(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — CHAPITRE VI »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — CHAPITRE VI »

CHAPITRE VI

I. Maître Guérin. — II. La Contagion.

I. Maître Guérin

Saluons le talent avant de discuter l’œuvre. M. Émile Augier a fait de meilleures pièces que Maître Guérin, il n’a jamais montré plus de force comique et d’observation savante que dans quelques parties de cette comédie d’une conception défectueuse. Ceci dit, j’entre dans l’action : les détails s’y accumulent, les difficultés y abondent ; ne vous étonnez point si elle nous arrête à chaque pas.

Le premier acte met en jeu presque tous les personnages de la pièce. Voici d’abord maître Guérin, le chef de son contentieux. Maître Guérin est un notaire de province qui cultive, en gros et en détail, l’escroquerie légale ; âpre et retors, égoïste et dur, dépravé par le Code, dont il n’étudie que la littéralité judaïque. La Sèche, cette hideuse araignée de la mer, distille, quand on l’attaque, un flot de liqueur noire qui la sauve, en troublant la vague où elle agite ses longs tentacules ; de même maître Guérin verse sur ses fraudes l’encrier bourbeux du droit falsifié. Il est probe comme le serait Shylock, s’il parvenait à couper, sur la poitrine d’Antonio, tout juste la livre de chair qui lui revient. Son procédé est simple et appartient au vieux répertoire de la fourberie. Maître Guérin s’est fabriqué un homme de paille dans la personne du père Brenu, un idiot de campagne qu’il il nourrit des restes de ses gains véreux. Brenu est le prête-nom de ses stellionats, le signataire de ses actes fictifs et de ses contrats usuraires ; Brenu est son serf, taillable et responsable à merci. Il a sur lui tous les droits, y compris celui du seigneur, car il a fait de la nièce du drôle sa maîtresse et sa maritorne. Ne sit ancillae amor pudori pourrait dire maître Guérin, qui sait du latin, qui a le mot pour rire, et qui, de temps à autre, régale ses clients d’une citation d’Horace, comme il leur offrirait une prise de tabac : — « En usez-vous ? »

Nous le voyons tout d’abord à l’œuvre, et instrumentant, pour parler sa langue, dans la scène où sous le nom de Brenu, il achète au prix de cent mille francs, à M. Desroncerets, le château de Valtaneuse, qui en vaut le double. M. Desroncerets est un inventeur d’assez pauvre aloi, qui s’est déjà ruiné en inventions saugrenues. Il a besoin de cent mille francs pour une nouvelle expérience : cette fois il se croit sûr du succès. Avant un an il sera riche et célèbre. C’est pourquoi il se réserve le droit de réméré en vendant son château, à l’insu de sa fille Francine. Si dans un an, jour pour jour, M. Desroncerets est en mesure de rembourser les cent mille francs empruntés, il restera en possession du château. Sinon, Valtaneuse appartiendra en toute propriété à maître Guérin, représenté par le père Brenu. L’insouciance du rêveur, aux prises avec la science pratique du légiste, donne l’intérêt d’un duel inégal à cette scène où la physionomie du notaire commence à se dessiner. Un trait surtout m’en semble expressif. Maître Guérin se garde bien d’encourager l’inventeur à conclure ce marché scabreux. Tout au contraire, il l’en dissuade formellement ; il insiste sur les périls du contrat ; il lui prédit l’avortement de son entreprise. L’usurier ne risque rien eu avertissant sa victime : il est bien sûr que son conseil ne sera pas écouté. Mais, de cette façon, il se prépare une défense péremptoire et irréfutable, il se fait un témoin à décharge de l’homme qu’il dépouille. Tout le caractère de maître Guérin est dans cette observation exacte et serrée.

L’entrevue se passe dans la villa de madame Lecoutellier, un des personnages importants de la comédie. Madame Lecoutellier, née de Valtaneuse, et mariée à un bourgeois enrichi, vous représente une grande coquette, vaniteuse, plus compliquée que la serrure d’un coffre-fort à secret. Pour le moment, elle est en galanterie réglée avec son neveu Arthur, jeune député fashionable, et avec le commandant Louis Guérin, fils légitime, quoique invraisemblable, de maître Guérin. Le corbeau a engendré un aiglon ; le loup cervier a fait un lionceau. Louis Guérin est un soldat droit comme son épée, pur comme son drapeau. Il aime cette femme si indigne d’un sentiment sérieux et profond, au point de donner sa démission pour rester près d’elle, quand son régiment part pour le Mexique.

C’est encore une scène habilement conduite que celle où la dame, flattée plutôt que touchée d’un si grand amour, se fait offrir ce sacrifice auquel elle ne tient pas autrement. Elle s’avance, elle recule, elle sous-entend, elle élude : elle tapote sur les nerfs du soldat, comme sur un piano. Mais, un instant après qu’il l’a quittée, voici venir son neveu Arthur qui lui annonce, d’une voix tragi-comique, la mort de M. Lecoutellier, emporté subitement par une indigestion foudroyante. Sur quoi sa veuve inconsolable pousse un léger soupir et porte un mouchoir de dentelle à ses yeux brillants. Ce tribut payé à la douleur conjugale, elle se souvient du commandant, à qui elle vient de donner des droits en acceptant la démission qu’il lui offrait tout à l’heure ; et vite elle lui écrit de partir « pour respecter son veuvage. » Si Louis Guérin ne lit pas entre les lignes de ce billet doux le conseil de se faire tuer au Mexique ou d’y mourir de fièvre jaune, c’est qu’il a la vue basse, comme tous les amants.

D’un acte à l’autre, un an s’est passé ; la toile se relève sur la maison de maître Guérin, un tableau digne des Scènes de la Vie de province, de Balzac. C’est une peinture d’une vérité amère et hardie que celle de ce vieux fripon dans sa maison, jovial et bourru, gouailleur et cynique, humiliant et rudoyant sa femme, qu’il a réduite à l’état de servante. Opprimée par cette tyrannie domestique qu’elle subit depuis quarante ans, madame Guérin s’est anéantie devant son mari ; il a fait d’elle un être de somme et de peine, si bien maté qu’il ne se plaint plus. Elle l’admire et elle le redoute ; elle a peur lui et elle l’aime. Elle a la servilité idolâtre d’une vieille concubine arabe accroupie, dans l’angle de la tente, devant le maître et l’époux. N’est-il pas, d’ailleurs, le père de son fils, de ce fier soldat si tendre pour elle ? Figure bornée et touchante, pauvre d’esprit, grande de cœur. C’est Cendrillon vieille et mère, mais transfigurée, elle aussi, et rayonnante, par moments, de beauté morale.

Justement, il revient aujourd’hui, ce fils adoré ; il revient colonel, commandeur de la Légion d’honneur, illustré par une action d’éclat au siège de Puebla. Tandis que la mère se réjouit, le père combine et calcule. Il sait que son fils aime madame Lecoutellier, née de Valtaneuse ; il sait aussi que la veuve convoite ardemment le château qui lui permettrait de reprendre ce nom patricien. Or, le château de Valtaneuse, qu’il a acheté à réméré, sous le pseudonyme de Brenu, va, dans quelques jours, lui appartenir ; car l’invention de M. Desroncerets a dévoré les cent mille francs empruntés. Louis Guérin, apportant en dot à madame Lecoutellier son nom et son château de famille, devient donc, pour elle, un parti d’autant plus sortable que la dame est en procès avec son neveu, qui lui dispute la succession de son oncle. Il est vrai que M. Arthur propose à sa jeune tante de clore le débat par un mariage ; mais le titre de Valtaneuse, apporté dans la corbeille par le fils de maître Guérin, remportera sur les offres du jeune député. Ne croyez point, d’ailleurs que l’amour paternel inspire le notaire. C’est à son bénéfice qu’il machine cet imbroglio conjugal. L’ambition lui est venue avec la fortune ; des plumes de paon commencent à pousser sur ce plumitif ; Prudhomme aspire à pisser grand homme. Il voudrait être député comme M. Arthur et il compte sur l’influence de madame Lecoutellier, devenue sa bru, pour faire son entrée au Temple des Lois.

Tel est le plan de maître Guérin, et cette toile d’araignée qui remplit la pièce l’enchevêtre et l’obscurcit quelquefois. Le litige y tient trop de place, la chicane y tend trop de fils. Ce défaut, compensé par un talent si éclatant dans la comédie de M. Augier, est particulier au théâtre contemporain. Il est telle de ces pièces d’argent et d’affaires qui, lorsqu’elle est en cinq actes, vous fait l’effet du Code à cinq tranches. On y parle en style de papier timbré, on y dresse des actes de vente et des contrats de mariage, à dérouter un vieux praticien. Quelle différence du notaire technique de ces comédies, avec le tabellion en perruque et à lunettes mandé par Géronte, lorsqu’il consentait à marier Valère avec Isabelle ! Il arrivait la plume sur l’oreille, le cahier sous le bras, l’encrier de corne à la ceinture ; on apportait une petite table sur la place publique, où d’ordinaire se passait la scène ; le bonhomme saluait, se mouchait, déployait un grand feuillet in-folio enjolivé de rubans ; il y griffonnait un paraphe, les amants signaient, et tout était dit. Je regrette fort, pour ma part, ces actes en l’air bâclés à la diable :

Allons monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

Cependant voici venir Louis Guérin, qui ne se doute guère du rôle que lui a préparé son père. Tandis que sa pauvre mère l’embrasse, en pleurant de joie et d’orgueil, maître Guérin l’accueille avec une rudesse goguenarde où perce une pointe d’ironie. Ce bravo du canif dédaigne, au fond, ce chevalier de l’épée. On sent qu’il a pour toutes les professions étrangères aux chiffres et à la chicane, le mépris qu’ont les paysans pour les métiers où l’on ne sue pas. Ici encore l’observation est parfaite et d’une justesse pénétrante. Il n’y a pas une note fausse dans tout le rôle ; le personnage est complet.

Le troisième acte nous reconduit chez madame Lecoutellier presque résolue à épouser son neveu. Aussi reçoit-elle, comme un inconnu, le soldat loyal qui lui revient les bras ouverts, plein d’amour et plein d’espérance, comme un fiancé longtemps attendu. La scène est cruelle, un peu forcée peut-être ; elle nous fait haïr cette Célimène, glacée et glaciale, qui fait la morte pour faire reculer l’amour, et qui distille par ses regards, par ses paroles, par ses gestes, par l’indifférence insultante de toute sa personne, le froid poison qui glace les illusions et perce le coeur. Il y a, d’ailleurs, de la maladresse dans sa cruauté. Cette grande coquette ne sait pas son rôle. Les Célimènes se jouent des Alcestes, mais elles se gardent de les frapper mortellement. Elles se réservent toujours un retour possible, un moyen de raccommodement. Ce qu’elles savent le mieux faire, après les blessures, c’est la charpie. Or, après cette rupture outrageante et sèche, toute réconciliation entre Louis Guérin et madame Lecoutellier devient impossible. L’intérêt se retire d’elle, et, par contrecoup, de la pièce. On est certain que le colonel n’épousera jamais cette femme sans cœur et sans âme ; sa rivalité cesse avec son amour. Que nous importe, dès lors, le choix quelle fera. Il est fâcheux que maître Guérin soit déjà marié ; cela ferait un couple assorti.

Des émotions pures et cordiales effacent à propos l’impression choquante de cette scène. Madame Guérin qui sait l’amour de Louis, vient timidement, à son insu, intercéder pour lui auprès de la veuve. La pauvre femme a deviné que cette pécore aurait honte de l’appeler sa belle-mère ; elle lui promet de s’enterrer toute vive dans une campagne écartée et de n’embrasser son fils qu’en secret. Rien de plus attendrissant que cette abdication maternelle prononcée avec une humilité douloureuse.

Maître Guérin succède à sa femme, muni d’un argument plus irrésistible. Il fait reluire aux yeux de la veuve les clefs du château de Valtaneuse, et le tour est fait. Madame Lecoutellier se rend au soldat qu’elle renvoyait tout à l’heure à sa garnison. Encore une fois, ce mariage, que nous savons impossible, ne rentre plus dans l’action. C’est un ressort brisé qu’on peut faire mouvoir, mais qui ne joue plus.

Au quatrième acte, le drame bifurque et nous fait, en quelque sorte, passer ses frontières. Au faiseur succède l’inventeur ; c’est une seconde pièce ajoutée à la première, à la façon des rallonges. M. Desroncerets aurait le génie de Galilée avec son martyre, qu’il arriverait trop tard pour nous émouvoir. Or, le bonhomme frise de près la monomanie. Bernard de Palissy jetant ses meubles au feu pour cuire ses faïences peut nous attendrir : mais le moyeu de s’apitoyer sur les tribulations d’un pédagogue à projets qui invente une méthode d’après laquelle les enfants apprendront à lire en huit jours ? La découverte n’est pas sérieuse et rend des sons de marotte, lorsqu’il la raconte. L’invraisemblance diminue d’ailleurs l’effet de sa ruine. Comment admettre, à moins d’une ineptie fantastique, que M. Desroncerets ait dépensé cent mille francs dans ses essais d’instruction primaire ? Additionnez les frais de location d’une école avec ceux de son a b c, tiré à vingt-cinq mille exemplaires, vous compléterez à peine une somme ronde de dix mille écus.

C’est pourquoi Desroncerets, demandant à sa trente mille francs pour recommencer ses folies de maître d’école ne parvient que péniblement à nous émouvoir. Francine refuse, il insiste, elle refuse encore, il la menace et il la maudit. Francine courbe la tête sous la malédiction du vieillard, mais elle se raidit dans son refus obstiné. La scène est imitée d’une page de la Recherche de l’absolu, de Balzac ; mais combien plus grand et plus pathétique apparaît Balthazar Claës, penché sur le creuset du Grand Œuvre. Que de rêves immenses mêlés à la fumée qui en sort ! Que de science réelle jetée dans ce gouffre, avec les tas d’or qu’il réduit en cendres. C’est un hippogriffe qu’enfourche l’illuminé de Douai ; M. Desroncerets ne chevauche qu’un simple dada.

La scène se termine, du moins, par un cri superbe. Louis Guérin a aimé Francine autrefois ; mais lorsqu’il l’a vue après les premiers désastres de son père, le mettre résolument en tutelle, réclamer sa dot, s’emparer de la gestion de ses biens et les faire valoir avec une âpre énergie, son cœur s’est glacé à l’endroit de cette jeune fille si pratique : il s’est éloigné d’elle sans la regretter. Le hasard le fait assister à ce cruel spectacle d’un père demandant l’aumône a sa fille, qui la lui refuse. Quand le vieillard n’est plus là, il s’indigne et il l’accuse à son tour. Cette fois Francine n’y tient plus ; son cœur éclate, et en se brisant, il laisse échapper son secret. Elle est pauvre, car elle a placé sa dot, à fonds perdus, sur la tête de son père ; elle s’est dépouillée pour l’envelopper de bien-être ; elle s’est faite misérable dans l’avenir pour assurer l’aisance de ses derniers jours. Voilà le secret du célibat cupide qu’elle semble avoir embrassé. N’ayant plus de dot à lui apporter, Francine s’est couverte d’un masque d’avare pour repousser d’elle celui qu’elle aimait.

L’acte devrait finir par cette brûlante et chaste explosion ; la scène qui suit la refroidit gratuitement. Desroncerets, surpris par l’échéance de ses cent mille francs, se souvient d’un vieil ami de Strasbourg, qui fermait sa bourse à l’inventeur, mais qui l’ouvrira à l’homme aux abois. On le décide à partir ; mais les minutes lui sont comptées, s’il manque le train de cinq heures, sa dernière chance lui échappe. Le château de Valtaneuse appartiendra demain à son créancier. Ce que voyant, maître Guérin, qui le surprend, le plaid sur l’épaule et la valise à la main, l’interpelle sur son invention. De tirade en tirade, Desroncerets oublie l’heure et laisse partir le convoi. Le piège est trop sûr pour intéresser, et ce dernier trait achève le pauvre homme. Qu’on l’interdise et n’en parlons plus.

Le dénouement, c’est le châtiment de maître Guérin, jugé, condamné et exécuté par son fils, qui découvre en lui l’usurier abrité sous le nom de Brenu. Le soldat se dresse devant son père de toute la hauteur d’un triste mépris. Il lui signifie qu’il épouse mademoiselle Francine Desroncerets, et qu’il a racheté le château de Valtaneuse, en contractant des engagements dont il devra remplir une partie. Pour le dire en passant, la belle action du colonel gagnerait beaucoup à s’accomplir entièrement à ses propres frais. Supposez Cléante emportant la cassette de son père avec l’intention de la consacrer à des œuvres pies ; Harpagon n’en aurait-il pas moins le droit de crier : « Au voleur ! »

Et puis, il faut le dire, quoique l’honneur même parle et condamne par la voix sévère du soldat ; cette situation dénaturée d’un fils accablant son père inquiète la conscience. C’est du Brutus renversé, mais nous ne sommes point dans la Rome antique. Un doute vous reste sur la moralité de ce châtiment : on se demande si celui qui l’inflige n’était pas justement le seul qui dût s’abstenir. Ce n’est pas tout. Madame Guérin elle-même s’insurge et passe à son fils. Cette transition de l’obéissance passive à la révolte indignée est un peu subite. Cela tient vraiment du miracle. En écoutant cette bonne femme, si humble et si résignée tout à l’heure, dire son fait à ce mari, dont la grosse voix la faisait trembler, il me semble, sauf le respect dû à ses vertus, que j’entends parler l’ânesse de Balaam.

Maître Guérin ne se dément pas, au milieu de cette tempête domestique ; il maintient son droit, le prouve par des textes et par des articles de lois, essuie, sans sourciller, le réquisitoire de son fils et les jérémiades de sa femme, les regarde partir en haussant les épaules, et, resté seul dans sa maison vide, il invite à dîner son homme de paille pour remplacer sa famille absente. — « Bon appétit, maître Guérin ! » Soyez sûrs qu’il n’en perdra pas un coup de dent !

Nous avons laissé en route le procès de madame Lecoutellier avec son neveu ; mais, pour le rattraper, il faudrait retourner en arrière, quitter la voie principale de la comédie, et prendre l’embranchement du quatrième acte ; cette petite cause ne vaut pas le voyage.

Il y a au moins deux pièces dans Maître Guérin, et ces pièces ne suivent pas une ligne parallèle ; quand l’une a fini, l’autre commence ; les personnages se relayent. On dirait que l’auteur les prend à l’essai, sans pouvoir se décider à choisir entre eux le héros de sa comédie. L’inventeur arriverait trop tard, en tout cas : il manque le moment de prendre le premier rôle, comme il manque le train de Strasbourg. Mais il n’est pas plus capable de diriger la pièce que de gérer sa fortune. On ne croit pas à son génie ; on s’intéresse peu à ses catastrophes, et la pitié qu’il inspire est mélangée d’un peu de dédain. Sa fille Francine apparaît trop tard dans sa pâle beauté de vierge martyre. Le colonel, caractère cravaté de noir et boutonné dans sa loyauté, impose plutôt qu’il n’attire. Quelque méprisable qu’il soit, maître Guérin est donc forcément le premier personnage de la comédie ; il la remplit moins par la complication de ses trames que par le savant développement de son caractère.

M. Émile Augier n’a jamais créé de type plus vrai, plus exact, plus conséquent à lui-même, que celui de ce pharisien des Cinq Codes. Madame Lecoutellier serait aussi un portrait frappant, si l’auteur avait plus franchement accentué les traits odieux qui percent sous ses simagrées mondaines. Il ne fallait pas craindre de haïr et de faire haïr cette créature de grimaces et de vanité. Quelle figure tragi-comique on pourrait tracer de la Célimène parisienne. Malheur à qui tombe dans ses froides mains, à qui lui demande ce qu’elle ne peut rendre, un sentiment vrai et sincère ! Il devient son bouffon, son jouet et sa chose. Elle essaye sur lui ses caprices, comme les dames romaines, à leur toilette, éprouvaient leurs épingles d’or sur le sein nu des esclaves… Ainsi souffrirait un pantin qui aurait un cœur entre les mains d’un enfant cruel. M. Arthur pourra devenir son amant ; il ne sera jamais sa dupe. C’est une figure toute moderne et d’une ressemblance spirituelle que celle de ce jeune homme mûr et froid jusque dans ses passions et dans ses caprices. Son égoïsme n’a rien de blessant ; son désabusement a le charme d’un fin sourire ; il a le calme, l’aplomb, l’aisance, la sûreté sociale la plus complète, et de l’esprit comme s’il en pleuvait. J’ai déjà dit combien était touchante la physionomie presque ovine de madame Guérin.

Une comédie animée par des caractères de cette vigueur ou de cette finesse peut, à la rigueur, se passer de plan ; ses vices de construction disparaissent sous la richesse des détails. La verve déborde et recouvre tout. Que de scènes enlevées au feu de l’esprit ! Les mots volent nombreux, serrés, rapides comme des flèches. Tous rédigent en un trait brillant une pensée ou une réflexion ; tous enlèvent le morceau du ridicule qu’ils visent ou du caractère qu’ils dissèquent. L’action marche, s’engage, se dénoue au milieu d’une vraie mêlée de saillies.

II. La Contagion

Ce qui me frappe tout d’abord dans la Contagion, c’est la disproportion de ses caractères et de son intrigue comparés à la grandeur de son titre. Elle arbore à son frontispice le drapeau noir de la Peste et elle ne nous montre que des cas de rougeole et de coqueluche. Nous nous croyons au lazaret, et nous entrons à l’infirmerie.

C’est le baron d’Estrigaud qui personnifie le fléau social. Celui-là, du moins, en est atteint jusqu’au cœur et jusqu’à la moelle ; mais il le garde pour lui, et ne le communique à personne. Cet homme qui incarne la contagion, dans la pièce, n’est pas contagieux.

Le baron d’Estrigaud est le roué moderne, non plus frivole et léger, comme celui du dix-huitième siècle, mais pratique comme un fait, positif comme un chiffre, et appliquant aux spéculations l’immoralité savante que le Valmont de Laclos porte dans le plaisir. Ses manières de grand seigneur ne font que masquer, chez lui, les manœuvres et les tripotages du faiseur. Il a le pied dans tous les boudoirs et la main dans toutes les affaires. Sans patrimoine au soleil, il mène le train du luxe effréné. Administrateur de quatre ou cinq grandes compagnies, il tire de ces sinécures les premiers frais de son existence ; le reste est fourni par la Bourse, où il joue avec un bonheur impudent. Le baron d’Estrigaud a une associée, c’est une courtisane. Mademoiselle Navarette, comédienne de petit théâtre, est sa maîtresse en titre et sa complice clandestine. Elle le trompe, de son consentement, pour les besoins de la caisse, avec un certain Cantenac, habitué de hautes maisons de banque, qui lui prédit les cours de la Bourse. Navarette transmet ces renseignements au baron qui, par ce moyen, opère à coup sur. C’est le ménage à trois dans sa connivence la plus éhontée.

En somme, dans la conception de l’auteur, d’Estrigaud représente un de ces flibustiers de haut bord, à qui la société semble avoir délivré des lettres de marque, tant leur audace est grande et leur corruption impunie. Tel est le type que la comédie pose, dès son prologue, sur le piédestal du vice triomphant. Nous allons voir si, à l’œuvre, il y gardera son aplomb.

Le premier acte nous introduit dans la maison de M. Tenancier, un riche bourgeois de vieille souche, plein d’honnêteté et de prud’homie, dans le meilleur sens de ce mot antique. Pour son fils Lucien, un gandin à la nouvelle mode, pour sa fille, la marquise Galeotti, jeune veuve lancée à toutes crinolines dans le brouhaha de la vie mondaine, ce père de soixante ans tourne déjà au burgrave. Il y a là un signe du temps très caractéristique et très vrai, quoique faiblement indiqué. C’est l’antagonisme intérieur qui divise tant de familles et qui souvent les déchire. Les changements à vue de la politique, la hausse des besoins, la baisse de l’argent, le crescendo du luxe, le train à la fois positif et effréné, moitié américain et moitié Régence, qu’ont pris les mœurs et la vie sociale, tout cela, en vingt-cinq ans, a fait l’œuvre d’un siècle entre les pères et les fils, entre les hommes de 1840 et les jeunes gens de 1866. Les idées, les goûts, les tendances vont en sens contraire : il y a bifurcation sur tous les points importants. Le langage même a varié ; les mêmes mots ne signifient plus les mêmes choses. D’une génération à l’autre on ne s’entend plus. On peut dire qu’aujourd’hui, comme au retour de l’Émigration, il y a une vieille et une nouvelle France. Pour l’immense Moutard-Club de la jeunesse contemporaine, les cheveux gris prennent déjà la teinte des ailes de pigeon.

Ce contraste, nous l’avons dit, n’a été qu’effleuré par M. Augier. Là où il fallait des couleurs tranchées et entières, il n’a mis que des nuances d’une discrète pâleur. Lucien Tenancier et la marquise Galeotti auraient pu être des types saillants et fouillés à vif de l’épidémie morale que voulait peindre l’auteur ; ils n’en sont que des pastels effacés. C’est là une faute contre les règles mêmes du sujet. Lucien et sa sœur trichent la Contagion en jouant avec elle : ils sont vaccinés.

Lucien Tenancier est un jeune gandin que le baron d’Estrigaud siffle, comme un oiseau de volière, et qui répète, du bout des lèvres, son répertoire, appris par cœur, de maximes scélérates et d’aphorismes cyniques. Il adore son père, et il le traite en ganache ; il fait à sa sœur des confidences incongrues, et il est prêt à se battre pour le moindre accroc qui froisserait sa réputation ; il professe sur les femmes les opinions d’un vieillard d’orchestre, et il va s’éprendre d’amour conjugal pour une ingénue de province à peine entrevue. Ce bon jeune homme si mal déguisé égayerait décemment une comédie de genre ; mais il n’est pas à sa place dans une pièce qui porte le titre effrayant de la Contagion. Son mal est trop anodin, son indisposition trop légère. La jeunesse dorée d’aujourd’hui offrait un autre sujet au scalpel d’un satirique résolu à attaquer les plaies vives. C’était l’adolescent ramolli d’esprit, dépravé de cœur, « pourri de chic », c’est le mot, imperméable aux choses intellectuelles et aux idées généreuses, les repoussant avec les formules courantes de l’argot pervers, ne croyant qu’à l’argent et aux plaisirs qu’il procure, produit mal venu du cynisme et du béotisme. C’était là un malade digne du fer rouge et du bistouri : le cas du petit Lucien Tenancier ne réclame que des calmants et des émollients.

Le personnage de la marquise n’est pas moins faiblement tracé. Elle représente, dans la pièce, ces femmes du monde excentrique qui singent les manières des filles, contrefont leur bagout, et copient leurs toilettes. La marquise Galeotti n’a que les costumes de cet emploi tapageur ; elle rien a ni le brio, ni le tempérament, ni l’audace. Honnête sans effort, vertueuse sans mérite, la tentation n’a même pas de prise sur cette nature indécise et molle. Elle court les petits théâtres, et elle imite les virtuoses grotesques, comme demain elle irait au sermon et suivrait la retraite en vogue, si le vent soufflait de l’église, au lieu de venir du café chantant.

Cette figure, si insignifiante et si terne, semble peu faite pour personnifier la classe turbulente des émancipées du grand monde. C’est la comparse de la troupe ; on se demande pourquoi le poète l’a choisie. Imaginez, à la place de cette froide poupée, une femme ardente et nerveuse, altérée des eaux furtives, affamée des fruits défendus, rôdant autour du monde interlope, finissant par enjamber la frontière ; et la moralité du drame croîtrait autant que son intérêt. L’enseignement ressortirait de l’exemple, la chute avertirait du péril. Mais, incapable de faillir, la marquise Galeotti est incapable aussi d’avertir. Que m’importe que la maison brûle, si celle qui l’habite, à l’abri des flammes, est assurée contre l’incendie ?

Il nous reste à vous présenter André Lagarde, qui vient d’entrer, avec sa jeune sœur, dans la maison de M. Tenancier, le vieil ami de son père. André Lagarde est un ingénieur civil, vaillant et loyal, austère et naïf, un puritain du travail. Il arrive d’Espagne, après dix ans d’exil volontaire et de labeur opiniâtre, et il en rapporte la fortune sous la forme d’un projet qui doit en même temps honorer son nom. Il s’agit d’un canal qui, creusé de Cadix à l’embouchure du Guadiaro, destituerait Gibraltar de sa tyrannie maritime. Les plans sont tracés, la concession est obtenue ; mais l’influence anglaise lui ayant fermé les maisons de banques espagnoles, il vient chercher en France le capital de son œuvre. Lucien promet à André le tout-puissant appui de son ami d’Estrigaud, et, tandis que le frère ira à la recherche de la commandite, sa sœur Aline restera, sous la garde de la marquise, dans cette maison d’adoption.

Au second acte, l’action n’avance guère ; elle est remplacée, du moins, par un piquant intermède. La marquise Galeotti, courtisée par d’Estrigaud, s’est passé la fantaisie de faire venir chez elle sa maîtresse. Le prétexte est tout trouvé. La marquise doit jouer, sur un théâtre de société, dans une farce mythologique, et elle a prié Navarette de lui faire répéter son rôle. L’entrevue met en scène, avec beaucoup de tact et d’esprit, la curiosité scabreuse que le vice inspire à la vertu et la courtisane à la femme honnête. Le cas est bizarre ; il n’est pas niable. Pénélope, de la fenêtre de son gynécée, regarde souvent dans le boudoir de Phryné ; Cornélie écoute aux portes de Messaline. Qui n’a remarqué, aux ventes des célébrités de la galanterie, l’empressement des femmes ravies de pouvoir, une fois au moins, pénétrer sans honte dans le sanctuaire de la Vénus impudique ? Elles regardent avec une curiosité rougissante son luxe profane ; elles respirent avidement les senteurs aphrodisiaques qu’il exhale. On en a vu se faire adjuger un lambeau de ces toilettes diffamées. On en a vu se disputer aux enchères

Le lavabo vidé des pâles courtisanes.

Ce qu’il y a de finement comique dans la rencontre de Navarette et de la marquise, c’est la transposition de leurs rôles. Tandis que la grande dame lance des propos lestes et fume des cigarettes d’un petit air effronté, la lorette se maintient dans l’irréprochable attitude d’une femme du monde en visite. Aux agaceries de son adversaire, elle oppose une distinction défensive où perce à peine une pointe d’ironie. Le Vice se met sous les armes devant la Vertu. La scène est parfaite en son genre ; mais supposez la marquise plus hardie dans sa curiosité périlleuse, et cette escarmouche spirituelle pouvait devenir une lutte émouvante. On aurait vu la courtisane prenant sa rivale au piège de ses provocations téméraires, l’attirant à son niveau par des degrés calculés, alléchant sa curiosité, aguérissant ses oreilles, lui imposant à la longue son intimité infamante… A la fin de cette causerie, perfide comme une séance magnétique, madame la marquise se réveillait camarade de mademoiselle la drôlesse. Et l’expérience était frappante et la leçon portait coup.

Cependant le baron d’Estrigaud vient interrompre le tête-à-tête. Son entrée n’est pas brillante ; il y a un peu de pédantisme dans le dandysme de ce don Juan financier. Il est solennel et il est tranchant ; c’est un serpent sans souplesse. Navarette, qui n’est pas jalouse, le laisse en tête à tête avec sa rivale, et l’on comprend que la marquise ne soit pas tout à fait fascinée. La cour qu’il lui fait est presque officielle ; ses galanteries sans chaleur gèleraient la femme la plus inflammable. Il la défie, en persiflant, de venir visiter, seule, sa galerie de tableaux, qui est célèbre dans le monde des arts ; madame Galeotti relève la gageure ; et, d’avance, nous parions aussi qu’elle en sortira saine et sauve.

Le troisième acte accélère l’action retardée. Je voudrais en retrancher la scène, fausse et choquante, où d’Estrigaud, qui a décidément jeté sur la marquise son dévolu de vieux garçon libertin, entreprend de démontrer à son frère qu’une liaison secrète vaut mieux, pour une veuve, qu’un second mariage. Ainsi brutalement tâté, au point sensible de l’honneur, Lucien se révolte et s’indigne ; mais sa protestation verbale aurait besoin de la confirmation d’un soufflet. L’insinuation de d’Estrigaud est le plus sanglant des outrages. Quelle bassesse a donc commis ce petit jeune homme pour qu’il le croie capable de tenir l’emploi d’un frère complaisant ? Ce n’est pas la seule fois que nous surprendrons d’Estrigaud en flagrant délit de grossièreté et de maladresse. Tout à l’heure encore, il rangeait Navarette parmi sa livrée ; il en parlait comme d’une bête de luxe qu’il aurait à son râtelier. De tels procédés déclassent un homme de l’aristocratie des coquins, et le rangent dans la catégorie des goujats. Or, pour un gentleman de l’espèce de ce d’Estrigaud, la convenance extérieure n’est pas seulement une enveloppe, elle est une armure. S’il se débraille, il se découvre ; son masque ne doit pas avoir de défaut.

La marquise arrive, selon sa promesse ; mais le baron, refroidi par la perspective d’un frère incommode, renonce à l’attaque. Tout se passe en échange de propos galants et en jeux d’esprit, lorsque la cote de la Bourse tombe au milieu du marivaudage. — « Deux francs de hausse ! » dit la marquise, qui la parcourt d’un regard distrait. A ce mot, le baron chancelle, comme si l’hôtel croulait sur sa tête. Navarette, qui a son projet, lui a donné un faux renseignement ; il perd huit cent mille francs, il est ruiné et déshonoré !… D’un coup d’œil il mesure l’abîme et il aperçoit la branche de salut. Il s’y raccroche en tombant aux genoux de la marquise et en lui adressant une déclaration passionnée. La jeune femme, effrayée, ne comprend rien à la rage d’amour qui prend ce gentilhomme si correct et si réservé tout à l’heure ; elle se défend et crie au secours. Le secours arrive avec Navarette. Le baron la prend à témoin de l’abîme, aussi postiche qu’une trappe de théâtre, où il prétend avoir fait tomber sa victime, et de l’offre qu’il lui fait de sa main pour l’en retirer. L’actrice l’en retire plus sûrement, en lui jurant le silence ; et la marquise sort, intacte et indignée, de ce guet-apens.

Il faut le dire : ce coup de théâtre avorte deux fois. Ce truc machiavélique est manqué pour le public comme pour d’Estrigaud : le ressort crie sans produire d’effet. On ne comprend rien d’abord à cette métamorphose si soudaine ; puis, lorsqu’on l’a comprise, son invraisemblance saute aux yeux. L’amorce est trop grossière, le piège est trop visible ; une Agnès refuserait de s’y laisser choir. Si la marquise aimait d’Estrigaud, on concevrait qu’il lui jouât cette scène de haute comédie : l’amour voit trouble et ne raisonne pas. Mais, la jeune femme n’ayant pour lui qu’un goût modéré, ses chances sont nulles et absurdes ; il joue une partie perdue d’avance, avec des cartes dont on voit le dessous pipé. En quoi madame Galeotti peut-elle se croire compromise par cette tirade à brûle-pourpoint et cette pantomime mélodramatique ? Elle peut la couper d’un geste ; elle peut, d’un mot, la siffler, comme une mauvaise bouffonnerie. L’honneur d’une femme serait trop fragile, s’il suffisait, pour le briser, de l’algarade du premier venu. La brusque entrée de Navarette, surprenant son tête-à-tête avec le baron, n’a rien non plus d’effrayant pour elle. Une veuve de vingt-cinq ans ne fait pas même une fausse démarche, en visitant, au grand jour, une galerie de tableaux à demi publique. Elle peut en sortir le front haut et le voile levé. L’appartement d’un célibataire, quel que soit l’éclat de ses bonnes fortunes, n’est, après tout, ni un mauvais lieu ni un antre. D’une autre part, en admettant que la veuve soit dupe un instant de cette tartuferie, sa méprise sera bien vite dissipée. La réflexion lui fera saisir le lien qui rattache la hausse de la Bourse à l’accès de passion du fourbe ; le mépris tuera son amour ; de toutes façons, le tour est manqué.

Une très belle scène, d’un comique amer, d’une étude savante et poignante, va réparer cet échec. Navarette et d’Estrigaud, restés seuls, jouent cartes sur table. La courtisane veut être baronne : elle a ruiné son amant pour le contraindre au mariage forcé. La proie est prise, elle peut se débattre : le filet, bien tressé, ne se rompra pas. Elle lui offre d’abord de payer pour lui les huit cent mille francs de ses différences. Le baron refuse : il faudrait que Navarette vendît des immeubles pour réaliser une telle somme, et cette vente commentée ferait le bruit d’un scandale. D’ailleurs, on peut ruiner sa femme, mais on ne ruine pas sa maîtresse. Alors, l’actrice démasque subitement, comme une batterie de réserve, deux millions représentés par des terrains qu’elle possède aux Champs-Elysées. Un mariage l’en ferait le seigneur et maître. D’Estrigaud recule d’abord devant cette fortune souillée, puis il s’apprivoise à l’idée de la payer de son nom. On le voit errer au bord de la fange où il va sauter. L’étonnant effet de cette scène est dans le jeu serré et concentré de sa lutte. Cette affaire d’argent et de déshonneur se traite entre la courtisane et l’escroc, avec un sérieux glacial et des réticences saisissantes. Ils s’entendent à demi-mot, ils se renvoient de muets mépris.

Avant d’accepter, d’Estrigaud veut tenter un dernier enjeu. Il connaît l’affaire d’André Lagarde, il sait que l’Angleterre payerait trois millions ce fameux canal pour le réduire à néant. Il va proposer à André quinze cent mille francs de sa concession, et la revendre ensuite aux Anglais. Il s’agit seulement de savoir si l’ingénieur est aussi à vendre. D’Estrigaud l’espère et reprend courage. — « Quel bonheur que tu puisses te tirer d’affaire sans m’épouser ! » lui dit Navarette.

Depuis deux actes, le public a presque perdu de vue l’ingénieur ; il n’apparaît que pour disparaître, et, au théâtre aussi, les absents ont tort. Quand on le retrouve, dans une soirée, chez Navarette, au milieu d’un tas de petites dames, ébloui de luxe, affolé de plaisir, blaguant à tout rompre et aspirant la chair fraîche, comme l’ogre du Petit Poucet, la surprise est grande. On se demande comment ce bronze pur s’est si vite changé en papier mâché. Il faut croire qu’André Lagarde s’est corrompu à la cantonade, car l’orgie à laquelle il soupe griserait à peine un séminariste. Il y circule plus de calembours que de paradoxes, et les mots que servent ces dames ne sont pas précisément des primeurs. André, un peu niaisement étourdi par cette petite fête, n’en va pas moins vendre son canal à la perfide Albion pour le pot-de-vin de quinze cent mille francs que lui fait mousser d’Estrigaud, lorsqu’un incident le dégrise.

La maîtresse du petit Lucien a trouvé dans sa poche une lettre de femme, signée du nom d’Aline, qui lui fait pousser des cris inhumains. Cette lettre, nous l’avons vue, au premier acte, égarée par M. Tenancier, sur son bureau, au moment où il rangeait de vieux papiers de jeunesse, et ramassée par son fils. Il y a de la ficelle dans cette mèche préparée pour produire l’explosion finale, et, de loin, on l’a vue traîner. Cependant, au nom d’Aline, André, qui craint pour sa sœur, arrache la lettre à la fille… Elle est écrite par sa mère ! Il est frappé au cœur dans sa piété filiale pour cette chère mémoire ; mais le coup qu’il reçoit réveille en sursaut sa conscience assoupie par les narcotiques parisiens. Il se redresse, le geste haut et l’œil plein de flamme, déchire bruyamment le marché honteux qu’il allait signer, puis il quitte cette bande de mécréants et d’impures, en lui crachant l’imprécation à la face.

Son invective est belle, elle est éloquente, elle a soulevé les applaudissements. M. Augier excelle à faire retentir les sentiments généreux. L’émotion produite, on peut se demander si ce coup de foudre ne détonne pas en tombant sur un raout de cocottes. De toute l’assistance, d’Estrigaud et Navarette sont seuls capables de comprendre un pareil langage : les autres ne l’entendent pas plus qu’André ne les comprendrait lui-même, s’ils lui parlaient javanais. Il faudrait un cadre presque babylonien à cette sortie gran-diloque. Ainsi lancée sur ce petit monde, elle fait un peu l’effet du Mane, Thecel, Phares, de la Bible, écrit, en lettres phosphoriques, sur le mur d’un cabinet du café Anglais.

Le sort en est jeté, Navarette a vaincu, elle sera baronne. Cantenac étant de trop dans cet arrangement, d’Estrigaud lui cherche querelle et le provoque par une chiquenaude. Ils se battront demain, les noces se feront après le duel. Voilà deux hommes morts !

Terminons vite l’historiette de ce billet doux posthume, tombé des mains du père dans la poche du fils, et qui menace, au dernier acte, d’empêcher le mariage de Lucien et d’Aline Lagarde. Le malheur ne serait pas grand ; on ne s’intéresse guère à ces amours transies qu’on n’a vus ni se former ni grandir. Quoi qu’il en soit, André, la lettre à la main, s’oppose au mariage, qu’il croit sacrilège. La mère imprudente, mais non coupable, est absoute par une autre lettre que M. Tenancier fait lire au fils rassuré, et qui prouve qu’elle s’est arrêtée au bord de la faute.

Le dénouement n’est pas là : il est dans le récit de Théramène que le petit Lucien vient faire, la larme à l’oeil, du duel de d’Estrigaud, dont il était le témoin. Cantenac est tué, mais le pauvre baron est blessé à mort ; son médecin intime ne lui donne pas vingt-quatre heures à vivre. Avant de rendre l’âme, il a voulu reconnaître le dévouement de Navarette en l’épousant in extremis. On vient de prévenir, en même temps, l’administrateur des pompes funèbres et M. le maire. Priez pour lui et pleurez pour elle ! Cette narration, récitée pour le jouvenceau avec une foi édifiante, fait sourire M. Tenancier : il devine, à première vue, le secret de la comédie. Cantenac est bien mort, mais d’Estrigaud se porte à merveille : sa blessure était apocryphe, le médecin était un compère, et cette agonie contrefaite n’est qu’une mise en scène romanesque destinée à faire passer son mariage scandaleux avec Navarette et ses trois millions.

Eh quoi ! voilà l’exploit suprême de ce paladin d’industrie que la comédie nous a présenté comme le prince des habiles et le roi des forts ! Un mariage honteux, bâclé à l’aide d’une fourberie funèbre qui sera demain découverte ! Car, si M. Tenancier, qui n’est, en fin de compte, qu’un honnête bourgeois, l’a démasquée du premier coup d’oeil, il est probable qu’elle ne trompera pas les yeux perçants et moqueurs de la société parisienne. D’Estrigaud, excommunié du monde, mis au ban de tous les salons, va traîner dans quelque bas-fond le boulet d’or qui le rive à la courtisane. Son stratagème ne fera qu’aggraver l’infamie de sa déchéance. En se couchant dans le faux cercueil du Scapin de Molière, il s’est enterré sous le ridicule.

Décidément, ce Satan moderne est un pauvre diable. Toutes ses manœuvres s’éventent, toutes ses tentations font long feu ; il n’a ni l’aplomb de sa position, ni la tenue de son caractère. Ce roué superbe ne fait que des bévues et des maladresses. Il culbute, en tombant gauchement, aux pieds d’une marquise. Un million perdu le jette à la côte, et il y échoue dans la fange, entre les bras de la coquine qui a machiné son naufrage.

Nous devions à M. Augier cette longue discussion et cette rigoureuse analyse. Un si haut talent repousse, comme une injure, la louange banale et l’approbation non sincère. Telle qu’elle est, avec ses situations douteuses et ses caractères ébauchés, ses procédés factices et son intrigue décousue, sa comédie reste encore une œuvre supérieure par bien des endroits. La scène admirable du troisième acte suffirait à la maintenir. Un tel fragment est une clef de voûte.

On sait l’orage du premier soir ; il s’est calmé dès le troisième jour : la comédie marche maintenant sans obstacle, et les applaudissements couvrent les murmures. Ce sera du moins un grand succès de curiosité. Une défaite même de M. Emile Augier ferait le bruit d’une victoire.

M. Emile Augier a refait le cinquième acte de la Contagion. Je reconnais ce qu’a d’honorable pour lui ce zèle de son œuvre et ce souci du perfectionnement. Mais, en principe, je ne puis admettre, au théâtre, les remaniements. Un drame ne se refait pas, il est ce qu’il est ; ses défauts mêmes font partie de sa raison d’être. Lui couper un acte, c’est l’amputer d’un membre ; le remplacer par un autre, c’est souder une pièce artificielle au moignon d’une plaie. Les conceptions dramatiques ne sont pas des mécanismes, ce sont des organismes. Elles sortent d’un seul jet, elle naissent d’un seul germe qui contient d’avance tous leurs développements. Tant que la gestation dure encore, tant que vous ne travaillez que sur l’argile perfectible, transformez, s’il le faut, cent fois votre ouvrage ; mais, dès que le nouveau-né a vu la lumière, dès que la fonte a été versée dans le moule, l’enfant n’est plus corrigible, la statue n’est plus réparable. Le père n’y peut plus rien ; le sculpteur, maître de la glaise, n’a plus de droit sur le bronze. Tout remaniement ultérieur ne sera plus de la formation ni de la croyance, ce sera une fabrication postiche et factice. Un chapitre défectueux vaut mieux qu’un excellent appendice ; une scène mal faite, mais sortie directement de l’idée première, est préférable à une belle scène greffée après coup. Il y a longtemps qu’un grand poète l’a dit : « Votre drame est né boiteux ; croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois. »

Et puis quelle foi l’auteur dramatique veut-il que le public garde dans son œuvre, si, d’un mois à l’autre, il en modifie le fond ou la forme ? Dès qu’ils ont paru dans un livre et sur le théâtre, les personnages fictifs sont inscrits dans la mémoire du lecteur et du spectateur, comme sur les registres d’un état civil. Leur identité est fixée, leur caractère est indélébile. Si la fantaisie vous prend de leur enlever un vice ou de leur ajouter une vertu, de les faire passer du rire aux larmes, ou du plaisant au sévère, je ne crois plus à leur existence. Ce ne sont plus pour moi des êtres vivants, ce sont des marionnettes à tout faire, qu’on peut, à sa guise, repeindre et rajuster derrière la coulisse.

Ainsi, dans le nouveau dénouement de la Contagion, il se trouve que M. Tenancier est absous de sa tentative d’adultère sur la mère d’André Lagarde. Ce n’est plus à la femme mariée, c’est à la jeune fille qu’il écrivait la lettre trouvée par Lucien. L’amendement peut être bon en lui-même, quoiqu’un billet doux de fiançailles, interprété de travers, soit un dossier bien mince pour la grande affaire d’un drame en cinq actes. Mais cette simple variante suffit pour me faire douter de la personnalité du bonhomme. Je touche du doigt les ressorts artificiels qui le font mouvoir ; je suis prévenu que son existence est purement fictive, et qu’une correction nouvelle pourra, demain encore, retoucher son caractère et réviser ses antécédents. Dès lors, tout prestige se dissipe, toute illusion est détruite, l’auteur prenant soin de m’avertir lui-même que son histoire n’est pas arrivée.

On a ri souvent de la bonhomie de Ducis écrivant deux dénouements pour son Othello : l’un heureux et l’autre funeste, qu’il offre, dans sa préface, au choix du public et des directeurs de théâtre. « Pour satisfaire, — dit-il, — plusieurs de mes spectateurs qui ont trouvé, dans mon dénouement, le poids de la pitié et de la terreur excessif et trop pénible, j’ai profité de la disposition de ma pièce, qui me rendait ce changement très facile, pour substituer un dénouement heureux à celui qui les avait blessés, quoique le premier me paraisse toujours convenir beaucoup plus à la nature et à la moralité du sujet. Mais, comme j’ai fait imprimer ma tragédie avec les deux dénouements, les directeurs des théâtres seront les maîtres de choisir celui qu’il leur conviendra d’adopter. » Ainsi, les directeurs endurcis laissaient impitoyablement le More poignarder l’innocente Hédelmone :

Eh bien, meurs ! — Ô mon Dieu ! — J’ai fait ce que j’ai dû.
Son amour est puni, le crime est confondu.

Tandis que les directeurs sensibles faisaient écarter le poignard d’Othello, levé sur sa femme par le bras secourable de Moncenigo ;

Eh bien, que ton trépas… — Barbare que fais-tu ?
Tu vas de ce poignard immoler la vertu.
Cruel ! vois Loredan. — Parle : Étais-je innocente ?
Suis-je coupable encor ? Connais-tu ton amante ?
— Qu’allais-je faire ? Où suis-je ? Ah de ma propre main,
Je dois, pour te venger… — Jette-toi dans mon sein !

Égorgée à Paris, Desdémona ou Hédelmone ressuscitait à Bordeaux ; on l’enterrait à Lyon ; elle vivait longtemps et avait beaucoup d’enfants à Marseille. Il y avait à rire et à pleurer dans ce dénouement à deux faces. « Est-ce au meurtrier d’Hédelmone ou à l’époux prévenu à temps de son innocence que vous voulez vous intéresser, car je suis l’un et l’autre », — aurait pu demander Othello au public, avant la représentation, comme maître Jacques à l’Harpagon de Molière : « Au meurtrier ! » répondait le parterre. « Attendez donc, s’il vous plaît. » Sur quoi, le More allait, dans la coulisse, se munir de la vessie à sang de boeuf, qu’il devait écraser sur la poitrine d’Hédelmone au moment voulu. Dans le cas contraire, il repassait bien vite sa dernière tirade de rechange :

Ainsi de tous les maux qu’Othello vous a faits,
Vous vous vengez tous trois, mais c’est par des bienfaits !
Comment envisager, dans ce profond abîme,
Mon forfait, vos vertus, ce bras, et ma victime ?
Ah ! ce coeur, en horreur à lui-même, à l’amour,
Serait-il digne encor d’Hédelmone et du jour ?
Ô rival que j’admire ! Ô trop généreux père !
Je n’ose devant vous regarder la lumière
Mais toi, de qui ce fer allait percer le coeur,
Oublieras-tu jamais mon crime et ma fureur ?

Cette méprise du bon Ducis dédoublant ses personnages, et taisant, du masque tragique, la tête, à double profil, de Jean qui pleure et de Jean qui rit, n’est-elle pas, à des degrés différents, celle de tous les auteurs qui changent à volonté leurs ouvrages ? Encore une fois, la fiction serait atteinte, dans son essence même, si l’habitude des remaniements prévalait jamais sur la scène. D’une représentation à l’autre, Tartufe rapporterait la cassette et redeviendrait un saint homme qui n’avait voulu qu’éprouver la vertu d’Elmire. Hippolyte, ayant arrêté ses coursiers qui ont fini par reconnaître que le Monstre était en carton, viendrait galamment comprend la vertu de Phèdre. Rosine, devinant ce que la jalousie du comte Almaviva doit lui faire souffrir dans le Mariage de Figaro et la Mère coupable, épouserait sagement le vieux Bartholo. Sint ut sunt, aut non sint ! « Qu’ils soient comme ils sont, ou qu’ils ne soient plus ! » Cette devise des jésuites devrait être celle des livres et des drames une fois publiés.

Cette règle posée, cette réserve faite, nous conviendrons volontiers que le nouvel épilogue de la Contagion a paru, dans son ensemble, très supérieur au premier. L’explication est plus vive, la conclusion est plus nette. L’escroc et la drôlesse, ramenés sur la scène devant les honnêtes gens de la pièce, y sont châtiés sur place et séance tenante, au lieu de se perdre, à la cantonade, dans un dénouement incertain. Mais, si cette réapparition a ses avantages, elle a aussi l’inconvénient de faire ressortir à outrance la maladresse du stratagème employé par le baron d’Estrigaud.

On se souvient que, dans la première version de ce cinquième acte, le jeune Lucien venait faire à son père, en larmoyant, le récit du duel de d’Estrigaud et de son mariage in extremis avec Navarette. Sa narration faisait sourire M. Tenancier, qui devinait, à première vue, le secret de la comédie. Cantenac était bien mort, mais d’Estrigaud se relèverait dans quinze jours de son cercueil à surprise ; sa blessure était apocryphe, le médecin qui le condamnait jouait son rôle dans un imbroglio répété d’avance, et cette agonie simulée n’était qu’une parade destinée à faire passer son mariage scandaleux avec la courtisane millionnaire.

Le nouveau dénouement met en action ce que racontait le fils et ce que devinait le père. Nous sommes, non plus dans la maison de M. Tenancier, mais dans le cabinet du baron. Lucien et le médecin affidé, aidés de deux domestiques, apportent dans leurs bras le faux moribond. M. Tenancier et André Lagarde, qui se trouvent là par hasard, assistent à cette comédie de la mort. Lucien reprend son récit du duel ; le médecin pour rire secoue la tête d’un air consterné ; Navarette fait son entrée et se jette sur son amant, avec un désespoir mélodramatique. D’Estrigaud, tiré de sa syncope par les seaux de larmes qu’elle verse sur lui, se décide enfin à rouvrir les yeux. Il raconte aux assistants, d’une voix affaiblie, le dévouement de cette femme, et il leur demande d’être témoins du mariage suprême qui, en lui léguant son nom, acquittera sa dette de cœur envers elle. Le vieux Tenancier, jadis aussi clairvoyant que Zadig, maintenant crédule comme Orgon, sanglote déjà dans son mouchoir à carreaux, Lucien est attendri, la parodie marche à merveille, lorsque André Lagarde l’arrête court par un éclat de rire ironique. Il déclare que le mourant se porte à merveille et qu’il en est quitte pour une bande de taffetas d’Angleterre appliquée sur une écorchure.

Certes, cette farce macabre paraissait déjà bien invraisemblable, à travers le voile du récit : étalée sur la scène, elle semble impossible. Les Cassandres du vieux Théâtre italien refuseraient d’avaler l’énorme mystification avec laquelle d’Estrigaud prétend tromper le monde parisien. Et, d’abord, je lui dénonce son prétendu compère comme un triple traître. Un régisseur payé pour faire tomber un mélodrame par l’absurdité de la mise en scène n’agirait pas autrement que lui. Eh quoi ! voilà un homme en parfaite santé qui contrefait le mourant, et dont le premier regard soupçonneux peut démasquer le faciès funèbre. Et, au lieu de le transporter bien vite dans son lit, de lui faire jouer son rôle difficile à l’ombre des rideaux, dans le clair-obscur de l’alcôve, derrière une rangée de gardes-malades et de valets affairés, ce perfide complice l’expose au grand jour, sur un canapé, devant un homme défiant et hostile, qui va étudier son agonie feinte du même oeil dont un délégué de l’Institut observerait les jongleries d’un spirite ! Ce n’est pas tout : il l’abandonne, durant toute une scène, à son enquête malveillante ; il lui permet, en quittant la chambre, de constater la régularité de son pouls, la coloration normale de son teint et l’égratignure à fleur de peau dont il « se fait mourir », comme dirait, en son argot, mademoiselle Navarette !

Notez que l’invraisemblance de la situation est encore aggravée par celle du costume. Lorsque d’Estrigaud se relève brusquement sous le sarcasme de l’ingénieur, il apparaît dans la tenue irréprochable d’un gentleman qui vient de déjeuner au café Anglais. Sa redingote n’est pas chiffonnée ; son gilet ferme comme un plastron, et sa chemise ne fait pas un pli. Au moins Scapin, quand il se fait apporter sur une chaise, devant Argante et Géronte, prend-il la précaution d’avoir la tête entourée de linges, comme s’il avait été blessé. Au moins le Crispin de Regnard, avant de recevoir le tabellion à qui il va dicter son faux testament, se coiffe-t-il, jusqu’aux yeux, du bonnet de nuit de Géronte ;

Tu peux, quand tu voudras, appeler le notaire ;
Me voilà maintenant en habit mortuaire…

Scapin et Crispin savent leur métier, et d’Estrigaud ne sait pas le sien.

Décidément, cette basse fourberie est indigne de l’homme auquel la comédie l’attribue. Posé d’abord en aventurier du grand monde, d’Estrigaud tombe, d’acte en acte, au niveau des fripons infimes qui jouent les travestis du chantage. C’est en cabotin que se termine ce roué triomphant. Je ne saurais non plus comprendre que Navarette et lui espèrent obtenir un succès quelconque avec cette comédie pitoyable, il faut qu’ils aient perdu toute notion sociale pour croire que le monde va reconnaître leur mariage et leur ouvrir ses salons, sur l’exhibition du contrat. — « A notre retour, — dit Navarette, — vertueuse Galeotti, j’entrerai dans le monde à votre bras… que vous n’oserez pas me refuser. » L’infatuation est par trop violente. Certes, la société tolère parfois bien des promiscuités et bien des mélanges ; mais il lui reste au moins des garde-fous à défaut de barrières ; et jamais le mari d’une courtisane, cette courtisane se fût-elle « refait une virginité », comme Marion Delorme, n’entrera, sa femme au bras, dans une maison honnête et dans un salon respecté.

On le voit, nos objections restent entières : cette seconde épreuve n’a fait que les confirmer. Mais, la situation étant donnée, M. Emile Augier a tiré de cet arrangement nouveau deux scènes vigoureuses : d’Estrigaud, se redressant furieux lorsque sa fraude est découverte, jette à André Lagarde une provocation ; il prétend tuer, pour sa peine, celui qui vient de le ressusciter en sursaut. Mais André renvoie son cartel à l’examen d’un tribunal d’honneur qui décidera si un honnête homme peut croiser l’épée avec la batte sanglante d’un petit-neveu de Scapin. Navarette vient à la rescousse. Elle avait promis à M. Tenancier son silence sur la scène, en tête-à-tête, de sa fille avec le baron ; elle réclame le sien en échange : donnant donnant. Le père et le fils vont accepter le marché ; mais l’ingénieur leur fait honte de transiger avec des coquins ; il soutient qu’en regardant en face la calomnie, avec des yeux résolus, on lui fait toujours baisser ses yeux faux et ravaler ses mensonges. Donc, point de pacte avec ces gens-là. Qu’ils parlent, si bon leur semble ; on leur répondra. Toute cette scène, indignée et fière, fait un bruit de soufflets tombant de haut sur des faces courbées.

L’escroc reste seul avec Navarette, muette et pensive ; et déjà il peut lire la trahison dans son froid regard. Les filles aiment les bandits, mais elles les lâchent quand ils se font prendre. « Passons à l’étranger, dit timidement d’Estrigaud ; — Passez-y seul, mon cher, réplique Navarette, vous n’êtes plus un parti pour moi. — Hein ? fait-il. — Votre nom n’ayant plus cours, à l’heure qu’il est, ne vaut plus huit cent mille francs, vous en conviendrez : j’aime autant le mien. » D’Estrigaud baisse un instant la tête sous cet outrage écrasant ; mais il la relève bientôt avec une jactance impudente : — Eh bien, à la bonne heure ! je laisse une élève. » Et il part pour la Californie, « cette terre promise des hommes de sa trempe ».

Le châtiment est terrible ; on trouvera sans doute qu’il est par trop effrontément supporté. Quelque bronzé que soit un coquin, il ne tombe pas subitement d’une haute position sociale dans la boue et sur le pavé sans pousser un cri de rage et sans ressentir une douleur atroce. Eh quoi ! voilà un homme que vous nous avez présenté comme le dictateur du high life, comme le prince de la jeunesse élégante. Il menait le train du luxe aristocratique, il jouait, à son Cercle, avec des partenaires qui portent les plus beaux noms de la France ; il siégeait aux conseils des grandes administrations avec les chefs de l’industrie et de la finance. D’un jour à l’autre, cet homme est ruiné, déshonoré, déclassé ; il sera demain mis au ban de tous les clubs et consigné à la porte de tous les salons ; il reçoit, pour dernier affront, le coup de pied de la biche, plus rude encore à endurer que celui de l’âne. Et ce malheureux pirouette dans sa fange ! il se moque de son infamie ! il subit crânement et presque gaiement cette déchéance effroyable ! Mais l’habitude seule, une longue habitude des étrivières morales et de la bastonnade judiciaire, peut expliquer ce stoïcisme cynique. D’Estrigaud est si roué qu’il a trompé jusqu’à son auteur. M. Emile Augier a pris pour un gentilhomme un faussaire en rupture de classe ; il a fait un lion d’un gibier de bagne. En fouillant dans les poches de son d’Estrigaud, soyez sûrs qu’on trouverait des cartes pipées et des outils à crocheter les serrures. Sa baronnie doit être située entre Worms et Spire, et, si l’on marquait encore, c’est sur l’épaule qu’il faudrait chercher son blason.

Quoi qu’il en soit, le nouveau dénouement de la Contagion a été sympathiquement accueilli. Il ranimera sans doute son succès un peu languissant ; mais nous doutons qu’il l’enlève et qu’il le prolonge bien longtemps. L’effet d’une pièce dépend de la première impression : les rajustements n’y font rien ; elle reste dans la mémoire ce qu’elle était lorsqu’elle a paru. En ce sens, on peut dire que ce cinquième acte est une cinquième roue. Il restera du moins à M. Augier l’honneur d’une tentative qui atteste en lui un respect profond de son art, et le public lui en tiendra compte, à la première revanche qu’il attend de son grand talent.