Roger de Beauvoir31
I
Dans ce temps de démentis, de ces démentis qu’on s’allonge avec une grâce et une facilité qui honorent étrangement la littérature,
Parbleu ! je veux me mettre aussi de la partie !
j’en veux donner un à mon tour, non à Pontmartin, mais à Roger de Beauvoir. Il appelle le volume qu’il vient de publier : Les meilleurs fruits de mon panier 32. Eh bien, cela n’est pas ! Roger de Beauvoir est trop modeste. C’est peut-être la première fois de sa vie qu’on lui ait dit qu’il était modeste… Il y a un commencement à tout. Il y a aussi fruits et fruits, paniers et paniers ! Les fruits du panier d’aujourd’hui, presque tous oranges, citrons et grenades, cueillis en Espagne du temps que le poète y voyageait, — et c’était du temps de sa jeunesse, il y a déjà quelques années, — ont gardé le vert de la jeunesse… Nous avons eu de lui, depuis ce temps-là, plus mûr, plus varié et plus beau. Rappelez-vous le volume intitulé : Colombes et Couleuvres ! Le bien que nous dîmes de ce recueil de poésies est peut-être oublié ; mais nous nous en souvenons toujours. Ah ! celui-là ressemblait vraiment à la corbeille de figues sous lesquelles dormait l’aspic de Cléopâtre, si vous tenez si furieusement à cette comparaison de panier ! Pour moi, je n’y tiens pas du tout.
C’est, je crois, l’abbé de Choisy, cet abbé que connaît bien Roger de Beauvoir, qui disait d’une chose bête ou d’une personne bête (ce qui est encore plus bête) : « bête comme un panier ». Mais ce n’est pas ce livre-ci dont on le dira. Ce livre eût culbuté la métaphore. Mais je n’en aime pas mieux pour cela le titre qu’on lui a donné. C’est un titre d’opéra comique, cette belle pièce de littérature ! Roger de Beauvoir ne l’aime pas non plus, à ce qu’il paraît, mieux que moi. Mais, faible comme une jolie femme qui le serait, — les poètes comme lui sont les jolies femmes de la pensée, — Beauvoir s’excuse de l’avoir subi dans ces vers spirituels et légers :
Les meilleurs fruits de mon panier !Ah ! ce titre est de mon libraire ;Il est le parrain de l’affaire.Moi, je ne suis qu’un jardinierAspirant à vous satisfaire.
Un libraire aujourd’hui peut tout ;Il vous baptise ou débaptise,L’enseigne luit, l’affiche est mise.Cependant le mien a du goût…
Je ne dis pas non, mais le titre est mauvais !
Je le laisse faire à sa guise !
Tant pis, alors ! Du reste, c’est peut-être vrai comme :
Et la collation avecque la musique,
de cet autre poète, que Corneille, qui n’y faisait pas tant de façons, appelle le Menteur, dans un titre brutal. Mais n’importe ! C’est bien dit, c’est facile, c’est aimable, c’est négligé, et de cette négligence de grand seigneur, peu paternel, qui commet le soin de ses enfants aux autres. Dès les premiers mots, on sent qu’il y a là dedans de l’Alfred de Musset, comme dans Alfred de Musset on sent qu’il y a du Voltaire :
Dans mon panier tiennent déjàPastèques, oranges, grenades,Des sonnets et des sérénades,Force vers à la MarujaEt des sifflets pour les alcades !
Mes fruits et mes vers ont mûriA ce beau soleil des Espagnes.Étonnez-vous qu’à ces campagnesTout d’abord ma lèvre ait souri :J’ai bu du lait de ses montagnes.
A Montreuil pourtant, CouturierNous vend des pêches odorantes ;Paris connaît son espalier ;De Madrid, on vient le prierPour en greffer chez les infantes !
Certes ! c’est bien là de l’Alfred de Musset. C’est son revenant, et ce n’est pas son fantôme. Écoutez encore :
Les fruits de France valent bienLes plus beaux fruits d’Andalousie ;Mais, terre entre toutes choisie,Moitié more et moitié chrétien,Ton jardin est ma fantaisie !
Si du moins mes vers étaient faitsDe la senteur qui te parfume,Comme un doux narghileh qui fume,Si tous tes arômes parfaitsSe retrouvaient en mon volume !
Hélas ! ils y sont, ces aromes, et même ils y sont trop… Nous les avons trop respirés dans cette ardente cassolette d’or et de jais qui s’appelle Les Contes d’Espagne et d’Italie, pour ne pas être un peu blasés sur le parfum vieilli de ce flacon qui fut étincelant et enivrant et qu’on a respiré autrefois, et que vous retrouvez aujourd’hui dans le fond de votre tiroir, ô poète ! — J’aime mieux le cri qui termine cette poésie que toute cette poésie :
Mais non ! sur un lit de douleurs,Grimaçant à peine un sourire,J’accomplis mon rude martyre.Ton masque ainsi buvait tes pleurs,Ô Scarron, quand tu faisais rire !
car ce cri final (daté de 1862), qui n’est plus de l’Alfred de Musset amoureux, mais du Roger de Beauvoir trahi par la vie, ce cri qui promettait un poète nouveau dans le poète connu, dans le poète de Cape et d’Epée et même dans le poète de Colombes et Couleuvres, déjà si personnel et presque profond, ce cri qui promettait un de ceux-là qui sont les plus grands parce qu’ils sont les phénix de la douleur ! ce cri nous le promet toujours ; mais il ne nous l’a pas tenu encore !
II
C’est donc un regret, c’est surtout un regret que j’exprime ; mais ce n’est pas un désespoir. Moi qui suis persuadé que la douleur peut magnifiquement féconder un homme, je m’attendais▶ à voir sortir le grand poète, le poète définitif, du fond de cette riche nature de poète qui s’est tant dépensée sur les grands chemins, en entrant dans toutes les auberges ; je m’◀attendais▶ à le voir clore cette vie qui n’a eu qu’un tort, c’est d’être trop heureuse, mais qui ne l’a plus… Je dirai tout à l’heure les qualités du recueil, et si j’ai cité, à une strophe près, toute sa préface, c’est qu’elle donne bien la teinte générale de son livre, et, comme il le dit lui-même, sa senteur. Mais, franchement, pourquoi ne pas le dire, et le lui dire, à lui, cordialement, car c’est un cordial que je lui donne ? je comptais sur mieux que cela. Je croyais à la transformation dernière, au brin d’immortelle cueilli enfin, et gardé, de toute cette masse de fleurs, de tous ces bouquets jetés à la tête de tout par une main que tout enivrait et qui, dans l’ivresse, s’est blessée ; et je n’ai pas eu ce que je croyais. Mon espoir n’a pas été trahi ; mais il a été trompé.
Pour le trahir, en effet, il aurait fallu que Roger de Beauvoir eût essayé, sans réussir, de maintenir sa voix dans le ton de la dernière strophe de sa préface, et que le masque de Scarron dont il parle eût dévoré les pleurs sincères qui auraient coulé derrière son rire ou à travers ; et c’est là justement ce qui n’est pas dans ce volume, où si peu de chose d’aujourd’hui se mêle à tant de choses d’autrefois ! Au lieu du Scarron qu’il s’est nommé lui-même, sous l’analogie de quelques-unes des mêmes douleurs, — un Scarron à imagination de plus haute origine que celle de ce bouffon qui ne fut pas sublime, ce qu’il s’agissait d’être pour un poète comme Roger de Beauvoir, — le livre que voici ne nous offre que ce visage jumeau d’Alfred de Musset, qui n’est pas un masque, mais le visage vrai de Beauvoir ; car il n’imite pas Alfred de Musset, mais naturellement il lui ressemble, comme un frère brun ressemble à son frère blond, — plus idéal et plus lumineux !
Sur une cinquantaine de pièces formant la totalité du recueil, vous ne devineriez jamais combien il y en a qui pourraient porter la date de la préface, ce chiffre de 1862 ! Il y en a quatre à cinq à peine, et encore en celles-là il n’y a pas l’empreinte de cette douleur qui change la face d’un homme et qui la divinise, tout en la dévastant, par l’attouchement de la foudre. C’est encore et toujours ce visage qui fut charmant, où la Gaîté et la Mélancolie luttaient pour le compte de la Séduction, mais où la Mélancolie a commencé de vaincre, — la Mélancolie qui s’est épaissie, à mesure que les années qui restent à vivre s’éclaircissent. Le Musset brun vit comme le blond, en ses derniers vers comme en ses premiers :
Qu’est-ce que le passé ? — Les débris d’un miroirQue l’on retrouve un jour au fond d’un vieux tiroir ;La figure y grimace, et la glace briséeNous y montre des traits dignes de la risée…Tombez, vieux chênes morts ! passez, oiseaux sans voix !
Malgré la beauté du mouvement dans le dernier vers, ce sont là des chagrins de beau, des pleurs de jeune premier de la vie, qui se
regrette parce qu’il faut passer dans les seconds. Ce ne sont pas là les larmes fières
ou virilement désolées que j’aurais voulu voir tomber des yeux d’un poète qui a eu
l’honneur de souffrir (c’est toujours un honneur que Dieu vous fait quand il vous
frappe !) ce qu’a souffert, et dans son corps et dans son âme, un des plus brillants
jeunes gens du siècle, qui s’appelait Roger comme celui qui, dans l’Arioste, monte
l’Hippogriffe, — qui le montait aussi, et qui le menait comme il le voulait dans le
bleu, et qu’en voilà descendu maintenant, cloué par la douleur à terre, et comme Byron,
leur maître à tous, à ces grands jeunes gens finis, le disait de lui-même ;
« achevant de vivre à son foyer désert, au milieu des ruines de son cœur et
dans l’abandon de ses dieux domestiques… »
III
Telle est, en effet, la destinée de Roger de Beauvoir. On peut en parler. Tout le monde la sait dans cette ville de cristal sonore à travers lequel on voit et l’on entend et qui s’appelle Paris. D’ailleurs il en parle lui-même. Les poètes ont le droit de résonance ! Ils ont le droit de parler de leurs misères et de leurs douleurs. On l’a vu, il s’est appelé Scarron ! Scarron ! cette victime expiatoire de la folie du Carnaval ! C’est toute la vie qui a été un carnaval pour Beauvoir, et cette vie-là, il l’a aussi expiée. Mais il n’est pas Scarron pour cela, le poète de Colombes et Couleuvres, celui qui, dans Les meilleurs fruits de mon panier, a chanté la mort du Rire avec une gaîté si mouillée de pleurs, — et de quels pleurs ! les pleurs d’une Aurore qui s’en va :
J’eus un ami pendant vingt ans,C’était la fleur de mon printemps,Tout cédait à son gai délire,Le plus morose le fêtait ;Comme il buvait, comme il chantait !Cet ami s’appelait le Rire…
Nous montions aux mêmes balcons,Nous vidions les mêmes flacons.Il était si beau dans l’ivresse !A l’aube, il pâlissait un peu…Nous nous quittions, et pour adieu,Moi je lui laissais ma maîtresse !
Je voudrais pouvoir citer la pièce tout entière ; un tel poète, de cette fraîcheur d’accent, ne peut pas être, ne peut jamais devenir ce dévergondé cynique qui montrait à la vie, son bourreau, ce que les polissons de Naples montrent au Vésuve pour le narguer ! On n’est pas Scarron que jusqu’à la ceinture ; on n’est pas Scarron parce qu’on a tué quatorze médecins sous soi, ce qui vaut presque les cinq chevaux tués sous Ney à Waterloo ! on n’est pas Scarron parce qu’on reste un an hors de son lit, non pas botté comme Charles XII, mais dans ces atroces babouches qui sont les ceps des goutteux. On est aussi Scarron par la tête, cette boule grotesque de la tête de Scarron, avec laquelle il jouait au cochonnet, dans son fauteuil de cul-de-jatte ! Et ce n’est pas le front radieux devenu pensif, la lèvre rieuse devenue souriante, qui pensent et chantent tant de vers comme ceux-ci :
Le cœur, lys éternel, fleurit dans tous les temps ;Le bonheur est un dieu qui vaut bien le printemps !…
Et la rose du soir sur tant de folles têtes…
ce n’est pas, enfin,
Un cœur blessé, quand il fut tendreUn fou tué sous son esprit,
qui peut jamais être cette grotesque gargouille de Scarron, qui vomissait l’esprit comme les gargouilles des toits vomissent l’eau sale ! La gaîté de Scarron ne lui coûta probablement pas un sou de courage. Et puis, il avait, pour lui mettre son manteau sur les épaules et de la ouate autour du cœur, les deux belles mains dévouées de celle qui fut un jour digne de les poser, ses belles mains, dans la main couvre-empire de Louis XIV ! Il avait d’Aubigné quand d’Aubigné était charmante. Il n’avait pas perdu sa fille… Non ! non ! ce n’est pas un
Scarron, ce ne peut jamais être un Scarron que Roger de Beauvoir. Quand il l’a dit, il s’est calomnié lui-même, et, puisque les démentis pleuvent, je lui donne encore celui-là !
Mais ce qu’il aurait pu être, ce qu’il pourrait être, je le sais ! Il pouvait être, dans un recueil qu’il n’a pas fait, le poète qu’il est, j’en suis sûr, au fond de son âme, s’il veut bien aller l’y chercher. Il y a longtemps que je crois Roger de Beauvoir du bois saignant, comme les arbres de la forêt du Tasse, dont on fait les flûtes divines qui sont les poètes. Quand je rendis compte du livre intitulé Colombes et Couleuvres, je lui conseillai de renoncer à toutes les inspirations de la jeunesse, qui ne sont jamais, du reste, de la poésie perdue, — car, si on ne fait plus de cette musique, on garde l’instrument ; je lui conseillai délaisser là toute cette poésie de castagnettes jouant les Folies d’Espagne, de ces castagnettes dont il parle encore si bien aujourd’hui, l’incorrigible !
L’agile castagnette à l’appel triomphant !
Le masque en main, les castagnettesFormant l’orage sous tes pieds,
et je le conjurai d’aborder la poésie des sentiments les plus profonds de l’âme humaine. J’aurais désiré lui persuader qu’il était temps de cesser d’être un beau jeune homme en poésie et d’y être un homme tout à fait. Je lui rappelai ce qui donne à la Muse le plus magnifique accent qu’elle puisse avoir, c’est-à-dire l’inspiration chrétienne, qu’à tant d’endroits de ses œuvres a le dieu de sa génération poétique, notre grand et adoré Byron ! Sa Muse d’alors, je la comparai à une Madeleine qui n’avait encore que les yeux sur le Crucifix, et je lui promis que si elle s’y couchait le cœur tout entier, il deviendrait, lui, le Canova de la poésie du xixe siècle. Eh bien, le temps a passé ! Le malheur, un donneur de conseils plus sévère que moi, le malheur est venu. Il avait fait déjà sentir son doigt lors de Colombes et Couleuvres, et c’est sous le premier coup de ce doigt qu’avait jailli un talent qui nous étonna. Aujourd’hui, c’est le bras tout entier qui frappe ; mais ce bras tout-puissant n’a rien fait jaillir de ce torrent que j’◀attendais ! Les yeux sur le Crucifix s’en sont détournés et se sont mis, de leurs beaux orbes démesurés, à regarder le passé, — cette fumée partie, — ce vide béant qui se moque de nous !
IV
L’idéal entrevu, auquel je n’ai pas renoncé tant que Beauvoir vivra, m’a empêché d’appuyer sur tous les détails d’un talent que j’aime trop peut-être, et avec lequel, pour cette raison, je crains de manquer de force et de justice. En soi, le talent existe : cela est sûr ; il est même évidemment très grand, quand on compare ces vers à tous les vers qui s’impriment dans ce temps de descripteurs qui se croient des poètes, de tricoteurs de vers qui n’ont pas une idée ou un sentiment à fourrer dans leur petit ouvrage, et de réalistes qui, comme Calemard de Lafayette, font tomber Delille dans de la bouse de vache ; — mais d’une vache personnelle, disait si drôlement Sainte-Beuve.