(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les petites revues » pp. 48-62
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(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Les petites revues » pp. 48-62

Les petites revues

Vers 1885, une violente effervescence se produisait dans le monde des lettres. Une nouvelle génération, arrivée à l’âge d’homme, voulut prendre sa place au soleil. Elle se heurta à l’hostilité opiniâtre des aînés. Tous les journaux, toutes les revues lui étaient systématiquement fermés. Cela tenait à une dissemblance d’humeur, à une incompatibilité d’idées extraordinaire. On eût dit que les désastres de 1870 avaient creusé un fossé profond entre les pères et les fils. L’âme française s’était transformée. Aux générations frivoles de l’Empire, éprises de gaudrioles et de flonflons, succédait une génération sérieuse, triste et concentrée ; Mallarmé commentait Wagner, éveillait un frisson nouveau. Il n’y avait pas d’entente possible. Les nouveaux venus, trop fiers pour acheter à coups de bassesses et de servilisme la place qu’on leur refusait, trop pressés d’agir pour se mettre à la file et attendre que la vieillesse ou la mort leur eût ménagé des vides, résolurent de marcher au combat avec leurs propres armes, créées de toutes pièces. Ils ouvrirent le feu. Tant pis pour qui se trouvait devant ! Leurs aînés s’étaient montrés assez durs pour qu’ils pussent les traiter à leur tour, en ennemis, sans avoir à s’embarrasser d’aucun scrupule. On assista alors à une véritable levée de plumes, à un pullulement agressif de journaux et de revues dont la nomenclature composerait un volume. Remy de Gourmont en a dénombré plus de cent. Il n’est pas allé jusqu’au bout du compte. Il a oublié le Chat Noir où écrivaient Goudeau, Léon Bloy, Moréas, Albert Samain, la Renaissance dont j’ai parlé au début de cette étude, le Faune de Marius-André, la Conque de Pierre Louÿs, les Chroniques de Raymond de la Tailhède et bien d’autres. La plupart de ces feuilles périrent sitôt que nées. N’importe. Il y a souvent plus d’intérêt à les feuilleter qu’à parcourir les grosses publications du temps. Parlons de quelques-unes.

Le Scapin

Le Scapin parut en 1885, sous la direction de M. Émile-Georges Raymond. Bureaux, 41, rue Mazarine ; format journal. Un « avis au public » disait en tête du nº 2 de la deuxième année (10 janvier 1886) :

« Le Scapin est définitivement organisé pour vivre. Il marchera désormais droit au but, sans hésitation comme sans faiblesse. Dédaignant les turpitudes de la politique, il a négligé d’informer ses lecteurs du nom de ceux de nos honorables qui ont volé des suffrages lors du vote des crédits du Tonkin ; méprisant profondément le bourgeoisisme à l’esprit borné dont les élucubrations défrayent une trop grande partie de la presse, il a dédaigné de répondre aux insultes dont on l’a abreuvé dès le premier numéro.

« Il ne se fera, quoi qu’on en ait dit, l’organe d’aucune coterie, d’aucune secte : il n’a pas de couleur littéraire ; il est et restera ouvert à toute tentative originale, il prêtera son concours le plus entier à tous ceux qui luttent pour arriver au jour, à une époque où il devient de plus en plus difficile de percer la couche épaisse de sottise qui sépare les jeunes écrivains du grand public. ».

Dans ce même numéro figurent des vers d’Édouard Dubus, et deux poèmes, l’Attendue et le Rêve de la Reine, de Louis Le Cardonnel. Ce dernier poème vaut d’autant mieux d’être reproduit qu’il ne figure pas dans le recueil des Poèmes paru depuis :

LE RÊVE DE LA REINE

La reine aux cheveux d’ambre, à la bouche sanglante,
Tient de sa dextre longue ouvert le vitrail d’or,
Pensant que l’heure coule ainsi qu’une eau trop lente.
En ses yeux le reflet d’une tristesse dort,
Et sur sa robe où sont des fleurs bizarres d’or,
Elle laisse dormir son autre main si froide
Que dans un sombre jour de chapelle qui dort
De moins rigides mains portent la palme roide.
Soudain, quelle moiteur à sa peau fine et froide !
À son front lisse perle une sourde langueur,
Et son corsage en dur brocart semble moins roide ;
Est-ce toi, si longtemps immobile, son cœur,
Qui pourra la venir chasser cette langueur,
Et faire étinceler enfin la somnolence
De ses yeux, si longtemps glacés comme son cœur ?
Qui la fera tomber l’armure du silence ?
Ô crépuscule, dans ta grande somnolence,
Un bois à l’horizon s’étage noir et bleu ;
Haut, le croissant émerge et s’argente en silence,
L’Hippogriffe attendait dans le couchant de feu ;
Et la Reine, égarant son regard noir et bleu,
Maudit l’heure qui coule ainsi qu’une eau trop lente,
Et, sous le dur brocart, sentant sa gorge en feu,
Mord son exsangue main de sa bouche sanglante !

À partir du dix-huitième numéro, le Scapin se transforme en revue bi-mensuelle de 24 pages in-12, sous couverture verte (M. Alfred Vallette, secrétaire de rédaction). La nouvelle série s’ouvre par un manifeste : la Décadence, où on lisait ceci :

« Notre époque, fleurie de crimes habilement forfaicturés, de cabarets et de tavernes aux prétentions littéraires et aux vitraux peints, de prostitution étonnamment raffinée, de perversité cruelle et de blasement général, nous est l’image fidèle de l’ère des derniers Césars… Notre fin de dix-neuvième siècle, en notre Paris fait un peu de Rome, s’écartant de l’ornière creusée par le Roi-Soleil, dans les lettres, devait être taxée de Décadence.

« Décadence ! Qu’en pouvons-nous savoir ? Est-ce que la maturité indique la chute ?… J’ai cherché en vain le nom de l’imbécile qui découvrit, l’autre année, cette appellation… Les littératures sont d’essence novatrice. Elles ne peuvent exister, ce nous paraît, qu’en poursuivant la recherche d’inconnues.

« L’en-avant est, pour elles, une condition expresse de vitalité. La stagnation c’est la mort, quoi qu’on en pense de par les Instituts et Académies.

« La poésie, qui est la plus haute et la plus pure expression de l’Art, doit tenir la tête de la caravane intellectuelle… On a parlé de Déliquescence, d’Évanescence, de Décadence. Des bêtises et des mots bêtes. Et hardiment on peut soutenir que notre poésie se hausse au lieu de descendre. Malgré quelques singes inqualifiables, l’école actuelle, celle du Symbole, compte quelques suprêmes artistes d’une valeur superbe et qui écrivirent les vers les plus exquis et les plus délicieux que l’on ait vus… M. Stéphane Mallarmé me paraît être le plus étonnant artiste de ceux-là… Chacun de ses poèmes est un drame musical comme les drames de Wagner et expriment parfaitement dans son unité la Vie, ce qui est, certes, le but suprême à atteindre. M. Paul Verlaine est un prodigieux ouvrier qui a vidé son âme de pensées ou d’images, et ouvre des assonances d’une légèreté et d’une dolence fluides. Le comte de Villiers de l’Isle-Adam est le roi des verbes sonores. M. Jean Moréas a marqué sa place parmi eux, ainsi que M. Jules Laforgue, un extravagant fantaisiste, M. René Ghil, un chercheur persévérant, et quelques autres. »

Au sommaire, je lis les noms de Léon Cladel, Édouard Dubus, Maurice de Faramond, René Ghil, Louis Le Cardonnel, Jean Lorrain, Stéphane Mallarmé, Victor Margueritte, Stuart Merrill, Paul Morisse, Rachilde, Jules Renard, Laurent Tailhade, Paul Verlaine.

Alfred Vallette, qui devait devenir l’éditeur et, par ainsi, le propagateur des poètes symbolistes, s’y montrait pourtant assez tiède à leur endroit. Dans un article : les Symbolistes, il écrivait :

« À qui suit de près la jeunesse littéraire et se rend compte de la totalité de son effort, il n’apparaît point que les esprits soient tournés plutôt vers le Symbolisme que vers n’importe quoi. Jamais plus séparés, plus dispersés, n’ont été tous ceux — et ils sont légion — qui tâchent à mettre debout quelque œuvre d’art. Ils ne s’enrégiment point… mais, pour aller isolément… ils n’en subissent pas moins des influences communes. C’est de Baudelaire, du groupe parnassien, puis de Stéphane Mallarmé et de Paul Verlaine — dissidents de ce groupe — qu’est née toute la poésie aujourd’hui adolescente… Il y a même encore des romantiques purs, mais peu et qui ne valent pas cher. C’est du grand Flaubert, des Goncourt, de Zola et de Barbey d’Aurevilly que relève, dans des proportions qu’il importe peu d’établir, la prose, qui n’évolue pas précisément, ainsi qu’on l’a dit, dans un sens analogue à la poésie. »

Après avoir développé ses idées, Alfred Vallette concluait :

« On peut dès maintenant affirmer que la littérature de notre fin de siècle ne sera pas symboliste… En d’autres nations, en la mystique Allemagne par exemple, peut-être le Symbolisme — guéri de ses manies solitaires de vieillard vicieux — s’infuserait-il dans la prose. En notre France positive, de plus en plus positive, jamais !… L’école du vrai dans le roman français ne semble pas avoir achevé son évolution… et je ne dis pas le vrai photographique et plat, mais le vrai suggestif qui fait penser, — difficulté aussi grande au moins que l’invention du symbole.

« … Le Symbolisme demeurera là où il est : dans la poésie. C’est là — et là seulement — qu’il peut espérer quelques années d’existence à l’état d’école. Mais encore, dans le grand courant de la poésie française, il ne peut être et ne sera jamais que la source du thalweg, le ruisselet sous-marin qu’il est actuellement. »

Et Alfred Vallette se préoccupait de nous donner le roman vrai en écrivant Monsieur Babylas.

Ne quittons pas le Scapin sans un aperçu des vers qu’y publiait René Ghil.

Il était alors dans l’une des phases de son évolution. Ce n’était plus sa première manière, ce n’était pas encore sa formule définitive. Il venait de découvrir Stéphane Mallarmé. Il en était resté tellement ébloui qu’il risquait de s’y perdre.

ONNET.

Mais leurs ventres éclats de la nuit des Tonnerres !
Désuétude d’un grand heurt de primes cieux
Une aurore perdant le sens des chants hymnaires
Attire en souriant la vanité des yeux.

Ah ! l’éparre profond d’ors extraordinaires
S’est apaisé léger en ondoiement soyeux,
Et son vain charme humain dit que tu dégénères,
Antiquité du sein où s’épure le mieux.

Et par le voile aux plis trop onduleux, ces Femmes
Amoureuses du seul semblant d’épithalames
Vont irradier loin d’un soleil tentateur :

Pour n’avoir pas songé vers de hauts soirs de glaives
Que de leurs flancs pouvait naître le Rédempteur
Qui doit sortir des Temps inconnus de nos rêves.

SONNET.

Ma Triste, les oiseaux de rire
Même l’été ne volent pas
Au Mutisme de mort de glas
Qui vint aux grands rameaux élire,

Tragique d’un passé d’empire,
Un seul néant dans les amas,
Plus ne songeant au vain soulas
Vers qui la ramille soupire.

Sous les hauts dômes végétants
Tous les sanglots sans ors d’étangs
Veillent privés d’orgueils de houle.

Tandis que derrière leur soir
Un souvenir de Train qui roule
Au loin propage l’inespoir.

René Ghil.

La Vogue

Le premier numéro de la Vogue parut le 11 avril 1886. C’était une revue hebdomadaire de 36 pages in-18, qui avait pour rédacteur en chef Léo d’Orfer. Bureaux : 41, rue des Écoles. Elle annonçait :

Stendhal inédit, de M. Charles Henry ;

L’Esthétique du verre, de M. Gustave Kahn ;

Une étude sur les impressionnistes, de M. Félix Fénéon ;

Les Poètes maudits (2e série), de Paul Verlaine ;

Les Illuminations, d’Arthur Rimbaud ;

Des nouvelles de Jules Laforgue ;

Et divers ouvrages en prose et en vers de MM. Léon Cladel, Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Gustave Kahn, Charles Morice, Charles Vignier, Jean Moréas, Paul Adam, Huysmans, Mathias Morhardt, René Ghil, Joseph Caraguel, Louis le Cardonnel, Jules Laforgue, Jean Lorrain, Édouard Dujardin.

La plupart des œuvres annoncées ont paru. Jules Renard y donna les nouvelles qui composent Crime de village. Jules Laforgue y inséra le Concile féerique. Jean Moréas et Paul Adam y publièrent le Thé chez Miranda où on lisait des truculences de ce genre :

« C’est l’hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas.

« Quartier Malesherbes. Boudoir oblong. En la profondeur violâtre du tapis, des cycloïdes bigarrures. En les froncis des tentures, l’inflexion des voix s’apitoie ; en les froncis des tentures lourdes, sombres, à plumetis…

« Dehors, la blancheur pacifiante des neiges.

« Au foyer, la flamme s’allonge, s’allonge et se recroqueville, s’aplatit et se renfle — facétieuse.

« Et des émanations défaillent par le boudoir oblong, des émanations comme d’une guimpe attiédie au contact du derme. »…

Il ne faut voir là qu’un jeu de lettré.

Moréas dira de tout cela, quelques années plus tard, sévère pour lui-même : « C’est purement grotesque. »

Jean Lorrain y donna des extraits d’un roman, Très Russe, « où il y a, dit-il, des portraits, celui de Guy de Maupassant, celui de Paul Bourget, un panorama de la société royale et de l’Empire ».

La Vogue était convertie aux idées d’évolution. Elle s’avouait persuadée que « le capitalisme doit évoluer, et que dans la limite où ces termes sont connexes, capitalisme, christianisme et judaïsme doivent évoluer ».

Au milieu de l’an 1884, Léo d’Orfer avait eu l’idée de demander à « bon nombre d’écrivains et de poètes » une définition de la poésie. Voici les réponses les plus curieuses qui lui furent adressées :

« La poésie est l’expression par le langage humain, ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence ; elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle.

« Stéphane Mallarmé. »

 

« … Aujourd’hui, les poètes modernes me semblent faire de la poésie ce que le Binet de Madame Bovary faisait du bois : “une de ces ivoirines indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées, les unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque” et ne servant à rien, — heureusement. C’est du tournage de vocables vides, en chambre ; mais enfin la poésie est au-dessus de ces tourneurs et, par les temps utilitaires qui courent, il me semble qu’elle devrait être, à la suite de Baudelaire et de Verlaine, l’un des factices véhicules des esprits détenus, — quelque chose de vague comme une musique qui permette de rêver sur des au-delà, loin de l’américaine prison où Paris nous fait vivre.

« J.-K. Huysmans. »

 

« … Pour moi, la poésie est l’interprétation du monde confiée à la seule sympathie (prise au sens philosophique du mot). C’est donc l’expression des choses par les rapports qu’elles ont ou sont supposées avoir avec l’essence morale de l’homme. Il s’ensuit que le cœur joue dans la poésie un rôle prépondérant.

« La versification est l’art de choisir et d’adonner les mots de manière à en tirer une expression musicale qui en complète l’expression littérale. C’est donc l’art de conférer au langage la plus grande efficacité possible.

« La comparaison est essentielle à la poésie. Les images ont pour but de faire saillir le caractère d’une chose en les faisant reconnaître dans une autre ; la comparaison, en les détachant, les met en évidence. Les images sont particulièrement utiles à l’expression des sentiments. Le cœur se fait comprendre par des analogies parce qu’il ne le peut par des définitions lesquelles ne sont pas de son ressort… La poésie a pour ennemie mortelle la méthode scientifique…

« Sully Prudhomme. »

 

« La poésie ne peut être définie, heureusement, car, si l’on parvenait à l’enfermer dans une formule, personne n’en serait plus épris. Elle n’aurait plus le charme suprême qui est précisément d’être indéfinissable…

« Martha. »

M. Charles Vignier comparait le poète à un magicien qui préside aux incantations en marmottant des mots de cabale et qui échoue si « le vers ou la phrase maléfique ne sont figés dans leur impermutable expression ».

Un inconnu appelait la poésie « l’essai d’expression de l’indéfinissable ».

Jean Moréas avait envoyé douze points d’interrogation. Laurent Tailhade plaisantait, ne retenant de l’état de poète lyrique que la facilité d’un beau mariage, et Joseph Caraguel ne voyait dans la poésie que « l’art de dire excentriquement des banalités ».

Pour aider à la définition de la poésie, la Vogue reproduisait l’Art poétique d’Horace, traduit en vers français par Jacques Peletier du Mans.

La Vogue de d’Orfer ne fournit pas une longue carrière. Le titre fut repris depuis à deux reprises pour des publications nouvelles, en 1889 par Gustave Kahn et en 1899 (avant de disparaître définitivement) par Tristan Klingsor.