(1875) Premiers lundis. Tome III « Émile Augier : Un Homme de bien »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « Émile Augier : Un Homme de bien »

Émile Augier : Un Homme de bien

Les générations jeunes, celles qui ont vingt-cinq ans plus ou moins et qui n’en ont pas encore trente, commencent à sentir très-vivement le désir d’avoir des représentants à eux, des chefs de leur âge et, en quelque sorte, de leur choix ; elles les cherchent dans tous les genres, elles les appellent et les convient ; elles les proclament même parfois à tout hasard ; elles les inventeraient au besoin, plutôt que de s’en passer. C’est là un noble désir assurément, une ambition bien permise. Les générations toutes fraîches tiennent à ne pas se confondre dans ce qui les a précédées, à ne point paraître venir à la suite ; elles veulent à leur tour commencer quelque chose, marcher en tête de leurs propres nouveautés, avec musique et fanfares, et guidées par les princes de leur jeunesse. Rien de mieux encore une fois ; le champ est ouvert, il ne le fut jamais davantage. Les prédécesseurs, en effet, ont largement fait brèche et déblayé le terrain ; ils ont renversé tous les obstacles, toutes les barrières, et sont loin d’ailleurs d’avoir satisfait (tant s’en faut !) toutes les espérances. Qu’on aille donc, et qu’on fasse plus et mieux qu’eux. Seulement, quel que soit l’essor de jeunesse, il importe de se rendre compte des difficultés aussi, de se bien dire qu’on n’atteint pas le but du premier coup ; qu’un champ ouvert, et où l’on entre sans assaut, n’est pas plus facile à parcourir peut-être ; que l’obstacle véritable et la limite sont principalement en nous, et que c’est avec son propre talent qu’on a surtout affaire, pour l’exercer, pour l’aguerrir, pour en tirer, sans le forcer, tout ce qu’il contient.

Le Théâtre Français a représenté une pièce nouvelle de M. Émile Augier, déjà connu par le succès qu’avait obtenu son gracieux essai de l’année dernière, la Ciguë, une espèce de petit proverbe athénien. Cette fois, le jeune auteur a voulu tenter la comédie proprement dite et tracer un caractère. Son Homme de bien, en trois actes, dont bien des scènes sont agréablement versifiées, n’a rempli qu’imparfaitement l’attente du public et, nous le croyons aussi, l’espoir de l’auteur lui-même. Celui-ci a, de nouveau, fait preuve d’esprit dans le détail, d’un tour heureux dans la versification, de ressources fréquentes dans le dialogue ; mais les caractères d’une part, et de l’autre la contexture même de la pièce, font défaut. Ce qu’on attendait de M. Émile Augier à sa seconde pièce est ajourné à une troisième ; rien n’est gagné, rien non plus n’est perdu.

On se demande d’abord ce que l’auteur a voulu en retraçant son principal caractère, et l’on ne sait trop que répondre. Qu’est-ce en effet que son Homme de bien, son M. Féline ? Est-ce un homme à la fois cauteleux et sincère, qui se fait illusion à lui-même jusqu’à un certain point, et qui trouve moyen de satisfaire ses passions, ses cupidités et ses avarices, à la sourdine, et sans se dire tout bas ses propres vérités ? ou bien n’est-ce qu’un hypocrite, un tartufe au petit pied, qui ne veut rien après tout que soigner sa réputation et faire illusion aux autres ? On est tenté de croire que c’est le premier caractère que M. Féline nous représente, et c’est le seul qui aurait quelque originalité ; mais un tel caractère est-il bien naturel, bien réel en l’approfondissant, et soutient-il l’examen ? Est-il surtout bien propre au théâtre, et prête-t-il à la comédie ? Y a-t-il bien de l’à-propos enfin à venir nous peindre un tel homme en ce moment ? On a beau s’autoriser de ces anciens exemples si célèbres dans l’histoire de la comédie de caractère, le Méchant, le Métromane, le Glorieux ; il y a toujours eu quelque à-propos de circonstance et de société, plus ou moins fugitif, dans ces grands succès d’autrefois qui nous paraissent de loin avoir porté sur des caractères un peu abstraits. Gresset, Piron et Destouches ne se sont point proposé des sujets de pure invention et comme en l’air ; ils ont eu en vue même dans ces portraits généraux, quelque travers, quelque ridicule, qui passait alors non loin d’eux à portée du rire. En peut-il être ainsi aujourd’hui de M. Féline ? Est-ce là, de près ou de loin, un ridicule, un vice du jour ? S’inquiète-t-on bien d’être en règle avec sa conscience, de se croire en sûreté de ce côté-là ? Se soucie-t-on seulement d’être tant soit peu en règle à l’égard des autres, et se donne-t-on quelque peine pour les abuser ? Il me semble qu’on n’en est guère là, et l’on aurait chance bien plutôt de peindre avec vérité un homme résolu à tout, déterminé à faire fortune, à se conquérir un nom, un état, une influence, une considération presque, ou du moins tout ce qui en tient lieu socialement et la représente, et cela en envoyant promener sa conscience et même le respect humain, mais en osant, en voulant fortement, en s’imposant. Un pareil caractère serait peut-être moins comique qu’odieux ; il serait vrai du moins quant aux mœurs du jour, tandis que ce M. Féline vient on ne sait d’où et ne va à rien. Il est, dans tous les cas, d’un ordre inférieur, il est bas ; il n’intéresse ni ne fait rire à aucun moment ; c’est un piètre casuiste qui ne saurait, se duper lui-même, à moins d’être par trop sot. On l’a entendu à peine qu’on se prend à désirer (Dieu me pardonne !) que la menace de sa femme à son égard s’accomplisse et qu’il soit trompé par elle comme il le mérite, et il le sera, j’en réponds, le jour où elle trouvera quelqu’un d’un peu plus consistant qu’Octave. Celui-ci est un triste caractère aussi ; il a beau se dire :

Déployons un aplomb au-dessus de mon âge ;

il a vingt-cinq ans, si je ne me trompe, et, à moins d’être bien peu avancé, on l’a été de tout temps à cet âge beaucoup plus qu’il ne le paraît. Féline a grand’ raison de le traiter comme un écolier, en des vers qui sont d’ailleurs des mieux tournés, et mieux même qu’à lui n’appartient :

Voilà de mes roués en sortant du collège !
Les jeunes gens du jour ont ce travers commun
D’affubler leur candeur d’un vêtement d’emprunt,
De faire les lurons à qui rien n’en impose,
Et dont l’œil voit d’abord le fond de toute chose ;
De ne pas sembler neufs sottement occupés,
Ils mettent de l’orgueil à se croire trompés,
Perdant ainsi, pour feindre un peu d’expérience,
La douceur d’être jeune et d’avoir confiance !

C’est là du bon style ; mais il est fâcheux encore que toutes les saines pensées et les maximes justes de la pièce se trouvent rejetées dans la bouche de ce triste Féline, et qu’elles s’y trouvent (notez-le), non pas comme des ressorts de son rôle, mais à titre même de choses justes ; il devient ainsi par moments une manière d’Ariste véritable ; c’est Tartufe et Cléante mis en un, s’il est permis d’amener ici ces grands noms. — N’oublions pourtant pas d’ajouter que l’oncle Bridaine, si bien joué par Provost, et qui rentre dans les anciennes données comiques, est excellent : il prête aux meilleures scènes de l’ouvrage, et le second acte lui a dû son espèce de succès. La petite Juliette aussi a son accent à elle, vraiment ingénu.

A défaut d’une comédie de caractère, il aurait pu y avoir un agencement de pièce mieux entendu, une intrigue mieux ourdie ; le second acte semblait promettre à cet égard, le troisième n’a pas tenu : tout ce monde convoqué dans l’appartement d’Octave n’y produit rien de bien vif, de bien inquiétant ni de bien amusant. Rose s’en va mal raccommodée avec son vilain mari, et Juliette reste assez mal mariée avec son douteux amant. Le jeune et spirituel auteur a (c’est tout simple) beaucoup à apprendre de la pratique du métier et du jeu de la scène ; MM. Scribe et Alexandre Dumas, en ce genre d’habileté, sont des maîtres qu’il lui sera très profitable d’étudier. Mais ce que nous voudrions surtout suggérer à un talent aussi net et aussi naturel d’expression, aussi tourné par vocation, ce semble, aux choses de théâtre, ce serait d’agrandir, avant tout, le champ de son observation, non pas de vieillir (cela se fait tout seul et sans qu’on se le dise), mais de vivre, de se répandre hors du cercle de ses jeunes contemporains, de voir le monde étendu, confus, de tout rang, le monde actuel tel qu’il est, de le voir, non pas à titre de jeune auteur déjà en vue soi-même, mais d’une manière plus humble, plus sûre, plus favorable au coup d’œil, et comme quelqu’un de la foule ; c’est le meilleur moyen d’en sortir ensuite avec son butin, et de dire un jour à quelque ridicule, à quelque vice pris sur le fait : Le voilà !