(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Préface. de. la premiere édition. » pp. 1-22
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Préface. de. la premiere édition. » pp. 1-22

Préface
de
la premiere édition.

D epuis long-temps, les maux qui désolent la République des Lettres, sont assez semblables à ceux qui, dans l’ordre politique, furent les présages & la cause de la ruine des Empires les mieux affermis. A un siecle de génie, de raison, de grandeur & de gloire, ont succédé des temps de frivolité, de foiblesse, de vertige & d’absurdité. Le Théatre de la Littérature est envahi par trois sortes d’ennemis qui le dégradent : une Philosophie tyrannique & inconséquente y suffoque ou corrompt le germe du talent ; le faux goût y anéantit les vrais principes ; une aveugle facilité à tout admirer, acheve d’en bannir l’émulation & de décourager le mérite. Les esprits y sont divisés, les sentimens arbitraires, les regles méprisées, les rangs confondus, les Grands Maîtres insultés ; le savoir y est peu honoré, la médiocrité accueillie & même célébrée, la hardiesse y supplée au génie. On y voit, presque à chaque moment, des Productions bizarres, des succès monstrueux, des réputations usurpées, &, sans quelques Ecrivains incapables de céder au torrent, le bon sens & la raison y seroient sans disciples, comme sans appui.

 

Au milieu de tous ces désordres, il est impossible au zele de ne pas élever sa voix. Tant que le préjugé ou l’esprit de parti décideront des éloges & des critiques, les progrès de la décadence ne pourront que devenir plus rapides. C’est donc au Littérateur impartial, ami de la justice & de la vérité, à combattre les usurpations, à dessiller les yeux de la multitude, à prononcer, d’après des regles invariables, sur le mérite ou les travers de tant d’Auteurs méconnus par l’injustice, ou applaudis par la séduction. Pourquoi aurions-nous craint de nous charger de cet emploi ?

La République des Lettres est un Etat parfaitement libre, où tous les Citoyens jouissent des mêmes priviléges, s’ils n’y jouissent pas des mêmes honneurs : les plus illustres n’y ont d’autres droits que ceux qui sont appuyés sur le mérite & les talens ; le plus obscur n’excede pas les bornes de son pouvoir, quand il entreprend de les juger : tout dépend d’avoir la justice & les vrais principes pour fondement de ses décisions.

Il seroit ridicule, après cela, de nous demander quels sont nos chef-d’œuvres ? Si les Ecrivains dont nous relevons les défauts, nous faisoient cette question, nous pourrions leur répondre : La crainte d’en faire qui ne valussent pas mieux que les vôtres, nous a empêchés d’en donner au Public : la connoissance que nous avons des qualités indispensables pour un bon Ouvrage, nous détermine à censurer les vôtres. S’il étoit question d’ajouter de nouvelles raisons, nous dirions encore : Est-il nécessaire d’avoir composé d’excellens tableaux, pour acquérir le droit de juger des fautes ou des habiletés du Peintre, qui soumet les siens à la critique ? Il suffit d’être Spectateur. On l’a dit cent fois, quiconque livre ses Ouvrages au Public, reconnoît chaque particulier pour son Juge.

Dès que l’impression fait éclore un Poëte,
Il est esclave né de quiconque l’achete.

Despréaux avoit raison, & nous nous en tenons à son autorité.

Qu’on ne nous reproche pas de prendre un ton décisif dans la plupart des articles que nous traitons. Nous le déclarons d’avance, notre intention est d’exposer notre sentiment, & nous n’avons prétendu qu’éviter des répétitions, en retranchant ces manieres de parler, il nous paroît, il nous semble, à notre avis. La fausse modestie de ces formules n’est guere capable de produire d’autres effets, que d’affoiblir la vérité, & de fatiguer le Lecteur par une ennuyante monotonie.

Il seroit également injuste de se récrier contre certains traits de critique, où la plaisanterie nous échappe comme d’elle-même, à la vue du ridicule : si nous savions d’autres moyens plus propres à le faire sentir, nous les aurions employés. Il en est de même de certains mouvemens de zele que les circonstances nous arrachent : l’excès de l’abus & la vue de l’impunité ont toujours produit les mêmes impressions dans les ames justes & sensibles. Les Lecteurs éclairés nous les pardonneront d’autant plus aisément, qu’ils doivent sentir par eux-mêmes, que lorsqu’il s’agit de venger la Religion, les Mœurs & le Goût, contre les erreurs de plusieurs Ecrivains accrédités, on ne sauroit s’exprimer avec trop de force. Cette force est même aussi nécessaire, qu’elle est louable. Les Auteurs qui attaquent la Société, n’eurent jamais droit d’exiger des ménagemens, puisqu’ils manquent eux-mêmes aux ménagemens les plus indispensables.

Parmi les Ecrivains contre lesquels nous nous sommes élevés, on distinguera sur-tout les prétendus Philosophes de notre siecle. Ne doivent-ils pas s’y attendre, pour peu qu’ils soient capables de se rendre justice à eux-mêmes ? Les Esprits qui ne jugent que par des impulsions étrangeres, qui n’estiment que sur parole, qui se laissent entraîner par la multitude, les ont regardés jusqu’à présent comme des Lumieres, des Génies, des Bienfaiteurs ; nous, qui les avons lus, connus & approfondis, nous les mettons à leur place, & faisons disparoître les trophées que l’inconsidération & la surprise avoient érigés en leur honneur. En discutant également & leurs talens & leurs principes, nous ne laissons passer aucune occasion de faire sentir la médiocrité des uns, la fausseté & le danger des autres.

On sera sans doute étonné de trouver nos jugemens sur ces Auteurs encensés par la crainte ou la flatterie, si peu d’accord avec les idées favorables de la prévention. Mais si la multitude est une fois instruite des ressorts qu’ils ont mis en œuvre pour faire réussir leurs Ouvrages, enfler leur réputation, accréditer leurs maximes, augmenter leur crédit, multiplier le nombre de leurs partisans ; si on lui fait voir une ligue offensive & défensive, établie dans leur Secte, pour la rendre dominante ; l’encens brûlant sans cesse, pour parfumer les Membres qui la composent ; des bouches gagées pour crier à l’apothéose en faveur de ses Chefs, & leur départir les triomphes de la gloire & du génie ; des nuages malignement répandus sur le talent capable de les offusquer : alors elle cessera bientôt de nous trouver extraordinaires. Pour peu qu’elle veuille réfléchir, nous n’aurons d’autre mérite auprès d’elle, que d’avoir résisté à l’illusion, & de dire courageusement ce que tout homme sage & éclairé a déjà connu & senti.

 

Rien de plus singulier, dans l’Histoire de l’esprit humain, que ce fol enthousiasme excité par la Philosophie, dès qu’elle commença à élever sa voix. Les Esprits simples & légers de la Capitale le communiquerent aux Provinces ; l’empire de la mode rendit la maladie épidémique. Le moyen de résister à la séduction ! Le siecle d’or devoit renaître sous cette nouvelle Astrée ; de nouveaux Prométhées sembloient avoir dérobé au Ciel des feux plus purs, pour animer & béatifier les humains : bienfaisance, humanité, tolérance, vertu, bonheur, étoient les cris de leurs promesses : superstition, abus, fanatisme, ignorance, esclavage, étoient les anathêmes de leur zele. Un ton imposant, des maximes éblouissantes, des sentimens hyperboliques, des sentences miraculeuses exaltoient les têtes, donnoient des convulsions philosophiques, & faisoient retentir le nom de Philosophe, des Académies jusque dans les Coches. Chacun enfin vouloit philosopher à quelque prix que ce fût.

Cet horizon si pur n’a pas été longtemps sans nuages ; cette Philosophie si bénigme s’est bientôt aigrie, à peu près comme ces liqueurs factices qui ne conservent pas long-temps leur goût emprunté. D’un langage doucereux & compatissant, elle a passé avec rapidité à l’emportement & à la déclamation ; ses lumieres sont devenues des torches ardentes, prêtes à porter par-tout l’incendie ; la divine Tolérance s’est changée en Furie inexorable, pour renverser tout ce qu’on avoit respecté jusqu’alors : les vérités les plus saintes, les principes les plus sacrés, les devoirs les plus indispensables, le Ciel, la Terre, l’Autel, le Trône, tout auroit éprouvé ses ravages, si les hommes eussent été aussi prompts à pratiquer ses maximes, qu’elle étoit ardente à les débiter. Tout à coup se font exhalés de la boîte de cette moderne Pandore, les erreurs, les mensonges, les injures, les calomnies, les absurdités, des torrens de fiel & d’impiété.

Une métamorphose si peu ménagée ne pouvoit manquer de faire ouvrir les yeux. Quels Philosophes, a-t-on dit, que ceux qui demandent grace à tout le monde, & n’en font à personne !

On n’en est pas resté là : de leurs Livres on les a suivis dans la Société. Dès-lors, il a été facile de voir que ce qui avoit pu échapper à leur plume, & être regardé comme les effets d’un délire momentané, de la démangeaison d’écrire, du desir de la singularité, étoit assez souvent réalisé dans leurs démarches. Peu d’accord entre eux, jaloux les uns des autres, ennemis acharnés des Adversaires de leurs sentimens, ardens à former des intrigues pour accroître & soutenir leur cabale, & aujourd’hui, pour en retarder la ruine entiere ; décisifs & tranchans dans les Sociétés, adulateurs de la puissance & du crédit, calomniateurs artificieux du mérite qui leur résistoit, oppresseurs impitoyables des victimes de leur animosité ; on s’est écrié encore : Sont-ce là les guides qu’il faut suivre ? les modeles qu’il faut imiter ? les idoles qu’il faut encenser ?

Les intérêts de la Société ont conduit à de nouvelles réflexions. Nier l’immortalité de l’ame, ôter tout frein aux passions, confondre les notions du bien & du mal, réduire tout à l’amour de soi-même, exterminer toutes les vertus, rompre tous les liens, attaquer les Loix, renverser les principes, ne faire, en un mot, de la vie humaine qu’un tissu de motifs arbitraires, d’intérêts personnels, d’appétits sensuels & déréglés, d’actions animales* ; la terminer par un anéantissement entier, ou préconiser un suicide aveugle qui, par foiblesse ou par désespoir, en abrege le cours : n’étoit-ce pas en insulter les membres, & leur porter les coups les plus funestes ? N’étoit-ce pas pervertir tous les caracteres, ôter aux ames leur vigueur & leur énergie, aux esprits leurs principes & leurs lumieres, au sentiment son usage & ses objets légitimes, aux préjugés les plus respectables leur empire & leurs avantages ? Que pourroit-on attendre d’un Philosophe formé à une pareille école ? Abandonné à lui-même, triste jouet de ses illusions & de ses caprices, esclave de ses penchans, victime continuelle de sa déplorable existence, en quoi pourroit-il contribuer au bonheur des autres, étant le plus cruel ennemi de lui-même ?

Aussi, par les fruits de cette désolante doctrine, voit-on presque partout une dégradation générale ; les esprits retrécis, abattus ; les cœurs resserrés, desséchés, languissans ; les mœurs corrompues, dégradées, ou plutôt entiérement anéanties ; le génie national totalement défiguré & perverti. De petits objets, de petites vues, de petits motifs, de petits moyens, de petites inventions, de petits amusemens ont remplacé, dans les ames Françoises, cette chaleur & cette élévation qui firent la gloire de nos Ancêtres, qui ont été supérieurs en tout, parce qu’ils n’étoient pas Philosophes. Eh ! que leur importoit de tant raisonner ? Ils avoient le talent de bien faire. Ne fait-on pas que la démangeaison du raisonnement suppose toujours la foiblesse de l’ame ? Les Athéniens & tous les Peuples guerriers ne furent subjugués, que quand ils furent mieux raisonner que vivre & combattre.

Les Lettres n’ont-elles pas droit de former les mêmes plaintes ? Cette Philosophie corrosive a desséché les talens dans leur germe, les a séduits par des chimeres, les a égarés dans leur route, les a détournés de leur but, a affoibli leurs ressorts & flétri tous les charmes ; elle a dénaturé les genres & renversé toutes les regles*.

N’est-ce pas elle qui a introduit parmi nous ces Drames langoureux qui ne sont propres qu’à assoupir la Nation, & à bannir la bonne Comédie de notre Théatre ? N’a-t-elle pas surchargé nos Tragédies de ces sentences parasites qui les défigurent, de ces sentimens excessifs qui en affoiblissent l’intérêt, de ces discussions pédantesques qui refroidissent l’action ? Jusqu’où n’a-t-elle pas soufflé ses nuisibles vapeurs ! Poésie, Prose, Eloquence, le Barreau, la Chaire même, tout annonce ses traces destructives, & en porte l’empreinte. C’est la tête de Méduse, tout se pétrisie à son approche.

Quel bouleversement dans les idées ! Ce sont des Philosophes qui ont mis Lucain au dessus de Virgile, Despréaux au dessous de Quinault, la Motte à côté de Rousseau, Voltaire au dessus de Corneille & de Racine, Perrault, Boindin & Terrasson au dessus de tous les Ecrivains du siecle dernier. Ce sont des Philosophes qui déclament contre l’imagination & la Poésie, qui réduisent le mérite des Vers au seul mérite de la pensée, qui ont substitué, dans le style, l’emphase au naturel, l’enflure au sentiment, l’entortillage à la clarté, la glace au pathétique….

Il seroit facile de donner plus d’étendue à ce tableau, mais tous les travers philosophiques & littéraires seront suffisamment mis au jour dans le cours de l’Ouvrage que nous publions.

 

Si nous nous étions aveuglés sur les suites de cette entreprise, nous aurions oublié ce que l’expérience nous a mis cent fois sous les yeux. Nous connoissons trop la sensibilité des Auteurs contre ceux qui attaquent leurs Ouvrages & blessent leur amour propre, pour ne pas nous attendre à leur ressentiment. Il seroit inutile de leur dire, qu’en Littérateurs zélés & en bon Citoyens, nous préférons l’intérêt des Lettres & du Public, à celui de leur vanité ; qu’avec les mêmes sentimens, ils devroient être plus dociles, & ne pas s’offenser ; que tant de penchant à se révolter contre la censure, est la preuve la plus certaine d’un talent médiocre & d’une gloire usurpée ; que rien ne nous assujettit ni ne peut nous assujettir à louer ce qui ne nous paroît pas louable ; que nous leur permettons la critique de nos jugemens, sauf à y répondre, s’ils n’apportent pas de bonnes raisons : nous nous contenterons de les assurer que l’impartialité a été notre premiere regle. Nous connoissons personnellement peu des Auteurs auxquels nous donnons des éloges, nous en connoissons encore moins de ceux que nous avons censurés : le Public décidera lui-même, si nous mettons quelque différence dans notre maniere de nous expliquer sur les uns & sur les autres, sur les vivans ou sur les morts.

 

Nous avons encore prévu que les Philosophes ne nous pardonneroient jamais de les avoir attaqués. Instruits à fond de leurs sentimens & de leurs manœuvres, nous les voyons déjà se déchaîner contre nous dans les Sociétés, ne rien épargner pour décrier notre travail, notre personne, nos mœurs : nous entendons déjà les noms de Polisson, de Méchant, de Fripon, de Scélérat, de Monstre, &c. &c. retentir aux oreilles de ceux que ces honnêtes qualifications n’étonnent point, & qui veulent bien les écouter. Ils ne borneront sans doute pas là leur vengeance. Leurs Subalternes seront mis en œuvre ; les Libelles fabriqués dans l’obscurité seront confiés à des mains aussi viles que zélées, pour être distribués dans le Public ; des Valets à gages s’efforceront de déclamer contre nous dans les Cafés, dans les Promenades, dans les Rendez-vous où certaines Compagnies s’assemblent pour débiter des oracles & régler les idées du Public qui ne les écoute pas. Ils inventeront peut-être des stratagêmes nouveaux, & se surpasseront pour nous nuire.

Nous avons prévu tout cela, & nous ne l’avons pas craint.

Quand bien même nous ne serions pas assurés du suffrage des honnêtes gens, dont le nombre est plus grand qu’ils ne pensent ; quand nous ne serions pas dans le cas de compter sur la protection du Gouvernement indigné des désordres qu’ils ont introduits ; quand nous n’aurions pas des amis vertueux & zélés, capables de prendre notre défense & de nous soutenir contre l’oppression, nous aurions assez de courage pour leur dire : « Philosophes, nous vous redoutons peu ; sans ambition, sans désirs, sans prétention, qu’aurions-nous à craindre ? L’amour de la Religion, de la Patrie, des Lettres & du Goût, a été notre unique motif : nous voudrions en être la victime, si vous deviez par-là achever de vous faire connoître ».

Il nous reste à dire un mot sur le plan que nous avons suivi.

 

Nous ne parlerons point des Auteurs qui n’ont cultivé que les Sciences : l’Ouvrage eût été trop volumineux ; d’ailleurs nous n’aimons à parler que de ce que nous entendons. Par cette raison, les Médecins qui n’ont travaillé que sur des objets de Médecine, les Géometres qui n’ont écrit que sur la Géométrie, les Jurisconsultes qui n’ont publié que des Livres de Jurisprudence, les Physiciens, &c. ne nous ont pas paru de notre ressort.

 

Les Auteurs vivans, si nous en avons passé quelques-uns sous silence (comme cela est très-vraisemblable), ne doivent pas nous savoir mauvais gré de cet oubli : leur nom ou leurs Ouvrages ont échappé à nos recherches. Il n’en est pas de même de beaucoup d’Auteurs obscurs à qui nous avons consacré un article : notre but, en les ramenant sur la scene, a été de faire connoître le mérite de quelques-uns trop injustement oubliés. Par un motif contraire, nous nous sommes attachés à réduire à leur juste valeur certains Ecrivains trop indiscrétement qualifiés de Grands Hommes dans les Dictionnaires historiques. Tout ce qui a pu donner lieu à des réflexions intéressantes, à des critiques utiles, à des réfutations nécessaires, à des discussions de morale ou de littérature ; en un mot, tout ce qui a été une occasion de rappeler aux vrais principes & de répandre de la variété, n’a pas été regardé comme étranger à notre Ouvrage. Les fautes instruisent autant que les beaux exemples, & nous ne nous sommes jamais proposé que d’instruire.