(1773) Essai sur les éloges « Chapitre VIII. De Platon considéré comme panégyriste de Socrate. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre VIII. De Platon considéré comme panégyriste de Socrate. »

Chapitre VIII.
De Platon considéré comme panégyriste de Socrate.

Une ville grecque demanda une statue à un artiste célèbre, et lui laissa le choix du sujet. « Je ne ferai point un lutteur, dit-il ; la Grèce compte assez d’athlètes, et je préfère la vertu à la force ; je ne ferai point un guerrier ; ce mérite est commun : des milliers d’hommes tous les ans meurent pour leur patrie ; je ne ferai aucun de vos anciens tyrans, je briserais plutôt leurs images ; je pourrais représenter quelqu’un de vos dieux : mais vous en avez en foule dans vos temples ; et pour contempler la divinité, au défaut des statues, n’avez-vous pas les cieux ? » Alors le peuple l’interrompit : « Statuaire, que feras-tu donc ? — Ce qu’il y a jamais eu de plus rare sur la terre, un homme qui meurt pour la vérité » ; et il fit Socrate mourant. Sans doute Platon, quand il composa ses dialogues, était frappé de la même admiration pour Socrate ; il avait été son disciple et son ami, il l’avait vu traîner dans les fers, il avait vu la ciguë broyée par la main de l’envie, et le fanatisme prenant d’elle la coupe empoisonnée pour la présenter à son maître. Depuis, il avait été témoin des honneurs extraordinaires rendus à sa mémoire ; il avait vu les Athéniens, ce peuple léger, cruel et sensible, qui tour à tour féroce et tendre, après l’avoir laissé périr, le vengeait. Il avait pu embrasser dans Athènes la statue de Socrate, élevée par ordre de l’État, et peut-être érigée sur la même place où on l’avait chargé de chaînes pour le conduire à la mort. Plein de l’admiration générale et de la sienne, il voulut aussi contribuer à la gloire de son maître, en l’éternisant ; et il consacra presque tous ses ouvrages à son éloge.

On peut dire que Socrate ne peut avoir un panégyriste plus célèbre, ni plus digne de lui ; on a souvent attaqué Platon comme philosophe, on l’a toujours admiré comme écrivain. En se servant de la plus belle langue de l’univers, Platon ajouta encore à sa beauté : il semble qu’il eût contemplé et vu de près cette beauté éternelle dont il parle sans cesse, et que, par une méditation profonde, il l’eût transportée dans ses écrits. Elle anime ses images, elle préside à son harmonie, elle répand la vie et une grâce sublime sur les fonds qui représentent ses idées ; souvent elle donne à son style ce caractère céleste que les artistes grecs donnaient à leurs divinités ; comme l’Apollon du Vatican, comme le Jupiter olympien de Phidias, son expression est grande et calme ; son élévation paraît tranquille comme celle des cieux : on dirait qu’il en a le langage ; son style ne s’élance point, ne s’arrête point ; les idées s’enchaînent aux idées, les mots qui composent les phrases, les phrases qui composent les discours, tout s’attire et se déploie ensemble ; tout se développe avec rapidité et avec mesure, comme une armée bien ordonnée qui n’est ni tumultueuse, ni lente, et dont tous les soldats se meuvent d’un pas égal et harmonieux pour s’avancer au même but.

On sait que dans tous les ouvrages de Platon, c’est Socrate qui mène l’homme à la vérité ; Socrate en même temps conserve son caractère et son génie ; partout il garde sa manière de raisonner, ses inductions, ses interrogations, ces espèces de pièges et de longs détours dans lesquels il enveloppait ses adversaires, pour les amener malgré eux à une vérité qu’ils combattaient. On peut donc regarder tous les dialogues de Platon ensemble comme une espèce de drame composé en l’honneur de son maître. Socrate dans chaque scène prêche la morale ; et le dénouement, c’est la ciguë.

Les trois dialogues qui forment ce dénouement sont de véritables éloges sans en avoir le titre, et d’autant plus intéressants qu’ils sont en action. On ne pourra pas juger dans un extrait, du style et l’éloquence de Platon ; mais on connaîtra du moins le caractère moral de Socrate, un des plus beaux qu’il y ait jamais eu, depuis que chez les plus civilisés on parle de vertu en commettant des crimes.

Le premier de ces trois discours est l’Apologie ; qu’on se peigne un vieillard de soixante-dix ans, qui toujours a été vertueux et juste, paraissant dans les tribunaux pour la première fois ; intrépide et simple devant ses juges, comme il l’était dans les actions ordinaires de sa vie, dédaignant l’artifice et les vains secours de l’éloquence, n’en connaissant d’autre que la vérité, et jurant de parler son langage jusqu’au dernier moment, priant ses juges avec l’autorité d’un vieillard et d’un homme de bien, d’examiner si ce qu’il va leur dire est juste ou ne l’est pas, parce que c’est là leur fonction, comme la sienne est de dire la vérité, parlant de ses accusateurs sans colère comme sans dédain, du reste, tranquille sur son sort, qu’il soit condamné ou qu’il soit absous, abandonnant à Dieu le succès, et se justifiant pour obéir à la loi : tel paraît Socrate dans son début.

Sa réponse aux accusations est pleine de simplicité et de force ; il parle comme l’innocence doit parler à la calomnie, et la sagesse à la superstition.

Il fait voir ensuite quelle est l’origine et la source des bruits répandus contre lui dans Athènes ; c’est qu’il n’a pas respecté les faiblesses et les vices des hommes, et surtout de quelques hommes puissants : voilà son crime. S’il meurt, ce ne sont pas ses accusateurs qui causeront sa mort, ils ne sont que les instruments de la haine : ses meurtriers seront la calomnie et l’envie.

C’était la coutume que les accusés eussent recours aux prières et aux larmes ; ils faisaient paraître leurs enfants, leurs proches et leurs amis, pour obtenir par la compassion ce qu’ils n’auraient pas toujours obtenu par la justice. « Et moi aussi, dit Socrate, j’ai une famille, j’ai trois fils, dont l’un est sorti de l’enfance et les deux autres ont encore besoin des secours de leur père ; je n’en ferai cependant paraître aucun pour vous attendrir, et ce n’est ni par mépris ni par orgueil, ces sentiments ne peuvent entrer dans le cœur de Socrate ; mais la gloire de ses juges, la sienne, celle de la république lui défendent de donner un tel exemple, à son âge surtout, et avec le nom qu’il porte ; car, dit-il, que ce nom soit mérité ou ne le soit pas, on est persuadé que Socrate est au-dessus des hommes ordinaires. Un tel abaissement ne peut que déshonorer et l’accusé qui se le permet et le juge qui le souffre. D’ailleurs, est-il permis, dit Socrate, de prier son juge ? il faut l’éclairer et non pas le fléchir ; le juge n’est point assis pour faire grâce, il est assis pour prononcer selon la loi. Hommes athéniens, leur dit-il, n’exigez donc point de moi ce qui n’est ni honnête, ni conforme à la sainteté et à la justice. Souvenez-vous de vos serments… et prononcez selon ce qui conviendra le plus à votre intérêt et au mien. »

Socrate s’arrête… les juges se lèvent pour recueillir les voix, et il est condamné. Il reprend la parole avec le même calme : « Vous m’avez condamné, je vous le pardonne ; je m’y attendais, et je suis même plus étonné qu’il y ait eu tant de suffrages pour m’absoudre… Ô Athéniens ! vous venez de fournir un sujet éternel à ceux qui voudront blâmer Athènes ; on lui reprochera d’avoir fait mourir Socrate, qui était, dira-t-on, un sage ; car, pour avoir droit de vous blâmer, on me donnera ce nom que je ne mérite pas ; au lieu que, si vous aviez encore attendu quelque temps, je mourais sans qu’Athènes se déshonorât. Regardez mon âge ; je ne tiens presque plus à la vie, et déjà je touchais à ma tombe. »

Socrate continue ; il parle tranquillement à ses juges ; il peint le plaisir qu’il aura de converser, dans un autre univers, avec les grands hommes de tous les temps, avec ceux qui ont été, comme lui, les victimes d’un jugement injuste, et il fait des vœux pour que ses enfants meurent un jour comme leur père, s’ils ont le bonheur d’importuner aussi les Anitus par leur vertu. Il finit par ces mots sublimes et simples : « Mais il est temps de nous en aller, moi pour mourir et vous pour vivre : de ces deux choses, quelle est la meilleure ? les dieux le savent, mais aucun homme ne le sait. »

Tel est ce premier discours de Platon, où il a développé l’âme de Socrate ; il y règne une éloquence douce et noble, le courage de la vertu, le respect pour la divinité et pour soi-même. Socrate se justifie en conversant avec ses ennemis et avec les Athéniens ; c’est l’homme sage qui montre la raison et parle en paix à ceux qui la condamnent.

Au second discours, la scène change. Socrate est dans la prison, et il dort. Criton approche, contemple le vieillard et admire ce sommeil profond ; il craint de le troubler, et il attend. Socrate s’éveille, Criton lui annonce que c’est le lendemain qu’il est condamné à mourir : « Comme il plaira aux dieux, dit Socrate. » Alors son ami le conjure de vouloir bien se conserver lui-même ; il lui apprend qu’il a gagné les gardes, que tout est prêt, et qu’il ne tiendra qu’à lui de se dérober la nuit suivante à ses persécuteurs.

Socrate, avec la tranquillité d’un homme qui juge une cause qui lui est étrangère, examine s’il doit fuir ou rester : « Ami Criton, dit-il, il n’y a qu’une règle, la justice ; tant que j’ai vécu, je lui ai obéi : je suis encore le même. Mon sort est changé, mes principes ne le sont pas. Voyons, et si nous n’en trouvons pas de meilleurs, vous savez bien que je ne m’écarterai pas de ceux que j’ai toujours suivis ; non, quand tout un peuple me présenterait comme des spectres menaçants la pauvreté, les chaînes et la mort. » Alors il discute la question, et il examine s’il est permis de désobéir aux lois pour éviter la mort.

Tout à coup il personnifie les lois, et suppose qu’au moment même où il va mettre les pieds hors de la prison pour s’enfuir, les lois lui apparaissent et lui crient : « Socrate, que fais-tu ? ne sens-tu pas que dans ce moment tu anéantis, autant qu’il est en toi, et les lois et la patrie ? Penses-tu qu’une ville puisse subsister, si les jugements publics n’y ont plus de force, si tout citoyen, à son gré, peut les enfreindre ? Eh quoi ! si, par un jugement injuste, la patrie t’offense, as-tu droit de lui nuire ? Tu lui dois ta naissance, celle de ton père, le lien sacré qui a uni ton père à la femme qui t’a donné le jour ; ton éducation, ta vie, ton âme, tout lui appartient ; tu es son fils et son esclave. Qu’elle arme contre toi des bourreaux, qu’elle te jette dans les fers, qu’elle t’envoie aux combats pour recevoir des blessures et mourir, ton devoir est d’obéir ; fuir ou quitter ton rang est un crime ; dans les tribunaux, dans les prisons, sur les champs de bataille, partout les ordres de la patrie sont sacrés ; un citoyen qui se révolte contre elle est plus coupable qu’un fils armé contre son père… » Les lois continuent : « Il ferait beau entendre Socrate racontant sous quel déguisement ridicule il s’est enfui de sa prison ! et si on lui demande comment, déjà vieux, et n’ayant plus que peu de temps à passer sur la terre, cependant, par un lâche amour pour la vie, il a pu se résoudre à traîner les restes d’une vieillesse si honteuse, après avoir enfreint les lois de son pays, que répondra-t-il ?… Ô Socrate ! tu entendrais souvent des discours qui te feraient rougir… Est-ce pour tes enfants que tu voudrais vivre ? Tes enfants ! et n’as-tu pas des amis ? Socrate, laisse-toi persuader, et ne préfère ni tes enfants, ni ta vie, ni rien même à la justice. »

Criton cède ; il admire Socrate qui finit par lui dire : « Marchons par où Dieu nous conduit. »

Le troisième discours, beaucoup plus connu que les deux autres, est ce Phédon si fameux qui contient le récit des derniers entretiens de la mort de Socrate ; c’est un des ouvrages les plus célèbres de l’antiquité ; c’est celui que Cicéron, comme il nous l’apprend lui-même, n’avait jamais pu lire sans verser des larmes. C’est celui que Caton, prêt à mourir, relut deux fois pour s’affermir dans l’idée de l’immortalité. On ose dire que nul éloge, ni ancien ni moderne, n’offre un tableau si grand. La mort d’un homme juste est un objet sublime par lui-même ; mais si ce juste est opprimé, si l’erreur traîne la vérité au supplice, si la vertu souffre la peine du crime, si en mourant elle n’a pour elle-même que Dieu et quelques amis qui l’entourent, si cependant elle pardonne à la haine, si de l’enceinte obscure de la prison où elle meurt, ses regards se tournent avec tranquillité vers le ciel, si, prête à abandonner les hommes, elle emploie encore ses derniers moments à les instruire, si enfin, au moment où elle n’est plus, ce soit le crime qui l’a condamnée qui paraisse malheureux et non pas elle, alors je ne connais point d’objet plus grand dans la nature : et tel est le spectacle que nous présente Platon, en décrivant la mort de Socrate ; il y joint tous ces détails qui donnent de l’intérêt à une mort célèbre et qui en reçoivent à leur tour. Nous suivons Socrate de l’œil ; nous ne perdons pas un de ses mouvements, pas un de ses discours ; nous le voyons quand on lui amène ses deux enfants, quand il donne ses derniers ordres pour sa maison, quand il fait éloigner les femmes ; quand ses amis mesurent avec effroi la course du soleil, qui bientôt va se cacher derrière les montagnes, et quand la coupe fatale arrive, et lorsqu’avant de la prendre, il fait sa prière au ciel pour demander un heureux voyage, et l’instant où il boit, et les cris de ses amis dans ce moment, et la douceur tranquille avec laquelle il leur reproche leur faiblesse, et sa promenade en attendant la mort, et le moment où il se couche sur son lit dès qu’il sent ses jambes s’appesantir, et la mort qui monte et le glace par degrés, et l’esclave qui lui touche les pieds que déjà il ne sent plus, et sa dernière parole, et son dernier, et son éternel silence au milieu de ses amis qui restent seuls. Dans cette Athènes soumise aujourd’hui à la domination d’un peuple barbare, le voyageur curieux va encore visiter les ruines de quelque temple. Il s’arrête sur quelque colonne à demi brisée. Pour moi je voudrais qu’au lieu des ruines du temple de Minerve, le temps eût conservé la prison où est mort Socrate. Je voudrais que sur la pierre noire et brute on eût gravé : « Ici il prit la coupe ; là, il bénit l’esclave qui la lui portait ; voici le lieu où il expira. » On irait en foule visiter ce monument sacré ; on n’y entrerait pas sans une sorte de respect religieux, et toute âme courageuse et forte, à ce spectacle se sentirait encore plus élevée. Ainsi l’on nous dit qu’Alexandre fut ému sur la tombe d’Achille ; et César, maître de l’Égypte, contempla longtemps en silence et dans une rêverie profonde le tombeau d’Alexandre : au lieu de ce monument qui a péri, nous avons du moins ceux de Platon qui seront immortels. Je me plais à penser que tous les juges qui avaient condamné Socrate, lurent du moins avant de mourir ces trois discours où il est représenté si vertueux et si grand. Juges qui condamnez les hommes, vous pouvez immoler un sage et flétrir un instant l’homme que la calomnie poursuit, le glaive est dans vos mains ; vous frappez, mais l’œil inévitable du temps vous observe et vous juge. Le temps renversera sur vous l’opprobre dont vous aurez couvert les gens de bien, et vingt siècles écoulés ne l’effaceront pas.

Je me suis arrêté avec plaisir sur ces ouvrages, parce qu’on les cite beaucoup et qu’on les lit peu. D’ailleurs, dans le cours de cet essai, parmi la foule innombrable de ceux qui ont été loués, où trouverons-nous des hommes comme Socrate et des panégyristes comme Platon ? Enfin, dans tous les temps, il est bon de présenter aux hommes des exemples de courage. Quand Thraséas, qui mourut aussi dans Rome, pour avoir été vertueux et juste, faisait couler son sang : « Jeune homme, dit-il à un Romain qui était présent, approche et regarde6. »