[Préface]
Ces Conférences n’ont pas été parlées ; je les ai lues. N’ayant jamais discouru devant un auditoire nombreux, je m’étais défié d’une émotion probable. Elles ont été improvisées cependant : je dictais dans la journée ce que je dirais le soir. Il y paraît, commue le lecteur ne tardera pas à le reconnaître ; il trouvera plus loin des expressions dix fois répétées, des tours de phrase d’une correction douteuse, et un pitoyable désordre. Il ne m’eût pas été impossible, je pense, de remédier quelque peu à cela par des retouches. Je me suis pourtant décidé à publier ces quatre causeries telles quelles. Voici pourquoi. Des remaniements, même de petite importance, même de pure forme, auraient pu, si l’on y avait pris garde, inspirer le soupçon de modifications plus essentielles.
J’ai voulu me réserver la possibilité d’affirmer d’une façon absolue qu’aucun changement n’a été apporté au texte de mes conférences. Les pages qu’on va lire sont identiques à celles que j’ai lues, à celles que le public a daigné approuver avec une chaleureuse sympathie dont je lui offre ici toute ma gratitude.
Première conférence
Avant de raconter la légende du « Parnasse Contemporain », il est une chose qu’il faut dire tout d’abord, c’est que les poètes appelés « Parnassiens » n’ont jamais songé à s’affubler eux-mêmes de ce nom burlesque. Entre toutes les sottises qu’on leur a reprochées, il n’en est pas une dont ils soient moins coupables. Et la preuve de cette innocence est bien facile à fournir. Ouvrez le premier dictionnaire venu : « Parnassien » signifie à peu de chose près un faiseur de vers médiocre et ridicule. Quelqu’un de bonne foi peut-il croire que de jeunes hommes affamés d’idéal et épris de gloire choisirent de propos délibéré une appellation qui eût affirmé leur ridicule et leur médiocrité ? La vanité inhérente à la profession de rimeur suffit à prouver qu’ils n’ont pas été leurs propres parrains. La vérité, c’est que le nom de « Parnassiens » a été imaginé et répandu par quelques plaisantins, aujourd’hui disparus, définitivement oubliés, qui, en ces temps-là, n’étaient pas sans avoir quelque influence sur l’opinion publique. Ces temps ne sont plus, heureusement ! La presse actuelle, même la plus frivole, ne croit pas que le dénigrement continu soit une forme honnête de la critique, pense qu’il ne convient pas de toujours rire, ne bafoue point les chercheurs, même maladroits, d’idéal et, littéraire, s’honore soi-même en honorant la littérature. Voulant publier un recueil collectif de vers nouveaux, les jeunes poètes d’alors avaient cherché un titre général qui n’impliquât aucun parti pris, ne pût être revendiqué par aucune école, ne gênât en rien l’originalité des inspirations diverses. Ils voulaient que leur livre commun fût à la poésie ce que le Salon annuel est à la peinture. Ils songèrent naturellement aux publications analogues des poètes leurs ancêtres, et ils publièrent le Parnasse contemporain, comme Théophile de Viau avait publié le Parnasse satyrique, comme d’autres lyriques avaient publié d’autres Parnasses. Où était le mal, où était le ridicule ? D’ailleurs, pour les baptiser sans leur permission on n’avait pas attendu▶ l’apparition de leur œuvre collective. Parce qu’ils s’inquiétaient de la correction et de la pureté du style, on les avait nommés les Stylistes ; les Formistes, — les Fô-ôrimistes, avec des voix de Brid’oisons — parce qu’ils prenaient souci de la forme ; les Fantaisistes, parce que l’un d’eux avait fondé un journal intitulé la Revue fantaisiste. Une fois, Albert Glatigny dédia un poème à Théophile Gautier sous ce titre : l’Impassible ; Louis-Xavier de Ricard, un des nôtres que les études sociales nous ont ravi, s’avisa, dans une lettre à un ami, qui fut imprimée je ne sais où, de recommander l’impassibilité aux penseurs, et moi-même j’avais écrit ces deux vers :
La grande Muse porte un péplum bien sculptéEt le trouble est banni des âmes qu’elle hante ;
Dès lors, nous eûmes beau pousser des cris et faire des gestes de réclamation, prendre, en un mot, toutes les attitudes que le dogme de l’impassibilité réprouve, c’en était fait, il n’y avait plus à revenir là-dessus, nous étions les Impassibles. Comme nous aurions été les Jardiniers, si nous avions fait des poèmes sur les jardins, les Papillonneurs, si nous avions rimé des rondels sur les papillons, et les Oiseliers, si nous avions chanté des odelettes aux oiseaux.
Impassibles, nous, bon Dieu ! Vous ne tarderez pas à voir dans la suite de ces causeries que nous n’étions rien moins que cela.
Au surplus, Stylistes, Formistes, Fantaisistes, Impassibles ou Parnassiens, il était avéré que nous étions parfaitement grotesques. Je ne crois pas qu’à aucune époque d’aucun mouvement littéraire, il y ait eu, contre un groupe de nouveaux venus, un pareil emportement de gausseries et d’injures. Raillés, bafoués, vilipendés, tournés en ridicule dans les nouvelles à la main, mis en scène dans les revues de fin d’année, tout ce que les encriers peuvent contenir de bouffonneries insultantes, on nous l’a jeté ; toutes les opinions stupides, tous les mots bêtes, on nous les a prêtés. Nous fûmes, pendant un temps, les Jocrisses, les Callinos et les Guibollards de la poésie française. Il suffisait de prononcer le mot « Impassible » pour que tout le monde pouffât de rire, et quelqu’un m’a affirmé qu’un jour, dans un embarras de voitures, un des cochers qui se querellaient, après avoir épuisé tout le vocabulaire populacier des outrages, avait enfin jeté à ses adversaires vaincus cette injure suprême à laquelle il n’y avait rien à répondre : « Parnassien, va ! »
Devant un tel débordement de colères falotes, les poètes nouveaux auraient pu, s’ils n’avaient été très modestes, éprouver un sentiment de fierté légitime. Car enfin nous savions l’histoire de nos maîtres et nous nous en souvenions. Nous savions que la critique contemporaine des chefs-d’œuvre romantiques avait traité Victor Hugo d’extravagant et de fou furieux, même après Hernani, même après Marion Delorme, Nous nous rappelions qu’Alfred de Musset, après les Contes d’Espagne et d’Italie, n’était encore pour quelques feuilletonistes de son temps qu’un petit jeune homme sans conséquence, et nous n’avions pas oublié que le lendemain de la publication des premières poésies de Byron, la Revue d’Édimbourg conseillait au jeune et riche lord, qui, disait-elle, ne savait pas même l’orthographe, de renoncer pour jamais à l’art des vers et de se borner à l’avenir à boire dans ses châteaux et à chasser dans ses forêts. Lord Byron eut l’outrecuidance de ne pas obéir à ce conseil, et je pense qu’il n’eut point tort.
Donc, nous aurions pu nous réjouir avec fierté d’être moqués et calomniés comme les maîtres. Mais, je l’ai dit, nous étions, quoique rimeurs, fort modestes, et nous n’osions pas croire qu’une analogie dans le dénigrement impliquât la moindre parité dans la valeur intellectuelle. Nous prenions notre mal en patience, ayant de belles consolations. L’amour de notre art, d’abord, un amour désintéressé, effréné, jamais ralenti ; la persuasion que nous faisions, sinon œuvre belle, du moins œuvre honnête ; et avec cela l’estime encourageante des vrais grands artistes et des vrais grands poètes. Une parole de Victor Hugo, un sourire approbateur de Théophile Gautier, de Leconte de Lisle, de Charles Baudelaire, de Théodore de Banville, nous faisaient oublier toutes les vaines criailleries et tous les rires cruels.
Cependant, d’où venait tant de haine acharnée contre des poètes dont le crime le plus sérieux était de ne pas ignorer totalement la syntaxe française et d’aimer le son des belles rimes ? contre des enfants, parmi lesquels se trouvaient ces hommes futurs, François Coppée, Léon Dierx, Sully Prudhomme, José-Maria de Heredia, Villiers de l’Isle-Adam, Léon Cladel, et bien d’autres ? Il serait pourtant bien difficile de faire croire aujourd’hui que ces noms étaient alors des noms d’imbéciles !
Cette haine, si je ne me trompe, avait deux causes, et voici la première :
Tout jeunes alors, quelques-uns d’entre nous n’étaient pas sans défauts ; ce qui ne veut
pas dire que, vieillis, ils soient devenus parfaits. Ils avaient, ayant dix-huit ans, — je
parle des commencements premiers, — toute l’audace des adolescences, avec quelque
impertinence aussi. Eux, les néoromantiques, — c’était le nom que l’on aurait pu nous
donner, — ils ressemblaient quelque peu aux Jeune-France d’antan par le défi de la parole
et de l’attitude. Même, ils étaient ces Jeune-France, ressuscités. Dans leurs illusions
juvéniles, ils pensaient qu’ils étaient revenus, les temps de belle folie où l’on jurait
par sa bonne lame de Tolède, où tout homme qui ne portait pas un pourpoint écarlate
agrémenté de têtes de mort passait pour un philistin ; où quiconque s’appelait Louis se
faisait appeler Aloysius ; où M. Auguste Maquet signait Augustus Mac-Keat ; où Pétrus
Borel, — dénué détalent, d’ailleurs, s’imaginant que la lycanthropie peut suppléer au
génie et banal dès qu’il n’était plus furibond, — où Pétrus Borel allait dire au bourreau
de Paris : « Je désirerais, monsieur le bourreau, que vous me
guillotinassiez »
; temps de fantaisie exaspérée, mais aussi d’admirable
enthousiasme, contempteur fantasque à la fois et fanatique du vieux, du laid, du vulgaire,
de l’étroit, de tout ce qui dans les mœurs et dans l’art était classique et convenu, temps
extraordinaire en effet, qui ressemblait à la fois à un mardi gras et à une croisade !
Plusieurs des nôtres étaient si bien convaincus de vivre dans les jours romantiques qu’ils
se permettaient d’avoir beaucoup de cheveux et de les porter assez longs. On ne sait pas
assez quelle influence désastreuse sur la destinée d’un homme de lettres et sur l’opinion
de ses contemporains peut avoir sa chevelure ! Être un poète chevelu, c’est être un poète
digne de tous les dédains et de toutes les railleries, dans la pensée du moins des
vaudevillistes chauves et des chansonniers glabres. Cela est si vrai que la colère contre
les Parnassiens s’est singulièrement ralentie depuis qu’ils ont perdu ou à peu près leur
opulente toison de naguère. On commence à trouver que nous avons quelque talent à présent
que nous avons beaucoup moins de cheveux et, qui sait ? — un excès en amène un autre, — on
nous accordera peut-être du génie, bien à tort, lorsque nous serons chauves, d’une façon
définitive.
Mais l’allure un peu capitane des néoromantiques n’était pas le seul motif de l’injustice aujourd’hui évidente dont ils étaient l’objet. Ces poètes gênaient la prose. C’étaient des impertinents, ces nouveaux venus, absolument ignorés hier, qui prétendaient conquérir le public au respect de l’idéal et du travail persévérant, à l’amour des belles formes, des beaux vers et des belles rimes, à l’enthousiasme pour l’art sacré. En ce temps d’opérettes et de romans bâclés à la diable, on se souciait peu de la beauté et de la perfection rêvées. Mlle Schneider s’accommodait mal du voisinage de la Muse Érato et de la Muse Uranie. Il était injurieux pour les improvisateurs du théâtre et du feuilleton, que des gamins à peine évadés du collège eussent l’air de leur faire la leçon en mettant parfois une année à achever un poème bon ou mauvais. Écrire un sonnet, c’était se faire des ennemis de tous les rimailleurs de couplets de facture, et la chanson de café-concert avait ses raisons pour ne pas faire bon ménage avec l’ode lyrique ou avec la noble élégie. Rien de plus naturel que la haine des gens de métier contre les hommes d’art. Quant au public, il se laissait aller à croire ce qu’on lui disait. Il n’était pas coupable, personnellement, de cette injustice littéraire. Je suis persuadé qu’il y avait en lui, malgré les mauvais conseils et les mauvaises habitudes qu’on lui donnait, un magnifique désir du beau poétique et des élévations intellectuelles. Les poètes les plus humbles eux-mêmes, il aurait été porté, sinon à les admirer, du moins à les estimer, à cause de la générosité de leurs tentatives, eussent-elles dû rester vaines. Mais comment voulez-vous que le public se mît en rapport avec les écrivains nouveaux, si la critique ne les lui indiquait pas ? Est-ce qu’il pouvait acheter tous les livres à peine parus, lire tous les vers à peine écrits, en un mot faire son choix lui-même entre les vingt publications de chaque jour ? Point du tout ! Il était bien obligé de s’en rapporter à l’opinion de ceux qui avaient assumé la responsabilité d’être ses guides II y a, entre le public et les écrivains, le journal, comme il y a, entre le public et les auteurs dramatiques, le directeur de théâtre. Nous, les auteurs, et vous, la grande foule intelligente, nous ne pouvons pas nous mêler tout seuls et tout d’abord ; il faut que nous soyons présentés l’un à l’autre, et, en ce temps-là, ceux qui avaient la charge de ces présentations n’avaient aucune raison de faire connaître sous un jour favorable des téméraires qui, mieux appréciés, auraient pu faire ouvrir les yeux sur la bassesse et la médiocrité des choses littéraires d’alors. Remarquez bien que je ne prétends pas affirmer que tous les Parnassiens fussent admirablement doués. Qu’il y ait eu, qu’il y ait encore parmi eux des rimeurs sans haute valeur intellectuelle, je suis prêt à le reconnaître et je le dirai moi-même dans la suite de ces causeries, avec une entière franchise. Mais plusieurs, cela ne saurait être nié aujourd’hui, étaient dignes d’enthousiasme et d’admiration, et ceux-là, même, qui furent inférieurs à leurs heureux émules méritaient quelque respect par la sincérité, sinon par la hauteur de leur vocation ; et, les connaissant mieux, le public ne les eût pas bafoués.
Heureusement, l’heure de la justice semble venue, grâce à la ténacité de nos efforts et au loyal appui de la presse nouvelle. Quelques-uns d’entre les nôtres, — et quel groupe en aucun temps a produit plus de quelques grands artistes ? — quelques-uns d’entre les nôtres sont en plein succès, on peut dire en pleine gloire. Sully Prudhomme est à l’Académie, François Coppée y sera demain1. Les théâtres, les librairies, les journaux nous sont ouverts. Et comme pas un de nous n’a cessé de travailler avec acharnement, nous pouvons compter sur un avenir plus beau que le présent encore.
Même nos ennemis de jadis — je n’entends pas parler des jeannins sans importance, oubliés, dispersés, évanouis, mais de quelques écrivains de valeur qui, d’abord, nous furent hostiles, — même nos ennemis de jadis sont devenus, à de rares exceptions près, nos amis ; eux manquant de mémoire, et nous de rancune, nous nous sommes réconciliés. Tout est bien qui finit bien. Mais cela avait bien mal commencé !
Je crois donc que le moment n’est pas inopportun pour faire connaître les premières espérances, les premiers efforts, les premières œuvres du groupe à qui l’on doit des hommes déjà illustres ; pour raconter son histoire, ou plutôt sa légende, sa légende bizarre, tourmentée, aventureuse, grave et triste souvent, souvent folle et chimérique. Car, je vous l’ai dit, ceux qu’on appelait Parnassiens étaient tous, à leurs débuts, de très jeunes hommes. C’est un roman par bien des endroits que leur vie littéraire, un roman quelquefois fantasque comme les charmantes épopées d’Alexandre Dumas. Léon Dierx, le plus grave de tous, ne pourrait-il pas faire songer à la figure mélancolique et sereine d’Athos ? Glatigny est une sorte de d’Artagnan qui ferraille à coups de ballades. François Coppée a quelque chose de l’attitude fine et délicate d’Aramis. Contées comme elles ont été vécues, c’est-à-dire un peu au hasard, mais avec enthousiasme et belle humeur, nos premières années ne laisseraient pas d’être assez intéressantes. Mais je crains de ne pas savoir les conter !
Une autre raison aurait dû m’empêcher d’en entreprendre la tâche. Aux luttes, aux espoirs, aux défaillances, aux misères, aux joies de ces heures de naguère, j’y ai été mêlé. Quorum pars minima fui ! La modestie en latin paraît plus modeste encore. Bien souvent, dans ces causeries, il me faudra dire Je ou dire Moi. Je vous en demande pardon d’avance, c’est une des exigences fâcheuses de mon sujet. Et puis, n’éprouverai-je pas quelque gêne à parler de mes camarades d’autrefois, qui sont mes amis encore, et qui le seront toujours ? Ne serai-je pas suspect de partialité quand je louerai, ou de quelque sotte envie quand je désapprouverai ? J’essayerai d’éviter ce double écueil à force d’évidente bonne foi. Et d’ailleurs, si le récit de nos batailles littéraires perd de son autorité à être fait par un des combattants, — le plus humble de tous, — il y gagnera peut-être quelque chose en mouvement et en pittoresque.
Je suis obligé de commencer par la partie la plus grave de mon sujet. Les théories avant l’œuvre et l’action. C’est une exposition indispensable.
Beaucoup de personnes, dans une intention de dénigrement ou d’éloge, ont dit et imprimé que les Parnassiens avaient prétendu fonder une école.
L’erreur est grande. Ils ont été un groupe, oui ; une école, non.
Attirés les uns vers les autres par leur commun amour de l’art, unis dans le respect des maîtres et dans une égale foi en l’avenir, ils ne prétendaient en aucune façon s’engager à suivre une voie unique. Divers les uns des autres, ils étaient bien décidés à développer leur originalité native d’une façon absolument indépendante. Aucun mot d’ordre, aucun chef, toutes les personnalités absolument libres. Les uns curieux des choses modernes, les autres épris des antiquités religieuses ou légendaires ; Hindous ou Parisiens ; ceux-ci familiers, ceux-là épiques ou lyriques, quelques-uns rimeurs d’odelettes galantes, tous n’avaient à rendre compte à aucun du choix de leurs sujets et n’avaient à soumettre leur inspiration à aucune loi acceptée. Fais ce que tu pourras, pourvu que tu le fasses avec un religieux respect de la langue et du rythme : telle aurait dû être et telle fut, en effet, leur devise.
En outre, jamais ils ne furent, jamais ils ne tentèrent d’être des novateurs.
Ils ne croyaient pas que le moment fût venu, au point de vue de la poésie, d’une révolution dans les esprits.
Que sera la poésie française dans un avenir lointain que nous ne verrons pas ? C’est ce que nul ne saurait dire, ne saurait prévoir même ; c’est le secret des génies futurs.
Au dix-neuvième siècle, toute poésie française vraiment digne de ce nom dérive de Victor Hugo. Cela est, il est heureux que cela soit, et il serait impossible qu’il en fût autrement.
Alphonse de Lamartine, qu’un critique sévère appela le plus grand des amateurs lyriques,
et qui, plus sévère encore, disait de lui-même : « Je ne suis qu’un amateur très
distingué »
, Alphonse de Lamartine laisse derrière lui une gloire élevée et
sereine entre toutes, mystérieusement harmonieuse et tendre, qui nous apparaît d’un peu
loin déjà toute baignée d’un vague brouillard lumineux. Pourquoi la voyons-nous peu à peu
décliner et décroître à l’horizon des esprits ; pourquoi, sans être ancienne,
semble-t-elle peut-être vieillie ? En un mot, pourquoi l’œuvre poétique de Lamartine,
depuis quelques années surtout, est-elle moins lue, sinon moins admirée ? Le moment n’est
pas éloigné peut-être où quelque impertinent, que nous blâmerons tous, osera ne voir en
elle qu’un volumineux recueil de romances pour les anges, pour les anges, sans doute, mais
de romances enfin. Quoi ! De telles irrévérences au prophète rêveur des Méditations religieuses. Nous espérons que ces outrages lui seront épargnés. Mais
il est certain que lentement, insensiblement, un silence ingrat se fait autour de son
œuvre autrefois tant acclamée. Ah ! C’est que Lamartine dédaigna de soumettre ses
prodigieuses facultés natives à la discipline jalouse de l’art. Cette vaste rêverie qui
s’épandait généreusement de son âme, il ne la domina pas, ne la régla pas, la laissa pour
ainsi dire irréalisée.
Or, l’art ne suffit pas sans doute à faire vivre une œuvre, car il y faut l’inspiration ou le génie ; mais sans l’art qui, dans son essence, se modifie beaucoup moins qu’on ne suppose, sans lui, qui est général et éternel, aucune œuvre ne subsiste éternellement.
Cette loi, Alfred de Musset eut, à notre sens, le tort de la méconnaître. Ce sont ici des opinions personnelles et que nous ne prétendons imposer à personne. Qui donc jamais naquit plus brillamment doué que l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie ? La passion, la mélancolie, le rire, il avait tout cela, ce jeune homme, ce jeune dieu. Et une belle éclosion vivace d’idées hardies et de rares images lui fleurissaient l’esprit. Mais par paresse peut-être, ou par dandysme, il secoua le joug pesant du devoir poétique, railla la forme, bafoua la rime, nargua la syntaxe, ne se soucia guère de la propriété des termes, prenant pour une audace de bon goût ce qui n’était qu’une rébellion criminelle. Relisez-le maintenant, ce poète toujours adorable. Certainement elle n’est pas morte, sa verve passionnée ; on se laisse emporter par ses élans, on se sent le cœur serré de ses angoisses, on rit son rire, on pleure ses larmes. Mais combien de fois les délices de l’émotion communiquée sont interrompus par quelque négligence de langage ou de rythme, par l’insuffisance dans l’expression et surtout par l’incohérence des images ! Il n’y a rien de plus fastidieux, de plus désolant, cela est évident, qu’un poète froidement correct, mais il est sûr aussi qu’une faute de français annule le plus beau vers.
Une autre raison me porte à craindre que l’œuvre de Lamartine et l’œuvre de Musset, moins durables que la gloire de leurs noms, ne survivent pas immortellement. J’entends leur coutume de hasarder sans cesse leurs personnalités dans leurs poésies. Toujours hautaine et presque religieuse chez l’un, tour à tour enthousiaste ou ironique, passionnée ou désillusionnée chez l’autre, la personnalité chez l’un et chez l’autre déborde, s’impose, veut qu’on s’inquiète sans cesse d’elle seule. Sans doute il sied, il est indispensable que chaque artiste marque ses créations d’un sceau spécial, et celui qui peut être confondu avec quelqu’un n’est pas quelqu’un lui-même. Mais ce n’est pas de l’égotisme continu que doit résulter l’originalité. Un véritable poème n’a que faire d’être une autobiographie, et, au contraire de ce que dit le proverbe, la poésie, cette charité suprême que les esprits font à la foule, la poésie bien ordonnée commence par les autres. Quiconque a été uniquement préoccupé de soi ne peut pas se survivre toujours dans la reconnaissance ou l’admiration du prochain ; ce qui n’était qu’un homme est menacé de disparaître avec cet homme.
Comme Lamartine, comme Alfred de Musset, Victor Hugo, certes, est lui-même. Mais il est en même temps tous les autres ; il est un homme en qui vit l’homme. Son génie, si prodigieusement magnifique et puissant qu’il se dresse incomparable dans l’histoire des lettres françaises, s’agrandit encore de l’universalité de son âme. De là cette influence toujours continuée sur les esprits environnants. Il est normal qu’il soit le maître de son siècle, étant ce siècle lui-même. Et sa gloire ne sera pas bornée par les ans, parce que la merveilleuse exubérance de son imagination accepte les justes règles qui sont une gêne pour les faibles, une aide pour les forts. Ce magnanime prophète consent à être un artiste parfait.
Donc, nous le répétons, toute poésie vient de lui, se meut en lui, retourne à lui. Il tient ce siècle ainsi que les empereurs des peintures portent le globe universel.
Poètes, quelle strophe chantez-vous ? La sienne ! Dramaturges, à qui devez-vous le drame ? à lui ! Je vais plus loin : Romanciers appelés naturalistes et qui n’êtes en réalité que des romantiques effrénés, — il ne faut pas croire, parce qu’elle traîne dans le ruisseau, que la frange du manteau de Don César de Bazan ne fasse plus partie de ce manteau ! — romanciers naturalistes, qui donc a proclamé le premier la liberté de tout regarder et de tout dire ? Lui. En vérité, ceci est notre acte de foi : Tout procède du Père. Allez, travaillez, soyez féconds, soyez grands ou soyez célèbres, tentez les cimes, si tel est l’orgueil de votre front, scrutez les bas-fonds, si telle est la pente de votre regard, n’importe ! Quiconque monte ou descend, le suit ; les rébellions mêmes ou les désertions sont une conséquence de son incessante victoire.
Puisque la plupart des Parnassiens pensaient ainsi, ils ne devaient pas songer, on le comprend maintenant, à être des révolutionnaires en poésie. Quoi donc, dira-t-on, ils se résignaient d’avance à l’imitation servile du Maître ? Point du tout ! Je m’explique.
Victor Hugo, d’un puissant coup d’aile, a rompu la vieille entrave de l’école, il a mis en liberté la pensée ; à l’ode, il a rendu ses ailes d’aigle ou de rossignol ; il a fait du roman l’épopée moderne ; du ventre de la tragédie morte, il a tiré le drame vivant ; dans un ordre d’idées plus humble en apparence, — en apparence seulement, — il a quadruplé le nombre des mots en usage dans ce qu’on appelait la langue noble, — sans néologisme cependant, car le néologisme est hideux, — exhumant les expressions des époques naïves, acceptant les termes populaires de l’époque nouvelle ; enfin il a réalisé notre admirable vers français, que Ronsard avait entrevu, que Corneille avait voulu, que Chénier avait rêvé, ce vers peu compris peut-être par les oreilles étrangères et inconsidérément calomnié, qui, souple et divers, harmonieusement nombreux et propre à s’emplir de choses comme le vers métrique d’Homère et de Lucain, en outre porte à sa cime, comme une bannière claquante, sa retentissante rime, multiple, innombrable, et dont l’effet, personnel à notre langue, manque à toute autre poésie que la nôtre. En un mot Victor Hugo a découvert un Nouveau Monde poétique.
Mais il serait absurde d’en conclure que les poètes actuels ne sont, ne peuvent être que ses imitateurs, que les pâles reflets de sa lumière.
À cause même de son immensité, il y a de la place dans ce continent intellectuel pour tous les efforts, pour toutes les entreprises. Chacun, selon son génie, peut y manifester sa pensée, y accomplir son œuvre. Celui qui se meut dans la sphère de Lamartine ou dans celle d’Alfred de Musset semble ne faire qu’un avec eux, parce que cette sphère, étant celle d’une personnalité, est forcément étroite. Mais dans l’orbe décrit par Victor Hugo, toutes les ailes sont à l’aise, palpitent librement, peuvent garder l’originalité de leur vol. — Pour reprendre notre première comparaison, est-ce imiter Christophe Colomb que d’aller en Amérique défricher une forêt vierge ?
Donc, être des poètes personnels et nouveaux, sans vouloir rénover de fond en comble l’art poétique du dix-neuvième siècle tel que l’avait promulgué Victor Hugo, être soi tout en procédant de lui, ce fut l’ambition de la plupart des Parnassiens. Ont-ils atteint leur but ? Ce groupe de jeunes hommes a-t-il produit des œuvres remarquables, a-t-il bien servi la cause de la poésie, a-t-il été utile, n’a-t-il pas été sans influence sur la littérature contemporaine ? C’est ce que nous verrons dans la suite de ces causeries.
En attendant, il est temps de dire comment et par quelles aventures s’est formé ce cénacle, si longtemps bafoué.
En ce temps-là, par une belle matinée de juin, — vous voyez, c’est le début d’un roman, — un être extraordinaire projetait d’interminables jambes sur l’un des grands chemins qui aboutissent à Paris. Si longue que fût la route, ces jambes certes en atteindraient le bout. Maigre, plus maigre qu’en aucun temps il n’a été donné à aucun homme de l’être, transparent même si son étroite redingote, quoique amincie par l’usage, n’eût offert encore quelque apparence d’opacité, il allait, ses courts cheveux dressés par le vent qui rebroussait sa course, sa narine de faune relevée comme si elle eût flairé quelque nymphe prochaine. Parfois, sans s’arrêter, il paraissait écouter le bruit que fait sur les cailloux le clair ruisseau qui court et souriait avec un air d’attendrissement délicieux. Aux petites hirondelles qui volent, il faisait des signes de menace amicale et cueillait toujours en marchant des touffes d’herbe fleurie. Aucun bagage, d’ailleurs. Quoi de plus gênant qu’un bagage ! Une poche de sa redingote pourtant, celle sous laquelle le cœur bat, était renflée comme par un paquet. Il allait toujours, avec les allures rectangulaires du Matamore dessiné par Théophile Gautier.
Tout à coup, un employé de l’octroi lui demanda : « Qu’avez-vous à déclarer ? » Le voyageur lui répondit fièrement : « Rien ! »
Rien, en effet, voilà ce qu’avait Albert Glatigny.
D’où venait-il ? Son père, un honnête gendarme de qui, plus tard, il parlait des larmes plein les yeux, et la voix tremblante d’émotion, bien qu’il fît peu de vers sur les personnes de sa famille, son père un matin, ne l’avait pas vu s’asseoir à la table patriarcale. Que voulez-vous ? Une troupe de comédiens errants avait passé par la bourgade, — Bernay, en Normandie, — et Glatigny, qui avait quinze ans, s’était féru d’amour pour les cheveux roux de la soubrette. Son cœur d’enfant, comme une mouche, s’était pris dans cette toile d’araignée en or, et le fils, du gendarme suivit les vagabonds que le père eût peut-être arrêtés ! Ce fut le commencement de son Roman Comique, Le côté grave de l’escapade, c’était qu’il fallait gagner sa vie. La soubrette, que nous appellerons Zerbine, par discrétion, eut heureusement une excellente idée. « Vous serez souffleur », dit-elle à son amoureux, et elle lui expliqua ce que c’est que d’être souffleur. Il ne comprit pas bien, ce qui ne l’empêcha pas de répondre : « C’est convenu ! » À vrai dire, il rencontra d’abord quelques difficultés dans l’exercice de la profession acceptée. Ce n’était pas qu’il ne sût pas souffler, c’était qu’il ne savait pas lire. Huit jours plus tard il avait appris, en soufflant. Oui, c’est à force d’épeler les mornes phrases de M. Scribe ou de M. Anicet Bourgeois, qu’il retint ses lettres, cet enfant qui plus tard devait égaler en délicatesse et en préciosité les plus subtils ouvriers du style. Il est probable que l’apprentissage fut amer. Mais du fond de sa niche, il voyait flamboyer dans l’apothéose du gaz ou des quinquets les cheveux dorés de Zerbinette, et la comédienne le consolait des comédies. D’ailleurs un jour, chez quelque bouquiniste, dans une ville où l’on coucha, il s’avisa d’acheter les Stalactites de Théodore de Banville. Dès lors, il vécut ébloui ! Un poète lui avait révélé la poésie, il voulut lire tous les poètes. Il ne s’est jamais rappelé au juste comment il avait fait pour se procurer un Ronsard, mais il se le procura. L’ivresse devint irrémédiable et s’accrut de jour en jour à mesure qu’il entrait plus intimement dans la connaissance des chefs-d’œuvre. Afin de lire Virgile dont André Chénier lui avait parlé, il apprit le latin. Entre deux portants de coulisse, dans les entr’actes du Vieux Caporal ou de la Grâce de Dieu, il étudiait gravement la grammaire de Lhomond. Puis, un soir qu’il soufflait, — car il soufflait toujours, regardant du coin de l’œil un livre chéri ouvert à côté de l’odieuse brochure, — un soir qu’il soufflait, une comédienne en représentation, au lieu de la phrase ◀attendue▶ : « Non ! Misérable ! Non, vous ne m’arracherez pas ma fille ! » l’entendit murmurer :
Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimus arva !
Souffleur, comédien, toujours pauvre, jamais triste, combien de temps dura cette vie ?
Quatre ou cinq années, je crois. Elle ne semblait pas près de s’interrompre lorsque, un
jour, à Alençon, le vagabond rencontra l’éditeur Poulet-Malassis et Charles Asselineau, le
regretté bibliophile qui fut le plus cher ami de l’un de nos plus chers maîtres. Ils
lurent ses premiers vers, ils furent étonnés et ravis. Ce cabotin dont on parlait dans la
ville comme d’un fou, était un vrai poète. « Il faut aller à Paris », lui dirent-ils.
« C’est bien, dit Glatigny, j’y vais ! »
et il partit, à pied,
naturellement.
Que venait-il faire dans la grande ville ? La conquérir. Et il était grand temps en effet que Glatigny fit la conquête de Paris, car alors, pendant que Victor Hugo était là-bas, dans l’Ile, les choses allaient assez mal au point de vue poétique dans la capitale de la littérature française.
Certes l’art suprême était noblement représenté par quelques maîtres glorieux.
Incontesté, paisible, heureux, Théophile Gautier régnait, regardant face à face la calme figure de Goethe et peu détourné des visions sereines par la nécessité du feuilleton et de la vaine critique ; mais il s’était retiré de la lutte, définitivement triomphant. Lui, Gautier, qui, les soirs de Hernani, beau, jeune, aux longs cheveux noirs, agaçait de son gilet rouge la « Bêtise au front de taureau », vétéran illustre à cette heure, il vivait dans l’orgueil et aussi dans la lassitude des victoires d’autrefois, et son mépris pour les sots servait de prétexte à son olympienne indifférence. L’auteur de la Comédie de la Mort et des Émaux et Camées se recueillait dans la sérénité que donne aux grands artistes la conscience de l’œuvre accomplie. Lui, qui avait écrit ces strophes :
Travaille ! L’art robusteSeul a l’éternité ;Le busteSurvit à la cité ;
Et la médaille austèreQue trouve un laboureurSous terreRévèle un empereur ;
Lui qui avait écrit ces strophes, il n’était pas inquiet de l’avenir, sachant qu’il avait frappé une médaille sur laquelle ne prévaudraient ni le temps ni la rouille.
Pendant que Théophile Gautier se reposait, Alfred de Vigny s’isolait. Avec un demi-sourire où le respect mitigeait l’ironie, ceux qui l’approchaient disaient de lui qu’il s’était retiré dans sa tour d’ivoire. Ce sévère et délicat esprit avait toujours eu peu de goût pour les rumeurs de la foule ; il s’était fait une sorte de gloire à l’écart.
Deux autres soldats de la guerre romantique, morts aujourd’hui, s’étaient, eux aussi, éloignés des batailles. Ils n’étaient pas très vieux, bien qu’ils eussent vu tant de choses, mais on imagine partout des vieillards lorsqu’on a dix-sept ans. C’étaient deux frères, Antoni et Émile Deschamps. Antoni avait écrit, outre quelques morceaux poétiques d’un sentiment très pur, une traduction en vers de Dante Alighieri. Il avait eu tort : le vers français ne traduit pas. Esprit désabusé des espérances, peu satisfait peut-être d’une renommée sans éclat, il s’éteignait, attristé, sans amertume d’ailleurs. L’autre frère, Émile Deschamps, était resté plus célèbre ; par ses Études françaises et étrangères où on lit encore avec plaisir de pittoresques imitations du Romancero, par ses drames timidement traduits de Shakespeare, il avait été une des lueurs douces de la farouche aurore romantique. Maintenant, il vivait à Versailles, malade sans être morose, accueillant les jeunes hommes avec une clémente courtoisie d’aïeul, les encourageant, les louant, un peu trop indulgent peut-être, par bonté profonde, non par banalité d’âme. S’il leur trouvait à tous du talent, c’était qu’il aurait tant voulu qu’ils en eussent. Certes, tout vieillissant qu’il fût, il n’avait pas renoncé aux vers : il en faisait énormément, au contraire, mais des riens, qui ne comptaient plus : des madrigaux, pour quelque belle dame de Versailles, des quatrains, en foule, qu’il offrait à ses visiteurs comme de petits bouquets de boutonnière, des épigrammes aussi, pas trop pointues ; il aimait mieux qu’elles fussent mauvaises que méchantes. Chose singulière, à mesure que sa vie se prolongeait dans ce siècle, on eût dit que son esprit s’en retournait vers le siècle précédent. Ce romantique prenait des façons Régence ou Louis XV. Il avait traduit Shakespeare, il imitait Gentil Bernard ou Dorat ; le tout, je pense, pour être plus poli. Il était aveugle depuis plusieurs années ; il n’en profita pas pour se comparer à Homère ou à Milton, tant il avait horreur de toute outrance. Il s’effaçait paisiblement, doux, aimable, aimé. Je n’ai pas voulu passer sans lui sourire devant cette chère et modeste mémoire.
À la même époque, il y avait trois autres poètes, plus jeunes, plus grands, très grands. Dans la hauteur sublime de ses rêves, dans la fierté de son pur génie, Leconte de Lisle, plus illustre que célèbre, planait, n’interrogeant qu’Homère ou Hésiode évoqués sur la beauté de ses Poèmes antiques.
Charles Baudelaire, qui déjà ravissait de rares esprits, étonnait la multitude des sots ; il passait pour quelque peu diabolique, en attendant qu’on le reconnût divin.
Plus imprudent et plus familier, Théodore de Banville jetait sur tous à pleines mains ses resplendissantes pierreries. Celui-là, il fallait bien qu’on le vît, car il éblouissait de tout près. Ce rôle de météore à travers la foule obscure l’amusait, et parmi les auteurs d’opérettes, de vaudevilles et de mélodrames, il laissait la traînée lumineuse d’un dieu qui passe dans le soir.
Mais, autour de ces maîtres, qui faisait de beaux vers alors ? Auguste Vacquerie, en proie au drame et les yeux tournés vers l’exil d’où devait revenir le Maître, semblait avoir oublié les strophes et les rythmes ; il s’en est souvenu depuis. Louis Bouilhet s’éloignait rarement du théâtre. Léon Dierx, l’un des plus élevés parmi ceux qui devaient venir, ne s’était pas révélé encore. Sully Prudhomme était un nom que l’on ne connaissait pas. Ignoré, François Coppée s’ignorait lui-même. Seul Alphonse Daudet avait publié ses délicates Amoureuses, mais le roman devait bientôt nous le prendre, en nous laissant un long regret. Par exemple, si personne ne faisait de beaux vers, on peut dire que tout le monde en faisait de mauvais ! Hélas ! La fade romance et l’élégie aux rimes pauvres, triomphaient. Faisant voguer des nacelles de papier dans des cuvettes qui croyaient ressembler au lac céleste d’Elvire, repleurant avec des yeux de veau les larmes divines d’Alfred de Musset, quelques hommes, oh ! Qu’ils soient oubliés ! se croyaient des poètes. De l’art, nul soupçon ; de la langue, du rythme, nul souci. Du moins la tendresse vraie, l’émotion sincère, la passion en un mot, l’exprimaient-ils parfois ? Jamais. Et pas un seul d’entre eux ne posséda une seule des qualités auxquelles, précisément, ils se vantaient de sacrifier toutes les autres.
L’état de la poésie française à cette date a été exprimé beaucoup mieux que je ne saurais le faire dans une page un peu folle et humoristique, mais toute charmante, et si belle parfois, de M. Henry Laujol ; vous me saurez gré de vous la lire.
En ce temps-là, « un barde » était tenu, avant toutes choses, de pleurer sans fatigue pendant au moins deux cents vers, et dispensé largement du reste d’expliquer pourquoi il pleurait. Ce qu’a mouillé de mouchoirs cette génération est incalculable ! Pauvres gens, quelle tristesse était la leur ! Mais en retour, que de dames se sont évanouies délicieusement à la lecture du « Poète malade » ou des « Jeunes filles mourantes », qu’on entendait le soir dans ces salons littéraires d’aspect sépulcral où l’eau sucrée coulait comme les larmes ! Devant un auditoire choisi, composé de colonels en retraite, traducteurs d’Horace, de diplomates ensevelis dans d’opulentes redingotes pareilles à des linceuls, de professeurs tournant le petit vers, de philosophes éclectiques, intimement liés avec Dieu, et de bas-bleus quinquagénaires rêvant tout bas, soit l’œillet de Clémence Isaure, soit l’opprobre d’un prix de vertu, un jeune homme pâle, amaigri et se boutonnant avec désespoir comme s’il eût collectionné dans sa poitrine tous les renards de Lacédémone, s’avançait hagard, s’adossait à la cheminée, et commençait d’une voix caverneuse la lecture d’un long poème où il était prouvé que le Ciel est une patrie et la terre un lieu d’exil, le tout en vers de douze ou quinze pieds ; ou bien encore, quelque vieillard chargé de crimes, usurier peut-être à ses heures, en tout cas ayant pignon sur rue, femme et maîtresse en ville, chantait les joies de la mansarde, les vingt ans, la misère heureuse, l’amour pur, le bouquet de violettes, le travail, Babet, Lisette, Frétillon, et finalement, tutoyait « le bon Dieu » et lui tapait sur le ventre dans des couplets genre Béranger.
Et alors triomphaient à la fois la tristesse et la gaieté française !
Nul ne s’était préoccupé d’examiner si ce qu’on venait d’entendre était écrit dans une langue seulement décente. Qu’importait cela, pourvu qu’on fût ému, et qu’on sentit battre les viscères sous la flanelle ? L’essentiel en poésie n’est-il pas de ressentir une émotion vraie, et quel plus bel éloge pourrait-on faire d’un poète, que celui-là : « Il fit pleurer les dames de son temps ! »
Le plus triste est que ces malheureux avaient souillé la Nature en la rendant complice de leurs sanglots ; ils invoquaient la lune ; les astres étaient de moitié dans leurs pleurnicheries ; ils déshonoraient les petits oiseaux.
Ce n’est pas tout ! Il y avait encore l’école utilitaire, pratique, qui méprisait la vaine harmonie des mots et ne s’attachait qu’au « fonds », la forme étant une question secondaire. Ah certes ! Respect aux esprits qui, dans la langue des prophètes, enseignent à l’humanité ses grands devoirs ! Mais, pour ceux dont nous parlons, la poésie était d’instruire les masses en développant des vérités usuelles, quotidiennes, banales. Résultat : les poèmes sur la direction des ballons, la télégraphie sous-marine et le percement de nouveaux canaux, avec dédicace menaçante au souverain : « Cesse de vaincre ou je cesse d’écrire ! » et les morceaux de haut goût où il suffit de s’écrier : « L’âme est immortelle » ou « Le chien est l’ami de l’homme » pour être considéré comme un penseur.
Parlerai-je aussi de ceux qui jugeaient bon d’informer leurs contemporains de l’amour qu’ils portaient à leurs mères ? Les poètes bons fils ont été innombrables. Nous en avons encore quelques-uns de cette sorte. Aujourd’hui même, un poète est mal vu dans le monde quand il n’a pas au moins une vieille tante à pleurer.
Mais de tous ces mauvais poètes, les plus exécrables assurément étaient les derniers débraillés restés fidèles aux traditions du cénacle d’Henry Mürger. Ceux-là étaient les apôtres du désordre. Désireux avant tout de passer pour originaux, ils se distinguaient, d’abord par la malpropreté voulue de leurs vêtements, et ensuite par leur absence de talent poétique. Sur leurs crânes vides croissaient de véritables forêts vierges, inexplorées du peigne ; dans leurs vastes poches jaunissaient des manuscrits mort-nés. Ces jolis messieurs étaient persuadés qu’une chemise crasseuse et un gilet rouge à boutons de métal remplaçaient avantageusement le génie. Mais laissons-les : il n’est resté d’eux qu’un mauvais souvenir.
J’entends déjà les gens de bon sens et de bonne foi s’écrier : « Ah oui ! la théorie parnassienne ? La poésie sans passion et sans pensée ? Le mépris des sentiments humains ? Le culte des vers bien faits qui ne veulent rien dire ? » Non.
Nul plus que nous, sachez-le, n’admire ces purs et mélancoliques poèmes semblables à de beaux lis au fond desquels tremble une goutte de rosée qui est une larme humaine ; dans cette goutte, un poète fait tenir tout un océan de douleurs, et c’est son triomphe d’éveiller dans l’âme de ceux qui le lisent une émotion fraternelle, mais pudique, voilée, mystérieuse, et s’exhalant simplement dans un soupir. La passion ! Elle est une source éternelle de poésie. La pensée ! Elle a ridé le front de tous les artistes dignes de ce nom. Lequel de nous a dit que l’art poétique pouvait se passer de ses éléments principaux de force et de grandeur, et dans quel monde inconnu trouver un poète qui ne soit pas pétri d’humanité ? Mais encore une fois s’il est nécessaire d’être homme et mieux homme qu’un autre pour être un créateur, cela ne suffit pas. L’art existe-t-il, oui ou non ? S’il ne faut qu’avoir beaucoup de chagrin pour mériter le nom sacré de poète, le digne homme qui vient d’accompagner au cimetière une jeune et adorée fille unique, n’a plus, pour dépasser les artistes célibataires qu’à faire mention, sur une feuille de papier trempée de ses larmes, de la douleur qu’il éprouve ! Misérable confusion entre les choses du cœur qui appartiennent à tous, et la rare faculté de les exprimer idéalisées par l’imagination ! Être capable de ressentir et plus profondément que quiconque, mais avoir en surcroît le don inné, puis développé par le travail, de communiquer dans une forme parfaite ce qu’on a ressenti, voilà ce qui est indispensable pour être poète et voilà aussi pourquoi les vrais postes sont si rares ! En un mot, puisque vous êtes homme, aimez, espérez, souffrez (cela est fatal, d’ailleurs !) mais pensez et rêvez et sachez mettre en usage, du plus noble au plus humble, du rythme à la ponctuation, tous les moyens de votre art.
Ces dernières lignes contiennent en réalité toute la théorie parnassienne tant de fois moquée.
Mais pour la faire triompher il fallait vaincre tous les faux élégiaques, tous les faux humanitaires, tous les débraillés, tous les mauvais poètes.
C’est à cela que le groupe parnassien fut utile. Et voilà pourquoi il était grand temps que Glatigny, le premier des Parnassiens, vînt à la conquête de Paris et, à travers le concert des sanglots enroués, fît sonner les belles rimes avec un bruit joyeux de sequins entrechoqués.
Malheureusement, les sequins de ses rimes, Glatigny ne les avait pas dans sa poche, même en menue monnaie. Le poète parisien fut aussi pauvre que le comédien de province. Vainement quelques amis, parmi lesquels, au premier rang, Théodore de Banville qui a toujours ranimé ceux qui défaillaient, l’encourageaient et tentaient de le secourir. Il souffrait, — mais il ne le disait pas. Pour un dîner de moins dans son sobre estomac, pour une déchirure de plus au coude de son habit, il se fût plaint, lui qui, en plein hiver, sous les froides étoiles, après avoir soupe d’une carotte arrachée dans un champ voisin, n’avait eu, un soir, d’autre vêtement qu’un étrange costume de théâtre fait avec de vieux journaux peints de couleurs voyantes ? Je n’exagère rien. J’ai vu cet habit. Sept ou huit numéros du journal la Patrie, où Glatigny avait tracé des zébrures blanches et roses, représentaient la souquenille de Scapin ou de Mascarille, et de la sorte, le comédien-poète n’avait pas besoin de coffre ni de malle, car il pouvait mettre sa garde-robe, pliée, dans son portefeuille, en place de billets de banque. Vous pensez qu’un homme qui avait eu de telles vicissitudes dans la banlieue de Carpentras ou de Draguignan n’était pas pour s’épouvanter de la misère parisienne. Allons donc ! Il en avait vu bien d’autres, et il espérait en voir bien d’autres encore. Pourtant les jours étaient durs et quelquefois effroyables. Je me souviens d’une histoire lugubre qu’il m’a contée un jour ; et il ne mentait jamais.
J’ai peut-être oublié quelques détails, mais j’affirme la vérité du fond.
Un de nos amis, pauvre comme nous l’étions alors, avait perdu une femme qui lui était
chère, et il n’avait pas de quoi faire enterrer la morte, pas de quoi payer les hommes qui
viendraient prendre le cercueil. Il y a de ces situations terribles. Parmi ceux d’entre
nous qui, aujourd’hui, ont cessé de connaître les tristesses du dénuement, il y en a
beaucoup qui » tout à coup, la nuit, frissonnent, à cause d’un rêve qui leur rend
l’horrible passé ! Donc, l’ami du comédien-poète en était là : le pâle cadavre bien-aimé
sur le lit dans une chambre garnie, et pas d’argent ! Cette horrible extrémité, il l’avoua
à Glatigny, ajoutant qu’il s’était adressé à je ne sais quelle administration, — il paraît
qu’il en est de telles, — qui avait consenti à faire l’avance des frais mortuaires ; mais,
le lendemain, à huit heures du matin, il fallait donner deux louis aux gens qui
viendraient pour emporter la défunte ; sinon l’enterrement n’aurait pas lieu.
« Soyez tranquille, dit Glatigny, demain, à huit heures précises, je vous
apporterai les quarante francs. »
Comment s’y prit Glatigny pour réaliser cette
somme énorme ? C’est ce que j’ignore. Des avances de pièces de cinq francs dans quelques
journaux amis, des camarades du quartier latin, que sais-je ? Tout ce qu’on peut faire
honnêtement, Glatigny le tenta, et il réussit. À onze heures du soir, il avait la somme,
exactement. Il l’enferma avec soin chez lui, dans un tiroir, puisqu’il lui suffirait de
l’apporter le lendemain à huit heures à l’ami veuf ; et, délivré de souci, respirant
librement, il alla se promener par les rues. Quand Glatigny se mettait à marcher on ne
savait jamais où il s’arrêterait, tarit ses jambes dévoraient l’espace avec délices. La
nuit était belle, toute pleine d’étoiles. L’idée le prit de s’en aller à la campagne. Il
avait des amis qui demeuraient à deux ou trois kilomètres d’Asnières, de l’autre côté de
la Seine, et qui ne demanderaient pas mieux que de lui donner l’hospitalité. Il partit, et
quand il fut hors de la ville, dans la solitude et dans la fraîcheur de la nuit, il eut
une heure charmante, parce qu’en marchant il récitait des sonnets aux étoiles ! Après la
longue course, il fut accueilli à merveille par ses camarades de la campagne, — tout le
monde accueillait bien cet homme doux et bon, — il dormit à poings fermés et se réveilla
de bon matin selon son habitude. Il avait tout le temps de revenir à Paris à pied, de
passer chez lui où il reprendrait les deux louis, et de les porter à l’ami de la morte
avant l’heure des obsèques. En route de nouveau ! Par les chemins mouillés de rosée, sans
avoir pris le temps de dire adieu à ses hôtes. Après trois quarts d’heure de promenade
heureuse du côté de Paris, il arriva à Asnières et se disposa à passer le pont. Mais, au
moment où il s’y engageait, un homme s’approcha de lui et lui demanda le prix du passage,
car alors on payait encore pour passer le pont d’Asnières. Péage médiocre : un sou. Mais
Glatigny n’avait pas ce sou ! Non, dans aucune poche ! Pas un sou. D’abord, il fut sur le
point de rire. Puis il songea qu’il était ◀attendu▶ à Paris, que s’il n’arrivait pas à temps
avec les deux louis, la misérable morte ne serait pas enterrée. Ah ! Ce sou qui manquait,
un sou ! C’était une chose bouffonne et c’était une chose horrible. Glatigny se figurait
les croquemorts assis sur l’escalier, attendant, ayant reçu l’ordre de ne pas faire leur
besogne avant d’avoir reçu l’argent, et il voyait son ami, le veuf, l’abandonné,
l’accusant d’avoir manqué à sa parole et s’arrachant les cheveux. Tout cela pour un sou !
Et le temps pressait. S’il ne continuait pas son chemin tout de suite, il arriverait trop
tard. Il perdit la tête, il n’osa pas prier l’homme du pont de le laisser aller pour rien.
Peut-être n’y songea-t-il pas. Il regardait autour de lui. Il était tenté de demander
l’aumône aux rares gens qui passaient. Il y avait bien un moyen : gagner le long de la
Seine le pont de Courbevoie dont le passage était gratuit. Mais le pont de Courbevoie est
assez éloigné. Que de temps perdu ! Alors il n’hésita plus, il descendit vers le bord du
fleuve, où, à cause de l’heure matinale, il n’y avait personne encore, se déshabilla
derrière une arche du pont, fit un paquet de ses vêtements, qui étaient peu nombreux et
peu lourds, et, les ayant attachés autour de son cou, il se jeta dans l’eau. Remarquez que
c’était vers le milieu de l’automne et que Glatigny était un nageur assez médiocre.
N’importe ! Il réussit à traverser l’eau, regagna Paris en courant, et la défunte put être
enterrée.
Telles étaient les misères d’alors. Mais Glatigny luttait contre elles dans une belle humeur inaltérée. Sans souci apparent, il arpentait Paris avec ses jambes de sept lieues. Pluie ou beau temps, il allait, et toujours, quelle que fût l’anxiété intime de son âme, c’était le même Albert Glatigny, joyeux, familier, conteur de bouffonnes histoires, faisant sauter à force de rire les boutons de son gilet, — quand il restait à son gilet des boutons, — fou de passion pour son art et d’enthousiasme pour ses maîtres, amoureux de toutes les femmes, même des moins cruelles, content de tous les hommes, même des plus mauvais, empruntant quelquefois cent sous, mais espérant rendre des trésors, probe d’ailleurs, hautain parfois, n’entendant pas raillerie sur certaines choses et brave d’une bravoure française, écervelée et spirituelle. Une fois il eut un duel. Pour quelque Zerbinette, pensez-vous ? Non point ! Pour l’un de ses maîtres qui avait été insulté dans un article de journal. Eh bien, le matin de ce premier duel, se souvenant de ses mésaventures de comédien quand il créait en province quelque rôle nouveau, il s’écria, comme la balle de son adversaire lui passait près de l’oreille avec un petit bruit vif : « Il était dit que je serais sifflé à toutes mes premières ! »
Une joie le soutint dans ces pénibles jours. Grâce à la générosité d’un ami — je remercie ici M. Ernest Rasetti au nom de tous ceux qui ont aimé Albert Glatigny — il put enfin voir imprimé le manuscrit qui lui gonflait la poche — celle sous laquelle le cœur bat — le jour de son arrivée à Paris. Il publia les Vignes Folles.
Certainement, ce premier recueil, étourdi, violent, en désordre, et où se montre trop visiblement l’influence directe de Théodore de Banville et de Charles Baudelaire, ne saurait être comparé aux vers achevés plus tard par Glatigny, lorsque, viril et devenu grave, moins peut-être à cause de ses longues souffrances qu’à cause du bonheur de s’en voir consolé par une aimante et dévouée épouse, il put recueillir son cœur et son esprit dans des poèmes plus proches de la sorte de perfection à laquelle il lui était permis d’aspirer. Mais que d’éclat déjà et de luxe ! Quel magnifique lyrisme dans ces strophes parisiennes et païennes ! Je l’ai dit : la nouvelle Muse avait le tort de venir après celle de Théodore de Banville ; mais, pour être de la suite de Diane, les nymphes de Thrace n’en sont pas moins belles. À l’époque où il fut publié, ce livre dépourvu de la niaise sensiblerie qui déshonorait alors la poésie, et révélant un artiste soucieux des nobles formes, dut paraître remarquable et l’était en effet. Il conserve l’honneur démarquer une date heureuse dans l’histoire poétique de ces dernières années.
Vous entendrez avec plaisir quelques fragments des Vignes folles.
À RONSARD
Afin d’oublier cette proseDont notre siècle nous arrose,Mon âme, courons au hasardDans le jardin où s’extasieLa vive et jeune poésieDe notre vieux maître Ronsard !
Père de la savante escrimeQui préside au duel de la rime,Salut ! Nous avons soif de vers ;La Muse française engourdieSe débat sous la maladieQui gangrène les pampres verts.
Tu fis passer la fraîche haleineDe ta blonde maîtresse HélèneDans tes Odes, comme un parfum,Et tu jetas les pierreriesQui constellaient tes rêveriesAvec faste, aux yeux de chacun !
Que t’importaient les bruits du monde !Que t’importait la terre immonde,Chantre éternellement ravi ?Pourvu que ta mignonne roseAllât voir sa sœur fraîche éclose,Ton désir était assouvi.
Comme tout est changé, vieux maître !Le rimeur ne s’ose permettreLe moindre virelai d’amour ;La fantaisie a dû se taire,Le poète est utilitaireDe Molinchard à Visapour !
Il n’est plus de stances ailées,Phébus marche dans les alléesDes bois, en bonnet de coton,Ainsi qu’un vieillard asthmatique !Voici le règne fantastiqueDu monstre roman-feuilleton.
On fait un drame au pas de course.Dans l’intervalle de la Bourse,Et le bourgeois qu’on porte au ciel,Le bourgeois au nez écarlate,Graisse la main à qui le flatte :De l’argent, c’est l’essentiel !
Au lieu de l’extase féeriqueDont vibrait la corde lyrique,On n’entend plus que de grands motsVides de sens et pleins d’enflure ;Adieu la fine dentelureDes vers étincelants d’émaux !
Pourvu que l’on rime en patrie.En école, en idolâtrie,Et que de l’avenir lointainOn viole le péristyle ;Que dans les dédales d’un styleObscur, on trébuche incertain,
Tout est parfait ! Joseph PrudhommeApprouve avec sa canne à pomme !Pauvre Muse ! On t’a fait parlerDe tout, ô triste apostasie,Excepté de la poésie !On t’a forcée à t’envoler !
Moi, que tout ce pathos ennuieÀ l’égal de la froide pluie,Je veux, rimeur aventureux,Lire encore, Muse inviolée,Quelque belle strophe étoiléeAu rythme doux et savoureux ;
Un fier sonnet, rubis, topaze.Ciselé de même qu’un vaseDe Benvenuto Cellini ;Des chansons que l’amour enivre.Des refrains qui nous fassent vivreBien loin, bien loin dans l’infini !
Des vers où l’extase déborde,Des vers où le caprice tordeComme il veut les mètres divers ;Des vers où le poète oublieTout, hormis la sainte folie :Des vers, enfin, qui soient des vers !
Viens donc, Ronsard, maître, et me livreToutes les splendeurs de ton livreRadieux comme un ostensoir ;Dans tes bras je me réfugie,Et veux, divine et noble orgie,Être ivre de rimes ce soir !
Vous aimerez plus encore une pièce intitulée les Bohémiens, où bat vraiment le cœur de Glatigny.
LES BOHÉMIENS
Vous dont les rêves sont les miens,Vers quelle terre plus clémente,Par la pluie et par la tourmente,Marchez-vous, doux Bohémiens ?
Hélas ! Dans vos froides prunellesOù donc le rayon de soleil ?Qui vous chantera le réveilDes espérances éternelles ?
Le pas grave, le front courbé,À travers la grande natureAllez, ô rois de l’aventure !Votre diadème est tombé !
Pour vous jusqu’à la source claireQue Juillet tarira demain.Jusqu’à la mousse du chemin,Tout se montre plein de colère.
On ne voit plus sur les coteaux.Au milieu des vignes fleuries,Se dérouler les draperiesLumineuses de vos manteaux !
L’ennui profond, l’ennui sans bornes,Vous guide, ô mes frères errants !Et les cieux les plus transparentsSemblent sans vous devenir mornes.
Quelquefois, par les tendres soirs,Lorsque la nuit paisible tombe.Vous voyez sortir de la tombeLes spectres vains de vos espoirs.
Et la Bohême poétique.Par qui nous nous émerveillons,Avec ses radieux haillonsSurgit, vivante et fantastique.
Et, dans un rapide galop,Vous voyez tournoyer la rondeDu peuple noblement immondeQue nous légua le grand Callot.
Ainsi, dans ma noire tristesse,Je revois, joyeux et charmants,Passer tous les enivrementsDe qui mon âme fut l’hôtesse :
Les poèmes inachevés,Les chansons aux rimes hautaines.,Les haltes au bord des fontaines,Les chants et les bonheurs rêvés ;
Tout prend une voix et m’inviteÀ recommencer le chemin,Tout paraît me tendre la main…Mais la vision passe vite.
Et par les temps mauvais ou bons,Je reprends, sans nulle pensée,Ma route, la tête baissée,Pareil à mes chers vagabonds !
N’est-ce pas qu’il est joli, ce vague poème, et que celui qui devait être un grand artiste était déjà un délicieux charmeur ?
Or, vers le même temps, c’est du plus loin qu’on se souvienne, un autre jeune homme, tout frais arrivé de sa province et que n’avaient pas fait connaître quelques vers publiés çà et là, venait de fonder un recueil littéraire, la Revue fantaisiste. Ce jeune homme de province, c’était moi. Albert Glatigny s’avisa de l’aller voir et de lui apporter les Vignes folles : une dédicace au crayon disait :
Voici les vers que dans mes coursesJ’ai faits au hasard du chemin,Ainsi que l’on boit l’eau des sourcesDans le creux brûlant de sa main.
Le jeune homme de province lut ce livre et fut émerveillé. « Vous êtes un poète », dit-il
le lendemain, quand il revit Glatigny. Glatigny répliqua : « Vous en êtes un
autre ! »
Ces injures échangées, les deux jeunes gens se serrèrent la main ; et
ce fut le commencement du groupe qui devait se former.
Si je mettais quelque logique dans ces causeries, je devrais poursuivre l’histoire de ce groupe lui-même. Mais ne vaut-il pas mieux que je vous dise d’abord comment se continua et comment s’acheva hélas ! La vie de notre cher Albert Glatigny ?
En province où il était assez médiocre comédien, à Paris où il était excellent poète, il ne cessa pas de connaître en riant toujours les angoisses de la misère et des dénis de justice. Plusieurs d’entre vous se souviennent peut-être de l’avoir connu improvisateur au café-concert de l’Alcazar, où il alternait avec des messieurs en pantalon montant jusqu’au milieu de la poitrine qui éprouvent le besoin de faire savoir à leurs contemporains qu’ils arrivent de Pontoise, dans le département de l’Oise. Glatigny improvisait d’autres rimes. Certes, pas un artiste digne de ce nom, pas un Parnassien surtout, ne saurait accorder la moindre estime au pitoyable jeu des bouts-rimés. Eh bien ! nous fûmes obligés de le reconnaître : à force de virtuosité et de prestesse dans l’esprit, Glatigny, toujours lyrique même au café-concert, arrivait à improviser des sonnets et des ballades dont quelques-uns ne sont pas indignes d’être conservés, et qui vraiment donnaient l’illusion de la véritable poésie. Puis, un jour, pour aller rejoindre je ne sais quelle troupe de comédiens errants, il partit pour la Corse, et, en Corse, il lui survint une aventure véritablement chimérique, sans laquelle son roman comique, à la fois burlesque et navrant, n’eût pas été complet.
Dans le village de Bocognano, où il était arrivé un soir, à pied, selon son habitude, un gendarme le prit pour Jud ! Oui, pour l’assassin Jud dont tout le monde s’inquiétait encore.
Rien de plus invraisemblable que cette histoire absolument vraie.
Le gendarme s’appelait Thessein.
Les tourments abominables qui furent imposés à Glatigny par cet extraordinaire maréchal-des-logis, le poète les a racontés lui-même dans un livre intitulé : Le jour de l’an d’un vagabond.
En même temps, une bouffée d’haleine alcoolisée m’arrive en plein visage. Je me retourne, et, pour la première fois de mon existence, j’aperçois la mâle figure de Thessein. Ô Thessein ! Joie de mes souvenirs ! Gaieté de mes années futures ! C’était toi, majestueusement ivre, superbe à voir comme un gendarme de Robert-Macaire ! Quelles moustaches formidables ! Quels yeux d’un bleu férocement enfantin ! Quelles pattes ! Hélas ! Mes pieds en ont gardé une pénible souvenance pendant un mois !
« Pourquoi faire un passeport ? dis-je au Thessein révélé. Le passeport est aboli depuis dix ans. — Pas à Bocognano ! »
Je fais remarquer à mon noble maréchal-des-logis qu’à défaut de passeport inutile, j’avais sur moi des lettres, dont une chargée, un engagement de comédien pour le théâtre de Bastia ; que, d’ailleurs, le pays était parfaitement tranquille et que je le priais de me laisser comme le pays.
« Enfin, lui dis-je, si vous avez quelques doutes sur moi, faites-moi surveiller ; je ne me lèverai pas avant onze heures demain matin : envoyez cette dépêche à Bastia à M. Bécot, le premier président du tribunal, qui me connaît, afin que je sois débarrassé de cette sotte affaire.
— Sotte affaire ! fait Thessein en bondissant, sotte affaire ! Fus insultez le chistice ! Qu’on lui mette les fers aux pieds ! »
Au même instant, je me sens enlevé, transporté par quinze gendarmes. On eût dit la sortie qui termine le second acte de l’Œil crevé. Je suis jeté sur un lit de camp. En un clin d’œil mes pieds sont emboîtés en deux infâmes machines de fer, vissées par dessous le lit de camp, et me voilà sur le dos, dans l’impossibilité absolue de faire un mouvement. Cosette2, affolée, se blottit dans un coin du cachot.
J’étais là, sur le dos, dans la nuit, étendu sur une ignoble planche qui n’a pas été balayée depuis cinquante ans, dans un cachot taillé en plein roc, dont les murailles suintent l’humidité. Le plafond était le plancher de la chambre d’un gendarme. On dansait au-dessus de moi. Comme les fers que j’avais aux pieds m’empêchaient de me tourner même légèrement sur le côté, je recevais la poussière et les toiles d’araignée dans les yeux. Des rafales de vent froides et pénétrantes entraient par l’ouverture du guichet. J’étais ainsi depuis une heure, croyant à une mauvaise plaisanterie. Ma pauvre Cosette était grimpée sur le lit de camp et me léchait la figure en gémissant. J’entendais dans une poignée de foin jetée à côté de moi, et qui, d’ailleurs, était dans un état de parfaite pourriture, des bruits secs, crépitants. La phrase sinistre du forçat qui disait à Ranc : « Ça, jeune homme, ça n’est rien ; c’est les puces qui montent », me revint en mémoire. Les rats et les souris commençaient à prendre ma figure pour le bois de Boulogne, et se promenaient autour de mon nez comme autour du lac.
La sauterie continuait au-dessus de ma tête, grave, cadencée : un rythme de menuet exécuté par un ménétrier de village ; il me semblait voir les gendarmes se saluer comme les messieurs du boulevard des Belles-Manières à Montargis. Enfin, au bout de deux heures, un filet de lumière glisse dans le cachot, la porte s’ouvre doucement et deux gendarmes paraissent.
— Chut ! dit l’un, un brave homme nommé Muracciole, ne dites rien. Nous serions punis si l’on savait ce que nous faisons.
Et les braves gens m’apportent des couvertures de chevaux pour mettre sous mes reins. Ça n’était pas doux, mais du moins je n’étais plus en contact avec la pourriture. Muracciole, en même temps, me donne une carafe pleine d’une belle eau claire et limpide, en place de la sale cruche qui était près de moi, et, bienfait inappréciable ! Du tabac et des allumettes. En sortant, il me dit, comme je lui demandai si je ne pouvais pas obtenir un matelas en le payant :
« Ah ! Si vous aviez avoué ! »
Puis il me laisse, et l’obscurité recommence.
Mais ce qui fut absolument extraordinaire, ce fut le premier interrogatoire de Glatigny. Je lui rends la parole :
Thessein, superbement campé sur une chaise, me fait avancer.
« Gui êtes-fus ?
— Je vous l’ai dit, je m’appelle Glatigny, je viens du théâtre de Bastia.
— Ce n’est bas vrai. Che fais fus tire fotre nom réel.
— Vous me ferez plaisir.
— Fus êtes Jud ! »
À ces mots, je me sens rassuré complètement. Je me dis que le maréchal des logis, dégrisé, veut se tirer d’affaire par une plaisanterie de gendarme, et que je vais pouvoir m’en aller ; aussi je me mets à rire en disant :
« Bah !
— Ne riez pas ! Qu’est-ce qui fus a cassé ces deux dents ?
— On ne m’a jamais cassé la moindre dent. On m’en a arraché cinq.
— Allons tonc ! La gentarmerie ne se laisse bas mettre tetans. Ah ! La brigate n’a blus maintenant qu’à fifre de ses rentes. Il y a tix ans gue che fus cherche, mon cher ! — Quand che tis : mon cher, fous pensez pien que c’est une façon de parler. On ne dit pas : mon cher ! à une fichue canaille comme vous. »
Je vois que l’accusation de Judaïsme devient sérieuse ; mais où ma stupeur augmente, c’est quand je vois Thessein étaler devant moi ses pièces de conviction.
« Fus n’afez que soixante-un francs tans fotre porte-monnaie. Qu’avez-vous fait des mille francs que vous avez reçus il y a trois jours ?
— Quels mille francs ?
— Les mille francs qui étaient dans cette lettre.
— Mais il n’y avait que cent vingt francs.
— Allons donc ! Quand il y a cinq cachets sur une lettre, il ne peut y avoir moins de mille francs dedans. »
Je regarde Thessein, ne sachant plus si j’étais fou, ou s’il l’était. Je reste anéanti devant la calme bêtise de sa figure. Alors un misérable, qui s’est dit être le distributeur de la poste aux lettres de Bocognano, confirme l’affirmation de Thessein. Tous deux font semblant de chercher dans un recueil de décrets le paragraphe concernant les lettres chargées. Ils ne trouvent rien, bien entendu.
« Guand êtes-vous venu en Corse et comment ?
— J’y suis venu il y a un mois avec la troupe du théâtre de Bastia.
— Vous mentez. Tout se passe en ordre dans un régiment. Et qu’est-ce que ce Vaudron dont vous avez une lettre ?
— Ce n’est pas Vaudron, c’est Autran.
— Qu’est-ce qu’il fait ce Vaudron ?
— Il est académicien.
— Ah ! l’académicien ! Encore une de vos professions. Vous en changez souvent. Hier, vous m’avez dit que vous étiez acteur, après ça comédien, puis article dramatique.
— Mais tout cela, c’est la même chose.
— Allons donc ! Puis vous êtes homme de lettres aussi. Où est votre diplôme ?
— Il n’y en a pas.
— Ah ! Ma femme, qui est institutrice, en a un. Ah ! Ah ! Oui ! Vous êtes un scélérat dangereux ! Et qu’est ce encore que ce Pamphile ?
— C’est M. Théodore de Banville, poète lyrique.
— Ils ont tous des métiers dont on n’a jamais entendu parler, fait le spirituel brigadier de Palneca.
— Parbleu ! Mais nous sommes sur la trace de ses complices. Il vient de Suisse et va rendre ses comptes à sa bande. Il y en a un qui lui donne rendez-vous à Paris. »
Et Thessein, avec une lumineuse logique, construit la bande de malfaiteurs dont je suis le chef. Claretie, Autran, Gabriel Marc, un officier de marine, Banville et Vacquerie passent à l’état de brigands. Auguste Vacquerie avait des chances de salut. Son écriture, indéchiffrable pour qui n’en a pas l’habitude, empêchait de lire son nom. Mais Théodore de Banville ! Rien n’est plus net que sa signature. Homme d’ordre avant tout, il met son adresse au bas de toutes ses lettres. J’ai vu le moment où on allait le chercher à l’Odéon pour me venir tenir compagnie dans le cachot.
Pendant une heure, je me heurte contre cette monstrueuse stupidité. Vingt fois au moins, Thessein me demande qui je suis, ne me laisse achever aucune réponse et me demande invariablement de lui avouer mes crimes. Les expressions de canaille, d’assassin, et d’autres plus énergiques abondent. Les quolibets pleuvent. C’est charmant.
Ce ne furent pas là toutes les tortures de Glatigny. Je passe une conversation absolument extravagante avec le juge de paix et le distributeur de la poste. J’en arrive à un des plus terribles exploits du gendarme Thessein, qui avait demandé à Glatigny de lui faire venir sa photographie, par le télégraphe.
« On me reconduit dans le cachot, dit Albert Glatigny. Je m’étends sur les couvertures, lorsque Thessein revient, écumant, les yeux injectés de sang, furieux.
« Veux-tu avouer ? Misérable ! Assassin ! Ah ! Tu ne veux pas ! Qu’on lui remette les fers ! »
Deux gendarmes intercèdent pour moi. Ils disent que je n’ai fait aucune résistance, aucun bruit, que l’humidité du cachot est déjà intolérable et que ce n’est pas la peine d’ajouter une souffrance de plus à celles que j’endure. Le monstre n’entend rien. Pendant que l’on m’emboîte les pieds dans la machine, je me plains d’une douleur à la cheville.
« Ah ! ça lui fait du mal ! s’écrie Thessein, ◀attends▶ ! Veux-tu avouer ? Non ? Et bien ! Je vais te secouer ! »
Et le misérable me saisit les pieds dans ses grosses pattes, les heurte contre les fers, avec une violence telle que, pendant un mois, j’ai été forcé de ne marcher qu’en pantoufles. Sa figure, éclairée par la lueur d’une petite lampe, était hideuse. En ce moment, il avait oublié son ambition, sa croix. Il n’y avait plus qu’un fou furieux, un maniaque féroce. Il balbutiait, jurait. Ses hommes n’osaient rien dire et étaient pâles.
« Qu’il avoue ! » hurle la brute. Son visage se penche sur le mien, féroce, épouvantable ; je sens la fétidité de son haleine courir sur ma figure ; sous prétexte de me fouiller, il me secoue, me pousse me bouscule. Chaque mouvement me fait croire que mes pieds sont rompus ; enfin, il saisit les couvertures qui sont sous moi, les tire avec tant de violence que mon corps, rivé au lit de camp par les pieds, en fait un soubresaut et que ma tête va rebondir trois fois sur la planche. J’ai cru avoir le crâne fracassé ; mais ce n’est pas tout. Cherchant ce qu’il pourrait bien me faire encore, il aperçoit, blottie au fond du cachot, ma petite chienne. Je pousse un cri, devinant que la rage du misérable allait se tourner contre la pauvre bête. En effet, avec un éclat de rire méchant, lugubre, il empoigne Cosette par la peau, la jette par terre et la pousse dans la cour avec un coup de pied dans le ventre.
Ce fut seulement après huit jours de tortures et de craintes qui devenaient d’heure en heure plus sérieuses, que Glatigny, et Cosette, brisés et rompus, pitoyables, furent mis en liberté, grâce à l’intervention de M. Géry, alors préfet de la Corse. Et, je vous le répète, il n’y a rien d’imaginaire dans cette extraordinaire aventure. J’ai sous les yeux le texte du procès-verbal dressé par l’étonnant gendarme Thessein. Vous allez voir que, lu par un acteur comique, il aurait de quoi faire pouffer de rire, et je ne sais pas de vaudeville où il s’en trouve de plus grotesque.
Procès-verbal
Me trouvant en permission de quatre jours à Bocognano, chez mon beau-frère Muffraggi (Paul), maître d’hôtel, il s’est présenté vers sept heures du soir en notre domicile un individu dont son aspect m’a semblé fugitif.
L’ayant interpellé sur sa présence à Bocognano, il m’a répondu, avec hésitation, sur plusieurs questions que je lui ai posées ; lui ayant demandé les pièces identiques, il ma présenté un engagement contracté au bureau d’agence théâtrale, pièces que j’ai parfaitement reconnues mensongères.
Voyant que cet individu se trouvait en contravention aux articles 287 du Ire mars 1854 et 275 du même décret, j’ai fait parvenir immédiatement la brigade de la résidence pour opérer l’identité de cet individu.
Le maréchal-des logis, le brigadier et les gendarmes Muracciole et Grivotte se sont immédiatement rendus sur les lieux.
D’après les interpellations faites à cet étranger, nous avons reconnu que par ses entreprises il nous a qualifié plusieurs noms et titres de famille ; nous trouvant alors dans la certitude d’avoir entre nos mains non seulement un individu pris en flagrant délit voyageant isolément sans passeport, mais peut-être un évadé des bagnes : ◀attendu▶ que nous avons trouvé sur lui : 1° Une lettre otograffe ; 2° Une lettre de style lythographié ; 3° Une dépêche ; 4° Une lettre particulière ; 5° Un itinéraire falsifié ; 6° Approbation probablement de framaçonnerie ; 7° Billet de loterie de la compagnie de la ville Chatouroux ; outre ce l’ayant demandé de nouveau, il nous a répondu qu’il ne possédait rien contre la loi ; néanmoins, perquisition faite tant que sur sa personne et ses vêtements, nous y avons trouvé longé du long de la cuisse du pantalon, du côté droit, une canne d’une longueur de 80 centimètres, dans laquelle se trouvait un fleuret en assier pointu et carré de la longueur de 30 centimètres ; nous y avons également trouvé dans ses poches plusieurs écrits non identiques, ce qui nous a donné la preuve convainquente que cet individu ne voyage pas en forme suivant la loi.
D’après nous et suivant la déclaration de Muchielli et le sieur Muffragi, maître d’hôtel, cet individu était nanti de plusieurs objets de valeur, et notamment d’une montre à cylindre à huit rubis, toute neuve, et dont l’individu lui-même a affirmé au brigadier Muchielli qu’il n’en avait pas. En effet le brigadier Muchielli étant présent à l’arrestation de cet individu nous fit la déclaration suivante : En s’adressant au maréchal-des-logis je crois que, d’après le récit de l’individu que nous avons entre nos mains, doit être porteur d’une montre en argent. Sur la déclaration du brigadier Muchielli, nous avons fouillé de nouveau cet individu, et en effet nous avons trouvé sur son corps couché à hauteur et envers de l’épaule gauche une montre en argent cylindre n° 4, en plus nous avons saisi un porte-monnaie contenant la somme de 16 Fr., avec toutes les pièces pour être déposées au parquet de M. le procureur impérial d’Ajaccio, bureau des pièces à conviction.
Signatures :
…, illisible ; Muracciole, Muchielli,
Giudici, Thessein.
Mais voyez comme était douce et bonne l’âme de Glatigny. On lui conseilla de porter plainte. Le poète borna sa vengeance à publier le récit de son aventure et à rimer une complainte intitulée : L’Infâme Glatigny, qui est fort plaisante, et que par malheur le temps m’empêche de vous lire.
De retour à Paris, Albert Glatigny connut le plus grand, le vrai, le seul bonheur de sa vie tourmentée. Il épousa une jeune femme, pauvre comme lui. Ils s’aimèrent tendrement et fidèlement. Ce furent des mois heureux, des années heureuses. Certes, la misère tenait toujours Glatigny, mais il avait la joie au cœur. Et bien qu’il fût obligé par les nécessités de sa vie de comédien, à transporter son petit ménage de ville en ville, de bourgade en bourgade, il trouvait dans ce foyer errant l’oubli de toutes les peines avec le doux orgueil du devoir accompli. Un court poème, qui n’a pas été publié dans ses œuvres complètes, vous dira avec quelle pureté, avec quelle tendre caresse le poète adorait sa jeune femme.
AUBADE
Voici la chanson de la bien-aimée,Que l’aube m’apporte et que je redis,
La douce chanson toute parfuméeQui change mon cœur en un paradis.
Ces vers sont éclos pour la bien-aimée,Pour que ses beaux yeux, que ses yeux charmantsQu’emplit une aurore encore innomméeLes couvrent demain de rayonnements !
Je l’aime, je l’aime ! Et c’est une fêteEn moi, hors de moi rien que d’y songer.Âme de lumière et de bonté faite,Son charme s’épand subtil et léger.
Mais regardez donc, alors qu’elle passe,Cet air délicat et mignon qu’elle a.Dire que pourtant toute cette grâce,Ce charme, cet air, c’est à moi cela !
Je suis riche, mais riche à faire envieAux oiseaux du ciel tant j’ai de l’amourAu fond de mon cœur qui la glorifie,Cher être béni ! Ma vie et mon jour !
C’est elle, mon bien, mon trésor, ma femme,Celle que je montre aux astres joyeuxComme la moitié douce de mon âme.L’épouse au regard tendre et sérieux.
Hiver, tu me plais ! Tu me plais, ô sombreEndormeur des bois, puisque je peux voirSes beaux cils baissés projeter leur ombreSur la joue aimée où sourit l’espoir.
Ô bonne chanson ! Chanson la meilleureQu’une lèvre humaine ait chantée encor,Éternise-toi ! Résonne à toute heure,Fanfare d’amour, chère à ce cœur d’or.
Chante dans les bois, chante dans la plaine.Chante dans la nuit, chante au clair soleil.Toi qui dis l’amour dont mon âme est pleineEt cours lui porter le joyeux réveil.
Ces vers ne sont-ils pas frais et jolis comme un matin de fiançailles ? Ce fut, du reste, à cette époque qu’Albert Glatigny mûri par l’âge et rasséréné par le bonheur, publia ses meilleurs poèmes, ceux grâce auxquels son nom ne périra pas ; les Flèches d’or, son plus beau recueil, sont un livre dont s’honorera toujours la poésie française.
Je voudrais vous citer quelques-unes des longues pièces, où s’affirme, personnel et virilisé, le grand talent lyrique d’Albert Glatigny. Je dois de me borner à de courtes citations.
LA NORMANDE
Elle est belle vraiment, la Normande robusteAvec son large col implanté grassement,Avec ses seins, orgueil et gloire de son busteQue fait mouvoir sans cesse un lourd balancement !
Elle est belle, la fille aux épaules solides.Belle comme la Force aveugle et sans effroi !Il faut pour l’adorer longtemps des cœurs validesÀ l’épreuve du chaud, de la pluie et du froid.
Les phtisiques amants de nos lâches poupéesReculeraient devant ce corps rude et puissantDont les mains, aux travaux de la terre occupées,Montrent, au lieu des lis, l’âpre rougeur du sang.
Au détour d’un sentier alors qu’elle déboucheAinsi qu’une génisse errant en liberté.On croit voir la Cérès indomptable et faroucheDu gras pays normand si riche de santé.
Regardez-la marcher parmi les hautes herbesLa fille aux mouvements sauvages et nerveux,Pendant que sur son front les grands épis des gerbesPoussiéreux et serrés hérissent ses cheveux !
C’est auprès de Bayeux que je l’ai rencontrée,Dans un chemin couvert bordé par les pommiers,Où, la blaude flottante et la jambe guêtrée,Le nez à l’air rougi, passaient deux gros fermiers.
Ne pourrait-on pas écrire au bas de ce poème : Millet pinxit ? Voici deux autres pièces où l’art parfait du poète triomphe malgré la frivolité des sujets.
L’ART POÉTIQUE DE THÉRÈSE
Hier, penchant sur moi ta mignonne têteBlonde, où tout sourit et paraît joyeux,Tu me regardais écrire, inquiète.Et sur le papier promenant tes yeux.
Tes bras nus sortaient à demi des manches,Tu me demandas d’un ton enjoué.Me voyant noircir tant de feuilles blanches,« Si je travaillais pour un avoué ? »
Non. Les avoués, ma chère petite,De ce travail-là seraient mécontents.Et sauraient purger leur maison bien viteD’un être qu’on voit perdre ainsi son temps.
Car ce que j’écris, on le considèreAutant qu’un liard qui n’a plus de cours ;Sa valeur encore est plus secondaire ;C’est une chanson faite pour des sourds.
J’exerce un métier rude et difficile :Lorsque l’on veut bien faire ce métier,On se voit partout traiter d’imbécile,On ne trouve plus à se marier.
Dis, te souvient-il de la tragédieQue nous avons vue un soir ? Te pinçantPour te réveiller, et tout engourdie.Tu me dis : « Cela n’est guère amusant ! »
Voilà, sans pousser aussi loin les chosesCependant, voilà tout ce que je fais.J’accouple des mots jaunes, bleus ou roses,Où je crois trouver de jolis effets.
Ces lignes tantôt petites ou grandesQui semblent marcher toutes de traversEt sur le papier défilent par bandes,On appelle ça quelquefois des vers.
Sais-tu » maintenant, quel est leur usage ?Je t’aime beaucoup, n’est-ce pas ? Eh bien !Je devrais baiser ton joli visageCent fois et toujours, mais je n’en fais rien.
Je m’assieds, je prends une plume neuve,Et, le nez en l’air, chante nos amoursPendant qu’à l’écart, ainsi qu’une veuve,
Et ceux-là pour qui justement j’apprêteCes amours chantés avec tant d’éclatDisent en hochant gravement la tête :« Ça n’est pas utile au bien de l’État ! »
MARITORNE
C’est la servante de l’aubergeQui braille là, tout à côté :Le soir, un peuple s’y gobergeDe fins matois mis en gaîté.
Aux gars qui lui pincent la tailleEn descendant les escaliers,Elle peut bien livrer bataille :Hier, elle a giflé deux rouliers.
Ah ! Dame, elle ne craint personne.L’un est un gros homme d’OrbecDont la bourse en cuir jaune sonneUn son d’argent, et qui boit sec ;
L’autre est un beau fils dont la blouseCouvre des épaules de ferEt que, dans l’endroit, on jalousePour sa mine et pour son bel air.
Elle sait, quand on la demande,Répondre juste à tous propos.Ah ! C’est une rude Normande,À l’œil alerte et bien dispos !
Le pied d’aplomb sur la semelle,Elle tient sa place au soleil,Allez ! Et plus d’une femelleEnvierait un maintien pareil.
Sa joue a des couleurs royales,Flambantes de belle vigueur ;Elle a des façons jovialesQui font épanouir le cœur !
Son bras est rouge, sa main forte,Elle est utile à la maison,Et mieux qu’un garçon elle porteHardiment les grands sacs de son.
Sa poitrine robuste et souple,Libre de corset et de busc,À sa large épaule s’accouple ;L’odeur du foin lui sert de musc.
Ses cheveux drus aux mèches noiresRessemblent aux crins d’un bidet ;Sur elle, ils ont fait des histoires,Comme si ça les regardait !
C’est une honnête créature.Qu’on dise ou non ce qu’on voudra !Elle n’a point eu d’aventure.Et bientôt on l’épousera.
En dépit des mauvais langagesQue sur son compte on a tenus,Elle a, de l’argent de ses gages,Cinq beaux louis, tous bien venus.
Et, quand une fille a son âge,Du bien qui n’est pas mal acquis,Elle peut entrer en ménageComme la fille d’un marquis !
Donc Glatigny était heureux, malgré les poches et les tiroirs vides, à cause du cœur plein. Ce bonheur, la destinée le lui envia. Il ne lui fut pas donné de voir la réussite de ses camarades du Parnasse, dont il eût justement partagé le succès. À force de jours sans pain et de nuits sans gîte, la maladie lui était venue. Il était phtisique. Il souffrait, il se cachait pour souffrir. De sorte que nous le pensions à peine malade, lorsqu’il était déjà mourant. Il n’était pas de ceux qui font des élégies sur leur mort prochaine ; il avait de plus belles fiertés. C’est à peine si je trouve une expression de douleur dans une lettre en vers, toute familière, qu’il écrivit à notre cher compagnon, Stéphane Mallarmé. Je vais vous lire cette lettre. Vous verrez comme la plainte s’y voile et s’y fait souriante, malgré la vision de la mort.
LETTRE A STÉPHANE MALLARMÉ
Votre lettre bien venueEst arrivée au momentOù, par derrière la nue,Glissait un rayon charmant.
Oui, la pluie avait fait trêve,Un chacun se promenait.Et je voyais dans un rêveAvril qui nous revenait.
Un soleil doux, efficace,Faisait clair l’air embaumé,J’y réchauffais ma carcasseDe vieux héron déplumé.
Et ces deux aimables choses,Le soleil et l’amitié.Combinaient leurs teintes roses.J’en pris le mal en pitié.
J’apaisai la violenceDe mon « zona » de la voixDont le vieux Job dit : silence !Au petit comte Gorlois.
Et toute l’après-dinée,Grisé de parfums épars,J’allai, l’âme illuminée.Courir le long des remparts.
Donc, on va bien chez Lemerre !Dans le passage Choiseul,On est, nonobstant frimaire,Gai comme au pied d’un tilleul.
Et les poètes candides.Bravant les futurs trépas.Rêvent des succès splendidesQui luiront, n’en doutons pas.
Oui, ces temps promis sont proches,Nous verrons l’âge rêvéOù l’or, crevant nos sacoches.Bondira sur le pavé.
Couverts d’habits magnifiques,Nous marcherons, indulgents,Sur la pourpre, pacifiquesEnvers les méchantes gens.
En attendant que rayonneL’aurore de ce beau jour,Dans la ville de BayonneJe me renferme en ma tour.
Au coin de la cheminée,Je me blottis, car souventJ’entends, toute la journée,L’âpre fanfare du vent.
Et puis, toujours de la pluie !Aussi, par instants lassé,De tout mon poids je m’appuieSur mon vieux fauteuil froissé.
Mais je vois ma douce femmeAller, venir, et je sens,Quand elle passe, mon âmeSuivre ses pas caressants.
Et les yeux mouillés, j’admireCe cœur humble et grand ; alorsÀ pleins poumons je respire,Je suis fort parmi les forts.
Et voulant qu’elle soit fièreDe moi, plus tard, je reprendsLa besogne familière :J’arrête les vers errants.
Je redemande à la lyreUne meilleure chanson,Pendant que son bon sourireIllumine la maison.
Et puis, nous avons Javotte,Un manchon qui piaule ; enfin,Cosette, toujours dévoteAu lit et pleine de faim.
Puissent vous trouver en joie,Vous et les vôtres, ami,Ces mots que je vous envoie,Veillant, songeant à demi.
Il est tard, la bise pleure,Les ombres vont s’amasser,Où je commence à tousser.
Ce fut peu de temps après avoir écrit cette odelette triste que Glatigny cessa de vivre, et sa femme, peu de temps après, mourut aussi. Ces deux malheureux, ou ces deux heureux, puisqu’ils avaient connu la joie de s’aimer et de souffrir ensemble, s’en allèrent de compagnie. On peut dire que c’est de misère qu’ils sont morts. Le sort a de sinistres ironies : peu de temps après leur fin, un parent de l’un deux, je ne sais duquel, mourut, laissant un petit héritage ; et ils eussent été riches s’ils ne s’étaient pas si pressés de mourir.
Il y a quelques jours, à l’Odéon, pendant qu’on applaudissait l’admirable drame de François Coppée, pendant qu’on acclamait le nom de notre cher et glorieux ami, je pensais au poète qui n’est plus. Quelle joie il eût trouvée dans ce triomphe ! Avec quel bon emportement il eût sauté au cou du Parnassien illustre ! Hélas ! Il était dit qu’ayant été à la peine, il ne devait pas être à l’honneur.
Du moins son souvenir et son œuvre subsistent : son souvenir dans nos cœurs fidèles à l’amitié que la mort n’a pas rompue ; son œuvre dans tous les bons esprits de la jeunesse nouvelle. Peu célèbre de son vivant malgré quelques succès au théâtre, l’auteur des Flèches d’or est admiré maintenant par tous les nouveaux venus qui communient avec lui dans l’amour de la poésie et de la beauté. Son livre est un de leurs livres de chevet. Ils savent tout ce qu’il y a de charmant et de beau dans ces poèmes autrefois dédaignés, et nous, nous sommes fiers et heureux de voir salué comme un maître celui que nous aimions comme un frère.
J’arrêterai ici cette première causerie. Mardi prochain je reviendrai sur mes pas et je vous raconterai l’histoire à la fois très frivole et très sérieuse de la Revue fantaisiste où débutèrent, non seulement les poètes mais presque tous les grands écrivains de ce temps, — et qui fut le premier journal parnassien.
Deuxième conférence
Je vous ai dit dans ma dernière causerie que nous parlerions aujourd’hui de la Revue fantaisiste qui fut le premier des journaux parnassiens, et j’ai dû vous avertir que son histoire serait à la fois très sérieuse et très frivole. Très frivole surtout. Incomplet encore en ce temps-là, composé de quelques jeunes hommes, presque des enfants, non soumis à la grave direction des maîtres, le groupe des poètes nouveaux se distinguait surtout par la témérité des opinions, et par impertinence aussi de l’attitude. C’est alors que nous méritâmes sans doute les railleries de la critique et du public, railleries oubliées maintenant que la bonne entente de la poésie et du journal, de la chronique et du conte poétique sont un fait accompli. J’ai donc tout d’abord à vous demander quelque indulgence pour le récit de nos premiers commencements.
Quelques-uns d’entre ceux qui m’écoutent se souviennent-ils encore de la petite Revue, fraîche, téméraire, jolie, à la couverture pimpante, dont nous étions les extravagants Buloz dans l’âge invraisemblable où Chérubin se borne encore à embrasser l’écorce des arbres ? Aujourd’hui les bibliophiles la recherchent fort et ne la trouvent que difficilement. En voici un numéro. N’est-ce pas qu’elle était d’un aspect agréable et qu’elle semble toute jeune, quoique si vieille déjà ?
La Revue fantaisiste était la Revue bien nommée. Toutes les ardentes et folles audaces, elle les avait ; narguant les pédantismes et les sottises, pouffant de rire au nez des conventions, ne comprenant ici-bas que deux choses, qui sont tout, à la vérité, la Poésie et la Joie ! Pour moi, malgré tous ses défauts, que je sais mieux qu’aucun autre, je ne puis jamais songer à elle sans un doux tremblement au cœur et sans un sourire de tendresse, comme un homme qui, au milieu des angoisses et même du bonheur, se souvient de sa première amourette.
J’y pense aussi avec fierté.
Car elle eut, cette folle, le courage magnanime et qui parut étrange de faire l’émeute des vers, des véritables vers, contre ce roi, le Sentimentalisme élégiaque, et cette reine, la Faute-de-français ; car, adoratrice effrénée du génie et de la passion, elle célébra de toutes ses chansons de jeune oiseau le Maître suprême, alors exilé, et eut ses soirs d’Hernani pendant les représentations des Funérailles de l’honneur d’Auguste Vacquerie ; car elle eut la gloire d’être approuvée et patronnée par ces hauts et purs esprits, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Théodore de Banville, et l’honneur de rechercher ou d’accueillir, de révéler à ce petit nombre qui est bientôt le grand nombre, la plupart des jeunes talents que la France admire aujourd’hui. Pour ne point parler des poètes, — elle eut tous les poètes, — c’est sous la couverture satinée et couleur d’or de la petite Revue, qu’Alphonse Daudet, peu illustre en ce temps-là malgré son livre des Amoureuses, publia quelques-unes de ses exquises fantaisies, que Jules Claretie glissa presque hésitant ses toutes premières lignes, — une petite idylle intitulée : les Amours d’une Cétoine, — et que Léon Cladel, farouche improvisateur, mais quel artiste à présent ! Enferma, ainsi qu’on met les tigres en cage, ses plus formidables nouvelles qui mordaient et déchiraient les feuillets.
Le bureau de la Revue fantaisiste, passage des Princes, alors passage Mirès, était un lieu passablement extraordinaire.
Des tentures de perse verte et rose qui riaient à l’œil avec un air de prairie s’étonnaient de l’acajou des armoires et des tables ; une chaise longue, au fond, qui ne s’ennuyait pas toujours, boudait le fauteuil de cuir et les cartonniers pleins de manuscrits ; presque un salon, qui aurait bien voulu être un boudoir.
C’était là que, tous les jours, l’après-midi, vers trois heures, venaient Théodore de Banville, nous offrant dans sa bonté de jeune maître les éblouissements de sa verve lyrique et parisienne, Orphée et Balzac mêlés ; Charles Asselineau, aux cheveux doux, longs, déjà gris, ayant aux lèvres ce sourire ironique et tendre que Nodier seul avant lui avait eu ; Léon Gozlan, qui daignait nous prêter l’appui de sa renommée ; Charles Monselet, Jules Noriac, Philoxène Boyer, plein du rêve de Shakespeare, et Charles Baudelaire, svelte, élégant, un peu furtif, presque effrayant à cause de son attitude vaguement effrayée, hautain d’ailleurs, mais avec grâce, ayant le charme attirant du joli dans l’épouvante, l’air d’un très délicat évêque, un peu damné, qui aurait mis pour un voyage d’exquis habits de laïque, — Son Eminence Mgr Brummell ! Il nous apportait ses merveilleux poèmes en prose qui comptent parmi les pages les plus parfaites de la littérature française. Là aussi, Albert Glatigny, avec sa vagabonde faconde, un poing sur la hanche, la cravate défaite, le gilet trop court, — ô ignorance entêtée des bretelles ! — nous récitait, ayant aux lèvres son rire de jeune faune amaigri par les tendresses des nymphes, ses amoureuses strophes aux rimes retentissantes comme de francs bruits de baisers.
Mais, il faut bien l’avouer, je vous ai demandé votre indulgence ! Ce n’était pas toujours de littérature que l’on s’inquiétait au bureau de la Revue fantaisiste ; quelques-uns d’entre nous mêlaient aux choses de l’esprit les choses du cœur.
Il y avait au seizième siècle une coutume charmante : les faiseurs d’odes et de sonnets manquaient rarement de faire placer à la première page de leur livre le portrait de la belle personne en l’honneur de laquelle ils avaient rimé leurs sonnets et leurs odes. C’est ainsi que Ronsard nous a conservé les traits d’Hélène et de Cassandre. Eh bien ! Si ceux que l’on appelait alors les Fantaisistes avaient voulu se conformer à la coutume de la Renaissance, je crois, en vérité, que, pour les portraits, ce n’est pas les modèles qui eussent fait défaut ! Il n’est pas défendu d’employer la dix-huitième année à regarder sourire des lèvres et bleuir des regards.
Plus d’une fois, le soir venu, après les graves maîtres partis, il arriva aux très jeunes poètes, — soyez cléments, tout cela est si loin ! — d’entrer dans le salon de perse rose et verte accompagnés de Muses qui peut-être ne savaient pas l’orthographe, mais qui riaient bien aux bouches diseuses de vers avec les rimes de neige de leurs trente-deux dents !
Cependant le souci passionné de l’art était en nous déjà.
Avant de vous parler de ceux de nos compagnons de la lutte qui firent leurs premières armes à la Revue fantaisiste, je veux m’occuper d’un homme extraordinaire qui a soulevé autour de son œuvre et de lui-même tant d’enthousiasmes et de colères, et qui a mérité les colères presque autant que les enthousiasmes.
Il s’agit de Richard Wagner.
Car, au moment même où les abonnés de l’Opéra allaient siffle Tannhäuser, le nom de Richard Wagner figurait parmi ceux des collaborateurs de la Revue fantaisiste. Que voulez-vous ? Les Parnassiens ont toujours été des gens fort étranges, et c’est une de leurs manies les plus invétérées que de chercher, de découvrir, d’admirer, d’exalter, un peu avant les autres, et lorsqu’il y a encore quelque péril à le faire, l’audacieux génie des novateurs. Donc les premiers Parnassiens furent, avec Champfleury et Gasperini, les premiers Wagnéristes. Il eût été extraordinaire que ce ridicule leur manquât.
Je n’ignore pas qu’il est assez difficile de prononcer le nom de Richard Wagner sans éveiller, encore, certaines susceptibilités, sans doute légitimes ! Cependant, écoutez-moi…
Oui, cela est vrai, et je l’ai dit un des premiers, Richard Wagner a écrit contre la France, contre Paris assiégé et vaincu, une pantalonnade abjecte et stupide. Aucun Allemand, si ce n’est Henri Heine, qui était un Parisien, n’a jamais eu ce que nous appelons de l’esprit. Et lui, Richard Wagner, l’énorme Germain, chez qui la lourdeur fait partie de la grandeur, il s’est avisé de vouloir faire le plaisantin, et dans quel moment, juste ciel ! Nous nous tordions d’angoisse, il sautelait sur nous, cet éléphant, en se donnant des airs d’écureuil. Et quand, dans la ville affamée, les hommes étaient rouges de sang et noirs de poudre, il se moquait du fard rose et de la poudre de riz de nos femmes. Je vous le dis : c’est hideux.
Oh ! Je n’ignore pas ce qu’on peut répondre. Notre pays avait été injuste pour Richard Wagner et cruel pour son œuvre. Sans parler de l’inqualifiable soirée de Tannhäuser, il faut songer aux premières années de la jeunesse de Richard Wagner, passées à Paris dans la misère et dans l’abandon. Mourant de faim, l’auteur de Tristan et Iseult a réduit pour deux cornets à piston la partition de la Favorite. Chef des chœurs au théâtre des Variétés, il mit des notes sous ces paroles : Dansons, dansons Le joyeux rigodon, et, la chose faite, on le chassa du théâtre, sous le prétexte qu’il ne savait pas la musique. Un jour il offrit au grand Opéra de Paris son poème le Vaisseau fantôme ; on le trouva passable et on l’acheta 500 francs, mais à la condition expresse qu’il n’en écrirait pas la musique ; et un peu plus tard, le Vaisseau fantôme, signé par un auteur dramatique que je ne nomme pats, parce qu’il est mort, et mis en musique par un compositeur qu’il est inutile de nommer, parce qu’il n’a jamais vécu, était représenté à l’Académie de Musique. Richard Wagner assistait à cette représentation. Pour payer sa place, il avait vendu son chien à un voyageur anglais rencontré dans une gare de chemin de fer !
Mais qu’importent les injustices, les misères, les mépris ! Est-ce qu’un artiste de la valeur de Richard Wagner n’aurait pas dû se maintenir au-dessus des niaises rancunes pardonnables à peine aux esprits ordinaires ? Ah ! si, la guerre survenant, il se fût borné, lui, Allemand, à nous haïr, nous, Français, d’une haine de patriote, nous n’aurions rien à lui reprocher et, en lui rendant haine pour haine, franchement, nous n’aurions pas été contraints à le mépriser. Hélas ! Il a été coupable de cette triste chose, l’outrage aux vaincus, et il a fait pis encore. De toutes nos gloires, il en est une, grâce à Dieu, qui demeure inattaquée ; oui, inattaquée ! Car certaines injures sont comme si elles n’existaient pas, et le vent en a emporté bien d’autres. Eh bien, cette gloire sans tache, Richard Wagner a tenté de la souiller. Lui, le plus grand des musiciens, il a essayé de bafouer Victor Hugo, le plus grand des poètes. Vous connaissez assez la vénération que nous inspire le maître des maîtres, pour comprendre quelle dût être notre douleur et notre rage.
Mais, parce que la sympathie était morte, l’admiration devait-elle s’éteindre ? Est-ce qu’une brochure de vingt pages devait annuler douze partitions ? Est-ce que cette farce inepte, la Capitulation de Paris, supprimait ce prodigieux chef-d’œuvre : Tristan et Iseult ? Nous pensâmes que non. Un jour, je m’en souviens, je dînais à Pesth chez un banquier hongrois. Il était juif et haïssait Wagner à cause d’un livre de celui-ci sur les juifs ; mais il était musicien, et il admirait Wagner à cause des Maîtres chanteurs. Il me montra dans son cabinet un buste du maître allemand auquel il avait mis une couronne de lauriers sur la tête — et une corde au cou ! Nous crûmes qu’il convenait de penser comme ce juif hongrois, qu’il fallait admirer et détester l’auteur de Lohengrin, cesser d’être son ami sans cesser d’être son apôtre, et se borner à ne plus lui tendre les mains qui l’applaudissaient.
Telle fut notre attitude, après l’outrage, tant que Richard Wagner a vécu. À Bayreuth, il y a deux ans, nous avons considéré de loin, dans son apothéose, le créateur de Parsifal, et nous avons passé devant sa maison, autrefois familière, sans frapper à la porte…
Mais, maintenant, la mort est venue. Elle met déjà son ombre sur les tristesses et les haines. C’est d ! oubli autant que de toile que sont faits les linceuls. Grâce à la tombe refermée, nous avons le droit et même le devoir de choisir entre nos souvenirs. Oui, je le crois, nous pouvons ne pas nous rappeler que l’incomparable poète-musicien fut le misérable insulteur de nos défaites et de nos gloires. Pour moi, je ne sais plus qu’il m’a fallu, hélas ! Le mépriser et le haïr. Je le revois tel que je l’ai connu jadis, avant les années terribles, au jour des enthousiasmes sans restriction, je me reprends à l’aimer comme je l’aimais alors et je salue son glorieux front mort.
Ceci dit, je pense qu’il ne sera pas sans intérêt de donner quelques détails sur la personnalité très curieuse et assez peu connue de l’homme de génie qui n’est plus. C’est à Lucerne surtout qu’il me fut donné de le connaître intimement. À Paris déjà — à propos de la Revue fantaisiste — j’avais eu occasion de le voir chez lui, rue d’Aumale, si j’ai bonne mémoire. Mais c’avait été peu de temps avant la première représentation de Tannhäuser à l’Opéra ; tourmenté par mille tracasseries, par des « misérabilités », comme il disait, il en était arrivé au dernier degré de l’exaspération nerveuse. Un chat en colère, hérissé, toutes griffes dehors. Le moment était mal choisi pour lier connaissance avec lui, et d’ailleurs mon extrême jeunesse eût été un obstacle à une familiarité un peu intime. Mais, quelques années plus tard, Richard Wagner moins irrité, sinon calme, — car il ne fut jamais calme ! — habitait près de Lucerne, à Tribchen, avec celle qui allait devenir sa femme, dans une solitude paisible, favorable aux épanchements. Quand le train s’arrêta devant la gare, le cœur me battait bien fort, et je pense pouvoir dire que Villiers de l’Isle-Adam, mon compagnon de voyage, n’était pas moins ému. Cependant, nous n’étions pas des inconnus pour Wagner ; et comme il n’ignorait pas que nous combattions avec ardeur pour le triomphe de ses idées et de son œuvre, nous avions l’espérance d’une réception cordiale et bientôt de quelque sympathie.
À peine descendus de wagon, nous vîmes un grand chapeau de paille, et, dessous, une face pâle dont les yeux regardaient à droite, à gauche, très vite, avec un air de chercher.
C’était lui. Intimidés, nous le considérions sans oser faire un pas.
Il était petit, maigre, étroitement enveloppé d’une redingote de drap marron, et tout ce corps grêle, quoique très robuste peut-être, — l’air d’un paquet de ressorts, — avait, dans l’agacement de l’attente, le tremblement presque convulsif d’une femme qui a ses nerfs. Mais le haut du visage gardait une magnifique expression de fierté et de sérénité. Tandis que la bouche aux lèvres très minces, pâles, à peine visibles, se tordait dans le pli d’un sourire amer, le beau front, sous le chapeau rejeté en arrière, le beau front vaste et pur, uni, entre des cheveux très doux, déjà grisonnants, qui fuyaient, montrait la paix inaltérable de je ne sais quelle immense pensée, et il y avait dans la transparence ingénue des yeux, des yeux pareils à ceux d’un enfant ou d’une vierge, toute la belle candeur d’un rêve inviolé.
Dès qu’il nous vit, Richard Wagner frémit des pieds à la tête avec la soudaineté d’une chanterelle secouée par un pizzicato, jeta son chapeau en l’air avec des cris de bienvenue, faillit danser de joie, se jeta sur nous, nous sauta au cou, nous prit par le bras et, remués, bousculés, emportés dans un tourbillon de gestes et de paroles, nous étions déjà dans la voiture qui devait nous conduire à l’habitation du maître.
Pendant bien des années j’ai dû perdre, à cause de l’odieuse brochure, le souvenir des quelques semaines passées presque tout entières dans l’hospitalière maison ; mais j’ai dit pourquoi il me semble que j’ai le droit de m’en souvenir maintenant.
Le matin, après un repas rapide, nous quittions notre hôtel où l’on nous considérait fort à cause de nos visites chez Richard Wagner. Je me rappelle même à cette occasion un quiproquo assez plaisant. Chaque fois que nous descendions l’escalier, avec une jeune femme que nous avions l’honneur d’accompagner dans ce voyage, les domestiques accouraient, faisaient la haie, s’inclinaient jusqu’à terre devant nous. Le patron lui-même, avec l’air du plus profond respect, nous faisait escorte jusqu’à notre voiture, et une fois il voulut à toute force nous baiser les mains. Qui diantre pouvait nous valoir de tels hommages ? Remarquez que nous logions fort simplement dans trois petites chambres au quatrième étage de l’hôtel du Lac, et que nous portions des habits d’une somptuosité modérée. Et dans la ville aussi il y avait sur notre passage des saluts, des chuchotements, des groupements de têtes découvertes. Mieux encore, quand nous allions à Tribchen, en barque, par le lac, d’autres barques pleines d’Anglais nous suivaient jusqu’au promontoire où s’élevait la maison de Wagner, et là les Anglais ◀attendaient▶ jusqu’au soir, sur l’eau, avec une patience entêtée ! Tant d’empressements et d’obséquiosités finirent par nous agacer un peu, et, une fois, nous dîmes tout net au patron de l’hôtel que nous voulions être traités comme de pauvres diables de voyageurs que nous étions. Mais alors cet homme sagace prit un air très entendu et se tournant vers moi : « Sire, dit-il, il sera fait selon les désirs de Votre Majesté, et, puisqu’elle l’exige nous respecterons son incognito. » Ma Majesté ! Vous pensez si nous pouffâmes de rire. La vérité, c’était que notre voyage à Lucerne avait coïncidé avec l’annonce dans les journaux de l’arrivée prochaine du roi de Bavière et que l’on me prenait pour le roi Louis, que je devais plus tard appeler le Roi Vierge, tandis que l’on prenait Villiers de l’lsle-Adam pour le prince Taxis. Quant à notre jeune compagne de route, on croyait fermement qu’elle n’était autre que Madame Patti, venue à Lucerne pour étudier un opéra de Richard Wagner, et c’était dans l’espérance de l’entendre que les Anglais rôdaient le soir autour du promontoire de Tribchen ! Nous eûmes toutes les peines du monde à détromper les braves gens de l’hôtel et à obtenir qu’on ne nous rendît pas les honneurs royaux.
Chez Wagner, les journées étaient charmantes. À peine entrés dans le jardin, les aboiements d’un énorme chien noir, avec des rires d’enfant sur le perron, saluaient notre arrivée, et le poète-musicien, à la fenêtre, agitait en signe de bienvenue son béret de velours noir. Plus d’une fois, notre visite matinale le surprit dans le costume étrange que lui prêtait la légende : redingote et pantalon de satin d’or tout broché de fleurs de perles ; car il avait l’amour passionné des lumineuses étoffes qui s’étendent comme des nappes de feu, ou s’écroulent en splendides cassures. Les velours et les soies abondaient dans son salon, dans sa chambre de travail, par tas qui bouffent ou par traînes torrentielles, n’importe où, sans prétexte de meubles, sans autre raison que leur beauté, pour donner au poète l’enchantement de leur lumineux incendie.
En attendant le dîner toujours servi à deux heures précises, la causerie commençait dans le salon vaste et clair où tout l’air des montagnes et des lointains mouillés entrait par quatre fenêtres ouvertes. Quelquefois, nous étions assis, nous, mais lui, jamais ! Non, il ne me souvient pas de l’avoir vu assis une seule fois, si ce n’est au piano ou à table. Allant, venant par la grande pièce, remuant les chaises, changeant les fauteuils de place, cherchant dans toutes ses poches sa tabatière toujours perdue, ou ses lunettes qui étaient quelquefois accrochées aux pendeloques des candélabres, mais qui n’étaient jamais sur son nez, empoignant le béret de velours qui lui pendait sur l’œil gauche avec l’air d’une crête noire, le triturant entre ses poings crispés, le fourrant dans son gilet, le retirant, le replaçant sur ses cheveux, il parlait, il parlait ! Il parlait de Paris souvent. Il n’était pas encore devenu injuste envers notre pays. Il aimait la ville où il avait souffert, où il avait espéré ; il s’informait avec des tendresses et des inquiétudes d’exilé des quartiers où il avait logé et qui avaient été bien modifiés peut-être par les constructions nouvelles. J’ai vu ses yeux se mouiller de larmes à cause d’une maison dont il se souvenait, au coin d’une rue, et qu’on avait démolie. Puis il s’envolait dans des emportements : sublimes images, calembours, barbarismes, un flot incessant, toujours heurté, toujours renouvelé, de paroles superbes, tendres, violentes ou bouffonnes. Et tantôt riant à se décrocher la mâchoire, tantôt s’attendrissant jusqu’aux pleurs, tantôt se haussant jusqu’à l’extase prophétique, il mêlait tout dans son extraordinaire improvisation : les drames rêvés, Parsifal, le roi de Bavière, qui n’était pas un méchant garçon, les tours que lui jouaient les maîtres de chapelle juifs, les abonnés qui avaient sifflé Tannhäuser, Mme de Metternich, Rossini, « le plus voluptueusement doué des musiciens », ces gueux d’éditeurs, la réponse qu’il voulait faire à la Gazette d’Augsbourg, le théâtre qu’il ferait bâtir sur une colline près d’une ville et où viendraient de tous les pays tous les peuples, Sébastien Bach, M. Auber qui avait été très gentil pour lui, son projet d’écrire une comédie intitulée le Mariage de Luther y et vingt anecdotes : histoires de sa vie politique à Dresde ; les belles chimères de son enfance, ses escapades, le soir, pour aller voir de loin, du dernier rang du parterre, le grand Weber conduire l’orchestre ; Mme Schrœder-Devrient, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir de son existence, — admirable, admirable, et chère, chère femme ! disait-il avec un sanglot, — et la mort de Schnorr qui avait créé Tristan ; et, alors, quand il avait prononcé ce nom Tristan, c’était une furieuse exaltation de tout son être vers l’éternité fiévreuse de l’amour dans la mort, quelque chose comme la conception d’un néant frénétique ! Nous, cependant, étourdis, éperdus, riant avec lui, pleurant avec lui, extasiés avec lui, voyant ses visions, nous subissions comme dans un tourbillon de poussière et de tempête ensoleillées l’épouvante et le charme de son impérieuse parole !
Après vous avoir parlé de Richard Wagner homme, je voudrais bien étudier Richard Wagner génie, vous montrer l’œuvre après avoir esquissé la personnalité. Cette étude nous entraînerait trop loin ; qu’il me soit permis de dire quelques paroles seulement ; et, ces paroles, je les adresse particulièrement à ceux d’entre mes auditeurs qui ne sont pas encore familiers avec ce qu’on appelait la musique de l’avenir, du temps où on nous appelait les Parnassiens.
Si vous êtes dépourvus de parti-pris, si vous cherchez dans les grands spectacles artistiques quelque chose de plus que le plaisir de l’oreille et des yeux, si vous osez blâmer certains grands compositeurs italiens de leur paresse et quelques grands compositeurs français de leurs concessions, si le drame lyrique, tel qu’il fut permis à M. Scribe de le concevoir, ne satisfait pas entièrement vos aspirations, si vous êtes pleins d’un enthousiasme sincère pour le vrai art dramatique qui a donné le Prométhée enchaîné à la Grèce, Macbeth à l’Angleterre et les Burgraves à la France, entrez résolument dans l’œuvre de Richard Wagner, et, en vérité, d’admirables jouissances, accrues par le charme de la surprise, seront le prix de votre initiation.
Par l’audace et la simplicité de ses conceptions tragiques, par son intime connaissance des passions humaines, par son vers musical, par sa musique poétique, par l’intervention d’une nouvelle forme mélodique qu’on a appelée la mélodie continue et qui fait que le chanteur chante sans avoir l’air de le faire exprès, par son merveilleux orchestre qui joue à peu près le rôle du chœur dans la tragédie antique et qui, toujours mêlé à l’action, la corrobore, l’explique, en centuple l’intensité par des rappels analogues ou antithétiques à chaque passion, à chaque caractère du drame, Richard Wagner, vous transportera extasiés dans un milieu inconnu, où le sujet dramatique, vous pénétrant avec une puissance incomparable par tous les sens à la fois, vous fera subir des émotions encore inéprouvées !
Un des premiers hommes qui se révélèrent à la Revue fantaisiste, ce fut, je l’ai dit, Léon Cladel. Connu de tous aujourd’hui, il était alors ignoré de tout le monde, et il subissait les amères solitudes de la misère parisienne. Ce n’était plus le temps des bohèmes souriantes que Murger a racontées, des pièces de cent sous empruntées avec une désinvolture fâcheuse, des éclats de rire les jours des termes non payés. La jeunesse nouvelle avait le noble orgueil de croire que la misère doit rester digne, dût-elle être plus misérable encore, et que, lorsqu’on souffre il faut pleurer seul et ne jamais rire en public. Donc la pauvreté qui se cache, qui mord ses poings à l’écart, c’était elle que connaissait Léon Cladel ; il devait en souffrir plus qu’aucun autre à cause de son tempérament violent et farouche, soupçonneux d’intentions cruelles. Paysan presque barbare, transporté en plein Paris avec des ambitions rudes et naïves, avec des besoins instinctifs de gloire, de justice et de grandeur, avec la boulimie encore inconsciente de l’art, il fut longtemps, au milieu de toute la vie à laquelle il ne se mêlait pas, comme le Robinson, mais un Robinson sauvage, d’une île où la multitude augmentait la solitude. Quand nous nous rencontrâmes, c’était un jeune homme superbe et terrible à voir, avec ses yeux fauves qui se sont adoucis depuis à cause de la rêverie et du travail, avec ses cheveux longs, châtains, noirs et roux par endroits, avec sa face à la fois tendre et tourmentée qui lui donnait l’air d’on ne sait quel Christ damné !
Dès que nous nous connûmes, nous nous mîmes à collaborer. Pas de temps perdu en de sympathiques confidences, — bien que la sympathie fût déjà au fond de nos âmes, — ou en de frivoles causeries ! Une plume, de l’encre, du papier, tout de suite ! Et faisons une pièce. Ce qui sortit de notre première entrevue prolongée jusqu’au matin, ce fut un scénario de drame. Ah ! Quel drame. Je ne sais si Léon Cladel l’a oublié, mais je m’en souviens, — vaguement, à vrai dire. Il y avait, dès le premier acte, un incendie, deux duels, trois ou quatre enlèvements, et nous comptions énormément sur le vingtième tableau de l’ouvrage où le père de l’une des jeunes filles enlevées, messire Escabala, c’était un nom, j’espère ! devait s’arracher tous les poils de la barbe devant le public épouvanté et continuer sa tirade avec le menton sanglant. Quel effet ! Vous voyez que nous étions des dramaturges passablement féroces. Edgar Poe, qui rêvait d’écrire un drame tel que, dès le premier acte, les spectateurs se fussent enfuis en tumulte en poussant des cris de terreur, Edgar Poe aurait été content de nous. Quant à moi-même, je n’étais pas sans inquiétude, et, une fois, j’osai risquer quelques timides observations sur certains côtés peut-être un peu excessifs de notre conception. Je n’oublierai jamais l’air de souverain dédain avec lequel me toisa Léon Cladel. « Alors, j’étais un peureux, un hésitant, comme les autres ! Je manquais d’audace ! Je reculais devant l’arrachement d’une barbe ! » Remarquez que j’étais d’autant plus désintéressé dans la question que moi-même, dans ce temps-là, je n’avais pas de barbe du tout. Mais Léon Cladel ne fut pas attendri par mon extrême juvénilité ; il me signifia que la collaboration était rompue, que nous ferions le drame chacun de notre côté, et il me donna rendez-vous pour un mois plus tard, à jour précis, chez le directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il va sans dire que nous manquâmes à ce rendez-vous, — tous les deux ! Il était écrit que messire Escabala garderait sa barbe. Mais bientôt Cladel et moi nous nous revîmes, et la camaraderie ébauchée devint une amitié solide qui ne s’est pas démentie et ne se démentira jamais.
À la Revue fantaisiste, Léon Cladel publia des nouvelles véritablement étonnantes ; cela était extraordinaire et turbulent, pas en place, va-comme-je-te-pousse ; une improvisation désordonnée débordait sans fin de cette âme furibonde ! Mais, entendez-le bien, et tous ceux qui ont lu et qui relisent ces œuvres de jadis le savent aussi bien que moi, il y avait dans ces contes formidablement échevelés un admirable élan vers l’Idéal, vers l’Amour, vers la Justice, une puissance incontestable, une conception encore confuse, mais très réelle, de la beauté. Il ne restait qu’à dégager l’artiste de l’improvisateur.
Léon Cladel rencontra Charles Baudelaire à la Revue fantaisiste, et depuis il n’a jamais cessé de croire et de dire que ce fut là le plus grand bonheur de sa vie littéraire.
Jamais deux hommes ne se ressemblèrent moins que Baudelaire et Cladel. L’un mesuré, réservé, toujours maître de lui, dans le travail comme dans l’existence ; l’autre, emporté, exubérant, attendant tout des hasards de la passion ou de l’inspiration. Il eût été naturel que dès la première entrevue, ils éprouvassent l’un pour l’autre un éloignement sans retour. C’est précisément le contraire qui se produisit ! Avec son admirable sens critique, Baudelaire avait démêlé tout ce qu’il y avait de valeur réelle, de littérature latente, dans ce jeune homme qui cherchait sa voie, et Cladel comprit instinctivement que les leçons et l’exemple de l’auteur des Fleurs du mal pourraient lui donner ce qui lui manquait encore Le maître et le disciple travaillèrent ensemble avec acharnement. Chaque fois que Cladel allait publier un conte ou un article, chaque fois qu’il recevait des épreuves de son premier volume, les Martyrs ridicule, Baudelaire survenait, sévère et implacable, relisait l’œuvre phrase à phrase, se montrait sans pitié pour tout ce qui n’était pas voulu, exigeait la propriété des termes, l’impeccable correction du style. Cladel regimbait quelquefois comme un fauve mal soumis. Il mordait la règle et déchirait la discipline ; mais le froid dompteur ne se décourageait pas, et enfin toute résistance était vaine.
Écoutez ce que raconte Léon Cladel lui-même dans ses Années d’apprentissage :
Nous nous mîmes à l’œuvre incontinent. Tout beau ! Dès la première ligne, que dis-je, à la première ligne, au premier mot, il fallut en découdre ! Était-il bien exact ce mot ! Et rendait-il rigoureusement la nuance voulue ? Attention ! Ne pas confondre agréable avec aimable, accort avec charmant, avenant avec gentil, séduisant avec provocant, gracieux avec amène, holà ! Ces divers termes ne sont pas synonymes ; ils ont, chacun d’eux, une acception toute particulière ; ils disent plus ou moins dans le même ordre d’idées, et non pas identiquement la même chose ! Il ne faut jamais, au grand jamais, employer l’un pour l’autre. En pratiquant ainsi, on en arriverait infailliblement au pur charabia. Les griffonneurs politiques, et surtout les tribuns de même nature, ont seuls le droit, enseignait Pierre-Charles, d’employer admonition pour conseil, objurgation pour reproche, époque pour siècle, contemporain pour moderne, etc., etc. Tout est permis aux orateurs profanes ou sacrés qui sont, sinon tous, du moins la plupart, de très piètres virtuoses : mais nous, ouvriers littéraires, purement littéraires, nous devons être précis, nous devons toujours trouver l’expression absolue, ou bien renoncer à tenir la plume et finir gâcheurs. Et tandis qu’il dissertait à voix haute et lente, le sévère correcteur soulignait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, manquaient de force ou bien d’exactitude, et ne s’adaptaient point à l’idée ainsi que les gants de peau.
Selon lui, notre langue était la reine des langues, et les lettres le premier des arts. Elle les avait tous engendrés et conçus, la littérature ; aussi les dominait-elle tous. Ils devaient donc s’incliner devant elle et lui rendre grâces avec humilité. N’était-elle pas pleine de rythmes, et de rythmes plus merveilleux et plus nombreux que ceux afférents à la musique ; et, comme cette dernière, n’avait-elle pas, elle aussi, ses rondes, ses blanches, ses noires, ses croches, ses doubles et ses triples croches, ses andante, ses allegro, ses rugissements et ses soupirs ! On avait beau dire et beau faire, un vers cornélien serait toujours plus sculptural qu’une statue, et la ciselure des mots l’emporterait éternellement sur la ciselure des métaux ou des marbres, et les peintres ne tireraient jamais de leurs palettes que des couleurs bien ternes à côté de celles que le poète, lui, peut extraire de son écritoire. Examinez : ce mot n’est-il pas d’un ardent vermillon, et l’azur est-il aussi bleu que celui-là ! Regardez : celui-ci n’a-t-il pas le doux éclat des étoiles aurorales, et celui-là la pâleur livide de la lune ! Et ces autres, où s’allument des scintillations égales à celles des crinières inextricables des comètes ?… Et ces autres encore, en qui l’on découvre les arborescences splendides et prodigieuses du soleil ! Les aveugles, seuls, sont dans l’impossibilité de distinguer cela. L’écrivain, vous dis-je, est l’homme par excellence, le grand ouvrier : En écrivant, il dessine, il peint, il grave, il burine, il nielle, il émaille, il sculpte, il pense, il chante, il rêve, il spécule, il aime, il hait, il fait toutes ces choses en n’en faisant qu’une seule ; il accomplit ces diverses fonctions en exerçant la sienne, qui les contient toutes ! Il est l’universel et le Trismégiste. Il est Pan, il est tout ! Il est, enfin, parmi les artistes, le Roi ; de même que parmi les hommes et les mots, le Verbe est Dieu !…
Cette intimité intellectuelle s’augmentait d’une familiarité de tous les jours. Baudelaire et Cladelne se quittaient guère, et ce n’était pas une petite surprise que de voir ensemble ces deux hommes si divers, celui-ci avec sa précieuse correction de costume et de gestes, celui-là avec l’audace de ses débraillements ; celui-ci avec l’air d’un dédaigneux aristocrate, celui-là avec l’air d’un insurgé terrible ; mais l’insurgé obéissait à l’aristocrate, le querellant, le troublant, le tourmentant, le détestant — et l’adorant !
Aujourd’hui Léon Cladel est un des maîtres de notre littérature. Ayant gardé tout l’emportement premier de sa jeunesse, mais ayant appris à le soumettre aux justes lois du travail, il a écrit des livres qui ne mourront point : le Bouscassié, les Va-nu-pieds, la Fête de Saint-Bartholomée Porte-Glaive, Ompdrailles et tout dernièrement Kerkadec, garde-barrière. Le disciple de jadis a des, disciples à son tour. Son influence s’étend, incontestable et très considérable sur un grand nombre de jeunes hommes, et sa renommée, qui grandira encore, est déjà de la gloire. Mais, même à cette heure du triomphe, il n’a pas oublié les heures de l’apprentissage, et je sais qu’il me saura gré d’avoir rappelé quelle reconnaissance il doit à Charles Baudelaire, au parfait poète qui lui enseigna le respect et l’obstiné amour de la règle et de l’art.
Ce fut aussi à la Revue fantaisiste que nous vîmes pour la première
fois Villiers de l’Isle-Adam. « À vingt ans, dit M. Henry Laujol, on vit arriver à
Paris ce fils de Bretagne aux allures conquérantes dont les poches débordaient de
manuscrits et de parchemins. Il crut d’abord de son devoir de se ruiner de fond en
comble, et, cette besogne faite, il repartit pour sa province en laissant à ses amis
stupéfaits l’impression du jeune homme le plus magnifiquement doué de sa
génération. »
M. Henry Laujol a raison de parler ainsi. Je le dis avec la conviction de voir mon opinion partagée par tous ceux qui connaissent pleinement l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam et qui savent percer le mystère de son éloquence étrange, l’auteur du Nouveau Monde et des Contes cruels est peut-être le seul des hommes de notre génération qui ait eu en lui l’étincelle du génie. De là la hauteur de ses conceptions, la magnificence de ses rêveries, et aussi l’inachevé de son œuvre. Il est à la fois trop grand et pas assez.
Malheur aux demi-dieux ! Ils sont trop loin de nous pour que nous les aimions comme des frères, trop près pour que nous les adorions comme des maîtres. Il y a en eux trop ou trop peu de divinité. Si on veut leur sourire, ils vous épouvantent par ce qu’ils ont dans les yeux de ciel et de tonnerre ; si on veut leur rendre un culte, ils en apparaissent indignes par leur humanité visible. Orphée a été déchiré par les Ménades ; que pouvaient-elles faire de cet être incomplet qui inspirait assez de respect pour qu’on n’osât pas le mêler aux fêtes de l’ivresse, pas assez pour qu’on les interrompît à sa vue ? Hercule a dû allumer lui-même son bûcher pour détruire ce qu’il y avait en lui de terrestre et mourir pour se compléter.
Comme il y a des demi-dieux dans les légendes religieuses, il y a dans la vie littéraire des demi-génies. Certes, ce ne sont pas des esprits qu’on doive dédaigner, ils sont noblement incapables des besognes inférieures. Tout le petit côté de l’art leur est une région interdite. Rien ne saurait les décider à concevoir, à écrire un quatrain, où à rimer un madrigal. Ils sont vraiment hautains, presque sublimes ; presque, seulement, ou pas toujours. Ils ressemblent à Shakespeare, à Milton, à Dante, à Victor Hugo, mais la ressemblance n’est que momentanée, il leur manque bien des choses, des choses qui ne sauraient être acquises, pour être véritablement ce qu’on croit qu’ils sont. L’équilibre dans leurs puissantes facultés intellectuelles, la continuité de l’inspiration leur font malheureusement défaut. Ils peuvent très souvent vous sembler admirables ; très souvent, ils le sont. Regardez de plus près : vous changerez d’avis quelquefois. S’ils n’avaient que du talent, ils sauraient ne pas paraître inférieurs. Mais ils ont du génie, rien que du génie, et pas assez. Leur chute s’augmente de l’élévation entreprise. — Et quelles angoisses sans doute dans ces âmes ! Sentir qu’on est dieu, et ne pouvoir pas même être homme ! Recéler une parcelle de cette flamme dont brillent les grands phares qui éclairent l’humanité, et n’être pas capable d’être une lanterne vénitienne gaie et changeante à l’œil ! Ils en arrivent, désespérant de se maintenir dans les hauteurs, à vouloir descendre ; puisqu’ils ne peuvent pas être admirés, ils se contenteraient d’être tolérés. « Je ne planerai pas, soit ! Et bien, je ramperai. » Pas du tout ! Il faut qu’ils demeurent sans relâche entre le ciel et la terre, sans s’élancer définitivement dans l’un, ou prendre pied sur l’autre. Ni Shakespeare, ni compilateur aux gages d’un libraire. De telle sorte que, souvent, ils passeront, c’est leur loi, entre la miséricorde des véritables grands hommes dont ils sont trop éloignés, et l’indifférence de la foule dont ils ne sont pas assez rapprochés.
Et cependant nous les envions, ces magnifiques incomplets, parce qu’il y a en eux, en dépit des chutes et des avortements, une sublimité réelle quoique fugace, et l’aurea mediocritas des artistes excellents ne vaut pas, non ne vaut pas, leurs cruelles et belles alternatives de misère et d’opulence !
Jugé avec sévérité et d’après les seules œuvres qu’il a données au public, Villiers de l’lsle-Adam pourrait être considéré comme un demi-génie. Mais nous, qui connaissons ses drames, ses romans encore inédits, nous croyons fermement que l’heure n’est pas lointaine où il affirmera incontestablement et dans sa plénitude les hautes facultés dont il n’a montré encore qu’une partie. Il ne pourra être définitivement jugé qu’après la publication d’Axel, la grandiose épopée dramatique à laquelle il travaille depuis bien des années. Je suis convaincu qu’après la lumière incertaine du croissant ce sera l’astre dans sa plénitude ! En attendant lisez Isis, Elen, Morgane, — je vous donne là un conseil difficile à suivre, car Villiers de l’Isle-Adam a éparpillé un peu partout et n’importe où les œuvres de sa jeunesse, — lisez la Révolte, les vers publiés çà et là dans des revues, et ce livre extraordinaire appelé les Contes cruels. Je vous dirai quelques-uns des vers de Villiers de l’Isle-Adam, les plus doux, non les plus hautains, et vous croirez entendre, selon l’expression de Victor Hugo, une flûte invisible « Soupirer dans le verger ».
ÉBLOUISSEMENT
La Nuit, sur le grand mystère,Entr’ouvre ses écrins bleus :Autant de fleurs sur la terreQue d’étoiles dans les cieux !
On voit ses ombres dormantesS’éclairer, à tous moments,Autant par les fleurs charmantesQue par les astres charmants.
Moi, ma nuit au sombre voileN’a, pour charme et pour clarté,Qu’une fleur et qu’une étoile :Mon amour et ta beauté !
L’AVEU
J’ai perdu la forêt, la plaineEt les frais avrils d’autrefois…Donne tes lèvres : leur haleine.Ce sera le souffle des bois !
J’ai perdu l’Océan morose,Son deuil, ses vagues, ses sanglots ;Dis-moi n’importe quelle chose :Ce sera la rumeur des flots.
Lourd d’une tristesse royale,Mon front songe aux soleils enfuis…Oh ! Cache-moi dans ton sein pâle !Ce sera le calme des nuits !
LES PRÉSENTS
Si tu me parles, quelque soir.Du secret de mon cœur malade,Je te dirai, pour t’émouvoir.Une très ancienne ballade.
Si tu me parles de tourment.D’espérance désabusée,J’irai te cueillir seulement.Des roses pleines de rosée.
Si, pareille à la fleur des mortsQui se plaît dans l’exil des tombes,Tu veux partager mes remords…Je t’apporterai des colombes.
Je veux vous lire aussi une page des Contes cruels, ce livre qui
n’aurait pas d’analogue en France, si Baudelaire n’avait traduit les Histoires extraordinaires d’Edgard Poe. On y trouve à côté des plus exquises
rêveries, des subtilités les plus profondes ou les plus ténues de la pensée, des contes
d’une bouffonnerie froide et amère, « pince-sans-rire » comme disait l’auteur des Fleurs du mal. « Villiers de l’Isle-Adam, écrit M. Henry Laujol,
aime la plaisanterie funèbre et féroce. Quelles secrètes souffrances, quelles longues
rancunes, quelles vieilles haines extravasées n’a-t-il pas fallu pour que cet amant de
la Beauté ait consenti à ces contorsions convulsives ! Par bonheur, un mot se trouve
toujours au détour d’une page pour racheter la phrase mauvaise, et l’on découvre
aisément, quand on a des yeux, le fonds de grande et sincère pitié qui est au cœur du
poète. On se rappelle alors l’admirable parole de Sainte-Beuve à Baudelaire : « Vous
avez bien dû souffrir, mon cher enfant. »
Pour rester absolument d’accord avec cette appréciation de M. Henry Laujol, il faudrait surtout vous lire les Demoiselles de Bienfilâtre, mais j’avoue que je n’ose pas, car ce conte est terrible. En voici un, d’un ton moins cruel.
L’AFFICHAGE CÉLESTE.
« Eritis sicut Dii »
(Ancien Testament)Chose étrange et capable d’éveiller le sourire chez un financier : il s’agit du Ciel ! Mais entendons-nous : du ciel considéré au point de vue industriel et sérieux.
Certains événements historiques, aujourd’hui scientifiquement avérés et expliqués (ou tout comme), par exemple le Labarum de Constantin, les croix répercutées sur les nuages par des plaines de neige, les phénomènes de réfraction du mont Brocken et certains effets de mirage dans les contrées boréales, ayant singulièrement intrigué et, pour ainsi dire, piqué au jeu, un savant ingénieur méridional, M. Grave, celui-ci conçut, il y a quelques années, le projet lumineux d’utiliser les vastes étendues de la nuit, et d’élever, en un mot, le ciel à la hauteur de l’époque.
À quoi bon, en effet, ces voûtes azurées qui ne servent à rien, qu’à défrayer les imaginations maladives des derniers songe-creux ? Ne serait-ce pas acquérir de légitimes droits à la reconnaissance publique, et disons-le (pourquoi pas ?), à l’admiration de la Postérité, que de convertir ces espaces stériles en spectacles réellement instructifs. Que de faire valoir ces landes immenses et de rendre, finalement, d’un bon rapport, ces Solognes indéfinies et transparentes ?
Il ne s’agit pas ici de faire du sentiment. Les affaires sont les affaires. Il est à propos d’appeler le concours, et, au besoin, l’énergie des gens sérieux sur la valeur et les résultats pécuniaires de la découverte inespérée dont nous parlons.
De prime abord, le fond même de la chose paraît confiner à l’impossibie et presque à l’Insanité. Défricher l’azur, coter l’astre, exploiter les deux crépuscules, organiser le soir, mettre à profit le firmament jusqu’à ce jour improductif, quel rêve ! Quelle application épineuse, hérissée de difficultés. Mais fort de l’Esprit de progrès, de quels problèmes l’Homme ne parviendrait-il pas à trouver la solution ?
Plein de cette idée et convaincu que si Franklin, Benjamin Franklin, l’imprimeur, avait arraché la foudre au ciel, il devait être possible, a fortiori, d’employer ce dernier à des usages humanitaires, M. Grave, étudia, voyagea, compara, dépensa, forgea, et, à la longue, ayant perfectionné les lentilles énormes et les gigantesques réflecteurs des ingénieurs américains, notamment des appareils de Philadelphie et de Québec (tombés, faute d’un génie tenace, dans le domaine du Cant et du Puff), M. Grave, disons-nous, se propose (nanti de brevets préalables) d’offrir, incessamment, à nos grandes industries manufacturières et même aux petits négociants, le secours d’une Publicité absolue.
Toute concurrence serait impossible devant le système du grand vulgarisateur. Qu’on se figure, en effet, quelques-uns de nos grands centres de commerce aux populations houleuses, Lyon, Bordeaux, etc., à l’heure où tombe le soir. On voit d’ici ce mouvement, cette vie, cette animation extraordinaire que les intérêts financiers sont seuls capables de donner, aujourd’hui, à des villes sérieuses. Tout à coup, de puissants jets de magnésium ou de lumière électrique, grossis cent mille fois, partent du sommet de quelque colline fleurie, enchantement des jeunes ménages, — d’une colline analogue, par exemple, à notre cher Montmartre ; — ces jets lumineux, maintenus par d’immenses réflecteurs versicolores, envoient, brusquement, au fond du ciel, entre Sirius et Aldébaran, l’Œil du Taureau, sinon même au milieu des Hyades, l’image gracieuse de ce jeune adolescent qui tient une écharpe sur laquelle nous lisons tous les jours, avec un nouveau plaisir, ces belles paroles : on restitue l’or de toute emplette qui a cessé de ravir ! Peut-on bien s’imaginer les expressions différentes que prennent, alors, toutes ces têtes de la foule, ces illuminations, ces bravos, cette allégresse ? — Après le premier mouvement de surprise, bien pardonnable, les anciens ennemis s’embrassent, les ressentiments domestiques les plus amers sont oubliés : on s’assoit sous la treille pour mieux goûter ce spectacle à la fois magnifique et instructif, — et le nom de M. Grave, emporté sur l’aile des vents, s’envole vers l’Immortalité.
Il suffit de réfléchir, un tant soit peu, pour concevoir les résultats de cette ingénieuse invention. — Ne serait-ce pas de quoi étonner la Grande-Ourse elle-même, si, soudainement, surgissait, entre ses pattes sublimes, cette annonce inquiétante : Faut-il des corsets, oui, ou non ? Ou mieux encore : ne serait-ce pas un spectacle capable d’alarmer les esprits faibles et d’éveiller l’attention du clergé que de voir apparaître, sur le disque même de notre satellite, sur la face épanouie de la Lune, cette merveilleuse pointe-sèche que nous avons tous admirée sur les boulevards et qui a pour exergue : À l’Hirsute ? Quel coup de génie si, dans l’un des segments tirés entre le v de l’Atelier du Sculpteur, on lisait enfin : Vénus, réduction Kaulla ! — Quel émoi si, à propos de ces liqueurs de dessert dont on recommande l’usage à plus d’un titre, on apercevait, dans le sud de Regulus, ce chef-lieu du Lion, sur la pointe même de l’Épi de la Vierge, un Ange tenant un flacon à la main, tandis que sortirait de sa bouche un petit papier sur lequel on lirait ces mots : Dieu, que c’est bon !…
Bref, on conçoit qu’il s’agit, ici, d’une entreprise d’affichage sans précédents, à responsabilité illimitée, au matériel infini : le Gouvernement pourrait même la garantir, pour la première fois de sa vie.
Il serait oiseux de s’appesantir sur les services, vraiment éminents, qu’une telle découverte est appelé à rendre à la société et au Progrès. Se figure-t-on, par exemple, la photographie sur verre, et le procédé de Lampascope appliqués de cette façon, — c’est-à-dire cent mille fois grandis, — soit pour la capture des banquiers en fuite, soit pour celle des malfaiteurs célèbres ? — Le coupable, désormais facile à suivre, comme dit la chanson, ne pourrait mettre le nez à la fenêtre de son wagon sans apercevoir dans les nues sa figure dénonciatrice.
Et en politique ! En matière d’élections, par exemple ! Quelle prépondérance ! Quelle suprématie ! Quelle simplification incroyable dans les moyens de propagande, toujours si onéreux ! — Plus de ces petits papiers bleus, jaunes, tricolores, qui abîment les murs et nous redisent sans cesse le même nom, avec l’obsession d’un tintouin ! Plus de ces photographies si dispendieuses (le plus souvent imparfaites) et qui manquent leur but, c’est-à-dire qui n’excitent point la sympathie des électeurs, soit par l’agrément des traits du visage des candidats, soit par l’air de majesté de l’ensemble ! Car, enfin, la valeur d’un homme est dangereuse, nuisible et plus que secondaire, en politique ; l’essentiel est qu’il ait l’air « digne » aux yeux de ses mandants.
Supposons qu’aux dernières élections par exemple, les médaillons de MM. B… et A… a fussent apparus tous les soirs, en grandeur naturelle, juste sous l’étoile β de la Lyre ? — C’était là leur place, on en conviendra ! Puisque ces hommes d’État enfourchèrent jadis Pégase, si l’on doit en croire la Renommée. Tous les deux eussent été exposés là, pendant la soirée qui eut précédé le scrutin ; tous deux légèrement souriants, le front voilé d’une convenable inquiétude, et, néanmoins, la mine assurée. Le procédé du Lampascope pouvait même, à l’aide d’une petite roue, modifier à tout instant l’expression des deux physionomies. Ont eût pu les faire sourire à l’Avenir, répandre des larmes sur nos mécomptes, ouvrir la bouche, plisser le front, gonfler les narines dans la colère, prendre l’air digne, enfin tout ce qui concerne la tribune et donne tant de valeur à la pensée chez un véritable orateur. Chaque électeur eût fait son choix, eût pu, enfin, se rendre compte à l’avance, se fût fait une idée de son député et n’eût pas, comme on dit, acheté chat en poche.
◀Attendons▶-nous, en conséquence, à ce que l’une de ces aubes, ou mieux, un de ces soirs, M. Grave, appuyé par le concours d’un gouvernement éclairé, commencera ses importantes expériences. Les incrédules auront beau jeu d’ici là ! Comme du temps où M. de Lesseps parlait de réunir des Océans (ce qu’il a fait, malgré les incrédules). La Science aura donc, ici encore, le dernier mot et M. Excessivement-Grave laissera rire. Grâce à lui, le Ciel finira par être bon à quelque chose et par acquérir, enfin, une valeur intrinsèque.
C’est aussi dans le bureau de la Revue fantaisiste que j’ai vu Sully Prudhomme pour la première fois. Il venait offrir des vers au premier journal parnassien. Lorsque Sully Prudhomme entra un matin, je pris un air très grave et presque magistral. Je dus lui sembler d’autant plus ridicule qu’il avait, je pense, trois ou quatre années de plus que moi. Mais quoi, n’étais-je pas, malgré mon menton imberbe et mes cheveux d’enfant, — nous les avons bien expiés, ces cheveux-là ! — n’étais-je point un Directeur de Revue, tandis que le visiteur n’était en. Somme qu’un jeune poète venant apporter des vers au recueil que je dirigeais ? Ah ! Qu’on était gamin ! Le souvenir de ces enfantillages-là aujourd’hui nous amuse.
Mais Sully Prudhomme m’étonna.
Doux, calme, grave, vêtu avec une correction qui, pour un observateur subtil, aurait pu être le pronostic déjà du futur habit à palmes vertes, il parlait d’une voix lente, lointainement sonore, comme si on l’eût entendue d’une chambre voisine, ne faisait guère de mouvements ; — seulement des gestes de politesse, qui saluent, tendent la main un peu, ne se rétractent pas mais se restreignent ; — n’était pas timide, mais modéré, mais paisible, avait dans toute son attitude comme un ennui d’être vu, comme une recherche de solitude, et dans sa parole parlée presque à regret un infini désir de silence ; dans ses yeux presque tristes, purs comme des yeux de jeune fille, se plaignait tout le songe des aspirations sacrées et des mourantes tendresses.
Tel je l’avais vu autrefois, tel à peu près je le revois souvent, non pas vieilli, mais virilisé, chez Victor Hugo, tel je l’ai retrouvé il y a peu de jours à la première représentation du drame de François Coppée ; car il était là, avec nous tous !
Toujours cette paix, cette calme réserve, ce charme poli qui a des reculs de sensitive ; toujours dans les regards ce rêve qui s’isole.
Et qui sait si ce n’est point à cet éloignement instinctif de l’éclat, à cet amour du silence et de la bonne solitude, que Sully Prudhomme, — avec Coppée, le plus illustre d’entre nous, — a dû en grande partie sa belle renommée. Pour se faire distinguer parmi la foule, le meilleur moyen n’est pas de faire plus grands gestes ni de mener plus grands fracas que le vulgaire des passants. On est tenté parmi les pêle-mêle et les brouhahas, de suivre de plus près celui qui marche à pas sourds et d’écouter en tendant l’oreille celui qui parle à voix basse.
Cette réserve, ce désir de n’être pas vu, ni entendu, vous les retrouverez dans les livres de Sully Prudhomme. Il est, sinon l’un des plus vastes, du moins l’un des plus délicats esprits du dix-neuvième siècle. Aucun fracas, aucune turbulence excessive, aucune contorsion grimaçante de désespoir. Il est, paisiblement, avec un dandysme serein qui rappelle celui d’Alfred de Vigny, le songeur subtil et raffiné, celui qui, troublé par l’éternel mystère de l’infini et de l’inconnu, — que cet infini, que cet inconnu se dérobe dans la profonde nature ou dans le cœur plus profond de la femme, — s’élance perpétuellement à la poursuite de l’insaisissable et parfois le saisit, veut exprimer l’inexprimable, et quelquefois l’exprime. Il existe encore quelques personnes, m’assure-t-on, qui, lorsqu’on leur parle de Sully Prudhomme, s’écrient, malgré sa gloire incontestée, malgré l’Académie elle-même : « Ah ! Oui ! Sully Prudhomme, l’auteur du Vase brisé. » Elles ignorent donc que le Vase brisé, cet espèce de sonnet d’Arvers, n’est qu’une romance sentimentale, jolie, — qui dit le contraire ? — mais une romance ! Ils n’ont donc pas lu l’œuvre considérable, et qui s’accroîtra encore, du poète des Épreuves ? De l’homme qui mieux qu’aucun autre, oui, mieux qu’aucun autre ! à mystérieusement chanté dans une langue douce et claire comme un crépuscule toutes les amères angoisses de l’âme qui cherche l’amour, de l’esprit qui cherche le beau ? — et souvent dans la chaîne harmonieuse de son vers il a étreint la fugace chimère. Toi, Sphinx, tu le redoutes, car tu sais bien avec quelle tendre et adroite patience il t’interroge et te confond. J’accorde, soit ! que l’auteur de La Justice, trop fréquemment, a essayé de faire entrer, par une effraction de rythmes, la science dans la poésie et pris l’expression technique pour l’expression précise. Mais qu’importe l’erreur d’un instant ? De toutes les œuvres poétiques des poètes nouveaux, celle de Sully Prudhomme, considérée dans son ensemble, est certainement la mieux faite pour troubler, charmer et par moments satisfaire la triste âme moderne assoiffée, quoi qu’on en dise, d’idéal et affamée d’impossible.
En dépit des quelques personnes qui en sont restées au Vase brisé, les poèmes de Sully Prudhomme sont connus à tel point que je ne sais si j’en dois lire. Je ne puis cependant résister au plaisir de citer une page des Vaines Tendresses, — un des plus tendres et des plus admirables sonnets que je sache !
LES INFIDÈLES.
Je t’aime, en attendant mon éternelle épouse,Celle qui doit venir à ma rencontre un jour,Dans l’immuable Éden, loin de l’ingrat séjourOù les prés n’ont de fleurs qu’à peine un mois sur douze.
Je verrai devant moi, sur l’immense pelouseOù se cherchent les morts pour l’hymen sans retour,Tes sœurs de tous les temps défiler tour à tour.Et je te trahirai sans te rendre jalouse ;
Car toi-même, élisant ton époux éternel,Tu m’abandonneras dès son premier appel,Quand passera son ombre avec la foule humaine ;
Et nous nous oublîrons, comme les passagersQue le même navire à leurs foyers ramène,Ne s’y souviennent plus de leurs liens légers.
Vous le voyez, presque tous les poètes d’alors vinrent à la Revue fantaisiste. Chose un peu plus étrange, elle comptait parmi ses collaborateurs la plupart des journalistes célèbres du temps, Jules Noriac, Charles Bataille, Charles Monselet et Aurélien Scholl, poètes aussi ! Leur présence parmi nous était sans doute un présage de la réconciliation future entre l’article de journal et la poésie, entre les chroniqueurs et les Parnassiens. Mais, fait plus extraordinaire encore, nous avions pour collaborateur assidu, très-assidu, M. Champfleury. Oui, M. Chamfleury lui-même, le chef des Réalistes d’antan, l’ennemi des rimes et des rythmes, celui qui tenait alors sur les poètes les discours précisément que tient aujourd’hui M. Émile Zola. Ah ! c’est que, vraiment, on s’est fort abusé en croyant ou en disant que les Parnassiens étaient des esprits jaloux, opposés à toute manifestation de l’art non conforme à ce qu’on croyait être leur théorie.
J’ai lu dans un des derniers livres de M. Émile Zola cette phrase assez plaisante et qui
ne nous fâche guère : « Comme les fakirs de l’Inde, qui s’absorbent dans la contemplation
de leur nombril, les Parnassiens passaient des soirées à s’admirer les uns les autres.
« Malheureusement, il n’y a rien de plus absolument faux que cette affirmation. Unis par
un commun enthousiasme pour le même idéal, nous nous aimions, certes, de tout notre cœur,
mais nous ne nous flattions guère. Je souhaite aux jeunes hommes de l’école naturaliste,
— jeunes hommes doués d’ailleurs d’un réel talent et parmi lesquels j’ai l’honneur de
compter plusieurs amis, — de trouver les uns chez les autres, avec la même camaraderie
sincère, la même sincérité de critique. Et nous savions aussi, quoi qu’on ait prétendu,
admirer, quand ils nous paraissaient dignes d’admiration, ceux qui n’étaient pas des
nôtres. Ces poètes lyriques si exclusifs n’avaient pas de plus cher souci que d’ouvrir
leurs humbles journaux à leurs adversaires mêmes. Sur la première page de la République des Lettres, un autre journal parnassien, j’avais écrit ces lignes :
« La Revue poursuit le but de grouper, autour des personnalités illustres qui ont
bien voulu lui assurer leur collaboration, les talents nouveaux déjà célèbres et les
talents encore inconnus. La communauté des travaux n’exigera pas. Des collaborateurs une
entière conformité de tendances. Pour donner à l’ensemble de leurs œuvres un noble
caractère d’unité, il suffira qu’ils aient entre eux ces points de communion : l’amour
et le respect de leur art. »
Or, remarquez-le, la Revue parnassienne a tenu ses
promesses. C’était au temps où l’Assommoir effarouchait si étrangement
les lecteurs d’un grand journal du soir que la publication dût en être interrompue. Que
fit la République des Lettres ? Ce roman, objet de tant de colères et de
reculs effarés, elle alla le demander à son auteur et fut assez heureuse pour l’obtenir ;
oui, heureuse ! Car c’était notre avis que l’œuvre d’un écrivain tel qu’Émile Zola, quel
qu’en fût le ton et quelles qu’en fussent les tendances, valait la peine qu’on s’exposât
pour elle à des reproches certains ou même à des dangers possibles. À bien voir les
choses, il n’y a point d’écoles en littérature, des malentendus tout au plus. Il y a les
hommes qui ont du talent, et ceux qui n’en ont pas, voilà tout. On a des opinions pour soi
auxquelles on se conforme, mais qu’il ne faut jamais prétendre imposer aux autres ! Et
jusqu’à la fin du livre, sans qu’une phrase fût supprimée, sans une seule ligne de points,
l’Assommoir parut entre les Poèmes tragiques de
Leconte de Lisle et les sonnets de José-Maria de Heredia, tout près de la Sieste de Jeanne de Victor Hugo. C’était notre façon d’être exclusifs. Il fit
mieux encore, le journal des Parnassiens. Il ouvrit toutes grandes ses petites portes à
presque tous les jeunes amis du maître de Médan. C’est la République des
Lettres qui a publié les premières pages de Léon Hennique, de Guy de Maupassant, de
Huysmans, de Paul Alexis, et qui est fière de l’avoir fait, puisqu’elle a concouru à
produire des artistes d’une réelle puissance qu’il serait aussi absurde de dédaigner
aujourd’hui qu’il était niais de mépriser autrefois les premiers Parnassiens. Je ne leur
ferai qu’un reproche, à ces nouveaux venus : celui de dire ou de laisser dire qu’ils sont
une école, — nous nous étions bornés, nous, à vouloir être un groupe. Ils auraient tort de
supposer qu’ils apportent dans la littérature contemporaine quelque chose de réellement
nouveau, d’imprévu, de sui generis, puisque leur
apparition n’est au contraire que la suite de l’évolution romantique commencée en 1830 et
puisque, malgré eux, ils sont comme nous, des poètes, des Parnassiens, révoltés, mais des
Parnassiens !
À ce propos et pour éviter de longs développements qui ne sauraient trouver leur place ici, voulez-vous me permettre de vous lire quelques lignes que j’ai écrites il y a peu de temps et qui résument assez bien ma pensée, sous une forme excessive et parfois trop brutale ? Cela s’appelle Discours à Nana et ce n’est pas très long.
« Viens ici, Nana. Je te parle. Puisque le procès entre les romantiques et les naturalistes est toujours pendant, j’y veux plaider à mon tour. Et c’est à toi que je m’adresse. Car, malgré l’étonnant Assommoir et l’extraordinaire Pot-Bouille, — ces deux poèmes sinistres mais admirables, — je te préfère, à cause de tes cheveux d’or et de tes sourires, à tous les autres enfants de ton père. Quoi qu’on en ait, tu attires et tu charmes, étant jolie. Dans un livre qui n’a pas été traduit, Henri Heine, qui était un impie, a osé dire de la madone qu’elle est la « dame de comptoir » de l’Église catholique ; tu es la dame de comptoir du naturalisme. Donc, écoute. Les filles aiment bien qu’on leur joue un « morceau de piano. » Ingénue amour de l’idéal. C’est un « morceau de littérature » que je t’offre. Tu n’y entendras rien, mais tu te hausseras peut-être jusqu’à l’admiration de mon doigté.
Je suis de ceux qui ne croient pas à la vérité absolue dans l’art ; et je t’affirme que tu n’existes pas.
Quoi ! Tu te figures que tu es de chair, de sang et d’os ? Parce que tu chantes l’opérette, et que tu fais le trottoir, parce que tu mets un maillot tous les soirs, et que tu ôtes ta chemise trois ou quatre fois par jour, parce que tu es bête, parce que tu n’as ni pudeur ni amour, ni cœur, ni sens, parce que tu dis : « … » au lieu de jurer par Notre-Dame-del-Pilar, parce que tu oses montrer l’urne intime où s’ouvre un œil attentif — l’œil du naturalisme ! — tu t’imagines que tu es réelle ? « Je suis immonde, donc je suis. » Tu te trompes, Nana. Pour être vraie, il ne suffit pas d’être malpropre. La belle créature nue qui sort d’un puits où se reflètent les étoiles n’est pas la Vérité, sans doute ; mais elle ne l’est pas davantage quand elle sort d’un égout.
Et tu ne pouvais pas être vraie. Le vrai absolu, je te le répète, n’existe pas dans l’œuvre humain. L’art, c’est l’éternel mensonge. Il embellit ou enlaidit, il élève ou abaisse ; il n’exprime jamais, tels qu’ils sont, les êtres ou les choses. Il est une ressemblance, adorable ou exécrable, qui ressemble peu ou beaucoup, mais qui jamais ne ressemble parfaitement. Quel que fût le système d’un artiste et quel que fût son art, quand même il serait de ceux — et qui donc l’en blâmerait ? — chez qui l’observation est le commencement du génie, il ne pourrait pas s’astreindre à la représentation exacte de ce qu’il a observé. On est un regard, mais on est une intelligence ; après avoir vu, on pense ! Et par la pensée qui généralise ou spécifie, qui développe ou résume, qui choisit et coordonne, l’œuvre de la nature ou de la société, transformée, devient l’œuvre d’un homme. L’artiste, c’est l’imitateur qui invente, le copiste qui crée ! Toute son âme, avec ses rêves de sublimités ou ses appétits de bassesses, avec ses amours et ses haines, il la met dans le portrait qu’il croit faire, et ce portrait, toujours, tient beaucoup plus du peintre que du modèle. Eh ! Quel écrivain, — poète, romancier ou auteur dramatique, — n’a pas hasardé la prétention — sincère ou hypocrite, — de dire la vérité entière, de montrer, comme dans un miroir fidèle, les passions, les caractères, les vertus et les vices ? Relisez toutes les préfaces : toutes promettent le vrai ; relisez les ouvrages : ils donnent tous, sinon le mensonge, au moins l’a peu près du vrai, et rien que cela ! Pourquoi ? à cause de l’impuissance personnelle des auteurs ? Non pas. Aristophane, Shakespeare, Molière, Hugo, George Sand, Balzac, Flaubert, et M. Émile Zola nous eussent fait voir la réalité même, s’il eût été possible de nous la faire voir en effet ! Mais cette possibilité n’existe pas, parce que nul homme ne saurait se soustraire à lui-même, parce que nous avons tous entre les deux sourcils quelque chose, — hélas, qu’est-ce ? — qui veut, qui espère, qui craint, qui aime ou hait, qui pense ou rêve, et que ce quelque chose, — notre personnalité même, — s’insinue, se répand, avec ses fringales abjectes, dans tout ce que nous faisons, emplit notre œuvre, devient notre œuvre elle-même.
Un seul écrivain a failli peindre la vie telle qu’elle est, dans ses petitesses, il est vrai : Henri Monnier, qui observait et ne pensait pas, — n’importe quel passant aux yeux grands ouverts. Voudrais-tu être l’enfant de cet homme, Nana, toi qui es la fille d’un des a inventeurs » les plus puissants du dix-neuvième siècle ?
Résigne-toi donc, pauvre belle. Malgré l’opérette et le trottoir, tu es un être de raison, une chimère ; tu es — oh ! me pardonneras-tu cette injure suprême ? — la création d’un poète. Espèce d’idéal, va !
Or, il est fort heureux que le vrai n’existe pas dans l’art. Car si l’art était la vie elle-même, à quoi serait-il bon ? Quoi ! Cela ne vous suffit pas que la société, — trop souvent, hélas ! — soit criminelle avec ses assassins, voleuse avec ses escrocs, obscène avec ses catins, bête avec ses ignorants, vous voulez que l’art soit laid et bête comme elle, obscène, voleur et criminel comme elle ? Pour ce qui est de l’assassinat et des autres violences, je les lui permettrais volontiers ; ils peuvent avoir, dans l’horreur, je ne sais quelle grandeur étrange, et le rouge du sang est une belle couleur ! Mais la bêtise, la laideur et la malpropreté, — tout le médiocre, — écœurent. Oh ! Ce n’est pas assez d’entendre parler les sots, il faut que je les lise ? Et après avoir fait les cent pas à l’angle du boulevard Montmartre, Adèle ou Mélanie me montrera ses bas crottés et me raccrochera à tous les coins de chapitres ?
Par bonheur, — il est bon d’insister là-dessus, — ce dégoût suprême nous est épargné ; les sots, dans un livre, ne sont pas, ne peuvent pas être absolument pareils aux imbéciles de la vie ; ils sont bêtes, mais ils le sont autrement ! Et la fille, quoique fasse l’auteur pour la maintenir dans la bassesse vraisemblable, cesse d’être la fille pour devenir la prostituée. Ce qui vaut mieux. Nana elle-même, je vous le dis, n’a jamais mangé de cerises à l’eau-de-vie derrière les vitres du café des Princes, ni commandé une douzaine d’Ostende dans le grand salon des cabarets nocturnes. Comme Juliette au balcon, à l’heure où le cri clair de l’alouette allume le matin ; comme Imogène endormie entre les sombres tapisseries de la chambre conjugale, comme Chimène qui voudrait baiser les mains sanglantes du héros de seize ans, comme Agnès qui soupire, comme Marinette qui rit, comme Virginie sur la grève, comme l’impure et chaste Marion, comme Dona Sol qui embrasse son amant mort sous le linceul de la lune, — Nana n’est pas autre chose qu’une chimère ! Tu as beau vivre ignoble, gueuse que tues, et mourir de la petite vérole, au lieu d’expirer, toute sanglante, un poignard dans le cœur, tu n’existes pas, te dis-je !
Mais alors si tu n’as pas l’excuse d’être vraie, si tu ne peux pas avoir cette excuse, — valable aux yeux de certaines gens, — à quoi te sert d’être infâme et quel intérêt veux-tu que je prenne à ton ignominie ? Parbleu, mensonge pour mensonge, vision pour vision, je vais vers l’idéal d’en haut plutôt que vers l’idéal d’en bas, et je préfère éternellement, à l’œil de ton pot de chambre, le regard de Béatrix au seuil du Paradis ! »
Mais nous voici bien loin de la Revue fantaisiste ; je me hâte, d’y revenir, et il faut maintenant que je vous raconte une aventure qui me rendra, je le crains, tout à fait digne d’horreur.
À propos d’une comédie en un acte et en vers, intitulée le Roman d’une nuit, qui était de moi, et qui fut jugée, j’en rougis, peu morale, la Revue fut poursuivie et condamnée dans ma personne à 500 francs d’amende et à un mois de prison. Il y avait 500 vers dans le petit poème. C’était justement 1 franc le vers, payé à rebours. Hélas ! oui, grâce au Roman d’une nuit, — à l’âge ingénu où il est si doux d’aller voir se baigner sous les branches les hamadryades de Meudon, — j’ai passé un mois dans la morne prison de Sainte-Pélagie, sous la surveillance hargneuse d’un guichetier appelé Vert-de-gris, en compagnie de cochers maraudeurs, de marchands de vin qui avaient mis de l’eau dans leur lait, de marchands de lait qui avaient mis de l’eau dans leur vin, et de jeunes voleurs de souliers. L’un de ceux-ci, je m’en souviens, mangeait de la chandelle avec passion, avait soixante-quatre dents, — une dent derrière l’autre, — et s’appelait, chose extraordinaire, Ratier. Un pseudonyme ou un nom réel, je l’ignore, mais il s’appelait ainsi ! Je me suis souvent demandé ce qu’avait pu devenir mon jeune et hideux compagnon de captivité. Je lui en ai longtemps voulu parce que ce gredin adolescent m’avait dérobé dans ma pistole un mouchoir de batiste dont les initiales brodées étaient mon unique et chère consolation. Pendant que je faisais mon chemin à ma façon, — il est des vocations diverses, — Ratier a persévéré, j’imagine, dans la carrière du vol ; il a escaladé des murs, enfoncé des portes, vidé des tiroirs, des caisses, et les juges l’ont sans doute envoyé en Nouvelle-Calédonie ou dans quelque prison cellulaire ! Je les approuve, à cause du mouchoir.
Mais, je l’avoue, ce mois de prison ne réussit pas à me convaincre de ma culpabilité. J’étais une âme endurcie. Aujourd’hui même, il m’est impossible de me repentir d’avoir écrit cette folle comédie. Oh ! Ce n’est point que je la juge bonne. Parfaitement absurde, voilà ce qu’elle est en effet, et peu originale dans sa recherche de l’originalité. Le Roman d’une nuit, dont je ne vous lis pas un vers, parce que ce serait du temps mal employé, c’est quelque chose comme les Marrons du feu avec la rime en plus et le génie en moins. Alfred de Musset avait accroché au balcon de la Camargo l’échelle de corde par où j’ai grimpé jusqu’au boudoir de la Bombinella et mon Antoine a baisé sur les lèvres de cette folle fille la bouche de la Camargo. Une seule chose dans cette bouffonnerie mérite peut-être quelque estime, je veux dire l’inquiétude de la forme. Et j’espère aussi que les lecteurs y ont reconnu dans l’allure et le ton des vers, cette qualité spéciale, presque indéfinissable, inhérente aux vers de ceux qui ne cesseront jamais d’en faire.
En somme l’œuvre est frivole et médiocre. Mais elle n’est pas coupable ! Et elle n’est pas dangereuse, non, mille fois non ! Toutes les personnes, j’en suis convaincu, qui me feront l’honneur de la lire, se demanderont avec stupeur où diantre les juges d’autrefois ont pu trouver un prétexte pour m’envoyer tenir compagnie au jeune Ratier, qui avait presque autant de dents que le dieu bleu Krichna !
La Revue fantaisiste fut gravement atteinte par le désastre de son directeur. Malgré la très spirituelle et très généreuse plaidoirie de Me Lachaud elle dut payer, je vous l’ai dit, l’amende, et comme elle n’était pas riche…
Mais elle eut de joyeuses funérailles ! C’est mon procès que je veux dire.
Comme nous étions assez fantasques, vous le savez maintenant, nous, les néoromantiques, le prétoire ce jour-là présenta un aspect qui ne manquait pas de pittoresque. Certes, les maîtres, Méry, Léon Gozlan, Gustave Flaubert. Charles Baudelaire, Théodore de Banville, qui étaient venus à l’audience pour me donner un témoignage de sympathie dont je serai éternellement fier et pour me défendre par l’autorité de leur présence, portaient des habits d’une convenance irréprochable et gardaient un maintien parfait ; mais les nouveaux Jeune-France étaient bien éloignés d’avoir de ces modesties !
Beaucoup de têtes étonnaient par l’abondance furieuse des chevelures, beaucoup de cravates violentes éclataient sur la blancheur des chemises, beaucoup de gilets offensaient les yeux par des flamboiements écarlates ! Et c’était à la 9e chambre comme un coin du foyer de la Comédie-Française le premier soir de Hernani.
D’ailleurs, si je fus condamné, je ne fus pas sifflé.
Quand le substitut du procureur alors impérial eut achevé de lire d’une voix retentissante, en accompagnant les vers de commentaires furibonds, l’un des trente-six passages incriminés de l’ouvrage, des applaudissements éclatèrent !
L’orateur leva la tête, triomphant, mais il comprit vite son erreur et sa joie fut de courte durée…
Ce n’était pas sa harangue qu’on applaudissait, — c’étaient mes vers.
Troisième conférence
Parmi les lettres que j’ai reçues à propos de ces causeries, quelques-unes m’adressent un reproche qui m’est bien doux et trop flatteur. On a daigné s’apercevoir que si je lisais les vers des autres, je ne lisais pas les miens. Il y a une bonne raison à cela. Je n’en étais encore mardi dernier qu’aux premiers débuts des Parnassiens, et en vérité les vers que je faisais en ce temps-là me paraissent aujourd’hui si futiles et si médiocres que je n’ai aucune envie de les rappeler. Ceci ne veut point dire, entendez-moi bien, que j’accorde une haute valeur à mes poèmes récents ! Mais enfin, plus jeunes, ils me sont plus chers et ce sont mes Benjamins. Ce n’est donc point par modestie, mais plutôt par vanité que je ne vous ai pas fait connaître celles de mes rimes qui furent publiées à la Revue fantaisiste.
En parlant d’un de ces poèmes d’antan qui s’appelait le Gibet de John Brown et qui m’avait été inspiré par le dessin de Victor Hugo, M. Henri Laujol, mon ami, mais un ami juste, s’exprime ainsi : « Ce n’est certes pas une des pages les meilleures qu’ait écrites M. Catulle Mendès et nous en avons ri ensemble, maintenant que les années ont passé là-dessus et que le poète a mis dans son vin cette eau du Gange dont parle Théophile Gautier. Dans le Gibet de John Brown, il est dit entre autres choses que le cadavre du grand martyr est une porte, et je n’ai pas besoin d’insister sur l’inouïsme de cette image. »
Vous pensez bien que, si modeste qu’on veuille être, on ne se soucie pas de se montrer tout à fait ridicule et j’ai reculé devant le désastre de citer de pareilles métaphores.
Par malheur, j’ai reculé pour mieux sauter. Me voici arrivé à ce point de la légende parnassienne où il faudra bien, bon gré mal gré, que je m’occupe et que je vous occupe, hélas ! De mes sonnets et de mes odes de jadis.
Peu de temps après les funérailles tristes et joyeuses de la Revue fantaisiste, je publiai mon premier recueil, Philoméla, livre lyrique, et je dois m’arrêter un peu sur ce volume, puisqu’il est, comme les Vignes folles d’Albert Glatigny et la Revue fantaisiste, une des dates du commencement de notre vie littéraire.
Philoméla, en toute sincérité, me paraît un ouvrage fort médiocre. Je sais bien que mes jeunes amis — j’ai le grand plaisir d’en compter plusieurs parmi les poètes tout nouveaux et parmi les poètes de demain — ont la bonté de ne pas être de mon avis. Ils me jugent trop sévère et témoignent de la sympathie pour mes piètres essais. Cette sympathie s’explique. Philoméla, œuvre de jeunesse, est de leur âge à eux ; ils s’y retrouvent, ils s’y reconnaissent, parce que j’étais alors ce qu’ils sont aujourd’hui ; ce sont des nouveau-nés qui se plaisent à mes bégaiements. Étant hardis et hasardeux et un peu frivoles, comme s’il n’est pas coupable de l’être dans les fraîches années de la vie, cela leur plaît de retrouver chez moi, avec quelque désordre, leurs propres hardiesses, leur amour des hasards, et leurs rêves légers. Mais moi qui ai vieilli, je considère les choses d’autre sorte ; c’est avec des yeux qui s’éblouissent moins facilement que je relis les vers d’autrefois, et en vérité je crois que je mépriserais totalement Philoméla et que je ne lui aurais pas donné place dans le recueil de mes Poésies, si, à défaut de toute autre mérite, mon livre de début me révélait du moins un très honnête et très fier amour de l’art et des belles formes, le soin de la langue et le souci du rythme. Dans l’enfant que j’étais, il y avait quelqu’un qui voulait devenir un artiste.
Voici l’une des pièces de Philoméla. Je l’ai choisie un peu au hasard ; elle n’est ni la pire, ni la moins mauvaise.
LE ROSSIGNOL
C’était un soir du mois où les grappes sont mûres,Et celle que je pleure était encore là.Muette, elle écoutait ton chant sous les ramures,Élégiaque, oiseau des nuits, Philoméla !
Attentive, les yeux ravis, la bouche ouverte,Comme sont les enfants au théâtre Guignol,Elle écoutait le chant sous la frondaison verte.Et moi, je me sentais jaloux du rossignol.
« Belle âme en fleur, lilas où s’abrite mon rêve,Disais-je, laissez-là cet oiseau qui me nuitAh ! Méchant cœur, l’amour est long, la nuit est brève ! »Mais elle n’écoutait qu’une voix dans la nuit.
Alors je crus subir une métamorphose !Et ce fut un frisson dont je faillis mourir.Dans un être nouveau ma vie était enclose,Mais j’avais conservé mon âme pour souffrir.
Un autre était auprès de la seule qui m’aime.Et tandis qu’ils allaient dans l’ombre en soupirant,Ô désespoir ! J’étais le rossignol lui-mêmeQui sanglotait d’amour dans le bois odorant.
Puis elle s’éloigna lentement, forme blanche.Au bras de mon rival assoupie à moitié ;Et rien qu’à me voir triste et seul sur ma brancheLes étoiles du ciel s’émurent de pitié.
Ce fut tout ; seulement, dès l’aurore prochaine,(Je n’ai rien oublié : c’était un vendredi)Des enfants qui passaient virent au pied du chêneUn cadavre d’oiseau déjà sec et roidi.
« Il est mort ! » dirent-ils, et de son doigt agileL’un d’eux creusa ma fosse à l’ombre d’un roseau,Et, tout en enfermant mes plumes sous l’argile.Il priait le bon Dieu pour le petit oiseau.
Voici deux sonnets en tout petit vers :
LA TRAVERSÉE GALANTE
À une jeune dame qui me voulait persuader de faire un voyage aux Îles.
Tout est bien. Je ne veux pas mieuxBouche de fleur, doux œil d’étoile.Ton souffle suffit à ma voile.Ton rayon suffit à mes yeux.
Que les Jasons ambitieux.Vers l’horizon qu’un brouillard voileCherchent, en déployant leur toile,D’autres terres sous d’autres cieux !
Je navigue dans des paragesQue troublent parfois, seuls orages,Tes courroux qu’on peut apaiser.
Et ma plus longue traversée,Au cap du Désir commencée,Aborde à l’Île du Baiser,
SONNET DANS LE GOÛT ANCIEN
Pour la même dame, qui avait résolu de faire pénitence de ses fautes et des miennes.
Quoi ! Philis, sommes-nous fâchés ?Vous jurez, bouche écarlatine,De vous rendre bénédictinePour vous laver de vos péchés I
Oyant cela sous la courtine.Les petits Amours débauchésVeulent fonder des évêchésDans la Cythère libertine.
Ainsi soit-il ! Mignonne, adieu !Si vous tenez votre promesse,Le couvent sera tôt en feu ;
Selon les rites du Permesse,Amour y sera le seul Dieu,Et les Grâces diront la messe !
Cependant je ne dois point laisser croire que tout le livre est d’un ton langoureux comme le Rossignol ou minaude comme ces deux sonnets. À côté de l’adolescent rêveur et du petit abbé de cour, il y avait un lyrique, fort chétif sans doute, mais un lyrique en somme. Parmi les pièces les moins indignes d’être conservées se trouve un long poème intitulé Pantéléia, Pantéléia, c’est-à-dire toute parfaite. Par une rencontre assez bizarre, il y a, au ciel et dans les livres d’astronomie, une étoile qui porte ce nom. Je l’ignorais alors et sans doute je n’eusse pas osé donner sciemment un titre aussi lumineux à une œuvre aussi peu éclatante. Dans Pantéléia, créature idéale et chimérique, j’avais rêvé de faire vivre, de rendre sensible l’idée de la Beauté éternelle. Pantéléia, errant nue dans les forêts mystérieuses, parmi les bêtes sauvages qui l’adorent et les petits oiseaux qui la chantent, c’était tout le rêve humain, toute la perfection jalouse qui se refuse, hélas ! à l’ambition des hommes. Tout ce qui vit, tout ce qui respire, tout ce qui végète l’admire, la convoite et l’implore. Mais elle demeure seule, éternellement vierge dans sa froide solitude. Ce plan me paraissait alors avoir quelque grandeur et je crus un moment ne point lavoir trop mal exécuté. Combien je me trompais ! Je ne vous dirai qu’une page de ce poème, celle où je voulais exprimer que tous les types suprêmes de beauté conçus par l’homme sous des noms divers, — Vénus, Astarté, Freya, Madeleine, — s’étaient incarnés en Pantéléia.
PANTÉLEIA
Cypris, fille de l’onde, adorable chimère,Immortelle aux yeux noirs, Reine au cœur indulgent,Qui mires ta beauté dans les hymnes d’Homère !
Tu courbais sous tes lois les grands monstres nageantPrès des rochers moussus où Molpéa repose,Et les bêtes des bois léchaient tes pieds d’argent !
Et les oiseaux, légers habitants de l’air rose,Dont notre œil sous la nue à peine suit l’essor,La blonde mélisette au sein des fleurs éclose.
La gazelle qu’au fond des bois trouble le cor,À tes travaux charmants soumis avec délices,T’adoraient, vierge auguste à la couronne d’or !
Sur la crête des monts, Diane aux jambes lissesQui, fière et dédaignant le chœur mélodieuxDe ses Nymphes, conduit les aboyantes lices
N’évita point ton joug, ô terrible Aphrodite !Et par toi les désirs naissaient au cœur des Dieux,
Les hommes, enfouis dans leur fange maudite.S’agenouillaient en foule à tes autels divins ;Le débauché qui rit, le sage qui médite,
Le poète qui va, troublé de songes vains,Ecouter la chanson des brises parfuméesEt respirer la nuit douce dans les ravins,
Le conquérant farouche enivré de fumées,Le bandit qui s’embusque au détour du chemin.L’hétaïre au peplum agrafé de camées.
Les vierges, la bacchante aux lèvres de carmin.Au col enguirlandé de pampres, et, dans l’ombre,Les filles de Lesbos qui se tiennent la main,
Les gais adolescents, les vieux à l’âme sombre.Ceux qui vont à la nuit, ceux qui viennent au jour,À travers tous les temps, dans tous les lieux, sans nombre,
Qu’ils aient, à l’heure pâle où s’éveille l’amour,Vu l’aube redorer les montagnes d’AsieOu faire étinceler les glaciers du Këar-Mour ;
Qu’ils aient brûlé leur âme aux genoux d’Aspasie,Ou nourri de leurs cœurs les filles de Paris,Ces succubes divins que rien ne rassasie.
En ce temps où le musc et la poudre de rizAttachent aux jupons soyeux des amoureusesLe troupeau suppliant des jeunes gens épris ;
Tous, la poitrine sèche et les lèvres fiévreuses,Par les mille sentiers que l’homme se frayaSur les sommets brûlants, dans les plaines poudreuses,
Dévorés d’une soif dont plus d’un s’effraya,Tous buvaient ta splendeur, ô beauté surhumaine,Aphrodite, Astarté, Madeleine, Freya !
Mais Astarté, Freya, Vénus et MadeleineOnt dédaigné l’amour des hommes, et, le soir.Lorsque vers les hauteurs monte l’ombre sereine.
Sur une cime, ensemble, elles vinrent s’asseoir…Le souffle qui passait les surprit enlacées.Et, blanches, les porta vers le firmament noir.
Elles prirent plaisir, les belles fiancées,À regarder la nuit d’étoiles s’iriser ;La nue enveloppa leurs formes balancées,
Et, pâles, savourant l’extase du baiser.On vit leurs corps épris, ceints d’une lueur blonde,Lentement se confondre et se vaporiser !
Il ne demeura plus qu’une écume féconde,Blanche vapeur parmi l’air immatériel.Et surpassant Vénus, perle éclose de l’onde,
Pantélïa naquit de l’écume du ciel !
Je reviens à la légende du Parnasse.
Quand il eut quitté les bureaux de la Revue fantaisiste, — il serait peut-être plus exact de dire : quand on l’en eut mis à la porte, — le futur Parnasse passa les ponts et s’alla loger dans le quartier latin. Jusqu’alors, il n’y avait fait que de courtes apparitions ; il ne s’y sentait pas tout à fait chez lui. Cela peut sembler étrange au premier abord. Comment ! Nous, si jeunes, nous n’avions pas été attirés vers le beau pays de la jeunesse et des espérances, et c’était sur l’asphalte boulevardier que nous avions songé à élever nos premiers temples à la Muse ! Il y avait eu une raison à cela, que nous ne démêlons bien qu’aujourd’hui. Alors, beaucoup d’entre les esprits nouveaux s’adonnaient à la politique, commençaient l’œuvre des revendications sociales, et c’était l’autre côté de l’eau qui était le lieu de ces travaux ; c’était là que se plaçait le centre de ce mouvement. Les jeunes gens du pays latin publiaient peu de journaux littéraires ; ils avaient d’autres ambitions et c’est dans quelques-unes des feuilles éphémères, mais toujours renaissantes que fondaient de hardis étudiants en droit peu inquiets de l’amende certaine et de la prison possible, que se révélèrent pour la première fois les hommes qui depuis ont été le gouvernement de la République. Naturellement, entre ce groupe de tribuns futurs et notre groupe, à nous, purement littéraire, il était difficile qu’il s’établit une entente très profonde, et d’un commun accord, instinctif, ils avaient choisi l’un et l’autre des lieux d’action différents. N’allez pas en conclure qu’ils fussent séparés par des aversions farouches. Loin de là ! On a récité bien des sonnets autour des tables du café Procope, après quelque chaleureuse improvisation de Léon Gambetta qui lui-même disait les vers avec un très rare talent, — les Châtiments, surtout. Mais enfin nous n’étions pas faits, eux et nous, pour nous accommoder, sinon par rencontre, d’un voisinage très intime, et, malgré les sympathies personnelles, les deux groupes, chacun de son côté, suivaient leur voie, en se souriant de loin, de temps en temps.
Dans un des passages les plus étroits, les plus obscurs qui avoisinaient alors la rue Dauphine, — on se demandait pourquoi ces maisons avaient des fenêtres puisque jamais le soleil n’en profitait pour entrer, — il y avait un hôtel garni absolument dénué de confort et d’élégance. J’en revois encore l’escalier, sans éprouver aucunement l’envie d’en remonter les marches ! Si, au lieu de s’élever, on eût descendu, on aurait juré qu’on entrait dans une cave. Au premier étage un long couloir jaune, pareil à ceux des prisons, — je pouvais encore me croire à Sainte-Pélagie, — avait de petites portes étroites où des numéros étaient peints en noir, et chacune de ces chambres était l’alvéole de quelque pauvre Parnassien. Tristes abeilles, menacées de perdre dans cette ombre jusqu’au souvenir des fleurs ! Eh bien, non, elles ne perdirent pas ce souvenir. La jeunesse même misérable s’obstine à l’amour, à la joie, à l’idéal. Qu’est-ce que cela fait, des murs nus, quand le cœur est plein ? Ou des habitacles sombres, quand on a le soleil dans la tête ? Et puis, il y avait les consolatrices. La Revue fantaisiste n’était morte depuis assez longtemps pour que les Muses sans orthographe de naguère eussent tout à fait oublié les poètes, et il y avait souvent — que de fois déjà je vous ai demandé de la clémence pour ces frivoles aventures ! — il y avait souvent dans l’escalier des froufrous de soie qui montent vite avec des clic-clac de bottines aimées et souvent aussi, derrière les portes closes, des éclats de rire interrompus par des silences plus doux.
D’ailleurs, tant qu’on logeait au premier étage, tout allait bien encore. C’est là
qu’étaient les chambres luxueuses, avec des fauteuils d’acajou, et des pendules en zinc
doré, et des rideaux en lampas de laine rouge, absolument dérougis ! Il y avait même dans
ces chambres des sonnettes qui consentaient quelquefois à sonner et à l’appel desquelles
ne dédaignait pas toujours de répondre l’unique garçon de l’hôtel. Mais le malheur,
c’était que les locataires — j’entends les locataires poètes — ne séjournaient pas
longtemps dans les chambres du premier ! Après cinq ou six quinzaines échues, quand le
propriétaire du lieu reconnaissait que l’un des Parnassiens paraissait absolument décidé à
ne pas payer un sou de loyer, — hélas ! Cela n’était pas de notre faute ! Il prenait une
grande résolution, le brave homme II entrait dans la chambre du lyrique insolvable, et,
d’un air à la fois contrit et ferme, il déclarait qu’il avait besoin de l’appartement,
— il appelait cela des appartements ! — pour un riche étranger qui venait visiter la
capitale ou pour quelque général péruvien curieux d’étudier en France les progrès des
armements européens. « De sorte que monsieur voudra bien sans doute, pour ne pas me
faire perdre un si bon client, monter au second étage dans une petite chambre. Oh !
Monsieur y sera très bien : des meubles tout neufs, un lit excellent, et je ferai mettre
une sonnette ! »
Le Parnassien comprenait, baissait la tête, empaquetait
quelques hardes dans un mouchoir, — une fois il a suffi à l’un de nous du creux de son
chapeau pour opérer son déménagement, — et montait au deuxième étage, en soupirant. Là,
c’était lugubre ! Dans les chambres du second, l’acajou était aussi ignoré que dans la
hutte souterraine d’un Samoyède, et personne ne se souvenait d’avoir jamais vu, même après
des clameurs désespérées, le garçon de l’hôtel s’aventurer jusqu’à ces hauteurs où nous
eûmes pour compagnons de chambre les paisibles araignées de coins jamais époussetés, et
les horloge-de-la-mort qui font un bruit triste dans les vieux bois de lit, Cependant,
dans cette pauvre maison garnie, il y avait, par une antithèse étrange, un luxe absolument
inattendu, — le luxe de la lingerie ! Nos nappes, nos serviettes, nos draps, les taies
d’oreiller où nous rêvions à des vers, étaient de la plus fine toile de Hollande, garnie
de dentelles quelquefois, souvent brodée de soie et d’or. Longtemps nous nous demandâmes
en vain d’où pouvait provenir une somptuosité aussi imprévue ! On apprit enfin que le
patron de l’hôtel occupait je ne sais quel emploi à la lingerie du Palais de Napoléon III,
et il réalisait une notable économie en nous faisant coucher dans les draps impériaux.
Ce fut en somme une époque de lourde tristesse. Sans être bien vieux encore, nous n’étions plus les enfants de tout à l’heure et en conservant l’enthousiasme pour l’idéal nous étions bien forcés d’admettre les réalités de la vie. Ah ! Les tristes soirs, — les petites bottines aimées oubliaient quelquefois le chemin de l’escalier, — les tristes soirs, avant les lendemains plus tristes ! Dans l’une des merveilleuses études qu’il intitule Lettres chimériques, Théodore de Banville disait l’autre jour de l’un de nous qu’il avait toujours été presque riche, qu’il avait toujours vendu au poids de l’or les pierreries de ses rimes. Pour la première fois de sa vie, mon maître s’est trompé. Nous avons connu la noire pauvreté qui ne sait plus où loge le boulanger, la misère créancière qui ne laisse pas de trêve, et qui, même à l’hôtel du Dragon Bleu, — c’était le nom que l’on donna à notre domicile, — savait trouver des sonnettes pour nous éveiller en sursaut. Une fois, l’un des jeunes hommes qui logeaient là resta trente-six heures sans manger. Oui, un jour, puis une nuit, et tout un autre jour ! Vers la fin de la seconde journée, il était fatigué, trouvant que ce n’était plus drôle. Déjà il n’avait plus faim ; et, marchant dans la rue à la lueur des réverbères, quand il regardait les enseignes pour se distraire, il les voyait doubles. Tout à coup il eut une espèce de folle espérance. Il venait de se rappeler qu’un an auparavant, à neuf heures du soir, en passant place de la Bourse devant le magasin du parfumeur Piver, il avait trouvé sur le trottoir, par hasard, une pièce d’or, de dix francs. Chose absurde ! Il eut cette pensée que, s’il retournait ce soir-là, à la même place, il y trouverait peut-être une pièce de monnaie encore. Il traversa la ville et s’arrêta devant la boutique de parfumerie au coin de la rue de la Bourse. Hélas ! Aucune pièce d’or, ni d’argent. Il haussa les épaules, en souriant de sa folie ; un sourire qui n’était pas gai ! Mais en ce temps-là, au coin de la rue de la Bourse, se tenait une vieille femme, l’air d’une marchande de journaux, qui vendait des berlingots, des pains d’épice, et d’autres bonbons au rabais, rangés dans des cases sous la vitre d’un petit étal. Le poète considéra les sucreries, les considéra longtemps. Piètre nourriture, mais enfin nourriture ! Hélas ! Pas un sou dans la poche. Il allait s’en aller je ne sais où, peut-être du côté de la rivière, lorsqu’il s’entendit appeler par son nom. Quelqu’un qu’il connaissait à peine, un jeune homme aussi, pas un poète, rencontré dans quelque hasard. « Comme vous regardez les pains d’épice ! » dit le passant. Le poète répondit, avec gravité : « C’est que je les adore ! — Vraiment ? — Oui, à la folie. Il y a des jours où j’en mangerais pour vingt sous. — Vous voulez rire ! Je vous parie les vingt sous que vous n’en mangerez pas autant que vous dites. — Je tiens le pari ! » s’écria le Parnassien avec un enthousiasme famélique, et il se précipita vers l’étal, mangea les pains d’épice, en eut mangé pour des sommes énormes, — ayant soin de choisir d’ailleurs les morceaux où il n’y avait pas d’amandes, qui étaient moins bons, mais qui, au même prix, étaient plus gros ! C’est ainsi qu’il ne mourut pas de faim.
Mais si nous étions tristes, nous n’étions pas désespérés. Il y avait en nous une foi capable de résister à toutes les privations comme elle devait résister plus tard à tous les dédains. On mourait de faim ; n’importe ! On travaillait. On avait des bottines éculées et des habits qui se déchiraient ; n’importe, avec ces bottines, sous ces habits, on allait dans les bibliothèques, dans les musées. L’amour du livre, l’admiration des marbres et des toiles nous était une consolation quotidienne. L’estomac vide, tant pis ! On déjeunait d’une page de Ronsard, ou de la contemplation d’un tableau du Titien, et, le soir, brisés, affamés, solitaires, on ne songeait pas à se désoler, car, dans les petites chambres de l’hôtel du Dragon Bleu, nous avions pour compagnons adorés tous les espoirs et tous les rêves. L’unique bougie s’éteignait bien tard dans le logis souvent sans feu. Nous faisions des vers, des vers encore, des vers toujours, et nous ne pensions à la nuit achevée qu’après l’ode finie. Ah ! Le rythme, c’est le divin consolateur ; il berce toutes les angoisses, adoucit toutes les amertumes. Le balancement de sa musique, même quand il n’a pas été précisé encore par la netteté du mot, vous emporte, vous enlève, vous charme. On vit dans une harmonie idéale où tout s’oublie délicieusement. Et vraiment l’on prend en pitié alors, si malheureux qu’on soit, tous ceux qui s’imaginent être heureux. Au surplus nous pensions déjà, — et nous le pensons encore, — que la misère, au commencement, est chose salubre ; quiconque hésiterait à la subir pour atteindre un but glorieux n’est pas digne de poursuivre ce but. Aujourd’hui quand un très jeune poète veut bien me consulter sur ses premiers vers, avant de les lire je lui demande : « Avez-vous peur d’avoir faim ? Avez-vous peur de supporter les angoisses des heures misérables, l’horreur d’être chétif, amaigri, humilié ? Avez-vous peur de ce moment du soir où, sous la pluie et la neige, on ne sait pas dans quel gîte dormir ? » Et si, à cette question, je vois le jeune homme se troubler, si je lis dans ses yeux la moindre hésitation, cela me suffit, je ne suis pas en présence d’un poète véritable, et je lui conseille immédiatement de chercher une place dans une maison de commerce ou de solliciter un emploi dans n’importe quel ministère ! Car le vrai artiste est celui qui, pour l’art, est prêt à tout endurer. Ceci ne veut pas dire que l’enrichissement futur ne puisse être entrevu par les poètes qui entrent dans le combat. Loin de là. Il est même bon à un certain point de vue que la pauvreté cesse et cède la place, sinon au luxe, du moins au bien-être. Dans un temps où quelques personnes, de plus en plus rares, sont encore tentées de considérer la poésie comme une chose vaine et digne de dédain, il y a une espèce d’orgueil que l’on peut se permettre à montrer, aux gens de finance, par exemple, que l’art sacré peut lui aussi être une source de richesses ; et la Muse éprouve quelque fierté à être aussi bien logée que la Spéculation. Quand Charles Baudelaire se présenta à l’Académie, — il eut pendant quelques semaines cette fantaisie ironique, — je me souviens que je lui demandai un jour comment il s’y prendrait, lui, l’impeccable et sublime artiste, pour faire l’éloge de M. Scribe dont il sollicitait le fauteuil. Charles Baudelaire, après quelques minutes de réflexion, me répondit : « Je dirai : M. Scribe était homme de lettres et il fut riche ! »
Donc l’espérance des jours meilleurs ou la vie est assurée ne doit pas être interdite aux artistes nouveaux. Mais celui là serait parfaitement méprisable qui verrait dans la fortune autre chose qu’un complément médiocre de la gloire, autre chose qu’une satisfaction secondaire obtenue par surcroît ; et quiconque la veut trop rapide, cette fortune, quiconque ne consent pas à souffrir longtemps, n’a qu’à rester dans la vie commune, n’a qu’à renoncer aux magnifiques chimères. Qu’il dorme, boive et mange bien, et ne se mêle pas aux poètes, ces gueux. Ce n’est pas en carrosse que l’on arrive aux sommets et l’on y monte bien en s’appuyant sur un bâton de pauvre !
La noire misère d’alors faisait si peu d’ombre dans notre esprit que c’est à cette époque précisément que j’écrivis le plus futile et le plus souriant de mes petits recueils. Il était intitulé : les Sérénades. Je suis honteux de vous parler si souvent de moi et j’ai quelque peur de mériter enfin un reproche absolument contraire à celui que m’ont adressé des lettres trop bienveillantes. Mais je ne suis en somme qu’un coupable involontaire. Il n’y a pas de ma faute si à tous les coins de cette légende je rencontre si fréquemment le souvenir de moi-même.
Les Sérénades y sous-intitulées poèmes ingénus, formaient un tout petit ensemble de toutes petites pièces amoureuses. Cela voulait ressembler aux lieder de Henri Heine, et cela ressemblait aux tendres complaintes que chantaient sous les balcons les étudiants de Castille. Un mélange de songerie allemande et de crânerie espagnole. Sans me faire aucune illusion sur le mérite réel de ces courts poèmes, j’ai conservé pour eux une certaine tendresse, à cause peut-être, que sais-je, de quelque souvenir qui s’y rattache. L’inspiration aux yeux d’un poète peut surtout valoir par l’inspiratrice.
Je vous dirai deux ou trois sérénades. Voici le sonnet-prélude : Dona Clélie, à la fenêtre,
interroge un jeune passant :
Qui frappe au balcon ? Moi, personne,L’enfant né de rois inconnus,Qui dort nu-tête et court pieds nusDe ce qui brille à ce qui sonne.
Que me veut-il ? Ils sont venus,Sa guitare et lui, de Solsone,Cœur qui tremble et bols qui frissonne.Vous chanter des vers ingénus.
La chanson est-elle jolie ?Elle pleure ; l’air est ancienEt triste jusqu’à la folie.
Pourquoi donc ce musicienPleure-t-ils ? C’est dona Clélie,Pour ton plaisir, et pour le sien.
L’une des premières Sérénades n’a que trois strophes et fut adressée je ne sais plus à qui, hélas !
Incessu paluit avis, colore flo.
Joachim du Bellay.Elle marche d’un pas distrait,Légèrement, comme une oiselle ;
Elle a l’air d’un lys qui seraitUne rose ; je n’aime qu’elle.
Elle a des goûts séditieuxEn fait de vers et de toilettes ;Je n’aime qu’elle. Ses doux yeuxDisent : Mes sœurs, aux violettes.
Mais est-elle toujours ainsiQu’elle m’est, un soir, apparue ?Car voici bien longtemps, voiciBien longtemps que je ne l’ai vue !
Quelquefois les sérénades sont plus courtes encore ; en voici une qui n’a que six vers :
Florinda perdió su flor.
Romancero del rey.Le matin riait, ingénu ;Tu m’as dit : Viens ! Je suis venu.
Un peu plus tard, tu m’as dit : Chante !J’ai chanté ta grâce méchante.
Mais vint la nuit, la nuit d’été ;Tu m’as dit : Pars ! Je suis resté.
En voici une autre à peine plus longue :
Écoutez bien ! J’étais allé,De nuit, vers un bois désolé.
Là, j’ai surpris mon EnnemieDans ses cheveux bruns endormie.
Elle souriait dans les flotsDe ses cheveux bruns, les yeux clos.
« Ce sourire, par un prodigeCruel, tu me l’as pris, lui dis-je,
Et tu dors, succube assouvi.Le sommeil que tu m’as ravi ! »
Alors j’ai tué l’EnnemieDans ses cheveux bruns endormie.
Son sang fatal, de ci, de là,Sur la ronce éparse coula.
Son sang fatal parmi les branchesDéshonora les roses blanches.
Vous avez bu sa vie, ô fleursD’où s’égouttent d’étranges pleurs !
Les pourpres sombres de sa plaieÉclatent dans la roseraie.
Oh ! S’enfuir ! Et ne vous voir plus,Floraisons rouges du talus !
Mais le charme, avec ses délicesMornes, revit dans les calices.
La langueur de l’ancien poisonPèse dans leur exhalaison.
Ô cœur vaincu, tu désespèresDe jamais quitter les repaires
Du vaste bois ! Cœur exilé,Par les roses ensorcelé !
Vous le voyez, malgré le ton puéril de ces petits poèmes qui imitaient des chansons populaires, il s’y glissait parfois des amertumes et je ne sais quoi d’amer et de fatal, — Berquin Werther. Je m’en suis excusé dans le Finale qui est la dernière pièce que je vous lirai.
FINALE
Je n’ai jamais commis de crime.On ne m’a pas assassiné.Mon remords fut imaginéEt mon cœur saigne pour la rime.
Jeune, on aime à parler trépas.Byron, Musset, l’exemple tente.Sais-tu de quoi l’âme est contente ?De montrer qu’elle ne l’est pas.
Le spleen a de sinistres charmes,On a le caprice entêtéD’affirmer sa virilitéPar le désespoir et les larmes
Mais ces choses là n’ont qu’un jour.Sourire est bon. La vie belle.On se lasse d’être rebelleÀ la clémence de l’amour.
L’heureux ciel d’été qui flamboieN’a pas honte de ses rayons ;Si nous sommes joyeux, ayonsLe courage de notre joie.
Je suis le passant ingénu,Celui qui soupire et qui chanteParce que l’épine est méchanteEt que l’avril est revenu.
Je m’étais égaré sans doute ;Une ogresse me menaçait ;Mais mon cœur, ce Petit Poucet,A bientôt retrouvé sa route.
Vers un gîte plein de douceursIl ramena des lieux contrairesTous les jeunes désirs, ses frères,Et les illusions, ses sœurs.
C’est à peine s’il se rappelleQu’il fut un instant fourvoyé ;Il est dans son nid mieux choyéQue les petits d’une hirondelle.
S’il souffrit, ce fut en rêvant.Le rêve a sa mélancolie……Mais une nouvelle folieGuérit d’un vieux songe souvent,
Et, bercé d’un souffle qui voleDe Weimar à Valladolid,J’ai joué les airs de mon liedSur une guitare espagnole !
Parmi les jeunes hommes qui logeaient ou venaient souvent à l’hôtel du Dragon Bleu… mais je m’aperçois que je ne vous ai pas dit encore pourquoi j’appelle ainsi cet hôtel de la famine et de l’insomnie.
En réalité, il avait une enseigne beaucoup moins chinoise, beaucoup moins chimérique. L’hôtel du Brésil, ou du Pérou, si j’ai bonne mémoire. Je tiens à rester un peu vague, car, tout est possible, et le propriétaire de cette maison hospitalière en somme — il existe sans doute encore — n’aurait qu’à me faire un procès à cause de mes médisances sur la médiocrité de ses lits et l’insuffisance de ses sonnettes ! Donc, l’hôtel du Pérou.
Mais alors, pourquoi cette appellation fantasque : l’hôtel du Dragon Bleu ? Voici.
Quelque temps après la publication du premier Parnasse contemporain — publication dont je vous parlerai bientôt — il parut un recueil de vers intitulé le Parnassiculet. On nous parodiait déjà. Et quels parodistes ! Nous ne pouvons songer à cela sans quelque orgueil. C’étaient Gustave Mathieu, un poète d’une valeur réelle qui daignait pasticher mes vers hindous, Paul Arène, un des plus fins esprits de ce temps, faisait des imitations de François Coppée et Alphonse Daudet, sans méchanceté d’ailleurs, dans des vers écrits en caractères grecs, bouffonnait les poèmes de Leconte de Lisle ou de Louis Ménard. Peste ! On pouvait être fier d’avoir de tels railleurs et leur ironie impliquait évidemment quelque estime. Par exemple, bien que je raconte ici une légende, il en est une que je veux détruire. Tout le monde peut lire dans le Dictionnaire Larousse, à l’article Parnassiens, qu’à propos du Parnassiculet, j’ai envoyé des témoins à Alphonse Daudet ; c’est, en vérité, l’invention la plus saugrenue du monde. Il n’y a jamais eu entre Alphonse Daudet et moi que des relations parfaitement amicales. Déjà en ce temps-là, je l’admirais beaucoup, et l’on n’a pas envie de tuer les gens que l’on admire. La vérité, c’est que j’avais été mis d’assez méchante humeur, — à vingt-cinq ans, on a la tête près du bonnet, — par la préface du Parnassiculet contemporain, qui n’était pas signée, et je priai deux de mes amis, Léon Dierx et François Coppée, de rechercher l’auteur. On pensait que c’était Paul Arène. Tout franchement, il déclara que non. Mis sur une autre piste, mes camarades se rendirent chez M. Jean du Boys qui était, paraît-il, l’auteur réel de la préface. Ici, j’oublie ce qui se passa. On pourrait peut-être trouver quelques renseignements là-dessus, si la chose en valait la peine, dans un procès-verbal publié par les journaux du temps. Ce dont je suis certain, c’est que j’eus lieu de juger suffisantes les satisfactions obtenues.
Or c’est dans cette malencontreuse préface que l’hôtel du Pérou, notre médiocre habitacle, avait été pittoresquement appelé l’hôtel du Dragon Bleu, et aujourd’hui il ne me déplaît pas de lui laisser ce nom, ne fût-ce que pour affirmer à quel point nous avons répudié toute rancune des vaines brouilleries d’autrefois.
Je reprends mon récit.
Parmi les jeunes hommes qui logeaient ou venaient souvent à l’hôtel du Dragon Bleu, il y avait deux amis, deux inséparables, presque deux frères : Albert Mérat et Léon Valade. On était si accoutumé à les voir ensemble, qu’on avait pris l’habitude de mêler leurs noms comme ils mêlaient leur vie, et on les appelait volontiers Albert Valade et Léon Mérat. Ce sont là les amitiés charmantes de la vingtième année.
Ils travaillaient ensemble à une traduction de l’lntermezzo de Henri Heine, et allaient publier ou venaient de publier, toujours ensemble, un livre de vers avec ce titre frais comme le printemps, Avril, Mai, Juin, Il faut s’arrêter sur l’œuvre de ces deux délicats esprits.
Il y a dans une île de la Seine, à Courbevoie, tout près du pont, un petit édifice aux grêles colonnes ioniennes, qui, de loin, a un peu de l’air d’un débris de temple antique. Que fait-il là, étrange et joli, païen en pleine banlieue parisienne, tandis que les canotiers aux vareuses rayées passent rapidement dans leurs fines yoles ? Je ne sais, mais j’ai toujours pensé que c’était là le temple de la muse d’Albert Mérat. Et sans doute, dès que le soir monte et que tremblotent au ciel les yeux blancs des étoiles, les Faunes de rue de Croissy, avec les Naïades de la Grenouillère s’en viennent vers elle en folles théories, et, lui jetant pour offrande des violettes des bois qui sentent la poudre de riz, forment autour d’elle des chœurs, sur le rythme de la dernière valse d’Olivier Métra.
C’est qu’en effet, Albert Mérat est, avant tout et surtout, le poète des environs de Paris. Mieux qu’aucun autre, il chante cette nature si spirituellement artificielle où les arbres ont l’air de figurer dans une forêt de féerie au théâtre du Châtelet, où les horizons se piquent de ressembler à des décors. Il dit tous les mystères à deux voix qui chuchotent sous les cerisiers de Montmorency, et les bavardages derrière les tonnelles des guinguettes, et les jolis mensonges des lèvres roses, plus roses de s’être mouillées dans le vin de bois de campêche qui usurpe le nom d’Argenteuil. Mais, remarquez-le bien, malgré la modernité familière de son vers, il ne s’encanaille jamais dans la banalité de la chanson. Il sait voir le côté d’élégance et de poésie des dimanches à la campagne et, grâce à son art tout à fait charmant, les Asnières et les Meudon qu’il célèbre sont dignes d’une oaristys.
LA NUIT
C’était sur la Seine, à minuit,Le soir d’un dimanche de fête :Et Bougival faisait un bruitQui nous cassait un peu la tête.
Deux orchestres, l’un à mi-voix,L’autre en reprises plus vibrantes,Jouaient deux danses à la foisSur des mesures différentes.
Les jupes blanches frissonnaientDans ce décor pourtant agreste.Et les chevaux de bois tournaientEn musique comme le reste.
Indulgente, pleine de fleurs,La nuit, sans en être plus fière.Mêlait les verres de couleursAux étoiles dans la rivière ;
Et l’on eût dit, en vérité,À voir ce spectacle mobile,Un songe d’une nuit d’étéChatoyant et rose, à Mabille.
Double fête, double tableau !Clameur ici, là-bas silence,Et l’obscure fraîcheur de l’eauSous le bateau qui se balance ;
Les hauts peupliers sur les bordsDressant leur tête taciturne.Et n’écoutant que les accordsDe la grande rumeur nocturne !
Quand pâlirent les lampionsEt les lampes une par une,Les flots menus que nous coupionsRedevinrent tout blancs de lune.
Et le subit apaisementNous laissa voir pur et sans voilesLe magnifique firmamentOù brillaient toutes les étoiles.
Cependant Albert Mérat, troublé d’une ambition hautaine, a voulu par instants s’échapper des paysages parisiens et partir pour les longs voyages. Il a gravi les Alpes, changeant contre un bâton de touriste la branche d’aubépine que l’on porte à la main au retour de Clamart. Pour se promener sur les lagunes vénitiennes, son canot a pris des airs de gondole. Et lui, que charme entre toutes choses une maisonnette aux volets verts parmi les arbres, rosée de soleil levant, il s’est pris d’enthousiasme pour l’Italie aux cités de marbre. Rien de plus légitime ! Mais quoi ! chacun ne doit-il pas rester dans son sentier, et la poésie d’Albert Mérat, aile et ramage de fauvette, est-elle bien sûre de savoir voleter sans effroi et de pouvoir être entendue dans l’immensité des espaces ? Certainement nous devons à cette fantaisie voyageuse de l’auteur des Poèmes de Paris bien des pages d’un sentiment élevé et d’une noble facture, mais comme il fait bien pourtant de revenir de Florence à Louveciennes, et des Cascines à la rue Monsieur-le-Prince ! Vous aimerez cette exquise petite pièce :
LES FENÊTRES FLEURIES
Les Parisiens, entendusAux riens charmants plus qu’au bien-être,Se font des jardins suspendusD’un simple rebord de fenêtre.
On peut voir en toute saisonDes fils de fer formant treillageFaire une fête à la maisonDe quelques bribes de feuillage.
Dès qu’il a fait froid, leurs couleursNe sont plus que mélancolie ;Mais cette habitude des fleursEst parisienne et jolie.
Ainsi tout en haut, sous les toits,L’enfant aux paupières gonflées,Qui coud en se piquant les doigts,Après d’elle des giroflées.
Quelquefois même, et c’est charmant,Sur la tête de la petiteOn voit luire distinctementDes étoiles de clématite.
Aux étages moins près du ciel,C’est très souvent la même chose :Un printemps artificielFait d’un œillet et d’une rose.
Dans un pot muni d’un tuteur,Où tiennent juste les racines,Un semis de pois de senteurLaisse grimper des capucines.
Les autres quartiers de ParisOnt des fleurs comme les banlieues :C’est que le ciel est souvent gris,Et qu’elles sont rouges et bleues.
C’est qu’on trouve un charme, en effet,À ce fantôme de nature.Et que le vrai sage se fait.Des bonheurs en miniature.
Léon Valade est un poète aussi moderne qu’Albert Mérat, mais avec plus de rêve, il semble.
Une douceur infinie, un peu triste, une appréhension de tout excès, une tendresse qui ose à peine dire qu’elle aime, alanguissent délicieusement son talent discret et pur. Il fait songer à une sensitive qui serait une violette. Ce poète a dit lui-même : « Je suis un buveur de lait. » Ce n’est pas sans raison que l’un de ses recueils est intitulé À mi-côte. Je suis là, dit-il.
Je suis là, n’osant plus monterEt ne voulant pas redescendre.
Ce qu’il chante de préférence, ce sont les amours discrètes des cœurs sans passion, les rêveries qui se formulent à peine, s’ébauchent un instant, s’effacent. Il ne sera pas tenté par les belles violences des pleins midis, ni par l’intensité des ténèbres. Les heures qui lui sont chères, ce sont les matins qui ne sont pas encore le jour, et les soirs qui ne sont pas encore la nuit. Dans quels limbes se meut le fantôme de ce sonnet ?
L’AVENUE
Nos âmes tant de fois s’oublièrent, bercéesSous ces grands arbres noirs de la chanson du vent !Le long de ces vieux murs, elle et moi, si souventNous avions vu glisser nos ombres enlacées !
Quand j’ai longé, suivant les traces effacées.L’avenue où moi seul irai dorénavant,Tous mes chers souvenirs m’y guettaient, se levantAu bruit sec de mes pas sur les feuilles froissées…
Mon cœur mélancolique aux jours passés rêvait :Et quant la lune, ayant percé le fin duvetDu nuage, blanchit par places le mur sombre
(Mes yeux cherchant l’absente et ne la trouvant pas),Comme un autre amoureux plus pâle, sur mes pas,Mon ombre avec regret semblait chercher son ombre.
Même quand il se dérobe un instant aux souvenirs, aux rêves moroses, Léon Valade garde cette langueur, et son sourire hésite, presque inachevé, sa bonne humeur se pose à peine comme un papillon qui tremble. S’il lui arrive de peindre des choses qu’il a vues, il se gardera bien des tons violents. Le frais tableau que voici est un pastel si tendre qu’on n’ose le regarder de près, de peur de faire s’en enlever, par son haleine, les couleurs :
AU LEVER
Charmante, les yeux bruns de mollesse baignés,Dans le désordre exquis des cheveux non peignés,Jeune fille déjà, l’air d’une enfant encore(Grâce double ! qui tient de l’aube et de l’aurore),
Elle est là, se croyant toute seule… Elle a prisDans le frisson neigeux de la poudre de rizUne houppe de cygne ; et, dormeuse encor lasse,Sur la pointe des pieds se hausse vers la glacePar un effort qui la cambre légèrement.Pose coquette : ainsi le divin gonflementDu souffle accuse mieux la naissante poitrine ;En même temps que bat l’aile de la narine,Et que les cils pressés palpitent sur les yeux.Attentive, elle tend sa peau d’un grain soyeuxQu’effleure le duvet doux comme une caresse ;Et se dépite à voir que toujours transparaisseLe sang jeune, par qui son teint reste vermeilDe la carnation récente du sommeil.Car elle a beau poudrer sa joue ardente et fraîche,Où, dans la rose, pointe une rougeur de pêche,Toujours ce vilain rose et ce rouge insolentTriomphent…
Ô morale, aïeule au chef branlant IÔ duègne, qu’en secret la mode farde et grime,Ne t’indigne pas trop (bien que ce soit un crimeD’opprimer sous l’hiver le printemps rose et nu,Ne t’indigne pas trop de ce crime ingénu.Si naïve, l’erreur peut être pardonnée.Songe qu’Avril aussi, jeunesse de l’année,Parfois s’éveille avec un caprice pareil,Et fait, à la surprise extrême du soleil,Sur les rouges bourgeons, drus et pressés de vivre,Scintiller la blancheur délicate du givre.
Quoi de plus délicieusement ténu que cette Miniature :
I
C’est parce qu’elle était petiteEt charmante fragilement,Qu’elle m’eut encore plus vitePour esclave que pour amant.
C’est que j’étais si grand pour elle,Qu’abrégeant l’espace entre nous,Mon attitude naturelleÉtait de vivre à ses genoux.
C’est qu’amoureux de sa faiblesse,J’aimais à prendre dans mes mainsSes petits pieds que marcher blesse,N’étant pas faits pour nos chemins.
C’est qu’en mes bras serrant sans peineCelle que je nommais mon bien.J’avais, plus facile et plus pleine,L’illusion qu’il était mien…
— Et c’est aussi que son capriceMettait tant de flamme à ses yeux,Qu’il fallait bien que je le prisseAinsi qu’un ordre impérieux.
C’est qu’à la fois enfant et femme,Orgueilleuse sous ses dehorsSi frêles ! Elle avait dans l’âmeL’indomptable fierté des forts.
II
C’était, du bout de la bottineJusqu’à la pointe des cheveux,Une nature exquise et fine,Un corps délicat et nerveux :
Frêle instrument, dont la paresseS’éveillait dès qu’on y touchaitEt vibrait sous une caresseComme un violon sous l’archet.
III
Passagère et mignonne hôtesse !D’où vient qu’elle semble tenir,Du seul droit de sa petitesse,Tant de place en mon souvenir ?
Dans l’ampleur folle toilettesLourdes à dessein, elle avaitL’ébouriffé ment des fauvettesFrileuses sous le chaud duvet.
Le froissement doux des étoffesLui seyait, et s’abattait surSes petits pas avec des strophesD’un rythme nonchalant et sûr.
Elle le savait, l’ingénue,Et qu’une influence des cieuxL’avait formée exprès menueComme tout joyau précieux.
Son élégance était de race.Pure comme l’or du creuset :Et le dernier mot de la grâce,Sa taille souple le disait.
Un instinct de molles posturesSans fin la faisait ondoyer :Car dans les moindres créaturesLa Vie a son plus chaud foyer.
Et son cœur aussi battait vite !Et dans un ardent tourbillonSon esprit que tout rêve invite,Noir d’une ombre, gai d’un rayon,
Allait d’un vol où ma penséeIvre contagieusementLa suivait, parfois distancéeEt fidèle non sans tourment.
IV
Réminiscences mal bannies !Ô chers prestiges regrettés,Faits de nuances infinies,Pleins de saveurs et d’âcretés !
Douceur étrange des voix grêles,Faiblesses aux charmes vainqueurs,Réseau puissant de mailles frêlesOù pour jamais se prend un cœur !
Morte, absente ou bien infidèle,Qu’importe ! Rien ne peut ternirL’exquise miniature d’elleQue mon âme a su retenir ;
Et le regret en moi tressaille,Nul amour nouveau n’étouffantL’ancien rêve, fait à la tailleD’une petite et blonde enfant.
Ce fut pendant notre séjour à l’hôtel du Dragon Bleu que m’arriva un des plus chers bonheurs de ma vie littéraire ; car, c’est là qu’il me fut donné de voir pour la première fois celui qui a été mon compagnon des bonnes et mauvaises heures ; mon camarade d’hier, d’aujourd’hui, de demain et de toujours, mon fraternel ami, Francis Coppée.
Car il s’appelait Francis et non François ; mais n’anticipons pas sur les événements.
Il est une légende que l’on raconte volontiers, et, plus qu’aucun autre, Coppée, par une reconnaissance qu’il exagère, a concouru à la répandre. Au dire de beaucoup de gens, au dire même de l’auteur de Severo Torrelli, c’est moi qui l’aurais initié à l’art poétique, qui lui aurais mis dans la main les outils dont il a fait plus tard de si précieux chefs-d’œuvre, c’est moi qui aurais armé chevalier ce jeune page de guerre !
Il y a dans cette légende un peu de vrai et beaucoup de faux. Non ! Je n’ai pas pleinement l’honneur d’avoir rendu un tel service à la poésie française. À cause de certaines circonstances, j’ai aidé, voilà tout, à l’éclosion d’un talent qui n’eût pas manqué d’éclore tout seul, et je veux rétablir la vérité sur ce point.
Il me faudra entrer dans d’assez menus détails ; ils vous paraîtront intéressants puisqu’il s’agit cette fois, non pas de moi, mais d’un des plus parfaits artistes de ce temps.
Une fois, j’étais dans une chambre au second étage de l’hôtel du Dragon-Bleu. Il y avait bien des mois, hélas ! Que je n’habitais plus le premier. C’était en plein hiver, avec de la cendre dans le foyer, rien que de la cendre, — des gens riches avaient fait du feu autrefois ! Enfin, une de ces chambres mornes que j’ai déjà décrites. La froidure y mettait plus de tristesse et, assis, devant la cheminée inutile, enveloppé du jour gris que versait l’unique fenêtre, je m’ennuyais un peu ce jour-là et j’avais de temps en temps des frissons sous mon vieil habit, — une espèce de loque qui, depuis quelque temps déjà, m’interdisait les promenades. Vraiment il y avait du spleen dans l’air.
Ma porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé, et je vis entrer un poète hongrois appelé Emmanuel Glaser, que j’avais rencontré cinq ou six mois auparavant, pendant un voyage dans le duché de Bade, sur les bords du Neckar, par une nuit d’été. Vagabond, il suivait la rive du fleuve en chantant des chansons de son pays d’où il était venu à pied — une sorte de Glatigny madgyare, — et nous nous étions liés tout de suite. Les pauvres diables ont de ces sympathies ; il me disait des vers de Petoefi Sandor, je lui récitais des odes de Banville ! Plus tard, à Paris, où j’ai eu l’honneur de traduire son premier livre de vers, nous nous étions retrouvés et il était maintenant l’un des visiteurs familiers de l’hôtel du Dragon-Bleu.
Donc, Emmanuel Glaser entra sans frapper, et j’avoue que, pour la première fois, sa visite ne m’inspira qu’un contentement médiocre.
J’étais dans une de ces heures maussades où l’on voudrait être seul.
Mais, derrière le poète hongrois, parut un jeune homme que je n’avais jamais vu. Très jeune, assez maigre, pâle, l’air fin, des yeux timides, qui regardaient autour de lui ; vêtu d’un habit étriqué, neuf et très propre cependant, il avait un peu de l’air d’un employé de commerce ou de ministère, et en même temps l’élégance de ses traits, la grâce ironique de son sourire, je ne sais quoi de doux, et d’un peu triste, de parisien aussi dans toute son attitude, faisait qu’on le remarquait, voulait que l’on prît garde à lui.
— Je vous présente M. Francis Coppée, me dit Emmanuel Glaser, un jeune homme qui a lu vos vers.
Bien qu’il fût assez flatteur pour moi que mes vers eussent été lus dans un temps où personne ne les lisait, j’avoue que je fus sur le point d’accueillir assez mal le nouveau venu. Il me déplaisait d’être dérangé dans ma tristesse et surpris dans mon dénuement.
Francis Coppée, lui aussi, ne laissait pas de montrer quelque gêne. Il regardait, autour de lui, le foyer sans feu, l’unique chaise cannelée d’où je venais de me lever, le lit étroit au fer déteint, les rideaux de vieille cotonnade rose, la tristesse des vitres où la clarté était presque noire. Et quand il eut regardé tout cela, tout cet ennui, toute cette grisaille, il me dit en me considérant avec mélancolie :
— Oh ! Monsieur, vous habitez une chambre qui donne envie de se pendre.
Ce fut la première parole que j’entendis prononcer par Francis Coppée ! Et, comme j’étais en effet convaincu que mon logis n’avait rien qui portât à la joie et pouvait même en effet conseiller la pendaison, je me sentis, ma fois, fort irrité contre cet inconnu qui se permettait d’entrer si brusquement dans mes propres idées. Il avait donc une bien belle chambre, lui ! Je faillis prendre en grippe ce jeune homme qui devait être un fils de famille, un richard ! Je crois en vérité que notre première entrevue eût été la seule, si elle n’eût été marquée par un incident comique. Quand le moment fut venu de s’asseoir :
— Tiens, dit Emmanuel Glaser, il n’y a qu’une chaise !
Et il prit place sur le lit, tandis que Coppée s’asseyait sur l’unique chaise et que je sautais d’un bond sur l’angle de la cheminée. Alors, face à face, nous nous regardâmes tous les trois et nous partîmes d’un grand éclat de rire. La connaissance était faite. Nous allâmes dîner ensemble, malgré mon habit insuffisant et grâce à un vieux dictionnaire Bouillet que Glaser, plein d’audace, offrit d’aller vendre à un bouquiniste de la rue Soufflet.
Car Francis Coppée n’était pas riche ! Cela me réconcilia tout à fait avec lui. — Il vivait, ni bien ni mal, dans sa famille, d’une petite place qu’il avait au ministère de la guerre. Je vous dirai tout à l’heure ce que c’était que cet intérieur de Francis Coppée, si doux, si hospitalier, si tendre, avec une indulgente vieille femme dont je fus un peu le fils, moi aussi.
À partir du dîner payé par le dictionnaire Bouillet, Francis Coppée devint un de nos plus assidus compagnons. Il était avec les poètes, presque toujours, ne parlant guère, se tenant dans les coins. Pourquoi recherchait-il notre familiarité ? Qu’avait-il en lui ? Nous ne savions. Nous avions pris l’habitude de l’aimer sans le connaître encore. Que ce fût un lettré, qu’il eût le goût très fin, on le devinait à ses rares paroles, à ses jugements circonspects, mais on ne s’inquiétait pas autrement de celui qui devait devenir le plus célèbre d’entre nous. Ces sortes de méprises, au commencement, ne sont pas sans exemple. Dans le cénacle ancien des romantiques, tout au début, Théophile Gautier fut pendant quelque temps une personnalité assez effacée, tandis que la camaraderie d’alors vantait et exaltait plus que de raison le bruyant et turbulent Pétrus Borel.
Sur ces entrefaites, il se produisit un événement considérable. Par l’indulgence de ma famille réconciliée enfin avec les rimes, je devins tout à coup le richard que j’avais cru deviner en Francis Coppée. J’eus un appartement, avec des chaises ! Tant de chaises, que huit ou dix Parnassiens pouvaient venir s’asseoir chez moi une fois par semaine ; et même, oublieux des famines de l’hôtel du Dragon-Bleu, nous avions cette opulence de manger quelquefois, entre des murs où il y avait des tentures et des tableaux, des gâteaux et des sandwichs suivis d’une tasse de thé. Presque un souper, c’était énorme.
Nous avions même un domestique, un étrange gamin parisien, hâve, maigre, falot, burlesque, entendu, prêt à tout, surpris de rien, que j’avais rencontré un soir à la fête de Montmartre où il avait pour profession de gagner à tout coup des lapins et des oies, grâce à une adresse peut-être coupable. Après avoir flanqué une gifle à ce jeune gentleman qui m’avait bousculé dans la foule, j’observai sa mine éveillée qui me plut, et je lui ouvris de plus belles destinées en lui offrant d’être mon valet de chambre. Il consentit et reçut, avec une livrée, le nom de Covielle. D’ailleurs, son service, quoique délicat, n’avait rien de compliqué. Il consistait principalement à fermer la porte au nez des personnes qui pouvaient se présenter dans l’intention chimérique de réclamer de l’argent, — car on était riche, non sans quelques dettes, — et, pour lui faciliter sa besogne, pour que toute méprise lui fût impossible, il avait reçu l’ordre de ne laisser parvenir jusqu’à nous que les gens qui avaient ce mot de passe : Tragaldabas, Covielle se soumit à cette discipline sans aucune espèce d’étonnement et même il y ajoutait d’ordinaire quelque chose de son cru. À qui disait : « Tra, — gal ? » demandait-il, et il n’achevait : « bas » que quand on avait dit : « da ». En somme, un garçon précieux, qui avait fort bon air, les mardis soirs, en annonçant nos amis, et de qui j’aurais gardé le meilleur souvenir s’il n’avait jugé à propos de me quitter un beau matin, à l’improviste, en emportant, outre quelque monnaie, trois ou quatre de mes chaises. Il était écrit que de longtemps mon mobilier ne serait pas complet.
Dans notre petit salon joyeux de la rue de Douai, — car nous avions repassé l’eau, en voiture ! — il y eut un jour un événement.
J’avais reçu, dans la matinée, sous enveloppe, un poème, écrit d’une magnifique écriture et non signé. Les vers m’en avaient paru remarquables, et, le soir, lorsque nos amis les lurent à leur tour, ce furent des exclamations de plaisir et d’enthousiasme. « Oui certainement, il n’y avait pas à en douter, celui qui avait écrit ces strophes était un poète, inexpérimenté encore, mais un véritable poète. » Qui pouvait être l’auteur de cette pièce intitulée, je m’en souviens, les Fleurs mortelles ? On cherchait, on voulait deviner, on se perdait en conjectures.
Francis Coppée, qui était resté dans un coin, silencieux selon son habitude, me fit signe de le suivre dans la chambre voisine, et là, à voix basse :
« C’est moi qui suis l’auteur, m’avoua-t-il, mais ne le dites pas. »
Mon premier soin fut de proclamer la chose d’une voix retentissante ! Et toute la franche jeunesse qui était là battit des mains avec fureur. Ah ! Vraiment c’était ainsi qu’il avait caché son jeu ! Il faisait des vers, et ne le disait pas. Un poète de plus ! à la bonne heure ! Et c’était de toutes parts des poignées de mains heureuses.
Je pris Francis Coppée à part :
« Laissez-les dire. On n’est pas un vrai artiste pour quelques bonnes strophes. Vous avez fait beaucoup de vers ?
— Six mille, s’écria Coppée.
— Apportez-les moi demain matin, tous ! »
Et le lendemain matin il me les apporta. Et je les lus, tous ! En quelques heures.
— Eh bien ? me demanda Coppée.
— Eh bien, mon cher ami, tout cela est exécrable. Vous êtes admirablement doué, mais vous ne savez pas le premier mot de votre métier.
— Apprenez-le moi, dit Coppée.
Et, sans avoir faibli un instant sous le rude coup de ma franchise, il jeta au feu, — nous faisions du feu alors, — les six mille vers qu’il m’avait apportés !
Je connais peu de poètes capables d’un tel auto-da-fé.
Dès lors, nous travaillâmes pendant les jours, pendant les soirs, avec acharnement, lisant les grands poètes, étudiant les rythmes, discutant les rimes, résolus, infatigables. Ce fut le temps d’une intimité profonde et charmante. C’est là que nos esprits et nos cœurs prirent la coutume de n’être jamais séparés, malgré les hasards de la vie. Nous ne nous quittions guère. Nous dînions l’un chez l’autre, lui dans ma famille, moi dans la sienne. Je me souviens des bons repas camarades au premier étage de la petite maison, passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts, à Montmartre. La mère et la sœur de mon ami, accueillantes et douces, nous écoutaient parler de poésie et d’avenir ; et bien qu’elles m’aimassent à cause de ma tendresse pour Coppée, elles ne considéraient pas sans épouvante ce jeune homme sans autorité qui leur disait : Je vous jure que Francis sera un grand poète ! Et qui venait détourner leur enfant de la vie obscure du travail paisible et quotidien, du bureau ! Pour le lancer dans les aventures et les incertitudes de l’art.
Une chose surtout les troublait. J’avais décidé Coppée à modifier son nom de Francis, — qui me paraissait un peu trop grêle, un peu trop féminin, — en celui de François, banal, mais plus solide, un peu brutal, d’une sonorité franche. Madame Coppée avait des yeux un peu inquiets, quand j’appelais Francis, François. Il lui semblait peut-être que, sous ce nom nouveau, il serait un peu moins son fils. Mais ces muets reproches, qui s’achevaient d’ailleurs en de maternels sourires, je les acceptais sans remords ! J’étais tranquille, sûr de son avenir, à lui. Je consolais la mère, j’encourageais la sœur, et, après le repas de famille, nous retournions rue de Douai, Coppée et moi, pour lire, pour travailler encore jusqu’au matin. Bien des fois, le jour nous surprit penchés sur la même page toute chargée de ratures, car Coppée savait maintenant qu’il faut raturer, raturer toujours ; et enfin, après tant de rudes besognes, il acheva un poème où s’affirmait d’une façon définitive qu’il n’ignorait plus aucun des secrets de son art et qu’il était, comme il convient, le dominateur de son inspiration.
Ce poème avait pour titre le Jongleur ; vous savez qu’on le trouve dans le premier recueil de François Coppée.
Telles furent les circonstances grâce auxquelles le poète latent dans l’auteur des Fleurs mortelles devint presque tout à coup le parfait altiste que nous admirons tous. Mais si je suis fier d’avoir aidé à cette éclosion magnifique, il me déplairait fort qu’on accordât trop d’importance au rôle que j’y ai joué. De lui-même, un peu plus lentement peut-être, voilà tout, Coppée serait devenu ce qu’il devait devenir. Cela était nécessaire et fatal. Personne ne saurait créer un poète. Et j’aurais certes perdu le souvenir de mon influence passagère sur la destinée de mon ami si, tant de fois, il n’avait eu souci de la rappeler lui-même, et si je n’aimais cette gratitude exagérée à cause de la chère amitié qu’elle me prouve.
François Coppée fut célèbre très vite. Le Reliquaire, les Intimités, ces tendres et subtils poèmes d’amour où s’affirmèrent plus particulièrement les qualités distinctives de son talent, le firent connaître et aimer de tous les artistes ; le Passant fut le commencement de sa popularité toujours croissante. Et à l’heure actuelle, après tant d’œuvres déjà que tant d’œuvres suivront, sa renommée rendue universelle par des triomphes de théâtre est une des gloires les plus solidement établies de la littérature actuelle.
Vous dirai-je des vers de François Coppée, des vers nouveaux ? Non. Il n’est personne qui les ignore et vous les relisez si souvent. Mais peut-être, ingrats que vous êtes, ne vous souvenez-vous pas si bien de ses poèmes de jadis, déjà si charmants ou si beaux ? Mon ami a eu cette rare chance, d’être, tout de suite après l’apprentissage, un artiste complet, et vous entendrez avec une émotion heureuse l’une de ses premières pages, qui fut écrite à ce moment de la légende parnassienne où nous sommes arrivés.
RÉDEMPTION
Pour aimer une fois encor, mais une seule,Je veux, libertin repentant,La vierge qui, rêveuse aux genoux d’une aïeule,
Elle est pieuse et sage, elle dit ses prièresTous les soirs et tous les matins,Et ne livre jamais aux doigts des chambrièresSes modestes cheveux châtains.
Quelquefois, le dimanche, en robe étroite et grise,Elle sort au bras d’un vieillard,Laissant errer la vague extase et la surpriseInnocente de son regard.
Et les oisifs n’ont de pensées d’infamiesDevant ses yeux calmes et doux,Lorsque dans les jardins, chez les fleurs, ses amies.Elle arrive à ses rendez-vous.
Elle est ainsi, n’aimant que les choses fleuries.Préférant pour passer le soir,Les patients travaux de ses tapisseriesAux sourires de son miroir.
Elle a le charme exquis de tout ce qui s’ignore,Elle est blanche, elle a dix-sept ans,Elle rayonne, elle a la clarté de l’auroreComme elle a l’âge du printemps.
Les heures des longs jours pour elle passent brèves ;Et, s’exhalant comme un parfum,Elle voit chaque nuit des blancheurs dans ses rêves,Et toute sa vie en est un.
Telle elle est. Ou du moins je la devine telle.Lys candide, cygne ingénu.Je la cherche, et bientôt, quand j’aurai dit : c’est elle.Quand elle m’aura reconnu.
Je veux lui donner tout, ma vie et ma pensée.Ma gloire et mon orgueil, et veuxChoisir pour la nommer enfin ma fiancéeUne nuit propice aux aveux.
Elle viendra s’asseoir sur un vieux banc de pierre.Au fond du parc inexploré,Et me regardera sans baisser la paupière,Et moi, je m’agenouillerai.
Doucement dans mes mains je presserai les siennesComme on tient les oiseaux captifs.Et je lui conterai des choses très anciennes,Les choses des cœurs primitifs.
Elle m’écoutera, pensive et sans rien dire,Mais fixant sur moi ses grands yeux,Avec tout ce qu’on peut mettre dans un sourireD’amour pur et religieux,
Et ses yeux me diront, éloquences muettes,Ce que disent à demi-voixLes amants dont on voit les claires silhouettesBlanchir l’obscurité des bois.
Et sans bruit, pour que seul, oh ! Seul, je puisse entendreL’ineffable vibration,Jusqu’à moi son baiser descendra, grave et tendreComme une bénédiction.
Et quand elle aura, pure, à ma coupable lèvreDonné le baisser baptismal,Sans doute je pourrai guérir enfin ma fièvreEt t’expulser, regret du mal !
Oui, bien qu’autour de moi plane toujours et rôdeL’épouvante de mon passé.Que mon lit garde encor ta place toute chaude,Ô désir vainement chassé !
Je pourrai, je pourrai, Nixe horrible, Sirène,Secouer enfin la langueurDe mes sens et purger, ô femme ! La gangrènePont tu m’as saturé le cœur.
Ainsi que fait du fard brûlant dont il se grimeL’histrion, chanteur d’opéras,Ou comme un spadassin essuie, après le crime,L’épée atroce sous son bras.
Cependant, malgré l’apparition de François Coppée, — j’entends sa toute première apparition, — le groupe des nouveaux poètes n’était pas encore complet. Plusieurs de ceux qui devaient compter parmi les meilleurs d’entre nous ne faisaient pas encore partie de notre fraternel cénacle. Il nous manquait Léon Dierx, José-Maria de Heredia, Armand Sylvestre et d’autres.
Et ce qui nous manquait aussi, c’était une ferme discipline, une ligne de conduite précise et résolue. Certes le sentiment de la beauté, l’horreur des niaises sensibleries qui déshonoraient alors la poésie française, nous les avions ! Mais, quoi ! Si jeunes, c’était en désordre et un peu au hasard que nous nous jetions dans la mêlée et que nous marchions à la conquête de notre idéal. Il était temps que les enfants de naguère prissent des attitudes d’hommes, que notre corps de tirailleurs devint une armée régulière. Il nous fallait la règle, une règle imposée de haut et qui, tout en nous laissant notre indépendance intellectuelle, fît concourir gravement, dignement, nos forces éparses à la victoire entrevue.
Cette règle, c’est de Leconte de Lisle que nous la reçûmes.
Du jour où François Coppée, Villiers de L’Isle-Adam et moi, nous eûmes l’honneur d’être conduits chez Leconte de Lisle, — M. Louis Ménard, le poète et le philosophe, fut notre introducteur, — du jour où nous eûmes la joie de rencontrer, chez le maître, José-Maria de Heredia et Léon Dierx, d’y voir Armand Silvestre, d’y retrouver Sully Prudhomme, de ce jour-là date, à proprement parler, notre histoire qui cesse d’être une légende ; et c’est alors que notre adolescence s’affermit en virilité.
Certes nos jeunesses d’hier n’étaient point mortes et nous n’avions pas tout à fait renoncé aux hasardeuses extravagances dans l’art et dans la vie. Mais nous laissions tout cela à la porte de Leconte de Lisle comme on quitte un habit de carnaval pour revenir dans la maison familiale. Nous étions un peu semblables à ces jeunes peintres de Venise qui, après avoir passé la nuit à chanter en gondole et à caresser les cheveux roux des belles filles, tout à coup prenaient un air réfléchi, presque austère, pour entrer dans l’atelier du Titien.
Aucun de ceux qui ont été admis dans le salon de Leconte de Lisle ne perdra jamais le souvenir de ces nobles et doux soirs qui, pendant tant d’années, oui, pendant beaucoup d’années, furent nos plus belles heures. Avec quelle impatience, chaque semaine accrue, nous ◀attendions▶ le samedi, le précieux samedi où il nous était donné de nous retrouver, unis d’esprit et de cœur, autour de celui qui avait toute notre admiration et toute notre tendresse ! C’était dans le petit salon, au cinquième étage d’une maison neuve, boulevard des Invalides, que nous venions dire nos projets, que nous apportions nos vers nouveaux, sollicitant le jugement de nos camarades et de notre grand ami. Ceux qui ont parlé d’enthousiasme mutuel, ceux qui ont accusé notre groupe de trop de complaisance pour soi-même, ceux-là certes ont été mal informés. Je crois que jamais aucun de nous n’a osé, dans la maison de Leconte de Lisle, formuler un éloge ou une critique sans avoir en soi la conviction de dire vrai. Pas plus d’exagération dans la louange que d’acerbité dans la désapprobation. Des esprits sincères, voilà en effet ce que nous étions ; et Leconte de Lisle nous donnait l’exemple de cette franchise. Avec une rudesse dont nous lui savions gré, il lui arrivait souvent de blâmer vertement nos œuvres nouvelles, de nous reprocher nos paresses, de réprimander nos concessions. Parce qu’il nous aimait, il n’était pas indulgent. Mais aussi quel prix donnait aux éloges cette sévérité coutumière ! Je ne sais pas de plus grande joie que celle d’être approuvé par un esprit juste et ferme. Surtout, ne concluez pas de mes paroles que Leconte de Lisle ait jamais été un de ces génies exclusifs, désireux de créer des poètes à leur image et n’aimant dans leurs fils littéraires que leur propre ressemblance ! Tout au contraire. L’auteur de Kaïn est peut-être, de tous les inventeurs de ce temps, celui dont l’âme s’ouvre le plus largement à l’intelligence des vocations et des œuvres le plus opposées à sa propre nature. Ce qu’il est magnifiquement, il ne prétend pas qu’on le soit. La seule discipline qu’il imposât, — c’était la bonne, — consistait dans la vénération de l’art, dans le dédain des succès faciles. Il était le bon conseiller des probités littéraires ; sans gêner jamais l’élan personnel de nos aspirations diverses, il fut, il est encore notre conscience poétique elle-même. C’est à lui que nous demandions, c’est à lui que nous demandons, dans les heures de doute, de nous avertir du mal. Il condamne ou absout, et nous sommes soumis.
Ah ! Je me rappelle encore toutes les gausseries qu’on faisait alors sur ces soirées dans le salon de Leconte de Lisle. Eh bien ! les rieurs avaient tort, car, en vérité, je le crois et je le dis, — à cette époque heureusement disparue où la poésie était partout bafouée, où faire des vers avait ce synonyme : mourir de faim, où tout le succès, toute la renommée appartenait aux rimeurs d’élégies ou aux rimailleurs de couplets, aux pleurards et aux rieurs, où il suffisait de faire un sonnet pour être un imbécile et de faire une opérette pour être une espèce de grand homme ; à cette époque-là c’était un beau spectacle que celui de ces quelques jeunes hommes épris de l’art vrai, acharnés à l’idéal, pauvres pour la plupart et dédaigneux de devenir riches, qui confessaient imperturbablement et quoi qu’il dût en arriver leur foi de poètes, et qui se groupaient, avec une religion qui n’a jamais exclu la liberté de pensée, autour d’un maître vénéré, pauvre comme eux !
Une autre erreur serait de croire que nos réunions littéraires fussent des séances dogmatiques et moroses. Leconte de Lisle étant de ceux qui prétendent dérober surtout à la louange leur personnalité intime, ma causerie ici manquera d’anecdotes : il en doit être ainsi. Je ne dirai pas les souriantes douceurs d’une familiarité dont nous étions si fiers, les cordialités de camarade qu’avait pour nous le grand poète, ni les bavardages au coin du feu, — car on était très sérieux, mais on était très gai, — ni toute la belle humeur presque enfantine de nos paisibles consciences d’artistes, dans le cher salon peu luxueux, mais si net et toujours en ordre comme une strophe bien composée, pendant que la présence d’une jeune femme, au milieu de notre respect ami, ajoutait sa grâce à la poésie éparse.
Quelques-uns de ceux qui m’entendent se souviennent de tout cela et s’en souviendront toujours.
Mais le salon de Leconte de Lisle avait de joyeuses succursales. Un peu fantasques, rue de Douai, chez moi, — il arriva quelquefois que l’on but du Champagne, au lieu de boire du thé ! — nous faillîmes devenir mondains chez la générale marquis de Ricard. Nous connûmes l’habit noir que l’on met pour les soirées et nous récitions des sonnets estrambotes en costume de notaire ! Nous nous rappelons avec reconnaissance l’hospitalière maison de cette aimable femme qui était la mère de l’un de nos chers amis, et qui faisait chanter les violons pour les joueurs de lyre.
Même, chez Mme de Ricard, il nous arriva de jouer la comédie. Que dis-je ? La comédie ; le drame ! Et quel drame ! Marion de Lorme. Mon Dieu, oui, un jour, devant le public de soie et de dentelles, tout éclatant de diamants au corsage et de perles dans les chevelures, public parmi lequel se trouvaient Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, et une jeune fille, poète elle aussi, presque une Parnassienne, qui ne devait pas tarder à devenir Mme Alphonse Daudet, — devant ce public charmant et redoutable, nous osâmes représenter l’œuvre grandiose de Victor Hugo, dans des décors presque aussi petits que ceux d’un théâtre de poupées. François Coppée jouait le rôle de Didier, et Saverny, c’était moi. Dussé-je froisser vivement l’amour-propre de mon vieux camarade, je dois à la vérité de dire qu’il se montra remarquablement inférieur à M. Mounet-Sully ; quand à moi, il me fallut bien conclure, après cette épreuve unique et décisive, que beaucoup de choses me manquaient pour remplacer M. Delaunay, et ma foi, si j’avais eu en ma possession les pommes des Hespérides, je les aurais fait cuire pour me les jeter à moi-même !
Vous le voyez, frivoles encore. Cependant nous étions des travailleurs, malgré les interruptions de rires et d’amourettes. Complété, sachant ce qu’il voulait et où il allait, obéissant à une belle discipline qui, je l’ai dit, n’a jamais eu la liberté d’inspiration, le groupe des nouveaux poètes ajoutait les œuvres aux œuvres. Nous nous sentions maintenant capables du vrai combat, de la victoire peut-être ; et c’est alors que fut nécessaire, comme un cartel avant le duel, l’apparition du Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux dont je vous parlerai mardi prochain.
Quatrième conférence
Dans cette dernière causerie, je vous entretiendrai du Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, ce livre aujourd’hui introuvable, autrefois tant bafoué, où apparut, pour la première fois en troupe serrée, toute une génération de poètes. À ce propos, je dirai ma pensée avec une franchise entière sur ceux des poètes mes compagnons d’armes dont je n’ai pas encore parlé. De la sorte s’achèvera, tant bien que mal la tâche entreprise ; et je n’aurai plus qu’à vous remercier de la sympathique indulgence que vous avez bien voulu me témoigner.
Il est impossible d’être poète, même très peu, sans avoir quelquefois l’âme hantée de visions. Or, parmi les visions qui me charment, il en est une que je veux vous dire :
Dans une dizaine d’années, — mettons quinze, mais pas plus, — s’il arrive à un étranger curieux de visiter les environs de Paris, de se trouver, par une belle matinée de printemps, sur le bord de l’étang de Ville-d’Avray, cet étranger aura devant les yeux un spectacle vraiment éblouissant ! Là, sur la colline, parmi les chênes et les arbres de Judée, dans toute la verdure et dans toutes les fleurs, s’élèvera un palais d’une magnificence telle que jamais on n’en vit de semblable dans les contes de fées. Palais extraordinaire, en effet, vaste, somptueux, bâti des marbres les plus rares, orné des plus parfaites statues. Chose troublante ! Il ressemblera en même temps à une pagode, à un temple grec, et à une villa moderne ; réunissant, dans un ensemble prodigieux sans être disparate, tout l’art et tous les luxes des temps et des pays les plus divers. Et autour de cette resplendissante demeure, s’étendront à perte de vue, des forêts composées des essences les plus précieuses, d’immenses champs de roses, et aussi des plaines fécondes, blés, maïs, vergers, si démesurément spacieuses que leurs seuls produits suffiraient à l’alimentation d’une ville de plus d’un million d’âmes. Sans nul doute l’étranger restera stupéfait et songeur devant un si admirable domaine ! Mais sa surprise augmentera encore s’il pénètre dans le palais. Dans les vestibules, dans les galeries, dans les salles où passeront sans cesse des serviteurs vêtus de brocart et d’or, sous des plafonds peints par un grand peintre d’alors qui s’appellera Georges Rochegrosse, s’accrocheront aux murs les toiles les plus précieuses, Raphaël, Rembrandt, Rubens, et Corot aussi, s’espaceront dans un désordre harmonieux tous les meubles magnifiques ou exquis, toutes les éclatantes ou délicates étoffes, reluiront toutes les merveilles des ors ciselés, des émaux et des mosaïques. Et si l’étranger poursuit son chemin à travers ces splendeurs auxquelles aucun rêve n’a rien de comparable, un autre spectacle lui sera offert, plus délicieux encore : au centre d’une salle immense où des orchestres invisibles joueront les musiques, retrouvées d’Orpheus et de Linos, un homme blond, à l’air doux, seigneurial et calme, en des habits d’une richesse sans égale, sera assis sur un trône, la joue sur le poing, accoudé, paisible, ayant dans l’œil la satisfaction des triomphes démesurés, tandis qu’autour de lui des éphèbes vêtus de pourpre et des jeunes filles demi-nues, belles comme les Grâces, — seulement elles seront cent, au lieu d’être trois — s’agenouilleront en offrant au Maître, dans des hanaps d’or et dans des plats d’or, les liqueurs et les fruits les plus rares, symboles d’une abondance infinie ! Alors, certainement, en levant les bras au ciel, l’étranger s’écriera : « Oh ! Que de trésors, que de beauté, que de joie ! » Mais l’homme blond assis sur le trône répondra avec une affabilité impériale : « Tu ne vois rien encore ! Quel serait ton étonnement, ô étranger, s’il t’était donné de connaître mes cent quatre fermes en Normandie, mes dix-huit maisons à sept étages, avenue de l’Opéra, et surtout mon passage, ce passage illustre, plus orné de chefs-d’œuvre qu’un musée d’Italie, et où, par ordonnance de police, personne ne passe que la tête découverte et dans une attitude voisine de l’agenouillement, depuis qu’il a quitté le nom d’un ministre de jadis, pour prendre mon nom, à moi !
— Qui donc es-tu ? s’écriera l’étranger, homme aussi étonnant par tes innombrables richesses que par la douceur de ta parole ? »
L’homme assis sur le trône répondra :
« Je suis Alphonse Lemerre, éditeur, successeur de Percepied, et j’ai gagné mon petit avoir en éditant les sonnets et les odes des poètes parnassiens. »
Et veuillez bien remarquer que cette vision n’a rien de chimérique : elle devance les temps, voilà tout. Déjà, Alphonse Lemerre est assez opulent, pour que M. de Rothschild s’inquiète, la nuit, dans ses songes, de cette fortune grandissante !
Fortune dont nous nous réjouissons.
D’abord parce qu’Alphonse Lemerre — qui donnera son nom à un passage — fut un tout petit libraire du temps où les plus célèbres d’entre nous étaient de tout petits poètes ; il a été des nôtres, à sa façon, il a lutté, comme nous, et avec nous. Puis cette réussite est d’un bon exemple et nous honore. Ce n’est pas aux Parnassiens qu’on peut reprocher leur libraire à l’hôpital réduit ! Lemerre a publié des poèmes ! Il a des rentes sur l’État. Il a mis des élégies en vente ? Il est obligé de déposer son or à la Banque, parce que chez lui il n’y a plus assez de place. Ajoutez que la renommée lui est venue en même temps que l’accumulation des trésors. Le successeur de Percepied est le successeur des Elzévirs. À la bonne heure, nous sommes contents. Oui, contents de l’avoir fait riche et fameux.
Et qu’on ne vienne pas dire qu’Alphonse Lemerre a gagné tout cet argent — avec toute cette gloire — par ses belles et parfaites rééditions des ouvrages anciens. Il doit beaucoup, certes, à ce labeur de bibliophile et de lettré. Mais, sans nous qui, à cause même des criailleries du commencement, avons fait son illustration première, il fût demeuré sans doute peu connu ; en un mot il n’aurait pas vendu à vingt mille exemplaires les œuvres de Rabelais, s’il n’eût tiré à cinq cents le Parnasse contemporain ! Il s’en souvient, l’affirme à qui veut l’entendre, et nous sommes les meilleurs amis du monde.
Je viens de dire qu’Alphonse Lemerre avait publié le Parnasse contemporain, qui parut d’abord par livraisons. Cela est tout à fait exact, si l’on considère la chose dans son ensemble ; pas tout à fait, si l’on se place à un point de vue plus strict.
En ce temps-là notre ami Louis-Xavier de Ricard, qui a renoncé, je crois, aux vers, et qui a eu tort, dirigeait un journal hebdomadaire intitulé l’Art. Cette feuille ouverte aux futurs Parnassiens ne rapportait guère d’argent et devait en coûter beaucoup. Un jour, je conseillai à Louis-Xavier de Ricard, qui m’approuva, de transformer son journal en une publication périodique, luxueusement imprimée, in-octavo, et ne contenant que des poésies. Le titre : Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux, fut imaginé alors. Il m’a valu dans ces temps anciens assez d’injures pour que je me permette aujourd’hui d’en revendiquer la trouvaille d’ailleurs médiocre.
Les premières livraisons parurent avec des vers rassemblés par Louis-Xavier de Ricard ou
par moi, et sous notre seule direction. Elles furent lues, mais non pas par le public,
— par nous seuls ! Si bien que le Parnasse contemporain, faute
d’acheteurs, n’eût pas manqué de bientôt disparaître, si Alphonse Lemerre, jeune comme
nous, hardi comme nous, ne s’était offert et n’eût dit : « Laissez venir à moi les
petits poètes ! »
Il prit dans ses mains le Parnasse, le développa, paya ce qui
était dû aux imprimeries, paya ce qui était dû aux collaborateurs, et en fit le recueil
persistant auquel nous dûmes tant de railleries et d’outrages, mais auquel nous devons
aujourd’hui votre précieuse bienveillance. Du fond de notre cœur et du plus lointain de
notre esprit nous remercions Alphonse Lemerre de l’aide qu’il nous a prêtée
Ce fut un lieu assez étrange pendant un temps que la petite boutique du passage Choiseul, bientôt passage Lemerre. Ce n’était pas encore le grand magasin d’aujourd’hui où viennent des académiciens et des romanciers illustres, où on voit le buste de Leconte de Lisle et le buste de François Coppée. Une toute petite boutique, presque une échoppe, avec un entresol très bas où l’on montait par un escalier, qui tourne. Juste assez de livres pour être une librairie, et juste assez de place pour la visite quotidienne des poètes.
Car nous y venions tous les jours, avec fierté. Songez donc ! À vingt ans, nous, pauvres diables de rimeurs, qu’aucun éditeur alors n’eût accueillis, nous qui n’osions pas passer devant la boutique de Michel Lévy de peur qu’à la seule vue de nos chevelures extravagantes, les commis de la librairie ne surgissent au seuil de la porte en brandissant des balais plus formidables que le glaive de l’archange, nous à qui la maison Hachette apparaissait dans un rêve comme un paradis chimérique où ne sont admis que les dieux, nous, Parnassiens, nous avions un libraire à nous, tout à fait à nous ! Notre joie se traduisait en joyeuses causeries dans la chère échoppe hospitalière, et je ne sais pas de lieu au monde où il ait été échangé de plus ardentes espérances et récité plus de vers. Des triolets de M. Gabriel Marc, un de nos camarades d’antan, ont raconté la boutique d’Alphonse Lemerre. Les voici ; c’est une fantaisie peu prétentieuse et gaie.
L’ENTRESOL DU PARNASSE.
Dans ce poétique entresol,Hugo règne à côté d’Homère.Les beaux vers émaillent le sol,Dans ce poétique entresol.Sévère ou chantant : mi, fa, sol,On y voit l’éditeur Lemerre.Dans ce poétique entresol,Hugo règne à côté d’Homère.
Là, sans ordre, sont réunisTous les jeunes porteurs de lyre.Chercheurs d’astres et d’infinisLà, sans ordre, sont réunis ;Enfants que la muse a bénis,Aimant avant de savoir lire,Là, sans ordre, sont réunisTous les jeunes porteurs de lyre.
Saluons Valade et MératQui savent dompter les chimèresSans orgueil et sans apparat.Saluons Valade et Mérat.Leurs joyaux à triple caratOnt le charme des éphémères.Saluons Valade et MératQui savent dompter les chimères.
Voici Dierx et d’Hervilly,Armand Renaud, François Coppée,Glatigny rêveur et pâli ;Voici Dierx et d’Hervilly.Pour guérir un siècle vieilliIls cherchent la pharmacopée.Voici Dierx et d’Hervilly,Armand Renaud, François Coppée.
Sully Prudhomme et CazalisSe tiennent près de Lafenestre,Theuriet compare à des lysSully Prudhomme et Cazalis.Cazalis venant de TiflisSerre la main d’Armand Silvestre.Sully Prudhomme et CazalisSe tiennent près de Lafenestre.
On y rencontre aussi MendèsÀ qui nul rythme ne résiste,Qu’il chante l’Olympe ou l’Adès ;On y rencontre aussi Mendès.Des Essarts venant de RhodezLui lit un sonnet fantaisiste.On y rencontre aussi MendèsÀ qui nul rythme ne résiste.
Tout tremble : c’est HerediaÀ la voix farouche et vibrante,Qu’en vain Barbey parodia.Tout tremble : c’est HerediaHeredia qu’incendiaUn rayon de mil huit cent trente !Tout tremble : c’est Heredia,À la voix farouche et vibrante.
À ces innocents jeux d’espritPardonnez, Leconte de Lisle.Je vois Banville qui souritÀ ces innocents jeux d’esprit.
Gardons le triolet proscritPar La Harpe et l’abbé Delille !À ces innocents jeux d’espritPardonnez, Leconte de Lisle.
C’est à ce point de nos causeries que doit s’arrêter, à proprement parler, la légende du Parnasse contemporain. Je l’ait dit, quoique bien jeunes encore, nous commencions à devenir graves. Ce n’est donc plus le moment de dire des anecdotes et de détailler en souriant les hasards de notre fantaisiste adolescence. Après l’historiette, la critique.
Si je voulais étudier tous les poètes dont le nom figure dans notre premier recueil collectif, je vous retiendrais beaucoup trop longtemps. Car, en réalité, presque tous les poètes vinrent à nous. Je veux surtout m’attacher, — ce qui abrégera ma besogne et vous épargnera une trop longue patience — à ceux des artistes nouveaux qui concoururent au mouvement parnassien, non pas d’une façon occasionnelle et intermittente, mais d’une manière résolue, ininterrompue ; aux véritables Parnassiens, en un mot.
Au premier rang, — puisque j’ai déjà nommé François Coppée et Sully Prudhomme, — doit être placé Léon Dierx.
Je le dis, avec la conviction d’émettre une vérité qui paraîtra évidente à l’avenir, Léon Dierx, dont l’œuvre considérable reste presque ignorée de la foule, dont le talent n’est estimé à sa juste valeur que par les artistes et les lettrés, Léon Dierx est véritablement un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du dix-neuvième siècle. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonction naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possible de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et de l’amour. Les réalités basses sont autour de lui comme des choses qu’il ne voit pas, ou, s’il les aperçoit, ce n’est que de très haut, très vagues, très confuses, et dépouillées par l’éloignement de leurs tristes laideurs. Au contraire tout ce qui est beau, tout ce qui est tendre et fier, la mélancolie hautaine des vaincus, la candeur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées d’azur où tremble une voile pâle au loin, — l’impressionne incessamment, le pénètre, le remplit, devient comme l’atmosphère où respire heureusement sa vie intérieure. S’il était permis au regard humain de pénétrer dans le mystère des pensées, ce que l’on verrait dans la sienne, ce serait le plus souvent, parmi la langueur éparse du soir, des Songes habillés de blanc qui passent deux à deux en parlant tout bas de regret ou d’espoir, tandis qu’une cloche au loin tinte douloureusement dans les brumes d’une vallée. Écoutez ce paysage automnal.
SOIR D’OCTOBRE
Un long frisson descend des coteaux, aux vallées ;Des coteaux et des bois, dans la plaine et les champs,Le frisson de la nuit passe vers les allées.— Oh ! L’angelus du soir dans les soleils couchants ! —Sous une haleine froide au loin meurent les champs.Les rires et les chants dans les brumes épaisses.Dans la brume qui monte ondule un souffle lent ;Un souffle lent répand ses dernières caresses,Sa caresse attristée au fond du bois tremblant ;Les bois tremblent ; la feuille en flocon sec tournoie,Tournoie et tombe au bord des sentiers désertés.Sur la route déserte un brouillard qui la noie.Un brouillard jaune étend ses blafardes clartés ;Vers l’occident blafard traîne une rose trace,Et les bleus horizons roulent comme des flots,Roulent comme une mer dont le flot nous embrasse.Nous enlace, et remplit la gorge de sanglots.Plein du pressentiment des saisons pluvialesLe premier vent d’octobre épanche ses adieux,Ses adieux frémissants sous les feuillages pâles.Nostalgiques enfants des soleils radieux.Les jours frileux et courts arrivent. C’est l’automne.— Comme elle vibre en nous la cloche qui bourdonne !L’automne, avec la pluie et les neiges, demainVersera les regrets et l’ennui monotone ;Le monotone ennui de vivre est en chemin !Plus de joyeux appels sous les voûtes ombreuses ;Plus d’hymnes à l’aurore, et de voix dans le soirPeuplant l’air embaumé de chansons amoureuses !Voici l’automne ! Adieu, le splendide encensoirDes prés en fleurs fumant dans le chaud crépuscule.Dans l’or du crépuscule, adieu, les yeux baissés.Les couples chuchotants dont le cœur bat et brûle.Qui vont la joue en feu, les bras entrelacés.Les bras entrelacés quand le soleil décline.— La cloche lentement tinte sur la colline. —Adieu, la ronde ardente, et les rires d’enfants.Et les vierges le long du sentier qui chemine.Rêvant d’amour tout bas sous les cieux étouffants !— Âme de l’homme, écoute en frémissant comme elleL’âme immense du monde autour de toi frémir !Ensemble frémissez d’une douleur jumelle.Vois les pâles reflets des bois qui vont jaunir ;Savoure leur tristesse et leurs senteurs dernières,Les dernières senteurs de l’été disparu ;— Et le son de la cloche au milieu des chaumières ! —L’été meurt ; son soupir glisse dans les lisières.Sous le dôme éclairci des chênes a couruLeur râle entrechoquant les ramures livides.Elle est flétrie aussi ta riche floraison,L’orgueil de ta jeunesse ! Et bien des nids sont vides,Âme humaine, où chantaient dans ta jeune saisonLes désirs gazouillants de tes aurores brèves.Ame crédule ! Écoute en toi frémir encor,Avec ces tintements douloureux et sans trêves.Frémir depuis longtemps l’automne dans tes rêvesDans tes rêves tombés dès leur premier essor.Tandis que l’homme va, le front bas, toi, son âme.Écoute le passé qui gémit dans les bois.Écoute, écoute en toi sous leur cendre et sans flammeTous tes chers souvenirs tressaillir à la fois,Avec le glas mourant de la cloche lointaine !Une autre maintenant lui répond à voix pleine.Écoute à travers l’ombre, entends avec langueurCes cloches tristement qui sonnent dans la plaine.Qui vibrent tristement, longuement dans ton cœur !
Est-il un homme qui puisse demeurer insensible à la pénétrante harmonie de ces vers, délicieusement berceurs comme le vent d’automne, et ne sont-ce pas tous nos rêves et tous nos amours de jadis qui fuient, tournoient et reviennent pour fuir encore dans l’obsession circulaire du rythme ? Je veux vous lire quelques vers encore.
AU JARDIN
Le soir fait palpiter plus mollement les plantesAutour d’un groupe assis de femmes indolentesDont les robes, ainsi que d’amples floraisons,D’une blanche harmonie argentent les gazons.Une ombre par degrés baigne ces formes vagues ;Et sur les bracelets, les colliers et les baguesQui chargent les poignets, les poitrines, les doigts,Avec le luxe lourd des femmes d’autrefois,Du haut d’un ciel profond d’azur pâle et sans voilesL’étoile qui s’allume, allume mille étoiles.Le jet d’eau dans la vasque au murmure discretRetombe en brouillard fin sur les bords ; l’on diraitQu’arrêtant les rumeurs de la ville au passageLes arbres agrandis rapprochent leur feuillage.Pour recueillir l’écho d’une mer qui s’endortTrès loin, au fond d’un golfe où fut jadis un port.Elles ont alangui leurs regards et leurs posesAu silence divin qui les unit aux choses,Et qui fait, sur leur sein qu’il gonfle, par momentPasser un fraternel et doux frémissement.Chacune dans son cœur laisse en un rêve tendreLa candeur et la nuit par souffles lents descendre ;Et toutes respirant ensemble dans l’air bleuLa jeune âme des fleurs dont il leur reste un peu,Exhalent en retour leurs âmes confonduesDans des parfums où vit l’âme des fleurs perdues.
Voici un autre poème intitulé Forêt d’hiver ; c’est, je le crois, une des plus superbes pages de la poésie contemporaine.
FORÊT D’HIVER
Seront-ils toujours là quand nous disparaîtrons ?Les voilà, roidissant leurs vénérables troncsQui des vents boréens ont lassé les colères.Eux, les arbres, longs murs de héros séculairesDurcis aux noirs assauts des hivers meurtriers,Inexpugnable bloc d’impassibles guerriersQui sous le choc prochain des rafales nocturnesPour un instant se font tout à coup taciturnes,Solennels et géants, horribles et nombreux.Et défiant la mort comme les anciens preux !Chênes, Trembles, Bouleaux, Sapins, Hêtres et CharmesSemblent marcher par rangs de squelette en armesDont l’âme rude a fait d’invincibles remparts ;Et du sol reluisant de leurs débris éparsIls se dressent humant le parfum des batailles.Tout cuirassés d’écorce ou pourfendus d’entaillesOù demain viendront boire et chanter les ramiers,Et leur cime s’emmêle en d’immenses cimiers.Des frères sont tombés dans un adieu sonore,Cadavres hérissés sur la lisière encore ;Mais dans l’armée au cœur indomptable, beaucoupSont morts depuis longtemps qui sont restés debout.Ils sont tels, ces captifs rigides, que l’outrageÉternel les retrouve augustes dans notre âge,Et tel est leur silence aux approches des nuits,Que la vie en a peur et fait taire ses bruits,Et que le fils errant des époques dernières.L’homme, ainsi que la bête au fond de ses tanières.Se retire à la hâte, écrasé sous le poidsDes lourds mépris qu’il sent tomber dans l’air des boisSur tous les vains espoirs où son désir s’enivre.Et le rouge soleil saigne à travers le givreDans l’enchevêtrement des ténébreux lutteurs ;Puis tout s’éteint ; la nuit aux démons insulteursMonte multipliant l’épaisse multitude ;Et de leur propre horreur sacrant leur solitudeEux, les arbres, debout, garderont sous les ventsL’obscur secret du rêve où sont nés les vivants.
À vrai dire, une entente aussi profonde de la vague rêverie des choses ne va pas toujours chez Léon Dierx sans un peu de vague dans les idées, sans quelque indécision dans les contours de la phrase. Si ces défauts sont comme un charme de plus dans le Soir d’octobre ou dans Au jardin que je vous lisais tout à l’heure, et dans d’autres morceaux tels que Juin, la Nuit d’été, les Remous, les Filaos, il faut bien avouer qu’ils trouvent un emploi moins heureux dans les œuvres où la précision et la clarté de la conception primitive exigeraient une expression non moins nette et non moins directe. C’est peut-être à ce trouble un peu crépusculaire où se disperse parfois l’inspiration de Léon Dierx qu’il faut attribuer, dans certaine mesure, l’espèce d’indifférence qu’ont trop longtemps témoigné à ce poète les gens épris avant tout du tangible et de l’immédiat. Pour l’aimer, pour la comprendre, cette âme exquise et comme lointaine, il faut aller vers elle, la chercher, la violenter presque, car elle ne s’offre pas brutalement, s’effare, se cache, veut rester ignorée. Mais, si vous la surprenez, si vous allez avec elle dans les brouillards légers du matin et du soir pareils aux crépuscules de Corot, quel délice vous éprouverez à la voir si chaste, si noble et si belle. D’ailleurs, Léon Dierx qui croit et qui a raison de croire que l’inspiration doit être fécondée et dirigée par l’art, a su réagir contre sa naturelle tendance à la rêverie confuse. Acharné à la rude besogne, il a réalisé en très grand nombre des poèmes savamment et clairement composés, solidement construits, nets, aux contours robustes.
Voici l’un de ces fermes et beaux morceaux :
LAZARE
À la voix de Jésus, Lazare s’éveilla ;Livide, il se dressa debout dans les ténèbres ;Il sortit tressaillant dans ses langes funèbres,Puis tout droit devant lui, grave et seul, s’en alla.
Seul et grave, il marcha depuis lors dans la ville.Comme cherchant quelqu’un qu’il ne retrouvait pas,Et se heurtant partout à chacun de ses pas,Aux choses de la vie, à la plèbe servile.
Sur son front reluisant de la pâleur des morts,Ses yeux ne dardaient pas d’éclairs ; et ses prunelles,Comme au ressouvenir des splendeurs éternelles,Semblaient ne pas pouvoir regarder au dehors.
Il allait, chancelant comme un enfant, lugubreComme un fou. Devant lui la foule s’entr’ouvrait.Nul n’osant lui parler, au hasard il errait,Tel qu’un homme étouffant dans un air insalubre.
Ne comprenant plus rien au vil bourdonnementDe la terre ; abîmé dans son rêve indicible ;Lui-même épouvanté dans son secret terrible.Il venait et partait silencieusement.
Parfois il frissonnait, comme pris de la fièvre,Et comme pour parler il étendait la main ;Mais le mot inconnu du dernier lendemain.Un invisible doigt l’arrêtait sur sa lèvre.
Dans Béthanie, alors, partout, jeunes et vieux.Eurent peur de cet homme ; il passait seul et grave ;Et le sang se figeait aux veines du plus brave.Devant la vague horreur qui nageait dans ses yeux !
Ah ! Qui dira jamais ton étrange supplice,Revenant du sépulcre où tous étaient restés !Qui revivais encor traînant dans les citésTon linceul à tes flancs, serré comme un cilice !
Pâle ressuscité qu’avaient mordu les vers,Pouvais-tu te reprendre aux soucis de ce monde,Ô toi qui rapportais dans ta stupeur profonde,La science interdite à l’avide univers !
La mort eut-elle à peine un jour rendu sa proie.Dans l’ombre tu rentras, spectre mystérieux,Passant calme à travers les peuples furieux.Et ne connaissant plus leur douleur ni leur joie.
Dans ta seconde vie, insensible et muet,Tu ne laissas chez eux qu’un souvenir sans trace.As-tu subi deux fois l’étreinte qui terrasse.Pour regagner l’azur qui vers toi refluait ?
— Oh ! Que de fois, à l’heure où l’ombre emplit l’espaceLoin des vivants, dressant sur le fond d’or du cielTa grande forme aux bras levés vers l’Éternel ;Appelant par son nom l’ange attardé qui passe ;
Que de fois l’on te vit dans les gazons épais,Seul et grave, rôder autour des cimetières,Enviant tous ces morts qui dans leurs lits de pierresUn jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !
Je voudrais parler plus longtemps de Léon Dierx. Mais d’autres poètes me réclament. Je n’ajouterai que quelques paroles et je les adresse surtout aux très jeunes hommes qui me font l’honneur de m’écouter, à ces jeunes hommes artistes déjà ou artistes bientôt, qui pour nous, vieillissants, sont comme le commencement de la postérité : — c’est à vous, nos amis inconnus et chers, à vous qui lisez et relisez l’œuvre de Léon Dierx, qui savez à quel point elle est délicieuse et haute, c’est à vous qu’il appartient de la répandre dans les esprits et de l’imposer à l’admiration de tous. Vous croyez que l’auteur des Amants et des Lèvres closes est un esprit magnifique et doux : dites-le, proclamez-le. Celui que vous reconnaissez pour un de vos plus chers maîtres, apprenez à tous qu’il est un maître en effet. Nous vous confions le soin de sa renommée ; et que, grâce à vous, grâce à votre zèle fervent, elle devienne, — selon la justice, — une belle et durable gloire.
Un poète tout différent de Léon Dierx, c’est José-Maria de Heredia. Chez lui, au lieu de la rêverie harmonieuse, toute la robustesse avec un fracas de métal, et au lieu de teintes crépusculaires, le flamboiement aveuglant de midi.
La fureur rouge des cactus, le resplendissement des incendies nocturnes, l’azur vert du ciel persan et les pourpres et les ors de Paul Véronèse ou de Delacroix, n’ont que des teintes pâles, en regard des strophes éclatantes de José-Maria de Heredia. Ne lui demandez pas la grâce familière de François Coppée ni la philosophie subtile de Sully Prudhomme. Né sous le ciel chaud de Cuba, ce qui lui plaît et ce qu’il vous offre, ce sont de farouches floraisons de couleurs. Dans son poème intitulé la Détresse d’Atahualpa mais surtout dans ses sonnets, dans ses sonnets retentissants et superbes, où l’on voit les chasseresses de l’Hémus traîner leurs chevaux roux dans le sang des bêtes égorgées et les Conquistadors partir dans la gloire du couchant pour de fauves Amériques, il verse prodigieusement les chromes, les vermillons, les ocres rouges, et en vérité pas un, non ! Pas un, n’excelle autant que lui à faire jaillir de la sonorité des mots des fanfares lumineuses. Des mots ? Sont-ce bien des mots, en effet, qu’il emploie ? On dirait plutôt que dans la monture infrangible de son vers il sertit des rubis, des escarboucles, des béryls et des chrysoprases, et chacun de ses sonnets est comme une éblouissante et solide mosaïque de pierreries.
LES CONQUÉRANTS
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,Fatigués de porter leurs misères hautaines.De Palos de Moguer, routiers et capitainesPartaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal
Ils allaient conquérir le fabuleux métalQue Cipango mûrit dans ses mines lointaines,Et les vents alizés inclinaient leurs antennesAux bords mystérieux du monde occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques.L’azur phosphorescent de la mer des TropiquesEnchantait leur sommeil d’un mirage doré ;
Ou, penchés à lavant des blanches caravelles.Ils regardaient monter dans un ciel ignoréDu fond de l’Océan des étoiles nouvelles.
VENDANGE
Les vendangeurs lassés ayant rompu leurs lignes,Des voix claires sonnaient dans l’air vibrant du soirEt les femmes en chœur marchant vers le pressoirMêlaient à leurs chansons des appels et des signes.
C’est par un ciel pareil, tout blanc du vol des cygnes.Que dans Naxos fumant comme un rouge encensoir,La Bacchanale vit la Crétoise s’asseoirAuprès du beau Dompteur ivre du sang des vignes.
Aujourd’hui, brandissant le thyrse radieux,Dionysos vainqueur des bêtes et des dieux,D’un joug enguirlandé n’étreint plus les panthères.
Mais, fille du Soleil, l’Automne enlace encorDu pampre ensanglanté des antiques mystèresLa noire chevelure et la crinière d’or.
NÉMÉE
Depuis que le Dompteur entra dans la forêtEn suivant sur le sol la formidable empreinte,Seul, un rugissement a trahi leur étreinte.Tout s’est tût. Le soleil s’abîme et disparaît.
À travers le hallier, la ronce et le guéret,Le pâtre épouvanté qui s’enfuit vers Corinthe,Se tourne et voit d’un œil élargi par la crainteSurgir au bord des bois le grand Fauve en arrêt.
Il s’écrie ! Il a vu la terreur de NéméeQui sur le ciel sanglant ouvre sa gueule arméeEt la crinière éparse et les sinistres crocs ;
Car l’ombre grandissante avec le crépusculeFait, sous horrible peau qui flotte autour d’Hercule,Mêlant l’homme à la bête, un monstrueux héros.
LE SAMOURAÏ
« C’était un homme à deux sabres. »
D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,À travers les bambous tressés en fine latte.Elle a vu, sur la plage éblouissante et plate,S’avancer le vainqueur que son amour rêva.
C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.La cordelière rouge et le gland écarlateCoupent l’armure sombre et, sur l’épaule, éclateLe blason de Hizen ou de Tokungawa.
Ce beau guerrier, vêtu de lames et de plaques,Sous le bronze, la soie et les brillantes laques.Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.
Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque.Et son pas plus hâtif fait reluire au soleilLes deux antennes d’or qui tremblent sur son casque.
Je terminerai ces citations par un sonnet encore, non moins resplendissant que les autres, mais d’où se dégage, dans un mystérieux symbole, la pitié de la nature pour les dieux déchus.
SUR UN MARBRE BRISÉ
La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes,Car, dans ce bois inculte, il chercherait en vainLa vierge qui versait le lait pur et le vinSur la terre au beau nom dont il marquâtes bornes.
Aujourd’hui le houblon, le lierre et les viornesQui s’enroulent autour de ce débris divin,Ignorant s’il fut Pan, Faune, Hermès ou Sylvain,À son front mutilé tordent leurs vertes cornes.
Vois : l’oblique rayon le caressant encorDans sa face camuse a mis deux orbes d’or :La vigne folle y rit comme une lèvre rouge ;
Et, prestige mobile, un murmure du vent,Les feuilles, l’ombre errante et le soleil qui bougeDe ce marbre en ruine ont fait un Dieu vivant.
Quoique son œuvre soit peu considérable encore, — mais elle s’accroît de jour en jour, — José-Maria de Heredia est de ceux qui peuvent songer sans inquiétude à ce que leur réserve l’avenir. Il a compris et suivi le conseil que Théophile Gautier donnait aux artistes :
Peintre, fuis la détrempeEt prends de l’émailleurLa lampePour fixer la couleur ;
Il a choisi le labeur difficile et, se souciant de la perfection, non de la dimension, il a fait œuvre étincelante et impérissable.
Comme je suis à peu près, pour vous parler des poètes, l’ordre selon lequel furent publiés leurs vers dans le premier Parnasse contemporain, me voici amené à vous entretenir d’un très chétif rimeur qui n’a jamais prétendu s’égaler à aucun de ses camarades. C’est moi-même que je veux dire. Il va de soi que, pour éviter le double écueil d’une outrecuidance ridicule et d’une humilité qui ressemblerait peut-être à de l’affectation, je me bornerai à de très courts commentaires.
Une chose qui a sans doute frappé les lecteurs de mes poésies, c’est que, presque toujours, j’ai consacré mes efforts à faire vivre les choses et les êtres du passé ou de la chimère. En effet une force invincible m’attire vers la légende, humaine ou religieuse, inventée ou rénovée, vers la lointaine légende. Hélas ! Aujourd’hui, elle se disperse, s’évanouit, se meurt. Tout bon élève de l’École des Chartes a discuté Charlemagne, douté de Roland et nié Turpin. D’après un historien suisse, Guillaume Tell est une création de l’esprit populaire, et pour ce qui est de Melchtal, il n’y a plus à Berne que les enfants qui ajoutent foi à ses aventures. D’autres légendes plus proches de nous s’écroulent aussi. Il paraît que nous sommes enfin des hommes et que nous devons rire des contes de nos nourrices. La vérité avant tout ! Soyons sérieux : pour admettre un héros, il nous faut des preuves. Oh ! Nous sommes très sérieux. Devant ce beau résultat, il y a des gens qui se frottent les mains. Ces gens-là ont bien raison. Pourtant, je crois une chose : les hommes qui ont défendu les défilés de l’Argonne avec une petite armée contre de redoutables et nombreux ennemis, étaient persuadés que Léonidas avait défendu le défilé des Thermopyles avec trois cents Spartiates.
Certes ! J’admire la science et la patience modernes. J’approuve ces historiens, déchiffreurs acharnés des manuscrits antiques, qui apportent l’ordre et la lumière parmi nos vieilles chroniques et qui restituent dans sa réalité probable le passé des peuples. Mais quoi ! perdre toute illusion, voir s’écrouler une à une toutes les renommées légendaires, en arriver à croire que les hommes d’autrefois ne valaient pas mieux que les hommes d’aujourd’hui, cela est-il bien salutaire ? Nous avons tant besoin d’exemples, hélas ! On se demande quelquefois si la vérité qui décourage est préférable au mensonge qui réconforte.
Un fils va se battre pour défendre l’honneur de son père. Quelqu’un lui dit : « Ton père n’était pas un honnête homme », et fournit des preuves. « Vraiment ? » répond le fils, et il remet ses pistolets dans leur boite.
On répondra : « Tuer la légende, c’est faire vivre l’histoire. Celle-ci, moins
attrayante, a sa beauté d’autant plus saisissante qu’elle est incontestable. » Prenez
garde ! Les souvenirs sont étrangement liés. Roland, d’un seul coup de sa glorieuse
Durandal, n’a pas tranché une roche des Pyrénées ? Donc Lazare Hoche n’a pas forcé le
premier les lignes de Wissembourg. Quiconque détruit une croyance ne se borne pas à
détruire cette croyance, il porte atteinte à la foi elle-même. Une seule erreur prouvée
peut engendrer un soupçon général. « Eh bien ! soit, disent-ils, doutons.
Qu’importe ! Ce n’est pas le passé qui nous intéresse, c’est l’avenir. Nous ne nous
soucions pas de ce que nous avons été, mais de ce que nous serons. Regarder en arrière,
empêche de marcher en avant. Il s’agit bien de Charlemagne ou de Guillaume Tell à cette
heure ! Hier est sans importance pour nous qui bâtissons demain. »
Ce
raisonnement ressemble un peu trop à celui d’un architecte qui dirait : « Je n’ai pas à
m’occuper des fondements puisque j’élève la toiture ! » Puis, tout à coup, la maison
s’effondre.
Mais que faire ? Restaurer les croyances anciennes ? Non. La vérité historique, quoique cruelle, vaut d’être aimée pour elle-même ; la certitude acquise peut remplacer dans l’esprit d’un peuple la foi, hélas ! Perdue. Maintenant, d’ailleurs, ce travail de reconstruction, fût-il salutaire, serait impossible : on ne rebâtit pas le temple quand les pierres dont il était formé, sont cassées, émiettées, en un mot, poussière. Foulons ces ruines et même entassons des ruines encore, puisque telle est la loi fatale de ce siècle ; ne laissons debout aucune fausse grandeur. La clarté dans toutes les ombres, la vérité dans toutes les illusions. Il le faut. Aucune pitié pour aucun rêve. Deux et deux font quatre. Et puisse le Fait nous consoler de l’idéal perdu.
Je parle presque sans ironie, avec tristesse seulement. Le vrai est le but de ce siècle, et sera le prix de ses efforts. Pour nous élever jusqu’à nos destinées définitives, il faut jeter le lest ancien. Nous l’avons jeté presque tout entier, et nous arriverons sans doute. Qu’adviendra-t-il cependant des poètes, des peintres, des musiciens, des sculpteurs, des artistes en un mot ? Quelle place pourront-ils occuper dans une société qui n’aura plus souci que de la réalité ? Pour être tolérés devront-ils cesser d’être ce qu’ils sont en effet ; c’est-à-dire les dévots de tous les dieux, les admirateurs de toutes les gloires, les enthousiastes de toutes les beautés ? Ils ne le pourraient pas. C’est en vain que quelques-uns, par un consentement qui ne serait qu’une apparence, voudraient se restreindre à célébrer les éloges de la vie actuelle. La vision même de l’avenir ne suffirait pas à emplir leurs yeux et leurs cœurs. Ces hommes étranges aiment à regarder les soleils couchants ; ils sont attirés vers les tombes encore plus que vers les berceaux, et le jour où le souvenir n’existerait plus, il n’y aurait plus de poésie ! Les chasserons-nous donc, couronnés de fleurs ou d’épines, de la République du Fait ?
Non ! Ils seront parmi nous comme des enfants divins. Les enfants sont plus près du passé. Tandis que d’autres, politiques, philosophes, historiens, accompliront leur besogne sévère, ils seront le charme et la consolation. Ces légendes, dont la science aura fait justice, ils vous les conteront encore, non pour vous les faire croire, mais pour vous les faire aimer. Par une réaction naturelle et nécessaire, ils reculeront d’autant plus que, vous, vous avancerez. Ils ne nieront pas la vérité et n’imposeront pas le mensonge, mais sans vous détourner de l’une ils vous raviront avec l’autre. Ce sera non seulement une joie pour eux, mais un devoir. Les héros qui n’ont peut-être pas existé, ils vous les montreront, pour votre plaisir. Ils seront les évocateurs sacrés de morts qui n’auront jamais vécu. Et si vous n’ajoutez point foi à leur rêverie, vous subirez l’influence pourtant de tout ce que leur rêverie contiendra de bon, de noble, de pur. Ils seront les menteurs qui diront la vérité, puisqu’ils vanteront le courage, la pudeur, l’honneur. Ils ne s’adresseront pas à votre raison, mais ils arriveront à elle en passant par votre conscience. Vous ferez deux parts de votre pensée : l’une appliquée à la vie, l’autre livrée au rêve, dont ils seront les représentants suprêmes. Et alors quand l’art aura définitivement divorcé d’avec le fait, l’idéal sera d’autant plus noble qu’il ne contiendra plus aucune parcelle de réel.
Je crois fermement que les temps prochains seront, plus qu’aucune époque, favorables à la poésie, et même à la poésie épique, c’est-à-dire légendaire. Ah ! Les historiens dédaignent les chevaliers anciens, les preux, les héroïnes, les combats fantasques, les aventures miraculeuses ? Eh bien ! Prenons tout entier ce passé fabuleux qu’ils répudient. C’est un trésor brut que nous saurons transformer en parfaite richesse. De la Gaule primitive, de la France naissante, ils ne veulent connaître que l’histoire ; nous serons plus libres pour en dire la légende. À nous tout ce qui n’est pas, c’est-à-dire la plus prestigieuse des opulences. Nous vous promènerons dans le Paradis d’où Adam n’a pas été chassé, et nous vous conduirons, accrochés au manteau d’Élie, dans les cieux où Élie n’a pas été enlevé. Grâce à Dieu, plus d’entraves. Vraiment ce qu’il y avait de réalité dans la légende gênait beaucoup les poètes, et il leur déplaisait que leur hippogriphe se crût obligé de ressembler à un cheval.
Mais eux-mêmes croiront-ils encore ? Ou bien, ce qu’ils chanteront ne sera-t-il pour eux, comme pour vous, qu’un rêve ! Un rêve sans doute, mais le rêve, c’est le vrai aussi. À leur point de vue, une idée est une réalité, à un autre titre, mais tout autant que la table où je parle, que la lampe qui m’éclaire. Quiconque imagine, crée ! Ce qui a été conçu une fois, existe désormais. Heureux les hommes dont les pensées sont telles qu’ils ne craignent pas de les retrouver incarnées (sous quelle forme ? là est le mystère !) dans le séjour de la Réalisation !
C’est plein de cet amour pour la légende que j’ai écrit la plupart de mes poèmes : Pantéléia, Pagode, les Contes épiques, Hespérus, Le Soleil de Minuit.
Je dirai un court poème où j’ai exprimé de mon mieux ce regret du passé divin.
LA DERNIÈRE ÂME
Le ciel était sans dieux, la terre sans autels.Nul réveil ne suivait les existences brèves.L’homme ne connaissait, déchu des anciens rêves,Que la Peur et l’Ennui qui fussent immortels.
Le seul chacal hantait le sépulcre de pierre,Où, mains jointes, dormit longtemps l’aïeul sculpté ;Et, le marbre des bras s’étant émietté.Le tombeau même avait désappris la prière.
Qui donc se souvenait qu’une âme eût dit : Je crois !L’antique oubli couvrait les divines légendes.Dans les marchés publics on suspendait les viandesÀ des poteaux sanglants faits en forme de croix.
Le vieux soleil errant dans l’espace incoloreEtait las d’éclairer d’insipides destins…Un homme qui venait de pays très lointains.Me dit : a Dans ma patrie il est un temple encore.
« Antique survivant des siècles révolus »,« Il s’écroule parmi le roc, le lierre et l’herbe,« Et garde, encor sacré dans sa chute superbe,« Le souvenir d’un Dieu de qui le nom n’est plus. »
Alors j’abandonnai les villes sans égliseEt les cœurs sans élan d’espérance ou d’amourEn qui le doute même était mort sans retourEt que tranquillisait la certitude acquise.
Les jours après les jours s’écoulèrent. J’allais.Près de fleuves taris dormaient des cités mortes ;Le vent seul visitait, engouffré sous les portes,La Solitude assise au fond des vieux palais.
Ma jeunesse, au départ, marchait d’un pied robuste.Mais j’achevai la route avec des pas tremblants ;Ma tempe desséchée avait des cheveux blancsQuand j’atteignis le seuil de la ruine auguste.
Déchiré, haletant, accablé, radieux.Je dressai vers l’autel mon front que l’âge écrase.Et mon âme exhalée en un grand cri d’extaseMonta, dernier encens, vers le dernier des dieux !
Je vous lirai maintenant quelques-uns de mes petits Contes Épiques :
LE LION
Comme elle était chrétienne et n’avait pas voulu,Pour de vains dieux d’argile ou de bois vermoulu,Allumer de l’encens ni célébrer des fêtes,Le préteur ordonna de la livrer aux bêtes ;Et comme elle était jeune et vierge, et rougissaitQuand l’œil du juge impur sur elle se fixait,Une clause formelle en l’édit contenuePrécisa qu’au supplice on la livrerait nue.
Nue, et le sein voilé de ses chastes cheveux,Elle entra dans le cirque.
En quatre bonds nerveuxUn lion famélique et rugissant de joieJaillit de la carcère et vint flairer la proie.Le peuple regardait, étrangement jaloux,Palpiter ce corps blanc près de ce mufle roux,Et montrait, allumé d’une affreuse luxure,Des rictus de baiser, peut-être de morsure.Elle, chaste, tirait ses cheveux sur son sein.
Cependant le lion, instinctif assassin,Entrebâillait déjà sa gueule carnassière.
« Lion ! » dit la chrétienne.
Alors, dans la poussièreOn le vit se coucher, doux et silencieux ;Et, comme elle était nue, il ferma les deux yeux.
PENTHÉSILÉE
Reine des Amazones
La reine au cœur viril a quitté les cieux froidsDe la Scythie.
Avec ses sœurs vierges comme elle,Elle gagne la plaine où la bataille mêleLes courages sanglants et les blêmes effrois.Qu’une autre en son logis file les lentes laines !Elle, un désir la mord, indocile aux retards,De vaincre le plus fort, le plus beau des Hellènes,Achille ! Et son cheval bondit, les crins épars,Et l’emporte vers la mêlée,Et le cri de PenthésiléeS’ajoute au bruit montant des armes et des chars !
« Achille ! Achille ! Achille ! ô héros ! Voici l’heureOù ton sang coulera comme un ruisseau vermeil !Tout plein d’un songe horrible, et fuyant le sommeil,Ton père aux cheveux gris hurle dans sa demeure !
Tu fus comme un lion dans une bergerie ;Tu fus comme un vent noir dans un bois de roseaux ;Que de rois, ô guerrier ! Mangés par les oiseauxSur un sol qui n’est pas celui de la patrie.
Les festins te plaisaient après les chocs d’épées ;Tu domptais, jeune dieu ! Les cœurs de vierge aussi,Quand sur tes bras charmants noirs d’un sang épaissi,Roulaient les boucles d’or de ton casque échappées !
Mais frémis à ton tour ! Le glaive enfin se dresseQui percera ton sein comme un sein d’enfant nu ;Car l’amazone vient qui n’a jamais connuLa peur ni la tendresse ! »
Telle en sa course, hélas ! Qui n’eut point de retour,Par dessus les fracas criait la vierge fière ;Elle ne savait pas qu’avant la fin du jour,Mourante, elle mordrait la sanglante poussière,En jetant au vainqueur beau comme une guerrièreUn regard moins chargé de haine que d’amour !
LA DERNIÈRE ABEILLE
Vents, pluie, éclairs faisaient rage de telle sorteQu’on n’avait jamais vu de tempête aussi forte.Sous l’épaisseur des bois par la bise ployés,Dans les nids, les petits oiseaux mouraient noyés,Et l’ouragan broyait toutes les créaturesQui n’ont point pour abri de solides toitures :L’abeille dans la fleur brisée, et le grillonTransi sous le léger brin d’herbe du sillon.Or, Maria, qu’on nomme autrement Myrième,Vit, ce soir, un point d’or frôler la vitre blême,Et c’était une abeille, hélas ! Près de mourir,Qui heurtait, espérant que l’on viendrait ouvrir.La Mère du Sauveur entr’ouvrit la fenêtre.Elle prit dans ses doigts le pauvre petit être,Reconnut que c’était la reine d’un essaim,L’essuya d’un baiser et la mit dans son seinPour qu’elle y réchauffât ses deux ailes vermeilles.Sans cela, les étés n’auraient plus eu d’abeilles.
LA FEMME ADULTÈRE
Un vieillard est assis dans l’ombre sur un banc.Autour de lui la salle est immense et déserte.On pourrait voir au loin par la fenêtre ouverteJérusalem rougir sous le soleil tombant.
L’œil clos, les bras croisés, et sans qu’un poil ne bougeDe sa barbe touffue ou de ses blancs sourcils,Cet homme a l’air d’un mort qui se tiendrait assis,Tant sa forme est rigide en sa tunique rouge.
Mais sous la dureté livide de la chairSe débat en hurlant l’angoisse intérieure,Comme un chacal captif qui miaule et qui pleureBondit sans l’ébranler dans sa cage de fer.
Il voit en son esprit, Dieu voulant qu’il le voie,Hommes, femmes, enfants que l’on tient par la main,Tout un peuple courir sur le même cheminAvec des cris de haine et des clameurs de joie.
Devant la multitude une femme s’enfuit,Frissonnante, éperdue, et courbant vers la terreLe front déshonoré de la femme adultèreQue lapident déjà la menace et le bruit.
Elle fuit, demie nue, et sa pudeur tardiveSous des lambeaux pressés de ses voiles éparsVoudrait cacher aux yeux braqués de toutes partsLa beauté déplorable où leur fureur s’avive.
Parfois elle s’arrête et tombe à deux genoux,Tendant les mains, criant, plus morte que vivante,Les suprêmes appels que la détresse invente ;Mais le peuple hideux amasse des cailloux.
Le vieillard voit cela sans lever la paupière.Son chef na point tremblé. Son sein ne s’enfle pas.Seulement, de sa manche il tire un maigre bras,Comme pour ramasser et lancer une pierre.
Alors la porte s’ouvre, et, debout sur le seuil,Ayant le flamboiement du couchant derrière elle,Une femme apparaît, blanche et surnaturelle,Le sourire à la lèvre et l’extase dans l’œil.
Le vieillard, en sursaut, se dresse vers la porte !Il regarde et s’étonne, il touche et ne croit pas ;Puis, les deux bras au ciel, et reculant d’un pas :« Dieu de Jacob, dit-il, que nous veut cette morte ?
— Morte ? Non, prêtez-moi l’oreille, ouvrez les yeux.J’étais morte en naissant, mais ce jour me délivre,Et mille nouveau-nés ont moins d’heures à vivreQue je ne compterai de siècles dans les cieux !
— Tu vis ! Qui l’a permis ? Par quels juges absoute,Offenses-tu mon seuil de ton pied criminel ?Ô Seigneur ! N’est-il plus de lois dans Israël ?Ô peuple ! N’est-il plus de pierres sur la route ?
— Un nouveau laboureur ensemence les champsLe Fils pardonne à ceux que le Père châtie,Et pour que son Église, un jour, en soit bâtie,Les cailloux du chemin ne seront plus méchants.
Il a dit : « Qu’il lui jette une première pierre,« Celui-là d’entre vous qui vécut sans péché ! »Un scribe qui tenait un pavé la lâché ;Et sur les pieds du Christ j’ai béni la poussière.
— Le Christ, dis-tu ? Quel est ce prophète subtilQui du péché de l’un fait à l’autre un refuge ?C’est la Loi qui condamne, et, parce que le jugeN’était pas innocent, le coupable l’est-il ?
— Aux yeux du Rédempteur ineffable qui donneÀ notre antique nuit l’aube d’un nouveau jour,Et qui, haï de tous, offre à tous son amour,Le pardon est meilleur que l’équité n’est bonne.
— Moi seul, à qui justice était due en effet,J’aurais pu pardonner. Mais lui, d’où vient qu’il l’ose ?De quel droit se fait-il arbitre dans ma cause,Puisqu’il n’a pas souffert du mal que tu m’as fait ?
Est ce lui qui t’aima, jeune et belle, de sorteQu’ayant livré la charge en or de trois chameaux,Il posséda l’épouse avec qui plus de mauxQu’il n’avait de deniers entrèrent par sa porte ?
A-t-il, pendant quatre ans, savouré le poisonDe ta voix qui mentait, et béni le mensonge ?A-t-il, quand vint le jour où le soupçon nous ronge,Comme on traque un renard, guetté la trahison ?
Non, c’est moi qui, jaloux, furtif, l’œil aux serrures,T’ai vue enfin livrer aux plaisirs d’un amantEt ta ceinture d’or, et ton beau vêtement,Et ton flanc découvert plus beau que les parures.
C’est à moi que, féconde en des bras dissolus,Cependant que, vieillard étonné d’être père,Je m’enorgueillissais de notre lit prospère,Tu donnas des enfants que je n’embrasse plus !
Ah ! Quand tous mes agneaux bêlent dans mon étable,Quand il ne manque pas à ma vigne un raisin,Au larron qui pilla les trésors du voisinJe puis facilement me montrer charitable !
Mais ils sont moins cléments, ceux à qui l’on fît tort ;Le voleur subira la prison et l’amende.Donc, plus dépouillé qu’eux, j’approuve et je demandeQue, pesant le dommage, on m’accorde ta mort.
On me doit, au milieu des femmes indignées,Sous les pavés tombant drus comme des grêlons,Ta belle chair qui saigne et tes beaux cheveux longs,Aux mains de tes bourreaux, dispersés par poignées !
Et ton nom exécrable au souvenir humain,Et tes os sans sépulcre, aux chairs évanouies,Écrasés par la roue et blanchis par les pluies,Devenus des jouets aux enfants du chemin !
— Hélas ! Pardonnez-la, comme il l’a pardonnée,L’injure que j’ai faite à lui bien plus qu’à vous !Puisqu’il vous a montré l’exemple d’être doux,Laissez au repentir ma jeune destinée.
— Le péché qu’une femme a commis contre lui,Il peut le pardonner, si telle est sa pensée.Mais puisqu’enfin sa loi n’est pas seule offensée,Qu’il laisse agir en paix la justice d’autrui ! »
À ces mots, assemblant sa force rajeunie,Vers l’épouse qui fuit blême en ses voiles blancsIl marche, et ses vieux bras qui ne sont pas tremblantsEmportent d’un effort l’adultère impuni.
La fenêtre est ouverte et le gouffre apparaît.« Les pierres de la route en des mains infidèlesN’osèrent pas aller jusqu’à toi, va vers elles !Dit le vieillard, et meurs selon l’antique arrêt. »
Le vide ayant reçu le corps de l’adultère,Il revient sur ses pas sans paraître attristé,Et, s’asseyant dans l’ombre avec tranquillité :« Qu’Il soit clément au ciel ! Je fus juste sur terre. »
Voici maintenant un poète charmant et frivole : Ernest d’Hervilly. Anglais par l’humour, Japonais par la bizarrerie, il est en même temps le plus parisien des parisiens. Il a tant d’esprit que l’on se demande parfois s’il n’en a pas trop ; car l’ironie épigrammatique n’est sans doute pas ce qui convient au vers. Si habile artisan qu’il soit, Ernest d’Hervilly, plus d’une fois, à trop vouloir mettre en saillie les pointes, a déchiré la rotondité du rythme. En même temps l’affectation du flegme britannique interrompt trop souvent chez lui la naïveté du lyrisme. Mais il a tant de grâce et sait si bien faire sourire que la critique est vite désarmée.
Dans un de ses plus aimables recueils, intitulé le Harem, Ernest d’Hervilly évoque les belles femmes de tous les pays, et chacune nous apparaît, bizarrement exotique, avec ses attributs de race et de climat, dans le milieu qui lui est particulier. Rien de plus varié, ni de plus singulièrement coloré que ce voyage d’amour.
SUR LES BORDS DU SAUBAT.
Fille des durs Nouers, négresse callipyge,J’habite pour jamais ta case au toit pointu.Adieu, Paris ! — Amis, si quelqu’une s’afflige,Dites lui qu’en Afrique on est très mal vêtu.
Dites lui que je chante aux pieds de ma maîtresse,Accompagné du gong, des airs prodigieux ;Dites-lui que le soir, sous les thuyas, je tresseDes ceintures d’écorce en regardant ses yeux ;
Dites-lui que je suis plus noirs que ses bottines ;Qu’une énorme crinière ondule sur mon front,Mais que sur mon lit veuf de pudiques courtines,Ma maîtresse est fidèle et le sommeil est prompt ;
Dites-lui qu’aujourd’hui j’erre dans la campagne,Mes flèches sur le dos et mon arc à la main ;Dites-lui que, couvert modestement d’un pagne,Je cherche le dîner que je cuirai demain.
À celle que j’aimais dans notre ville sombre,Dites que ma négresse à l’heure du soleil,En plein midi debout pour me faire de l’ombre,Se tient en souriant et guette mon réveil ;
Dites-lui qu’au retour elle n’est jamais lasse ;Que je suis son seigneur ; que son amour est telQu’elle porte gaiment sur l’épaule ma chasseTandis que je la suis en mâchant du bétel.
Dites à cette fille implacable et débileQui meurtrissait mon cœur entre ses petits doigts,Qu’ici je peux tuer qui m’échauffe la bileD’un coup de casse-tête, et que je fais les lois !
Ma maîtresse est très belle, et vaut cher ! Ses oreillesPendantes sur son col ont des anneaux de fer ;Ses dents sont d’un beau jaune ; et ses lèvres, pareillesAu fruit du jujubier, semblent embraser l’air.
Ses seins noirs et luisants, dressés sur sa poitrine,Ont l’air des deux moitiés d’un boulet de canon ;Aux coins de son nez plat, passe dans la narine,Pendille, — et c’est ma joie ! — un fragment de chaînon.
Ses cheveux courts, tressés, ont l’aspect de la laine ;Sa prunelle se meut, noire, sur un fond blanc.Humide, transparent comme la porcelaine ;Et son regard vous suit, placide, doux et lent.
Ses membres sont ornés de bracelets de grainesÉclatantes ; elle a des joyaux plus coquets :Pour lui faire un manteau comme en portent les reines,J’ai tué dans les bois plus de cent perroquets !
Moi seul l’ai tatouée ! Et moi seul sur sa joueAi peint en vermillon de bizarres oiseaux,Ou bien, à l’ocre jaune, une charmante roue.Chef grave, j’ai construit son ombrelle en roseaux
Pour vos maigres tailleurs j’ai gardé peu d’estimeLa peau d’un buffle noir enveloppe mes reins,Et sur son cuir tanné j’inscris chaque victimeDe mazagaie où flotte une touffe de crins !
Notre couple effrayant en tous lieux a la vogue ;On le cite à la danse, au festin, au combat ;Nul ne sait mieux que nous conduire une pirogueSur les flots encombrés de nasses du Saubat.
Ma négresse est mon dieu ! Je l’avoue à voix basse ;Et, quand j’ai vendu deux défenses d’éléphant,Je lui verse du rhum à pleine calebasse,Et pendant qu’elle boit je porte son enfant.
Alors, je suis heureux ! Je hurle en vrai sauvage IMes trois colliers de dents rendent un son hideux !Je bondis ! Et mon cœur ne voit plus le rivageOù vit, en m’oubliant, une femme aux yeux bleus.
Un poète sinistre : Paul Verlaine.
Les tireurs d’horoscope disent : « Ceux qui sont nés sous le signe de Saturne se complaisent dans les idées lugubres, car ils sont grondeurs, chagrins, mornes. Ils rient rarement et passent volontiers leur vie auprès des lieux humides et sur le bord des étangs et des sombres lacs. » Les premiers vers de Paul Verlaine portèrent la nom de Poèmes Saturniens : ils étaient bien nommés, Une humeur noire, inquiète, bizarrement amoureuse de la peur et de la mort, ricanait dans ces courtes pièces d’un art très volontaire et très subtil. Et si visible qu’y fût l’influence de Charles Baudelaire, on était bien forcé d’y reconnaître aussi une saveur perverse, très personnelle. Depuis, d’autres ouvrages du même poète témoignèrent d’une meilleure santé intellectuelle ; et dans les Fêtes Galantes par exemple il a montré une grâce tout à fait exquise et des sourires presque sincères. Il dit à une femme :
Votre âme est un paysage choisiQue vont charmant masques et bergamasquesJouant du luth et dansant et quasiTristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en chantant sur le mode mineurL’amour vainqueur et la vie opportune,Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur,Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune de Watteau,Qui fait rêver les oiseaux dans les arbresEt sangloter d’extase les jets d’eau,Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.
Écoutez ces deux strophes sur une statuette de faune qui se dresse dans un parc :
Un vieux faune de terre cuiteRit au centre des boulingrins,Présageant sans doute une suiteMauvaise à ces instants sereins
Qui m’ont conduit et t’ont conduite,Mélancoliques pèlerins,Jusqu’à cette heure dont la fuiteTournoie au son des tambourins.
Mais, malgré ces sourires d’un instant, d’ailleurs mélancoliques, les mornes rancœurs de naguère et les rêveries funèbres n’ont pas tout à fait abandonné le poète. Sous son regard persistant, les beaux jeunes hommes et les faciles jeunes femmes des parcs enchantés dépouillent bientôt le satin de leur peau et l’or de leur chevelure. Ce sont des spectres qui s’enlacent dans le mystère des ramures. Les danses deviennent macabres. Un reste d’élégance complique étrangement la hideur, et l’on voit dans le tournoiement des rondes des pans de linceul s’envoler avec une coquetterie de jupe repoussée du talon.
J’arrive à l’un des artistes les plus étranges de ce temps, à l’un de ceux que la raillerie a le moins épargnés, que, pour un peu, l’on eût traité de fou malgré sa parfaite raison évidente.
J’entends Stéphane Mallarmé.
Tout d’abord, il importe d’établir une distinction. Dans ce poète il y a deux poètes : celui de jadis et celui d’à présent. Déjà très subtil autrefois, chercheur des singularités du rêve, et des raffinements infinis, il était cependant d’une clarté parfaite et vous entendrez avec plaisir (entendre, dans les deux sens du mot) quelques-uns des premiers poèmes de notre ami.
Voici d’adorables strophes sur la création des fleurs.
LES FLEURS
Des avalanches d’or du vieil azur, au jourPremier, et de la neige éternelle des astres,Mon Dieu, tu détachas les grands calices pourLa terre jeune encore et vierge de désastres.
Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,Et ce divin laurier des âmes exiléesVermeil comme le pur orteil du séraphinQue rougit la pudeur des aurores foulées ;
L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair,Et, pareille à la chair de la femme, la roseCruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair.Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !
Et tu fis la blancheur sanglotante des lysQui, roulant sur les mers de soupirs qu’elle effleure,À travers l’encens bleu des horizons pâlisMonte rêveusement vers la lune qui pleure !
Hosannah sur le cistre et sur les encensoirs.Notre Père, hosannah du jardin de nos Limbes !Et finisse l’écho par les mystiques soirs,Extase des regards, scintillement des nimbes !
Ô père, qui créas, en ton sein juste et fort,Calices balançant la future fiole,De grandes fleurs avec la balsamique MortPour le poète las que la vie étiole.
Écoutez encore cet amer et déchirant poème :
LES FENÊTRES
Las du triste hôpital et de l’encens fétideQui monte en la blancheur banale des rideauxVers le grand crucifix ennuyé du mur vide,Le moribond, parfois, redresse son vieux dos,
Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourritureQue pour voir du soleil sur les pierres, collerLes poils blancs et les os de sa maigre figureAux fenêtres qu’un beau rayon clair veut hâler.
Et sa bouche, fiévreuse et d’azur bleu vorace,Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,Une peau virginale et de jadis ! EncrasseD’un long baiser amer les tièdes carreaux d’or.
Ivre, il vit, oubliant l’horreur des saintes huiles.Les tisanes, l’horloge et le lit infligé,La toux. Et quand le soir saigne parmi les tuiles,Son œil, à l’horizon de lumière gorgé,
Voit des galères d’or, belle comme de » cygnes.Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormirEn berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignesDans un grand nonchaloir chargé de souvenir !
Ainsi, pris du dégoût de l’homme à l’âme dure,Vautré dans le bonheur, où tous ses appétitsMangent, et qui s’entête à chercher cette ordurePour l’offrir à la femme allaitant ses petits,
Je fuis et je m’accroche à toutes les croiséesD’où l’on tourne le dos à la vie, et, béni,Dans leur verre lavé d’éternelles roséesQue dore le matin chaste de l’Infini,
Je me mire et me vois ange ! Et je meurs, et j’aime— Que la vitre soit l’art, soit la mysticité, —À renaître portant mon rêve en diadème,Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !
Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantiseVient m’écœurer parfois jusqu’en cet abri sûr,Et le vomissement impur de la bêtiseMe force à me boucher le nez devant l’azur.
Est-il moyen, mon Dieu qui voyez l’amertume,D’enfoncer le cristal par le monstre insulté,Et de m’enfuir, avec mes deux ailes sans plume,— Au risque de tomber pendant l’éternité ?
Je ne puis pas vous lire toutes les premières poésies de Stéphane Mallarmé ; mais les morceaux que vous venez d’entendre ne suffisent-ils pas à révéler un adorable et délicat esprit, un peu tourmenté sans doute, mais si clair et si précis dans l’expression même des plus fugitives rêveries ?
Je ne chercherai pas à dissimuler que Stéphane Mallarmé a quelque peu modifié sa manière primitive, et qu’il s’est rendu moins aisément intelligible, surtout dans une églogue sensuelle, très païenne et si moderne, qu’il a intitulée L’après-midi d’un Faune. Raconter ce poème ? Il serait plus aisé peut-être de noter le chant d’un rossignol. L’impression qu’on en garde, c’est d’avoir été Faune soi-même, de s’être mêlé aux voix des eaux amoureuses, aux langueurs de l’heure fauve, à la luxure des roseaux souples qui gardent depuis la disparition des baigneuses la forme d’un enlacement vide, et l’on est sur le point de s’écrier avec le rôdeur des marécages siciliens :
Tâche donc, ô maligneSyrinx, de refleurir aux lacs où tu m’◀attends ;Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtempsDes déesses, et par d’adorables peintures,Enlever à leur ombre encore des ceintures.
Ainsi quand des raisins j’ai sucé la clarté,Pour bannir un regret par ma feinte écarté,Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide,Et soufflant dans ses peaux lumineuses, avidesD’ivresses, jusqu’au soir je regarde au travers.
Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers !
Ces vers, où est rendue avec un art infini une image exquise et neuve, sont de ceux qui font croire que Stéphane Mallarmé parle une langue à peine compréhensible.
Je dirai toute ma pensée :
La vérité me semble que l’auteur de l’Après-midi d’un Faune est ce qu’on appelle au collège un « auteur difficile ». Il exige, pour être entendu, une certaine application d’esprit. Par suite de sa faculté de percevoir les plus lointaines analogies, et par une légitime horreur de la banalité, il abonde en images singulières dans leur justesse, consent à des inversions, se complait dans des tours de phrase d’un maniérisme curieux. De là, des surprises pour le lecteur qui, s’il est intelligent, relit et comprend, ou qui, dans l’autre cas, proclame : c’est obscur ! Eh bien, non ! Ce n’est pas absolument obscur ; c’est étrange, subtil, ténu, tourmenté, nouveau, rare, mais clair, oui, clair ! Pour quiconque consent à s’efforcer un moment. Quoi ! Les inventions d’un délicat esprit, les tendresses d’un cœur discret, sont-elles choses si communes qu’elles ne vaillent pas la peine d’être cherchées ? Tout lecteur lettré doit être un peu le faune de ces nymphes, les Idées. Lorsqu’elles tiennent, les coquettes, à se faite quelque peu désirer, prêtez-vous à leur manège aimable. Poursuivez-les : elles vont se rendre. Et l’exaspération du désir augmentera les délices.
En somme, nous concevons, mes amis et moi, sans nous y conformer, le système poétique de Stéphane Mallarmé. Alfred de Musset enviait, lui, poète, la langue du musicien :
Douce langue du cœur, la seule où la pensée.Cette vierge craintive et d’une ombre offensée,Passe en gardant son voile et sans craindre les yeux.
Cette langue est sœur de la musique parlée que l’on entend dans l’Après-midi d’un Faune. Mais la pensée de Stéphane Mallarmé lève son voile pour qui l’aime et lui sourit délicieusement.
Je le répète : dans ces rapides réflexions je n’étudie que les poètes qui firent partie du premier mouvement parnassien et non ceux qui vinrent s’y rallier plus tard. C’est ainsi que je dois omettre des poètes tels qu’André Theuriet, Anatole France, Jean Aicard et bien d’autres. Mais grâce à Dieu, nous comptons Armand Silvestre parmi nos premiers compagnons, et je puis vous parler de lui avec tout l’enthousiasme qu’il est digne d’inspirer.
Le premier livre d’Armand Silvestre a paru avec une préface de George Sand. George Sand
disait : « Voici de très beaux vers. Passant, arrête-toi, et cueille ces fruits
brillants, parfois étranges, toujours savoureux et d’une senteur énergique. »
Et
plus loin : « C’est l’hymne antique dans la bouche d’un moderne, c’est-à-dire l’enivrement
de la matière chez un spiritualiste quand même, qu’on pourrait appeler le Spiritualiste malgré lui, car, en étreignant cette beauté physique qu’il idolâtre,
le poète crie et pleure. Il l’injurie presque et l’accuse de le tuer. Que lui
reproche-t-il donc ? De n’avoir pas d’âme. Ceci est curieux, et continue, sans la faire
déchoir, la thèse cachée sous le prétendu scepticisme de Byron, de Musset et des grands
romantiques de notre siècle. Ceci est aussi une fatalité de l’homme moderne. C’est en vain
qu’il invoque ou proclame Vénus Aphrodite. Ce rêve de poète, qui embrasse ardemment le
règne de la chair, ne pénètre pas dans la vie réelle de l’homme qui vit dans le poète.
Platon et le christianisme ont mis dans son âme vingt siècles de spiritualisme qu’il ne
lui est pas possible de dépouiller, et quand il a épuisé toutes les formes descriptives
pour montrer la beauté reine du monde, et toutes les couleurs de la passion pour peindre
le désir inassouvi, il retombe épuisé pour crier à l’idéal terrestre : Tu n’aimes
pas ! »
Voilà qui est justement et admirablement dit. L’amour effréné pour la beauté physique, mêlé de rancœurs et d’angoisses, et d’élancements peut-être involontaires vers un autre idéal, c’est là toute l’œuvre d’Armand Silvestre.
Écoutez :
L’espérance au tombeau descend inassouvie ;Et la mort nous étreint entre ses bras jaloux,Sans briser cette foi que nous portons en nous.D’une force d’aimer qui survit à la vie.
N’est-il pas vrai que la non satisfaction des joies que donne la seule matière, que le désir déchirant d’un au-delà, quel qu’il soit, est visible dans ces magnifiques vers ?
Et si la beauté de la femme ne parvient pas à étancher la soif d’idéal qui dévore Armand Silvestre, la nature extérieurement considérée ne l’apaise pas davantage. C’est en vain qu’il s’extasiera devant les nuits, devant les aurores, en vain qu’il voudra se contenter du Beau inanimé ; malgré lui-même, ce qu’il cherchera dans la création ce sera la vie spirituelle d’un être ou des êtres. Il la poursuivra partout. S’il chante les grands chênes,
C’est qu’ils portent en eux, les arbres fraternels,Tous les débris épars de l’humanité morte.
Dans les broussailles, il croit sentir revivre
Un peu de ce qui fut autrefois notre cœur.
Il dit en parlant des sources :
Parfois, au sortir des feuillées,L’œil clair des sources m’a troublé.
Il ajoute :
— L’eau regarde : — et l’aurore éveille,Dans ce regard lent et discret,Comme l’étonnement secretD’un jeune esprit qui s’émerveille.
Et les étoiles aussi le regardent. De quel regard terrible ! Écoutez le poème intitulé : les Astres, où se montrent si admirablement les qualités principales d’Armand Silvestre : la magnificence des images, l’ample et profonde harmonie des vers.
LES ASTRES
Comme au front monstrueux d’une bête géanteDes yeux, des yeux sans nombre, effroyables, hagards.Les Astres, dans la nue impassible et béante.Versent leurs rayons d’or pareils à des regards.
Des haines, des amours, tout ce qui fut le monde.Vibrent dans ces regards obstinés et vainqueurs ;Et la bête, sans doute, a broyé bien des cœurs.Pour que toute la vie en ses yeux se confonde.
Ceux que l’hydre a couchés dans ses flancs ténébreux,Ce sont nos morts sacrés, devenus la pâtureDes éléments, cruelle et lente sépulture !L’univers famélique a mis la dent sur eux ;
Et du sang paternel, et de la chair des justes,Et de la chair des beaux, et de la chair des forts,Nourri, gorgé, tout plein de l’âme de nos morts,Sent brûler en ses yeux leurs passions augustes.
Lumière de Vénus, feux pâles et mouvants,Rouge et sanglant flambeau que Sirius allume,Soleil d’or où l’esprit d’Icare se consume,Tous, vous êtes des yeux éternels et vivants !
Et la Terre, œil aussi, brûlant et sans paupière.Sent, dans ses profondeurs, sourde le flot amerQue déroule le flux éternel de la Mer,Larme immense pendue à son orbe de pierre.
Tels sont donc les poètes que l’on a appelés Parnassiens : — Sully Prudhomme, François Coppée, Léon Dierx, José Maria de Heredia, Armand Silvestre et d’autres ; quelques-uns sont illustres, d’autres sont moins triomphants ; mais, tous, ils ont fait et continueront à faire avec résolution, sans concession, leur devoir d’artiste. Quiconque les raillerait aujourd’hui, non seulement aurait tort, mais ferait en outre une plaisanterie démodée ; et il est certain que même ceux d’entre eux, qui ne sont pas dignes d’admiration, sont du moins dignes d’estime.
Cependant, — la question ne manque pas d’importance, — quelle sera l’influence sur l’avenir de cette Renaissance poétique ?
Je pense qu’elle sera grande.
Je m’explique. Nous avons travaillé et nous travaillerons encore. Nous ajouterons les livres aux livres, les drames aux drames, et la renommée des meilleurs ne cessera pas de s’accroître. Mais notre plus haute gloire, nous ne la tirerons pas de notre œuvre même ; nous la devrons à celui ou à ceux qui procéderont de nous. Nous croyons fermement que nous sommes les précurseurs du poète ou des poètes qui viendront. Nous avons, non pas ouvert, car nous-mêmes nous provenions des maîtres, mais élargi, aplani, rendu plus aisée la bonne voie poétique. Nous avons été, nous sommes les escarmouches de la future victoire. Grâce à nous, qui avons définitivement vaincu les élégiaques et les débraillés, ennemis du rythme et de la langue, les pleurards imbéciles et les cyniques rieurs, enfants dégénérés du grand Lamartine et de l’admirable Musset, — grâce à nous, qui avons proclamé et démontré la nécessité de ne pas compter sur l’inspiration seule, de l’exalter par le travail et de l’épurer par la soumission aux règles sacrées, — grâce à nous, les poètes nouveaux pourront se développer sans entraves. Nous avons préparé la besogne, ils l’achèveront, et même les plus humbles d’entre nous, quand la mort les obligera d’interrompre leur œuvre si imparfaite, auront cette glorieuse consolation de pouvoir penser que le poète de génie, dont s’illustrera l’avenir, leur devra un peu de filiale gratitude.