(1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Théâtre français. » pp. 30-34
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(1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Théâtre français. » pp. 30-34

Théâtre français.

Les Confrères de la Passion ayant loué une salle à l’hôpital de la Trinité, élevèrent un théâtre propre à ce genre de représentations qu’ils donnèrent au peuple les jours de fête. Le devant de leur théâtre était semblable à celui que nous avons aujourd’hui : mais ils avaient dressé, dans le fond, des échafauds, dont le plus élevé était destiné à représenter le paradis ; un autre représentait la maison de Pilate, etc.

À chaque côté du théâtre, il y avait des gradins sur lesquels les acteurs s’asseyaient après avoir joué leurs rôles, ou pour attendre que leur tour revint ; car ils ne disparaissaient qu’après avoir fini entièrement tout ce qu’ils avaient à dire : en sorte qu’il fallait que le spectateur les supposât absents, lorsqu’ils étaient assis.

Sur le bord du théâtre, on avait placé l’enfer : c’était une gueule de dragon par laquelle les diables entraient ou sortaient. Il y avait encore une petite niche avec des rideaux ; et c’était une espèce de chambre pour cacher aux spectateurs certains détails qu’on ne pouvait leur représenter.

Le théâtre est aujourd’hui une grand’salle dont une partie est occupée par la scène, que nous appelons particulièrement théâtre, qui comprend l’espace où les acteurs représentent, et dans lequel sont les décorations et les machines. Le reste de la salle est distribué en un espace nommé parterre, ou l’on est debout, et en un amphithéâtre carré, opposé au théâtre, avec plusieurs rangs de sièges et de loges par étages au pourtour.

On appela d’abord Moralités les premières comédies saintes qui furent jouées en France dans le quinzième et le seizième siècles. Au nom de moralité succéda celui de mystères de la passion. Ces pieuses farces étaient un mélange monstrueux d’impiétés et de simplicités, mais que ni les auteurs ni les spectateurs n’avaient l’esprit d’apercevoir.

Dans la Conception à personnages (c’est le titre d’une des premières moralités jouées sur le Théâtre français, et imprimée in-4º gothique, à Paris, chez Allain Lotrian) ; on fait ainsi parler Joseph :

Mon soulcy ne se peut deffaire.
De Marie, mon épouse sainte,
Que j’ai ainsi trouvée enceinte ;
Ne sçay s’il y a faute ou non.
…………………………
…………………………
De moi n’est la chose venue :
Sa promesse n’a pas tenue….
…………………………
Elle a rompu son mariage.
Je suis bien infaible, incrédule,
Quand je regarde bien son faire,
De croire qu’il n’y ait meffaire.
Elle est enceinte ; et d’où viendroit
Le fruict ? Il faut dire par droit
Qu’il y ait vice d’adultère,
Puisque je n’en suis pas le père.
………………………….
Elle a été trois mois entiers
Hors d’icy, et au bout du tiers
Je l’ai toute grosse reçue :
L’aurait quelque paillard déçue,
Ou de fait voulu efforcer ?
Ha ! brief, ne sçay que penser.

Voilà de vrais blasphèmes en bon français ; et Joseph allait quitter son épouse, si l’ange Gabriel ne l’eût averti de n’en rien faire. Mais qui croirait qu’un jésuite espagnol du dix-septième siècle, Jean Carthagena mort à Naples en 1617, ait débité dans un livre intitulé Josephi Mysteria, que saint Joseph peut tenir rang parmi les martyrs, à cause de la jalousie qui lui déchirait le cœur, quand il s’aperçut de jour en jour de la grossesse de son épouse ? Quelle porte n’ouvre-t-on pas aux railleries des profanes, lorsqu’on ose se faire des martyrs de cette nature, et qu’on expose nos mystères à des idées d’une imagination aussi dépravée !

On donnait aussi autrefois le nom de moralités à des espèces de ballets ou opéras. On en représenta un de cette espèce au mariage du prince palatin du Rhin avec la princesse d’Angleterre. En voici la description, telle que l’a faite un auteur contemporain.

Un Orphée jouant de sa lyre entra sur le théâtre, suivi d’un chien, d’un chat, d’un chameau, d’un ours, d’un mouton, et de plusieurs animaux sauvages, lesquels avaient délaissé leur nature farouche et cruelle en l’oyant chanter de sa lyre. Après, vint Mercure, qui pria Orphée de continuer les doux airs de sa musique, l’assurant que, non seulement les bêtes farouches, mais les étoiles du ciel danseraient au son de sa voix.

Orphée pour contenter Mercure, recommença ses chansons. Aussitôt on vit que les étoiles du ciel commencèrent à se remuer, sauter, danser ; ce que Mercure regardant, et voyant Jupiter dans une nue, il le supplia de vouloir transformer quelques-unes de ces étoiles en des chevaliers qui eussent été renommés en amour par leur constante fidélité envers les dames.

À l’instant, parurent plusieurs chevaliers dans le ciel, tous vêtus d’une couleur de flamme, tenant des lances noires, lesquels, ravis aussi de la musique d’Orphée, lui en rendirent une infinité de louanges.

Mercure alors supplia Jupiter de transformer les autres étoiles en autant de dames qui avaient aimé ces chevaliers. Incontinent ces étoiles, changées en autant de dames, se montrèrent vêtues de la même couleur que les chevaliers.

Mercure voyant que Jupiter avait oui ses prières, le supplia de permettre que toutes ces âmes célestes de chevaliers, avec leurs dames, descendissent en terre pour danser à ces noces royales.

Jupiter lui accorda encore cette requête ; et les chevaliers et leurs dames, descendant des nues sur le théâtre au son de plusieurs instruments, dansèrent divers ballets : ce qui fut la fin de cette belle moralité.

Le sujet d’une moralité intitulée le Mirouer et l’Exemple des Enfants ingrats, est singulier. Un père et une mère, en mariant leur fils unique, lui abandonnent généralement tous leurs biens sans se rien réserver. Ils tombent bientôt après dans une grande misère, et ont recours à ce fils à qui ils ont tout donné. Mais celui-ci, pour n’être pas obligé de les secourir, feint de ne les pas connaître, et les fait chasser de la maison.

Peu de temps après, il se sent envie de manger du pâté de venaison ; il le fait faire : on le lui apporte, il l’ouvre avec empressement ; aussitôt, il en sort un gros crapaud qui lui saute au visage et s’y attache. Sa femme, ses domestiques, font de vains efforts pour l’en arracher, rien ne peut faire démordre cet animal. L’on soupçonne alors que ce pourrait être là une punition divine.

On le mène chez le curé, qui, instruit de sa conduite envers ses père et mère, trouve le cas trop grave pour en connaître, et le renvoie à l’évêque. Celui-ci, informé de l’excès de son ingratitude, juge qu’il n’y a que le pape qui puisse l’absoudre, et lui conseille de l’aller trouver : il obéit. Dès qu’il est arrivé, il se confesse au saint père, qui lui fait un beau sermon pour lui faire sentir toute l’énormité de son crime ; et voyant la sincérité de son repentir, il lui donne l’absolution. À l’instant, le crapaud tombe du visage de ce jeune homme, qui, suivant l’ordre du pape, vient se jeter aux pieds de son père et de sa mère pour leur demander pardon : et il l’obtient.