuis et Volney. Fréret, leur maître à tous, s’y rangeait mieux, ou il y avait en quelque sorte suppléé par la force d’un excellent esprit appliqué expressément à sa matière. Cette disposition récente, résultat final de tant de spectacles contradictoires, et qui se traduisait en indifférence chez les témoins blasés, méritait un noble nom chez les jeunes esprits curieux et désintéressés à la fois : elle mit tout d’abord son cachet à quelques essais distingués d’alors. L’impartialité fut une qualité essentielle et principale chez M. Fauriel, et d’autant plus méritoire en lui qu’elle trouvait un fonds de convictions philosophiques et politiques antérieures ; mais, à un si haut degré qu’il la possédât, seule elle ne suffirait pas pour expliquer et caractériser tout ce qu’il y eut de nouveau et d’inventif dans les points de vue auxquels une étude continuelle le porta successivement. Il faut donc admettre qu’il y eut en lui, comme en tout esprit inventeur, une initiative originale, un germe inné de génie historique et critique que développa une infatigable application, et que l’impartialité favorisa, mais qu’elle n’eût point suscité. On en jugera d’ailleurs à le voir à l’œuvre, et par l’exposé même des faits où nous avons hâte d’entrer. Nous serons plus hardi à conclure sur ses mérites incontestables, après que nous aurons fourni les preuves surabondantes.

Claude Fauriel, né le 21 octobre 1772, à Saint-Étienne, d’une honnête famille d’artisans qui ne paraît pas avoir manqué d’aisance, fut élevé avec soin au collége des oratoriens de Tournon. On sait seulement qu’il eut pour maître, soit à Tournon, soit auparavant à Saint-Étienne, un M. Dagier, homme estimable, qui, depuis, a écrit l’histoire de l’Hôtel Dieu de Lyon36. Les qualités du cœur se déclarèrent de bonne heure chez le jeune Fauriel à l’égal de celles de l’esprit. Il était naturellement si bon que, dans son enfance, s’étant fait au sourcil une brûlure grave qui lui laissa cicatrice, comme il en souffrait beaucoup, il dissimulait tout à fait cette douleur devant sa belle-mère, qu’il aimait tendrement ; il triomphait sans trop d’effort de l’égoïsme si ordinaire à cet âge, et, dès que sa belle-mère s’approchait de son lit, il ne sentait plus son mal. Ce trait d’enfance qui s’est conservé est bien du même homme qui, savant et vieilli, a pourtant vécu jusqu’à la fin par la vie du cœur et par les affections : on s’apercevait, en le rencontrant, du retour de certains amis qui lui étaient chers, sans avoir besoin de lui en faire la question, et rien qu’à son visage plus éclairé. Tout en étudiant plus particulièrement en lui l’historien et le critique, nous ne nous interdisons pas d’y rencontrer l’homme.

Le jeune Fauriel achevait ses études à Tournon au moment où la révolution de 89 éclatait. Le souffle de la tempête généreuse courait par toute la France et y enflammait les âmes. Les écoliers, à ce qu’il paraît, jouaient entre eux à l’Assemblée nationale ; on répétait à Saint-Étienne on à Tournon, on parodiait avec sérieux le grand drame de Paris ; l’un était Mirabeau, l’autre Barnave, un autre M. Necker : chacun avait son rôle et faisait sa motion. Un jour que M. Fauriel racontait ce souvenir en présence de M. Guizot, son ami de tout temps, celui-ci, l’interrompant, lui dit : « Ah ! vous, Fauriel, je ne suis pas embarrassé du rôle que vous avez eu, je le vois d’ici. — Et qu’y faisais-je donc ? répliqua Fauriel. — Ce que vous avez fait ? dit M. Guizot, vous avez donné votre démission. » C’est en effet ce que M. Fauriel était toujours tenté de faire, homme de pensée et nullement d’action, toujours pressé de sortir de la vie extérieure pour se réfugier dans l’étude secrète, profonde et sans partage ; nous le verrons, toutes les fois qu’il le pourra, donner sa démission.

Il eut pourtant, en ces années de jeunesse, son ardeur de prosélytisme et son essor impétueux ; la cause patriotique et philosophique l’enrôla du premier jour dans ses rangs. Il y avait, vers cette époque, dans le pays, une petite société dite de Chambarans, telle sans doute que les jeunes gens en forment d’ordinaire dans leur vue anticipée du monde et dans leurs rêves d’utopie première : « C’est là, lui écrivait après des années l’un des membres de cette petite coterie, c’est là que je sus vous apprécier et que vous m’apprîtes à lire les Ruines de Volney. Une conformité d’âge et de goûts m’attacha à votre personne, et une liaison s’établit entre nous, malgré la supériorité que vous conserviez sur moi. » Il se mêlait à ces causeries ardentes des courses pleines de joie et de fraîcheur à travers la campagne ; car Fauriel aimait la nature, et il l’étudiait comme toutes choses ; la botanique fut d’abord et resta longtemps une de ses passions favorites. Lui si sobre de souvenirs, il aimait à se rappeler, après un bien long intervalle, ses excursions d’enfance dans les sites pittoresques et sauvages, voisins de son berceau :

« C’était sur les bords de la Loire, écrivait-il à un ami, très-près des montagnes où elle prend sa source ; je vois encore les deux énormes murailles de rochers entre lesquelles roule le fleuve naissant ; je vois encore son eau limpide glisser sur des rochers qu’elle a pelés et dont elle laisse apercevoir toutes les veines ; je vois flotter sur son cours des laves de volcans éteints qui y nagent comme feraient de grandes éponges noires. Je vous dis que vous trouverez cela très-beau. J’aurai souvent l’occasion de faire ce voyage en idée, et de vous conduire ou de vous suivre à travers ces belles campagnes où le souvenir de trois civilisations différentes ajoute un nouveau charme aux beautés de la nature. »

Ce souvenir des trois civilisations différentes, gauloise, romaine et romane, s’ajoutait après coup, pour la compléter et la couronner dans sa pensée, à son impression première ; l’érudition chez lui empruntait et rendait de la vie aux choses ; mais tout cela, prenez-y garde, ne sautait point aux yeux et restait aussi discret que profond.

Il aimait en tout à étudier, à saisir les origines, les fleuves à leur source, les civilisations à leur naissance, les poésies sous leurs formes primitives, et de même en botanique, quand il herborisait, il cherchait de préférence les mousses.

Mais ces études pacifiques devaient s’ajourner encore ; les dangers de la patrie le réclamaient. Une lettre du ministre de la guerre Beurnonville adressée au Citoyen Fauriel, à Saint-Etienne, à la date du 26 mars 1793, lui donnait avis qu’il était nommé à une sous-lieutenance vacante dans le 4e bataillon d’infanterie légère de la Légion des montagnes en garnison à Perpignan, et il s’y rendit aussitôt. D’autres pièces, qui indiquent que sa démission fut envoyée au ministre Bouchotte, successeur de Beurnonville, donneraient à croire qu’il ne resta à l’armée qu’une année environ ; mais il put y retourner ou y demeurer indépendamment de cette démission du grade. Ce qui paraît certain, c’est qu’il fut attaché quelque temps à Dugommier comme secrétaire et qu’il servit dans la compagnie dont La Tour-d’Auvergne était capitaine. Bien qu’il revînt rarement, je l’ai dit, sur ses souvenirs, et qu’il eût pris l’habitude de les ensevelir plutôt en silence, il lui arrivait quelquefois de raconter des anecdotes de ce temps, à l’esprit duquel il était resté foncièrement fidèle. On parlait un jour du courage à la guerre, et l’on demandait si les braves fuyaient jamais. Fauriel en souriant raconta ce qu’il avait vu faire à La Tour-d’Auvergne pour aguerrir ses jeunes recrues qui avaient plié : « J’ai fui autant que vous la première fois, leur disait le héros ; mais faisons un marché : avançons jusque-là, jusqu’à cet arbre que vous voyez. Si la cavalerie espagnole, qui est encore loin, avance jusqu’à cet autre arbre, oh ! alors vous fuirez, il sera encore temps ; mais voici ce qui arrivera : si elle vous voit ne pas fuir, elle-même sera la première à tourner le dos. » Et ainsi de proche en proche, d’arbre en arbre, on avançait, et la compagnie entraînée faisait merveille. On s’en revenait maître du terrain et en vieux soldats. Pour ceux qui seraient tentés de s’étonner de la forme du conseil, moins héroïque que le résultat, nous ferons remarquer que Tyrtée en personne n’usait guère d’une autre méthode que La Tour-d’Auvergne, lorsqu’il disait aux jeunes guerriers : « Tour à tour poursuivants ou poursuivis, ô jeunes gens, vous savez de reste ce qui en est : ceux qui tiennent ferme, s’appuyant les uns les autres, et qui marchent droit à l’ennemi, ceux-là meurent en moins grand nombre et ils sauvent les autres qui sont derrière ; mais ceux qui fuient en tremblant ont toutes les chances contre eux. »

A l’un de ses retours de l’armée, Fauriel eut occasion, pour je ne sais quelle affaire, de visiter Robespierre, rue Saint-Honoré, en sa petite maison proche de l’Assomption ; un jour qu’il passait par là, il en fit la remarque à un ami. Une note imprimée dans le Bulletin de Saint-Etienne 37, et dont le contenu prêterait à discussion, indique qu’il était rentré dans ses foyers pendant l’année 1794, et qu’il y remplissait des fonctions municipales, lorsqu’eut lieu l’épuration de la municipalité aux environs du 9 thermidor : « Pignon (est-il dit dans la note du Bulletin), le plus chaud des républicains, le premier de la république, comme l’appelait un de ses partisans, fut même poursuivi, et l’officier municipal Fauriel en quitta son écharpe de dépit. » Cette seconde démission donnée par Fauriel lui ressemble trop pour que nous ne le reconnaissions pas à ce mouvement et comme à ce geste naturel. Quant à la qualification de républicain exalté, que le Bulletin attache à son nom, nous n’y pouvons voir qu’une expression exagérée de ce qui, à un certain jour, dut être en effet le vrai de ses sentiments. M. Fauriel était et (puisque nous sommes amené à le dire) resta toujours républicain au fond, sans trop entrer dans les nuances, et comme il convenait à un ancien sous-lieutenant de La Tour-d’Auvergne. Sous la discrétion extrême de ses paroles en politique, sous l’aménité parfaite de ses manières, on aurait pu distinguer jusqu’à la fin en lui cette noble fibre persistante et la chaleur d’une conviction patriotique intime survivant même à toutes les étincelles. Nous sera-t-il permis, comme indice à cet égard, de noter son goût très-vif pour Carrel ? Qu’on veuille bien nous comprendre, ni plus ni moins : il y avait tout au fond de la pensée de Fauriel en politique comme un certain coin réservé, nous n’entendons pas autre chose. Il disait d’ailleurs dans l’intimité et avec cet esprit libre d’illusions : « Je suis volontiers pour la république, à condition qu’il n’y ait pas de républicains. »

Que fit le jeune Fauriel durant les années du Directoire, de 1795 à 1799, époque où nous le retrouverons ? Il disparaît pendant ce laps de temps, et il ne nous reste à supposer qu’une chose à peu près certaine, c’est qu’il vécut dans son pays, travaillant et étudiant sans relâche. Il faut bien qu’il en ait été ainsi, puisqu’on le rencontre, tout au sortir de là, sachant extrêmement bien le grec, l’italien, l’histoire, la littérature, déjà enfin un savant. La Décade philosophique n’aura pas de rédacteur plus compétent, plus avancé en tous les ordres de connaissances. Une lettre d’un de ses camarades de jeunesse nous montre qu’il avait même songé, durant ces années du Directoire, à étudier la langue turque, et il avait donné commission à cet ami qui partait pour Constantinople de lui envoyer grammaire et vocabulaire. Il écrivait dès lors beaucoup, comme il fit toute sa vie, sans projet aucun de publication, sans autre but que de fixer ses idées, et il se contentait de lire à ses amis particuliers ses essais d’ouvrages. Un séjour de plusieurs mois qu’il fit à Paris, peu avant le 18 brumaire, dut le remettre en relation étroite avec quelques compatriotes, personnages influents d’alors. Français (de Nantes), qui était natif du Dauphiné, cet homme excellent dont on retrouve la trace bienfaisante à l’origine de tant de carrières littéraires, protégeait beaucoup le jeune Fauriel, et celui-ci lui dut peut-être de connaître Fouché, auprès duquel il avait d’ailleurs à présenter comme titre direct les souvenirs de son éducation oratorienne. Bref, après le 18 brumaire, Fauriel fut employé sous Fouché, alors ministre de la police, et il devint même son secrétaire particulier ; en cette qualité, il logeait avec son patron à l’hôtel du ministère. Nous pourrions suivre son passage à la police durant ces deux années (depuis la fin de 1799 jusqu’au printemps de 1802) par une longue suite de bons offices rendus et de bienfaits. Une lettre touchante que nous trouvons à lui adressée et datée du 17 frimaire an VIII, c’est-à-dire des premiers temps de son entrée dans les bureaux, traduit mieux que nous ne saurions faire l’effusion de cœur d’un vieillard étonné et reconnaissant qui, sous le coup d’un bienfait reçu, s’en va presque admirer Fouché et appelle la police la boîte de Pandore. En lisant cette lettre émue et naïve, une larme d’attendrissement se mêle au sourire involontaire :

« Quel homme êtes-vous donc, citoyen ? Quoi ! vous faites pour la seule justice, pour l’humanité seule, ce qu’à peine on aurait attendu de la plus ardente amitié ! Je vous suis étranger, à peu près inconnu, et vous embrassez mon affaire avec l’activité de l’intérêt propre ; vous l’étudiez, vous avez la patience de dévorer les plus insipides papiers ; vous la possédez mieux que moi-même ; en un mot, vous êtes le seul, mais exactement le seul homme, qui ayez voulu m’entendre pour savoir au juste qui j’étais !

« Depuis trois mois, je trouvais dans les bureaux de la police vingt personnes peut-être prêtes à écrire pour m’accuser, et depuis trois mois je n’en ai pas trouvé une seule capable de lire une page, une ligne pour ma justification. Sans vous, bon citoyen, condamné ou absous, je l’aurais été sans examen. Ah ! quelle opinion vous me donnez du ministre qui sait choisir, employer et écouter un homme tel que vous ! Il sera donc vrai que ces bureaux de la police ont été pour nous la boîte à Pandore ; tous les maux en sont sortis en foule jusqu’aujourd’hui ; et maintenant l’espérance cachée au fond de la boîte paraît enfin, et c’est vous qui l’accompagnez.

« Je vous le dis encore : quel homme êtes-vous donc ? Je relis vos deux lettres, elles font honneur à votre esprit ; je pense à vos procédés, ils prouvent l’âme la plus belle. Si j’étais plus jeune, si la Providence m’avait placé près de vous, je n’oublierais rien pour obtenir, pour cultiver votre amitié. Je vous dirai bien que ma reconnaissance pour un trait si rare durera autant que ma vie ; mais hélas ! c’est vous dire qu’elle finira dans quatre jours, et je mourrai, bon et généreux citoyen, avec le regret de n’avoir point vu, de n’avoir point connu un homme à qui je dois autant d’attachement que d’estime. Recevez du moins l’assurance de ces sentiments. — Servan aîné, à Roussan, par Saint-Remy, département des Bouches-du-Rhône, 17 frimaire an VIII.

« P.-S. On a trompé le citoyen Cantwell, et le sequestre n’a point été mis sur mes biens. Cette erreur m’a attiré un acte de bienfaisance de plus de votre part, et vous avez porté votre attention sur tout. Il est bien vrai que j’étais vivement menacé de ce sequestre, etc… » (Suivent des détails sans intérêt.)

Et dans une lettre écrite deux jours après, craignant que la précédente ne soit point parvenue, le bon vieillard ajoute :

« Cette lettre, citoyen, contient la plus importante, la plus pressante de mes affaires : celle de ma vive reconnaissance pour vos procédés à mon égard. Je les raconte, je les répands sur tout ce qui m’environne, et je retrouve partout le même étonnement de cette activité de bienfaisance envers un étranger, un inconnu, à qui son âge et sa situation ne permettent plus ni d’empêcher le mal, ni de reconnaître le bien qu’on voudrait lui faire. Si vous n’aviez pas reçu la lettre où j’ai tâché de vous exprimer les sentiments ou plutôt les premiers mouvements de mon cœur, que penseriez-vous de moi ? Tourmenté de cette idée, j’ai écrit au citoyen Cantwell pour lui demander, comme une grâce, de m’éviter le malheur de paraître ingrat ; je le supplie de vous voir et de vous dire, s’il est possible, à quel point je suis touché de votre singulier mérite. J’aurais gardé votre lettre comme celle d’un homme de beaucoup d’esprit, mais je la garde bien plus précieusement comme la preuve d’un cœur admirable. Jeune et bon citoyen, puissiez-vous être heureux dans toute la carrière que vous avez à parcourir !… »

Quand nous disons que Fauriel a été secrétaire de Fouché à la police, nous savons maintenant ce que cela signifie. Comme circonstance piquante ayant trait à cette même époque, il racontait qu’il avait été chargé pendant quelque temps de faire le rapport sur le marquis de Sade. La santé de Fauriel s’accommodait mal de ces occupations administratives, auxquelles il ne voulait pas sacrifier l’étude, et il ne pouvait suffire aux deux objets à la fois. Dans l’été de 1801, il dut faire, pour se rétablir, un voyage dans le Midi. Ce fut sans doute une des raisons qui le déterminèrent bientôt à sortir d’une situation incompatible d’ailleurs à la longue avec ses goûts et avec son extrême délicatesse. Il donna donc pour une troisième fois sa démission, comme il l’avait déjà donnée de sous-lieutenant d’abord, puis d’officier municipal. Il quitta Fouché dans le temps précisément où il faisait bon de s’attacher de plus près à ce régime de toutes parts affermi et à ces fortunes grandissantes : « — Mais vous êtes fou, lui disait Fouché, qui avait de l’affection pour lui ; c’est le moment plutôt de rester, nous arrivons38. — Non, répondait Fauriel, ce n’est pas ainsi que je l’ai entendu. Quoi ! se mettre pour toute politique à la place des autres (on était à la veille du Consulat à vie), c’est toujours à recommencer. J’avais d’autres idées et d’autres espérances. » Fauriel était sincèrement attaché aux principes de la révolution, et il ne pouvait se faire à l’idée de continuer de servir, alors qu’il voyait cette cause décidément abandonnée. Mais, dans le cas présent, les principes républicains fournissaient plutôt un prétexte à ses goûts littéraires indépendants et à son amour de retraite studieuse qui l’emportait. Nous le trouvons, au printemps de 1802, établi à la Maisonnette, dans le voisinage de Meulan, auprès de sa noble et digne amie, la belle madame de Condorcet. Il eut d’abord quelque velléité d’en sortir pour tenter la carrière diplomatique ; une lettre de Français de Nantes (thermidor an X) semble l’indiquer. Mais bientôt l’étude, l’amitié, le charme d’une société choisie, les plus doux liens l’enchaînèrent, et pendant des années il se contenta d’être heureux et de devenir de plus en plus savant, sans ambition, sans éclat, en silence :

Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu !

Fauriel, en 1802, est âgé de trente ans : s’il a au dedans toute la maturité de la jeunesse, sa figure en conserve encore les grâces délicates. C’est un philosophe, ou plutôt un sage ; c’est un stoïcien aimable et sensible, c’est en même temps un investigateur sérieux et curieux de toute vérité. Mais, avant de nous mettre à dénombrer la suite et les objets de ses travaux si divers au sein de sa fortunée retraite, nous avons à revenir un peu sur ses relations antérieures durant ses deux premières années de séjour à Paris, et sur les premières productions littéraires de sa plume que nous avons pu ressaisir.

Mme de Staël venait de publier son livre de la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales ; elle connaissait peu Fauriel et depuis très-peu de temps seulement. L’ayant vu auprès de Fouché, elle usait de lui pour obtenir journellement de ces services alors si réclamés, et le savait assez vaguement un jeune homme de mérite. Elle lui envoya son livre un matin d’avril (1800), avant de quitter Paris39, et bientôt une lettre de remercîments, qu’elle eut à lui adresser de Coppet, nous apprend l’usage qu’il en avait su faire. Dans tout ce qui suit, nous ne craindrons pas de nous étendre à plaisir sur les relations avoisinantes de Fauriel, et d’y introduire le lecteur à son sujet. Nous serons en cela fidèle à l’esprit même de l’homme dont presque toute la vie se passa à répandre ses lumières et à verser ses idées au sein de l’amitié. L’action de Fauriel sur le public se fit longtemps et surtout à travers ses amis. Il faut revenir par eux à lui, pour le connaître tout entier.

« Vous avez fait un extrait de mon ouvrage, monsieur (lui écrivait Mme de Staël), qui est un ouvrage lui-même ; et ce que vous dites en particulier sur la manière dont j’aurais dû traiter le chapitre de la philosophie est plein d’esprit et de justesse. Je ferai quelques changements dans la seconde édition qui va paraître, et je répondrai, dans les notes et dans une courte préface, à quelques objections de Fontanes, laissant de côté les insinuations personnelles, ces jouissances de l’esprit de parti. Si vous pouvez naturellement faire annoncer dans un journal que je me propose de réfuter, dans les notes de ma seconde édition, quelques objections de fait en littérature par d’autres faits avéres, j’en serai bien aise, mais seulement si cela se peut sans vous donner trop de peine. Que pense-t-on de ce Mercure en général ? Vaut-il la peine de le citer dans un ouvrage ? Vous voyez avec quelle confiance je vous adresse toutes ces questions ; mais j’espère que vous prenez quelque intérêt à ma reputation depuis que vous avez si efficacement contribué à l’augmenter. — Nous espérons la paix ici, et nous admirons beaucoup Bonaparte40 ; mais nous sommes un peu fâchés, nous autres protestants, de ce qu’il appelle les Anglais des hérétiques. Avez-vous pensé de même à Paris ? L’adresse ne peut être généralement approuvée dans un empire de trente millions d’hommes ; on regarde de partout, il faut bien qu’on aperçoive tout ; mais le succès est une parfaite réponse. — Je me fais un grand plaisir de vous voir beaucoup cet hiver, monsieur ; il me semble qu’en écrivant vous m’avez fait encore mieux sentir tout le charme de votre esprit ; votre timidité en voilait quelques parties. — Je vais bientôt, à mon grand regret, vous renvoyer Benjamin ; vous avez bien voulu lui promettre de lui envoyer la Clef du Cabinet, où il est question de moi. J’attends l’arrivée de ces deux numéros pour remercier Daunou41. — Me permettez-vous aussi de vous prier de dire à votre ministre quelques mots obligeants de ma part ? Je n’oublierai jamais la manière dont il s’est conduit pour moi. — Comment sont les ministres ensemble ? Je vous importune de questions, mais les solitaires sont très-curieux ; et vous, quoique habitant de la ville, vous écrivez de longues et de jolies lettres.

« Agréez, monsieur, l’assurance des sentiments que je vous ai voués. »

Cette lettre ne nous indique que le premier degré d’une liaison qui se resserra au prochain retour de Mme de Staël à Paris, et qui devint tout à fait de l’amitié. Les articles pour lesquels Mme de Staël remerciait Fauriel avec tant de grâce étaient trois extraits, en effet très-remarquables, publiés dans la Décade des 10, 20 et 30 prairial an VIII. Lorsqu’il y a une dizaine d’années j’écrivais dans cette Revue même sur Mme de Staël, j’avais rencontré en chemin ces trois extraits anonymes, et j’avais dû en rechercher curieusement l’auteur, car ils expriment des opinions et décèlent des résultats qui ne pouvaient alors appartenir qu’à très-peu d’esprits en France. Ossian, Shakspeare, Homère, y sont présentés, en passant, sous un jour vrai et sans vague lueur ; on sent un esprit au courant de tous les systèmes et les jugeant sans s’y livrer ; on devine quelqu’un qui a lu Wolf et qui sait à quoi s’en tenir sur Ossian. Il n’y avait, encore une fois, qu’infiniment peu d’hommes en France capables à cette date de penser ainsi : il n’y en avait que trois tout au plus peut-être, Benjamin Constant, Charles de Villers et Fauriel. Dans mon désir extrême de découvrir l’auteur anonyme de ces articles, je m’étais adressé à l’ancien rédacteur en chef de la Décade, alors encore existant, M. Amaury Duval, dont la mémoire ne put me fournir rien de précis42. Je cherchais bien loin celui qui était alors tout près de nous, et qui semblait avoir oublié ses premiers essais de jeunesse.

Les remarques du critique sont d’abord aussi justes que fines sur la littérature grecque, dont Mme de Staël traite avec étendue et soin, mais avec moins de connaissance immédiate qu’elle ne le fait pour les autres littératures. Il montre très-bien qu’elle n’a pas résolu les problèmes qui se rapportent à la perfection de cette poésie merveilleuse et de cette langue déjà si magnifique à son berceau. Lorsqu’il arrive à l’époque de la décadence du monde antique et à l’invasion des barbares, il semble moins disposé qu’elle à faire exclusivement honneur au christianisme d’une certaine action civilisatrice et de résultats qui lui semblent, à lui, provenir de plusieurs causes combinées : on entrevoit, dans une sorte d’arrière-pensée, l’historien futur de cette époque intermédiaire, sur laquelle il avait déjà certainement médité. Il relève encore chez Mme de Staël quelques inexactitudes de détail sur la littérature et la langue italiennes ; il croit que les Italiens pourraient avec raison réclamer contre le jugement un peu rapide qu’elle porte sur quelques productions célèbres de leur littérature, entre autres sur l’Aminta ; à la façon discrète et sûre dont Fauriel touche ces questions relatives à la langue italienne, on sent le Français qui peut-être la possédait le mieux dans ses nuances, celui que Manzoni, jeune, allait connaître et adopter pour son arbitre chéri, celui-que Monti lui-même, arrivé au faîte de la gloire, devait consulter. Lorsqu’il en vient à la seconde partie de l’ouvrage de Mme de Staël, à la partie plus directement philosophique, Fauriel laisse percer, à travers la réserve de son analyse, ses convictions de philosophe et son culte assez fervent d’ami de la vérité. Le jeune secrétaire de Fouché, qui cite avec prédilection Mme de Staël parlant du beau moral, ne craint pas non plus de mettre le doigt sur d’autres points périlleux : « Madame de Staël, dit-il à propos du chapitre qu’elle consacre à la philosophie, paraît avoir bien senti les difficultés réelles de son sujet ; peut-être en a-t-elle senti plus vivement encore les inconvénients, relativement aux circonstances actuelles. » Et dans les pages qui suivent, il prend en main la cause de la philosophie moyennant des considérations qui ne sont nullement vulgaires et qui répondaient à merveille aux attaques du moment. Il voudrait faire comprendre aux détracteurs de la philosophie, à ceux qui sont amis du pouvoir nouveau (et il y en avait beaucoup dans ce cas), que peut-être ils vont contre leur but dans cette proscription un peu aveugle.

« Au surplus, dit-il à leur adresse, que gagneraient les ennemis de la philosophie à comprendre exclusivement sous cette dénomination les idées qui répugnent à leurs préjugés ou à leurs intérêts ? Rien ; car ils ne pourraient manquer de s’apercevoir alors que plusieurs opinions, essentiellement philosophiques, sont aujourd’hui consacrées par quelques institutions sociales ; que plusieurs idées journellement attaquées comme des abstractions vides de réalité ne sont que des conséquences plus ou moins immédiates de quelques principes de philosophie devenus des principes de politique. Dès lors, s’en prendre à certaines idées serait attaquer certaines institutions ; se permettre certaines discussions ne serait plus argumenter contre des philosophes, mais bien contre des gouvernements…

« S’ensuit-il de là que nous regardions la garantie de la puissance comme une condition de la vérité ? Non, sans doute. Nous pensons seulement que la vérité consacrée par le pouvoir doit avoir moins d’ennemis que la vérité de pure spéculation ; car, pour un assez grand nombre d’hommes, l’autorité des faits représente suffisamment celle de la raison.

« Nous ne nous sommes permis ces observations que pour faire sentir quelques-uns des inconvénients qu’il pourrait y avoir pour les adversaires de la philosophie à préciser davantage leurs griefs contre elle. Nous conviendrons maintenant de l’habileté avec laquelle plusieurs d’entre eux se mettent à l’abri de ces inconvénients. Contredire des opinions qui, naguère encore, n’étaient que philosophiques, mais qui, tous les jours, deviennent plus nationales, leur semblerait téméraire. Que font-ils ? Ils adoptent ces opinions, mais ils s’en font une arme contre des idées qui ne sont encore que celles de plusieurs hommes supérieurs. Ils cherchent dans les victoires mêmes de la philosophie des obstacles à ses progrès futurs. »

Ces opinions, si fermement et si prudemment exprimées par l’écrivain de vingt-huit ans, nous paraissent être demeurées toujours les siennes ; et c’est sur cette base primitive, sur ce fond recouvert, mais subsistant, que son impartialité historique et critique si étendue, si nourrie d’études, se vint superposer année par année, comme une riche terre végétale, en couches successives.

Mme de Staël, à son prochain retour à Paris, dans l’hiver de 1800-1801, attira beaucoup le jeune critique, qu’elle n’avait que légèrement distingué jusqu’alors. Cette timidité qui voilait, comme elle le lui disait agréablement, certaines parties de son esprit, se leva par degrés sous un regard accueillant ; elle put l’apprécier dans cette nuance affectueuse et cette originalité simple qui se confondaient en lui et qui demandaient à être observées de près. « Ce n’est pas assurément que votre esprit aussi ne me plaise, lui écrivait-elle un jour, mais il me semble qu’il tire surtout son originalité de vos sentiments. » Fauriel, à cet âge, était doué de toutes les qualités que nous lui avons connues, mais de ces qualités en leur fleur ; sa physionomie, qui ne fut jamais très-vive, était aimable ; cette physionomie sensible, expressive, inquiétait même parfois sur la délicatesse de sa santé. Il avait une teinte de pensée douce et triste tout à la fois, qui se gravait au cœur de l’amitié au lieu de s’effacer. Lorsqu’on a connu les hommes dans la seconde moitié seulement de leur vie, déjà un peu vieux et tout à fait savants de renom, enveloppés de cette seconde écorce qu’on ne perce plus, on a peine à se les représenter tels qu’ils furent une fois, eux aussi, pendant les saisons de jeunesse et de grâce. Nous retrouverons du moins quelques-uns de ces traits intéressants du Fauriel jeune dans les lettres suivantes, qui sont si honorables pour lui, puisqu’elles montrent combien il fut goûté d’une femme, la première de toutes en esprit et en bonté, de celle qui, selon une expression heureuse, sut avoir la supériorité si charmante. J’ai dit que la santé de Fauriel, un peu altérée par la fatigue de la vie administrative et par l’excès du travail, l’avait décidé à un voyage dans le Midi pendant l’été de 1801 ; il y accompagna son protecteur Français de Nantes, qui allait en tournée de conseiller d’État. Mme de Staël était repartie de bonne heure pour la Suisse cette même année ; elle comptait un peu y attirer le jeune voyageur qui passait à la frontière, et lui faire les honneurs de Coppet, en causant avec lui de toutes choses. Fauriel lui avait écrit en route des lettres qu’elle n’avait pas toutes reçues. Elle lui répondait de ce ton d’exigence aimable qui est la flatterie du cœur, et avec cet attrait naissant de bienveillance qui jette comme des rayons dans les perspectives de l’amitié.

« Je n’ai point reçu votre lettre écrite sur le Rhône, et je la regrette ; il me semble qu’elle devait exprimer une douce disposition pour moi. Benjamin avait reçu une lettre de vous. Il vous a écrit à Aix ; j’ai mis un petit mot dans cette lettre-là. Je reçois votre lettre de Toulon ; elle est datée du 6. J’y réponds le jour même : arrivera-t-elle à temps chez votre ami ? Cette incertitude me gêne. Est-ce à vous que je parle ? est-ce à je ne sais quel individu qui lira une fois cette lettre43 ? Je trouve vos raisons bien mauvaises pour ne pas venir ici, ou plutôt je voudrais que rien ne pût vous en empêcher. Cet hiver je vous dis une fois d’aller au bal, et vous ne m’entendîtes pas. Je vous ai dit de venir ici ; si vous ne venez pas, jamais au milieu de Paris nous n’aurons l’un pour l’autre la confiance qu’inspirent la solitude et les Alpes. Vous pourriez venir ici et rejoindre Français à Lyon. Enfin, vous le savez, les excuses ne sont bonnes que dans la proportion du désir ; et, quoi que vous me disiez, je croirai toujours qu’un mouvement de plus vous aurait conduit vers moi. J’avais dit à mon père votre projet, et il se faisait plaisir de vous recevoir. Auguste vous appelle à grands cris. Négligerez-vous ces affections diverses qui, combinées ainsi, ne se retrouveront peut-être jamais ? Français n’est-il pas homme à comprendre qu’on peut venir voir M. N. (Necker) et sa fille ? Et, s’il ne le comprenait pas, ne vous suffit-il pas de votre ministre, à qui je l’ai dit, et qui vous en estimera davantage ? J’insiste trop, car je me prépare une peine de plus si vous ne venez pas, l’inutilité de mon insistance. Je suis bien aise que votre santé soit rétablie ; j’étais inquiète de vous la veille de votre départ, et j’ai été triste de votre silence. Vous vous étiez montré à moi sous un aspect sensible qui m’avait intéressée, et j’ai été fâchée de voir s’évanouir l’image que je m’étais faite de vous. Pictet m’a demandé de vos nouvelles. Ici, j’ai interrogé M. Dillers, un Marseillais, sur la route et les projets de Français de Nantes. Il m’a cru très-amie de ce conseiller d’État ; j’ai pourtant eu soin de lui dire que son jeune compagnon, sans crédit et sans dignité, était l’objet de mes questions. Je suis ici dans la plus parfaite solitude, car ceux qui la troublent m’importunent, et je les écarte volontiers. Je m’occupe de mon père, de l’éducation de mes enfants, et de mon roman (Delphine) qui vous intéressera, je l’espère. Vous aimez les sentiments exaltés, et, quoique vous n’ayez pas, du moins je le crois, un caractère passionné, comme votre âme est pure, elle jouit de tout ce qui est noble avec délices44. J’ai vu beaucoup l’auteur d’Atala depuis votre départ ; c’est certainement un homme d’un talent distingué. Je le crois encore plus sombre que sensible ; mais il suffit de n’être pas heureux, de n’être pas satisfait de la vie, pour concevoir des idées d’une plus haute nature et qui plaisent aux âmes tendres45. Adieu, mon cher Fauriel ; j’attends votre décision pour vous aimer davantage si elle vous amène ici. Néanmoins, écrivez-moi si vous continuez votre route ; j’aurai une illusion de moins, mais il me restera cependant encore une amitié sincère pour vous. »

Fauriel eut le regret de ne pouvoir se rendre à un si engageant et si affectueux appel ; il écrivit, en reprenant la route de Paris, une lettre touchée, mais une lettre d’excuses ; il ne désespérait pourtant pas d’obtenir de Fouché une permission de départ avant la fin de la saison ; à quoi on se hâtait de lui répondre, avec cette grâce suprême où se mêlait une bonté attentive :

« Vos excuses sont inutiles ; elles sont plus que suffisantes pour un certain degré d’amitié, elles ne valent rien pour un degré de plus. Avez-vous besoin que je vous explique cela ? Je ne le veux pas. Il ne faut pas que vous veniez ici à présent, vous vous hasarderiez à perdre votre place, et nous serions moins sûrs de passer l’hiver ensemble. Ne venez donc pas, à moins que votre ministre ne vous le dise cordialement. »

Et quelques jours après, reprenant plus en détail cette distinction dans les divers degrés d’amitié, Mme de Staël lui écrivait en des termes charmants, qui sont l’expression comme ingénue de sa nature, et qui nous rendent un peu le mouvement de sa conversation même :

« J’ai donné ce matin une lettre pour vous à Girod de l’Ain, notre député, qui doit vous recommander un descendant de Corneille. Faites honneur au crédit que je me suis donné l’air d’avoir sur vous. — Vous m’avez écrit une lettre où il y a des phrases charmantes ; mais nous ne nous entendons pas. Il y a une amitié qui passe à 25 lieues de vous sans venir vous voir, qui est paresseuse d’écrire, comme vous le dites vous-même de vous, qui vous envoie une lettre tous les mois, et n’en est pas moins très-dévouée dans les occasions importantes de la vie ; cette amitié, je crois avec plaisir que vous l’avez pour moi ; mais celle qui ne s’excuse de rien que de son empressement, qui est beaucoup plutôt insistante que négligente, celle qui se retient d’écrire au lieu de s’exciter, cette amitié-là est beaucoup plus aimable, et je vous l’aie crue pour moi ; mais à présent j’en doute, et j’ai raison d’en douter. Ce qui fait donc que, si nous parlons sérieusement, solidement, comme deux bons vieux hommes, je suis très-reconnaissante de ce que vous êtes pour moi ; mais, si je reviens à ma nature de femme encore jeune et toujours un peu romanesque, même en amitié, j’ai un nuage sur votre souvenir que vos arguments ne dissiperont pas. Écrivez-moi, c’est ce qui vous obtiendra mon sincère pardon ; ce n’est jamais dans l’excuse qu’est la justification, croyez-moi. — Benjamin est arrivé ; je suis bien moins au fait de ce qui se passe. — N’oubliez pas mon ministre protestant46 et moi en même temps sur l’adresse seconde, car je n’ai pas compris comment vous pouviez penser que je vous proposais de mettre un tiers entre vous et moi ; cette idée ne me serait jamais venue. — Notre Suisse va assez mal ; on a fait les élections tout de travers ; on a choisi les municipalités pour électeurs, on évite les choix populaires, et l’on veut cependant avoir l’air de faire émaner les pouvoirs du peuple ; c’est une subtilité qui n’aboutit à rien qu’à éviter à la fois les avantages de la démocratie et de l’aristocratie. — Je ne finis point parce que je suis fâchée ; mais j’attends plusieurs lettres de vous qui remettent mon affection bien à l’aise, afin d’écrire de longues pages qui ne pourront contenir, dans ma solitude, que des détails sur mes impressions, mes occupations, mes enfants ; et il faut que je sache tout de vous pour vous parler de moi. Auguste vous écrira ; il dit que vous êtes ce qu’il aime le mieux à Paris. Pictet parle de vous aussi avec beaucoup d’intérêt. Tout ce qui m’entoure vous aime ; me laisserai-je gagner par l’exemple ?

L’hiver suivant (1801-1802), Fauriel, encore attaché au cabinet de Fouché, était déjà très-produit dans le monde ; il vit beaucoup Mme de Staël durant cette saison, il avait quelque chose envers elle à réparer. Il voyait aussi le monde philosophique proprement dit, il était initié au groupe d’Auteuil, et commençait à cultiver Mme de Condorcet. Il avait rencontré celle-ci pour la première fois un matin au Jardin des Plantes, où leur goût commun de la botanique les avait conduits. Du côté de Mme de Condorcet et de Cabanis, Fauriel entrevoyait plutôt la retraite, la méditation suivie, l’étude habituelle et profonde partagée entre les livres et la nature. Quant au cercle de Mme de Staël, c’était autre chose, c’était la vie sociale dans toute sa diversité et son mélange, le jaillissement et la fertilité des idées dans tout leur éclat. Nous pourrions le suivre cet hiver-là d’assez près. Les détails imprévus de société, quand on les peut ressaisir à distance, intéressent comme une découverte ; on est toujours tenté de s’étonner que d’autres aient vécu comme nous vivons, et qu’il y ait eu tant de vivacité, tant de mouvement, dans ce qui est loin, dans ce qui n’est plus. Alors, tout comme aujourd’hui, on se hâtait en bien des sens, on s’écrivait en courant au moment de partir pour une loge aux Bouffons, au moment d’aller à la Lodoïska de Chérubini ou à l’Henri VIII de Chénier. L’amitié, le cœur, l’intérêt sérieux avaient des instants, le monde avait les heures. Il y avait de ces rencontres qui font envie. Un jour, Mme de Staël arrangeait pour Fauriel un petit dîner avec M. de Chateaubriand, et celui-ci lui envoyait son Génie du Christianisme, tout frais de l’impression, par les mains de Mme de Staël elle-même. Mais surtout, grâce à sa position auprès de Fouché, Fauriel était inépuisable en bons procédés, en services à rendre, comme l’atteste ce petit billet entre vingt autres. Il est de Mme de Staël encore, et dénonce la bienveillance active de tous deux :

« Un homme des amis de Mathieu47, M. de La Trémouille, est arrêté de ce matin ; faites-moi le plaisir avant dîner, mon cher Fauriel, de savoir, sans vous compromettre, tout ce qui peut être relatif à lui. Venez un peu de bonne heure, car je vais à Henri VIII. Mille amitiés. Vous ne vous lasserez pas de faire tout le bien que vous pourrez48. »

Pour clore cet épisode si honorable à Fauriel, et qui ne saurait être indifférent au lecteur, pour achever de couronner le souvenir de cette liaison avec Mme de Staël, je ne veux plus citer d’elle à lui que deux petites lettres encore, l’une de 1803, quelques mois après la publication de Delphine, l’autre de février 1804, lorsque, dans les commencements de son exil, elle était entrain de faire son premier voyage d’Allemagne. On voit dans la première de ces lettres en quels termes affectueux et pleins d’une tendre estime Mme de Staël renoue une correspondance interrompue, et passe outre à une négligence :

« Quoique votre long silence m’ait fait beaucoup de peine, mon cher Fauriel, je n’ai pu me persuader que Delphine ne vous eût pas intéressé, ni que vous eussiez entièrement oublié son auteur. Il me semble que nous sommes faits pour être amis, et je l’attends, votre amitié, comme cette moitié d’une lettre déchirée qui peut seule expliquer l’autre. Vous ne m’invitez pas beaucoup à revenir ; mais j’ai un tel dégoût du pays que j’habite, que je ne puis suivre ce conseil, et j’espère une fois, quand nous nous reverrons, vous expliquer un peu cette disposition. Si j’ai une campagne près de Paris, vous m’y donnerez quelques jours ; nous lirons, nous causerons, nous nous promènerons ensemble, et je croirai moins de mal de la nature humaine, quand votre âme noble et pure me fera sentir au moins tout le charme et tout le mérite des êtres privilégiés. Adieu, mon cher Fauriel ; à présent que je ne saurai plus de vos nouvelles par Benjamin, vous devriez m’écrire directement. »

Dans la dernière lettre qu’on va lire, et qu’elle lui écrit d’Allemagne, elle lui jette de loin ces noms de Goëthe et de Schiller, comme à celui qui, presque seul alors en France49 savait les comprendre :

« Voulez-vous vous charger, mon cher Fauriel, de ce petit mot pour Brown ? Nous venons de passer, Benjamin et moi, deux mois et demi assez doux entre Goëthe et Schiller, et un prince homme de beaucoup d’esprit, ce qui n’est pas commun maintenant. Je vais maintenant terminer mon voyage d’Allemagne par deux mois à Berlin, et Benjamin retourne en France ; mais il a pris tant de goût pour l’Allemagne, qu’il n’y voyage pas rapidement. Quand on aime comme moi l’esprit de société, quand on a pris l’habitude de se laisser distraire par ce genre d’amusement, la France seule peut plaire ; mais toute conversation qui a pour but l’instruction et une analyse singulièrement fine et ingénieuse des idées et des sentiments solitaires, il faut la chercher ici. Schiller va donner une nouvelle pièce, Guillaume Tell, où il y a des beautés bien originales. Je vous rapporterai tout cela si j’ai le bonheur de vous revoir et si nous causons jamais quelque part à loisir. — Adieu, mon cher Fauriel. Voyez-vous quelquefois Villers ? que devient-il ? je l’ai trouvé fort aimable à Metz. — Si vous avez le bon mouvement de m’écrire, c’est chez M. Schickler, banquier à Berlin, qu’il faut m’adresser votre lettre. Mille amitiés. »

Durant toute cette relation amicale, comme dans la plupart de celles même qui lui étaient le plus chères, on peut le remarquer, Fauriel, occupé au travail, enchaîné par les habitudes, et plus fidèle qu’actif aux souvenirs, Fauriel écrivait peu et laissait bientôt tomber, sans le vouloir, une des extrémités de la chaîne que l’autre correspondant, à son tour, finissait par ne plus soutenir que faiblement. Il revit plus tard Mme de Staël à Acosta (1806) lorsqu’elle y terminait Corinne ; la Maisonnette, cette habitation de Mme de Condorcet, était dans le voisinage. Les entretiens de près reprirent avec vivacité, avec abondance. Est-ce là, était-ce à Paris, à une époque antérieure, qu’eurent lieu certains déjeuners en tiers avec Frédéric Schlegel ? car Mme de Staël se plaisait à les mettre aux prises sur l’Allemagne, Fauriel et lui, les faisant jouter bon gré mal gré sous ses yeux. Mais ce qu’il importait de constater, c’est que, bien jeune et dès 1800, Fauriel eut, l’un des premiers, sur Mme de Staël une action intellectuelle. Même avant les deux Schlegel, avant Guillaume de Humboldt, ou du moins en même temps qu’eux, il eut l’honneur d’influer sur ce grand et libre esprit, de l’assister de sa science, et de lui faire pressentir quelques-unes des directions où, une fois lancé, son talent plein d’âme devait ouvrir des sillons si lumineux.

Fauriel eut également, dès l’origine, d’étroits rapports avec Benjamin Constant, des rapports littéraires et autres, et les preuves de cette liaison particulière sont trop marquantes pour que nous puissions entièrement les négliger ici. Il eut l’occasion de rendre à Benjamin Constant un important service dans l’été et l’automne de 1802. Benjamin Constant, très en vue par son opposition au sein du Tribunat, était parti brusquement de Paris en floréal an x (mai 1802), accompagnant ou suivant de très-près Mme de Staël et son mari mortellement malade. Ce départ avait été imputé à des motifs politiques ; le Premier Consul était très-indisposé contre Constant, et, un jour que Fouché avait rencontré Fauriel, le ministre lui avait fait entendre que son ami, puisqu’il était parti, ferait aussi bien de ne pas revenir, s’il ne voulait s’exposer à de graves inconvénients. L’avis fut aussitôt transmis par Fauriel à Benjamin Constant, alors en Suisse, et de là toute une négociation à mots couverts, qui montre à quel point le secret des lettres et la liberté individuelle étaient peu respectés à cette époque glorieuse. Benjamin Constant brûlait de revenir en France depuis qu’on lui en contestait la permission ; il voulait revenir, sinon à Paris, du moins à sa campagne de Luzarche, où des affaires d’intérêt l’appelaient. Il soupçonnait Fouché d’exagérer le mécontement du Consul, et les raisons qu’il donnait à l’appui de sa conjecture sont caractéristiques des hommes et du moment. De tels détails touchent d’assez près au Suétone ; mais un biographe a droit d’entrer dans quelques-unes de ces coulisses que s’interdit l’historien :

« J’ai de fortes raisons de penser, écrivait Benjamin Constant, que toute cette affaire ne tient point à une disposition du Premier Consul. Il a eu un accès d’humeur, à l’époque de mon départ, d’après d’autres soupçons très-mal fondés ; mais ceci n’a rien de commun avec ses colères antérieures. Voici le fait, j’en ai la conviction la plus forte : F. (Fouché), durant cet hiver, a dîné deux ou trois fois avec moi dans une maison que vous connaissez (chez Mme de Staël). Il avait cru prudent de ne point parler de ces dîners. Mais la personne chez qui nous dînions ayant, par erreur, supposé qu’ils étaient connus, en a dit, avec bonne intention, et avec le désir de servir F. (Fouché), un mot qui est revenu au Premier Consul. Celui-ci, fidèle à son système de semer la défiance, a dit à F. (Fouché) : Vous dînez chez…. ; je sais ce que vous y dites. » F. (Fouché) s’est cru compromis ; il n’y avait pas le moindre fondement. Outre qu’il n’y avait rien à savoir, le Premier Consul ne savait que le fait matériel d’un dîner dans une telle maison. Cela a eu lieu huit ou dix jours avant mon départ. G. (Garat) m’en a averti ; mais le sort a fait que je n’ai plus revu F. (Fouché), de sorte que je n’ai pu lui expliquer cette tracasserie. Je n’y suis, moi, pour rien de personnel. Ce n’est ni chez moi que la chose s’est passée, ni contre moi que F. (Fouché) a de l’humeur. Mais mes liaisons connues, mon départ simultané, et l’accident qui a retardé sa lettre d’invitation, de manière que je n’ai pu m’y rendre, tout cela, joint à ce que je suis à cent cinquante lieues de Paris, lui fait trouver simple que j’y reste. »

Ainsi Fouché, qui craignait de s’être un peu compromis en voyant trop Constant cet hiver, n’était pas fâché de se débarrasser de lui et de reprendre ostensiblement à son égard un air de rigueur, en même temps qu’il lui faisait insinuer le conseil à demi hostile comme un avis officieux ; mais il cessa, cet été même, d’être ministre de la police. — La correspondance de Fauriel et de Benjamin Constant, en cette année et dans les suivantes, est remplie d’autant de détails que le permet la crainte d’être lu peut-être par des intermédiaires trop curieux ; elle abonde d’ailleurs en confidences sur leurs impressions personnelles, en jugements sur leurs lectures, sur leurs projets de travaux. Nous sommes accoutumé, dans cette Revue même50, à entendre converser familièrement Benjamin Constant. Si nous avons pu paraître sévère une fois envers lui, il est juste de dire que, dans toute cette relation avec Fauriel, il se montre tout à fait à son avantage, non plus sceptique absolu, mais sceptique regrettant le bien, cœur triste, appréciant le bonheur sans l’espérer, ami affectueux du moins et reconnaissant. Fauriel pensait de Benjamin Constant, comme de La Rochefoucauld, que c’étaient ses relations premières avec les hommes qui l’avaient conduit à des résultats si désolants, et qu’il valait mieux que ses maximes.

« Si je vous entretenais de ce que j’éprouve, écrivait Constant à Fauriel51, et du dégoût profond que m’inspire la vie, je vous ennuirais beaucoup, vous qui êtes au sein du calme et du bonheur. Je suis loin l’un de l’autre, et je crois que j’achète la peine au prix de l’agitation. Cela arrive à beaucoup de gens qui ne s’en doutent pas, et même, comme vous voyez, à ceux qui s’en doutent. Il y a une complication de destinée qu’il est impossible de débrouiller, et avec laquelle on roule en souffrant, sans jamais prendre terre pour regarder autour de soi. Peut-être au reste le bonheur est-il presque impossible, du moins à moi, puisque je ne le trouve pas auprès de la meilleure et de la plus sipirituelle des femmes. Je m’aperçois que le superlatif est malhonnête, et je le rétracte pour l’habitante de la Maisonnette…

« Je veux cesser mes tristes exclamations, et vous parler de vous, qui êtes heureux et qui, au milieu des nuages de toute espèce qui couvrent notre horizon, m’offrez un point de vue consolant et doux. Oh ! soignez bien cette plante rare qu’on nomme le bonheur ! c’est si difficile à acquérir, et c’est peut-être impossible à retrouver ! »

Voilà de ces accents comme on les aime, et qui rachètent bien des aridités. Un autre passage vient tout à fait comme preuve nouvelle à l’appui de la haute et sérieuse estime, de l’affection que Mme de Staël portait à Fauriel, et elle nous montre aussi Constant dans l’un de ses meilleurs jours :

« J’ai annoncé votre lettre à une dame que je vois souvent. Elle n’avait point attribué votre silence à des motifs défavorables pour vous, comme vous le dites, mais tristes pour elle. C’est une des personnes qui vous aiment et vous apprécient le mieux, et que je voudrais le plus voir heureuse ; et je sais combien des preuves de votre amitié y contribueraient. Il y a dans mon cœur trop de découragement, dans mon âme trop de sentiments divers, mon imagination est trop décolorée pour que je puisse, moi, faire le bonheur de personne, et je rassemble avec inquiétude, pour les objets de mon amitié, tous les moyens de bonheur que je découvre ou que j’imagine. »

Constant ne pouvait manquer d’entretenir Fauriel de cet ouvrage Sur les Religions qui subissait en ce moment une métamorphose essentielle, et dans lequel l’auteur introduisait enfin le sentiment, le souffle religieux :

« Pour la quatrième fois, lui écrivait-il (26 messidor an x), j’ai recommencé mon ouvrage. Je crois qu’il gagnera à la refonte à laquelle je me suis déterminé. Je désire le rendre le moins imparfait possible ; il faut qu’il ait assez de mérite pour se soutenir durant cette époque de dégoût pour les sujets dont je traite, de manière à se retrouver lorsque ce dégoût sera passé. »

Ce dégoût du public pour les sujets religieux n’était pas si absolu que Constant le supposait, et le succès du Génie du Christianisme lui aurait pu fournir une mesure meilleure de l’état théologique des esprits. Il est vrai qu’à son point de vue philosophique il considérait ce succès plutôt en adversaire, et qu’il en passait volontiers à cet égard par les jugements amers que portait Guinguené dans la Décade 52. Constant accueillait plus indulgemment le livre de Cabanis (Traité du Physique et du Moral), qui paraissait à cette fin de 1802, et qu’il recevait de Paris en même temps que Fauriel y recevait Delphine. Ce jugement sur Cabanis confine de trop près aux opinions et aux affections de Fauriel à cette époque, et il exprime trop bien aussi le fond des pensées de Constant sur ces sujets délicats, pour être dérobé au lecteur :

« (Genève, ce 3 frimaire an XI.) Je lis, autant que mon impuissance de méditation me le permet, le livre de Cabanis, et j’en suis enchanté. Il y a une netteté dans les idées, une clarté dans les expressions, une fierté contenue dans le style, un calme dans la marche de l’ouvrage, qui en font, selon moi, une des plus belles productions du siècle. Le fond du système a toujours été ce qui m’a paru le plus probable, mais j’avoue que je n’ai pas une grande envie que cela me soit démontré. J’ai besoin d’en appeler à l’avenir contre le présent, et, surtout à une époque où toutes les pensées qui sont recueillies dans les têtes éclairées n’osent en sortir, je répugne à croire que, le moule étant brisé, tout ce qu’il contient serait détruit. Je pense avec Cabanis qu’on ne peut rien faire des idées de ce genre comme institutions. Je ne les crois pas même nécessaires à la morale. Je suis convaincu que ceux qui s’en servent sont le plus souvent des fourbes, et que ceux qui ne sont pas des fourbes jouent le jeu de ces derniers, et préparent leur triomphe. Mais il y a une partie mystérieuse de la nature que j’aime à conserver comme le domaine de mes conjectures, de mes espérances, et même de mes imprécations contre quelques hommes. »

Il y aurait bien à épiloguer sur ce jugement ; l’idée la plus choquante, du moins de la part d’un homme politique, est-celle ci : qu’il n’y a rien à faire des idées spiritualistes et religieuses à titre d’institutions ; mais l’espèce de protestation quand même qui termine, cette réserve expresse en faveur de la partie mystérieuse de notre être, est noble autant que sincère ; elle honore Constant, et elle va le caractériser de plus en plus dans cette seconde moitié de sa vie53.

Il ne cessa point, à diverses reprises, et malgré les interruptions de Fauriel, qui était plus prompt à servir ses amis qu’à leur écrire, de lui faire part de ses travaux, de le consulter en mainte occasion et de recourir à ses lumières. Chaque fois qu’il revenait, après des années, à son grand ouvrage, c’était à Fauriel bien vite qu’il s’adressait, pour se remettre au courant de la science et apprendre de lui ce qui, dans l’intervalle, avait paru tant en Allemagne qu’en Angleterre sur l’Inde et sur Bouddha. En 1809, lorsqu’il publia son imitation de Walstein, il réclama et reçut de lui des observations détaillées pour en faire son profit en vue d’une seconde édition ; c’était le moment même où Fauriel allait publier de son côté sa traduction de la Parthénéide de Baggesen. On en a assez pour bien voir déjà comment tous deux furent précurseurs en littérature dès les années de l’Empire, et Fauriel tout aussi précoce que Constant.

Avant de nous engager dans la succession des travaux qui font de notre auteur un des maîtres les plus originaux du temps présent, un de ceux qui ont avancé d’au moins vingt ans sur les idées courantes et, à vrai dire, le premier critique français qui soit sorti de chez soi, nous avons à noter encore quelques essais qu’on n’est guère disposé à attendre de sa plume, et qui le montrent s’occupant simplement de la littérature nationale et domestique, comme on pouvait le faire à cette date. Les petites notices anonymes qui se lisent en tête des poésies de Chaulieu et de La Fare dans les stéréotypes d’Herhan, et qui parurent en 1803, sont de Fauriel. Il y a loin d’une appréciation de Chaulieu au recueil des chants grecs populaires ; pourtant, même dans ce petit nombre de pages sur une matière qui peut sembler si légère, on devine un esprit qui en tout va droit aux choses et sait naturellement s’affranchir du lieu-commun et des formules convenues. Les quelques lignes finales de la notice sur Chaulieu portent avec elles ce cachet de pensée qui, simple et peu saillant aux yeux, équivaut néanmoins déjà à une signature :

« On a comparé Chaulieu, dit-il, tantôt à Horace, tantôt à Anacréon. Heureusement, il n’est pas nécessaire, pour sa gloire, que ces comparaisons soient justes. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque analogie entre ces trois poëtes, mais elle existe beaucoup plus dans le sujet général de leurs vers que dans le caractère de leur talent. On a trop souvent jugé Anacréon d’après des traductions qui ne permettent pas même de soupçonner la grâce parfaite, l’originalité piquante, l’inimitable légèreté de style. Quant à Horace, il est peut-être plus difficile encore d’être son semblable que son égal, et Chaulieu n’a été ni l’un ni l’autre. »

Qu’on essaye de lire, après cette petite notice, celle de Lemontey sur Chaulieu également, et l’on sentira aussitôt la distance qui sépare le goût substantiel et sain de Fauriel et tout ce qui est apprêt littéraire, académique. Dans son aversion de l’apprêt, il restait même assez volontiers en deçà de l’ornement.

Un autre travail plus considérable, qui date du même temps, est une Notice sur La Rochefoucauld ; elle n’a jamais été publiée. Destinée peut-être dans l’origine aux stéréotypes d’Herhan, et n’y ayant pu être employée à cause de son étendue, elle passa, dans tous les cas, aux mains du savant libraire M. Renouard, qui se proposait sans doute de la joindre à une édition du moraliste. Nous devons à son obligeance d’en avoir sous les yeux une copie. Même après tout ce qu’on a écrit depuis sur La Rochefoucauld, le travail de M. Fauriel mériterait d’être imprimé ; une première partie traite à fond des diverses éditions antérieures à 1803 ; une seconde partie est toute biographique et littéraire. Grouvelle, l’estimable éditeur de Mme de Sévigné, avait raison d’en écrire à Fauriel, le 2 plairial an XIII (1805) :

« Madame de C., monsieur, en vous remettant le manuscrit que vous avez bien voulu me confier, n’a pu vous dire tout le plaisir que j’ai eu à le lire. On ne peut mieux apprécier l’homme et son temps que vous l’avez fait. Le morceau dans lequel vous montrez comment ses principes ou plutôt son système sortit du fond même de la vie qu’il avait menée, est très-habilement développé. M. Suard n’avait indiqué cette vue que pour la faire avorter, au lieu que vous l’avez fécondée et développée d’une manière qui ne laisse rien à désirer. J’aime bien votre tableau de la Fronde ; j’aime la distinction entre les Maximes et les Réflexions ; j’aime le parallèle entre La Rochefoucauld et Vauvenargues ; j’aime en vérité tout. Votre style est élégant et nerveux, clair et concis ; on voit que vous voulez réconcilier la langue avec certaines formes périodiques, et vous avez bien raison54. Mais il faut de l’habileté, de la force de tète, et une profonde connaissance de la langue, pour organiser ces périodes, de façon que leurs combinaisons resserrent les idées accessoires sans nuire à la clarté du sens principal. Peu de gens savent comme vous que la brièveté veut souvent une phrase longue, et que la méthode des phrases courtes est souvent celle de la prolixité. Ce style, par sa dignité et par sa plénitude, convient surtout à l’histoire ; et vous êtes destinés à l’écrire sous ce rapport, comme sous celui de l’instruction et de l’esprit philosophique. »

Ce jugement fait honneur à Grouvelle, qui ajoutait d’ailleurs à ses éloges quelques critiques de détail, quelques coups de crayon en marge du manuscrit : il demandait en retour à Fauriel service pour service, et de mettre en pension chez lui pour une quinzaine sa Notice sur Mme de Sévigné et ses amis.

Le côté neuf de ce travail sur La Rochefoucauld, c’est d’expliquer, d’éclairer, par l’exposé successif des faits, la manière dont les Maximes durent naître dans la pensée de leur auteur : « Plus on étudiera l’esprit du temps où il a vécu, dit Fauriel, plus il nous semble qu’on trouvera de rapport entre sa doctrine et son expérience, entre ses principes et ses souvenirs. Dans le tableau qu’il trace de la liaison de M. de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, on croit sentir un cœur formé lui-même pour les longues et constantes amitiés, et qui en goûtera jusqu’à la fin la régulière douceur. Citant ce mot de Mme de Sévigné trois jours après la mort de M. de La Rochefoucauld : Il est enfin mercredi, ma fille, et M. de La Rochefoucauld est toujours mort ! — « Expression, dit Fauriel, d’une mélancolie naïve et profonde ; et qui semble marquer, dans l’âme à laquelle elle échappe, l’instant où finit cette surprise accablante dont notre imagination est d’abord frappée lorsque la mort vient de nous ravir un être nécessaire à notre bonheur, et où commence la conviction douloureuse d’une perte éternelle ! »

Le style des Maximes et des Réflexions est très-finement apprécié. Dans les Réflexions diverses, qui sont distinctes des Maximes et plus développées, et qu’on pourrait convenablement intituler, dit-il, Essai sur l’art de plaire en société 55, il loue « une élégance simple et facile qui ne frappe pas, mais qui plaît. On y reconnaît constamment un goût attentif à ne point se servir de paroles plus grandes que les choses. » M. Fauriel insiste remarquablement cette fois sur ces qualités françaises du style qu’il semble avoir eu, dans la suite, moins d’occasions directes de considérer. « Même avec les ressources d’une langue très-cultivée, même avec un talent réel, bien écrire est nécessairement un art très-difficile, si du moins par cet art on entend celui d’exprimer avec force et clarté des idées qui soient autre chose qu’une réminiscence, plus ou moins déguisée, de ces idées devenues, par une longue circulation, celles de la société tout entière, et qui forment, pour ainsi dire, la surface de tous les esprits. » Et il part de là pour établir le mérite tout particulier à La Rochefoucauld comme écrivain, mérite original et qui ne consistait pas simplement à se servir d’une langue déjà perfectionnée, mais qui allait à fixer pour sa part une prose encore flottante. La comparaison entre La Rochefoucauld et Vauvenargues n’est pas un de ces parallèles à effet dont les contrastes sautent aux yeux ; elle touche d’abord au fond et atteint le ressort même de leur doctrine :

« Le premier voit partout le vice et la vanité transformés en vertus ; le second représente le vice et la vertu sous des traits exclusivement propres à chacun d’eux, et qui ne permettent pas de les confondre ni même de les rapprocher. Pour l’un, l’amour-propre est une tache originelle imprimée à toutes les actions humaines, un point de contact inévitable entre celles qui sont en apparence les plus opposées, et qui établit entre elles non-seulement une communauté d’origine, mais une sorte d’égalité morale. Pour l’autre, l’amour-propre n’est qu’un attribut général et nécessaire de notre nature, qui ne devient un bien ou un mal que par ses déterminations particulières. »

Fauriel termine par cette conclusion, aussi délicate qu’ingénieuse :

« On n’estimerait peut-être pas assez La Rochefoucauld, si l’on jugeait de ses sentiments par ses principes ; et l’on ne pourrait faire un plus grand tort à Vauvenargues que de supposer son talent étranger à son caractère. »

En regrettant que ce morceau sur La Rochefoucauld n’ait pas été imprimé, nous en dirons autant d’un grand nombre des écrits de Fauriel à cette époque. Il écrivit longtemps pour lui seul et pour le cercle de ses amis particuliers, en présence des sujets qu’il approfondissait et sans se préoccuper du public. Il est peut-être l’homme qui, dans sa vie, a le moins songé à l’effet ; il ne visait qu’à bien voir et à savoir. Oserai-je noter un inconvénient de cette manière si calme, si désintéressée et si profonde ? L’habitude prise de bonne heure de ne pas se placer du tout en face du public, mais seulement en face des choses, induit l’écrivain à des lenteurs d’expression qui tiennent au scrupule même de la conscience et au respect le plus honorable de la vérité. Je ne sais qui l’a remarqué spirituellement, il faut que l’auteur ait quelquefois de l’impatience pour que le lecteur n’en ait pas. Cela est vrai surtout du lecteur français, le plus impatient de tous. Ce qui a toujours manqué à Fauriel, comme écrivain, même dans sa jeunesse, ç’a été le quart d’heure final d’empressement et de verve, le fervet opus, un certain feu d’exécution, et, comme on dit vulgairement, battre le fer quand il est chaud. Ajoutez ceci encore : chaque écrivain, en avançant, encourt plus ou moins les inconvénients de sa manière ; celui qui visait tout d’abord au trait, tend à s’aiguiser de plus en plus ; celui qui n’y visait pas du tout est sujet, dans la forme, à l’abandon. En faisant pressentir quelque chose de ce défaut chez l’auteur distingué que nous étudions, nous sommes très-loin, au reste, de penser que Fauriel, à l’exemple de tant d’érudits, fût indifférent au style, à l’expression ; une telle lacune serait trop inexplicable chez un homme d’une sensibilité littéraire si vive et si exquise, d’un goût si fin et, pour tout dire, si toscan. Nous aurons occasion surtout de le remarquer lorsqu’il abordera l’histoire ; il eut son procédé à lui et sa manière. Il ne vise pas à l’effet, mais il l’atteint, si l’on consent à le suivre. Il aspire à faire passer son lecteur par les mêmes préparations que lui et à ne rien lui en épargner. Il n’a pas ce coup d’État du talent qui dispose d’autorité les choses pour le lecteur et les impose à quelque degré, ou qui du moins les ordonne et les ménage dans un jour approprié à la scène. Il compte davantage sur l’esprit des autres et aime à les supposer de la même famille que lui.

Étranger aux couleurs et à leur emploi, Fauriel ne l’était pas à un certain dessin correct, délicat et patient. J’ai entendu comparer quelques-uns des morceaux qu’il a soignés à des esquisses très-bien faites, tracées avec le crayon de mine ; et quand il avait fini et qu’il revoyait l’ensemble, il craignait tant le prestige, qu’il était tenté encore de passer la main dessus pour effacer et pour éteindre. S’il y avait de l’excès dans ce scrupule, il y avait au moins du scrupule, c’est-à-dire le contraire de l’indifférence, ce que je tenais une fois pour toutes à constater.

Fauriel connut beaucoup Villers dans les premières années du siècle, et cette relation a laissé des traces. Villers, homme de beaucoup d’esprit, le premier Français qui ait bien su l’Allemagne et qui ait parlé pertinemment de Kant, Villers, déjà muni d’une science ingénieuse et plein de vues neuves, était venu à Paris sous le Consulat ; il devait finir par être professeur à Gœttingue, combinant, ainsi que Chamisso, dans une mesure heureuse les qualités des deux nations : « Il est (écrivait de lui Benjamin Constant), il est doublement aimable au fond de l’Allemagne, où il est rare de rencontrer ce que nous sommes accoutumés à trouver à Paris en fait de gaieté et d’esprit, et Villers, qui est distingué sous ce rapport à Paris même, l’est encore bien plus parmi les érudits de Gœttingue. » — Fauriel rendit compte, dans la Décade (10 floréal an XII, 1804), de l’Essai, de Villers, sur l’Esprit et l’Influence de la Réformation, que l’Institut venait de couronner. En appréciant et faisant valoir les mérites et les vues de l’ouvrage qu’il examine, le critique se permettait différentes remarques dont quelques-unes donnent jour dans ses propres opinions. Villers, comme plus tard Benjamin Constant, établissait pour cause générale de la corruption de l’esprit religieux la surcharge et la grossièreté des formes qui servent d’organes à cet esprit. Selon lui, la préférence accordée à la forme sur l’esprit constitue la superstition, tandis que la préférence inverse constitue le mysticisme. Mais Fauriel, dans une suite de questions très-fermement posées, lui demandait :

« Les dogmes extravagants, les fables ridicules n’appartiennent-ils pas à l’esprit plus qu’à la forme d’une religion, ou du moins ne peuvent-ils pas agir sur cet esprit et le corrompre sans le secours d’aucune forme extérieure ; et dès lors n’y a-t-il pas lieu à réformation dans un cas inverse à celui admis exclusivement par l’auteur ? Un système religieux ne peut-il pas être très-absurde avec des formes extérieures très-simples ?… L’attachement exclusif au matériel des religions caractérise-t-il exactement la superstition, et peut-il y avoir superstition sans l’influence des opinions, des idées et des sentiments ? La mysticité, que le C. Villers regarde comme l’opposé de la superstition, est-elle autre chose que la superstition raffinée des imaginations vives auquelles manque le contre-poids du jugement ? »

Villers, pour mieux démontrer les bienfaits de la Réformation, s’était posé à lui-même la question suivante : Que serait-il arrivé en Europe, et en quel sens auraient marché les choses et les esprits, si la Réformation n’avait pas eu lieu et si Rome avait triomphé de Luther ? — Et il avait répondu que l’Europe aurait très-probablement rétrogradé vers le moyen âge. Mais Fauriel trouve que la question était susceptible d’une solution contraire ; il lui semble « que toutes les causes de la Réformation, renforcées et multipliées par quelques excès de plus dans l’exercice de l’autorité papale, et surtout par un degré de plus d’instruction et de lumières, degré que, d’après les données essentielles de la question, nul obstacle ne pouvait empêcher, il lui semble, dit-il, que toutes ces causes, pour avoir agi un peu plus tard, n’en eussent agi que d’une manière plus générale et plus complète. » En un mot, l’esprit humain, irrité du retard, eût très-bien pu, selon lui, sauter à pieds joints sur la Réformation pour arriver d’emblée en pleine philosophie. On voit Fauriel, dans cet article, attribuer à la Réformation beaucoup moins d’effets directs que Villers n’en suppose ; elle lui paraît avoir été le moyen et l’occasion, plutôt que le motif et la cause d’une grande partie du mouvement européen à cette époque ; son influence aurait surtout agi à titre d’auxiliaire.

Villers, malgré la part d’éloges qu’il recevait, ne se montra pas entièrement satisfait de l’article, et une discussion s’engagea entre les deux amis sur quelques endroits. Cette discussion, au reste, sort assez des mesquines tracasseries d’amour-propre, et porte assez sur le fond même des choses pour mériter de trouver place ici. Elle éclaire l’histoire intellectuelle du temps et découvre les points précis de division entre les esprits les plus avancés d’alors. Fauriel écrivit donc à Villers la lettre suivante :

« J’ai appris, mon cher Villers, que vous étiez mécontent, sinon de ce que j’ai dit de votre ouvrage, du moins de mes dispositions à votre égard. J’en ai été affligé et surpris. Il y a dans votre livre des choses très-bonnes, très-utiles, et qui doivent en faire aimer et estimer l’auteur ; je les ai louées sincèrement. J’ai cru y trouver aussi des inexactitudes de raisonnement et de fait ; j’en avais parlé avec modération, avec réserve, et j’aurais tâché de continuer à en parler de même. Il est vrai que, comme plusieurs autres personnes qui d’ailleurs vous rendent justice, et dont le suffrage ne devrait pas vous être indifférent56, j’ai été blessé de quelques traits d’une partialité qui me semble peu philosophique ; je m’en suis expliqué avec vous-même, avec une franchise qui, si j’en juge d’après ma manière de sentir, ne devrait être regardée que comme une marque d’estime. Si je trouvais votre projet de faire connaître en France tout ce qui tient à la littérature et au génie de l’Allemagne moins intéressant et moins digne des travaux d’un homme de talent, zélé pour le progrès des lumières, je vous assure que j’aurais été beaucoup moins frappé de ce qui me paraît capable d’en diminuer l’intérêt et le succès. Si je n’avais eu ni estime ni amitié pour vous, j’aurais gardé froidement pour moi ou pour les autres ce que je vous ai dit à vous-même. Je n’ai voulu ni vous blesser ni vous déplaire, et si, contre mon intention, cela m’est arrivé, je vous en témoigne sincèrement mes regrets.

« Quoique pressé par d’autres travaux, j’avais commencé un deuxième extrait que M. Amaury Duval attendait probablement pour le prochain numéro de la Décade. Le ton de la critique y eût été plus prononcé que dans le premier ; mais il eût été également dicté par un sentiment dont j’étais loin de supposer que vous eussiez à vous plaindre. Puisque je me suis trompé, je n’ai plus aucun motif de continuer, je n’en ai plus que de me taire ; et je vous serai obligé si vous vouliez en prévenir M. Amaury57.

« Acceptez mes excuses et mes regrets d’avoir si mal rempli votre attente ; et croyez qu’à tout événement, et malgré toutes les apparences, je ne cesserai de vous rendre justice, et d’avoir pour vous une affection dont j’aurais aimé que vous ne doutassiez pas, mais qui est indépendante même de votre manière de sentir à mon égard. »

A cette lettre de Fauriel, Villers répondit aussitôt :

« Ce n’est point de votre bienveillance et de l’amitié personnelle que vous m’accordez, mon cher Fauriel, que j’ai jamais douté ; mais j’avoue que j’ai été affecté, dans l’explication que nous eûmes chez vous, un matin, de vous voir m’accuser, avec une très-grande vivacité, de déprécier gratuitement la France, de relever outre mesure l’Allemagne, etc. Ce n’est pas, comme vous le dites, une partialité peu philosophique qui me fait incliner pour la culture morale et intellectuelle de l’Allemagne protestante : c’est, j’ose le dire, un sentiment de préférence très-motivé, fondé sur dix ans d’études et d’observations. Si vous connaissiez mieux les bases de ma conviction, si nous avions vécu davantage ensemble, vous y trouveriez peut-être quelque chose de plus noble et de plus raisonnable que ce qu’on a coutume de désigner par l’odieux nom de partialité. Convenez qu’il a dû être pénible pour moi de les voir ainsi méconnaître par vous, que j’avais cru plus capable que personne de les apprécier.

« Quant à l’extrait que vous avez commencé de mon ouvrage dans la Décade, et dont je suis très-loin d’être mécontent, je vous prie sincèrement de vouloir bien le continuer. Je vous ai fait une observation sur le code prussien, au sujet duquel vous aviez pris le change, — une autre au sujet de l’orientalisme des théologiens protestants, sur lequel vous preniez aussi le change58. Mais que cela ne change rien au reste de votre travail. — Vous m’avez dit, il est vrai, en termes fort clairs, que vous croyez beaucoup moins que moi à l’influence de la Réformation. J’y croyais aussi beaucoup moins quand j’ai commencé à l’étudier sérieusement, et j’imagine qu’alors j’aurais nié et traité de chimère ce qu’on m’aurait dit à ce sujet. Ce n’est qu’en y regardant de très-près, et en remontant à toutes les sources, que s’est découverte à mes yeux toute la fertilité de ce grand événement, qui a occupé presque exclusivement les cabinets et les tètes pensantes de l’Europe entière, depuis 1520 jusqu’en 1648. — Il se fait de la besogne pendant 128 ans d’activité ; mais, deux ou trois siècles après, on le perd de vue. — Adieu. — Ne pensez pas qu’il y ait rien de changé dans mon attachement et mon estime pour vous. »

Villers, dans cette discussion, n’était pas en reste, on le voit, de raisons plausibles : il avait vu de près l’Allemagne, et s’il en était très-préoccupé comme de ce qu’on sait bien, il avait, pour appuyer ses conclusions favorables, une série de faits positifs. Fauriel se tenait au point de vue plus général et plus philosophique ; Villers entrait davantage dans la donnée protestante et la croyait fertile en résultats de tout genre, comme elle l’a été en effet au delà du Rhin. Il avait été très-frappé de la force des études religieuses, et de ce que produisait de lumières historiques cette critique circonscrite et profonde, appliquée aux textes sacrés. C’est en ce sens qu’il attribuait à l’orientalisme biblique des théologiens protestants plus de portée et plus d’effet que Fauriel n’avait consenti d’abord à en reconnaître.

« Dévoiler par la plus savante critique les secrets de l’histoire, de la chronologie, de la culture, de l’état politique, moral, religieux, des peuples et des lieux où s’est passée la scène des événements de l’Ancien Testament, voilà, lui disait Villers, la tâche qu’ils ont remplie, et qui est un peu plus intéressante que vous ne semblez le croire. Vous en penseriez, sans nul doute, autrement si vous aviez, par exemple, sous les yeux l’Introduction à l’Étude de l’Ancien Testament, par Michaëlis de Gœttingue, ou les travaux d’Eichhorn sur le même objet, ou les dix volumes de sa Bibliothèque orientale, ou que vous eussiez assisté à un cours de critique sur Jérémie par le vieux Schnurrer de Tubingue… »

Villers était initié à cette forme de doctrine et à cette méthode d’outre-Rhin qui, pour arriver à des résultats purement philosophiques, tels que les a vus sortir notre siècle, devait passer graduellement par les lentes stations d’une exégèse successive ; il appréciait ce mélange indéfinissable de rationalisme et de foi, de hardiesse scientifique et de réserve sincère, qui s’est maintenue si longtemps en équilibre dans ces têtes pensantes, qui n’aurait pas subsisté un quart d’heure chez nous, et dont l’exemple le plus élevé s’est rencontré avec une admirable mesure dans la personne de Schleiermâcher.

Fauriel, dans cette discussion avec Villers, reprend d’ailleurs ses avantages par la justesse et la précision des critiques qu’il dirige aux endroits essentiels. En même temps nous le saisissons bien exactement dans son progrès d’esprit, dans sa marche propre, tenant encore par ses racines au xviiie  siècle, et lui qui va devenir si historique de méthode, et qui l’est déjà, nous le surprenons quelque peu idéologue encore jusque dans l’appréciation de l’histoire. Fauriel a eu cela de particulier et d’original, nous ne saurions assez le rappeler, qu’issu du pur xviiie  siècle et comme en le prolongeant, il a rencontré et entamé presque toutes les recherches du xixe , sans avoir dit à aucun jour : Je romps. Assez d’autres, sur le devant de la scène, se hâtent d’emboucher la trompette en ces heures de renouvellement, et s’écrient avec fanfares à la face du soleil :

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo !

Fauriel disait moins, tout en faisant beaucoup. En lui les extrémités, les terminaisons de l’âge précédent se confondent, se combinent à petit bruit avec les origines de l’autre ; il y a de ces intermédiaires cachés, qui font qu’ainsi deux époques, en divorce et en rupture à la surface, se tiennent comme par les entrailles.

Dans le critique de Villers, il nous a été possible de reconnaître l’ami de Cabanis. Fauriel eut, en effet, avec Cabanis une de ces liaisons étroites, de ces amitiés uniques, qui font également honneur à l’une et à l’autre des deux âmes. On peut dire que les deux hommes peut-être que Fauriel a le plus tendrement aimés furent Cabanis et Manzoni : il y a bien à rêver, comme dirait Mme de Sévigné, sur le rapprochement de ces deux noms.

Cabanis (et je n’entends hasarder ici que mon opinion personnelle) n’est pas encore bien jugé de nos jours ; malgré un retour impartial, on ne me paraît pas complétement équitable. Les plus justes à son égard font l’éloge de l’homme et traitent un peu légèrement le philosophe. Cabanis l’était pourtant, si je m’en forme une exacte idée, autant qu’aucun de son temps et du nôtre ; il l’était dans le sens le plus élevé, le plus honorable et le plus moral, — un amateur éclairé et passionné de la sagesse. Je ne prétends pas le moins du monde, en m’exprimant de la sorte, m’engager de près ni de loin dans l’appréciation d’un système qui a peu de faveur, qui n’en mérite aucune à le juger par certains de ses résultats apparents, et dans lequel on est heureux de surprendre à la fin les doutes raisonnés de Cabanis lui-même : mais ces doutes vraiment supérieurs ne sont-ils pas plus sérieusement enchaînés et peut-être plus considérables qu’on ne l’a dit59 ? Quoi qu’il en soit, nous devons en toucher quelque chose en passant. Il est un seul aspect par lequel Cabanis nous importe et nous revient ici, c’est le côté sur lequel nous retrouvons Fauriel agissant, et agissant jusqu’à point de modifier son ami ; car le même esprit qui exercé de près tant d’action sur les débuts de beaucoup d’hommes distingués de l’âge nouveau a eu l’honneur non moindre d’influer sur l’un des personnages les plus caractéristiques du vieux siècle : il a comme inspiré le dernier mot de Cabanis finissant.

Fauriel avait entrepris une Histoire du Stoïcisme ; il avait amassé dans ce but une quantité de matériaux, et avait sans doute poussé assez avant la rédaction de certaines parties. Il ne nous est resté de son projet que des cadres très-généraux, des listes de noms et des notes biographiques, la masse des autres papiers ayant péri pour avoir été enterrée dans un jardin à la cam-

pagne, lors des événements de 181460. La Lettre de Cabanis à Fauriel, publiée pour la première fois en 1824 et composée vers 1806, nous apprend quelque chose de plus sur l’esprit généreux de cette entreprise et sur le lien qui la rattachait à la philosophie d’alors. Fauriel, au fond, n’était pas très-porté directement à la philosophie pure, à l’idéologie, comme on disait ; il avait le goût du beau, du délicat, surtout des choses primitives ; il avait le sens historique, sa vocation propre était là ; il n’aimait la philosophie que comme une noble curiosité, et il y fut conduit naturellement par ses relations d’Auteuil. Destiné, sans y songer, à être neuf et original en toute recherche, dès qu’il s’occupa de philosophie, il la prit par un côté qu’avaient négligé ses amis et ses premiers maîtres ; il s’adressa historiquement à la plus noble des sectes antiques, l’envisageant comme un acheminement à la sagesse moderne : son idée première était probablement de revenir par l’histoire à la doctrine, à une doctrine plus élevée, impartiale, élargie.

Les philosophes du xviiie  siècle ignoraient trop en général l’histoire des philosophies, ou ils ne s’en servaient que comme d’un arsenal au besoin, et pour y saisir quelque arme immédiate dans l’intérêt de leur propre idée. L’honneur de la philosophie moderne et du mouvement dirigé par M. Cousin, c’est d’avoir suscité, d’avoir vivifié cette histoire des philosophies, d’y avoir fait circuler un esprit supérieur d’impartialité et d’intelligence. Cette gloire-là survivra, selon moi, à l’effort, d’ailleurs très-noble, du dogmatisme mitigé sous le nom d’éclectisme, ou plutôt l’éclectisme, bien à le prendre, ne serait qu’une méthode et une clef appropriée à ce genre d’histoire. Or, placé entre M. Cousin qui allait venir et Cabanis qui touchait au terme, Fauriel fit là ce que nous le verrons faire en toute chose ; il devina et devança le prochain mouvement à sa manière, servant comme de trait d’union avec ce qui précédait ; il tenta d’introduire l’histoire de la philosophie au sein de l’idéologie.

Cabanis eut le mérite de comprendre dans toute sa portée première cette noble tentative et de la favoriser. Homme très-instruit, versé dans les langues, lisant le grec et l’allemand, médecin aimant la poésie, et pas trop enfoncé dans la casse et la rhubarbe, comme il le disait de lui-même avec grâce, n’étant étranger à aucune branche des connaissances humaines, et de plus sympathique par nature aux meilleures, aux plus douces affections, il répandait sur les matières qu’il traitait une sorte de lumière agréable dans laquelle, indépendamment de l’idée, se combinaient le coloris du talent et le reflet de la bienveillance. Sa Lettre à Fauriel sur les Causes finales respire les plus admirables sentiments et agite les conjectures les plus consciencieuses. Cabanis s’y montre beaucoup plus disposé à l’étude des systèmes antérieurs qu’on ne l’était généralement au xviiie  siècle et autour de lui ; il est loin de prendre en pitié ces tâtonnements de l’esprit humain, il semble qu’en cela l’esprit historique de Fauriel l’ait déjà gagné :

« Vous savez mieux que moi, mon ami, lui dit-il, combien de lumières jette sur l’histoire des nations et de l’esprit humain l’étude philosophique des cosmogonies et des théogonies. Il ne serait même pas déraisonnable d’affirmer que l’histoire proprement dite des différentes époques est moins instructive que leurs fables… Gardons-nous de croire avec les esprits chagrins que l’homme aime et embrasse l’erreur pour l’erreur elle-même : il n’y a pas, et même il ne peut y avoir de folie qui n’ait son coin de vérité, qui ne tienne à des idées justes sous quelques rapports, mais mal circirconscrites et mal liées à leurs conséquences 61. »

En ce qui concerne le stoïcisme, Cabanis ne fait en quelque sorte, dans cette lettre, que poser la doctrine d’un stoïcisme moderne plus perfectionné, et traduire, interpréter dans le langage direct de la science, et sous forme de conjectures plus ou moins probables, les conceptions antiques de cette respectable école sur Dieu, sur l’âme, sur l’ordre du monde, sur la vertu. Dans ce portrait idéal du sage, tel qu’il le présente, les stoïciens modernes différeraient pourtant des anciens, dit-il, sur quelques points :

« Par exemple, ils ne regarderaient pas toutes les fautes comme également graves, tous les vices comme également odieux. Ils croiraient seulement que les vices sont très-souvent bien voisins l’un de l’autre, et que l’habitude des fautes dans un genre nous conduit presque inévitablement à d’autres fautes qui ne paraissent pas, au premier coup-d’œil, avoir de liaison avec elles. ».

Mais il s’élève à une éloquence véritable, à celle où le cœur et la pensée se confondent, lorsqu’il ajoute dans le ton de Jean-Jacques :

« Il n’est pas possible de dire avec les stoïciens que la douleur n’est point un mal. La douleur n’est pas sans doute toujours nuisible dans ses effets ; elle donne souvent des avertissements utiles, elle fortifie même quelquefois les organes physiques, comme elle imprime plus d’énergie et de force d’action au système moral ; mais elle est si bien un mal réel par elle-même, qu’elle est contraire à l’ordre de la nature, qu’elle annonce une altération de cet ordre, et souvent son entière destruction dans les êtres organisés. Si la douleur n’était point un mal, elle ne le serait pas plus pour les autres que pour nous-mêmes ; nous devrions la compter pour rien dans eux comme dans nous : pourquoi donc cette tendre humanité qui caractérise les plus grands des stoïciens, bien mieux peut-être que la fermeté et la constance de leurs vertus ? O Caton ! pourquoi te vois-je quitter ta monture, y placer ton familier malade, et poursuivre à pied, sous le soleil ardent de la Sicile, une route longue et montueuse ? O Brutus ! pourquoi, dans les rigueurs d’une nuit glaciale, sous la toile d’une tente mal fermée, dépouilles-tu le manteau qui te garantit à peine du froid pour couvrir ton esclave frissonnant de la fièvre à tes côtés ? Ames sublimes et adorables, vos vertus elles-mêmes démentent ces opinions exagérées, contraires à la nature, à cet ordre éternel que vous avez toujours regardé comme la source de toutes les idées saines, comme l’oracle de l’homme sage et vertueux, comme le seul guide sûr de toutes nos actions ! »

Une telle page en apprend beaucoup, ce me semble, sur Cabanis et sur Fauriel ; elle nous montre en quel sens celui-ci, lors même qu’il eut abandonné ces recherches de sa jeunesse, put demeurer toujours stoïcien au fond, mais stoïcien compatissant et sensible, un stoïcien orné de bienveillance, voilé de scepticisme, et d’une teinte très-adoucie.

J’aime à me figurer, pour tout comprendre, que, presque au même moment où il interrogeait son ami Cabanis sur la grande question des causes premières, il était où il allait être lui-même discrètement touché par son ami Manzoni à cet endroit délicat de la croyance religieuse. Mais n’anticipons point ici sur cette autre liaison si à part et qui viendra en son lieu.

La Lettre de Cabanis à Fauriel sur les Causes finales peut être signalée comme le premier symptôme d’un changement prochain dans la manière d’envisager ces hautes questions : une ère nouvelle se prépare ; un germe d’impartialité vient de naître jusqu’au cœur même de la doctrine rigoureuse ; au lieu de l’aigreur habituelle et de la sécheresse négative qui accueillaient trop souvent ces mystérieux problèmes, voilà qu’il arrive des allées d’Auteuil comme un souffle plus calme et bienfaisant ; c’est une parole lente et circonspecte, révérente jusque dans ses doutes, et qui monte autant qu’elle peut, d’un effort sincère. Honneur à Fauriel pour avoir provoqué l’effort !

Fauriel, lorsqu’on l’interrogeait sur Cabanis, n’en parlait jamais que comme de l’homme le plus parfait moralement qu’il eût connu. Dans les derniers temps de sa vie, Cabanis avait quitté Auteuil pour habiter la campagne près de Meulan, c’est-à-dire non loin de la Maisonnette ; ce voisinage resserra encore les liens. Avant même de s’établir au hameau de Rueil, Cabanis était souvent à Villette, chez son beau-père, M. de Grouchy : « Oui, venez voir nos riches prairies, écrivait-il de là à Fauriel au printemps de 1804, nos blés admirables, notre verdure aussi riche que fraîche et riante. Les insectes qui bourdonnent appellent la rêverie et invitent à un calme heureux. Ceux qui carillonnent ailleurs ne produisent pas toujours le même effet. » Lorsque Cabanis mourut, en mai 1808, ce fut une profonde douleur pour Fauriel ; il avait d’abord eu le projet de payer à son ami sa dette dans une notice étendue, mais ce trop grand désir de la perfection qu’il portait en toutes choses, qu’il eût porté surtout en un sujet si cher à son cœur, et aussi l’excès de sa sensibilité, s’y opposèrent ; il finit même par se détourner peu à peu des études philosophiques auxquelles le souvenir de cette perte se mêlait trop étroitement. Bien des années après, M. Daunou, au moment de sa mort, préparait une biographie développée de Cabanis, qu’il n’a pas en le temps d’écrire. Cette lacune n’a donc pas été remplie, et la tradition s’est rompue avant que l’esprit en ait pu être fixé par un héritier fidèle dans le portrait du sage. Benjamin Constant écrivait de Suisse à Fauriel, le 22 juillet 1808 :

« Je me suis informé souvent de vous cet hiver. J’ai espéré plusieurs fois, d’après ce qu’on me disait, que vous viendriez à Paris, et je comptais au moins vous rencontrer à une triste cérémonie, où j’aurais bien sincèrement mêlé mes regrets aux vôtres. Je conçois que la perte de Cabanis, qui aurait été dans tous les temps une juste cause d’affliction pour ses amis, vous ait été doublement sensible, dans un moment où les hommes de cette espèce semblent disparaître de la terre. A peine aperçoit-on encore quelques débris de cette classe qu’assurément la génération qu’on forme et qu’on veut former ne remplacera pas. »

Pour exprimer cette fleur de bonté, de douceur et d’affection qu’il avait reconnue dans l’ami de son ami, Manzoni ne trouvait rien de mieux qu’un mot qui dit tout et plus que tout : parlant de lui avec Fauriel, il l’appelait cet angélique Cabanis.

Beaucoup moins intimement et moins tendrement uni à M. de Tracy qu’à son cher Cabanis, Fauriel entretint pourtant avec l’éminent auteur des Éléments d’Idéologie de sérieux et fréquents rapports, très-cimentés de confiance et d’estime. Je n’oserais affirmer que la Lettre de Cabanis sur les Causes finales n’ait pas un peu mécontenté M. de Tracy, comme une excursion beaucoup trop indulgente et presque compromettante dans la région de la conjecture. Dans sa dissidence avec Villers, Fauriel se tint plus strictement rapproché de la droite ligne idéologique et de l’ordre d’objections qui s’y appuyaient ; il dut satisfaire M. de Tracy. Celui-ci montra de tout temps une grande confiance dans les lumières et les conseils du jeune ami de Cabanis, et il y recourut plus d’une fois ; il prenait un grand intérêt aussi à l’achèvement de cette histoire des stoïciens qui ne devait jamais voir le jour, et que ce démon de la procrastination 62, trop cher à l’auteur, se réservait finalement de nous dérober. Ayant confié à Fauriel le manuscrit de son traité d’économie politique ou de la Volonté, M. de Tracy lui écrivait ces lignes bien honorables pour tous deux :

« …..Avant de me remettre à travailler, j’ai besoin de savoir positivement si je dois tout jeter au feu et m’y reprendre d’une autre manière, moins méthodique peut-être, mais plus pratique. C’est de vous, monsieur, et de vous seul, que je puis espérer ce bon avis, et cela me fera risquer de vous envoyer ce fatras à la première occasion. Au reste, usez-en bien à votre aise et commodité. Prenez-le, laissez-le ; dites-moi sincèrement si vous n’avez pu l’achever. C’est ce que je crains : car je ne crains pas trop que vous ne trouviez pas qu’au fond cela est vrai. Sur toutes choses, que ce soit absolument à vos moments perdus. S’ils n’y suffisent pas, cela ne vaut rien ; car vos moments perdus valent mieux que ceux employés par bien d’autres. Et surtout encore que cela ne dérobe pas un seul instant à vos chers stoïciens. J’en suis bien plus empressé que de tout ce que je peux jamais rêver. Oh ! que c’est un beau cadre ! et que ce sera un beau tableau, quand vous y aurez mis vos idées ! Cela fera bien du bien ; à qui ? A un monde qui n’en vaut guère la peine, d’accord ; mais nous n’en avons pas d’autre ; et il n’y a moyen d’y exister qu’en rêvant à le rendre meilleur. Il n’y a que quelques êtres comme vous qui me raccommodent avec lui. — (Et en post-scriptum) : Ma tête est bien mauvaise ; c’est par elle que je commence à médire de tout ce que je vois. »

M. de Tracy, le solitaire d’Auteuil, comme il s’intitulait volontiers depuis le départ de Cabanis, éprouvé en ces années par des pertes cruelles, était lui-même sujet à de longs accès de découragement ; on aime à surprendre ces natures philosophiques sous un jour affectueux et attendri. Annonçant à Fauriel son Commentaire sur Montesquieu, qui n’était qu’une occasion pour lui, disait-il, d’agiter une foule de questions, il écrivait encore avec une grâce aimable, mais cette fois avec une certaine verdeur d’espérance :

« Je voudrais surtout ne pas me croiser avec vous ; mais, puisque vous dépendez d’événements lointains, je pense toujours que le mieux est de vous aller chercher. Je risquerai de vous parler beaucoup de Montesquieu ; car dans un gîte on rêve, et vous m’y avez encouragé. C’est pour moi le voyage de Rome. J’y profite peu ; mais c’est une façon de jouir que de voir combien les hommes ordinaires de notre temps, tant maudit et même avec justice, voient nettement de bonnes choses que les hommes supérieurs d’un temps très-peu ancien ne voyaient que très-obscurément. Cela me fait enrager d’être vieux. Il vaudrait mieux s’en consoler ; mais chacun tire de ses méditations le fruit qu’il peut ; et cela dépend de l’arbre sur lequel elles sont greffées. Le mien est bien sauvageon : celui de l’amitié est le seul qui porte des fruits toujours doux, disent les Orientaux, et ils ont raison. »

Ne croit-on pas sentir sous ce ton un peu bref, un peu saccadé, et à travers ce sourire du grondeur, le contraste d’un esprit ferme et même rigoureux qui s’allie avec la sensibilité de l’âme ?

Au sein de tant de relations si fructueuses pour l’intelligence comme pour le cœur, au milieu des profonds travaux de divers genres que Fauriel poursuivait et qui bientôt vinrent tous concourir et aboutir dans sa pensée à l’histoire, un premier épisode littéraire se détache, la traduction de la Parthénéide de Baggesen, qu’il publia en 1810. Pour l’ensemble de ses études secrètes, Fauriel n’avait à suivre que sa pente naturelle et l’inspiration même qui lui venait, lente et puissante, en présence des choses ; mais, pour se décider à mettre la dernière main et à publier, il lui fallait presque toujours le stimulant de circonstances accidentelles et le désir surtout de complaire à l’amitié. C’est ainsi qu’il fit plus tard en introduisant parmi nous les deux tragédies de Manzoni ; c’est ainsi qu’il fit d’abord pour la Parthénéide de Baggesen.

Cette traduction, précédée d’un Discours préliminaire très-remarquable, parut, après bien des retards et des ajournements, dans l’été de 1810 ; c’est le seul ouvrage proprement dit que Fauriel ait publié avant l’époque de la Restauration, et, fidèle à son rôle modeste, il le publia sans même se nommer. L’introduction pourtant mérite de compter dans l’histoire de la critique littéraire en France.

L’auteur de cette Parthénéide ou Parthénaïs, Baggesen, poëte danois des plus distingués, l’avait composée en allemand et avait su heureusement lutter en cette langue étrangère avec la Louise de Voss, avec l’Hermann et Dorothée de Goëthe ; son charmant poëme donnait la main aux leurs pour compléter le groupe pastoral. Baggesen était personnellement un caractère plein de saillie, d’imprévu, et d’une bizarrerie qui ne devait pas déplaire ; il avait parfois dans l’esprit une gaieté très-originale qui contrastait avec ses tourments perpétuels et ses mésaventures réelles ou imaginaires. Il passait volontiers de l’exaltation au découragement ; tantôt les calamités de son pays, tantôt ses gênes domestiques, ou même des riens et ce qu’on appelle les mille petites misères de la vie humaine, le jetaient dans des abattements extrêmes, d’où il se relevait tout d’un coup avec vivacité. Il aimait beaucoup la France, et sa femme était Française ou du moins Genevoise. Il était venu à Paris dans sa première jeunesse, il y revint à l’époque du Consulat et fut accueilli avec cordialité dans les cercles d’Auteuil et de la Maisonnette. Un jour qu’il se lamentait de n’avoir pu se loger l’été à Saint-Germain, à portée de Meulan, il écrivait à Fauriel, après une page toute de doléances, ce correctif aimable qui nous le peint naïvement :

« N’allez pourtant pas croire, mon bien aimable ami, que ces maux soient sans remède, et ne vous attristez point trop, en oubliant de rabattre tout ce que mon imagination fiévreuse ajoute au mal réel. Je suis toujours plus à plaindre que je ne suis malheureux 63 ; mais cela doit consoler l’ami qui voit plus loin, car, sachant une fois pour toutes que je mesure tout avec une aune essentiellement fausse, il doit se défier de mon calcul. En vérité je ne l’ai jamais trouvé juste que pour moi-même. Plaignez-moi donc, mais ne vous inquiétez pas… Jouissez, excellent homme, jouissez doublement de la campagne cet été, prenez-en ma part afin que je puisse me dire qu’elle n’est pas perdue. »

Baggesen avait fini pourtant par trouver à se loger près de Marly ; du premier jour il avait baptisé son habitation nouvelle du nom de Violette, et il s’était hâté de donner cette adresse de son invention à ses amis ; mais les lettres qu’on lui adressait (c’était tout simple), ne lui parvenaient pas :

« Je ne comprends point (écrivait-il à Fauriel d’un ton qui fait bien sentir son genre d’humour) comment les lettres dont vous me parlez ne me sont pas parvenues. Le facteur de Marly m’en a trop apporté dès le commencement pour ne pas me connaître….. Le nom de Violette n’y fait rien ; c’est Marly-la-Machine qui décide, qui depuis longtemps ne s’appelle plus Marly-le-Roi, et qui n’est pas encore appelé Marly-l’Empereur. Continuez toutefois d’omettre la Violette pour l’avenir ; ce n’était naturellement qu’un badinage de ma part de vous donner cette adresse, une mauvaise plaisanterie, si vous voulez, en pensant à Villette 64, d’où je m’imaginais que vous pourriez de temps en temps dater vos lettres. J’aime d’ailleurs les noms propres : j’ai toujours été bien aise de porter un nom à moi, et je ne saurais vous dire combien de plaisir il me fait que personne ne s’appelle Fauriel, hors mon ami… Pour ce qui regarde ma Violette, j’y renonce dès à présent dans tous les actes publics, mais rien au monde ne m’y fera renoncer dans les cas privés. Je dirai là-dessus comme disait certain évêque : « En public, madame, vous serez obligée de m’appeler monsieur, mais en particulier vous pouvez m’appeler monseigneur. » N’ai-je pas fait planter une quantité innombrable de violettes au pied de la butte que je viens de faire moi-même dans le jardin, uniquement pour justifier ce nom ? Et n’ai-je pas daté toutes les lettres que j’ai écrites depuis un mois, de Violette, par cette même raison ? Il est vrai que, jusqu’à présent, il n’y a que vous, Mme de C…, ma femme et moi, qui sachions ce nom ; mais mes trois fils grandissent et le sauront un jour, mon meilleur ami M… le saura, et puis la postérité ; c’est tout ce qu’il me faut. Les violettes craignent le grand jour ; c’est au sein de l’amour, de l’amitié et de la poésie qu’elles se cachent. »

Fauriel s’était épris tout d’abord du poëme de la Parthénéide, et s’était dit de le traduire ; mais il y avait des difficultés plus grandes qu’on ne le supposerait aujourd’hui, à risquer cette traduction devant un public très-dédaigneux de goût et très en garde sur le chapitre des admirations étrangères. Fauriel fit là ce qu’on le vit renouveler depuis en d’autres circonstances : il s’associa à l’auteur même qu’il interprétait, entra intimement dans l’esprit du poëme, dans le goût inhérent aux deux poésies et aux deux langues qu’il s’agissait de concilier, provoqua des changements dans l’ouvrage original pour une future édition, et se fit pardonner auprès du poëte ami, qu’il voulait avant tout servir, ses conseils judicieux de remaniement, ou, qui plus est, ses propres retouches exquises et délicates. Mais qu’ai-je dit pardonner ? L’excellent Baggesen n’en était pas là avec lui, et il le suppliait, bien au contraire, d’en agir de la sorte, il le lui répétait chaque jour avec une vivacité et une sincérité intelligente, qui prouve autant pour son esprit que pour son cœur :

« Mais que je vous dise au moins à la hâte (lui écrivait-il) un petit mot sur l’extrême plaisir que m’a fait votre annonce de la traduction des premier, deuxième et quatrième chants de la Parthénais, et surtout votre raisonnement sur la méthode que vous avez adoptée, et sur la manière dont vous pensez continuer ce travail généreux. Je brûle d’impatience de lire ce commencement, sûr de la satisfaction la plus complète. Je ne doute nullement, mon cher Fauriel, que votre traduction, en vous pe rmettant toutes les libertés que vous demandez, ne devienne la meilleure possible, et que, si l’original est un ouvrage manqué, la traduction au moins ne soit un chef-d’œuvre. Rendez-moi comme vous me sentez, c’est-à-dire bien plus beau que je ne suis… »

Et encore :

« Moi, mon cher ami, je ne vous demande qu’une chose, comme à mon traducteur, c’est de ne pas l’être dans le sens ordinaire, mais dans le sens réel, c’est-à-dire de rendre l’âme et non pas le corps de mon ouvrage. Dites les choses, non pas comme je les ai dites, mais comme vous auriez voulu les dire, pour qu’elles deviennent effectivement, non pas les mêmes, mais plus belles. En un mot, coulez ma matière, fondue par la chaleur de votre sentiment, dans la forme de votre goût 65. Plus vous me changerez, pour ce qui regarde la façon, plus je serai charmé, car vous ne me donnerez par là que plus de grâces. Ce n’est pas moi qui parle, c’est la petite Parthénaïs, jalouse de paraître un peu comme il faut dans le beau monde de Paris. »

Il y avait même des moments où la reconnaissance exaltée de Baggesen allait plus loin, et où, ravi des conseils si appropriés de son ami, il voyait déjà en lui un poëte, que sais-je ? un poëte épique, un des maîtres et des rois prochains de l’idéal ; mais il suffisait à Fauriel, pour remplir ici tout son office, d’être un critique éminent, le plus ingénieux et le plus sagace.

Son Discours préliminaire tranche nettement sur tous les livres de rhétorique antérieurs et sur les traités jusqu’alors connus en France. Il se montre d’abord philosophe dans la classification des divers genres poétiques ; il les distingue et les range, non d’après la considération de leur forme extérieure, mais d’après une analyse directe de la nature des choses qu’ils expriment, et de l’impression surtout qu’ils produisent. C’est, on le sent, un critique littéraire né d’une école philosophique, d’une école déjà plus psychologique qu’idéologique, c’est une critique au vrai sens d’Aristote, qui parle chez nous pour la première fois. En même temps, à la définition délicate qu’il donne de l’idylle, à la peinture complaisante et suave qu’il en retrace, je crois retrouver, à travers l’écrivain didactique, l’homme heureux et sensible, l’hôte de la Maisonnette et l’amant de la nature. Il poursuit ingénieusement l’identité de l’idylle sous la diversité des formes ; il se plaît même à la ressaisir, agrandie et ennoblie, jusque dans le cadre des épopées. A certains traits mâles dont il la relève, à ces horizons plus étendus qu’il lui ouvre, à cet âge d’or, domaine du genre, qu’il reporterait volontiers en avant, et qui peut-être, dit-il, est plus chimérique encore dans le passé que dans un avenir indéfini, on croit reconnaître comme de loin l’ami de Cabanis et le partisan, celui qui l’a été ou qui voudrait l’être, du système de la perfectibilité. Les analyses détaillées de la Louise de Voss et de l’Hermann et Dorothée de Goëthe respirent la douceur des modèles et sont de gracieux tableaux. On voudrait seulement plus de rapidité dans l’ensemble du discours, et hâter par moments la marche de l’écrivain circonspect, qui ne fait grâce d’aucun des préparatifs et des appareils de sa pensée. Même lorsqu’on a pour soi la raison, il y a tout lieu d’aller plus vite en France.

Le critique-traducteur peut nous paraître indulgent pour certaines fictions de la Parthénéide, pour cet emploi de la mythologie grecque et des formes homériques dans un sujet tout moderne et tout bourgeois ; mais, s’il plaide par des raisons plus ingénieuses que persuasives en faveur de quelques singularités trop évidentes de son auteur, il n’exagère en rien du moins la valeur générale de l’œuvre ; il fait bien ressortir à l’avance le caractère tout aimable et virginal du poëme, la fraîcheur d’imagination qu’il suppose, même de la part du lecteur. Et puis il y a dans l’épopée idyllique de Baggesen plus que de la grâce, plus que des images riantes ; il y a par moments de la grandeur. Le sujet n’est autre, comme on sait, que le pèlerinage de trois jeunes filles, de trois sœurs à travers l’Oberland jusqu’à la montagne de la Vierge, ou la Iung-Frau. Elles ont pour guide dans cette tournée un jeune étranger, Norfrank, à qui leur père les a confiées. Or, entre autres conceptions plus ou moins heureuses dans leur singularité, le poëte a imaginé à un certain moment de personnifier et de figurer le Dieu du Vertige, gardien des hautes cimes. Cette fiction remplit tout le chant VII du poëme ; elle est d’une énergique et sauvage beauté. Ginguené, peu suspect de germanisme, déclare « qu’on ne balancera sans doute pas à la nommer admirable quand elle aura quelques siècles de plus66. » Fauriel la compare très-justement à celle du géant Adamastor chez Camoëns.

— La peinture du Dieu de l’Hiver, dont Baggesen place le trône au-dessus de tous les glaciers des Alpes, offre aussi de ces traits de vigueur austère qui n’appartiennent qu’aux poëtes supérieurs.

Lorsqu’après des années on mettait Fauriel sur le compte de la Parthénéide et sur ce que la fable de Baggesen avait d’étrange, de bizarre même et de difficilement admissible pour l’imagination, il en convenait volontiers, mais il ajoutait : « Le premier il m’a donné le sentiment des Alpes. »

Le succès de cette publication ne laissa pas d’être assez vif dans le public d’élite auquel s’adressait le traducteur. On vient de voir ce qu’en a dit Ginguené. Quelques Italiens surtout se montrèrent charmés de cette poésie du Nord qui se présentait, cette fois, si brillante, si nette de contours et si fraîchement dessinée. Charles Botta écrivait de Paris à Fauriel, qui jouissait du lendemain de son idylle aux champs :

« 6 juin 1810. J’ai été très-occupé, malade, et par-dessus tout cela bien inquiété par des tracasseries de ce bas-monde. Heureusement que je me réfugiais avec M. Baggesen et vous sur le Mont de la Vierge, et là, oubliant tous les soucis terrestres, j’éprouvais un bonheur inespéré et pour ainsi dire céleste. C’est pour le coup que je crois aux affinités : vous avez rencontré des beautés pures et presque angéliques, vous avez été attiré vers elles, vous les avez saisies, vous en avez été pénétré et nous les avez rendues avec le ton et le style qui leur conviennent. Que vous êtes heureux d’avoir conservé intacte, et j’allais presque dire rugiadosa, cette fleur de l’imagination67 ! »

Monti, en retour de la Parthénéide, envoyait de Milan à Fauriel le second volume de son Iliade, et lui faisait demander son jugement de connaisseur expert en toscan. Manzoni enfin, qui avait passé avec sa mère plusieurs saisons en France dans l’intimité de Fauriel et des hôtes de la Maisonnette, l’aimable Manzoni, réinstallé à Milan, adressait A Parthénéide une pièce de vers allégoriques dans le genre de son Urania, et il semblait se promettre de faire en italien ou une traduction, ou quelque poëme analogue sur ses montagnes. Voici un passage dans lequel il exprime l’impression vive qu’il ressentit lorsque la belle Vierge lui fut présentée par son second guide, par ce cher Fauriel, qui la lui amenait par la main. Manzoni nous pardonnera d’arracher à l’oubli ces quelques vers de sa jeunesse, ce premier jet non corrigé (non corretto, est-il dit en marge), il nous le pardonnera en faveur du témoignage qu’il y rend à son ami :

…….Col tuo secondo duca
Te vidi io prima, e de le sacre danze
O dimentica o schiva ; e pur si franco,
Si numeroso il portamento, e tanto
Di rosea luce ti fioriva il volto,
Che Diva io ti conobbi, e t’adorai.
Ed ei lieto si ridea, si lieta
D’amor primiero ti porgea la destra,
Di sì fidata compagnia, che primo
Giurato avrei che per trovarti ei l’erta
Superasse de l’Alpe, ei le tempeste
Affrontasse del Tuna, e tremebondo
De la mobil Vertigo e da l’ardente
Confusion battuto in sul petroso
Orlo giacesse. Entro il mio cor fean lite
Quegli avversarj che van sempre insieme,
Riverenza ed Amor : ma pur si pio
Aprivi il riso, e non se che di noto
Mi splendea ne’ tuoi guardi, che Amor vinse,
E m’appressai sicuro. E quel cortese
Di cui cara l’immago ed onorata
Sarammi, infin che la purpurea vita
M’irrigherà le vene, a me rivolto,
Con gentil piglio la tua man levando,
Fea d’offrirmela cenno. Ond’ io più baldo
La man ti stesi………….

« La première fois que je te vis, c’était avec ton second guide ; tu avais oublié ou tu dédaignais les danses sacrées, et pourtant ta démarche était si aisée et si pleine de nombre, ton visage rayonnait d’une si rose lueur, que je te reconnus aussitôt Déesse, et que je t’adorai. Et lui, il te souriait avec tant de joie et de bonne grâce, il te tendait, comme en gage du premier amour, une main si tendre et si fidèle, que j’aurais juré que c’était lui d’abord qui, pour te trouver, avait gravi la rampe escarpée de l’Alpe, lui qui avait affronté la tempête du lac de Thoun, et qui, tout tremblant du Vertige et le front battu de l’ardent tourbillon, était tombé à la renverse sans connaissance au bord de l’abîme68. Au dedans de mon cœur, en te voyant, je sentais aux prises ces deux adversaires qui vont toujours ensemble, le Respect et l’Amour ; mais pourtant ton sourire était si clément, et je ne sais quoi de connu me luisait si doucement dans tes regards, que l’Amour l’emporta, et que je m’approchai plein de confiance. Et cet aimable guide, ce courtois ami, dont l’image me sera toujours chère et honorée tant que la vie à flots de pourpre arrosera mes veines, se tournant vers moi, et soulevant gracieusement ta main qu’il tenait, faisait le geste de me l’offrir. Je m’enhardis alors, et je te tendis la main….. »

L’amitié, avec les ans, restera toujours la même ; elle continuera de mûrir entre les deux amis, et acquerra plutôt, en vieillissant, des saveurs croissantes, des qualités plus consommées ; mais il n’est qu’un âge où il lui soit donné de se montrer, pour ainsi dire, dans cette grâce pudique et avec cette noble rougeur au front, âge aimable et rapide, véritablement le seul où, selon le beau mot du poëte, la vie à flots de pourpre arrose nos veines !

Nous aurions trop à dire si nous voulions épuiser, ou simplement énumérer en détail les autres travaux et les autres relations de Fauriel durant ces années de l’Empire qui furent pour lui si remplies et si fécondes. Il n’est presque aucune voie d’études et de connaissances dans laquelle nous ne puissions saisir sa trace cachée, mais profonde, mais certaine. On vient de l’entrevoir un maître plein d’autorité en littérature et en diction italienne ; il s’exerçait à composer dans cet idiome des sonnets dont Manzoni était le confident ; il remontait aux plus anciens auteurs toscans, Fra Guittone, Guido Cavalcanti, Cino di Pistoia, et autres devanciers ou contemporains du Dante, et en ramassait les pièces rares. Ginguené, qui publiait vers cette époque son Histoire littéraire d’Italie, recevait de lui des indications érudites et ne pouvait espérer de juge plus compétent ni plus bienveillant69. Micali, dans le même temps (1813), s’en remettait à lui pour qu’il voulût bien surveiller et annoter la traduction française de son ouvrage (l’Italie avant les Romains)70. — La langue et la littérature grecques lui étaient familières ; ses travaux sur le stoïcisme l’y avaient introduit très-directement, et il devait, avant de publier ses Chants populaires de la Grèce moderne s’y perfectionner encore. On le trouve, dès 1803, reconnu helléniste par Boissonade, et surtout en relation étroite avec les Grecs modernes les plus instruits, Mustoxidi, Basili ; ce dernier lui parlait de « notre bon ami Coray, qui vous aime et vous estime infiniment. » — L’étude du sanscrit l’avait de bonne heure tenté : il s’y était appliqué l’un des premiers en France. M. Hamilton, Anglais qui avait longtemps résidé dans l’Inde, et que la rupture de la paix d’Amiens retenait prisonnier chez nous, était peut-être le seul homme alors sur le continent qui sût le sanscrit : il l’enseigna d’abord à M. de Chézy, à Frédéric Schlegel et à Fauriel lui-même. L’étude de l’arabe sous M. de Sacy n’en souffrait pas ; Fauriel était arrivé à lire avec sûreté la poésie dans ces deux langues. N’est-il pas piquant d’ajouter encore qu’il profitait de son séjour aux champs pour cultiver la botanique, amasser des collections de plantes, et qu’il faisait volontiers, en compagnie de son ami, M. Dupont, « des excursions cryptogamiques à Meudon, lieu chéri des mousses ? » La même sagacité qui le dirigeait dans les recherches historiques primitives, il la portait dans ces investigations d’histoire naturelle ; nous pourrions, si l’on nous pressait, fournir des preuves. Mais ce qu’il devient essentiel de bien saisir et d’indiquer pour ne pas nous perdre dans cette multiplicité de détails et de diversions, dont peut-être il n’a pas triomphé toujours au dehors, c’est que, dès 1810, ou même auparavant, toutes ses études secrètes, ses prédilections croissantes, se rapportaient de plus en plus dans sa pensée à l’histoire, aux origines de l’histoire moderne sur le sol du Midi et au berceau de la civilisation provençale. M. Guizot, en juin 1811, lui écrivant de Nîmes, où il était retourné passer quelque temps, lui demandait des nouvelles de son Dante et de ses troubadours comme d’un travail déjà fort entamé, et le pressait avec intérêt d’entrer avec lui dans quelques développements là-dessus.

Avant de clore cette première partie, tâchons de bien fixer nous-même notre idée, de bien dégager celle de Fauriel, d’atteindre à l’unité profonde et définitive qui était en lui, et que son œuvre, en effet, ne semble pas accuser suffisamment. Fauriel fut amené, par l’étude des littératures, des philosophies, des langues, par l’étude de l’arabe comme par la lecture du Dante, par tous les points à la fois, à sentir la différence qu’il y a entre la société moderne et l’ancienne. Savant original et sagace, érudit philosophe comme il n’y en avait pas eu encore de semblable en France, remettant tout en question et reprenant les racines de toutes choses, il passe des années à préparer, à fouiller, à creuser ; il sonde les sources ; d’autres s’y abreuveront, ou même y donneront leur nom. Ce qu’on a ainsi retrouvé de lui en fait de travaux considérables et silencieux, de matériaux d’études et de masses d’écritures, de glossaires en toute langue (langue basque, dialectes celtiques), est prodigieux ; il étendait en tous sens ses fondations. Mais bientôt, pour qui l’observe de près, tout aboutit manifestement, ou du moins converge dans son esprit, aux origines de la civilisation moderne. Il attachait à ce mouvement de renaissance première la plus grande importance, comme à ce qui avait produit quelque chose de tout à fait distinct de l’antiquité, à savoir, par exemple, l’amour moderne, la chevalerie. Il recherche donc curieusement les origines de ces créations si chères à son âme délicate ; il les recherche en germe chez les Arabes, chez les Vascons, chez les Aquitains et Gallo-Romains, pétris et repétris durant des siècles ; il épie sur ce sol tant remué les réveils d’une végétation vivace partout où il les voit poindre, et il ne met tant de prix à ses chers Provençaux, que parce qu’il découvre véritablement en eux la première fleur de l’arbre moderne.

C’est à l’observer dans cet esprit qu’on le découvre lui-même tirant tout de son fonds, ses idées, ses aperçus ; il entreprend l’histoire des troubadours, non en philologue, ni par esprit de patriotisme local, mais dans une vue intimement philosophique, et, je le répète, parce que cette époque lui paraît offrir la première fleur originale, le premier Avril en fleur de la civilisation moderne. Il pensait que c’est de là qu’il faut dater l’histoire des littératures et des sociétés modernes ; car, si court et si brusquement interrompu qu’ait été ce premier printemps, elles lui doivent leur vraie couleur. — J’exprime ici ces choses plus vivement qu’il ne les exprimait peut-être, mais non pas plus vivement qu’il ne les sentait.

Tel est le vrai Fauriel ; c’est l’histoire qui a l’immense prédominance en lui, même lorsqu’il se présente à titre de critique. De fait, il ne s’occupait de littérature proprement dite que quand son intérêt pour un ami l’y poussait, comme il le fit pour Baggesen et pour Manzoni, et comme il fut poussé encore aux Chants grecs, indépendamment des autres affinités, par de nobles motifs de circonstance. Son but, d’ailleurs, demeurait toujours historique, ses travaux, depuis 1815, se rapportaient entièrement à cette fin, et tout le reste de sa part n’était que moyen ou hors-d’œuvre.

Nous continuerons de le suivre. Qu’on nous pardonne ces développements dont il est bien digne. En nous occupant de Fauriel, nous n’avons pas dû craindre de faire un peu comme lui, d’insister sur les fondations mêmes de notre sujet, et de procéder avec une lenteur consciencieuse, propice aux choses.

SECONDE PARTIE.

Fauriel et Manzoni. — Par où celui-ci se rattache à la France. — Sa jeunesse à Paris ; ses entretiens avec Fauriel. — Carmagnola et Adelchi traduits en français ; contre-coup en Italie. — Relations de Fauriel avec Augustin Thierry, — avec Guillaume de Schlegel. — Fauriel après 1830. — Son Histoire de la Gaule méridionale. — Ses autres écrits.

A partir de 1815, disions-nous, c’est la pensée historique qui domine dans l’esprit de Fauriel ; il y eut pourtant à cette pensée quelques hors-d’œuvre, il y eut plus d’une diversion, et, comme on dit, plus d’une parenthèse. On en peut compter jusqu’à trois ; la première fut la traduction en français des tragédies de Manzoni (1823) ; la seconde fut la publication et la traduction des Chants grecs populaires (1824) ; et je compte enfin pour la troisième et la plus grave, parce qu’elle fut la plus prolongée, le cours public dont Fauriel se trouva chargé après 1830. Si utile que le savant maître ait été dans cette dernière fonction, il y a lieu de regretter sans doute qu’elle l’ait empêché de mener à fin la grande entreprise historique de toute sa vie.

Il n’en est pas ainsi des deux premières tâches qu’il s’imposa et qui pourraient aussi bien s’appeler des inspirations de son esprit et de son cœur. Sa tendre amitié et son admiration sincère pour Manzoni lui suggérèrent l’idée de le faire connaître à la France. C’est là un épisode trop essentiel et trop aimable dans la vie de Fauriel, un épisode trop honorable à la littérature française elle-même, pour que nous n’y insistions pas ici comme nous devons. Parler de Manzoni un peu en détail à propos de Fauriel, ce n’est pas m’écarter de ce dernier, c’est être fidèle à tous deux.

Je dirai plus et sans excéder en rien la plus exacte vérité : Manzoni ne se peut bien connaître à fond que par Fauriel ; celui-ci est l’introducteur direct, secret et presque nécessaire, à l’étude de l’excellent poëte. Manzoni, jeune, tenait à honneur de se dire non-seulement son plus tendre ami, mais son disciple. Un tel mot, de poëte à critique, glorifie assez celui qui le profère pour qu’on ne craigne pas de le redire à la louange des deux. Fauriel le rendait bien d’ailleurs à son ami, moins encore par la manière dont il le louait que par celle dont il le sentait : lui, si ennemi des formes apprises et convenues, de tout ce qui avait une teinte de rhétorique ou d’académie, il n’en était que plus sensible à la poésie, à une certaine poësie pathétique et simple ; or, il y avait deux lectures en ce genre qui ne lui donnaient pas seulement l’émotion morale, mais qui avaient le pouvoir d’accélérer son pouls, de le faire battre plus vite : c’étaient certains chœurs d’Euripide et les chœurs de Manzoni.

La mère de Manzoni, la fille de Beccaria, vint en France sous le Consulat et y vécut beaucoup dans la société d’Auteuil, dans l’intimité de Cabanis et de Mme de Condorcet ; lorsque son fils le rejoignit quelque temps après, ou y revint avec elle, il se trouva initié dans le même monde, et il y connut Fauriel. C’est à lui qu’il montrait d’abord (en février 1806) la pièce de vers, qui fut son tout premier début, sur la mort de Carlo Imbonati, cet admirable ami que venait de perdre sa mère. Fauriel, en faisant accueil à une production si pleine de chaleur et brillante de promesses, entra aussitôt avec le jeune poëte dans une de ces discussions ingénieuses et précises telles qu’il les aimait : il lui conseilla de se perfectionner de plus en plus dans l’usage des vers sciolti, et lui indiqua à cet égard les modèles qu’il préférait. Tous deux déjà s’accordaient sur certaines remarques très-fines : se retrancher les rimes quand on fait des vers italiens, ce n’était pas tant (selon eux) supprimer une difficulté qu’un secours bien souvent et une excuse. En effet, les premières pensées étant une fois trouvées, la nécessité de la rime, quand on se l’impose, suggère une quantité d’autres pensées de détail, et surtout une foule de ces menues images qui sont réputées les élégances d’une composition, et qui achèvent même la pensée principale quand elles n’en détournent pas. Dans les sciolti, au contraire, le poëte, n’étant plus provoqué par la rime, doit tirer tout de son fonds et défrayer en quelque sorte son vers avec ses seules ressources ; il peut viser plus librement au simple et au principal, mais à condition d’avoir en lui la force qui approprie le style et le ton aux choses, la fertilité des images et le mouvement des pensées, en un mot les qualités les plus réelles du talent. Parini, dans ses sciolti, a prouvé qu’il les possédait toutes ; il arrive à la combinaison du poétique et du vrai, à la perfection de l’œuvre, et, pour le peindre avec ses propres couleurs, on dirait que, ses vers découlant d’une noble veine, une muse savante les ait fait passer à l’ardent foyer de l’art :

……….Da nobil vena
Scendano ; e all’ acre foco
Dell’ arte imponga la sottil Camena.

Manzoni, dont c’étaient là les premiers discours avec Fauriel, dirigea de bonne heure son style de ce côté, selon cette vue élevée et sévère. Le divin Parini, comme il l’appelait quelquefois, fut son premier maître ; mais, en avançant, son vers tendit de plus en plus à se dégager de toute imitation prochaine, à se retremper directement dans la vérité et la nature.

Combien de fois, vers cet été de 1806 ou de quelques-unes des années qui suivirent, soit dans le jardin de la Maisonnette, soit au dehors, le long du coteau de Sainte-Avoie, au bord de cette crête d’où l’on voit si bien le cours de la Seine, avec son île couverte de saules et de peupliers, et d’où l’œil embrasse avec bonheur cette fraîche et tranquille vallée, les deux amis allaient discourant entre eux du but suprême de toute poésie, des fausses images qu’il importait avant tout de dépouiller, et du bel art simple qu’il s’agissait de faire revivre ! Non, Descartes ne prescrivit jamais plus instamment à son philosophe de se débarrasser des idées apprises et des préjugés de l’éducation, que Fauriel ne recommandait au poëte de s’affranchir de ces fausses images qui ne sont réputées poétiques qu’en vertu de l’habitude. Cela se passait sous le règne de Delille et en pleine période impériale. « Il faut que la poésie soit tirée du fond du cœur, il faut sentir et savoir exprimer ses sentiments avec sincérité, » c’était là le premier article de cette réforme poétique méditée entre Fauriel et Manzoni. Celui-ci pourtant éprouvait des regrets pénibles au milieu de ses espérances : en même temps qu’il sentait que la poésie n’est réellement conforme à ses origines et à son but que lorsqu’elle se rattache à la vie vraie d’une société et d’un peuple, il comprenait que, pour toutes sortes de causes, l’Italie restait un peu en dehors de cette destinée naturelle ; l’extrême division des États, l’absence d’un grand centre, la paresse et l’ignorance, ou les prétentions locales, avaient établi de profondes différences entre la langue ou plutôt les langues parlées, et la langue écrite. Celle-ci, toute de propos délibéré et de choix, devenue presque une langue morte, ne pouvait saisir, ni exercer sur les populations diverses une action directe, immédiate, universelle ; de sorte que, par une contradiction singulière, la première condition, là-bas, d’une langue poétique pure, ferme et simple, était de reposer sur quelque chose d’artificiel. Manzoni sentit de bonne heure, et peut-être aussi il s’exagérait un peu cet inconvénient ; le fait est qu’il ne voyait jamais sans un plaisir mêlé d’envie le public de Paris applaudir en masse aux comédies de Molière ; cette communication immédiate et intelligente de tout un peuple avec les productions du génie, et qui, seule, peut attester à celui-ci sa vie réelle, lui semblait refusée à une nation trop partagée et comme cantonnée par dialectes ; lui qui devait réunir un jour toutes les intelligences élevées de son pays dans un sentiment unanime d’admiration, il ne croyait pas assez cette unanimité possible, et en tout cas il regrettait que la masse du public n’en fît pas le fond.

Fauriel l’encourageait avec autorité et par d’illustres exemples empruntés à l’Italie même, dont les grands écrivains avaient eu de tout temps à triompher de difficultés plus ou moins semblables. Manzoni d’ailleurs, en ces années de jeunesse, recueillait ses idées et les mûrissait tour à tour sous les soleils de France et de Lombardie, plutôt qu’il ne se hâtait de les produire. Son petit poëme d’Urania était commencé en 1807 ; il méditait un peu vaguement quelque projet de long poëme, tel que la Fondation de Venise, par exemple ; mais surtout il vivait avec abondance et sans arrière-pensée de la vie morale, de la vie du cœur ; il perdait son père en 1807, il se mariait en 1808 : il s’occupait d’agriculture et d’embellir sa résidence de Brusuglio, près de Milan ; il revenait voir en France ses bons amis de la Maisonnette, et donnait Fauriel pour parrain au premier-né de ses enfants, à sa fille Juliette-Claudine, comme on l’avait nommée. Les saisons ainsi se passaient pour lui entre la famille, les arbres et les vers et encore ces derniers semblaient-ils tenir la moindre place dans son attention. Le Grec Mustoxidi écrivait de Milan à Fauriel : « Alexandre (Manzoni) et le reste de la famille se portent bien et parlent souvent de vous : lui, tout entier aux soins domestiques, il me semble s’éloigner trop fréquemment des Muses, qui pourtant lui furent si prodigues de leurs dons71. » Manzoni ne s’éloignait pas autant de la poésie qu’il le paraissait, et elle devait revenir, après quelque retard, avec de nouvelles et plus saines douceurs. Adonné à la famille comme un Racine qui se serait retiré un peu trop tôt, converti, vers 1810, aux idées religieuses et à la pratique chrétienne, père, époux, ami, il se livrait de bonne foi aux sentiments humains régularisés, aux habitudes naturelles et pures ; il y plongeait comme en pleine terre. Patience ! l’imagination avec lui retrouvera son jour ; âme non moins ardente que délicate, elle ne le laissa jamais. Il était de ceux en qui allait se vérifier un mot que lui avait dit Fauriel au début : « L’imagination, quand elle s’applique aux idées morales, se fortifie et redouble d’énergie avec l’âge, au lieu de se refroidir. »

Manzoni s’occupait donc, sinon à produire de la poésie en ces années, du moins à jouir de tout ce qui en fait le sujet même et la meilleure part. Si l’architecture et les plans de villa dignes de Palladio semblaient parfois usurper un peu magnifiquement sur ses rêves, l’agriculture et ses charmes innocents remplissaient plus à souhait et plus sûrement ses loisirs. Il recevait de Fauriel des graines choisies, des assortiments nombreux de semences, qui allaient remplir le vœu de l’amitié en tombant sur une terre heureuse ; mais les vers à soie surtout et les mûriers étaient sa grande affaire dès la fin de mai, car on filait les cocons au logis. Un certain jour, dès les premiers temps de son installation à la campagne, un essaim d’abeilles vint élire domicile dans le jardin et se prêter à son observation familière, comme pour fournir une suite de plaisirs et d’occupations classiques à ce fils de Virgile. C’étaient là des joies pures, et la poésie ne pouvait être loin.

On a dit et il est à croire que ce fut en effet pendant un séjour à Paris, vers les premiers mois de 1810, qu’arrivèrent à Manzoni les premières idées et les lumières déterminantes dans lesquelles il lui sembla voir une indication divine ; son changement de direction religieuse data de ce moment. Toute recherche à ce sujet serait indiscrète. On peut conjecturer seulement qu’il y eut là pour l’amitié une épreuve assez délicate à traverser. Fauriel était le plus équitable, le plus tolérant, le moins décisif assurément des penseurs ; mais il demeurait dans ses propres voies ; il était occupé, hier encore, à étudier la sagesse humaine dans la personne de ses plus orgueilleux représentants. Manzoni pouvait craindre pour cette science de son cher historien du stoïcisme qu’elle ne fût un obstacle à ce qui est surtout révélé aux petits et aux simples. Que se passa-t-il là à un certain moment, entre ces deux cœurs, entre le philosophe toujours modeste et le croyant d’autant plus aimant ? Si ce dernier s’essaya jamais à toucher au sein de l’autre un coin de cette chose, à ses yeux la plus importante, ce dut être avec une discrétion bien tendre. Nul auprès d’eux n’en a su le mystère. En résultat, leur intimité n’en ressentit aucune diminution, aucun refroidissement.

Les événements de 1813-1814 apportèrent forcément une grande interruption dans le commerce des deux amis. C’est vers cet intervalle que Manzoni publia ou composa les Hymnes sacrés dans lesquels il tâchait, disait-il, de ramener à la religion ces sentiments nobles, grands et humains, qui découlent naturellement d’elle72. Cette époque fut celle de sa transformation entière, même en poésie ; l’étude et le temps firent éclore et développèrent au sein de son talent les germes lentement préparés ; sans doute le souvenir médité des anciens entretiens avec son ami y contribua beaucoup. Au printemps de 1816, nous trouvons Manzoni s’occupant avec ardeur d’écrire sa tragédie de Carmalogna, et le lien littéraire qui le rattache à Fauriel se renoue étroitement. Les deux tragédies de Carmagnola et d’Adelchi, c’est-à-dire ce que le drame romantique a produit de plus distingué en Europe durant cette période de 1815 à 1830, ne sauraient sans doute se considérer comme un appendice de l’histoire littéraire du romantisme en France sous la Restauration ; mais il nous suffit que ces deux œuvres remarquables y tiennent par plusieurs de leurs racines. L’Italie, aux diverses époques, a toujours tant influé sur la France par sa littérature, qu’il était bon qu’à un certain moment la France le lui rendît en la personne d’un si noble poëte dramatique.

En s’appliquant à la composition de ses tragédies historiques indépendamment de toute règle factice, en combinant l’étude sévère et la passion, la fidélité à l’esprit, aux mœurs et aux caractères particuliers de l’époque, et les sentiments humains généraux s’exprimant dans un langage digne et naturel, Manzoni ne faisait autre chose que réaliser avec originalité le vœu déjà ancien de son ami, et donner la vie poétique aux idées qu’ils avaient autrefois agitées ensemble. Lorsque Fauriel vit l’œuvre et lut ce Carmagnola à lui dédié, il put aussitôt reconnaître son idéal et s’écrier : Le voilà ! La critique, évidemment, avait préexisté ici, et, jusqu’à un certain point, présidé à la tentative de l’art, mais une critique sage, ramenée aux notions premières du bon sens, y dirigeant et y réduisant sa réforme. La vieille critique ayant comme à plaisir encombré la scène de toutes sortes d’appareils et de barrières qui étaient autant de ressorts pour la médiocrité et de piéges pour le talent, il avait falludéblayer le terrain au préalable, avant de s’y lancer de nouveau. C’est une partie de la tâche que s’imposèrent en Italie, dès 1818 et 1819, les jeunes rédacteurs du journal intitulé il Conciliatore, tous amis de Manzoni, et dont le groupe nous offre plus d’un nom connu, Silvio Pellico, Grossi, Hermès Visconti, Berchet. Ce journal, qui ne subsista guère plus d’une année, et que les circonstances politiques interrompirent, est indispensable pour la connaissance précise de ce que projetait la jeune école par delà les monts. Un voyage que Manzoni fit à Paris sur la fin de 1819, et qui se prolongea durant une moitié de 1820, dans le temps même où paraissait son Carmagnola, le remettait en communication active, habituelle, avec l’ami dont il était séparé depuis des années. On se retrempa dans des entretiens à fond sur tous les sujets sérieux et délicats qui occupaient alors l’élite des esprits. MM. Augustin Thierry et Cousin prenaient une vive part à ces discussions, M. Cousin surtout, qui fit le voyage d’Italie et y rejoignit Manzoni un ou deux mois après, comme pour y continuer avec feu la conversation de la veille. A défaut de tant d’éloquents discours et des jeunes paroles aux ailes légères qu’on ne peut ressaisir73, la traduction que Fauriel publia, en 1823, de Carmagnola, d’Adelchi et de quelques morceaux critiques qui s’y rapportent, offre du moins un témoignage subsistant de ce moment littéraire si animé et si plein d’intérêt. Il n’est pas inutile d’y insister encore après plus de vingt ans. Sans doute il nous importe peu aujourd’hui qu’Hermès Visconti, dans un spirituel dialogue, ait trouvé de bonnes raisons contre l’arbitraire des règles relatives à l’unité de temps et de lieu, que Manzoni en ait trouvé de non moins piquantes et de décisives dans sa lettre à M. Chauvet : c’étaient là des questions élémentaires, des discussions en quelque sorte négatives, auxquelles les réformateurs se voyaient ramenés sans cesse par des chicanes obstinées dont le temps a fait justice ; mais il était d’autres soins plus essentiels et plus intérieurs de la réforme dramatique tentée alors, d’autres coins marquants de son but, qu’on ne saurait trop rappeler, car il n’a peut-être pas été fait, depuis, un seul pas qui ait avancé la cause de l’art dans la même voie, ou qui bien plutôt ne l’ait pas fait rétrograder, en la compromettant par tous les oublis et tous les excès.

Manzoni, on le sait, travaillait lentement ses tragédies ; cette lenteur, qui peut tenir à diverses causes, à la délicatesse et à la fantaisie même d’une organisation nerveuse, aux irrégularités de la machine physique, qui ne suit pas toujours le train de l’esprit, n’est pas chose à louer absolument en elle-même : ce qui mérite d’être loué à coup sûr et proposé en exemple, c’est la conscience qu’il a mise à préparer les matériaux et à étudier les sujets de ses compositions. Ainsi, pour son Adelchi ou Adelghis, lorsqu’il commença sérieusement à s’en occuper après son retour de Paris à Milan, dans les derniers mois de 1820, que fit le poëte ? Il se mit à étudier en historien, en digne émule des hommes qu’il venait de visiter, tout ce qu’il put trouver dans les chroniques sur les circonstances de la domination et de l’état des Lombards en Italie ; il ne lut pas superficiellement, à la légère, et pour se donner le plaisir d’ajouter une bordure tant soit peu locale et une teinte quelconque de moyen âge à une œuvre de fantaisie : non, il aborda le fond même, il s’enfonça dans la collection Rerum italicarum de Muratori ; il hanta même, comme il le disait en souriant, quelques-uns des dix-neuf gros complices de M. Augustin Thierry74. Les rapports immédiats de l’histoire de Charlemagne avec celle des Lombards ne l’intéressaient pas uniquement ; il cherchait à se bien fixer sur les conditions générales de l’établissement de tous les conquérants barbares, sur les différences en particulier qu’il pouvait y avoir entre les habitudes des Franks et celles des Lombards mêmes ; il aurait voulu pouvoir découvrir quelque chose de l’état de la population indigène sous ces derniers, deviner ce qui en était de ces peuples subjugués et possédés sur le compte desquels rien ne transpire, que taisent les chroniques, que les historiens modernes ne soupçonnent pas, et dont un de ses chœurs nous rend le sourd et profond gémissement. Au sortir de ces études préliminaires, Manzoni aurait été en mesure, à volonté, d’entreprendre une histoire des Lombards comme auraient pu le faire Augustin Thierry et Fauriel, ou bien d’écrire une tragédie. Le Discours historique qui sert de préface à sa pièce le prouve assez ; je le comparerais presque, pour le ton comme pour le fond, à quelqu’une de ces piquantes lettres critiques d’Augustin Thierry sur notre propre histoire ; sans avoir la prétention d’éclairer celle du nord de l’Italie au ixe  siècle, ce Discours a pour effet d’en rendre l’obscurité visible, et démontre que ce qu’on prenait pour de la lumière n’en est pas. Ce qui impatientait Manzoni par-dessus tout, ce qui ne l’impatientait pas moins que son confrère Thierry (il lui donnait ce nom), c’étaient les formules vagues, lâches, vulgaires, à l’aide desquelles les historiens modernes avaient recouvert et comme étouffé des questions qu’ils n’apercevaient pas. Il avait coutume de résumer agréablement le sens de son Discours historique à peu près en ces termes : « Je leur ai donné à savoir qu’ils n’en savent rien, et je leur ai dit que je n’ai rien à en dire, après quoi je les quitte, en les priant de faire de longues études pour nous en dire quelque chose. On m’avouera que c’est un pas de fait. »

C’est par de telles préparations que le poëte, sévère pour lui-même et de moins en moins satisfait en avançant de son personnage romanesque d’Adelghis, qu’il avait imaginé sur des données historiques moins sûres et avant ses dernières études, prenait sa revanche tout à côté, et qu’il se rendait digne de ressaisir, de retracer dans ses vrais linéaments la figure non colossale, mais grande encore, de Charlemagne75.

Et qu’on ne dise pas que l’idéal ait souffert au milieu de cette application patiente ; le personnage d’Hermangarde a toute sa pureté et son exaltation tendre, les chœurs ont leur pathétique ou leur éclat. Il résulte seulement de cette combinaison de soins que l’esprit de l’histoire vit sincèrement dans un sujet de tragédie d’ailleurs populaire, et que Gœthe, par exemple, ou Fauriel, étaient satisfaits en même temps que l’eût été la foule, si elle avait pu y applaudir. Quand je songe à ces deux pièces isolées qui se tiennent debout là-bas comme deux belles colonnes, et qui semblaient nous prêter d’avance le portique de l’édifice, à charge pour nous de le poursuivre, j’ai peine à ne pas rougir de ce que, sous nos yeux, ce rêve de théâtre est devenu.

Je continue et veux ici rassembler tout ce qui tient à un épisode attachant pour lequel il n’est pas besoin d’excuse. Est-ce donc là m’écarter le moins du monde de mon sujet ? Je fais ressortir à quel degré Manzoni, lié à la France par Fauriel, a été, en Italie, un représentant et un frère de l’école historique française. Je fais toucher du doigt le lien et le nœud. Cette école n’ayant point produit son poëte dramatique chez nous, elle l’a eu dans Manzoni.

Fauriel, à cette époque, nourrissait certain vague projet de composer un roman historique, dont il aurait sans doute placé la scène dans le midi de la France, en un de ces âges qu’il savait si bien. Après avoir terminé Adelchi, et avoir eu un instant l’idée (mais sans y donner suite) d’une tragédie de Spartacus, Manzoni commença, de son côté, à songer à son roman des Promessi Sposi. Vers le même temps, son ami Grossi s’occupait d’un grand poëme historique, les Lombards à la première Croisade ; c’était le moment de la pleine vogue d’Ivanhoe. De là d’actives discussions et mille idées en jeu, soit par correspondance, soit surtout de vive voix durant le séjour que Fauriel alla faire en Italie dans les années 1823-1825. Il s’agissait, par exemple, comme question principale entre les deux amis, de la mesure selon laquelle l’histoire et la poésie peuvent se combiner sans se nuire. Fauriel inclinait à croire que dorénavant, dans cette lutte, la poésie proprement dite aurait de plus en plus le dessous. Manzoni ne le pensait pas tout à fait ainsi, et maintenait que, nonobstant toutes apparences et tous pronostics contraires, la poésie ne veut pas mourir. Tous deux s’accordaient à reconnaître que, dans un système de roman, il y a lieu d’inventer des faits pour développer des mœurs historiques : « Or, c’est là, répliquait Manzoni, c’est là une ressource très-heureuse de cette poésie qui, comme je vous le disais, ne veut pas mourir ; la narration historique lui est interdite, puisque l’exposé des faits a, pour la curiosité très-raisonnable des hommes, un charme qui dégoûte des inventions poétiques qu’on veut y mêler, et qui les fait même paraître puériles ; mais rassembler les traits caractéristiques d’une époque de la société et les développer dans une action, profiter de l’histoire sans se mettre en concurrence avec elle, sans prétendre faire ce qu’elle fait mieux, voilà ce qui me paraît encore réservé à la poésie, et ce qu’à son tour elle seule peut faire. » Nous ne croyons pas trop nous tromper en résumant de la sorte l’opinion du poëte.

Et pour le style, soit en prose, soit en vers, pour la forme de l’expression, que de soins, que de scrupules ! Dans la tragédie en particulier, quel art insensible pour concilier le simple et le noble, l’expression libre, naturelle, par moments familière, et l’expression idéale ! Quelle étude, au contraire, n’avait-on pas faite dans l’ancienne tragédie pour atteindre à un but opposé, pour ne faire parler les hommes ni comme ils parlent naturellement, ni comme ils peuvent parler aux heures d’exaltation sincère, pour écarter à la fois la prose et la poésie, et y substituer je ne sais quelle froide rhétorique ! L’effort raisonné de Manzoni était précisément inverse, et le suffrage des juges compétents s’accorde à dire qu’il a réussi. Entre ces juges, j’ai assez marqué qu’il n’en était aucun auquel il s’en remît plus absolument et avec plus de confiance qu’à Fauriel ; mais c’est peut-être tandis qu’il s’occupait d’écrire son roman des Promessi Sposi, que ces questions fines, qui touchent à la forme du langage et comme à l’étoffe même de la prose italienne, revenaient plus habituellement entre eux. De tels détails, qui font entrer dans la confidence du talent, ont un prix si vrai, si pur, si désintéressé, qu’on nous pardonnera, que Manzoni lui-même nous pardonnera, nous l’espérons, d’essayer de les fixer ici dans sa bouche avec quelque précision et avec quelque suite, sur la foi d’un témoin ami qui croit avoir fidèlement retenu. Les conditions du bon style en italien sont, il ne faut pas l’oublier, très-particulières et très-différentes de ce qui a lieu chez nous.

« Lorsqu’un Français cherche à rendre ses idées de son mieux, disait Manzoni à Fauriel un jour qu’il ressentait plus vivement ces difficultés et ces scrupules qui sont la conscience de l’écrivain, voyez quelle abondance et quelle variété de tours, de modi, il trouve dans cette langue qu’il a toujours parlée, dans cette langue qui se fait depuis si longtemps et tous les jours dans tant de livres, dans tant de conversations, dans tant de débats de tous les genres. Avec cela, il a une règle pour le choix de ses expressions, et cette règle, il la trouve dans ses souvenirs, dans ses habitudes, qui lui donnent un sentiment presque sûr de la conformité de son style avec l’esprit général de la langue ; il n’a pas de dictionnaire à consulter pour savoir si un mot choquera ou s’il passera : il se demande si c’est français ou non, et il est à peu près sûr de sa réponse. Cette richesse de tours et cette habitude de les employer lui donnent encore le moyen d’en inventer à son usage avec une certaine assurance, car l’analogie est un champ vaste et fertile en proportion du positif de la langue : ainsi il peut rendre ce qu’il y a d’original et de nouveau dans ses idées par des formules encore très-rapprochées de l’usage commun, et il peut marquer presque avec précision la limite entre la hardiesse et l’extravagance. Imaginez-vous au lieu de cela un Italien qui écrit, s’il n’est pas Toscan, dans une langue qu’il n’a presque jamais parlée, et qui (si même il est né dans le pays privilégié) écrit dans une langue qui est parlée par un petit nombre d’habitants des l’Italie ; une langue dans laquelle on ne discute pas verbalement de grandes questions ; une langue dans laquelle les ouvrages relatifs aux sciences morales sont très-rares et à distance ; une langue qui (si l’on en croit ceux qui en parlent davantage) a été corrompue et défigurée justement par les écrivains qui ont traité les matières les plus importantes dans les derniers temps ; de sorte que, pour les bonnes idées modernes, il n’y aurait pas un type général d’expression dans ce qu’on a fait jusqu’à ce jour en Italie. Il manque complétement à ce pauvre écrivain ce sentiment, pour ainsi dire, de communion avec son lecteur, cette certitude de manier un instrument également connu de tous les deux. Qu’il se demande si la phrase qu’il vient d’écrire est italienne ; comment pourra-t-il faire une réponse assurée à une question qui n’est pas précise ? Car, que signifie italien dans ce sens ? Selon quelques-uns, ce qui est consigné dans la Crusca ; selon quelques autres, ce qui est compris dans toute l’Italie ou par les classes cultivées ; la plupart n’appliquent à ce mot aucune idée déterminée. Je vous exprime ici d’une manière bien vague et bien incomplète un sentiment réel et pénible. La connaissance que vous avez de notre langue vous suggérera tout de suite ce qui manque à mes idées ; mais j’ai bien peur qu’elle ne vous amène pas à en contester le fond. Dans la rigueur farouche et pédantesque de nos puristi, il y a, à mon avis, un sentiment général fort raisonnable, c’est le besoin d’une certaine fixité, d’une langue convenue entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent. Je crois seulement qu’ils ont tort de croire que toute une langue est dans la Crusca et dans les écrivains classiques, et que, quand elle y serait, ils auraient encore tort de prétendre qu’on l’y cherchât, qu’on l’apprît, qu’on s’en servît. Car il est absolument impossible que des souvenirs d’une lecture il résulte une connaissance sûre, vaste, applicable à chaque instant, de tout le matériel d’une langue. Dites-moi à présent ce que doit faire un Italien qui, ne sachant faire autre chose, veut écrire. Pour moi, dans le désespoir de trouver une règle constante et spéciale pour bien faire ce métier, je crois cependant qu’il y a pour nous une perfection approximative du style, et que, pour y atteindre le plus possible dans ses écrits, il faut penser beaucoup à ce qu’on va dire, avoir beaucoup lu les Italiens dits classiques et les écrivains des autres langues, les Français surtout, avoir parlé de matières importantes avec ses concitoyens, et que, moyennant cette combinaison de soins ; on peut acquérir une certaine promptitude à trouver, dans la langue qu’on appelle bonne, ce qu’elle contient d’applicable à nos besoins actuels, une certaine aptitude à l’étendre par l’analogie, et un certain tact pour tirer de la langue française ce qui peut en passer dans la nôtre, sans choquer par une forte dissonance, et sans y apporter de l’obscurité. Ainsi, avec un travail plus pénible et plus opiniâtre, on fera le moins mal possible ce que chez vous l’on fait bien presque avec facilité. Je pense avec vous que bien écrire un roman en italien est une des choses les plus difficiles ; mais je trouve cette difficulté dans d’autres sujets, quoiqu’à un moindre degré, et avec la connaissance non pas complète, mais très-sûre, que j’ai des imperfections de l’ouvrier, je sens aussi d’une manière presque aussi sûre qu’il y en a beaucoup dans la matière76. »

Fauriel, à ces raisons ingénieuses, ne contestait qu’à demi ; il avait pourtant aussi de quoi opposer. L’Italie avait toujours eu ses grands écrivains ; comment serait-il dit qu’elle n’en aurait pas encore ? Était-il si fâcheux, après tout, d’être dans la nécessité de choisir et, jusqu’à un certain point, de former sa langue, de la tenir au-dessus des jargons du jour, et de la rapporter à un type supérieur qui s’appuie directement par un si large côté aux exemples des vieux maîtres ? La part faite aux difficultés réelles, restait toujours celle du talent : Fauriel la montrait bien belle encore et bien grande ; il osait sans doute renvoyer à son ami un reproche qu’il en avait souvent reçu, et l’engageait à moins mesurer son travail sur un idéal de perfection qu’il n’est pas donné d’atteindre, même à ceux qui en ont le sentiment ; il lui rendait à son tour cette gracieuse guerre que Manzoni aimait à lui faire, sur son incontentabilité. Lui, en effet, dans ce qu’il produisait, il était incontentable sur le fond ; Manzoni l’est sur le style.

Circonstance remarquable et dont l’espèce de contradiction n’aura pas échappé, Fauriel, qui, dans ses écrits français, était loin d’être un maître de la forme, et s’en souciait assez peu, devenait un arbitre exquis et sûr dès qu’il s’agissait de langue italienne et de style toscan. Il semblait qu’en cela la difficulté même et la nouveauté de l’application aiguisassent son goût et le tinssent en éveil. Le fait constant, c’est qu’en telles décisions fines il était volontiers reconnu pour oracle. Les pièces les plus achevées aimaient à en passer par son tribunal et savaient avoir toujours quelque chose à gagner à ses rittochi. J’admets que l’Italie, malgré sa Toscane, ait, à quelques égards, l’inconvénient de la province, c’est-à-dire qu’on y sente le manque d’un grand centre, d’une capitale qui donne le mouvement à la langue et en règle le ton à chaque moment. Dans cette incertitude, que faire, quand on a la noble ambition d’être écrivain ? S’en remettre en idée à quelques juges d’élite, écrire en vue de leur suffrage, qui tient lieu et qui répond d’avance de tous les autres. En ce sens, Fauriel était un coin de la capitale de Manzoni, il était l’un des membres les plus présents de cette capitale disséminée.

N’exagérons rien ; nous ne serons que vrai en affirmant que la publication en France des tragédies traduites par Fauriel, et les jugements dont il les accompagna, eurent à l’instant leur contre-coup en Italie ; les éloges de Gœthe, que le critique avait enregistrés, ceux qu’il avait ajoutés lui-même, ces glorieux ou graves suffrages, venant du dehors, posaient, comme on dit, Manzoni chez les siens et préparaient les voies au succès prodigieux de son roman. Je tirerai d’une lettre d’Hermès Visconti à Fauriel un curieux passage qui prouve l’exactitude de cette assertion ; je traduis textuellement :

« (Milan, 10 août 1823.) J’ai lu avec un singulier plaisir l’Adelchi et le Carmagnola français. — Pour ce qui est de la traduction de mon petit Dialogue, je ne puis que trouver en vérité que vous avez voulu faire preuve envers moi d’une bonne grâce extrême. — Permettez-moi de vous dire que, dans le reste du volume, il est rendu pour la première fois justice, et sous tous les points de vue, au talent de notre ami ; cela va devenir on ne saurait plus utile à sa réputation littéraire, même parmi nous. Non que, de prime abord, je suppose la moyenne de nos lecteurs en mesure de sentir et d’apprécier les observations générales qui font ressortir l’importance du système dramatique créé en partie et suivi par Alexandre ; ils n’entendront pas très-bien non plus les observations de détail dues à Gœthe. Néanmoins, si les productions suivantes d’Alexandre trouvent au delà des Alpes des analyses et des éloges comme ceux qu’on vient de faire pour Carmagnola et Adelchi, je crois que ce sera le meilleur moyen de persuader à nos dilettanti de littérature qu’ils possèdent un grand poëte parmi leurs concitoyens, et peut-être, avec le temps, de les accoutumer à l’idée que les tragédies d’Alfieri ne sont pas les meilleures tragédies italiennes. Pour le moment, nous sommes bien loin de là. Seulement un petit nombre de personnes commencent à dire tout bas que Manzoni est le meilleur des poëtes italiens vivants ; les autres pensent suffisamment le louer en le qualifiant un poëte au-dessus du commun et un prosateur estimable, sans parler de ceux qui le croient ou affectent de le croire un beau talent fourvoyé. »

Les choses, à cet égard, se passèrent bien mieux que Visconti ne l’augurait ; le mouvement des esprits en faveur de la nouvelle école se prononça avec rapidité. Moins de trois ans après la date de cette lettre, le poëme de Grossi (les Lombards à la Croisade), à la veille d’être publié (avril 1826), réunissait un nombre de souscripteurs sans exemple dans le pays, 1,600, je crois. Enfin, les Promessi Sposi ayant paru dans l’été de 1827, le succès dépassa l’attente ; 600 exemplaires (ces chiffres, qu’on le sache bien, signifient beaucoup) furent enlevés en quinze jours ; le livre fit fureur ; on ne parlait que de cela dans tout Milan, et dans les antichambres mêmes on se cotisait pour l’acheter. Les témoignages empressés, les lettres de félicitations arrivaient de tous les bords et de tous les rangs. C’était, en un mot, partie gagnée et pour le poëte et pour la cause.

Fauriel, qui dut se trouver si heureux du triomphe de son ami, avait assisté de près à la composition de l’ouvrage. J’ai dit qu’il fit un long séjour en Italie, soit à Milan, soit à Florence et dans d’autres villes ; il arriva à Milan dans l’automne de 1823, et il n’était de retour en France qu’en novembre 1825. Une grande douleur l’avait décidé à ce voyage, de tout temps projeté, mais différé toujours : il avait perdu, au mois de septembre 1822, l’amie constante à laquelle il avait consacré sa vie, et qu’il n’avait pas quittée depuis vingt années. Dans le vide immense que lui causa la mort de Mme de Condorcet, il sentit le besoin de se reprendre à ce qui lui restait de liens et de souvenirs, et de se rapprocher d’une famille qui était comme celle de son adoption : il alla s’asseoir au foyer de Manzoni.

C’est pendant cette absence (1824) que parurent les Chants populaires de la Grèce moderne, préparés par lui avant son départ, celui de tous ses ouvrages qui a eu le plus de vogue dans le public, et qui a d’abord suffi à classer son nom. Divers motifs l’avaient porté à ce travail généreux ; il était jaloux, lui aussi, de payer son tribut à une noble cause ; déjà, en 1823, nous le voyons publier une traduction libre des Réfugiés de Parla, poëme lyrique de Berchet77. Dès les premiers chants grecs modernes qu’il avait entendu réciter à ses amis Mustoxidi et Piccolos, Fauriel en avait été enthousiaste et s’était dit : « Ce sont ces chants surtout qui feront connaître et aimer la Grèce moderne, et qui prouveront que l’esprit des anciens, le souffle de la poésie, non moins que l’amour de la liberté, y vit toujours. » Mais cet enthousiasme, redoublé ici par les circonstances éclatantes du réveil d’un peuple, se puisait chez lui à d’autres sources encore, non moins profondes et toutes littéraires, sur lesquelles nous avons à insister.

Fauriel était amoureux du primitif en littérature ; il aimait surtout la poésie à cet âge de première croissance où elle est presque la même chose que l’histoire, où elle se confond avec elle et en tient lieu. Si Fauriel a eu en un sens le génie historique (et il n’est que juste de lui en accorder une part bien originale), on peut dire que ç’a été dans l’application à la littérature et à la poésie qu’il en a fait preuve le plus heureusement ; lorsqu’il a abordé l’histoire pure, une certaine vigueur de coup-d’œil peut-être dans l’appréciation politique des grands hommes, et à coup sûr certaines qualités d’exécution, lui ont fait défaut pour remplir l’idée qu’on peut concevoir de l’historien complet ; mais, dans l’interprétation et l’intelligence historique des poésies et chants nationaux, des romances ou épopées populaires, il a été un maître sagace, incomparable, et le premier qui ait donné l’éveil chez nous. Et, remarquons-le, il ne se contentait pas de dégager par une analyse habile ce qu’il pouvait y avoir d’historique clans ces premiers chants lyriques, dans ces fragments romanesques, et de le mettre à nu ; il sentait vivement aussi le charme du poétique qui s’y trouvait mêlé ; il respirait avec délices, toutes les fois qu’il les rencontrait, le parfum de ces mousses sauvages et de ces fleurs des landes. L’homme de goût, l’homme délicat et sensible se retrouvait jusque dans l’érudit en quête du fond et dans l’investigateur des mœurs simples. On n’était guère accoutumé à entendre le sentiment et le goût de cette sorte en France après les siècles de Louis XIV et de Louis XV ; aussi Fauriel put-il sembler quelquefois ne pas faire assez de cas des époques littéraires constituées et donner ouvertement la préférence à des âges trop nus ; il avait pour ceux-ci un peu de cet amour dont Ulysse aimait sa pierreuse Ithaque. Le reste, si beau que cela parût, lui tenait moins à cœur. Les dieux littéraires les plus voisins de nous, et réputés les plus incomparables dans nos habitudes d’admiration, n’étaient certainement pas ceux sur lesquels il reportait le plus volontiers ses regards. C’est à ce propos qu’il échappa un jour à un critique célèbre, au plus littéraire et au plus brillant de tous (M. Villemain), de dire spirituellement : « Fauriel, après tout, c’est un athée en littérature. » — Un athée ! oh ! non pas ; mais il croyait surtout à la religion naturelle en littérature. Or, ce culte de la religion naturelle mène quelquefois un peu loin en tout genre, et dispose, si l’on n’y prend pas garde, à trop dépouiller les temples et les autels, même littéraires, de l’éclat et de la pompe qui en font convenablement partie, et qui sont aussi un des aspects nécessaires de certaines époques glorieuses. Je ne nierai donc pas qu’il n’y eût chez Fauriel quelque excès et quelque trace de rigueur dans ce retour à la simplicité.

Ce n’est pas à dire que son goût sincère et déclaré pour l’âge spontané des poésies et pour leurs produits naturels fût un goût absolument exclusif ; je pourrais citer à cet ordre de prédilections habituelles plus d’une exception de sa part qui serait piquante ; j’ai déjà parlé de l’émotion que lui causaient quelques-uns des chœurs d’Euripide, et certes aucun académicien d’Italie, aucun de ses confrères de la Crusca 78, ne sentait mieux le charme de l’Aminta qu’il ne le goûtait lui-même. Ces nuances admises, le fond de son cœur était bien là où nous le disons. Dès qu’il en trouvait prétexte dans ses cours, il se permettait des excursions vers ces époques préférées, et si, sur son chemin des Provençaux, il pouvait faire à l’occasion le grand tour par les Nibelungen jusqu’à l’Edda, il se gardait bien d’y manquer. Fauriel est sans contredit l’esprit le plus anti-académique de vocation qui ait existé en France ; il avait l’enthousiasme du primitif, il en avait même le prosélytisme (disposition assez surprenante chez lui) ; il y voulait convertir d’abord, dans le courant de ces années 1820-1828, les jeunes esprits mâles et délicats qu’il rencontrait. Son action sur les débuts de M. Ampère fut sensible ; il contribua à développer en cette vive nature l’instinct qui la tournait vers les origines littéraires, à commencer par celles des Scandinaves. La première fois que M. Mérimée lui fut présenté, Fauriel l’excita aussitôt à traduire les romances espagnoles d’après le même système qu’il venait d’appliquer aux chants grecs, et il eut quelque peine ensuite à ne pas voir dans l’ingénieux pastiche de la Guzla une atteinte légèrement ironique à des sujets pour lui très-sérieux et presque sacrés. Chants serbes, chants grecs, chants provençaux, romances espagnoles, moallakas arabes, il embrassait dans son affection et dans ses recherches tout cet ordre de productions premières et comme cette zone entière de végétation poétique. Il y apportait un sentiment vif, passionné, et qui aurait pu s’appeler de la sollicitude. J’en veux citer un exemple qui me semble touchant, et qui montre à quel point il avait aversion de l’apprêté et du sophistiqué en tout genre. Il avait raconté un jour devant M. Stendhal (Beyle), qui s’occupait alors de son traité sur l’Amour, quelque histoire arabe dont celui-ci songea aussitôt à faire son profit. Fauriel s’était aperçu que, tandis qu’il racontait, l’auditeur avide prenait au crayon des notes dans son chapeau. Il se méfiait un peu du goût de Beyle ; il eut regret, à la réflexion, de songer que sa chère et simple histoire, à laquelle il tenait plus qu’il n’osait dire, allait être employée dans un but étranger et probablement travestie. Que fit-il alors ? il offrit à Beyle de la lui racheter et de la remplacer par deux autres dont, tout bas, il se souciait beaucoup moins ; en un mot, il offrit toute une menue monnaie pour rançon du premier récit : le marché fut conclu, et Beyle, enchanté du troc, lui écrivait :

« Monsieur, si je n’étais pas si âgé, j’apprendrais l’arabe, tant je suis charmé de trouver enfin quelque chose qui ne soit pas copie académique de l’ancien. Ces gens ont toutes les vertus brillantes.

« C’est vous dire, monsieur, combien je suis sensible aux anecdotes que vous avez bien voulu traduire pour moi. Mon petit traité idéologique sur l’amour aura ainsi un peu de variété. Le lecteur sera transporté hors des idées européennes. — Le morceau provençal, que je vous dois également, fait déjà un fort bon repos. »

Beyle était un homme de beaucoup d’esprit ; il haïssait aussi, on le voit, l’académique et le convenu ; il cherchait le simple, mais il courait après et il affectait de le saisir, ce qui est une autre manière de le manquer79.

Les Chants populaires de la Grèce moderne, publiés par Fauriel, avaient le rare avantage de concilier avec le spontané et le naturel, qui distinguent proprement cette veine d’inspiration, une grâce et une fleur d’imagination qu’elles n’offrent pas toujours et qui tenaient ici à ce fonds immortel d’une race heureuse. En de telles productions naïves, Fauriel ne reculait pas au besoin devant le rude et l’inculte ; mais, là comme ailleurs, il aimait surtout le délicat, le pathétique, le généreux, et il put ici se satisfaire à souhait lui et ses lecteurs. Rien n’égale le jet hardi, la fraîcheur et la saveur franche de bon nombre de ces pièces. Les chansons historiques et héroïques des klephtes, qui se rattachent à la longue lutte de la population indigène contre les Turcs, forment la partie guerrière du recueil, celle qui avait trait directement aux circonstances de l’insurrection d’alors ; ce sont les fragments d’une Iliade brisée, mais d’une Iliade qui dure et recommence. Viennent ensuite les chansons romanesques ou idéales, celles où la fiction a plus de part et qui se rapportent à des légendes ou à des superstitions populaires ; plus d’une respire le souffle errant d’un Théocrite dont la flûte s’est perdue, mais qui en retrouve dans sa voix quelques notes fondamentales. La troisième classe du recueil comprend les chansons domestiques, celles qui célèbrent les fêtes et les solennités de la famille, le mariage, les funérailles, le retour du printemps et des hirondelles. Dans l’excellent et instructif Discours préliminaire qu’il a mis en tête du volume, Fauriel a caractérisé surtout cette dernière classe d’une manière charmante et d’un ton pénétré ; il nous fait à merveille sentir combien en Grèce la poésie est et n’a jamais cessé d’être l’organe habituel et inséparable de la vie, l’expression sérieuse et nullement exagérée d’un sentiment naturel plus exalté qu’ailleurs. Cette poésie, qui coule de source, et où la vanité ni les petits effets n’entrent pour rien, qui n’est pas une poésie d’auteur, mais une effusion du génie populaire, Fauriel la suit dans ses moindres courants et jusque dans ses filets épars. Il faut voir avec quel soin religieux il recueille tous ces chants de rhapsodes inconnus et comme ces membres dispersés de l’éternel Homère : « Ils chantent (dit-il de ces modernes chanteurs ambulants), ils chantent en s’accompagnant d’un instrument à cordes que l’on touche avec un archet, et qui est exactement l’ancienne lyre des Grecs, dont il a conservé le nom comme la forme. Cette lyre, pour être entière, doit avoir cinq cordes ; mais souvent elle n’en a que deux ou trois, dont les sons, comme il est aisé de le présumer, n’ont rien de bien harmonieux. » Cette lyre, qui doit avoir cinq cordes, et qui souvent n’en a plus que deux ou trois, est bien l’image fidèle de la poésie inculte et un peu tronquée qu’elle accompagne ; mais cet incomplet dans les moyens et dans la forme ne détourne point Fauriel et ne lui inspire au contraire qu’un intérêt de plus :

« Entre les arts qui ont pour objet l’imitation de la nature, dit-il excellemment (et sa pensée est tout entière dans ce passage), la poésie a cela de particulier que le seul instinct, la seule inspiration du génie inculte et abandonné à lui-même y peuvent atteindre le but de l’art, sans le secours des raffinements et des moyens habituels de celui-ci, au moins quand ce but n’est pas trop complexe ou trop éloigné. C’est ce qui arrive dans toute composition poétique qui, sous des formes premières et naïves, si incultes qu’elles puissent être, renferme un fond de choses ou d’idées vraies et belles. Il y a plus : c’est précisément ce défaut d’art ou cet emploi imparfait de l’art, c’est cette espèce de contraste ou de disproportion entre la simplicité du moyen et la plénitude de l’effet, qui font le charme principal d’une telle composition. C’est par là qu’elle participe, jusqu’à un certain point, au caractère et au privilége des œuvres de la nature, et qu’il entre dans l’impression qui en résulte quelque chose de l’impression que l’on éprouve à contempler le cours d’un fleuve, l’aspect d’une montagne, une masse pittoresque de rochers, une vieille forêt ; car le génie inculte de l’homme est aussi un des phénomènes, un des produits de la nature80. »

Dans cet ingénieux et substantiel Discours, comme dans plusieurs des arguments étendus qui précèdent les pièces, et dont quelques-uns sont de vrais chapitres d’histoire, le style de Fauriel s’affermit, sa parole s’anime et se presse, il trouve un nerf inaccoutumé d’expression ; on dirait que, dans ce sujet de son choix, il a véritablement touché du pied la terre qui est sa mère. C’est, de tous ses ouvrages, celui dans lequel il a mis le plus de verve et de chaleur ; il y a des pages écrites avec effusion. — Dans un supplément ajouté au second volume, Fauriel faisait entrer de nouvelles poésies, qu’il avait recueillies en dernier lieu, durant ses voyages d’Italie, à Venise et à Trieste, de la bouche même des réfugiés, et il aimait à dater la petite préface de ce supplément de Brusuglio, proche Milan, c’est-à-dire du toit de Manzoni.

L’effet de cette publication en France fut des plus heureux et des plus favorables à la cause qu’elle voulait servir. Nous ne saurions mieux le rendre qu’en empruntant le jugement de M. Jouffroy qui, au moment où l’ouvrage parut, en fit le thème d’une série d’articles et d’extraits dans le Globe 81.

« M. Fauriel, y disait-il en commençant, familiarisé depuis longtemps avec cette sorte de recherches où la littérature et l’histoire se commentent l’une par l’autre, a conçu l’heureuse idée de recueillir, au profit des lettres, ces chants populaires des Grecs modernes, et d’en tirer, pour l’instruction de l’histoire, des renseignements irrécusables sur leur condition politique et civile, leurs habitudes domestiques et religieuses, et les principaux événements qui avaient, avant l’insurrection, signalé leur existence nationale. Il en est résulté un livre où tout est neuf, et que les littérateurs et les historiens se disputeront, parce qu’il offre à ceux-là un monument poétique de la plus grande originalité, et à ceux-ci des documents authentiques sur un peuple inconnu, que l’Europe vient de découvrir au milieu de la Méditerranée. Tel est l’ouvrage de M. Fauriel. »

Et, à la fin de son travail, Jouffroy concluait :

« Nous persistons à croire que, de tous les ouvrages publiés sur la Grèce moderne, aucun autre ne jette d’aussi vives lumières sur la question encore si incertaine de son émancipation ; il est le seul en effet qui nous fasse connaître les ressources morales et le génie de cette nation malheureuse, et l’on peut dire qu’à cet égard chaque page de ce précieux document est une révélation et, pour ainsi dire, un gage de plus que les espérances de l’Europe civilisée ne seront point déçues… Telle est la conviction consolante qui résulte de la publication de M. Fauriel, et, si les Grecs doivent au nom qu’ils portent et à leurs récentes victoires l’intérêt et l’admiration de l’Europe, c’est à notre auteur qu’ils devront d’être un peu connus pour ce qu’ils sont et aimés pour eux-mêmes. »

On voit que la jeune Grèce a bien encore quelque chose à faire pour justifier tant de gages. — L’ouvrage de Fauriel portait en lui toutes les raisons de survivre aux circonstances qui l’inspirèrent ; il restera comme le monument collectif le plus fidèle et le plus classique de ces âges poétiques sans nom, auxquels manquent, à proprement parler, les monuments. Il représente chez nous le dernier anneau d’une étude dont le Voyage d’Anacharsis forme le premier chaînon ; le rapprochement seul de ces deux extrêmes en dit assez et peut servir à mesurer le chemin de la critique.

Cet épisode terminé, auquel il s’était mis tout entier d’esprit et d’affection, il semblait que Fauriel n’eût rien de plus pressant à faire qu’à vaquer à la confection et à la publication de son grand ouvrage historique qui devait, avant cette interruption, être déjà fort avancé. Ses meilleurs amis et les plus initiés à ses projets, Augustin Thierry, Manzoni, M. Guizot, ne cessaient de l’y exciter vivement. Dans un séjour que faisait Augustin Thierry à Paray82, pendant l’automne de 1821, M. de Tracy lui demandait sans cesse si Fauriel faisait son histoire. — « Oui, il la fait, répondait Thierry. — Ainsi, il rédige ? — Oui, il rédige. » — « Avancez, pour Dieu ! avancez, ne fût-ce que pour que je ne mente pas, écrivait Thierry à son cher confrère en histoire, comme il se plaisait à l’appeler ; tâchez de vous bien porter et de faire hardiment. — Travaillez, travaillons tous, ajoutait-il avec ce noble feu qui alors s’animait aussi du sentiment de la chose publique, et faisons voir aux sots que nous ne sommes pas de leur bande, among them, but not of them 83. » — « Enfin, écrivait-on, de plus d’un côté à Fauriel, enfin nous vous lirons, nous aurons la consolation de voir une sagacité et une patience, une vue perçante et une défiance comme la vôtre, appliquées à un sujet si intéressant, si obscur, et, lors même que vous ne substitueriez qu’un doute raisonné à des assertions impatientantes d’assurance et de superficialité, on éprouvera le charme que font sentir les approches de la vérité. » Puis ceux qui le connaissaient le mieux et qui savaient le faible secret l’engageaient « à ne pas trop se chicaner lui-même, et à ne pas se régler dans sa recherche sans fin sur l’idéal d’une perfection inaccessible. » On l’avertissait d’une chose qu’il ne soupçonnait peut-être pas, « c’est que, parmi ceux qui le liraient et qui le jugeraient, il n’y aurait pas beaucoup d’hommes ayant les mêmes raisons que lui pour être si difficiles ; que, lorsque cela serait (ce qui changerait un peu l’état de la civilisation), ces personnes sauraient apprécier ce que seul il aurait pu faire, et ne lui imputeraient pas l’imperfection même des matériaux sur lesquels il avait dû travailler. Ce n’était point assurément par la crainte des jugements, mais par conscience, qu’il se montrait si difficile ; mais, lui qui avait tant lu, il devait savoir mieux qu’un autre combien de vues neuves, profondes et vraies seraient restées inconnues, combien d’ouvrages de la plus haute importance n’auraient jamais vu le jour, si leurs auteurs ne s’étaient pas résignés à y mêler beaucoup de peut-être et beaucoup d’à-peu-près. » Voilà ce qu’on lui redisait sous toutes les formes, avec autorité, avec grâce ; mais, par mal- malheur, ce démon de la procrastination que Benjamin Constant avait déjà nommé, et que lui-même connaissait si bien, l’emporta, et ce ne fut que plus de dix ans après que Fauriel livra à l’impression une partie, la seule terminée, de son grand ouvrage.

Nous n’insisterons pas sur les digressions et distractions studieuses qu’il se permit dans l’intervalle ; elles rentreraient plus ou moins dans les précédentes et seraient désormais sans intérêt84. Il pourrait être assez piquant, et il ne serait pas impossible de le suivre dans ses relations étroites avec les historiens célèbres qu’il précédait dans les études et par lesquels il se laissa devancer auprès du public. En quoi influa-t-il sur eux ? en quoi fit-il passer au cœur de ces talents plus rapides quelques-unes de ses idées, de ses vues, ou même de ses indécisions fécondes ? car c’était de près, de très-près-seulement, on le sait, et dans le cercle intime des entretiens, que Fauriel avait sa plus grande action, et qu’il aurait mérité d’être qualifié ce qu’il était véritablement, un esprit nourricier. Ses amis les historiens durent s’en ressentir. Placé au centre des communes recherches, éloigné de toute pensée de rivalité ou même d’émulation, et n’en apportant pas moins le plus vif intérêt au fond des choses, il était naturellement le confident de leurs projets, de leurs travaux, des jugements qu’ils portaient les uns sur les autres. Toutes les grandes questions s’agitaient ainsi en divers sens à son oreille, et il avait voix prépondérante auprès de chacun. Nous ne saurions, dans tous les cas, rien trouver à citer de plus honorable et de plus significatif pour Fauriel que ce qu’a écrit de lui M. Augustin Thierry, dans la préface de ses Études historiques, où il lui rend le plus touchant et le plus noble des hommages :

« Comme on l’a souvent remarqué, dit M. Thierry en revenant avec charme sur ses travaux de l’année 1821, toute passion véritable a besoin d’un confident intime ; j’en avais un à qui, presque chaque soir, je rendais compte de mes acquisitions et de mes découvertes de la journée. Dans le choix toujours si délicat d’une amitié littéraire, mon cœur et ma raison s’étaient heureusement trouvés d’accord pour m’attacher à l’un des hommes les plus aimables et les plus dignes d’une haute estime. Il me pardonnera, je l’espère, de placer son nom dans ces pages, et de lui donner, peut-être indiscrètement, un témoignage de vif et profond souvenir : cet ami, ce conseiller sûr et fidèle, dont je regrette chaque jour davantage d’être séparé par l’absence, c’était le savant, l’ingénieux M. Fauriel, en qui la sagacité, la justesse d’esprit et la grâce de langage semblent s’être personnifiées. Ses jugements, pleins de finesse et de mesure, étaient ma règle dans le doute ; et la sympathie avec laquelle il suivait mes travaux me stimulait à marcher en avant. Rarement je sortais de nos longs entretiens sans que ma pensée eût fait un pas, sans qu’elle eût gagné quelque chose en netteté ou en décision. Je me rappelle encore, après treize ans, nos promenades du soir, qui se prolongeaient en été sur une grande partie des boulevards extérieurs, et durant lesquelles je racontais, avec une abondance intarissable, les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivants pour moi mes vainqueurs et mes vaincus du xie siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne, et jusqu’aux simples avanies éprouvées par ces hommes morts depuis sept cents ans et que j’aimais comme si j’eusse été l’un d’entre eux. »

A ces récits de l’éloquent et sympathique historien pour les Anglo-Saxons vaincus, Fauriel pouvait répondre par d’autres récits non moins attachants sur ses pauvres vaincus du Midi, sur ces Aquitains toujours écrasés et toujours résistants, toujours empressés de renaître à la civilisation au moindre rayon propice de soleil. Nous y reviendrons avec lui tout à l’heure. Il y aurait encore, comme pendant et parallèle à ce tableau des conversations d’Augustin Thierry, à mettre en regard les communications non moins intimes, non moins actives, de M. Guizot en l’année 1820, lorsque cette énergique intelligence se jetait avec passion aux sérieux travaux qui feront sa gloire : il en causait à fond avec Fauriel, il lui en écrivait en plein sujet85

La verve de ces esprits décisifs et prompts à l’exécution tranche singulièrement avec l’habitude si différente et le procédé temporisateur de leur ami. Mais il faut se borner et passer outre. Quelques mots seulement sont à toucher ici d’une autre branche de relations qu’entretint notre auteur avec un célèbre critique étranger, avec Guillaume de Schlegel. L’aperçu suivant aidera du moins à saisir un côté de Fauriel que nous n’avons pas assez mis en lumière, et constatera, autant qu’il nous est permis de le faire, l’orientaliste en lui.

Dans cette même année 1821, où il écoutait avec tant d’intérêt les confidences historiques d’Augustin Thierry, Fauriel se trouvait dépositaire non moins fervent et non moins essentiel des confidences sur l’Inde et des doctes projets asiatiques de Guillaume de Schlegel. Celui-ci, dont nous apprenons la mort au moment même où nous écrivons ces lignes et où nous nous flattions d’être lu par lui, cet éminent esprit qu’on n’osa jamais louer en France sans y ajouter quelque restriction, mais que nous nous risquerons toutefois à définir (son jugement sur Molière excepté) un critique qui a eu l’œil à toutes les grandes choses littéraires, s’il n’a pas toujours rendu justice aux moyennes, Schlegel, dans un voyage à Paris, s’était chargé, pour le compte du gouvernement prussien, et par zèle pour les études orientales, de faire graver et fondre des caractères indiens devanagari ; ou du moins les moules et matrices de ces caractères devaient être envoyés à Berlin pour la fonte définitive. Bien des essais auparavant étaient nécessaires. Or, il arriva que, obligé de repartir avant ces opérations d’essai, Schlegel ne vit rien de mieux que de se donner Fauriel pour remplaçant, ou, comme il le lui disait en style brahmanique : « C’est dans votre sein que je compte verser cette fonte divine dont l’ambroisie ne pourra couler qu’après mon départ. » — « Conformément à votre permission, lui écrivait-il le 10 juin, je vous ai adressé le fondeur, M. Lion. Cela vous coûtera quelques quarts d’heure, dont Vichnou vous récompensera par des années divines. » — Et quelques jours après : « Voici encore du plomb, mon cher pandita, que j’ai soustrait à l’usage meurtrier que les mlîcchas en font dans leurs guerres et consacré au culte pacifique de Brahma. »

A peine retourné à Bonn, Schlegel se hâta d’écrire à Fauriel pour constituer la correspondance qui, pendant les mois suivants, fut en effet très-active entre eux. Quelques extraits des lettres de Schlegel donneront idée du tour de plaisanterie qu’affectionnait l’illustre savant quand il avait bu les eaux du Gange, et du genre de services dont il se reconnaissait redevable à Fauriel, aussi bien que du cas infini qu’il faisait de lui ; M. de Schlegel, on le sait, ne prodiguait pas de tels témoignages. Bien des mots sanskrits ornent et blasonnent chemin faisant les lettres que j’ai sous les yeux ; je choisis de courts passages, qui soient tout à l’usage des profanes :

« (Bonn, 21 septembre 1821.) Vous êtes adorable, mon très-cher initié et deux fois né, et je ne vous échangerais pas contre quatre membres de l’Académie des quarante. Je suis tenté de vous envoyer des bonbons moulés en forme de lettres devanagari. Sérieusement, vous me rendez un service immense, et je ne sais pas comment, sans vous, la chose aurait marché. Vos nouvelles sont satisfaisantes ; pourvu seulement que M. Lion ne se relâche pas… »

« (Bonn, 5 novembre). J’ai vos deux lettres, cher Président de la typographie asiatique, et Souverain intellectuel des contrées entre l’Inde et le Gange, et je ne saurais assez vous exprimer ma reconnaissance de tous les soins que vous avez pris de mon affaire. Votre avant-dernière lettre m’avait donné des inquiétudes. Croyant avoir tout calculé, je ne concevais pas quelles nouvelles difficultés s’étaient élevées. J’attends avec la plus grande impatience l’échantillon que vous me faites espérer. Vous avez donc été réduit comme moi à faire le métier de compositeur : Vichnou vous en récompensera, cela vous vaut un million d’années de béatitude pour le moins… »

« (Bonn, 3 décembre). J’ai des grâces infinies à vous rendre, cher et docte Mécène, des soins exquis et savants que vous avez voués à mon affaire. Vraiment, je ne sais pas comment cela aurait marché sans vous… M. Lion a été payé. Je suis extrêmement satisfait de son travail, si toute la fonte est aussi bien soignée que les lettres qui paraissent dans votre échantillon. Il est délicieux, j’en ai été dans un véritable enchantement ; c’est du bronze sur papier ; depuis que les Védas ont été révélés, l’on n’a rien vu de pareil. J’ai l’air de me louer moi-même, mais vous savez que c’est le privilége des poëtes : Exegi monumentum œre perennius. »

« (Bonn, 20 avril 1822.) Très-cher ami et généreux protecteur de mes études, il y a un temps infini que je ne vous ai pas écrit ; mais j’ai fait mieux, j’ai composé un livre ou du moins une brochure pour vous. Pour qui écrirait-on des choses pareilles, si ce n’est pour des lecteurs comme vous, qui embrassent toute la sphère de la pensée, et qui sont en même temps savants, patients, laborieux ? Le troisième cahier de ma Bibliothèque indienne doit être entre vos mains, et je souhaite qu’il vous satisfasse. Vous m’obligerez si vous voulez en faire au plus tôt un article dans la Revue encyclopédique 86. J’ai aussi envoyé des exemplaires aux autres pandits de Paris. Chézy aurait dû parler depuis longtemps de moi dans le Journal des Savants, et il devrait le faire encore à l’occasion de ce nouveau cahier : mais, s’il est toujours dans le même abattement où je l’ai laissé, il n’y a rien à espérer de sa part. Saluez-le cependant bien cordialement de la mienne, et dites-lui, s’il veut me donner quelque chose pour ma Bibliothèque, qu’il sera toujours le bienvenu, et que je m’offre comme son traducteur… (Et revenant à ses caractères, après quelques détails relatifs à leur perfectionnement :) Je suis vraiment confus de vous entretenir de telles minuties ; mais songez que, lorsque Brahma créa le monde, il soigna jusqu’aux antennes des fourmis. Et moi, qui ne suis qu’un humble mortel, n’en ferai-je pas autant pour les caractères de cette belle langue révélée ? »

L’année suivante (avril 1823), Schlegel chargeait encore celui qu’il vient d’honorer de tant de titres magnifiques, de collationner pour lui, à la Bibliothèque du roi, les manuscrits du Bhagavad-Gîta dont il allait publier une version latine ; il en a consigné sa reconnaissance dans la préface. C’était le moment où Fauriel se disposait au voyage d’Italie : Schlegel aurait bien désiré l’attirer à Bonn, et il lui proposait, pour le tenter, de lui arranger une chambre d’études dans sa jolie petite bibliothèque, dont il lui avait fait plus d’une fois la description : « La maison que j’occupe est spacieuse, et un ami brahmanique y serait commodément. » Fauriel se décida, sans beaucoup de lutte, pour sa chère Italie et pour Brusuglio. Mais, placé comme nous venons de le montrer, confident et un peu partner des meilleurs, une oreille aux brahmes, l’autre aux Lombards et aux Toscans, et, au sortir d’un épanchement d’Augustin Thierry sur les Anglo-Saxons, pouvant opter à volonté entre Milan et Bonn, entre Schlegel et Manzoni, on comprendra mieux, ce semble, toute son étendue intellectuelle et son rang caché.

La révolution de 1830 produisit enfin Fauriel, et ses amis, en arrivant au pouvoir, songèrent aussitôt à mettre sa science, trop longtemps réservée, en communication directe avec le public. Une chaire de littérature étrangère fut créée pour lui à la Faculté des Lettres. Si utile qu’il y ait été à des auditeurs d’élite, on a peut-être droit de regretter, je l’ai dit, que cette diversion prolongée, qui devint insensiblement une occupation principale, ait mis obstacle à l’entier achèvement de son entreprise historique. Ce ne fut qu’en 1836 qu’il publia le second des trois grands ouvrages qu’il avait de longue main préparés sur l’histoire du midi de la France. Le premier devait embrasser tout ce qui se pouvait découvrir ou conjecturer de positif ou de probable sur les origines, l’histoire et l’état de la Gaule, principalement de la Gaule méridionale, avant et pendant la domination romaine. Le troisième et dernier, le plus intéressant des trois, dont il aurait formé le couronnement, aurait présenté le tableau complet des provinces méridionales durant les siècles de renaissance et de culture : on retrouvera du moins la portion littéraire de ce tableau dans les volumes du cours sur l’Histoire de la Poésie provençale, qui s’impriment en ce moment87. Le second ouvrage, le seul qu’on possède sous sa forme historique définitive, était destiné à établir le lien entre les deux autres : il comprend le récit des événements de la Gaule depuis la grande invasion des barbares au ve  siècle jusqu’au démembrement de l’empire frank sous les derniers Carlovingiens. A travers cette longue et pénible époque intermédiaire, l’auteur s’attache plus particulièrement et avec une prédilection attentive à tout ce qui intéresse l’état du midi de la France, à tout ce qui peut y dénoter des restes de civilisation ou y faire présager des réveils de culture. Si discrète, si contenue que soit l’expression de sa sympathie, tout son cœur, on le sent, est pour ce beau et malheureux pays, où tant de fois de barbares vainqueurs fondent à l’improviste, coupant (ce qui est vrai au moral aussi) les oliviers par le pied et les arrachant jusqu’à la racine.

Il existe, sur cette période si obscure et si ingrate de l’histoire de France, d’autres ouvrages modernes plus vifs, plus animés de tableaux ou plus nets de perspective, d’une lecture plus agréable et plus simple. Des talents énergiques et brillants ont trouvé moyen d’y introduire de la lumière et presque parfois du charme ; mais, si je l’osais dire, ce charme, cette lumière même, lorsqu’elle est si tranchée, ne sont-ils pas un peu comme une création de l’artiste ou du philosophe, et jusqu’à un certain point un léger mensonge, en allant s’appliquer à des âges si cruels et si désespérés ? Pour moi, qui viens de lire au long les volumes de M. Fauriel, je crois en sortir avec une idée plus exacte peut-être de l’ensemble funeste de ces temps. Il en résulte une instruction triste et profonde ; s’il se mêle quelque fatigue nécessairement (malgré tous les efforts de l’historien ou à cause de ces efforts mêmes) dans cette reproduction éparse et monotone des mêmes horreurs, c’est bien la moindre chose que, nous lecteurs, nous ressentions un peu en fatigue aujourd’hui ce qu’eux, nos semblables, durant des siècles, ils ont subi en calamités et en douleurs. Sa conscience d’historien porte M. Fauriel à rechercher et à représenter ces époques morcelées, confuses, haletantes, telles qu’elles furent au vrai ; il les rend avec leurs inconvénients, sans faire grâce d’aucun. Il n’y établit pas de courant factice et n’y jette pas de ces ponts commodes, mais artificiels, comme font d’autres historiens ; son récit est adéquat aux choses, comme dirait un philosophe.

M. Fauriel, nous l’avons assez marqué, ne visait en rien à l’effet, ou plutôt l’effet qu’il désirait produire était exactement l’opposé de ce qu’on appelle ordinairement de ce nom. Il ne voulait jamais occuper le lecteur de lui-même ; il se proposait uniquement de lui faire connaître le fond des objets et de dérouler à la vue, dans leur réalité obscure et mystérieuse, certains grands moments de décomposition et de transformation sociale, jusqu’à présent mal démêlés. Dans ce but, il croyait avoir à préparer l’imagination, l’intelligence de ce lecteur moderne, et devoir l’acheminer dans le passé avec lenteur et par voie de notions successives. C’est un peu la raison pour laquelle il a été difficile à un public paresseux de l’apprécier à toute sa valeur ; car il importe de le lire consécutivement pour saisir la chaîne entière des idées, dont l’une n’anticipe jamais sur l’autre et dont chacune ne sort qu’en son lieu. Je suis assuré que quiconque lira son histoire de la Gaule, puis son Cours, avec l’attention qui convient, sentira que l’effet général est de lui agrandir la vue historique, de lui montrer l’humanité sous d’autres aspects plus larges et à la fois très-positifs, tellement qu’il devient difficile, après cela, de se contenter de la manière extérieure de peindre propre à quelques historiens, ou des petits traits de plume et des pointes perpétuelles de certains autres ; mais, pour goûter ce genre d’exposé et ne pas se rebuter des lenteurs, il faut se sentir attiré vraiment vers le fond des choses et par ce qui en fait l’essence. C’est à ce sérieux et solide intérêt, à cette curiosité tout appliquée et tout unie, que s’adresse M. Fauriel ; l’esprit qui se laisse guider se trouve, à la fin, avoir gagné bien de la nouveauté et de l’étendue avec lui. Quelqu’un, qui l’a bien connu, disait spirituellement de sa manière, qu’il procédait comme par assises, graduellement, qu’il avait le procédé en spirale. — Je ne prétends point, toutefois, à la faveur de ces explications, que je crois justes, aller jusqu’à soutenir qu’il n’abuse point de sa méthode, qu’il ne l’aggrave point dans sa marche par la déduction trop continue, trop complaisante, de ses indécisions et de ses conjectures, et qu’il n’y joint pas, plus habituellement qu’on ne voudrait, des retards superflus d’expression, et ce qu’on appellerait du gros bagage de style. J’ai parlé tout à l’heure de sa manière de bâtir : on peut ajouter que l’échafaudage, chez lui, reste, jusqu’à la fin, inséparable du monument ; mais ces défauts-là sont assez sensibles, et nous avons dû insister plutôt sur les mérites intérieurs et plus cachés.

M. Fauriel, après avoir représenté l’état florissant de l’administration et de la civilisation romaine dans le midi de la Gaule au moment de la ruine commençante, se propose d’étudier les vicissitudes diverses et les degrés successifs de cette décadence à travers les invasions réitérées et le déluge croissant des barbares. Les premiers de ces conquérants qui forment établissement dans le pays sont les Visigoths, les moins opiniâtres et les moins écrasants de tous. L’historien qui, si impartial qu’il soit, se range manifestement pour les traditions romaines, et qui tient à honneur de les défendre avec Aétius, avec Majorien, avec les derniers des Romains, se montre moins défavorable aux Visigoths qu’il ne le sera aux autres races germaniques survenantes ; c’est que cette barbarie visigothe se montre elle-même aussi peu tenace que possible et aussi vite transformable qu’on peut le désirer. Déjà, sur la fin du ve  siècle, vers le temps de la mort d’Euric, si d’autres invasions n’étaient point venues compliquer le mal, celle des Visigoths avait perdu toute son énergie destructive ; la race gallo-romaine reprenait le dessus et opérait la fusion sur tous les points ; l’ancienne civilisation, malgré les atteintes et les altérations subies, était à la veille de refleurir et de triompher. Mais ces vagues signes précurseurs d’une saison plus douce disparurent bientôt devant une seconde et plus rigoureuse invasion ; les restes de la civilisation romaine, au moment de se refaire, se virent aux prises avec une nouvelle barbarie bien plus énergique et plus tenace que la précédente : on eut Clovis et les Franks.

Plusieurs historiens modernes ont attribué quelques avantages à ces invasions de races franchement barbares à travers les races latines corrompues ; ils en ont déduit des théories de renouvellement et comme de rajeunissement social moyennant cette espèce de brusque infusion d’un sang vierge dans un corps usé. M. Fauriel, malgré les fréquentes discussions qu’il soutint à ce sujet avec ses amis, ne se laissa jamais entamer à leurs théories plus ou moins spécieuses ; il était et demeura foncièrement antigermanique, en ce sens qu’il n’admit jamais que ces violentes et brutales invasions fussent bonnes à quelque chose, même pour l’avenir éloigné d’une renaissance. Il considérait tout crûment les barbares germains et en particulier les Franks (je demande pardon de l’image, qui rend parfaitement ma pensée) comme une suite de durs cailloux à digérer : tant que ce travail de rude digestion ne fut pas terminé, ou du moins très-avancé, il n’y eut pas, selon lui, dans la société autrefois gallo-romaine, de véritable réveil et de symptôme possible d’une civilisation recommençante.

Toute la partie relative à l’invasion des Franks me semble écrite avec une vigueur et une fermeté que ne conserve pas toujours la plume de l’historien ; le portrait de Clovis n’y est en rien flatté ni embelli : il suffit à M. Fauriel de quelques extraits, de quelques traductions littérales de Grégoire de Tours, pour faire ressortir cette naïveté de barbarie franke en tout ce qu’elle a de hideux, de féroce et d’imprévoyant jusque sous ses perfidies. Il excelle, en général, à profiter de Grégoire de Tours, comme précédemment il avait fait de Sidoine ; il cherche à rajuster, à rétablir la vérité historique à travers les lacunes, les crédulités ou les réticences partiales de l’un, comme il la dégageait de dessous la fausse rhétorique de l’autre. Grégoire de Tours et Sidoine, d’ailleurs, presque toutes les fois qu’il les cite et qu’il les discute, ont le privilége d’appeler sur ses lèvres un petit sourire, et une légère épigramme sous sa plume : ce sont les gaietés discrètes et sobres du grave historien. Le seul Dagobert, parmi les rois mérovingiens, lui paraît faire preuve de quelque instinct de civilisation et aspirer avec quelque suite à fonder l’unité ; mais la race mérovingienne est à bout et ne mérite plus l’avenir. C’est du côté des vaincus du Midi, des Arvernes, tant qu’ils ont résisté, puis des Vascons des montagnes, c’est pour le parti de ces Gallo-Romains et Aquitains toujours broyés et toujours insoumis, toujours prêts à se relever sous leurs conquérants comme les Grecs sous les Turcs, que la faveur de l’historien se replie incessamment et se déclare. Il est ingénieux à les faire valoir, à les venger des injustices des chroniqueurs grossiers, à donner un sens national à ce qui semblerait de vaines mobilités d’humeur ou des révoltes purement personnelles ; le chapitre qui traite de la révolte de Gondovald, par exemple, et qui offre presque l’intérêt d’un roman, tire du point de vue de l’historien un sens sérieux et nouveau, qu’on peut du moins entrevoir. Ces efforts si souvent avortés de l’Aquitaine, ce que les adversaires appelaient les inconstances d’une race volage, mais, à les mieux juger, ces opiniâtres et généreuses résistances, s’organisent pourtant et prennent une régularité imposante sous la branche mérovingienne de Charibert, laquelle, dans la personne de ses nobles chefs Eudon, Hunold et Vaifre, s’identifie pleinement avec les intérêts du pays. Il se fait là, au milieu des luttes finissantes de l’anarchie mérovingienne, une sorte d’émancipation du midi, une véritable contre-conquête, comme la nomme M. Fauriel. Le midi de la Gaule va encore une fois renaître, si quelque loisir lui est laissé ; on est, comme on l’était au lendemain des Visigoths, à la veille d’une civilisation recommençante, si de nouveaux barbares ne viennent pas se ruer à la traverse et en refouler les semences.

Les Arabes ont paru de l’autre côté des Pyrénées ; mais, eux du moins, ce ne sont pas des barbares. M. Fauriel accueille cet épisode de son sujet d’un coup-d’œil tout favorable ; il y redouble de curiosité, d’investigation tout alentour, en guide sûr et qui sait les sources. Les relations compliquées de ce peuple avec les Aquitains et les Vascons des frontières sont traitées pour la première fois d’une manière lucide, intelligente ; les effets lointains des révolutions arabes intestines et leur contre-coup sur la lutte engagée contre les Franks se marquent avec suite et s’enchaînent : il est telle révolte des Berbères en Afrique qui, seule, peut expliquer de la part des Arabes d’Espagne un temps d’arrêt, un mouvement rétrograde, où les chroniqueurs chrétiens n’ont rien compris. Toute cette portion de l’ouvrage de M. Fauriel est neuve, imprévue ; c’est une province de plus ajoutée à notre histoire, et on la lui doit. Sa prédilection, d’ailleurs, pour la noble culture et pour les instincts chevaleresques des conquérants de l’Espagne est manifeste ; il ne résiste pas à dessiner quelques-uns des traits de leurs plus grands chefs en regard de la barbarie des Franks. Ce n’est pas à dire pourtant qu’il déserte la cause de ses Aquitains et de ses Vascons ; il la montre seulement agrandie et ennoblie par de telles luttes, dans lesquelles Eudon et Vaifre combattent à l’avant-garde contre l’islamisme en champions de la chrétienté. Mais cette tâche leur est bientôt ravie par la fortune ; elle retombe à Charles Martel et à Charlemagne, qui en confisquent aussi toute la gloire.

La nation franke, en danger de s’abâtardir avec les derniers fils de Clovis, se retrempe sous les premiers chefs de la branche carlovingienne. Une nouvelle impulsion est donnée à la race conquérante ; l’Aquitaine s’en ressent. En vain les petits-fils de Charibert, qu’elle s’est si bien acquis et assimilés, essayent d’y défendre jusqu’au bout l’honneur du dernier rameau mérovingien contre l’usurpation, partout ailleurs légitime. L’historien tient bon avec eux ; on dirait qu’il combat pied à pied à côté de Vaifre, dans cette espèce de Vendée désespérée, qui n’a laissé dans les chroniques que de rares vestiges. Lutte trop inégale ! l’Aquitaine est finalement reconquise, et toute reprise de civilisation encore une fois ajournée.

M. Fauriel est trop équitable pour ne point rendre à tout personnage historique la part qui lui revient, et pour sacrifier aucun aspect de son sujet. On a lieu toutefois de remarquer que Charlemagne ne grandit point dans ses récits ; il n’y apparaît qu’un peu effacé et dans un lointain qui n’ajoute pas précisément à l’admiration. Lorsque l’historien veut résumer en un seul chapitre l’ensemble de cette administration et de ce règne, il a l’intention parfaite de ne juger le monarque que sur des actes positifs, mais il ne l’embrasse peut-être pas suffisamment selon le génie qui l’animait. Il fait assez bon marché en Charlemagne des vues générales d’administration et de politique, et ne paraît l’apprécier, en définitive, que comme un grand caractère et une volonté énergique appliqués avec intelligence à des cas journaliers de gouvernement. Ce jugement peut être exact ; il a l’air d’être rigoureux. Puisque les documents historiques légués par ces âges sont si arides, si évidemment incomplets, ils réclament une sagacité qui les interprète et les achève. M. Fauriel le sait bien. Or, lui qui tire si heureusement parti d’un fragment, d’un vestige de poésies populaires, il n’applique pas également ici cet esprit de divination au grand homme ; les chroniqueurs pourtant ne nous ont transmis de lui que des traits secs et nus, qu’il s’agirait aussi de révivifier. On peut observer que la méthode de M. Fauriel ne va pas à mesurer les colosses historiques ; il a besoin de diviser, de subdiviser ; il ne fait bien voir que ce qu’on peut voir successivement. Il excelle à analyser et à recomposer le fond d’une époque, à suivre dans un état social troublé la part des vainqueurs, la part des vaincus, à donner au lecteur le sentiment de la manière d’exister en ces âges obscurs ; puis, quand il ne s’agit plus des choses, mais d’un homme et d’un grand homme, il hésite et tâtonne un peu, ou du moins il s’enferme dans des lignes circonspectes, rigoureuses ; il ne rassemble pas son coup-d’œil en un seul éclair ; ces éclairs sont la gloire des Montesquieu. J’ai dit tout ce qui me semble des inconvénients comme des qualités.

Charlemagne, de son vivant, avait donné Louis le Débonnaire à l’Aquitaine comme roi particulier, et le pays, toujours prompt, se réparait déjà sous le gouvernement de ce jeune roi, qui en avait assez adopté d’abord les mœurs et l’esprit. Il est très-remarquable de voir, chez M. Fauriel, à quel point, même après tant de recrues sauvages, après tant de mélanges qui avaient dû la dénaturer, l’Aquitaine absorbait encore aisément ses vainqueurs et les détournait vite à son usage ; on pouvait toujours en dire plus ou moins, sans trop parodier le mot : Græcia capta ferum victorem cepit. Nous n’essayerons pas un seul instant de suivre la fortune du beau pays à travers les complications misérables de l’anarchie carlovingienne ; cette anarchie pourtant le servait. Par leur position la plus éloignée du centre, les contrées du Midi échappent de bonne heure à presque toute dépendance, et forment comme le nid le plus favorable à la naissante féodalité. En terminant son ive volume et le ixe  siècle, M. Fauriel a la satisfaction de laisser l’Aquitaine tout à fait émancipée et rentrée dans ses voies, ayant usé deux conquêtes, deux dynasties frankes, ayant sauvé jusque dans ses morcellements une certaine unité morale, et prête enfin à se rajeunir au sein d’un ordre nouveau. C’eût été là l’objet d’une dernière œuvre historique qu’il se proposait de mener à terme, et dont l’inachèvement ne saurait trop se regretter.

L’analyse rapide qui précède donnerait une trop insuffisante idée du livre de M. Fauriel, si elle faisait croire qu’il se borne à retracer les destinées particulières de l’Aquitaine et de la Provence ; j’y ai dégagé ce milieu et comme dessiné ce courant, mais on le perd bien souvent dans la considération de l’ensemble. L’historien aime à déborder son cadre ; cette histoire du Midi est, à vrai dire, l’histoire générale de la Gaule entière durant cinq siècles. Toutes les grandes questions de races, d’institutions, de conflits entre les divers pouvoirs, y sont abordées ; les solutions, pour ne pas être toujours aussi tranchées ou tranchantes que dans d’autres écrits plus célèbres, n’en ont pas moins leur valeur bien originale. Il y a telle de ces analyses appliquées à des masses confuses de faits et d’événements qui est capitale pour l’intelligence des temps ; et, sans sortir de la dernière partie, qui traite de l’anarchie carlovingienne, je ne veux citer que l’explication donnée par l’historien de la bataille de Fontanet, entre les trois fils de Louis le Débonnaire. On croit, grâce à lui, saisir le sens de cette horrible boucherie ; on comprend quelques-uns des motifs généraux qui ramassaient là, à un jour donné, tant de peuples ; on a enfin l’idéal d’une bataille, selon les idées des Franks, dans ce gigantesque duel d’une terrible simplicité. Il y aurait très-peu à faire pour que ces pages de M. Fauriel, même au point de vue de l’art, fussent un tableau achevé, d’un effet grandiose ; c’est par de tels côtés que son histoire, malgré tout, reste supérieure88

Avant et depuis la publication de son histoire, M. Fauriel fit insérer dans divers recueils, et dans la Revue des deux Mondes particulièrement, de nombreux morceaux littéraires, la plupart relatifs à son sujet favori, je veux dire à la poésie provençale. Le Cours qu’il professait à la Faculté des Lettres lui en fournissait le fond. Nous aurions à rechercher soigneusement les moindres de ces articles, comme pouvant nous rendre avec quelque suite les idées de l’auteur, s’ils ne devaient être beaucoup mieux représentés bientôt par la totalité de ses leçons sur l’Histoire de la Poésie provençale qui s’impriment à cette heure, et qui paraîtront vers l’automne prochain89. Il nous suffira donc aujourd’hui de nous arrêter aux principaux articles et à ceux qui ont fait bruit. Les plus importants, de tout point, sont les douze leçons qu’il inséra en 1832 dans la Revue sur l’Origine de l’épopée chevaleresque au moyen âge. Guillaume de Schlegel, qui en prit occasion pour envoyer au Journal des Débats des considérations sur le même sujet90, reconnaît à la publication de M. Fauriel toute la portée d’une découverte. Jusqu’alors on accordait volontiers aux poëtes et troubadours du midi la priorité et la supériorité dans les genres lyriques, et l’on réservait aux poëtes et trouvères du nord la palme du roman épique et du fabliau. M. Raynouard, qui avait tant fait pour remettre en lumière l’ancienne langue classique et les productions du midi de la France, n’avait guère dérangé cette opinion reçue. M. Fauriel, le premier, par toutes sortes de preuves et d’arguments d’une grande force, vint réclamer pour les Provençaux l’invention et le premier développement de la plupart des romans de chevalerie, non-seulement de ceux qui roulent sur les traditions de la lutte des chrétiens contre les Sarrasins d’Espagne ou sur les vieilles résistances des chefs aquitains contre les monarques carlovingiens, et qui forment le principal fonds de ce qu’on nomme le cycle de Charlemagne, mais encore de ces autres romans d’une branche plus idéale, plus raffinée, et qui constituent le cycle de la Table ronde. Grande fut la surprise au premier moment, grande fut la clameur parmi les érudits d’en deçà de la Loire, parmi tous ceux qui tenaient pour l’origine bretonne ou pour l’origine normande de ces épopées. Nous ne voulons pas réveiller, nous osons constater à peine d’ardentes querelles où l’on vit de spirituelles plumes courir aux armes pour la défense de leurs frontières envahies91. On aurait dit qu’il s’agissait de repousser une invasion du Midi redevenu à l’improviste conquérant. Le fait est que M. Fauriel, pour commencer, réclamait tout le butin d’un seul coup, et avec un ensemble de moyens, avec une hardiesse de sagacité tout à fait déconcertante « M. Fauriel, dit Schlegel (rapporteur ici impartial et le plus éclairé), veut que la France méridionale, féconde en créations poétiques, ait toujours donné à ses voisins et qu’elle n’en ait jamais rien reçu. N’étant pas placé dans l’alternative ou d’adopter en entier son système ou de le rejeter de même, nous allons en examiner un à un les points les plus essentiels. » Or, en abordant successivement ces points, Schlegel donne gain de cause à M. Fauriel sur un bien grand nombre. N’ayant pas d’avis propre et personnel à exprimer en telle matière, je dois me borner à signaler en ces termes généraux l’état de la question. Il en est un peu des critiques les plus sagaces, les plus avisés et les plus circonspects, comme des conquérants : ils veulent pousser à bout leurs avantages. Il est très-possible que, sur quelques endroits de la frontière, M. Fauriel ait en effet forcé sa pointe et réclamé plus qu’il ne lui sera définitivement accordé. Il ne se contentait pas de passer la Loire et la Seine, il franchissait le Rhin et les Alpes, et s’efforçait d’asseoir en Allemagne, comme en Italie, l’influence provençale, d’en faire pénétrer le souffle jusqu’au nord de l’Europe. Sera-t-il fait droit, en fin de compte, à une si vaste ambition civilisatrice ? On m’assure qu’il ne lui sera pas concédé tout ce qu’il prétend en Italie, en Souabe ; on m’apprend que les Bretons résistent opiniâtrément, selon leur usage, et ne se laissent pas arracher une portion du cycle d’Arthur. La prochaine publication complète de son Cours fournira une base plus ample au débat. Mais ce qui est déjà hors de doute, c’est que, par lui, le sol indépendant de la poésie et de l’épopée provençale demeure singulièrement agrandi et en partie créé. On a dit de M. Raynouard qu’il avait retrouvé une langue, M. Fauriel a retrouvé une littérature.

La Revue des Deux Mondes a eu l’avantage encore de publier deux de ses plus excellents et de ses plus achevés morceaux biographiques, la vie de Dante (octobre 1834), et celle de Lope de Vega (septembre 1839). Cette dernière biographie a donné lieu à une assez vive discussion. Voulant raconter la vie et les aventures de jeunesse de Lope, M. Fauriel crut pouvoir tirer directement parti, à cet effet, du roman dramatique de Dorothée, dans lequel il était convaincu que le poëte espagnol avait consigné à très-peu près sa propre histoire. L’histoire est intéressante, romanesque, mais entremêlée d’incidents qui ne sauraient faire absolument honneur à la moralité du personnage. Un littérateur instruit, consciencieux et particulièrement versé dans l’étude de la littérature espagnole, M. Damas-Hinard, qui s’occupait vers ce même temps de traduire Lope de la Vega, vit dans la supposition de M. Fauriel une témérité gratuite de conjecture, et surtout une atteinte portée à l’honneur du poëte. Il s’en exprima avec chaleur, avec émotion ; dans sa notice sur Lope92. M. Magnin, avec sa modération scrupuleuse et sa balance, s’est fait le rapporteur de ce procès dans un article du Journal des Savants (novembre 1844) ; je demanderai pourtant à ajouter ici quelque chose de plus en faveur de l’opinion de M. Fauriel. Celui-ci, dans son premier article sur Lope, n’avait point déduit les preuves de sa conviction concernant la Dorothée ; il n’avait point dit d’après quel ensemble de circonstances et de signes distinctifs il croyait pouvoir assigner à cette pièce l’importance réelle d’une espèce de biographie. Il l’a fait depuis dans son travail intitulé les Amours de Lope de Vega 93. Ces preuves, je l’avoue (et je parle ici d’après ma plus vraie pensée, indépendamment de ma fonction d’avocat naturel), me paraissent fort satisfaisantes et de celles dont les critiques sagaces n’hésitent pas à se prévaloir d’ordinaire en cet ordre de conjectures. Si certains faits contenus dans la Dorothée n’allaient pas jusqu’à entacher la jeunesse de Lope, je ne doute point que tout biographe en quête de documents ne s’accommodât volontiers de cette source, qu’une foule d’indices, très-bien relevés par M. Fauriel, concourent à désigner. Et quant à ce qui est de la moralité de Lope, qui se trouverait compromise par cette interprétation, j’avoue encore ne point m’émouvoir à ce propos aussi vivement qu’on l’a fait. N’oublions pas que la mesure de la moralité varie singulièrement avec les siècles et selon les pays ; l’imagination des poëtes a été de tout temps très-sujette à fausser cette mesure. Il arrive souvent à un poëte de s’éprendre si tendrement de son passé, même d’un passé douloureux, même d’un passé déréglé et coupable, qu’il s’y attache davantage en vieillissant ; qu’il le ressaisit étroitement par le souvenir ; qu’au risque de perdre plus tard en estime, il sent le désir passionné de le transmettre, et qu’il a la faiblesse d’en vouloir tout consacrer. Je recommande cette considération à ceux qui ont sondé dans quelques-uns de ses recoins secrets cette nature morale des poëtes. Ajoutez-y, dans le cas présent, que l’imagination romanesque espagnole, en particulier, s’est toujours montrée d’une excessive complaisance sur le chapitre des fragilités de jeunesse et des situations équivoques où elles entraînent ; il suffit d’avoir lu le Gil Blas pour s’en douter. — Par cette polémique, quoi qu’il en soit par cette vivacité de riposte qui accueillait de graves écrits sur des sujets anciens, le pacifique M. Fauriel put s’apercevoir que, nonobstant ses lenteurs et son soin modeste de s’effacer, il n’échappait point entièrement aux petits assauts ni aux combats, qui sont la condition imposée à tous découvreurs et novateurs.

Nous aurions à caractériser son Cours à la Faculté des Lettres et à résumer quelques-uns des souvenirs de son enseignement, si son successeur, qui fut dans les dernières années son suppléant, M. Ozanam, ne nous avait devancé dans cette tâche par un complet et pieux travail auquel on est heureux de renvoyer94. Dans son Cours en général, M. Fauriel ne fit que produire ce qu’il avait de tout temps amassé sur Homère, sur Dante, sur la formation des langues modernes, sur les poésies primitives ; ainsi fait-il encore dans les articles qu’il tirait de là. Ce genre de littérature ne lui coûtait presque aucune peine ; la forme n’étant pour lui ni un obstacle ni une parure, il n’avait qu’à puiser, comme avec la main, dans un fonds riche et abondant ; c’était devenu pour lui presque aussi simple que la conversation même. Je comparerais volontiers cette quantité de produits faciles et solides à des fruits excellents, substantiels, mais un peu trop mûrs ou parés, comme on dit, à des fruits qui ont été cueillis et tenus en réserve depuis trop longtemps, et n’ayant plus cette fermeté première de la jeunesse. La qualité nourrissante leur restait en entier.

C’est au milieu de ces travaux journaliers, de ces occupations ininterrompues, que nous avons vu M. Fauriel passer et tromper les saisons du déclin. Nous aurions, si nous voulions bien, à énumérer encore : il publia en 1837, dans la collection des Documents historiques, le poëme provençal sur la guerre des Albigeois ; l’Académie des inscriptions et belles-lettres l’avait nommé en novembre 1836 pour succéder à Petit-Radel, et il eut bientôt une place dans la commission de l’Histoire littéraire : le xxe volume de cette collection reçut de lui l’article sur Brunetto Latini, et le xxie doit en contenir plusieurs autres. Mais tous ces développements de l’érudit et ces applications, en quelque sorte officielles, trouveront ailleurs des biographes attentifs. Pour nous, nous aurons assez atteint notre objet, si nous avons réussi à montrer l’homme et l’esprit même. Durant la seconde moitié de sa vie et après le coup qui, en 1822, en avait brisé la première part, l’amitié avait peu à peu réparé les vides et comme refait cercle autour de lui : c’était l’amitié encore telle qu’il la concevait et la réclamait, une assiduité pleine de douceur dans les choses de l’intelligence et de l’affection, et, comme l’a dit le poëte,

Le jour semblable au jour, lié par l’habitude.

Ainsi, des nuances de joie, tenant aux satisfactions du cœur, se mêlèrent pour lui jusqu’au bout aux applications de l’esprit, et il s’acheminait, sans trop la sentir, dans l’inévitable tristesse des ans. Il mourut presque subitement des suites d’une opération qu’on n’aurait pas crue si grave, le 15 juillet 1844. Sa pensée vivra, et rien du moins n’en sera perdu. Ses manuscrits, transmis en des mains fidèles, seront publiés avec un choix éclairé95. Sous une forme ou sous une autre, toutes les idées qu’avait conçues ce rare esprit sont sorties ou sortiront ; sa renommée après lui se trouvera mieux soignée que par lui. De premiers et dignes hommages lui ont été payés sur sa tombe par M. Guigniaut au nom de l’Institut, par M. Victor Le Clerc au nom de la Faculté des Lettres ; d’autres éloges viendront en leur lieu. M. Piccolos, dans le journal grec l’Espérance (Athènes, 28 août 1844), s’est fait l’organe des témoignages bien dus par ses compatriotes à la mémoire du plus modeste et du plus effectif des écrivains philhellènes. La France ne lui doit pas moins ; le xixe  siècle surtout serait ingrat d’oublier son nom, car on peut apprécier désormais avec certitude quelle place il a tenue dans ses origines, quel rôle unique il y a rempli, et quelle part lui revient à bon droit dans les fondations de l’édifice auquel d’autres ont mis la façade, et pas encore le couronnement.