(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »

Madame Roland, ses lettres à Buzot
Ses Mémoires.

Édition de M. Faugère44.
(suite et fin).
Publiées par M. Dauban45.

I.

Il y a une littérature contemporaine et congénère de l’art de David ; elle fut très courte de durée et très mélangée : tout marchait si vite alors ! Si, hier encore, on ne savait trop où la prendre dans quelque exemple net et distinct, les Lettres de Mme Roland à Buzot nous en offrent aujourd’hui l’expression la plus haute et la plus pure.

En France, depuis l’ouverture de notre grand siècle littéraire, nous avons toujours eu de l’imitation et des réminiscences jusque dans l’originalité : c’est ce qu’on appelle être classique. Sauf un ou deux cas d’exception, — Pascal, Bossuet, — on reconnaît et l’on peut toujours nommer quelque ancien derrière un moderne il eût semblé autrement que la caution, la marque de garantie lui manquait. Malherbe s’était modelé sur la lyre d’Horace ; Corneille se forma sur l’idée du Romain et sur les beautés de Lucain et de Stace ; Racine eut tour à tour en vue Euripide et la Bible adoucie et francisée par Le Maistre de Saci. Pellisson, plaidant pour Fouquet devant Louis XIV du fond d’une prison, s’applique à rivaliser avec Cicéron plaidant pour Ligarius devant César. Nos plus libres auteurs comme Molière et La Fontaine imitent beaucoup eux-mêmes ; le principal, aux yeux de ce dernier, et tout le fin de l’art consiste à savoir rendre sien cet air d’Antiquité. Au xviiie  siècle, il faut le dire en son honneur, en ce second siècle dont on s’empresse volontiers de médire quand on le compare au précédent, il y a moins d’imitation des Anciens : les uns l’en blâment ; moi, je suis tenté plutôt de l’en louer. La Bruyère, qui ne prend de Théophraste que le nom et qui serre de si près les mœurs de son temps, est en cela déjà un écrivain du xviiie  siècle. Voltaire a trop de rapidité et d’à-propos pour s’astreindre à un modèle ; il passe outre et sert hardiment, et sous toutes les formes, les lumières, les idées et les passions de son temps. Montesquieu a son moule à lui, comme sa pensée, et si ses Lettres persanes doivent quelque chose à un devancier, c’est à l’un de ces devanciers de la veille qui bientôt ne comptent plus et qui sont annulés par leur supérieur. J.-J. Rousseau est le plus grand original et qui ne se modèle sur personne, qui ne s’inspire que de lui : aussi deviendra-t-il vite un modèle, et il mordra d’autant plus au vif sur la fibre humaine moderne qu’il est un pur moderne lui-même. Ainsi des autres. Le tour d’esprit d’un Fontenelle n’est qu’à lui ; Diderot, non plus, n’imite personne : c’est tout une nature en action et en éruption. Si la littérature est vraiment ou doit être l’expression de la société, la littérature du xviiie  siècle est plus voisine de la société de son temps que la littérature du xviie ne l’était de la société sa contemporaine. Si l’on prétendait juger du xviie  siècle par sa littérature, on se tromperait fort et l’on serait loin du compte ; celle du siècle suivant, moins haute et plus étendue, représente plus fidèlement les mœurs ; elle sent davantage son fruit. Elle ressemble en cela à la peinture même de son temps, qui est plutôt une peinture de genre que d’histoire, ce qui ne veut pas dire du tout qu’elle soit à mépriser. Mais, avec David, il se fit une réaction en peinture, un retour au style proprement dit, un effort vers Rome et vers une Grèce de convention. De même, dans l’ordre politique et littéraire, on suivrait à la trace un retour presque parallèle. Ce n’est point pourtant dans les Mémoires de Mme Roland que je trouverais précisément ce rapport de ressemblance entre l’art et la littérature ; ils sont trop courants, trop naturels, trop vivants ; si l’on excepte deux ou trois traits, elle s’y montre plus fille de Jean-Jacques encore que des vieux Romains. Ce rapport que je cherche m’apparaît frappant, au contraire, dans ces quatre Lettres d’un tour si fier et d’une attitude magnanime. La dernière exposition de l’Académie de peinture en 1791 avait offert les trois grandes productions classiques de David, les Horaces, Brutus, et la Mort de Socrate, avec le dessin du Serment du Jeu de Paume. La contre-partie et le pendant de ces fortes œuvres dans les écrits et les harangues d’alentour ne se trouveraient qu’épars. Il y a dans les discours de Mirabeau des allusions, des citations heureuses de l’Antiquité, mais ce ne sont que des mots rapides ; je n’en rappellerai qu’un, entre autres, des plus retentissants, et dont l’écho remplit encore notre oreille. « Lorsque périt le dernier des Gracques de la main des patriciens, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius. » Mais cette admirable et menaçante parole, digne du serment du Jeu de Paume, n’est qu’un éclair, et je dirai qu’elle est plus voisine de Shakespeare que des Romains de David. David dessine plus correctement son idée et n’a rien de ce vague orageux et fécond. Si j’avais donc à citer aujourd’hui dans la littérature de la Révolution un exemple pur et net de sentiments et d’accents romains en une âme française, je serais assez embarrassé de rien produire, ou ce seraient les quatre Lettres à Buzot que je proposerais. Cornélie, Porcie, Arrie, ces nobles dames transportées dans la situation, les eussent pu écrire à quelques égards ; elles sont d’un stoïcisme légèrement attendri, et la Française non plus, la républicaine un peu étonnée de l’être, n’y est pas absente ; le ton une fois admis, il y respire un sentiment vrai et comme de la douceur :

« Puisse cette lettre te parvenir bientôt, te porter un nouveau témoignage de mes sentiments inaltérables, te communiquer la tranquillité que je goûte, et joindre à tout ce que tu peux éprouver et faire de généreux et d’utile le charme inexprimable des affections que les tyrans ne connurent jamais, des affections qui servent à la fois d’épreuves et de récompenses ‘a la vertu, des affections qui donnent du prix à la vie et rendent supérieur à tous les maux ! »

C’est ainsi que se termine la seconde lettre. La troisième écrite peu de jours après (et toutes les quatre l’ont été dans l’intervalle de quinze jours, du 22 juin au 7 juillet) roule en partie sur un projet d’évasion qu’on lui avait proposé déjà et que Buzot renouvelait : Mme Roland s’y refuse, et elle affecte, à cet effet, plus de sécurité qu’elle n’en avait certainement sur l’issue de sa détention. Elle perdrait tout à une tentative d’évasion manquée ; que gagnerait-elle à une fuite heureuse ?

« Rien ne m’arrêterait, dit-elle, si j’avais à les braver seule (les dangers) pour aller te rejoindre ; mais exposer nos amis et sortir des fers dont la persécution des méchants m’honore, pour en reprendre d’autres que personne ne voit et qui ne peuvent me manquer, cela ne presse nullement. Je sens toute la générosité de tes soins, la pureté de tes vœux, et plus je les apprécie, plus j’aime ma captivité présente. Il (Roland) est à R. (Rouen), bien près de toi, comme tu vois, chez de vieilles amies et parfaitement ignoré, bien doucement, bien choyé, tel qu’il faut qu’il soit pour que je n’aie point à m’inquiéter, mais dans un état moral si triste, si accablant, que je ne puis sortir d’ici que pour me rendre à ses côtés. »

C’est en ce sens qu’elle entend les fers qu’il lui faudrait reprendre et dont elle ne ferait que changer, — les chaînes du devoir ! En attendant, pour consoler ses regards, elle s’est fait apporter ce qu’elle appelle this dear picture, un médaillon contenant le portrait de Buzot en miniature que, par une sorte de superstition, dit-elle, elle n’avait point voulu mettre d’abord dans sa prison :

« Mais pourquoi se refuser cette douce image, faible et précieux dédommagement de la privation de l’objet ? Elle est sur mon cœur, cachée à tous les yeux, sentie à tous les moments et souvent baignée de mes larmes. Va, je suis pénétrée de ton courage, honorée de ton attachement et glorieuse de tout ce que l’un et l’autre peuvent inspirer à ton âme fière et sensible. Je ne puis croire que le Ciel ne réserve que des épreuves à des sentiments si purs et si dignes de sa faveur Cette sorte de confiance me fait soutenir la vie et envisager la mort avec calme. Jouissons avec reconnaissance des biens qui nous sont donnés. Quiconque sait aimer comme nous porte avec soi le principe des plus grandes et des meilleures actions, le prix des sacrifices les plus pénibles, le dédommagement de tous les maux. »

Enfin, dans une dernière lettre du 7 juillet, elle se livre à quelques pensées d’avenir et d’espérance. Elle jouit d’une rare éclaircie et d’un rayon de soleil à travers ses barreaux ; elle est heureuse, elle le dit du moins ; elle tâche de se persuader qu’elle l’est. Elle essaye de décrire « le charme d’une prison » où l’on est délivré de tout soin importun, de toute distraction fâcheuse, « où l’on ne doit compte qu’à son propre cœur de l’emploi de tous les moments. » Elle trouve, pour exprimer ce sentiment particulier de quiétude, des paroles qui eussent fait honneur aux anciens sages :

« Rendu à soi-même, à la vérité, sans avoir d’obstacles à vaincre, de combats à soutenir, on peut, sans blesser les droits ou les affections de qui que ce soit, abandonner son âme à sa propre rectitude, retrouver son indépendance morale au sein d’une apparente captivité, et l’exercer avec une plénitude que les rapports sociaux altèrent presque toujours. »

Elle se plaît à revenir sur cette idée, si chère à sa passion, qu’elle est présentement dispensée de toute lutte, à l’endroit qui lui est le plus sensible, et qu’elle peut s’abandonner sans scrupule et sans danger à une effusion innocente. Dans la sphère morale où elle habite en esprit, elle se dit et se répète avec une sorte de satisfaction délicieuse que si elle est privée de la vue de son ami, c’est par la force des choses et sans que ce soit elle qui le sacrifie : elle est à son égard dans une situation où elle n’a à se faire ni reproche, ni violence. Les amoureux sont aisément crédules ; elle est tentée de voir là-dedans un signe et une intention de la Providence :

« Je ne veux point pénétrer les desseins du Ciel, je ne me permettrai pas de former de coupables vœux ; mais je le remercie d’avoir substitué mes chaînes présentes à celles que je portais auparavant, et ce changement me paraît un commencement de faveur. »

Elle est extrêmement attendrie ce jour-là (7 juillet) ; les épanchements de la journée ne lui ont pas suffi ; elle s’y remet dans la soirée encore ; son âme déborde ; elle laisse échapper l’hymne intérieur comme dans un couplet mélodieux ; elle a beaucoup lu Thompson, elle l’imite ; elle a de sa prosodie scandée, elle a de la simplicité avec pompe :

« Douce occupation, communication touchante du cœur et de la pensée, abandon charmant, libre expression des sentiments inaltérables et de l’idée fugitive, remplissez mes heures solitaires ! Vous embellissez le plus triste séjour, vous faites régner au fond des cachots un bonheur après lequel soupire quelquefois vainement l’habitant des palais. »

Oh ! ici je l’arrête. Quoi ! un brin de déclamation encore ! quoi ! un trait contre l’habitant des palais ! Mais cet habitant des palais, où est-il ? C’était bon à dire du temps de Paul et Virginie et de Fénelon ; mais qu’en avez-vous fait, vous et les vôtres, ô Girondins turbulents, imprévoyants, vous dont le beau rôle ne commence véritablement que du jour où vous entrez dans la résistance et où vous devenez, à votre tour, vaincus et victimes ? L’habitant des palais ! mais avez-vous donc oublié qu’à cette heure où Louis XVI avait péri, il n’y avait plus que deux ou trois habitants de ces ci-devant palais, des femmes comme vous, prisonnières comme vous, enfermées au Temple comme vous à Sainte-Pélagie, destinées à plus d’insultes, à plus d’outrages que vous n’en subîtes jamais ; — l’une surtout, une reine redevenue auguste par le courage et le malheur, une victime comme vous allez l’être, et que vous suivrez à trois semaines de distance sur le fatal échafaud ; celle même dont les pages secrètes retrouvées aujourd’hui viennent faire concurrence aux vôtres et avertir les cœurs généreux de ne rien maudire, de ne rien commettre d’inexpiable, et de réunir dans un même culte de justice et d’humanité tout ce qui a régné par la noblesse du sang, le charme de la bonté, par l’esprit, par le caractère, tout ce qui a lutté, combattu, souffert et grandi dans la souffrance, tout ce que le malheur a sacré !

Il eût suffi, en cet endroit, d’un goût littéraire plus sévère et plus vrai pour empêcher Mme Roland de se laisser aller à une phrase, à une simple inadvertance déclamatoire, qui ressemble à un manque de tact moral. En fait de délicatesse aussi, toutes les vérités se tiennent.

À ce mot près, il n’y a rien que de parfaitement simple et touchant dans cette dernière lettre de Mme Roland à Buzot. Elle lui conseille, à lui et à leurs amis, de ne pas faire d’entreprise à la légère, comme aussi de ne pas désespérer trop tôt ; elle ne préjuge pas absolument, en ce qui la concerne, de ce que l’avenir pourra l’amener à décider ; elle semble revenir sur ce premier refus de fuir, et elle n’y mettrait pas d’obstination, dit-elle, si les circonstances empiraient. Pour le moment, elle se plaît à lui faire de la vie qu’elle mène en ce triste lieu une description reposée et presque attrayante : on l’y voit à merveille, dans cette cellule assez large à peine pour souffrir une chaise à côté du lit, devant la petite table où elle lit, écrit ou dessine, avec le portrait de son ami sous ses yeux ou sur son sein, pour tout ornement de son réduit ayant un bouquet de fleurs que Bosc lui fait envoyer chaque matin du Jardin des Plantes : c’est un joli coin de tableau, que j’appellerais flamand s’il n’était si net et si clair de tout point ; le clair-obscur n’est point le fait de Mme Roland. Après cette peinture un peu embellie de sa vie, elle ajoute, revenant à son cher objet, à cette autre existence qui l’occupe :

« Mais, sais-tu que tu me parles bien légèrement du sacrifice de la tienne, et que tu sembles l’avoir résolu fort indépendamment de moi ? De quel œil veux-tu que je l’envisage ? Est-il dit que nous ne puissions nous mériter qu’en nous perdant ? et si le sort ne nous permettait pas de nous réunir bientôt, faudrait-il donc abandonner toute espérance d’être jamais rapprochés, et ne voir que la tombe où nos éléments pussent être confondus ? — Les métaphysiciens et les amants vulgaires parlent beaucoup de persévérance ; mais c’est celle de la conduite qui est plus rare et plus difficile que celle des affections. Certes, tu n’es pas fait pour manquer d’aucune, ni de rien de ce qui appartient à une âme forte et supérieure : ne te laisse donc pas entraîner par l’excès même du courage vers le but où mènerait aussi le désespoir. »

D’après tous ces passages, on voit que s’il y a quelque emphase, elle est rachetée aussitôt par bien des mérites, par des délicatesses infinies dépensées, et que la Romaine en Mme Roland n’a pas absolument la roideur du bas-relief ; elle est touchante, elle est Française encore, elle est femme, et c’est par l’ensemble de ces qualités réunies que les quatre Lettres retrouvées restent, toutes critiques faites, une acquisition hors de prix pour la littérature.

II.

M. Faugère, auquel il est temps de venir, en nous donnant à son tour une édition des Mémoires de Mme Roland, semble presque l’organe et le représentant de la famille. C’est d’elle, en effet, c’est des mains d’Eudora Roland, Mme Champagneux, qu’il reçut communication du précieux manuscrit, il y a bien des années déjà, en 1846 ; il l’eut alors à sa disposition pendant un an, et il prépara le texte de cette édition trop longtemps retardée. En rendant à Mme Champagneux le dépôt qu’elle lui avait confié, il lui exprima le vœu que ce monument authentique d’esprit, de talent et de courage, fût conservé un jour dans un établissement public, et on lui doit ainsi d’avoir suggéré l’idée première de ce legs assez récent qui a été fait à la Bibliothèque Impériale.

M. Faugère, en rétablissant intégralement ces pages dont nous avons indiqué le caractère, et en les publiant presque au nom de la fille de Mme Roland, n’a pas été sans s’adresser à lui-même quelques objections, et il lui a fallu du temps et quelque effort pour en triompher. Il avait d’abord préparé cette restitution, nous dit-il, pour son propre usage. Mme Champagneux, qui avait conçu pour lui une grande estime d’après la lecture de certaines pages traitant de sujets religieux et tout à fait étrangères à l’histoire de la Révolution, avait fait acte d’amitié en lui confiant le manuscrit maternel qui, depuis la première édition des Mémoires par Rose, était rentré entre ses mains et était demeuré caché à tous les yeux dans les archives intimes de la famille :

« Grâce à cette intéressante communication, nous dit M. Faugère, je pus rectifier et compléter en bien des endroits le texte imprimé et posséder un exemplaire des Mémoires authentiques de Mme Roland. C’était un de mes trésors bibliographiques dont j’étais le plus jaloux ; mais je m’étais bien promis de ne pas le garder pour moi seul et d’en faire part un jour au public. Petit-neveu par alliance du premier éditeur, M. Bosc, je voyais dans cette circonstance un motif de plus de m’acquitter de cette tâche. Mme Champagneux m’y avait autorisé, en se fiant à moi du soin d’expliquer et de présenter sous leur vrai jour, ou même de passer tout à fait sous silence certaines confidences des Mémoires, qu’elle m’avait d’ailleurs à peine indiquées, désirant ou ne trouvant pas mauvais que j’en eusse connaissance, mais évitant elle-même de s’y arrêter. »

Il faut le savoir en effet, et c’est un sujet fort digne de réflexion : la fille de Mme Roland, cette Eudora si cultivée par sa mère et dont elle avait soigné l’éducation jusqu’à l’âge de onze ans avec un zèle éclairé et tendre, Eudora était devenue fort religieuse, — disons le mot, fort dévote avec les années. Cette jeune âme d’abord consternée de son malheur, et qui sur l’arbre où son nid paisible était placé avait senti tomber la foudre, ne trouvait plus de sûreté, ne voulait d’abri et d’asile en définitive que sous l’arbre de la Croix. Effroi bien naturel après la tempête ! alternative et recul presque inévitable de l’intelligence humaine ! Ô superbes et vagues pensées d’hommes ou de femmes, combien en a-t-on vu ainsi, de ces âmes en peine, aller et venir au lendemain de l’orage comme des hirondelles effarées ! Cette Eudora si souvent nommée et invoquée dans les Mémoires de sa mère, elle était devenue à son tour une des preuves vivantes d’une disposition générale des esprits, un des symptômes du temps. Elle offrait le plus sincère et le plus modeste exemple de ces générations intimidées par la Révolution et qui, au grand étonnement, au scandale des pères survivants, redemandaient l’ombre des autels. La réaction, comme on dit, l’avait saisie, sans secousse d’ailleurs et d’un mouvement insensible. Retirée du monde et presque de la vie de famille, cette personne respectable n’aspirait qu’à mener la vie spirituelle selon un régime de plus en plus exact, de moins en moins séculier. L’abbé Combalot, à un moment, était son guide (entre nous, elle en eût pu choisir un meilleur et de meilleur sens). Était-ce la peine, dira-t-on, de tant soulever de montagnes et de tant bouleverser de trônes, d’adresser des lettres si foudroyantes au roi et au pape, pour revenir, dès la première génération, à ce résultat ? Et vantez-vous après cela, tribuns, orateurs, philosophes, puissants lutteurs, vaillantes héroïnes, d’avoir remporté des victoires !

Mme Eudora Champagneux, dans son culte pour la mémoire de ses parents, avait une faiblesse touchante : elle honorait son père au moins à l’égal de sa mère. Elle trouvait que l’on faisait la balance trop inégale entre les deux, et que le contraste s’établissait trop aisément par le sacrifice de la moins brillante des deux figures. « Dans la tendre vénération qu’elle portait à la mémoire de son père, et qui était restée gravée en elle comme l’impression la plus ineffaçable de son enfance », elle n’avait rien tant à cœur, nous apprend M. Faugère, que la réfutation de ce qu’il y avait de tout à fait injuste, à son avis, dans les appréciations des nouveaux historiens de la Gironde. Ce fut même ce sentiment de réparation qui l’obligea à prendre sur elle et à se remettre à regarder dans ces documents de famille, en exprimant à M. Faugère le désir qu’il en fît usage pour rétablir la vérité et montrer que la part de gloire qui revenait légitimement à Mme Roland était assez grande sans qu’il fût besoin d’y rien ajouter aux dépens de son mari :

« J’acceptai cette mission avec empressement, nous dit le nouvel éditeur, et je m’occupai dès lors à compléter les éléments d’un ouvrage qui sera consacré à faire connaître plus intimement Roland de La Platière, en même temps que la femme supérieure qui ne fut pas tout dans sa destinée, mais qui, en s’unissant à lui, a contribué à donner à son nom un éclat que son seul mérite n’aurait point produit. »

Oserai-je dire à M. Faugère qu’il s’imposerait une tâche bien ingrate, en s’acquittant de cette mission dans toute son étendue à l’égard de Roland ? C’est délicatesse à Mme Champagneux d’avoir éprouvé ce sentiment de souffrance filiale ; mais la postérité, mais les indifférents ne sauraient la suivre en cela ni l’imiter. Une fille est trop voisine des auteurs de ses jours pour les juger froidement et pour faire la part entre eux ; dans le doute et le partage inégal, elle est tentée, par générosité, de se porter du côté du plus faible. L’amitié plus clairvoyante a pu donner un moment raison à la piété filiale, mais ne saurait se régler sur elle. Pour moi, il me semble qu’il n’y a rien à faire de plus en faveur de Roland. Cet homme estimable, intègre, instruit, laborieux, mais sec, épineux et désagréable, est connu, jugé ; il l’est par sa femme même qui, en le louant beaucoup, lui refuse le tact avec lequel on manie les hommes : elle le voulait Caton, et Caton l’Ancien ; il le fut, et avec tous les inconvénients d’un rôle transposé. « Il y a telle femme ; dit La Bruyère, qui anéantit ou qui enterre son mari, au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention… » Elle, elle a trop éclairé le sien, elle l’a mis sur le pinacle, et elle a achevé par là même de l’écraser, de l’enterrer sous ses révélations dernières ; dans ses lettres à Buzot, elle l’appelle d’un ton où perce la pitié « le malheureux Roland » ; elle le montre à la fin abattu, baissé, démoralisé (c’était bien permis). Elle donne à entendre qu’il ferait une assez triste figure s’il avait à comparaître en personne. Ce qu’il y a à dire de mieux de lui comme ministre, c’est qu’on pouvait lui reprocher « le pédantisme de toutes les vertus qu’il avait. » Ces deux mots de Daunou suffisent à son épitaphe.

Ajoutez qu’une dernière teinte, — comment dirai-je ? de désagrément ou de ridicule, — est désormais attachée au nom de l’austère Roland, depuis qu’on sait, à n’en pouvoir douter, l’infidélité idéale de sa femme et cette passion avouée pour Buzot. Il fait partie dorénavant du calendrier de Bussy, et il est irrévocablement classé parmi ces maris desquels ce libertin a dit qu’ils se sont tirés d’affaire devant les hommes, mais que, devant Dieu, c’est tout autre chose.

Laissons donc Roland, dirai-je à M. Faugère. Vouloir le remettre sur un pied d’égalité avec son illustre compagne en même temps que l’on consentait à donner les Mémoires de celle-ci dans l’intégrité de leurs aveux, c’était une erreur filiale d’Eudora et qui n’était permise qu’à elle. Tendre fille d’une femme forte, son cœur faisait illusion à son esprit.

Les habitudes sévères dont M. Faugère a fait preuve dans ses différentes publications, et notamment dans son excellente édition de Pascal, l’ont bien servi dans cette tâche nouvelle, incomparablement plus facile. Son texte est pur, plus pur peut-être que celui de l’édition rivale. Il y joint des notes rares, mais utiles. Il relève avec soin des détails qui tiennent au goût. Il y a un curieux passage dans les Mémoires de Mme Roland, ou du moins une curieuse note d’elle au bas d’une page : c’est un jugement sur Mirabeau. Mais Bosc, en le recopiant, et tous les éditeurs d’après lui, l’avaient un peu altéré ; M. Faugère le restitue d’après l’autographe. Voici ce jugement mémorable et souvent cité : « Je vis, je ne fis que voir, dit-elle en parlant d’un de ses voyages à Paris, en février 1791, le puissant Mirabeau, Bétonnant Cazalès, l’audacieux Maury, etc. » ; et, se reprenant à ce nom de Mirabeau, elle ajoutait en manière de rétractation et de repentir :

« Le seul homme dans la Révolution, dont le génie pût diriger des hommes, impulser une assemblée : grand par ses facultés, petit par ses vices, mais toujours supérieur au vulgaire et immanquablement son maître dès qu’il voulait prendre le soin de le commander. Il mourut bientôt après : je crus que c’était à propos pour sa gloire et la liberté ; mais les événements m’ont appris à le regretter davantage : il fallait le contre-poids d’un homme de cette force pour s’opposer à l’action d’une foule de roquets et nous préserver de la domination des bandits. »

Or, Bosc avait cru bien faire en remplaçant l’expression si énergique : « impulser une assemblée », par cette autre qui n’a plus le même sens : « en imposer à une assemblée », et en mettant : « prendre la peine », au lieu de : « prendre le soin. » M. Faugère tire de cette remarque une leçon de goût.

Assez de détails : courons au résultat. Parlant de Mme Roland à l’article de la mort et se faisant sans doute l’écho d’une tradition filiale, M. Faugère nous dit :

« On raconte qu’au pied de l’échafaud, en ces derniers instants où, entrevoyant les ombres redoutables de l’Éternité, les cœurs les plus fermes se troublent, les plus incrédules commencent à douter, Mme Roland demanda qu’il lui fût permis d’écrire des pensées extraordinaires qu’elle avait eues dans le trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution. Cette faveur lui fut refusée. »

« Cette âme, à qui le souffle d’en haut avait été si libéralement départi, et qui était, malgré tout, restée intimement religieuse, avait sans doute en ce moment suprême une vision surhumaine, une révélation inattendue, un argument nouveau d’immortalité. Elle avait l’évidence d’une justice divine qui la consolait dans une mesure infinie de l’atroce iniquité dont elle était la victime, et lui donnait cette résignation à la fois enthousiaste et calme qui efface l’horreur de l’agonie et triomphe du supplice et du néant. »

Il m’est impossible, malgré la déférence et le respect que j’ai pour le témoignage de M. Faugère, d’accepter cette variante de la tradition, non plus que ce surcroît d’interprétation qu’il y joint, et puisqu’il faut revenir sur cette mort, l’une des plus belles qui existent, je demande à retracer les faits sans surcharge et dans leur simplicité. Le malheur attaché à ces belles choses est que chacun y revient, et, en y revenant, veut y ajouter et renchérir sur les prédécesseurs. On force les traits : de là une monotonie fastueuse, un crescendo d’éloges qui finit par impatienter bien des esprits sensés et délicats ¡ ils s’irritent alors et s’insurgent contre ce qui leur paraît une déclamation. Et puis la légende tend sans cesse à pousser dans ces émouvants récits comme une herbe folle : il faut, à tout moment, l’en arracher.

Encore une fois, Mme Roland, si courageuse qu’elle fût et qu’elle parût à la dernière heure, était femme et ne cessa de l’être, même dans cet acte suprême où elle montra une sérénité qu’auraient enviée bien des hommes. Se sentant vouée par les événements à une fin tragique, elle y avait beaucoup réfléchi et elle s’était dit qu’il fallait, quand on est appelé à représenter en public, faire un peu de toilette, pour le corps et pour l’âme. La femme qui la servait à la Conciergerie disait un jour à Riouffe : « Devant vous elle rassemble toutes ses forces, mais dans la chambre elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre à pleurer. » N’oublions pas, quand il s’agit d’elle, cet arrière-fond du tableau. On n’a, à vrai dire, que deux témoins autorisés sur ce qui se passa à la Conciergerie le dernier jour46, Riouffe et M. Beugnot. Écoutons celui-ci d’abord. Le jour où elle devait paraître à ce tribunal qui ne pardonnait pas, M. Beugnot, chargé par Clavière d’une commission pour elle, épia le moment où elle sortirait de sa chambre et l’alla joindre au passage :

« Elle attendait à la grille qu’on vînt l’appeler. Elle était vêtue avec une sorte de recherche : elle avait une anglaise de mousseline blanche, garnie de blonde et rattachée avec une ceinture de velours noir. Sa coiffure était soignée ; elle portait un bonnet-chapeau d’une élégante simplicité, et ses beaux cheveux flottaient sur ses épaules. Sa figure me parut plus animée qu’à l’ordinaire. Ses couleurs étaient ravissantes, et elle avait le sourire sur les lèvres. D’une main elle soutenait la queue de sa robe, et elle avait abandonné l’autre à une foule de femmes, qui se pressaient pour la baiser. Celles qui étaient mieux instruites du sort qui l’attendait sanglotaient autour d’elle, et la recommandaient en tout cas à la Providence. Rien ne peut rendre ce tableau : il faut l’avoir vu. Mme Roland répondait à toutes avec une affectueuse bonté, elle ne leur promettait pas son retour, elle ne leur disait pas qu’elle allait à la mort ; mais les dernières paroles qu’elle leur adressait étaient autant de recommandations touchantes ; elle les invitait à la paix, au courage, à l’espérance, à l’exercice des vertus qui conviennent au malheur. Un vieux geôlier, nommé Fontenay, dont le bon cœur avait résisté à trente ans d’exercice de son cruel métier, vint lui ouvrir la grille en pleurant. Je m’acquittai au passage de la commission de Clavière. Elle me répondit en peu de mots et d’un ton ferme. Elle commençait une phrase lorsque deux guichetiers de l’intérieur l’appelèrent pour le tribunal. À ce cri terrible pour tout autre que pour elle, elle s’arrêta et me dit, en me serrant la main : « Adieu, Monsieur ! faisons la paix, il est temps. » En levant les yeux sur moi, elle s’aperçut que je repoussais mes larmes et que j’étais violemment ému : elle y parut sensible, mais n’ajouta que ces deux mots : « Du courage ! »

De son côté, Riouffe, qui était présent également, a dit en quelques traits rapides, mais heureusement touchés :

« Le jour où elle fut condamnée, elle s’était habillée en blanc et avec soin : ses longs cheveux noirs tombaient épars jusqu’à sa ceinture… Elle avait choisi cet habit comme symbole de la pureté de son âme. Après sa condamnation, elle repassa dans le guichet avec Une vitesse qui tenait de la joie. Elle indiqua par un signe démonstratif qu’elle était condamnée à mort. Associée à un homme que le même sort attendait, mais dont le courage n’égalait pas le sien, elle parvint à lui en donner avec une gaieté si douce et si vraie, qu’elle fit naître le rire sur ses lèvres à plusieurs reprises. »

Je ne cherche dans ces extraits que la vérité, et je dirai jusqu’au bout ce que je pense. Je m’explique jusqu’à un certain point cette joie de Mme Roland condamnée ; je ne réponds nullement de la femme politique en elle, ni de tout ce qu’elle put faire ou conseiller, surtout pendant le premier ministère de son mari. Elle est admirablement morte ; mais, comme tous les politiques en temps de révolution, elle a eu à faire de vilaines choses, et si elle n’y a pas mis les bras jusqu’aux coudes, elle y avait trempé les doigts. Lorsqu’elle faisait son examen de conscience, elle sentait bien au fond qu’elle avait, elle et ses amis, quelques petites peccadilles à se reprocher. Dans son amour de la grandeur historique et de la gloire, elle se disait qu’une belle mort, un noble flot de son sang généreux allait laver tout cela. Son deuil fait, elle en était à son jour de fête.

On a cité une page de M. Tissot qui la rencontra, sans la chercher, dans son trajet, sur l’odieuse charrette, de la Conciergerie à la place de la Révolution. Mais, quand on a connu M. Tissot, on attache assez peu d’importance à cette page déclamatoire du vieux rhéteur jacobin, à ce souvenir ressaisi après tant d’années, étalé et comme élargi avec faste. Il suffit qu’il n’y ait eu qu’une voix alors sur la noble attitude de la victime et que sa générosité rayonnante ait éclaté à tous les yeux.

On sait qu’arrivée à la place du supplice, et déjà sur la planche fatale, elle fit un geste vers une statue colossale de la Liberté qui avait été dressée pour la fête du 10 août dernier, et elle prononça ces paroles mémorables : « Ô Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » ou encore. : « Ô Liberté, comme on t’a jouée ! »

L’instant d’auparavant elle avait fait, pour ainsi dire, les honneurs de l’échafaud à ce compagnon de mort qui n’avait pas tout à fait autant de fermeté qu’elle, et elle lui avait dit avec grâce, en donnant la plus belle excuse à sa faiblesse : « Montez le premier, vous n’auriez pas la force de me voir mourir. » — Et à l’exécuteur qui hésitait à intervertir l’ordre des suppliciés : « Pouvez-vous refuser, avait-elle dit, la dernière prière d’une femme ? »

Et en effet, elle resta femme, femme héroïque jusqu’au dernier soupir. Je sais qu’il y a des personnes qui trouvent cela théâtral ; mais, en vérité, il me semble que l’échafaud est bien réellement un théâtre aussi ; elle ne l’avait pas choisi, il lui échut par le sort ; elle y parut comme il sied, et y joua son personnage d’une manière à la fois aisée, courageuse et supérieure, décente et digne. Us sont bien difficiles, ceux qui veulent mieux et qui s’amusent aujourd’hui à chicaner une telle mort. Allons ! messieurs les délicats, pour vous plaire, elle fera mieux une autre fois.

Maintenant, que l’idée lui soit venue, comme le prétend M. Faugère, de vouloir écrire ses dernières pensées, conçues pendant le trajet même ; qu’elle ait demandé du papier, une plume et de l’encre au pied de l’échafaud, qu’elle se soit exposée à ce refus, c’est impossible, c’est contradictoire, c’est petit, c’est puéril. Est-ce qu’elle avait besoin d’un argument nouveau pour l’immortalité ? est-ce qu’elle en avait douté jusque-là ? est-ce que, pour confesser sa foi à la vertu, elle n’avait pas assez d’encre dans son sang, dans ce sang qu’elle allait verser ? On aura amusé de cette histoire-là la piété de sa fille47. Mais la vraie piété n’a pas besoin de ces ressources mesquines, ni de ces expédients matériels. Étendons notre vue ; il y a plus d’une façon de belle mort ; personne n’en a le monopole. On peut mourir comme Mme Roland ou comme Louis XVI, comme sainte Blandine ou comme Socrate, comme Caton ou même comme Atticus. Je laisse à chacun en pareil cas ses préférences. Tâchons nous-mêmes, au lieu de tant juger les autres, de n’y pas faire trop méchante figure, quand nous y serons.

III.

J’aime les extraits et, en les rassemblant, je tâche de faire en sorte que le lecteur tire librement sa conclusion et qu’il la dégage des textes mêmes qui lui sont offerts et soumis. Stendhal ou Beyle est à la mode aujourd’hui, et on est bien venu de le citer : ce n’est pas qu’il n’ait dit en sa vie beaucoup d’impertinences ; mais il y mêle du bons sens et un sel qui pique et qui relève. Voici donc ce qu’il a écrit sur Mme Roland, et qu’on ne s’aviserait guère d’aller chercher dans ses Mémoires d’un touriste (1838). Arrivant à Lyon par la Saône, et se faisant débarquer un peu avant l’île Barbe, il entend nommer les jolies maisons de campagne devant lesquelles on passe et dont est bordée cette rive, et il ajoute :

« C’est, je pense, dans les environs de ce pays-ci, qui probablement s’appelle Neuville, que la femme que je respecte le plus au monde avait un petit domaine. Elle comptait y passer tranquillement le reste de ses jours, quand la Révolution appela aux affaires tous les hommes capables, et les ministres comme Roland remplacèrent les ministres comme M. de Calonne.

J’ai passé deux heures fort agréables, — et pourquoi rougir et ne pas dire le mot ? deux heures délicieuses, dans les chemins et sentiers le long de la Saône ; j’étais absorbé dans la contemplation des temps héroïques où Mme Roland a vécu. Nous étions alors aussi grands que les premiers Romains. En allant à la mort, elle embrassa tous les prisonniers de sa chambrée, qui étaient devenus ses amis ; l’un d’eux, M. R. (Reboul), qui me l’a raconté, fondait en larmes.

« Eh quoi ! Reboul, lui dit-elle, vous pleurez, mon ami ? quelle faiblesse ! » Pour elle, elle était animée, riante ; le feu sacré brillait dans ses yeux.

« Eh bien ! mon ami, dit-elle à un autre prisonnier, je vais mourir pour la patrie et la liberté : n’est-ce pas ce que nous avons toujours demandé ? »

« Il faudra du temps avant de revoir une telle âme !

« Après ce grand caractère sont venues les dames de l’Empire, qui pleuraient dans leurs calèches au retour de Saint-Cloud, quand l’Empereur avait trouvé leurs robes de mauvais goût ; ensuite les dames de la Restauration, qui allaient entendre la messe au Sacré-Cœur pour faire leurs maris préfets ; enfin les dames du juste-milieu, modèles de naturel et d’amabilité. Après Mme Roland, l’histoire ne pourra guère nommer que Mme de La Valette et Mme la duchesse de Berry. »

Beyle s’amuse ; il pirouette, il fait le léger et un peu l’insolent, comme c’est son plaisir : mais il a recueilli un souffle vivant, une voix de plus, une impression enthousiaste sur Mme Roland, et c’est pourquoi je l’ai introduit.

Après cela, je dirai que Mme Roland n’est pas si loin qu’il le suppose des dames du juste-milieu, ni de la classe moyenne qui s’élève, et ce n’est au désavantage de personne que j’en fais la remarque. Mme Roland, selon moi, si l’on veut bien laisser de côté en elle la Romaine et si on la sépare un moment des circonstances et des accidents extraordinaires qui ont compliqué sa destinée, nous a donné dans le récit de sa jeunesse, de sa propre éducation et de ce qu’elle enseignait à sa fille un tableau qui est comme l’image d’une quantité d’autres existences individuelles, et il faudrait retrancher peu de chose pour y trouver un modèle d’étude, de moralité, d’énergie bien dirigée, de santé de l’âme et de l’esprit mise à un excellent régime. Un choix irréprochable de ses œuvres serait à faire à ce point de vue48. On doit à M. Faugère de lire le Discours, resté inédit jusqu’ici, qu’elle composa à vingt-trois ans pour répondre à la question proposée par l’Académie de Besançon : Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs ? Elle y plaide vivement pour la plus grande instruction des jeunes personnes, pour une instruction proportionnée et appropriée. Ce fut de bonne heure sa plus chère préoccupation. Son vœu, son exemple ont fructifié depuis. Je connais et j’ai présentes en ce moment à la pensée un certain nombre de femmes instruites, méritantes, éprouvées, natures vaillantes et probes, qui, sorties du peuple ou presque du peuple, ont conquis l’éducation, les lettres, les sciences, les arts même, — quelques-unes la poésie ; — qui pensent et s’expriment avec fermeté, avec nombre et non sans grâce ; qui comptent dans leur intérieur à tous les titres ; qui doublent et affermissent l’intelligence du frère ou de l’époux, le secondent dans sa carrière, l’aident modestement dans ses travaux, et, à défaut d’une certaine fleur peut-être, font goûter les fruits les plus sûrs et ce qu’il y a de meilleur dans le trésor domestique. Toute cette race nouvelle, cette suite de générations qui s’étend de la plus humble bourgeoisie jusqu’à la plus haute, procède de Mme Roland. J’en suis venu à être là-dessus presque aussi formel et aussi prononcé qu’un juge spirituel et enthousiaste des femmes49. Toutes ces bonnes et justes méthodes d’éducation que je vois appliquées et adressées au sexe et dont des femmes agréablement sérieuses, les Pauline de Meulan, les Tastu ont dès longtemps donné les préceptes et la pratique, se rapportent à la méthode vivante et personnelle de Mme Roland. Un fort bon livre que j’ai là sous les yeux, et qui n’est qu’un cours de rhétorique naturelle et raisonnable, de rhétorique sincère par M. Sayous50, lui eût fait envie et eût rempli un de ses desiderata maternels. Il y aurait bien des idées, bien des aperçus à développer en ce sens ; je dois me borner ; mais je maintiens, en finissant, que Mme Roland, par cet ensemble de raison et de chaleur, d’enthousiasme et de justesse, qui la distingue, par cette impulsion féconde qui part d’elle et qu’on ressent quand on est plébéienne (et même en ne se l’avouant pas), est et restera dans l’avenir le Jean-Jacques Rousseau des femmes.

Après le trouble que venaient de jeter les documents nouveaux dans l’idée qu’on se faisait d’elle, il était nécessaire de repasser sur les traits de son caractère et de dresser de nouveau son image. C’est ce que j’ai essayé, et ce qui explique mon insistance. Je serais fâché que des personnes amies de la société moderne et du progrès véritable de leur sexe appelassent pédante celle qui n’était que sensée et raisonnable ; théâtrale, celle qui n’a été qu’héroïque jusqu’au bout et généreuse. Il convient de laisser aux organes passionnés des réactions ces représailles et ces injustices ; mais nous, dont les origines sont d’hier, dont les sentiments ont leurs racines dans un principe d’égalité, ne nous fatiguons pas de voir en elle une belle et glorieuse figure ; ne nous ennuyons pas de l’honorer.