Chapitre V.
La parole intérieure et la pensée. — Premier problème : leurs positions respectives dans la durée.
I. Ce que c’est que comprendre.
La parole intérieure est une image ; la pensée, prise en elle-même, contient aussi des images, si même elle n’est pas, comme on l’a soutenu, une simple succession de groupes d’images : […]243. La pensée et son signe intérieur ne sont donc pas à ce point hétérogènes qu’il soit superflu de les distinguer.
Cette étude s’impose encore à nous pour une autre raison : c’est que la signification est un caractère très important, bien que nullement intrinsèque, de la parole intérieure. Cette image, qui n’est jamais externée, qui rarement est reconnue, qui n’a d’ordinaire ni un objet extérieur ni un objet passé [ch. II, § 7, 8, 9], a toujours un objet idéal ; les seuls jugements spontanés qui soient normalement et régulièrement portés sur elle sont ceux que le langage vulgaire réunit sous le nom de comprendre : quand je me parle, je me comprends, c’est-à-dire que je mets des idées sous les mots et des rapports d’idées sous leurs relations syntactiques.
Qu’on ne s’étonne pas du rapprochement que nous faisons ici : nous avons déjà montré qu’externer et reconnaître sont deux faits de la même famille ; une relation analogue existe entre reconnaître et comprendre ; comprendre, n’est-ce pas reconnaître le sens des mots ? et reconnaître, n’est-ce pas comprendre qu’un état de conscience a un certain genre de signification, qu’il signifie, bien que présent, un état passé ? La reconnaissance est un jugement, ou du moins contient un jugement qui en est l’élément principal ; comprendre consiste également en jugements, ou du moins contient des affirmations de rapports, c’est-à-dire des jugements. Nous nous bornons d’ailleurs ici à indiquer l’analogie des deux faits, sans prétendre épuiser par une remarque incidente une analyse aussi délicate.
II. Le mot précède l’idée ou la suit. Comment ils paraissent simultanés.
Avant de considérer la pensée et la parole intérieure en elles-mêmes [ch. VI], nous devons résoudre une question préjudicielle : ces deux phénomènes se distinguent-ils ou non dans le temps ? en d’autres termes, sont-ils successifs ou sont-ils contemporains ?
Toute la doctrine de Bonald repose sur cette thèse, plutôt postulée que démontrée, que la parole intérieure et la pensée qui lui correspond sont simultanées dans la conscience [ch. I, § 3]. Telle est en effet l’apparence que présente pour une observation superficielle l’association de ces deux faits. Mais il reste à se demander : 1° si cette simultanéité est constante ou seulement ordinaire ; 2° si elle est naturelle ou acquise. Les deux questions sont connexes, et nous ne pouvons les séparer.
Nous soutenons et nous allons démontrer que les positions respectives de la parole intérieure et de la pensée dans le temps, bien loin d’être déterminées par une loi unique, varient, d’une part selon le degré de l’effort personnel déployé par l’intelligence, et, d’autre part, suivant que cet effort est un effort d’invention pure ou un effort d’assimilation.
1° Quand nous lisons, la parole intérieure et les idées qu’elle éveille paraissent d’ordinaire contemporaines ; si quelque intervalle les sépare, il est inappréciable ; la parole intérieure est immédiatement comprise. Les choses se passent ainsi ordinairement, parce que, ordinairement, ou nous lisons un texte facile à entendre, ou nous relisons un texte difficile qui nous est devenu familier. Mais si, au lieu de lire ou de relire, nous traduisons, nous déchiffrons, si nous nous attachons à comprendre un texte ou subtil ou profond, et nouveau pour nous, ou bien un texte écrit dans une langue étrangère, alors les mots paraissent devancer les idées ; nous nous trouvons dans la situation de l’homme qui écoute la parole d’autrui ; nous écoutons notre parole intérieure, nous la comprenons ensuite si nous pouvons ; le mot appelle la pensée ; l’idée suit et interprète le mot.
Or ce qui est aujourd’hui notre langage usuel a commencé par nous être étranger ; nous avons appris lentement notre langue maternelle ; et les pensées qui ne sont plus pour notre esprit exercé ni subtiles ni profondes paraîtraient telles à un enfant. Il est donc vraisemblable que, si aujourd’hui nous comprenons immédiatement et sans effort, c’est que nous profitons de nos efforts passés : le mot et l’idée ont été peu à peu rapprochés par l’habitude, et l’intervalle est devenu si faible qu’il est maintenant inappréciable à la conscience ; il reparaît seulement dans les cas exceptionnels où un effort d’intelligence est nécessaire pour interpréter ce que nous lisons ; mais nous sommes en droit d’induire qu’il n’est jamais absolument nul et que toujours l’idée succède au mot.
Réciter intérieurement ce que l’on sait par cœur est un fait analogue à l’audition et à la lecture. Seulement, comme d’ordinaire on ne sait par cœur que ce que l’on a étudié, il est rare qu’un effort intellectuel soit nécessaire pour interpréter les mots qui se succèdent dans l’esprit ; l’effort mental se concentre sur la remémoration, et nous comprenons à mesure sans intervalle appréciable. Pourtant, il nous arrive quelquefois de nous répéter intérieurement une phrase obscure afin d’en déterminer le sens exact, et l’intervalle entre les mots et leur signification peut alors devenir sensible.
Donc, en règle générale, quand il ne s’agit pas d’invention intellectuelle, mais seulement d’interprétation et d’assimilation, le mot précède l’idée, d’un temps qui est d’autant plus long que l’association de l’idée avec le mot nous est moins familière ou que l’idée prise en elle-même nous est plus imprévue. Mais l’usage, c’est-à-dire l’habitude, diminue cet intervalle, et, quand l’intervalle est devenu très faible, il échappe à l’observation.
2° Dans l’invention intellectuelle, l’ordre des phénomènes est renversé. Sans doute, la parole intérieure paraît rigoureusement contemporaine de la pensée qu’elle exprime lorsque nous inventons sans effort, soit que nous rêvions de sujets futiles sur lesquels l’invention est toujours aisée, — ce qui est le cas le plus fréquent, — soit que, nous attachant à des problèmes difficiles, nous nous trouvions en verve et heureusement inspirés. Mais, lorsque nous inventons avec effort, la plupart du temps la pensée nous apparaît avant son expression, et cette succession est encore plus évidente quand nous cherchons à exprimer notre pensée dans une langue étrangère, ou quand nous innovons dans la nôtre soit par des néologismes proprement dits, soit par des alliances de mots imprévues.
Or notre langue maternelle ne nous est devenue familière qu’avec le temps, et les réflexions que nous trouvons toutes simples aujourd’hui, enfants, elles eussent fait honneur à notre sagacité ; enfin, l’inspiration et la verve supposent un esprit cultivé et exercé : d’ordinaire, on n’est inspiré que dans l’ordre d’idées sur lequel la réflexion se porte de préférence ; le génie, a-t-on dit, est une longue patience ; en d’autres termes et plus exactement, la découverte est l’effet et la récompense d’une longue et patiente recherche ; si l’on trouve sans chercher, c’est qu’on avait cherché sans trouver244. Ainsi, la facilité en toutes choses, c’est-à-dire la rapidité des consécutions, suppose ou des habitudes que l’on suit, ou des habitudes dont on s’écarte peu, et l’invention prompte est la moindre invention. La facilité actuelle résulte donc des efforts passés ; ils ont créé des habitudes permanentes qui simplifient désormais la tâche de la réflexion ; les idées qui trouvent promptement leur expression ne sont nouvelles qu’en apparence ; la part du passé est plus grande en elles que celle du présent.
Primitivement, pour trouver l’expression d’une pensée nouvelle, il faut la chercher, et le signe succède à l’idée ; quand nous nous répétons, l’intervalle qui sépare le signe et l’idée diminue ; il diminue peu à peu jusqu’à paraître nul ; mais, vraisemblablement, il ne l’est jamais. Et, à mesure qu’avec l’âge les souvenirs de nos inventions s’accumulent en nous plus nombreux, nos idées nouvelles sont moins nouvelles ; à tâche égale, un moindre effort suffit et pour innover et pour exprimer nos découvertes ; l’intervalle diminue donc pour les idées nouvelles comme pour les idées que nous répétons ; on dirait, — pure illusion, — que nous nous habituons peu à peu à ne pas suivre nos habitudes, comme si le contraire de l’habitude était soumis lui-même à la loi de l’habitude.
Ni l’assimilation, ni l’invention ne nous montrent donc la simultanéité du signe et de l’idée. Or ce que nous affirmons de l’assimilation et de l’invention, nous devons l’affirmer de la pensée tout entière ; car toute pensée, simple concept ou jugement, a été dans l’âme une première fois avant d’y devenir habituelle et familière, et, cette première fois, elle a été assimilée ou inventée ; elle est venue du dehors par le moyen des mots, ou bien nous l’avons trouvée par notre propre réflexion, en nous aidant, pour la chercher et pour chercher son expression, des notions et des mots déjà connus. Dans le premier cas, l’idée succédait au signe ; dans le second, le signe succédait à l’idée. L’habitude diminuant peu à peu les intervalles, ces deux classes d’idées tendent à se ressembler. Elles y arrivent d’autant mieux que toute invention se greffe sur des souvenirs, que, dans toute opération un peu complexe de l’esprit, les mots qui appellent des idées et les idées qui appellent des mots se suivent, s’enchaînent, se groupent, formant rapidement des composés dont la conscience ne saisit que l’ensemble et néglige les détails ; ces attentes minimes d’un mot, d’une idée, déjà peu discernables, achèvent de s’annuler en se compensant et deviennent insaisissables à toute observation. À l’âge où l’esprit est capable de s’observer lui-même, l’intervalle étant généralement réduit à un mininum indiscernable, le signe et l’idée paraissent simultanés ; mais cette simultanéité n’est ni réelle, ni primitive, ni constante ; elle n’est qu’une apparence acquise et plus fréquente que les faits qui permettent de la rectifier ; l’intervalle reparaît de temps à autre dans des faits qui nous révèlent et la nature primitive et la loi véritable des rapports temporels du signe et de l’idée245.
Que ces intervalles, en toute circonstance, soient moindres quand le signe de la pensée est intérieur, cela est naturel, puisque le signe ne peut commencer par être intérieur, puisque son intériorité est la preuve d’un commencement d’habitude. C’est surtout quand le signe est intérieur que l’intervalle est indiscernable ; mais, même alors, il ne l’est pas toujours, et l’argumentation par laquelle nous démontrons qu’un intervalle apparemment nul ne peut être absolument nul en réalité s’applique à la parole intérieure aussi bien qu’à la parole extérieure. Sur ce point, comme dans toute sa théorie du langage, Bonald prend pour l’état primitif et constant des phénomènes un état idéal et parfait qui n’est pas même leur état actuel.
Ecartons, en terminant, une équivoque possible sur le mot intervalle ; nous entendons par là l’intervalle entre le commencement du mot et le commencement de l’idée ; nous ne pensons pas que la conscience soit vide de tout événement entre la disparition du mot et l’apparition de l’idée ; s’il en était ainsi, on comprendrait mal la correspondance habituelle des deux faits. Un mot un peu long, s’il est entré dans nos habitudes, est compris avant d’être terminé ; si le mot est court ou peu connu, nous nous le répétons faiblement jusqu’à ce qu’il soit bien compris. De même, une idée commence à être exprimée peu après être née à la conscience, et elle reste présente pendant que nous l’exprimons ; cela est naturel et ordinaire ; en effet, le mot, même dans l’invention, est compris après avoir été suscité ; s’il ne l’est pas, c’est que nous sommes distraits [§ 7], et la distraction est un fait anormal.
III. Examen des objections. Le langage, auxiliaire de la pensée.
La question serait résolue, si nous ne rencontrions ici en faveur de la thèse de Bonald une opinion assez répandue chez les théoriciens de l’art littéraire ; elle mérite de nous arrêter, car elle constitue une objection sérieuse à la théorie que nous venons d’exposer.
A en croire les doctrinaires du bien dire, une pensée aurait toujours immédiatement l’expression qu’elle mérite, et l’homme qui cherche ses mots chercherait encore sa pensée ; en effet :
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,Et les mots pour le dire arrivent aisément246 ;
aphorisme célèbre dont il faut rapprocher une maxime de Joubert : « On ne sait justement ce qu’on voulait dire que quand on l’a dit.37 »
En termes philosophiques, l’objection contenue dans ces deux maximes s’exprimerait ainsi :
Toute pensée naissante, et encore enveloppée, a son expression immédiate, expression provisoire, mais adéquate à l’état actuel de l’idée qu’elle accompagne. De même, un texte difficile éveille, dès le premier essai de déchiffrement, un groupe d’idées, groupe instable, destiné à se modifier et à s’enrichir à mesure des efforts et des succès de la réflexion ; mais cette interprétation provisoire, bien qu’incomplète et inexacte, est une interprétation, un sens, au moins hypothétique, de la phrase. D’ailleurs, presque toujours, l’interprétation n’est qu’une variété de l’invention : on ne comprend pas un texte un peu difficile sans le traduire, soit en d’autres termes de la même langue, soit, et plus souvent, en des termes empruntés à une langue différente, c’est-à-dire sans penser par soi-même une idée qui est au sens de la phrase ce que l’hypothèse est à la vérité, et cette idée s’exprime progressivement par des mots toujours adéquats à son état présent. Comprendre, c’est donc penser à propos d’un texte donné ; l’assimilation n’est que l’invention réglée par la position préalable d’une certaine fin, qui est l’identification de notre pensée, non avec la vérité, mais avec la pensée d’autrui, sur une question donnée [ch. VI, § 11]. Comme l’invention purement personnelle et sans but, comme l’invention vraiment impersonnelle qui tend à la vérité, l’invention reproductrice, si l’on peut ainsi l’appeler, a son processus et son progrès, à chaque moment duquel elle s’accompagne spontanément d’une expression toujours adéquate.
Cette description contient plus d’une inexactitude, et surtout elle ne correspond qu’à l’état adulte de l’intelligence ; à l’âge où l’observation psychologique est devenue possible247, les choses se passent à peu près ainsi ; elles ne peuvent se passer de même chez les enfants. En somme, ni l’état primitif, ni l’état constant de l’intelligence ne sont bien représentés dans l’analyse qui précède. Examinons donc de plus près ce qui se passe dans l’esprit de l’homme qui cherche l’expression juste de sa pensée ou le sens exact et définitif du texte qu’il étudie. Quelle est, dans cette recherche, la part de l’entendement ? Quelle est la part de la mémoire et de l’imagination verbales ?
Lorsqu’une pensée nouvelle surgit dans notre esprit, elle ne peut avoir, puisqu’elle est nouvelle, d’expression toute faite dans notre mémoire ; il faut donc, après avoir trouvé l’idée, trouver une formule qui l’exprime exactement dans son entier et dans sa nuance propre, sans en négliger ni en fausser aucun élément. Pour cela, il faut organiser un certain nombre de termes usuels en une combinaison nouvelle ; les qualités et les défauts de la formule dépendent du choix des termes et de l’ordre dans lequel ils sont groupés ; une formule parfaite serait celle qui éveillerait nécessairement dans tout esprit exercé l’idée même dont les destinées lui sont confiées par le penseur. Une fois trouvée la formule qui paraît douée de cette vertu, le processus est achevé.
Ce processus a eu un premier terme, qui était en apparence contemporain de la première conception de l’idée : une expression provisoire, soit trop brève, soit inexacte, soit équivoque et obscure, soit entachée de plusieurs défauts en même temps, nous était venue tout d’abord à l’esprit. C’est que la parole intérieure, chez l’adulte, n’est jamais en repos quand l’esprit travaille ; elle est en nous comme une habitude toujours en acte ; nous avons une si riche provision de mots dans notre mémoire, et nous avons si souvent exercé volontairement cette faculté à nous les fournir par longues séries, que nous ne pouvons plus penser sans nous parler en nous-mêmes. Mais, si la mémoire verbale est toujours prête à nous dire quelque chose, elle n’est pas prête, lorsque nous inventons, à bien interpréter notre pensée ; sans doute elle l’exprime, mais par un à peu près ; elle la côtoie, elle n’en suit pas fidèlement les sinuosités.
Quels qu’ils soient, les mots qui nous viennent alors à l’esprit ont un sens ; par leur usage et par leur rapprochement, ils éveillent une pensée, et cette pensée venue avec les mots et par eux coexiste un instant dans la conscience avec la pensée qui a suscité les mots.
De deux choses l’une alors : ou ces deux pensées se confondent, et l’expression trouvée devient l’expression définitive d’une pensée mixte, incohérente ; — ou bien elles restent distinctes : c’est que l’esprit, sous le prétexte de comparer à sa pensée les termes qu’il a d’abord trouvés pour l’exprimer, compare deux pensées qu’il sait différentes par leur origine, et aperçoit ainsi les rapports et les différences de nature qu’elles peuvent présenter248.
Si, par bonheur, les différences sont nulles, si les deux pensées coïncident exactement, l’expression provisoire est acceptée à titre définitif, la pensée nouvelle a rencontré du premier coup sa vraie formule ; c’est là le cas de l’inspiration ; mais l’inspiration, nous l’avons montré, n’est d’ordinaire que le terme d’une réflexion oubliée249. Si, au contraire, les deux pensées sont jugées différentes, l’expression provisoire est par là même condamnée ; nous disons qu’elle dénature notre pensée, ou qu’elle la dépasse, ou qu’elle l’amoindrit ; nous ne l’acceptons pas, et nous nous mettons à la recherche d’une expression meilleure. Quel peut être le motif de cette recherche, sinon ce fait que notre pensée n’a pas, en définitive, été exprimée, que son expression immédiate s’est trouvée, après examen, être l’expression d’une autre pensée, à laquelle nous sommes au moins indifférents, sinon hostiles ? La pensée qui nous intéresse, notre vraie pensée, n’avait donc pas l’expression qu’elle méritait ; nous la concevions nettement, mais nous l’énoncions de manière à donner le change sur sa vraie nature. Soutenir que notre pensée était encore confuse, c’est confondre les deux groupes d’idées que tout bon esprit distingue, celui qui appelait l’expression, et celui que l’expression a apporté avec elle, la pensée qui est l’œuvre originale de l’esprit et celle que lui fournissent malgré lui les associations de la mémoire verbale. Plus d’un esprit, en effet, subit passivement ce mélange hétérogène et laisse gâter sa conception primitive par cet apport importun de l’expérience passée. Ces esprits, chez lesquels les facultés d’attention, de comparaison, de discrimination, sont sans énergie250, et qui se contentent, par paresse ou par suffisance, de la première expression venue, sont toujours de médiocres penseurs, d’une originalité contestable et confuse.
Mais ces idées adventices que la mémoire verbale vient associer à la conception primitive peuvent aussi apporter à cette conception un précieux concours ; elles peuvent la compléter, la préciser, l’enricher, sans la dénaturer. Si les associations antérieures ont toujours été réglées par un esprit juste, rigoureux, soumises à une discrimination attentive, la mémoire verbale peut être consultée avec profit pour la pensée même : avant de parler, on ne savait pas au juste ce que l’on voulait dire ; après qu’on a parlé, on s’admire, on s’étonne d’avoir si bien dit et si bien pensé. Voilà une autre variété de l’inspiration ; mais, comme la première, — et nous le montrons ici même, — elle suppose dans le passé de longs efforts de réflexion, dont nous profitons aujourd’hui sans avoir besoin de les renouveler ; la qualité des concepts usuels que chacun de nos mots porte avec lui fait pour une grande part la qualité de nos jugements nouveaux ; et l’influence du passé ne se borne pas là : les jugements nouveaux supposent nécessairement des concepts préétablis dans l’esprit ; mais la réunion de ces concepts, pour être imprévue, n’est pas absolument nouvelle ; un jugement nouveau imite toujours des jugements anciens ; il suit des habitudes dont il s’écarte ; or ces habitudes n’existent pas dans la pensée sans correspondre à certaines habitudes du langage ; certains mots sont dans notre mémoire à l’état de camaraderie, pour ainsi dire [ch. IV, § 8] ; l’un appelle l’autre, et leur réunion a un sens ; si cette camaraderie est de bon aloi, le réveil d’une suite de mots destinée à exprimer le jugement nouveau apporte à celui-ci le concours de jugements anciens, médités, examinés, approuvés autrefois par la réflexion, et il s’éclaire de leur lumière.
On le voit, le travail mental que nous venons de décrire est celui d’un esprit adulte, déjà en possession d’une mémoire verbale très riche. Tous ces secours manquaient aux premiers essais de la pensée ; plus on est jeune, plus l’expression première est incomplète et inexacte ; plus on est jeune, moins on a les moyens d’être inspiré ; plus on est jeune, moins la parole peut aider la pensée, plus on cherche ses mots, moins vite on les trouve, moins appropriés ils sont à bien rendre les découvertes de l’entendement.
A cet égard, le babillage de l’enfant nous fait souvent illusion ; il semble que chez lui la parole précède la pensée et qu’il a dans l’esprit moins d’idées que de mots. Mais cette parole intempérante remplit plutôt les lacunes de sa pensée ; il parle quand il ne pense guère ; il se repose ainsi, il joue ; quand il pense, au contraire, il parle peu ; c’est en silence qu’il fait ses notions et qu’il s’exerce au jugement. L’enfant qui babille répète ou imite les grandes personnes sans bien comprendre ce qu’il dit ; quand il se tait, il médite, il cherche ses mots, et, sans nul doute, alors sa parole intérieure exprime sa pensée par des à peu près ; en effet, quand il pense tout haut, nous le voyons hésiter ; et, quand il se hasarde à parler après un silence, bien souvent sa parole trahit sa pensée, il ne parvient pas à se faire comprendre. C’est que les deux développements de la pensée et du langage sont d’abord assez indépendants251; peu à peu, ils se coordonnent, et les idées se placent sous les mots, connubio junguntur stabili. En attendant que ce progrès soit accompli, l’enfant paraît précoce, il paraît dire ou penser des choses au-dessus de son âge, quand il dit ce qu’il ne peut comprendre et quand on voit clairement qu’il comprend en lui-même certaines choses et ne sait comment les dire ; en réalité, rien n’est plus enfantin ; il n’y a là de précoce que la hardiesse à parler quand même ; chez les enfants timides, les mêmes faits doivent se produire, mais ils font moins de bruit et n’attirent pas l’attention. A mesure que se fait la coordination du langage et de la pensée, l’enfant cherche toujours ses mots quand il porte un jugement nouveau, mais il les trouve de plus en plus facilement ; d’autre part, quand il parle pour parler, les mots éveillent des pensées de plus en plus riches, nettes et cohérentes ; et, à la longue, l’accord de la parole et de la pensée devient si étroit que l’enfant devenu un adolescent ne peut plus guère trouver une pensée sans la bien exprimer, ni se rappeler des mots sans y attacher un sens plein et sérieux.
Des analyses qui précèdent détachons, avant d’aller plus loin, un point important : l’expression primitive d’une pensée peut être non seulement inexacte, équivoque, obscure, mais encore incomplète ; il arrive souvent qu’une partie de l’idée reste tout d’abord sans expression ; or cette partie, nous sommes libres de l’envisager comme une idée entière [ch. IV, § 3] ; certains faits intellectuels apparaissent donc à la conscience sans qu’aucun mot leur corresponde, et si, faute d’une juste discrimination, ils ne passent pas inaperçus, ils doivent attendre▶ un certain temps avant d’obtenir l’expression qui leur est due.
Dans le phénomène de la lecture, l’existence d’un intervalle de temps entre le signe et l’idée est plus évident encore. Ici, trois cas sont à distinguer : nous ne savons pas du tout la langue du texte que nous étudions, nous la savons mal, ou nous la savons bien. Dans le second seulement, un sens provisoire est immédiatement conçu sous la forme d’une traduction incomplète ou inexacte. Mais si la langue du texte que nous voulons nous assimiler nous est totalement inconnue, il faut l’apprendre, c’est-à-dire apprendre à mettre sous ces mots inconnus des idées d’abord connues, puis nouvelles. S’agit-il, au contraire, d’un texte de notre langue maternelle, d’un texte français, par exemple, et non d’un texte ancien, que nous serions tentés de traduire en langage d’aujourd’hui, mais d’un texte contemporain, — s’il est facile à entendre, le sens immédiatement conçu sera définitif ; — s’il est difficile, pour le bien comprendre nous ne chercherons pas à le traduire : nous nous contenterons de relire après avoir lu et de relire après avoir relu ; le sens se déterminera, se précisera, se corrigera et s’enrichira peu à peu sans que l’expression varie ou s’accroisse par des commentaires. Même argument que tout à l’heure : le sens primitif n’était pas seulement inexact ; il était aussi, et bien plutôt, incomplet ; une partie du texte n’avait tout d’abord éveillé aucune pensée ; la signification qu’elle contenait a succédé à la parole intérieure ou extérieure que suscitait la vue des caractères.
IV. 4 et 5. Conséquences : le langage, auxiliaire de la pensée (suite).
Les considérations qui précèdent nous permettent de bien comprendre de quelle nature est l’utilité que prêtent à la pensée l’exacte connaissance et le bon emploi des langues. Rien n’appartient en propre au langage : il relie entre elles les différentes périodes de la pensée ; il sert de médiateur entre le moi passé et le moi présent comme entre mes semblables et moi ; il fait ma personnalité intellectuelle [ch. VI, § 8], comme il fait l’unité intellectuelle et morale d’une nation ; mais sa puissance est bonne ou mauvaise selon les cas ; elle n’est bonne que s’il est un langage bien fait252, et un langage bien fait n’est tel que par une attention constante donnée aux idées qu’il exprime. Quand je cherche l’expression d’une pensée ou le sens d’une phrase, j’appelle mes pensées d’autrefois au secours de ma pensée du moment ; si jadis elles ont été formées au hasard, sans attention, sans discrimination, je ne gagne rien à ce réveil d’un passé sans valeur, et, si je les reçois passivement, je risque d’accroître par une confusion nouvelle les défauts déjà invétérés de mon esprit. Le langage vaut ce que vaut la pensée, et la pensée elle-même vaut plus ou moins selon l’énergie plus ou moins grande de la volonté qui la dirige. Une langue vague et confuse est, chez un peuple, un sûr indice de décadence intellectuelle et morale ; au contraire, le grec et le latin sont considérés comme les langues éducatrices par excelence, parce que les mots qui les composent expriment des notions bien faites ; dépôts des efforts d’attention des Hellènes et des Romains, ces deux langues nous obligent à nous faire nous-mêmes des âmes grecques et romaines pour nous les assimiler.
V
Pourquoi une pensée bien exprimée est-elle mieux comprise de celui même qui l’a trouvée ? Pourquoi, ensuite, est-elle plus aisée à retenir ? Le langage, pris en lui-même, n’y est pour rien ; toute sa vertu réside dans les idées qui l’accompagnent.
Si, pressé par le temps, je me contente, pour une idée que je crois neuve, d’une expression imparfaite, la formule que je confie au papier est un véritable expédient mnémonique, un moyen tel quel de ne pas oublier l’idée qui, tandis que ma main trace les caractères, est présente à mon esprit. Mais cette propriété s’affaiblit à la longue : de même qu’une mauvaise écriture est illisible pour son auteur au bout de quelques années, de même une formule inexacte ne garde pas longtemps le dépôt qui lui a été confié. C’est qu’entre elle et l’idée il n’y a eu qu’une coïncidence d’un instant. Il n’y a d’associations durables que celles qui sont invétérées. La vraie formule d’une idée, celle qui lui permettra de se répandre et de durer, est celle qui associera la destinée du groupe mental nouveau aux destinées de groupes plus simples solidement enracinés dans l’esprit, celle qui rattachera l’idée nouvelle aux habitudes les plus anciennes de l’intelligence comme une conséquence rigoureuse à des principes indiscutés ; chacun des termes de la formule doit donc réveiller une idée élémentaire bien connue, et leur agencement forcer l’esprit à apercevoir entre ces éléments un rapport plus ou moins imprévu ; ce rapport est l’invention même à laquelle il s’agit d’ouvrir les esprits rebelles et d’assurer l’avenir.
Et, de même, chercher l’expression de sa pensée, c’est l’analyser, parce que c’est chercher le rapport de cette pensée avec des idées élémentaires dont les termes sont depuis longtemps fixés. Cette expression trouvée et approuvée, on est maître de sa pensée, on la comprend mieux, on est en état de la juger sûrement, parce qu’on l’a rattachée à des notions bien connues dont on sait de longue date les affinités naturelles et les incompatibilités. « On ne sait justement ce qu’on voulait dire que quand on l’a dit », mais à une condition : c’est qu’on l’ait bien dit253.
VI. Corollaire : les inventeurs et les vulgarisateurs
Quoi qu’aient soutenu les interprètes de Boileau, on peut avoir une pensée claire sans en trouver immédiatement l’expression, ou du moins l’expression juste. Parmi les pensées claires, celles-là seules sont faciles à exprimer et à bien exprimer, qui sont faciles à trouver et à entendre ; ce sont les idées du sens commun et du bon sens, que tout le monde admet d’avance. Or suivre le sens commun, c’est se répéter soi-même et répéter autrui ; suivre le bon sens, c’est tirer de principes connus des conséquences simples, évidentes. Aussi le sens commun et le bon sens ne cherchent-ils pas leurs mots ; mais les grands, les vrais penseurs cherchent leurs mots ; à moins que le génie de la pensée ne soit complété chez eux, — chose bien rare, — par le génie du style, ils connaissent par leur propre et fréquente expérience cet état d’esprit qu’on a voulu contester, dans lequel on poursuit l’expression claire, adéquate, saisissante, d’une pensée déjà bien arrêtée. A tâche égale, disions-nous plus haut, la facilité croît avec l’expérience. Mais, pour les vrais penseurs, la tâche croît à son tour avec le succès ; toujours plus haut ! est leur devise ; ils ne se reposeront jamais ; le sommeil de l’habitude n’est pas fait pour eux ; à les entendre, leur œuvre est toujours incomplète. Chaque découverte d’un entendement sans cesse en progrès pose à la mémoire verbale un problème chaque fois plus difficile à résoudre. Pour y parvenir, il faudrait avoir fait de la langue qu’on parle et qu’on écrit une étude approfondie, en connaître à fond toutes les ressources, l’avoir assouplie par un exercice prolongé à rendre des pensées pour lesquelles elle n’était pas faite 254; plus la pensée est neuve, moins le langage usuel est prêt à l’exprimer ; sans doute il le peut ; il peut tout dire et bien dire ; mais, en attendant, il garde ses secrets. A quoi bon s’attarder à ces problèmes secondaires ? d’autres mystères réclament le penseur et sont plus dignes d’absorber son attention. Puisque chaque problème résolu se double d’un problème à résoudre, les forces d’un seul ne suffiraient pas à la tâche ; il est donc sage de la diviser ; chacun aura sa part selon ses aptitudes. Ce que le maître aura trouvé sans parvenir à le faire entendre, sinon à un petit nombre d’adeptes, ceux-ci le diront clairement à tous ; pour achever ces grandes œuvres de la pensée qui renouvellent l’esprit humain, deux générations sont-elles donc de trop ?
La difficulté de l’expression est en raison de l’originalité de la pensée ; à l’abstraction croissante des concepts, à l’imprévu toujours plus grand des jugements, correspond un écart toujours plus difficile à combler entre le langage usuel et le rôle nouveau qu’il est appelé à remplir, entre l’offre du langage, pourrait-on dire, et la demande de la pensée. De là des retards dans la découverte des formules, et, en attendant, leur imperfection. Si les plus grands philosophes des temps modernes, comme Kant et Maine de Biran, sont de si maladroits écrivains, s’ils sont morts avant d’avoir trouvé l’expression limpide où chacun aurait pu lire sans équivoque leur vraie pensée, c’est que la grandeur même de l’œuvre entreprise imposait à leurs facultés d’expression une tâche qu’ils n’ont pas eu le loisir ou le courage ou la générosité d’entreprendre ; la plupart ont laissé à leurs disciples le soin de les vulgariser, moins par dédain de la postérité que par suite de cette loi de la nature humaine qui veut que l’on perde en souplesse ce que l’on gagne en profondeur et que la spécialité soit la rançon du génie.
Au contraire, les grands stylistes, comme Sainte-Beuve, les philosophes au style lapidaire, comme Royer-Collard, ne sont guère que d’éminents vulgarisateurs. Les auteurs dont les manuscrits ne sont souillés d’aucune rature, dont le premier jet est définitif, sont toujours ou des écrivains négligés, à la fois obscurs et incorrects, ou des esprits vagues, ou des esprits faciles et superficiels. Alexandre Dumas, dont les manuscrits immaculés sont célèbres, était de ces derniers ; Balzac, au contraire, se ruinait en corrections d’épreuves ; soutiendra-t-on, d’après Boileau, que Balzac concevait moins nettement qu’Alexandre Dumas les personnages qu’il mettait en scène dans ses romans ?
Plus une pensée est banale, plus facilement elle s’exprime ; plus elle est neuve, moins de chances elle a d’être énoncée vite et bien ; dire cela, c’est formuler une loi psychologique indiscutable ; mais dire que les penseurs le plus originaux sont des écrivains barbares, tandis que les maîtres du style sont les apôtres du sens commun, et qu’en général les qualités du style sont en raison inverse de la pénétration de la pensée, c’est formuler une loi d’éthologie ; or les lois de cet ordre ne sont jamais vraies qu’entre certaines limites et souffrent toujours un certain nombre d’exceptions ; il y a des esprits médiocres qui cherchent leurs mots et ne trouvent pas ceux qu’il faudrait ; il y a des esprits inventifs qui les trouvent promptement et chez lesquels ils se combinent heureusement du premier coup. De Bonald semble avoir été de ces privilégiés ; du moins, en le lisant, on le suppose volontiers ; un esprit étroit et absolu, qui n’a jamais eu qu’un petit nombre d’idées, qui, une fois trouvée la formule concise de chacune d’elles, s’est désormais cité lui-même comme un credo, et qui, ayant, en quelque sorte, emprisonné sa pensée dans ses propres sentences, n’a jamais rencontré sous sa plume le commentaire varié, abondant, persuasif, par lequel il eût éclairé ses lecteurs sur la part de vérité contenue dans ses aphorismes, un tel esprit devait croire à la simultanéité du signe et de l’idée, et même à une harmonie préétablie entre eux de toute éternité ; il constitue donc parmi les écrivains une de ces exceptions qui confirment la règle. Des esprits plus vivants que Bonald sont parfois remarquables par la promptitude et la justesse de l’invention verbale ; mais, si le nombre de ceux qui cherchent leurs mots est restreint, c’est moins par la fréquence de cette qualité que par la rareté des inventeurs : la plupart des hommes, en effet, se répètent les uns les autres ; ils expriment l’idée courante par le langage à la mode ; ceux-là n’ont pas de peine à dire clairement ce qu’ils conçoivent sans effort.
VII. Nouveaux faits à l’appui. Conclusion.
Les faits où la parole et la pensée paraissent successives et bien distinctes sont assurément exceptionnels ; un observateur attentif en remarquera pourtant sans peine un assez grand nombre, et nous n’avons pas fini de les énumérer.
Quiconque parle d’un sujet sans avoir l’habitude d’en parler cherche ses mots, parle lentement, hésite, tout en sachant bien ce qu’il veut dire ; les intervalles qu’il met entre ses mots prouvent qu’un intervalle existe également entre sa pensée et ses paroles. Tels sont les enfants ; tels sont en général les ignorants ; et le plus grand savant, en face d’un problème nouveau, est momentanément un ignorant ; il tâtonne, il cherche, il reste quelquefois des années entières sans trouver la vraie formule de sa pensée ; parfois il y renonce. Le travail que nous avons fait dans notre enfance se révèle à nous, nous redevenons enfants, toutes les fois que nous inventons une idée nouvelle ou que nous cherchons à mieux dire, ou à dire pour un nouveau public sous une autre forme, ce que nous pensons depuis longtemps.
Certains accidents de te vie psychique ont des effets analogues. La mémoire, par exemple, a ses caprices, encore mal expliqués : bien souvent, les noms propres font défaut à l’appel de la pensée ; nous savons pourtant qui nous voulons nommer : son caractère, sa taille, sa profession, ses parents, ses opinions politiques, son vêtement habituel, tout ce qui constitue pour notre esprit la personnalité de l’anonyme, est synthétiquement présent à la conscience ; le nom seul est absent ; il nous revient plus tard, quand nous l’avons cherché, ou de lui-même quand nous ne le cherchons plus. Inversement, il arrive parfois qu’un nom propre dit devant nous ne nous rappelle rien au premier moment ; puis nous reconnaissons de qui l’on a parlé ; nous reconnaissons, c’est-à-dire nous comprenons.
L’état de distraction est une circonstance favorable à ces oublis ; on comprend mal un discours mal écouté ; plus tard, on se répète à loisir ce qu’on en a retenu, et l’on comprend mieux [ch. VI, § 9] ; si l’on parle soi-même, comme il faut plus d’attention pour agir que pour subir, on risque davantage ; souvent on dit un mot pour un autre, et cela quelquefois sans s’en douter, même après l’avoir dit ; invité à répéter, si la distraction persiste, on répète le lapsus ; c’est une habitude qui commence255 ; et pourtant on savait bien ce qu’on avait à dire ; on pensait une chose, on en a dit une autre. La distraction se mêle parfois à la réflexion, à l’invention : nous discourons avec ardeur, les pensées se pressent dans notre esprit, les paroles sur nos lèvres ; la pensée trop féconde devance la parole, elle change d’objet avant d’avoir achevé de s’exprimer, et nos phrases mal surveillées s’embarrassent de lapsus256. Ces accidents peuvent arriver à la parole intérieure comme à la parole extérieure, dans les mêmes conditions ; ils sont plus rares sans doute, mais ils ne sont pas sans exemple257.
La timidité ne fait d’ordinaire obstacle qu’à l’expansion de la parole au dehors ; elle la retarde ou la paralyse entièrement. Mais une vive émotion peut gêner la parole intérieure elle-même ; l’homme troublé balbutie et s’excuse de s’exprimer si mal ; il sait pourtant bien ce qu’il veut dire, mais les mots ne lui viennent pas sur les lèvres parce qu’ils ne lui viennent pas à l’esprit. Les grandes douleurs sont muettes, dit-on ; sans doute elles sont muettes même pour la conscience ; la parole intérieure ne fait que balbutier des monosyllabes incohérents258 ; ce qu’elle pourrait dire n’est pourtant pas absent de la conscience ; bien au contraire, la conscience en est saturée, opprimée ; mais l’âme ne peut analyser ce qu’elle éprouve ; revenue au calme, elle se comprendra elle-même en rattachant son état aux concepts généraux qui préexistaient en elle et aux mots consacrés pour les énoncer.
Les hommes dont on dit qu’ils ont de la présence d’esprit sont inaccessibles à la distraction, et surtout l’émotion, bien loin de paralyser leurs facultés, est pour eux un excitant à bien penser et à bien dire. Au degré où on la remarque, cette heureuse qualité est un privilège assez rare ; on l’a dit : beaucoup d’esprits bien faits ne trouvent la formule vraie qu’en descendant l’escalier ; les habiles la conservent dans un coin de leur mémoire ; elle servira pour une seconde visite. Tous les hommes d’esprit ne sont pas des improvisateurs ; il y en a, et ce ne sont pas les moins naturels en apparence, dont tout l’esprit du moment consiste à se rappeler à propos259.
De même que l’écriture précède ou suit toujours la parole intérieure ou extérieure, de même que la parole extérieure précède ou suit toujours la parole intérieure ou la pensée, de même la parole intérieure précède ou suit la pensée ; seulement elle la suit plus souvent qu’elle ne la précède, parce qu’elle accompagne de préférence la pensée active, l’invention, la réflexion. Dans notre enfance, nous avons appris lentement à nous parler intérieurement, comme à parler tout haut, comme à écrire. La parole intérieure ne fait pas exception à la règle générale ; comme la parole extérieure et l’écriture, elle est un signe, elle n’est pas un élément de la pensée. Mais elle lui est plus intimement unie que les autres signes ; une fois les habitudes de l’âme solidement constituées, l’idée n’apparaît plus guère sans signe intérieur, ni le signe intérieur sans son idée ; l’idée complétée par le signe forme une sorte de molécule, dont la conscience ne distingue pas les éléments constitutifs.