(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — IV. Les ailes dérobées »
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(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Contes — IV. Les ailes dérobées »

IV. Les ailes dérobées

(Kâdo)

Un prince, nommé Sakaye Macina, voyageait pour son agrément. Il arriva un jour sur une place de marché. Comme il descendait de cheval, il entendit un vieillard crier : « Qui veut, pour un jour de travail, gagner 100 mesures d’or ? »139.

Sakaye s’approcha du vieillard et lui dit : « Je suis prêt à travailler toute une journée pour un tel salaire ! » Ce vieillard était un yébem140 qui ne venait au marché que pour duper quelque étranger afin de l’emmener chez lui et de le manger. Il répondit : « Eh bien, Sakaye Macina, laisse ici ta monture et viens avec moi jusqu’au pied de cette haute montagne. C’est là que tu trouveras de la besogne à faire ».

Sakaye suivit, sans mot dire, le yébem qui avait pris le chemin de la montagne indiquée. Quand ils furent au pied de cette montagne, le yébem dit à son compagnon : « Grimpe là-haut. Tu y verras d’autres travailleurs déjà en train de s’occuper. »

Et le vieux frappa dans ses mains. Aussitôt une gigantesque tourterelle apparut, toute sellée et bridée : « Enfourche ce cheval ! » dit le vieux à Sakaye. Celui-ci obéit à l’invitation et l’oiseau s’éleva jusqu’au faîte du mont. Il déposa son cavalier sur un gros rocher et disparut.

Sakaye regarda tout autour de lui et aperçut une case toute vermeille. Cette case était d’or pur.

Il s’en approcha et vit un autre vieillard dont les yeux étaient aussi gros et aussi rouges que le soleil quand il se lève à l’horizon.

Comme il se dirigeait vers ce vieillard, il vit, au loin et bien au-dessous de lui, l’univers entier (car la montagne sur laquelle il se trouvait était la plus haute de toute la terre).

Quand il fut tout près du vieillard-aux-yeux-de-soleil, il reconnut quantité de crânes humains épars sur le sol. Il demanda au vieux à qui appartenait la case d’or et qui avait tué les propriétaires de tous ces crânes.

Il lui demanda aussi pour quelle raison un homme aussi vieux que lui se trouvait seul dans cet affreux endroit car, d’après les apparences, il était le seul à y habiter.

« Sakaye Macina, lui répondit le vieux, c’est moi le gardien de cette maison. Ceux qui l’habitent sont des yébem, mangeurs d’hommes. Te voilà en leur pouvoir et tu ne leur échapperas pas ! Leur père à tous t’a rencontré au marché : il t’a leurré de l’espoir de beaucoup d’or. Donc attends-toi à la mort car, dans un instant, tu auras cessé de vivre. On va te dévorer quand le yebem qui t’a attiré ici sera de retour. Et il ne saurait tarder !

« Je suis un yébem, mais pas un anthropophage. J’appartiens à une autre race que ceux-là, mais ils me contraignent à rester ici, par le pouvoir d’un grigri qui m’ôte l’usage de mes jambes ; sans quoi je retournerais auprès des miens. Ils me forcent à me tenir devant leur case pour leur servir de gardien et il m’est impossible de me relever ».

« — En ce cas j’y vais entrer et me cacher dans quelque grenier en attendant la nuit. A ce moment-là je m’échapperai ».

Sakaye qui savait que le guinné-aux-yeux-de-soleil ne pouvait rien contre lui, puisque le grigri l’empêchait de se mettre debout, entra précipitamment dans la case.

A la vue de l’intrus, les jeunes yébem qui étaient en train de jouer et s’étaient débarrassés de leurs ailes pour se mettre à l’aise, s’effrayèrent et sautèrent dans un grand trou qui s’ouvrait au milieu de l’aire de la case. Mais ils avaient eu le temps de reprendre leurs ailes. Seule, leur jeune sœur abandonna les siennes dans sa précipitation.

Quand elle se retrouva au milieu de ses frères ceux-ci lui dirent : « Petite ! tu as laissé tes ailes là haut à la discrétion de l’intrus. Retourne les chercher, au risque même d’être capturée par lui. Tu dois tenter de les reprendre car il est sans exemple qu’une yébem ait laissé ses ailes entre des mains humaines. »

La jeune yébem, malgré sa frayeur, remonta dans la case et s’adressant à Sakaye : « Humain ! lui dit-elle, je t’en prie, rends-moi mes ailes ! »

Alors Sakaye lui rendit ses ailes et elle les fixa à leur place. Cela fait, elle mit le prince sur son dos et s’envola, si haut, si haut ! que celui-ci ne pouvait plus apercevoir la terre.

Elle le déposa juste devant la porte de l’amirou142 son père. Ensuite elle voulut s’en retourner mais Sakaye la retint de force. Il lui retira ses ailes143 et alla les cacher dans le magasin de l’amirou. Puis, au bout de quelques jours, il la prit pour femme.

Ils vécurent ainsi quelques années ensemble et Sakaye eut de la yébem trois enfants droits « comme un chemin »144 tous les trois et jolis comme des verroteries.

Malgré la joie qu’elle ressentait d’être mère, la yébem n’avait pas le cœur satisfait. Elle aspirait à la montagne.

Une nuit, pendant que ses enfants et son mari dormaient, elle se transforma en souris et, par un petit trou, se glissa dans le magasin de son beau-père. Elle y reprit ses ailes et se les fixa aux épaules ; puis elle revint chercher ses enfants, les cacha sous ses ailes et prenant son essor, elle regagna sa chère montagne.

Conté par AMADOU BA, élève rimâdio de l’école de Bandiagara, 1912.

Interprété par SAMAKO NIEMBÉLÉ, dit SAMBA TARAORÉ.

ÉCLAIRCISSEMENTS.

Ce conte a quelques vagues rapports avec la légende allemande mise en opéra par Scribe : Le lac des fées ; (conte de Musoeus : Le voile enlevé).

Voir également, contes inédits des Mille et une Nuits : Histoire de Djamasp et de la reine des serpents, tome I, pp. 209. Histoire de Hassan de Bassra.

Voir, même ouvrage, même conte, p. 194, le travail qu’accomplit Hassan sur la montagne pour le compte du vieillard qui l’y fait porter par un rokh.