X
Les inquiétudes de M. Léon Blum. — La critique des ratures. — Apologie de l’inspiration.
Certaines gens d’humeur boudeuse n’ont accepté nos théories qu’en rechignant. Ils les liraient ailleurs sans déplaisir. C’est seulement dans nos livres que ces théories les choquent. M. Léon Blum, dont j’aime, d’ailleurs, le talent très clair, est du nombre de ces critiques qui font vraiment trop d’honneur à mon invention. Je suis toujours tenté de leur dire : « De grâce, mes chers confrères, ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser. Je ne suis que vulgarisateur. »
Une chose inquiète M. Blum. Tout en signalant consciencieusement mes livres34, il se demande un peu ironiquement à qui ils s’adressent. « Est-ce aux écrivains, est-ce à tout le monde ? Ou plutôt est-ce aux hommes qui écrivent sous l’effet d’une vocation, d’une nécessité particulière ? Est-ce aux autres hommes parmi lesquels figureraient beaucoup de littérateurs ?… » Si mes ouvrages s’adressent à des « écrivains-nés », j’enfonce, paraît-il, une porte ouverte. S’ils s’adressent « aux autres hommes » ils en tireront « grand profit ». Voilà déjà quelque chose, et il est toujours agréable de commencer par être d’accord. Je répondrai à M. Blum : Mes volumes, y compris le dernier, sont faits pour toutes les personnes qui peuvent y trouver du profit. L’utilité de pareilles démonstrations ne se limite pas ; on ne peut dire où elle commence ni où elle s’arrête. Vain souci, d’ailleurs. Ceux qui ont besoin de ce genre de livres savent bien les découvrir. En tout cas, pas une minute je n’ai eu l’idée de les destiner aux grands écrivains. Les grands écrivains se passent de guides, et leurs corrections doivent nous servir de modèle.
M. Blum ne voit pas le profit que peuvent offrir ces corrections, et il ne croit pas quelles « puissent nous servir à faire les nôtres », parce que, dit-il, « notre pensée n’est pas la leur ». Quoi donc ! Mais c’est précisément parce que leur pensée n’est pas la nôtre que l’exemple des corrections des grands écrivains peut nous être profitable. La leçon n’aurait plus de sens, et M. Blum aurait raison, si notre pensée était la leur, et s’il s’agissait, en effet, de trouver les mêmes choses qu’ils ont trouvées, parce qu’il n’y aurait plus alors ni assimilation, ni transposition, mais identité. Il faudrait tout simplement avoir leur génie pour avoir leur pensée. Mais de quoi s’agit-il ?35 Il n’est pas du tout question de découvrir ce que les grands écrivains ont découvert ; il s’agit d’appliquer leurs procédés pour découvrir autre chose à notre tour. Ils ont tous à peu près suivi la même méthode ; adoptons-la et, toute transposition gardée, elle nous donnera ce qu’elle leur a donné. Ce n’est pas mathématique, ce n’est pas absolument certain, mais il y a des chances pour que cela soit. Tout dépend de nos aptitudes personnelles.
« L’expression heureuse et définitive, m’objecte-t-on, résulte, plus souvent que ne le croit M. Albalat, du premier choc de l’idée, du premier mouvement de l’imagination. » J’en demeure d’accord, et je l’ai dit. Jamais je n’ai prétendu qu’il ne reste rien d’un premier jet, et j’ai même, pour ce motif, signalé l’importance des premières rédactions. Ce que je crois, c’est qu’en général et la plupart du temps, il faut refaire. La première rédaction peut fournir d’excellentes choses ; les corrections des auteurs prouvent que le travail peut en donner d’aussi bonnes et en aussi grand nombre. Mais, nous dit-on : « Vous accordez trop au travail. Vous faites dépendre le talent des ratures. On n’est bon écrivain, selon vous, que si l’on corrige. Le travail est une entrave. Vous niez l’inspiration. » À cela nous avons répondu notamment dans notre dernier livre, page 11 : « Non, le travail n’est pas et ne peut pas être la négation de l’inspiration, parce que les ratures sont au fond bel et lien de véritables inspirations successives. On ne corrige pas automatiquement. Il faut autant d’inspiration pour écrire que pour réécrire une page. Chaque correction est une trouvaille spontanée de l’esprit, provoquée par le travail. Loin d’être un signe d’impuissance, la refonte est donc la preuve perpétuelle de l’inspiration et du talent. » Je ne crois pas qu’on puisse contester cela. Que veut-on de plus ?
De très bons critiques ne se sont pas mépris sur la portée de notre dernier livre et la part que nous faisons à l’inspiration : « C’est aux écrivains, eux-mêmes, dit M. André Chaumeix, non à des règles abstraites, que M. Albalat a demandé le secret du stylo… Quel profit on peut tirer d’une pareille tâche !… La loi du travail littéraire est si absolue qu’elle s’est imposée même aux improvisateurs les plus abondants… Du travail obstiné on pourrait donc tout attendre. A cette théorie il fallait une réserve nécessaire, et l’auteur n’a pas manqué d’y consentir : le travail ne suffit pas ; les dons naturels sont la condition même d’un travail utile …36 »
« Mais le tempérament des écrivains diffère, dit M. Blum ; on ne peut ni leur appliquer les mêmes mesures ni leur conseiller les mêmes procédés. » Pourquoi pas ? Les corrections manuscrites que nous avons publiées montrent que tous les grands écrivains, Bossuet, Pascal, Buffon, Chateaubriand, Flaubert ou Hugo ont à peu près employé les mêmes procédés ; pourquoi donc ne pourrait-on pas, comme nous l’avons fait, dégager de tous ces exemples des conclusions identiques sur le style, l’épithète, le verbe, l’originalité, le relief ? Ce travail est constant, chacun s’y soumet. Il peut se faire mentalement avant de prendre la plume (témoin Rousseau), mais, mentalement ou sur le papier, il existe, il est le même. « On croit, nous disait Jean Moréas, que je ne travaille pas mes vers parce que je ne les écris jamais. Je les dicte quand ils sont faits ; mais avant de les dicter, je les fais et les refais dans ma tête. » Gautier disait : « C’est dans ma cervelle que les ratures sont faites. » « Le travail fécond, dit M. Blum, le travail difficile, ce n’est pas d’éviter les répétitions, de faire la chasse aux auxiliaires, de surveiller la cohérence des images, c’est de voir clair dans ce que l’on pense et d’appliquer à ce que l’on écrit ce que l’on a pensé. » M. Blum a mille fois raison. C’est cela surtout qui est important ; c’est cela qui fait le fond de l’art d’écrire ; et c’est bien aussi sur ce point que nous avons le plus insisté dans nos livres. Nous ajoutons seulement que le travail, la refonte, la rature sont également des moyens de bien « voir clair dans ce que l’on pense ». En d’autres termes, ce que nous enseignons, c’est qu’on peut débrouiller ce que l’on pense, non seulement par l’inspiration immédiate, mais en se reprenant, en se corrigeant, en travaillant. Voilà la thèse, Quant aux auxiliaires, nous conseillons d’en surveiller l’emploi pour la perfection absolue du style, mais c’est une question secondaire. Il y en a de beaucoup plus sérieuses, qui dominent l’art d’écrire. Nous avons encore insisté là-dessus. C’est le fond de notre enseignement. M. Blum ne l’ignore pas, et il ne nous fait pas, du moins, l’injuste reproche de l’avoir oublié.