IIIe entretien.
Philosophie et littérature de l’Inde
primitive
I
Reprenons, après cette digression de cœur, l’entretien littéraire un moment suspendu.
Le mot littérature, dans sa signification la plus universelle, comprend donc la religion, la morale, la philosophie, la législation, la politique, l’histoire, la science, l’éloquence, la poésie, c’est-à-dire tout ce qui sanctifie, tout ce qui civilise, tout ce qui enseigne, tout ce qui gouverne, tout ce qui perpétue, tout ce qui charme le genre humain.
Ce qui sanctifie l’homme tient évidemment le premier rang dans la littérature de tous les peuples.
Les plus beaux livres sont les plus saints, et les plus saints sont les plus beaux. Le sujet élève le génie ; l’homme devient divin en parlant de la Divinité.
II
Nous sommes étonnés que les philosophes, en cherchant une définition de l’homme, n’aient pas trouvé avant tout celle-ci : L’homme est le prêtre de la création. C’est là en effet le caractère distinctif de l’homme. Il cherche Dieu dans la nature comme le grand et éternel secret des mondes ; il croit, il adore, il prie. Voilà les trois fonctions principales qui se rapportent à l’éternité ; toutes les autres fonctions sont secondaires, et ne se rapportent qu’au temps.
Ces trois fonctions de l’homme prêtre de la création lui ont été forcément et glorieusement imposées par sa nature. Il ne dépend pas de lui de les abdiquer.
Os homini sublime dedit, cælumque tueriJussit !
Les Indiens ont dans leurs proverbes une image qui exprime pittoresquement et physiquement cette vérité : De quelque côté que vous incliniez la torche, la flamme se redresse et monte vers le ciel.
III
La première pensée de l’homme lettré, au milieu de la nature ou de la société, est de chercher l’auteur de son être, pour lui porter l’hommage d’amour, de terreur, d’adoration ou de vertu qui lui est dû.
Sa seconde pensée est de le concevoir, de l’imaginer et de le définir dans les termes les plus sublimes que la force de son désir et la faiblesse de son intelligence, comparées à l’infini, puissent prêter à l’homme pour se représenter son Créateur.
Sa troisième pensée est de lui construire un acte de foi et un culte ; sa quatrième pensée est de déduire de cette foi, de ce culte et de sa propre conscience, une morale ou un code du bien et du mal conforme, le plus possible, à l’idée que l’homme se fait de ce qui plaît ou de ce qui déplaît à l’Être des êtres.
C’est ce qu’on appelle la théologie, la religion, le sacerdoce, la morale, la philosophie d’un peuple :
La théologie, science de Dieu et de l’âme, la première et la dernière de toutes les sciences, celle qui commence tout, celle qui finit tout, celle qui contient tout.
Si un seul mot sacré pouvait jamais exprimer Dieu, et les rapports de l’homme avec Dieu, et les rapports de Dieu avec l’homme, toutes les langues et toutes les littératures humaines mourraient sur les lèvres ; elles n’auraient plus rien à dire ; tout serait dit !
Les livres sacrés des grands peuples sont le dépôt de leur théologie ; c’est la littérature de leur âme. Nous allons dérouler devant vous quelques pages des livres sacrés des Indes, les premiers monuments littéraires et théologiques que leur antiquité nous laisse entrevoir à travers les brumes des temps.
Mais avant nous devons dire ce que nous pensons de l’origine des théologies, des religions, des morales, des philosophies sur la terre, à ces époques antéhistoriques de l’humanité. Ce ne sont point des certitudes, ce sont des opinions. Dans ces matières sans autre solution que la foi, et où tout est livré aux conjectures, le vraisemblable est la seule approximation du vrai ; quand on ne peut pas prouver, on imagine.
IV
Les philosophes de l’Inde sont spiritualistes par excellence. Ils ne ressemblent en rien aux philosophes matérialistes du douzième siècle, ni aux philosophes terrestres de la perfectibilité indéfinie de l’homme sur ce globe. Leur Éden, comme celui des chrétiens, est dans le passé.
Il s’est formé depuis quelque temps, dans notre Europe, en Allemagne et surtout en France, une école de philosophie bien intentionnée, mais un peu trop superbe. On l’appelle la philosophie de la perfectibilité indéfinie et continue de l’humanité ici-bas. Nous sommes bien éloigné de nier la tendance organique et sainte du progrès en toute chose, cette force centrifuge de l’esprit humain. Cette force centrifuge lui imprime tout mouvement, comme la force centrifuge des planètes imprime leur rotation aux astres ; mais les astres eux-mêmes ne progressent pas indéfiniment, ils tournent sur leur axe immobile et dans des orbites prescrits. Le mouvement et le progrès sont donc deux choses dans le ciel : n’en serait-il pas de même dans l’esprit humain ?
Disons un mot de cette théorie à propos de la philosophie de l’Inde.
V
Ces philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue, à force de vouloir grandir et diviniser l’humanité dans ce qu’ils appellent l’avenir, la dégradent et l’avilissent jusqu’à la condition de la brute dans son origine et dans son passé. Si on considère l’idée qu’ils se font et qu’ils veulent nous faire de l’homme au berceau, le véritable nom de leur philosophie ne serait ni le spiritualisme, ni le déisme, ni le panthéisme, ni même le matérialisme ; ce serait le végétalisme. Avant de nous engager dans la contemplation de la théologie primitive de l’Inde, qu’on nous permette de confesser nous-même et du même droit que ces philosophes, du droit de nos conjectures et du droit de l’histoire, une philosophie tout opposée.
Séduits par quelques analogies scientifiques encore très-douteuses qui leur montrent dans le travail souterrain des éléments qui composent ce petit globe, et dans quelques cadavres d’animaux antédiluviens, des traces d’élaboration progressive et de ce perfectionnement prétendu ou vrai dans les espèces, ces philosophes ont conclu de la matière à l’âme, et de la pierre à l’homme. Ils ont rêvé qu’à l’origine des choses et des êtres l’homme ne fut lui-même qu’une boursouflure de fange échauffée par le soleil, puis douée d’un instinct qui le force au mouvement sans impulsion, puis de quelques membres rudimentaires qu’une intelligence sourde et obtuse dégageait successivement de la boue pour se créer à elle-même des organes ; puis enfin de la forme humaine, se débattant encore pendant des milliers de siècles contre le limon qui résistait au mouvement, puis douée successivement de l’instinct, ce crépuscule de l’âme ; de la raison, ce résumé réfléchi de l’instinct ; du balbutiement, ce prélude de la parole ; et enfin de toutes ces facultés merveilleuses qui font aujourd’hui de l’homme la miniature abrégée et périssable d’un Dieu.
VI
Singulier système qui, pour appuyer une théorie de perfectibilité sans limites, commence la créature qu’elle veut anoblir par la brute ; qui déshérite Dieu de son œuvre la plus divine ; qui prend pour créateur, à la place de Dieu, une pelletée de boue dans un marécage, un peu de chaleur putride dans un rayon de soleil, un peu de mouvement sans but emprunté aux vents et aux vagues, puis un instinct emprunté à une sourde puissance végétative, puis une intelligence empruntée au temps qui développe et qui détruit tout ! et tout cela pour se passer de Dieu, ou pour reléguer Dieu dans l’abîme de l’abstraction et de l’inertie !
Mais cette fange, ce rayon, ce mouvement, cette puissance végétative, qui donc les avait créés avant que votre humanité fangeuse se dégageât de la mare immonde ? Sublime imagination de larve, si elle faisait une création, un homme et un Dieu à son image !
Ombres de rêves !
Rêves pour rêves, nous aimerions mieux rêver avec les Brahmanes, ces théologiens philosophes de l’Inde primitive, ces précurseurs de la philosophie chrétienne, nous aimerions mieux rêver que le Créateur, apparemment aussi sage, aussi puissant et aussi bon alors qu’aujourd’hui, a créé dès le premier jour tout être et toute race d’êtres au degré de perfection que comporte la nature de ces êtres ou de cette race d’êtres dans l’économie divine de son plan parfait. Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l’homme fut plus doué et plus accompli dans sa jeunesse que dans sa caducité ; nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l’homme, encore tout chaud sorti de la main de Dieu d’où il venait de tomber, encore tout imprégné des rayons de son aurore, instruit par la révélation de ses instincts intellectuels, pourvu d’une science innée plus nécessaire et plus vaste, d’un langage plus expressif du vrai sens des choses, vivait dans la plénitude de vie, de beauté, de vertu, de bonheur, Apollon de la nature devant lequel toute autre créature s’inclinait d’admiration et d’amour.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer et croire que l’homme, à cette époque, doué d’une liberté mystérieuse sans laquelle il n’y aurait rien d’actif et de méritoire en lui, aurait abusé de cette liberté morale pour pécher contre son Créateur et contre sa destinée ; que cette faute ou cette déchéance successive aurait eu pour conséquence une dégradation et une expiation de l’espèce humaine ; que les ténèbres de l’intelligence se seraient épaissies alors sur ses yeux, en ne lui laissant entrevoir pendant longtemps que des lueurs et des mémoires confuses de son état primitif.
Nous aimerions mieux rêver, imaginer ou croire que cette même liberté qui le fit déchoir peut le faire remonter laborieusement à son apogée de créature, non plus innocente, mais pardonnée et réhabilitée ; que les ténèbres, le travail, les efforts, les misères, les souffrances, la mort, sont les conditions de l’état présent de l’humanité, et la voie de cette réhabilitation dans la lumière, dans le bonheur et dans l’immortalité.
Nous rougirions surtout de rêver, d’imaginer et de croire que Dieu, comme un ouvrier impuissant et maladroit, n’a pas su créer du premier jet l’homme dans toute la plénitude de son humanité ; que le Tout-Puissant a tâtonné, comme un aveugle, en pétrissant son morceau d’argile, et qu’après l’avoir ébauché dans les marais diluviens de la terre, il a chargé je ne sais quelle force occulte de l’achever, de l’animer, d’en faire un homme !… Franchement cette philosophie, qui fait un Dieu progressif, fait par là même un Dieu absurde ! Nous croirions blasphémer en la partageant. Qui dit Dieu dit perfection et éternité.
VII
Quant à la perfectibilité indéfinie et continue de l’homme, lors même que ce progrès ou cette croissance indéfinie de l’homme et de l’humanité ne serait pas démentie par le bon sens, par l’histoire, par la tradition, elle serait démentie par la nature, par l’organisation même de l’homme, et par la mesure du globe qu’il habite. L’homme divinisé, perfectionné indéfiniment, immortalisé ici-bas dans la félicité et dans la vie, est un contresens à tout ce que nous connaissons et à tout ce que nous constatons de la constitution physique de l’homme.
Nous le verrons tout à l’heure dans les recherches sur la prodigieuse antiquité des Védas ou livres sacrés primitifs de l’Inde. Nous le verrons dans la Chine. Il y a bien des siècles que l’homme existe. Des livres, aussi vieux que les fondements de l’Himalaya, nous parlent de l’homme, de ses sens, de ses formes, de sa stature, de son état physique et moral. La terre, la mer, la pierre s’entrouvrent pour rendre au jour, sous les bandelettes des momies ou dans les sépulcres de marbre, les squelettes des hommes qui vivaient sur la terre avant que le marbre lui-même fût formé. Où sont donc dans ces livres, où sont donc dans ces vestiges, où sont donc dans ces squelettes de l’homme primitif les preuves ou les indices des moindres progrès dans la construction physique de l’humanité ? Quels sens manquaient aux hommes des premiers âges ? Quels sens ont été ajoutés aux hommes d’aujourd’hui ? Y a-t-il un nerf, une fibre, un ongle, un muscle, une articulation de différence entre l’homme d’hier et l’homme de quatre mille ans en arrière ? Montrez-moi seulement que votre nature éternellement progressive ait donné, par le travail de ce prodigieux écoulement de siècles, un organe, un doigt, une dent, un cheveu de plus à sa créature favorite, une ligne à sa stature, un jour à la durée de sa vie !… Non, rien, pas même un atome de matière organisée de plus à son usage. Tel il est, tel il fut, tel il sera, jeté comme une argile pesée par la même main dans le même moule.
VIII
Or, si les organes n’ont pas changé, comment les facultés qui résultent de ces organes et qui sont limitées par ces organes auraient-elles changé ? Une faculté de plus aurait supposé un sens de plus : où est le sens ? Une destinée progressive en espace aurait supposé une destinée prolongée en temps : où est le temps de plus conquis par l’homme ? « L’homme vit peu de jours », disait déjà Job, « et ces jours sont mauvais. » Que disons-nous de différent aujourd’hui ?
IX
On répond : Mais la perfectibilité indéfinie donnera à l’homme une durée de vie plus longue. À supposer que cela fût possible, l’homme, au moment de rentrer dans le sein de la terre par la mort, trouverait encore avec raison sa vie courte ; car tout ce qui finit est court pour une pensée qui comporte et qui rêve l’immortalité.
Mais les philosophes qui affirment le progrès de la vie humaine en durée oublient encore que tout est coordonné dans le plan divin ; que ce plan divin assigne à l’homme une durée de vie en rapport exact avec le nombre des autres hommes qui vécurent ou qui doivent vivre à côté de lui, avant lui ou après lui sur cette terre ; que l’espace de ce petit globe ne s’élargit pas au gré des rêves orgueilleux des utopistes de la perfectibilité indéfinie ; que la fécondité même de l’écorce de ce petit globe, que nous rongeons, n’est pas indéfinie dans sa production des aliments nécessaires à l’existence de l’homme ; que si une génération prolongeait indéfiniment sa vie et multipliait à proportion sa race sur la terre, d’une part cette génération sans fin et sans limite trouverait bientôt ce globe trop étroit pour sa multitude et pour ses besoins ; d’autre part, que cette génération prendrait dans l’espace et dans le temps la place des générations à naître ; privilégiés de la vie qui condamneraient au néant ceux qui sont prédestinés à vivre !
On se perd dans un abîme de conséquences absurdes, toutes les fois qu’on sort du réel et qu’on veut substituer au plan incompréhensible, mais visible, de Dieu les vanités et les imaginations de l’homme.
X
Mais si la nature donne, par tous ses phénomènes constants, un démenti évident à la théorie de la perfectibilité indéfinie de l’humanité sur la terre, l’histoire ne dément pas moins, à toutes ses pages, cette hallucination de notre orgueil.
Quel témoignage vivant l’histoire nous donne-t-elle donc de cette permanence et de cet accroissement indéfini de lumière, de vertu, de civilisation, de félicité sur la terre, dans les races qui nous ont précédés ici-bas ? Où est la perfectibilité visible dans ces races qui ont pullulé en tribus, en nations, en dominations sur ce globe, depuis les temps historiques ? Quelle est donc la race qui n’ait pas suivi le cours régulier de naissance, de croissance, de décadence et de mort, conditions de ces collections d’hommes comme de l’homme lui-même, soumis à ces quatre phénomènes de la vie, naître, croître, vieillir et mourir ? Ce globe n’est partout qu’un ossuaire de civilisations ensevelies. L’histoire, qui est le registre de naissance et de mort de ces civilisations, nous les montre partout naissant, croissant, dépérissant, mourant avec les dieux, les cultes, les lois, les mœurs, les langues, les empires qu’elles ont fondés pour un moment ici ou là dans leur passage sur ce globe. Pas une, pas une seule n’a échappé jusqu’ici à cette vicissitude organique de l’humanité. Le temps ne s’est arrêté pour personne. On a dit : le cours du temps, parce qu’il apporte et emporte incessamment les choses mortelles.
XI
Ces races en passant nous ont laissé, soit dans leurs livres, soit dans leurs monuments maintenant ruinés, quelques vestiges de leur science et de leur force, qui attestent au moins l’égalité avec nous. Cela est si vrai que, quand nous voulons parler d’une chose supérieure en sagesse, en vertu, en force, en beauté matérielle ou morale, nous disons : Cela est antique. Quelle raison avons-nous de préjuger mieux de notre destinée que de la destinée de ces grandes existences éclipsées avant nous ? Où sont nos preuves ? où sont même nos indices ? Excepté dans quelques industries purement mécaniques, qui changent le mode d’une civilisation sans en changer le fond, où sont donc ces symptômes si frappants de la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine ?
Est-ce dans les idées ? Nous ne pensons pas plus creux que Job ; nous ne rêvons pas plus grand que Platon ; nous ne chantons pas plus divinement qu’Homère ; nous ne parlons pas plus éloquemment que Cicéron ; nous ne moralisons pas plus raisonnablement que Confucius ; nous ne résumons pas notre sagesse en proverbes plus substantiels que Salomon.
Est-ce dans les passions ? Nous avons les mêmes passions que nos pères, parce que nous avons les mêmes organes, et que la même lutte établie en nous par la nature entre la raison, qui est l’instinct de l’âme, et les passions, qui sont l’instinct de la matière, rompt aussi souvent en nous qu’en eux l’équilibre sans cesse rompu par le mal, sans cesse rétabli par le bien, pour se rompre encore.
Est-ce dans les livres, ces monuments écrits de la pensée des peuples ? Si nous en jugeons par les sublimes fragments que la Chine, l’Inde primitive, la Grèce, Rome, nous permettent de déchiffrer, nous ne voyons rien d’inférieur, dans ces monuments écrits, aux pages de notre moyen âge obscurci de ténèbres, et de nos deux ou trois derniers siècles, crépuscule d’une renaissance de la pensée. La cendre de la bibliothèque de Persépolis ou d’Alexandrie ne nous a laissé que quelques étincelles, mais ces étincelles attestent un foyer aussi lumineux que le foyer de notre jeune Europe.
Est-ce dans l’art ? L’Égypte, la Syrie, les Indes, le Parthénon, Phidias, les bronzes, les statues, les médailles, les vases étrusques nous répondent. L’éternel effort de nos arts modernes est de remonter à ces types du beau dans l’architecture et dans la sculpture ; et comme les arts prennent ordinairement leur niveau dans une même époque, tout fait conjecturer que les arts de l’esprit égalaient en perfection ceux dont la matière plus solide nous a conservé les chefs-d’œuvre.
Est-ce dans les institutions ? Mais nous flottons encore, comme l’antiquité, entre cinq ou six formes politiques de gouvernement énumérées par Aristote, formes qui se combattent ou qui se succèdent avec une égale impuissance de durée et de stabilité. L’acharnement même des peuples européens à chercher des formes meilleures de gouvernement ou de société atteste le travail et l’inquiétude d’esprit, qui s’agite dans un perpétuel effort.
Est-ce dans le respect de la vie humaine ? Mais jamais l’ambition, la gloire ou la conquête n’ont versé plus de sang sur les champs de bataille qu’on n’en a versé depuis soixante ans. Le nom de Napoléon, qu’on appelle le Grand, a coûté la vie à des millions d’hommes en moins de vingt ans ; et tant de sang humain répandu n’a déplacé ni une borne ni une idée en Europe. Les générations ont été fauchées dans leur fleur, au lieu de tomber dans leur maturité. Voilà tout le progrès.
Enfin est-ce en félicité publique ? Demandez à cet éternel gémissement qui sort du sein des masses. La même mesure de souffrance et de bien-être paraît être le partage des peuples ; seulement cette somme de bonheur est plus équitablement répartie depuis l’abolition de l’esclavage et de la féodalité. Mais où l’esclavage est-il aboli ? Sur une étroite partie de l’Europe où le prolétariat le remplace. La barbarie, le despotisme et la servitude occupent encore l’immense majorité des zones géographiques du globe.
Est-ce dans le bonheur individuel ? Mais ce mot de progrès dans le bonheur jure avec l’immuable condition de l’homme ici-bas. Tant que l’homme n’aura ni perfectionné ses organes, ni vaincu la souffrance physique et morale, ni prolongé sa vie d’une heure, ni prolongé l’existence de ceux qu’il aime ; tant qu’il sera ce qu’il est, un insecte rampant sur des tombeaux pour chercher le sien et pour s’y coucher dans les ténèbres, quel est le railleur qui osera lui parler des progrès de son bonheur ? Ce mot n’est qu’une ironie de la langue appliquée à l’homme. Qu’est-ce qu’un bonheur qui se compte par jour et par semaine, et qui s’avance à chaque minute vers sa catastrophe finale, la mort ? Le progrès dans le bonheur pour un pareil être, c’est le progrès quotidien vers le sépulcre. Or, qu’est-ce que le progrès dans le bonheur pour une race dont chaque être marche à son supplice prochain et inévitable ? Changer en fête et en joie cette procession éternelle vers la mort, c’est plus que se tromper ; c’est se moquer de l’humanité.
La philosophie de la perfectibilité continue et indéfinie n’est donc pas seulement l’illusion, elle est la dérision de l’espèce humaine.
XII
Mais, dit-on encore, cependant Dieu, qui ne trompe pas, a jeté dans l’homme ce levain, cette invincible aspiration, cette espérance sourde et obstinée du perfectionnement indéfini de son espèce ? Tout instinct est une prophétie : cette prophétie est donc divine, elle implique donc un devoir pour l’homme, elle est donc destinée à se réaliser sur cette terre.
Nous ne nions pas et nous adorons même cet instinct naturel ou surnaturel qui porte l’homme à espérer, contre toute espérance, un perfectionnement indéfini. Nous croyons que cet instinct a été en effet donné à l’homme par son auteur pour une double fin : d’abord comme une impulsion divine à travailler, pendant qu’il vit, à son perfectionnement individuel, perfectionnement dont le but sera atteint par lui dans un autre monde, et non dans celui-ci. C’est ici son atelier, c’est ailleurs son repos ; c’est ici qu’il doit marcher, c’est ailleurs qu’il arrive.
En second lieu, nous croyons que Dieu a donné cet instinct de perfectionnement indéfini à l’homme comme une impulsion au dévouement méritoire que nous devons tous à notre race, à notre famille humaine, à nos frères en bien et en mal, à notre patrie, à l’humanité : s’intéresser au sort commun de sa race, travailler avec désintéressement au sort futur de cette race que l’on ne verra pas, c’est le dévouement, c’est le concours méritoire, c’est le sacrifice de la partie au tout, de l’être à l’espèce, du citoyen à la patrie, de l’homme au genre humain ; c’est le devoir, c’est la vertu, c’est le sacrifice, c’est la beauté morale. L’égoïste est né pour lui seul, l’homme collectif est né pour ses semblables : se dévouer au perfectionnement relatif ou absolu, limité ou illimité, fini ou indéfini, local ou universel, viager ou éternel de ses semblables, c’est donc le devoir, c’est donc la vertu !
Or, pour que l’homme de bien se portât de lui-même à ce devoir difficile, il fallait qu’il eût en lui une secrète conviction de l’utilité de ce dévouement à sa famille terrestre ; il fallait qu’il crût vaguement à la possibilité de servir, d’améliorer, de perfectionner le sort commun. Cette conviction intime, qui devient illusion s’il s’agit d’un progrès indéfini et absolu de l’espèce, n’est nullement une déception s’il s’agit d’une amélioration relative, locale, temporaire d’une partie de l’humanité. Le progrès indéfini et continu est une chimère démentie partout par l’histoire comme par la nature ; mais le perfectionnement relatif, local, temporaire, est attesté comme une vérité.
XIII
Nous voyons partout en effet une race humaine tombée dans l’ignorance et dans la barbarie, en sortir pour remonter à la lumière, à la civilisation, à la vertu, à la puissance ; arriver plus ou moins laborieusement à la perfection relative d’une nationalité, d’une société, d’une religion supérieure ; rester à ce point culminant plus ou moins longtemps avant d’en redescendre ; puis s’écrouler par l’infirmité irrémédiable de notre nature, se détériorer, se corrompre, déchoir, mourir, disparaître, en ne laissant, comme l’individu le plus perfectionné lui-même, qu’un nom et une pincée de cendres à la place où il a vécu. L’humanité monte et descend sans cesse sur sa route, mais elle ne descend ni ne monte indéfiniment ; voilà l’erreur des philosophes de la perfectibilité indéfinie.
Or, il n’est pas douteux que, dans l’œuvre de cette croissance relative d’une nation ou d’une société, cette société ou cette nation ne soit réellement et saintement servie, secondée, assistée, glorifiée par le dévouement des hommes supérieurs ou des hommes secondaires qui en font partie. La pensée d’un seul est le levain d’une multitude, la vertu d’un seul sanctifie une foule, le sang d’un seul rachète une race ; le plus glorieux ou le plus humble dévouement sauve ou grandit tout un siècle. La société humaine ne vit que des sacrifices de ses membres au bien général. Qui se sacrifierait, si on croyait le sacrifice inutile ? Il fallait donc que l’homme eût cet instinct de l’utilité et de la sainteté de son sacrifice : seulement quelques-uns croient se sacrifier à un perfectionnement et à un bonheur indéfinis sur la terre, quelques autres croient se sacrifier à un perfectionnement relatif, local et temporaire ici-bas ; c’est là le secret de cet instinct qui nous travaille pour l’amélioration de notre espèce, instinct illusoire chez les uns, réel chez les autres, méritoire chez tous.
Mais ceux-là mêmes qui, comme nous, ne se font point l’illusion des progrès indéfinis en intelligence et en bonheur sur la terre, sont convaincus que le moindre travail et le plus obscur dévouement à l’humanité, quoique limités par la nature des choses mortelles ici-bas, ne seront pas perdus pour l’être humain, et que, interrompu ici-bas par la condition périssable des choses humaines et par la mort, ce progrès profitera ailleurs, dans les régions de l’éternité, de l’absolu, de l’infini.
XIV
Il en est de cet instinct du progrès et du bonheur indéfinis de l’humanité sur la terre, comme il en est d’un autre instinct que Dieu a donné invinciblement à l’homme ; instinct que l’homme sait parfaitement illusoire ici-bas, et qui cependant le pousse invinciblement aussi à tendre toujours vers un but dont il ne se rapproche jamais : nous voulons parler de l’aspiration au bonheur complet et permanent sur la terre.
Quel est l’homme qui ne sait pas le mensonge de cet instinct, et quel est l’homme qui ne s’y laisse pas éternellement tromper ? Mais il était nécessaire dans le plan divin que cet instinct du bonheur parfait mentît à l’homme, pour lui faire supporter l’existence et poursuivre pas à pas dans la vie la route de l’éternité. Sans cet instinct, l’homme s’arrêterait au second pas, s’assoirait le front dans ses mains sur la route, attendant la mort sans mouvement, ou la devançant par le suicide. Cette aspiration à un bonheur qui n’existe pas ici, est le ressort qui donne l’impulsion à toute vie et le mouvement à toute activité humaine. Cet instinct est, comme celui du perfectionnement indéfini de l’espèce, un mensonge ici, une vérité plus loin. Il ne faut donc pas le croire en ce qui touche à ce monde, mais il faut le croire en ce qui touche à l’autre. C’est un fanal placé sur le rivage où nous n’abordons qu’après le naufrage de la vie. Nous croyons voir ce fanal à quelques vagues de nous sur notre globe flottant, mais il brille en effet sur une autre sphère, et il nous conduit, en nous trompant, au perfectionnement moral et au bonheur éternel.
XV
Nous le disions il y a quelques jours :
« Cette philosophie récente de la perfectibilité indéfinie de l’humanité ici-bas est donc une bulle d’air colorée aux regards de l’enfant qui l’insuffle de son haleine. Cela ne résiste ni au raisonnement, ni à l’expérience, ni à l’histoire, ni à la nature. C’est le paradoxe de la douleur, de la misère et de la mort ; c’est le défi à toute réalité. Il faut n’avoir lu sérieusement ni une page des annales des siècles, ni une page de son propre cœur, pour se complaire à ce songe doré de vieux enfants. La première ruine d’empire dont la terre est semée le confond, le premier tombeau rencontré sous les pieds le dissipe, la première déception de cœur ou d’esprit le fait fondre en larmes.
« La douleur est la seule vérité irréfutable d’ici-bas. Il n’y a aucune métaphore à dire ce qu’ont dit nos pères et ce que diront nos enfants : Globe pétri de cendre et de larmes. Quelle couche, pour rêver le perfectionnement et le bien-être indéfinis, que cette couche où nous ne sommes retournés que par la douleur en attendant la mort ?… Je n’ai jamais compris qu’il y eût des hommes assez doués de l’obstination des chimères pour croire au progrès indéfini et au bonheur absolu sur une pareille claie qui les traîne à la voirie de leur néant. Heureux hommes, ils auront vécu, ils seront morts encore endormis ! »
XVI
La vraie philosophie, la philosophie virile, la philosophie expérimentale est donc celle qui, au lieu de correspondre à ces rêves, correspond à la réalité de notre triste condition humaine et mortelle ici-bas, c’est-à-dire la philosophie de la douleur ! La philosophie de la douleur sanctifiée par l’acceptation et consolée par l’espérance, c’est la philosophie des Indes, de Brahma, de Bouddha, de Confucius, de Platon, du christianisme ; c’est celle qui nous a toujours paru, dès notre première dégustation de la vie, contenir le plus de vérité, de réalité, de beauté, de révélation, de force, de grandeur, de vertu, d’espérance, d’encouragement à vivre, à aimer, à espérer, à agir.
Que dit cette philosophie de la douleur dans tous ces pays, dans toutes ces époques, dans toutes ces théologies, dans toutes ces langues ? Qu’a-t-elle dit d’abord dans les Indes ?
Elle dit : « Il y a un Dieu. Son œuvre le prouve. La vie est le témoignage de la vie. »
Elle dit : « Ce Dieu, Être des êtres, est infini, parfait, éternel. Sa nature le prouve ; l’infini, l’éternité, la perfection sont les attributs de l’être des êtres. »
Elle dit : « Il a créé et il crée sans limite de temps, d’espace, de puissance, autant de créatures que l’infini de sa pensée comporte de sagesse, de puissance et de fécondité créatrices. Être, pour l’Être des êtres, c’est créer ! »
Elle monte par la pensée au fond des firmaments qui n’ont point de fond ; et elle dit : « Il est là » ; elle descend aux bornes de l’éther inférieur qui n’a point de borne, et elle dit : « Il est là » ; elle s’étend aux extrémités de l’espace qui n’a point d’extrémité, et elle dit : « Il est encore là, il ne finit jamais, il commence toujours, et il est tout entier partout où il est. »
Elle dit : « Il n’y a ni grandeur ni petitesse devant lui ; les choses ne se mesurent qu’à la gloire qu’elles ont d’émaner de lui. Chacune de ses pensées réalisées est aussi grande que l’autre, puisqu’elle est également de lui et en lui. »
Elle dit : « Nous sommes une de ses créatures, une de ses pensées réalisées, ni plus grande, ni plus petite que toute autre de ses créatures. Nous ne savons pas de quel nom il nous nomme dans son vocabulaire d’amour créateur, mais nous nous appelons ici-bas hommes. »
XVII
« Qu’est-ce que l’homme ? » continue cette philosophie primitive de l’Inde.
« L’homme est un insecte éphémère, né des ténèbres et de la douleur un matin, pour mourir dans les ténèbres et dans la douleur un soir. Il ronge pendant quelques évolutions de soleil l’épiderme du petit globe auquel il est attaché, puis il y rentre pour féconder cet épiderme de sa poussière. Si on le mesure à l’infini de l’espace qui l’entoure, il ne vaut pas la peine d’être calculé ; si on le mesure à l’infini des temps qui le précèdent et qui le suivent, il ne vaut pas la peine d’être supputé ; si on le mesure à sa brièveté, à son insignifiance, à son néant parmi les êtres, il ne vaut pas la peine d’être nommé. Il ne connaît l’éternité, l’espace, le temps, la science, le bonheur que de nom. Il n’a le sentiment de son être que par quelques frissons de plaisir et par des convulsions de douleur. Il n’est qu’un point sensitif et douloureux dans la création. Sa plus grande douleur est de s’ignorer lui-même. Toute sa nature semble en contradiction avec la bonté de ce Créateur qu’il est forcé par sa raison de croire infiniment bon. Il cherche à s’expliquer à soi-même cette contradiction, qui ne peut être qu’apparente. Il pense, il conjecture, il imagine, et il conclut. Que conclut-il ? un mot qui l’écrase lui-même : Mystère ! Et comment cherche-t-il à soulever le poids de ce mystère qui l’écrase ?
« Au commencement, se dit-il, il ne dut pas en être ainsi ; à la fin il ne peut pas en être ainsi. Conjecturons donc.
« Est-ce que la brièveté, l’imperfection, la douleur, la mort seraient les conditions fatales de tout être créé, c’est-à-dire borné ? Non ; car Dieu étant infini, il n’y a pas de limite à l’expansion de vie, de grandeur, de félicité qui peut découler toujours de lui sans l’épuiser jamais ; il n’y a pas de mesure à ses dons, il peut donner sans s’appauvrir, il n’a besoin d’économiser ni l’être, ni la bonté, ni la puissance. Ce n’est donc pas cela.
« Est-ce que la nature humaine, viciée tout entière dans son premier couple ou dans ses premières générations, comme une moisson dont tous les épis contenus dans la première semence se ressentent de l’altération du germe, aurait subi une déchéance et une punition à perpétuité pour avoir abusé de cette liberté morale, liberté morale qui est son danger et sa gloire ?
« Est-ce qu’en conséquence de cette première altération par la liberté, toute cette race solidaire subirait une expiation inexpliquée, jusqu’à ce qu’elle eût reconquis par cette même liberté régénérée sa première innocence et sa première félicité sur la terre. Peut-être !… Il n’y a rien là, quoi qu’on en dise, de contradictoire à l’idée du Dieu parfait. L’idée est ténébreuse, mais nullement absurde. Qui nous dit que les âmes ne s’engendrent pas intellectuellement comme les corps, et que la dernière goutte d’eau ne participe pas à la corruption de la source ?
« Enfin, est-ce que la sagesse et la bonté divines auraient voulu donner à l’homme le mérite et la gloire d’achever, pour ainsi dire, sa propre création par l’exercice douloureux et méritoire de sa liberté morale, en l’assujettissant ici-bas à des épreuves pénibles et mystérieuses qui, bien ou mal subies pendant cette courte vie, le ramèneraient vaincu à de nouvelles épreuves, vainqueur à la conquête de sa propre félicité ? Peut-être !… Il n’y a rien là ni d’attentatoire au Créateur, ni d’humiliant pour la créature. Se faire justice à soi-même, n’est-ce pas la suprême justice ? Participer soi-même à sa propre perfection, n’est-ce pas la perfection suprême ? Ne serait-ce pas là la plus belle explication de ce mot : Vous serez des dieux ?
« Dans tous les cas, mystère ! Il n’y a d’évident que le sentiment de la douleur. L’humanité ne s’atteste que par son gémissement. »
XVIII
Eh bien ! puisque l’homme ne peut ni se nier ni s’expliquer humainement sa douleur, quelle est la philosophie la plus raisonnable, de celle qui se nie sa condition lamentable, ou de celle qui pense à l’accepter d’abord comme une volonté adorable dans son énigme, et à la sanctifier ensuite comme une épreuve adorable dans son mystère ?
Toutes les révoltes de la nature contre la douleur, toutes les imaginations de la philosophie, de la perfectibilité indéfinie et de la jouissance ne corrigeront pas l’amertume d’une larme de l’humanité. Pendant que les bergeries de cette philosophie de la transfiguration de l’homme en dieu ici-bas font couler dans les idylles les ruisseaux de lait et de miel, l’homme continue à s’abreuver de ses pleurs, à gémir et à mourir aux chants faux de ces tristes épicuriens de la vallée de misère. Le sort est le sort, l’arrêt est porté, le monde est vieux ; on a rêvé avant vous : ces sophistes de la félicité croissante ont protesté depuis des milliers de siècles, ils n’ont pas fait révoquer une syllabe de la destinée. Le songe passe, et l’homme reste. Son nom est Adam, terre, c’est-à-dire infirmité.
XIX
Mais, dès les âges les plus reculés aussi, une autre philosophie, la philosophie de la réalité, la véritable expression de l’homme complexe, âme et corps, une philosophie qui est raison et religion tout ensemble, vérité et consolation à la fois, une philosophie dont on retrouve les dogmes et les préceptes dans les premiers monuments littéraires de l’Inde, a réfléchi au lieu de rêver, et a trouvé dans la douleur même les deux seuls remèdes à la douleur : l’acceptation et la sanctification.
Cette philosophie découle des premiers livres sacrés de l’Inde jusque dans la philosophie du christianisme de nos jours. Nous la préférons mille fois à celle de la perfectibilité soi-disant indéfinie. Nous la trouvons aussi plus facile à pratiquer. Elle repose sur cet axiome : « Il est plus aisé de sanctifier la terre que de la transformer. »
Elle ne dit pas à l’homme de sourire quand il sanglote, ou d’espérer quand il désespère. Elle lui dit : « Ta douleur est méritée ou ta douleur est méritoire ; accepte-la de la main de Dieu comme une expiation, ou accomplis-la sous les yeux de Dieu comme une épreuve. Ton juge sera ton consolateur, ton éternité compensera ta minute ; souffre pour justifier ta race coupable, ou souffre pour conquérir ta propre félicité ; et, dans l’une ou l’autre hypothèse, bénis ! »
XX
Voilà la philosophie qui émane de la première théologie connue, celle de l’Inde antique. Nous allons vous en donner une idée sommaire dans l’examen des livres sacrés et des poèmes primitifs de ce premier des peuples littéraires. Les philosophes du progrès indéfini en théologie, en morale et en littérature, nous diront ensuite si de telles idées, de tels dogmes, de tels préceptes et de telles poésies, à l’aube des siècles, sont de nature à les confirmer dans leur système de l’homme brute au commencement, de l’homme dieu à la fin des âges.
XXI
Les premiers de ces livres sacrés se retrouvent dans l’Inde ; on ne peut assigner de date à ces livres, tant la date en est reculée. Ce sont les Védas.
Les Védas sont un recueil d’hymnes consacrés aux divinités symboliques de ce temps primitif ; ces hymnes célèbrent les attributs personnifiés du Dieu unique et créateur que les sages adoraient derrière ces incarnations, et que le peuple adorait dans ces incarnations.
« Les Védas, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, sont, chez le peuple indien lui-même, le fondement, le point de départ d’une littérature qui est plus riche, plus étendue, si ce n’est aussi belle que la littérature grecque. »
Quant à nous, nous la trouvons mille fois plus belle ; car cette littérature est plus morale, plus sainte et pour ainsi dire plus divinisée par la charité qu’elle respire : c’est la littérature de la sainteté ; celle des Grecs n’est que la littérature des passions.
« Poèmes épiques, continue le savant traducteur, systèmes de philosophes, théâtres, mathématiques, grammaire, droit, le génie indien a tenté toutes les grandes directions de l’intelligence. De son propre aveu, ce sont les Védas qui ont inspiré cette littérature. »
Les Védas sont des chants pareils à ceux des prophètes et de David dans la Bible ; avec cette différence que les chants bibliques ne sont que des cris lyriques d’enthousiasme, d’adoration, de crainte ou d’amour à Jéhovah, tandis que les hymnes des Védas indiens sont en même temps des dogmes religieux. La poésie lyrique des prophètes hébreux est mille fois plus sublime d’expression, les hymnes des Védas ont plus d’enseignement de morale et de vertu dans leurs strophes. Il y a cependant de magnifiques percées d’imagination sur la création, et sur le chaos qui couvait le monde avant sa naissance.
XXII
« Alors rien n’existait, dit un de ces hymnes, ni le néant, ni l’être, ni monde, ni espace, ni éther ; il n’y avait point de mort, il n’y avait point d’immortalité, il n’y avait ni lumière ni ténèbres. Mais la création future reposait sur le vide. Glorifier Dieu fut le désir de naître pour le premier germe de la création…
« Cependant il y avait Lui, dit le livre, il y avait Dieu ; lui seul existait sans respirer, il existait absorbé en lui-même dans la solitude de sa propre pensée, de sa pensée tournée en dedans de lui pour jouir de la contemplation de lui-même. Il n’y avait rien en dehors de lui, rien autour de lui ; il n’y avait que lui avec lui ! »
Quelle métaphysique déjà profondément spiritualiste, que cette création par le désir occulte qui presse toute chose, non encore née, de naître pour s’unir à Celui de qui tout sort et à qui tout retourne, afin de l’aimer et de le glorifier ?
« C’est ainsi, poursuit l’hymne sacré, que les sages, méditant dans leur cœur et dans leur entendement, ont expliqué le passage du néant à l’être ; mais Lui, Dieu, quelle autre source put-il avoir que lui-même ? Lui seul peut savoir si cela est ainsi, ou si cela est autrement. »
XXIII
Un autre de ces hymnes complète lyriquement cette définition par un cri répété de foi et de reconnaissance au Dieu unique créateur, et conservateur des êtres connus.
« Il naissait à peine de lui-même et déjà il était le seul maître des mondes créés par lui ; il remplit le ciel et la terre : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« Le monde ne respire et ne voit qu’en lui : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« À lui appartiennent ces sommets inaccessibles de montagnes blanchies, ce firmament, cet Océan sans limites avec tous ses flots ; à lui l’espace où il étend ses deux bras sans toucher les bords : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« C’est lui que le ciel et la terre, soutenus par son esprit, frémissent du désir de voir, quand le soleil dans sa splendeur surgit à l’orient : à quel autre Dieu offrirons-nous l’holocauste ?
« C’est lui qui parmi tous les dieux secondaires (incarnations de ses attributs) a toujours été le vrai Dieu, le Dieu suprême : à quel autre offrirons-nous l’holocauste ?… »
Cette litanie sublime des perfections et des droits divins du Dieu créateur se poursuit de strophe en strophe avec l’accent d’un Te Deum de l’âme, ivre de joie d’avoir entrevu son auteur.
XXIV
La création de l’homme n’est pas célébrée dans un autre hymne avec moins de métaphysique et moins de poésie pleine de symbole.
« Dieu pensa ; il se dit : Voilà les mondes ! Je vais créer maintenant les hôtes de ces mondes. Il créa un être revêtu d’un corps ; il le vit ; et la bouche de cet être s’ouvrit comme un œuf brisé ; de sa bouche sortit la parole, de la parole sortit le feu ; les narines s’ouvrirent, et des narines sortit le souffle, et du souffle sortit l’air qui se dilate et se répand partout ; les yeux s’ouvrirent, et des yeux jaillit la lumière, et de cette lumière fut produit le soleil ; les oreilles se sculptèrent, et des oreilles naquit le son qui donne le sentiment du loin et du près (des distances) ; la peau s’étendit, et de cet épiderme étendu naquit la chevelure, de cette chevelure de l’homme naquit la chevelure de la terre, les arbres et les plantes ! etc., etc. »
On voit qu’en sens inverse du matérialisme moderne, qui fait naître l’intelligence des sensations brutales de la matière douée d’organes, le spiritualisme déjà raffiné des sages de l’Inde fait naître les phénomènes matériels de l’intelligence.
Et ces hymnes sacrés des Védas se chantaient dans l’Inde on ne sait combien de siècles avant la religion des Brahmanes, et la religion des Brahmanes avait été remplacée par celle de Bouddha, et celle de Bouddha était déjà vieillie du temps de la conquête d’Alexandre, c’est-à-dire trois cent vingt-six ans avant Jésus-Christ. Qu’on juge par là de cette prétendue barbarie des âges primitifs que les philosophes de la perfectibilité indéfinie affirment, en balbutiant encore eux-mêmes des doctrines infiniment moins sublimes que ces échos lointains du berceau du monde.
Non, en présence de tels monuments, nous ne croyons point avec eux que l’homme ait commencé dans la fange et dans la nuit, mais nous croyons avec l’Inde qu’il a commencé dans la perfection relative et dans la lumière de ce qu’on appelle un Éden. Nous croyons que les reflets de cet Éden et de cette lumière ont resplendi longtemps sur son âme, avec plus de lueurs d’une révélation primitive que dans des âges plus distants de son berceau ; nous croyons que cette révélation primitive date de la création, que Dieu est contemporain de l’âme qu’il créa pour l’entrevoir et pour l’adorer, et que s’il y a une plus éclatante effusion de la lumière, c’est à l’aurore du genre humain, et non dans le crépuscule de sa caducité, qu’il faut la chercher.
XXV
La grandeur, la sainteté, la divinité de l’esprit humain sont les caractères dominants de cette philosophie dans la littérature sacrée et primitive de l’Inde. On y respire je ne sais quel souffle à la fois saint, tendre et triste, qui semble avoir traversé plus récemment un Éden refermé sur l’homme. Cette poésie donne l’extase comme l’opium qui croît dans les plaines du Gange. Je me souviens toujours du saint vertige qui me saisit la première fois que des fragments de cette poésie sanscrite tombèrent sous mes yeux. Voilà en quels termes je dépeignis alors moi-même mes impressions.
XXVI
« Cette extase, disais-je, est comparable à celle que nous avons éprouvée quelquefois nous-même, en tombant par hasard sur une de ces pages mutilées des livres sacrés de l’Inde, où la pensée de l’homme s’élève si haut, parle si divinement, que cette pensée semble se confondre dans une sorte d’éther intellectuel avec le rayonnement et avec la parole même de Dieu, de ce Dieu qu’elle cherche, qu’elle atteint, qu’elle entrevoit enfin au fond de la nature et du ciel, en jetant un cri de voluptueuse joie et de délicieuse possession du souverain Être.
« Ces demi-pages sont si belles que, s’il y en avait beaucoup de cette nature, elles dégoûteraient l’homme qui les lit de vivre de la vie des sens ; elles suspendraient le battement du pouls dans ses artères, elles lui donneraient l’impatience de l’infini, la passion de mourir pour se trouver plus tôt dans ces régions indescriptibles où l’on entend de tels accents dans de telles ivresses, où l’intelligence bornée se précipite et se conjoint à l’intelligence infinie dans ce murmure extatique des lèvres, puis dans ce silence de l’amour qui est l’anéantissement de tout désir dans la possession de l’Être infini, infiniment adoré et infiniment possédé.
« Les deux plus fortes impressions littéraires de ce genre furent produites en moi par la lecture de ces pages mystérieuses de l’Inde, vraisemblablement déchirées de quelques livres surhumains, et emportées par le vent des siècles du sommet de l’Himalaya jusqu’à nous.
XXVII
« La première fois, j’étais seul dans une petite chambre haute et nue d’une maison de campagne inhabitée, où les maîtres en s’en allant avaient laissé quelques feuilles volantes de brochures et de journaux littéraires éparses et livrées aux rats sur le plancher. L’aurore se levait au loin sur une longue lisière de forêts monotones et sombres que j’apercevais en m’éveillant par ma fenêtre ouverte, à cause de la chaleur d’été. Les rayons presque horizontaux du soleil glissaient sur mon lit ; les hirondelles entraient avec eux, et battaient joyeusement les vitres de leurs ailes. Le vent frais du matin, en tourbillonnant doucement dans la tout, faisait bruire les feuilles de livres et de journaux sur les carreaux de brique comme des gazouillements d’idées qui se réveillent dans l’esprit.
« Ce bruit attira mon attention. Je n’ai jamais pu voir une page écrite sans éprouver la passion de la lire. Je ramassai quelques feuilles à demi rongées des traductions des hymnes indiens. Ces fragments étaient l’œuvre d’un de ces hommes qui consacrent toute leur existence et tout leur génie dans ce monde à regarder et à sonder d’autres mondes. Il se nomme le baron d’Eckstein, philosophe, poète, publiciste, orientaliste ; c’est un brahme d’Occident, méconnu des siens, vivant dans un siècle, pensant dans un autre.
XXVIII
« Je lisais dans mon lit, le coude appuyé sur l’oreiller, dans cette voluptueuse nonchalance de corps et d’esprit d’un homme indifférent aux bruits d’une maison étrangère, qu’aucun souci n’attend▶ au réveil, et qui peut user les heures de la matinée sans les compter sous le marteau de l’horloge lointaine qui les sonne aux laboureurs. Tout à coup je tombai sur un fragment de trente ou quarante lignes qui étincelèrent à mes yeux comme si ces lignes avaient été écrites, non avec le pinceau du poète trempé dans l’encre, mais avec la poussière de diamants et avec les couleurs de feu des rayons que le soleil levant étendait sur la page ; ce fragment était un éblouissement de l’âme mystique, appelant, cherchant, trouvant, embrassant son Dieu à travers l’intelligence, la vertu, le martyre et la mort, dans l’ineffable élan de la raison, de la poésie, de l’extase. L’accent était profond comme l’infini, les mots transparents comme l’éther limpide, les images parlantes et répercussives de l’objet comme le miroir des mers et des cieux, le sentiment jaillissant comme un flot de l’éternité, émanation de chaleur et de lumière qui s’échappe du soleil sans jamais tarir son foyer, une illumination de l’infini par les girandoles des astres sur l’autel de Dieu.
XXIX
« Je lus, je relus, je relirais encore… Je jetai des cris, je fermai les yeux, je m’anéantis d’admiration dans mon silence. J’éprouvai un de ces instincts d’acte extérieur que l’homme sincère avec soi-même éprouve rarement quand il est seul, et que rien de théâtral ne se mêle à la candide simplicité de ses impressions. Je sentis comme si une main pesante m’avait précipité hors de mon lit par la force d’une impulsion physique. J’en descendis en sursaut, les pieds nus, le livre à la main, les genoux tremblants ; je sentis le besoin irréfléchi de lire cette page dans l’attitude de l’adoration et de la prière, comme si le livre eût été trop saint et trop beau pour être lu debout, assis ou couché ; je m’agenouillai devant la fenêtre au soleil levant, d’où jaillissait moins de splendeur que de la page ; je relus lentement et religieusement les lignes. Je ne pleurai pas, parce que j’ai les larmes rares à l’enthousiasme comme à la douleur, mais je remerciai Dieu à haute voix, en me relevant, d’appartenir à une race de créatures capables de concevoir de si claires notions de sa divinité, et de les exprimer dans une si divine expression. »
Si le poète inconnu qui avait écrit ces lignes quelques milliers d’années avant ma naissance, assistait, comme je n’en doute pas, du fond de sa béatitude glorieuse, à cette lecture et à cette impression de sa parole écrite, prolongée de si loin et de si haut à travers les âges, que ne devait-il pas penser en voyant ce jeune homme ignorant et inconnu dans une tourelle en ruine, au milieu des forêts de la Gaule, s’éveillant, s’agenouillant, et s’enivrant, à quatre mille ans de distance, de ce Verbe éternel et répercuté qui vit autant que l’âme, et qui d’un mot soulève les autres âmes de la terre au ciel !
Voilà la littérature du genre humain !
XXX
Mais la douceur envers l’homme et envers toute la nature est le second caractère divin de la philosophie et de la littérature indiennes. Je veux vous redire aussi un des effets de cette littérature sur mon âme.
« Un jour j’avais emporté à la chasse un volume anglais de traductions du sanscrit ; c’est la langue sacrée des Indes.
« Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de rosée sur la lisière d’un bois. Je l’apercevais de temps en temps par-dessus les tiges de bruyères, dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le rayon, réchauffant au soleil levant sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses, jouissant de sa solitude et de sa sécurité.
« J’étais fils de chasseur. J’avais passé mes jeunes années avec les garde-chasses, les curés de village, et les gentilshommes de campagne qui découplaient leurs meutes avec celles de mon père. Je n’avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de l’homme qui se fait de la mort un amusement, et qui prive de la vie, sans nécessité, sans justice, sans pitié et sans droit, des animaux qui auraient sur lui le même droit de chasse et de mort, s’ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces dans leur plaisir que lui. Mon chien quêtait ; mon fusil était sous ma main ; je tenais le chevreuil au bout du canon.
« J’éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne m’avait jamais fait de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que moi, être créé par la même Providence, doué peut-être à un degré différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être des mêmes liens d’affection et de parenté que moi dans sa forêt ; cherchant son frère, ◀attendu▶ par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l’instinct machinal de l’habitude l’emporta sur la nature, qui répugnait au meurtre. Le coup partit. Le chevreuil tomba, l’épaule cassée par la balle, bondissant en vain dans sa douleur sur l’herbe rougie de son sang.
XXXI
« Quand la fumée du coup fut dissipée, je m’approchai en pâlissant et en frémissant de mon crime. Le pauvre et charmant animal n’était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l’herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n’oublierai jamais ce regard auquel l’étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles ; car l’œil a son langage, surtout quand il s’éteint.
« Ce regard me disait clairement, avec un déchirant reproche de ma cruauté gratuite : “Qui es-tu ? Je ne te connais pas, je ne t’ai jamais offensé. Je t’aurais aimé peut-être ; pourquoi m’as-tu frappé à mort ? Pourquoi m’as-tu ravi ma part de ciel, de lumière, d’air, de jeunesse, de joie, de vie ? Que vont devenir ma mère, mes frères, ma compagne, mes petits qui m’◀attendent▶ dans le fourré, et qui ne reverront que ces touffes de mon poil disséminé par le coup de feu, et ces gouttes de sang sur la bruyère ? N’y a-t-il pas là-haut un vengeur pour moi ou un juge pour toi ? Et cependant je t’accuse, mais je te pardonne ; il n’y a pas de colère dans mes yeux, tant ma nature est douce, même contre mon assassin. Il n’y a que de l’étonnement, de la douleur, des larmes.”
« Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m’accusais comme s’il avait parlé avec la voix. “Achève-moi”, semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres.
« J’aurais voulu le guérir à tout prix ; mais je repris le fusil par pitié, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l’avoue, je pleurai. Mon chien lui-même parut attendri ; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort.
« C’était l’heure de midi. J’◀attendis que le vieux berger qui ramène les moutons à l’étable pendant les heures brûlantes repassât avec son troupeau sur la lisière du bois, pour lui faire emporter le chevreuil à la maison. En attendant, je tirai de ma poche un volume de ces restes des poèmes épiques de l’Inde, et je m’efforçai de me distraire par la lecture. Vain effort ! la page s’ouvrit sur une de ces merveilleuses allégories poétiques dans lesquelles la poésie sacrée des Hindous incarne ses dogmes d’universelle charité. On croit y sentir, dans l’amour et dans le respect de l’homme pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même pour sa création animée ou inanimée.
« Le poète racontait l’ascension graduelle d’un héros, d’épreuve en épreuve, jusqu’au ciel, par les gradins ardus de l’Himalaya. À mesure que la route devient plus longue, plus pénible et plus glaciale, le héros est abandonné de lassitude par ceux qui l’ont le plus aimé sur terre, qui ont d’abord tenté de le suivre, mais qui, rebutés de ses infortunes, retournent en arrière, ou succombent à ses pieds sur les sommets de glace et de neige dans son ascension. Parents, amis, frères, amante même, finissent par se lasser de dévouement ou par s’épuiser de forces. Son chien seul, plus fidèle et plus inséparable de lui que l’amitié et que l’amour, suit en haletant les traces de son maître pour mourir à ses pieds ou pour triompher avec lui.
« Le héros arrive enfin aux portes du ciel. Elles s’ouvrent pour lui, mais elles se referment devant l’animal. L’homme alors, pénétré d’une justice sublime et d’une abnégation qui s’élève jusqu’à l’immolation de soi-même, refuse d’entrer dans le séjour de la félicité divine, si son chien, compagnon de ses peines et de ses mérites, n’y entre pas avec lui. Les dieux, attendris de ce sacrifice de générosité, laissent entrer l’animal avec l’homme, et le ciel se referme sur tous les deux. J’ai noté ce fragment de charité universelle, et je le citerai bientôt dans ces archives des beautés de l’esprit humain.
XXXII
« Cette lecture me fit comprendre et sentir, mieux que la lecture même des dogmes religieux de l’Inde, la beauté, la vérité, la sainteté de cette doctrine, qui interdit aux hommes, non seulement le meurtre sans nécessité absolue, mais même le mépris des animaux, ces compagnons et ces hôtes de notre habitation terrestre, hôtes dont nous devons compte à notre Père commun, comme des êtres supérieurs d’intelligence et de force doivent compte des êtres inférieurs qui leur sont soumis. J’admirai, j’adorai cette parenté universelle des êtres, cette fraternité de la vie entre tout ce qui respire, entre tout ce qui sent, entre tout ce qui aime ici-bas dans la mesure de son intelligence et de sa destinée. Je conclus que le poète indien était le sage, et que j’étais l’ignorant et le barbare d’une civilisation qui avait perdu tant de chemin sur la route de l’amour, ou qui n’y était pas encore arrivée. Je pressentis que l’homme de l’Occident y arriverait un jour.
« Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l’existence à des êtres auxquels il ne peut pas la rendre. Je me jurai à moi-même de ne jamais retrancher par caprice une heure de soleil à ces hôtes des bois ou à ces oiseaux du ciel qui savourent comme nous la courte joie de la lumière, et la conscience plus ou moins vague de l’existence sous le même rayon.
« Ils appartiennent à Dieu, me dis-je ; Dieu m’a fait leur ami et non leur tyran. La vie, quelle qu’elle soit, est trop sainte pour en faire ce jouet et ce mépris que notre incomplète civilisation nous permet d’en faire impunément devant les lois, mais que le Créateur ne nous permettra pas d’avoir fait impunément devant sa justice. »
De ce jour je n’ai plus tué. Le livre, en commentant si pathétiquement la nature, m’avait convaincu de mon crime. L’Inde m’avait révélé une plus large charité de l’esprit humain, la charité envers la nature entière. C’est le sceau de toute cette littérature indienne : l’humanité ! L’humanité s’y agrandit aux proportions de l’amour divin du Créateur pour l’universalité de ses ouvrages.
Une telle littérature atteste, par son existence à cette époque reculée du monde, une de ces deux choses : ou bien une révélation primitive dont les perfections étaient encore présentes à la mémoire de l’homme, ou bien une maturité consommée d’âge et de raison qui portait déjà ses fruits de sagesse et de sainteté dans la philosophie et dans la poésie de la prodigieuse vieillesse d’une telle race humaine.
XXXIII
Aussi, avant d’entrer dans l’appréciation des œuvres purement poétiques de l’Inde, laissez-moi vous donner brièvement un avant-goût de sa philosophie et de ses notions morales sur Dieu, sur l’âme, sur l’homme, sur les rapports de l’homme avec Dieu et de l’homme avec l’homme ; vous verrez si de telles notions, chantées en vers ou rédigées en dogmes et en codes, sont un indice de cette prétendue barbarie primitive que les philosophes de la perfectibilité indéfinie et continue attribuent à cette enfance du monde.
Je puise cet exemple dans le Bagavagita, épisode du poème sacré du Mahabarata, selon MM. Hastings et Wilkins, ses premiers traducteurs.
« La scène est un champ de bataille. Un des combattants, le héros Arjoùn, à l’aspect de ses parents, de ses amis, de ses compatriotes, qu’il faut frapper dans cette guerre civile, sent défaillir en lui son cœur, et préfère recevoir la mort au malheur de la donner. Le demi-dieu Krisna, qui combat à côté d’Arjoùn, mais qui combat avec l’impassibilité divine, gourmande le héros de sa faiblesse. Un dialogue sublime, semblable à ceux de Platon, s’établit entre eux pendant que les deux armées opposées se reposent un instant du meurtre.
XXXIV
— « Que crains-tu ? » dit le demi-dieu ou le maître à son élève Arjoùn ; « le sage ne s’afflige jamais ni pour les morts ni pour les vivants. J’ai existé de toute éternité, toi aussi, et nous ne pouvons jamais cesser d’exister. Nous nous transformons, mais ce n’est pas mourir ; l’âme, dans ces transformations successives, éprouve l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, comme nous les éprouvons ici-bas. Celui qui est ferme dans cette foi ne se trouble plus en rien. Ce sont nos organes matériels et passagers qui nous donnent ici ces sensations du chaud et du froid, du plaisir ou de la douleur ; mais ces choses n’existent pas en elles-mêmes. Apprends que celui par qui toutes choses ont été créées est incorruptible, immuable, inaltérable, et que rien ne peut détruire ou modifier ce qui n’est pas susceptible de destruction. L’âme qui habite ces corps sur lesquels tu pleures est incorruptible, impérissable, incompréhensible comme son auteur. L’âme ne peut ni tuer ni être tuée : de même que l’homme rejette ses vieux vêtements, en revêt de neufs, de même l’âme, ayant dépouillé sa vieille forme, en prend une nouvelle. Le fer ne peut la diviser, ni le feu la brûler, ni l’eau la corrompre, ni l’air l’altérer… Mais, soit que tu penses qu’elle meurt avec le corps, soit que tu la croies, comme moi, éternelle, ne t’afflige pas : toutes les choses qui ont un commencement ont une fin, et les choses sujettes à la mort doivent avoir un régénérateur. L’état précédent des êtres est inconnu, leur état actuel est visible, leur état futur est un mystère. Ne consulte pas tes vaines opinions ou tes vaines terreurs ; ne consulte que ta conscience et ton devoir, qui te commandent de mourir pour tes frères et pour la cause de ton peuple. Peu importe l’événement, que tu sois vaincu ou vainqueur : la vertu est dans l’acte, et non dans ce qui résulte de l’acte. Celui-là seul est véritablement sage et sanctifié qui a renoncé à tout fruit temporel de ses actes ; il est délivré des liens de la matière ; il vit déjà dans les régions de l’immuable félicité ! »
XXXV
— « Et à quel signe », lui demande son élève et son interlocuteur Arjoùn, « distinguerai-je cet homme sage et divinisé qui est déjà absorbé, vivant, dans la contemplation des choses immuables ? Où demeure-t-il ? Comment peut-il vivre et agir encore ici-bas ? »
— « Écoute », répond le maître divin, « celui-là est affermi dans la sainteté et dans la lumière qui balaye son cœur de tout autre désir que la contemplation de Dieu et de soi-même, qui ne se réjouit ou ne s’attriste ni de ce qu’on appelle bien ni de ce qu’on appelle mal terrestre ; celui-là est affermi dans la sainteté et dans la vérité qui peut replier en Dieu tous ses désirs, comme la tortue replie à volonté tous ses membres sous son écaille. L’homme affamé ne pense qu’aux aliments qui peuvent rassasier sa faim, mais l’homme sage oublie la faim elle-même, pour se nourrir seulement de son Dieu !
« L’insensé dominé par ses passions ne rêve que dans la nuit du temps, où toutes les choses dorment dans les songes ; le sage ou saint ne veille que dans le jour de l’éternité, où toutes les choses veillent ; et quand il meurt au monde, il est absorbé dans la nature incorporelle de Dieu !
« Mais ce dépouillement de la forme infirme et mortelle », poursuit le philosophe divin, « ne peut s’accomplir dans l’inaction. Ce monde plein de travaux a été créé pour d’autres devoirs encore que la contemplation passive de la Divinité. Abandonne donc, ô mon fils, tout motif personnel, et accomplis tes devoirs par le seul amour du bien. »
XXXVI
Voilà pour la piété. Écoutez maintenant pour la charité :
« Servez-vous les uns les autres, et vous parviendrez à la félicité. Celui qui ne prépare ses aliments que pour lui mange le pain du péché. Tout être qui a vie est produit par le pain qu’il mange ; le pain est produit par la pluie ; la pluie est produite par la prière qui l’implore ; la prière est produite par les bonnes œuvres ; les bonnes œuvres sont produites et données à l’homme par Brahma (nom de Dieu).
« Moi-même », poursuit le demi-dieu Krisna dans sa leçon à son disciple, « moi-même je pratique les bonnes œuvres ; et cependant, par ma nature divine, je n’ai rien à faire, rien à désirer pour moi-même dans les trois parties (les trois continents connus du globe alors), et cependant je vis dans l’accomplissement des devoirs moraux. Si je n’accomplissais pas exactement ces devoirs, tous les hommes suivraient bientôt mon exemple, ce monde abandonnerait son devoir ; je serais la cause de la production du mal, j’éloignerais les hommes du droit chemin. De même que l’ignorant remplit les devoirs de la vie dans l’espoir d’un salaire, de même le sage parfait doit les remplir sans motif personnel d’intérêt, mais pour le bien ; et le bien, il le fait pour Dieu ! Voilà le sage. Ceux qui atteignent cette doctrine seront sauvés par leurs œuvres, les autres seront retardés. »
XXXVII
« Mais par qui, ô Krisna », demande le disciple, « les hommes sont-ils poussés à commettre le mal ? »
« Apprends », répond le maître, « qu’il y a une concupiscence ou un désir mauvais, fille du principe charnel, pleine de péchés, et sans cesse agissant en nous, dont le monde est enveloppé comme la flamme est enveloppée par la fumée, le fer par la rouille ; c’est dans les sens, dans le cœur, dans l’intelligence pervertie, qu’il se plaît à travailler l’homme et à engourdir son âme. Applique-toi à le vaincre dans tes passions domptées.
« On admire vos organes matériels, mais l’âme est bien plus admirable : l’âme est au-dessus de l’intelligence ; mais qui est au-dessus de l’âme ? Combats ton ennemi, qui prend en toi la forme du désir ! »
XXXVIII
« Où va l’homme après sa mort ? » demande le disciple. « Le bien va au bien, et le mal au mal », répond le maître ; « mais l’homme ne cesse pas d’exister sous d’autres formes jusqu’à ce qu’il soit régénéré tout entier dans le bien. »
Puis le dieu se définit lui-même par la voix inspirée et extatique du maître surnaturel.
« Des hommes d’une vie rigide et laborieuse », dit-il, « viennent devant moi humblement prosternés, sans cesse glorifiant mon nom, et constamment occupés à mon service. D’autres me servent en m’adorant, moi dont la face est tournée de tous côtés : ils m’adorent avec le culte de la sagesse, uniquement, distinctement, sous diverses formes. Je suis le sacrifice ; je suis le culte ; je suis l’encens ; je suis l’invocation ; je suis les cérémonies qu’on fait aux mânes des ancêtres ; je suis les offrandes ; je suis le père et la mère de ce monde, l’aïeul et le conservateur. Je suis le seul saint digne d’être connu. Je suis le consolateur, le créateur, le témoin, l’immuable, l’asile et l’ami. Je suis la génération et la dissolution, le lieu où résident toutes choses, et l’inépuisable semence de toute la nature. Je suis la clarté du soleil, et je suis la pluie. Je suis Celui qui tire les êtres du néant et qui les y fait rentrer. Je suis la mort et l’immortalité. Je suis l’être !
« Regarde ce monde comme un lieu de passage triste et court, et sers-moi uniquement ; le reste est néant ! Je pardonne au pécheur quand il revient à moi, et je purifie le souillé ! Je suis dans ceux qui me servent et m’adorent en vérité, et ils sont dans moi… Si celui qui a mal agi revient à moi et me sert, il est aussi justifié que le juste !… Unis ton âme à moi, et regarde-moi comme ton asile, et tu entreras en moi !… »
XXXIX
Ici le dialogue suspendu est repris par le disciple ; il fait une magnifique profession de foi au Dieu unique et suprême, dont tous les autres dieux secondaires, êtres purement symboliques, ne sont que les satellites obéissants. C’est le Te Deum de l’universalité divine ; la parole y luit comme le feu.
Le dieu lui répond par l’énumération des millions de formes sous lesquelles il se manifeste à la nature dans ses créations et dans sa providence. Enfin le maître se transfigure entièrement en esprit, et foudroie le disciple anéanti dans sa divinité ; puis il reprend sa forme humaine douce et souriante, et l’instruit des devoirs du culte et de la morale.
« Celui-là est chéri de moi, dit-il, dont le cœur, libre de toute haine, répand sa charité sur toute la nature animée ou inanimée ; qui ne craint point les hommes, et que les hommes ne craignent point ; qui ne désire rien pour lui, tout pour ses frères ; qui est le même dans la gloire ou dans l’humiliation, dans le chaud et dans le froid, dans la peine et dans le plaisir ; qui s’élève par le détachement au-dessus des vicissitudes de la courte vie d’ici-bas, pour chercher le seul Brahma (Dieu), le souverain principe de toutes choses.
« Or, sais-tu ce que c’est que ce divin secret dont la connaissance te conduira à l’immortalité ? C’est Celui qui n’a ni commencement ni fin, et qui ne peut être appelé ni la vie ni la mort, car il est au-dessus et en dehors de la mort et de la vie ! Il est tout mains et tout pieds, il est tout visage, toute tête, tout œil, tout oreille. Milieu de tous les mondes, il les remplit de son étendue ; n’ayant lui-même aucun organe, il est le résumé de toutes les facultés des organes ; sans être incorporé dans rien, il contient tout, et sans aucune qualité des choses il participe souverainement à toutes les qualités. Il est le dedans et le dehors, le mobile et l’immobile de la nature ; par l’imperceptibilité de ses parties dans ce que nous appelons l’infiniment petit, il échappe à la vue ; il est loin, et cependant il est présent ; il est indivisible, et cependant il est divisé en toutes choses ; il est ce qui détruit et ce qui produit ; il est la lumière, mais il n’est pas les ténèbres » (nette protestation contre le panthéisme dont ces doctrines sont accusées) » ; il est la sagesse, l’objet et la fin de toute sagesse !
« Celui qui me connaît ainsi par ce que je suis entre dans ma nature et s’y divinise.
« Toutes choses animées ou inanimées sont produites par l’union des deux principes, la matière et l’esprit.
« Quand tu vois toutes les différentes espèces d’êtres qui sont dans la nature comprises dans un seul être, de qui elles émanent et se répandent au dehors, alors tu conçois Dieu !
« Ceux qui, par les yeux de la sagesse, aperçoivent que le corps et l’esprit sont distincts, et qu’il y a pour l’homme une séparation finale qui l’émancipe de la nature animale, ceux-là entrent par l’intelligence dans l’état des êtres. »
Vous voyez que cette sublime philosophie, comme la philosophie du christianisme, ne place pas la perfectibilité indéfinie dans ce monde des sens et de la mort, mais dans le monde supérieur de l’âme et de l’immortalité !
XL
Le dialogue suivant explique la théorie du bien pour le bien, du renoncement complet au fruit de la bonne action, de la vertu pour elle-même, des sacrifices. On croit lire Fénelon dans ses plus pieuses extases de l’amour de Dieu pour Dieu seul.
« Écoute, et retiens maintenant mes dernières paroles », dit en finissant le maître ; « ce sont les plus mystérieuses ; je vais te les dire pour ton bonheur, parce que tu es mon bien-aimé… »
Il résume en peu de mots toute cette doctrine au disciple, et lui recommande de ne la révéler qu’à ceux qui l’aiment.
« Et maintenant », ajoute le maître divin, « as-tu écouté avec attention ? et le nuage de ton esprit, qui ne vient que d’ignorance, est-il dissipé ? »
« Il est dissipé », répond le disciple, « et j’ai retrouvé à ta voix l’entendement. Je serai ferme maintenant dans la foi, et je vais agir conformément à ce que je crois. »
« Et c’est ainsi », chante alors le poète, « que je fus témoin et auditeur du miraculeux entretien entre le fils de Vaaseda et le magnanime fils de Pandoa, et que j’ai obtenu la faveur d’entendre cette suprême et divine doctrine, telle qu’elle a été révélée par Krisna lui-même, le dieu de la foi. Plus je repasse dans mon esprit ce saint et merveilleux dialogue de Krisna et d’Arjoùn, plus mon cœur est dilaté par une joie surnaturelle. En quelque lieu que soit Krisna, le dieu de la foi ; en quelque lieu que soit Arjoùn, le puissant lanceur de flèches, là se trouvent certainement la vérité, la fortune, la victoire et la vertu ! »
Y a-t-il rien dans ce langage et dans ces doctrines théologiques et morales, datant de quatre mille six cents ans, qui atteste la prétendue barbarie et la grossière superstition que certains philosophes ont besoin d’attribuer au vieux monde pour motiver leur orgueilleux système ? N’y sent-on pas, au contraire, ou la sagesse d’un âge déjà très-avancé en foi et en vertu, ou le reflet encore tiède et lumineux d’une révélation primitive mal effacée de la mémoire des hommes ? Ne dirait-on pas, à la lecture de ces lignes, qu’une racine pleine de la sève morale du christianisme futur végétait dans les flancs de l’Himalaya ?
Avant de feuilleter avec vous la littérature de l’Inde primitive, il fallait vous donner une idée de la philosophie religieuse de ces peuples, car avant de parler il faut penser.
Passons aux poèmes de cette littérature. Ses poèmes sont tout à la fois son histoire en poésie et sa théologie en actions.
Post-scriptum
Un admirable écrivain qui vient d’adresser à mon nom, dans la Presse, un hymne à l’amitié déguisé sous la forme d’une critique, me reproche d’avoir désespéré du monde, d’avoir découragé l’esprit humain de sa sainte aspiration au progrès, d’avoir exhumé, dans une lecture de l’Imitation et ailleurs, ce qu’il appelle les miasmes méphitiques du moyen âge, d’avoir désossé l’homme de ses forces et de sa virilité, en lui enlevant les mirages, selon nous très-dangereux, d’un progrès indéfini et continu sur ce petit globe.
Nous lui répondrons incessamment entre deux Entretiens littéraires, ou même dans un des Entretiens littéraires que nous publions ; car M. Pelletan, qui parle comme Platon, a le droit de rêver comme lui de beaux rêves. Mais nous, hélas !… il y a longtemps que nous sommes réveillé !… Nous croyons plus beau et plus viril de regarder en face le malheur sacré de notre condition humaine que de le nier ou d’en assoupir en nous le sentiment avec de l’opium. Ce suc de pavots, quelque bien apprêté qu’il soit, et M. Pelletan l’apprête en grand poète, n’est bon qu’à donner les délires de la perfectibilité indéfinie et de la félicité sans limites sur une terre qui ne fut, qui n’est et qui ne sera jamais qu’un sépulcre blanchi entre deux mystères !
Du progrès local, relatif et borné, oui ! Du progrès indéfini et continu, non ! Rien n’est illimité dans notre petite espèce, bornée à un éclair de durée, à un atome d’espace, à une pincée de poussière. De l’utopie avec les idées, passe encore ; mais de l’utopie avec la nature ! Oh ! les éléments mêmes se moqueraient de nous. Ce genre d’utopie me rappelle les fossoyeurs d’Hamlet, qui jouent aux osselets dans leur cimetière avec les crânes vides et déterrés des morts. Respectons nos belles destinées futures là-haut, mais ici respectons au moins notre néant !
Un historien dont l’érudition nourrit le bon sens, et dont le bon sens se relève quand il le faut jusqu’à la poésie, ce bon sens transcendant de l’imagination, M. Thierry, nous fournit une frappante et pathétique image de cette condition transitoire des civilisations humaines. M. Pelletan aime les images, et il a raison : dire n’est rien, peindre est tout en fait de style ; les images sont les gravures de l’idée ; ce qui n’est pas représenté n’est pas dit. Voici l’image de M. Thierry :
« Tu te souviens peut-être, ô roi », dit un chef saxon à son prince, « de ce qui arrive quelquefois dans les jours d’hiver quand tu es assis à table avec tes capitaines, qu’un bon feu brille dans le foyer, que la salle est chaude, mais qu’il pleut, qu’il neige et qu’il gèle au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tire-d’aile, entrant par une porte, sortant par l’autre : l’instant de ce trajet est plein de douceur pour lui, il ne sent plus ni pluie, ni vent, ni frimas ; mais cet instant est fugitif, l’oiseau disparaît en un clin d’œil, et de l’hiver il repasse dans l’hiver ! Telle me semble la vie des hommes sur cette terre, et sa durée d’un moment, comparée à la longueur du temps qui la précède et qui la suit : de l’hiver il repasse dans l’hiver. »
L’air extérieur, la pluie, la neige, le vent, les frimas, c’est la condition de l’homme ; la salle chaude et abritée, c’est le progrès ; l’oiseau, c’est la civilisation qui traverse un moment cette douce température, mais qui, hélas ! ne s’y repose pas longtemps, et qui, poursuivie par l’instabilité humaine, repasse de l’hiver dans l’hiver.
Jetons du bois dans le foyer, et prions Dieu que la lumière et la chaleur durent, dirai-je à M. Pelletan ; mais ne flattons pas le pauvre oiseau qui passe, et ne croyons à l’éternité de rien ici-bas, pas même de nos songes !