Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery50
On doit des remerciements à tous ceux qui nous apportent sur quelque partie de l’histoire des informations et des lumières nouvelles : on en doit à ceux même qui nous les apportent à contrecœur et en grondant51 ; à plus forte raison, à ceux qui le font de bonne grâce, dans la seule vue du public et par zèle pour la vérité. M. Rathery qui, depuis bien des années, s’est appliqué à la littérature sérieuse et historique, et qui a fait preuve, dans maint travail critique, d’un rare esprit d’exactitude et de finesse, rend en ce moment un véritable service en publiant, au nom de la Société de l’histoire de France, les journaux et mémoires du marquis d’Argenson. Il s’agit du vrai journal appartenant à la Bibliothèque du Louvre, et qui nous offre la série des faits et réflexions, tels qu’ils se pressent et se heurtent pêle-mêle sous la plume de ce probe et bizarre personnage, à partir du ministère du duc de Bourbon, pendant toute la durée du ministère du cardinal de Fleury et au-delà. Ce n’est pas sans peine et sans effort que cette publication est arrivée au jour et a triomphé de bien des obstacles qui auraient pu l’arrêter. Sans entrer dans des détails qui seraient aujourd’hui sans intérêt, disons seulement qu’au sein même de la Société de l’histoire de France les droits de la vérité historique pure et entière, non adoucie et déguisée, non adultérée et sophistiquée, ont trouvé de chauds défenseurs et des appuis en la personne de MM. Lenormant, de Montalembert, de Barante, Naudet. De son côté, M le ministre d’État52, en donnant et en maintenant l’autorisation nécessaire pour la publication d’un manuscrit appartenant à l’une des bibliothèques particulières de l’empereur, mérite aussi, et plus que personne, les remerciements des amis des études historiques.
Il y a des livres plus agréables que ce Journal de d’Argenson, il n’en est guère de plus instructif pour qui sait bien lire. C’est la première fois qu’on rencontre des mémoires intimes et politiques sur cette période du xviiie siècle, pour laquelle on n’avait jusqu’ici d’autre chronique curieuse que le journal tout parlementaire et bourgeois de l’avocat Barbier. L’auteur du nouveau journal, très bien placé pour voir et pour savoir, n’est presque pas un auteur ; il ne pense pas du tout à faire un livre, mais à se satisfaire, à se soulager, à se rendre compte de l’état présent et de la circonstance qui l’obsède, à donner jour à ses vues, à ses espérances, à ses boutades. Il est impossible que, procédant de la sorte et avec cette brusquerie, il n’ouvre pas bien des brèches qui nous font voir clair au-dedans des choses et des gens. Voulant étudier l’ancien régime et y pénétrer jusqu’au cœur pendant les deux siècles qui ont précédé la Révolution française, un homme éminent et regrettable à tant de titres, M. de Tocqueville disait : « Pour y parvenir, je n’ai pas seulement relu les livres célèbres que le xviiie siècle a produits ; j’ai voulu étudier beaucoup d’ouvrages moins connus et moins dignes de l’être, mais qui, composés avec peu d’art, trahissent encore mieux peut-être les vrais instincts du temps. » Le Journal de d’Argenson est un de ces ouvrages que devait rechercher M. de Tocqueville ; l’art y est aussi absent qu’on peut le désirer, l’instinct y respire. Les contemporains appelaient le marquis d’Argenson (pour le distinguer de son frère plus fin et plus poli) d’Argenson la bête : on conçoit, quand on a lu et vu le marquis en déshabillé avec toutes ses rudesses et ses grossièretés de nature, que des gens du monde, surtout sensibles à la forme, lui aient donné ce surnom-là ; mais il faut convenir que la bête avait de terribles instincts, et qu’elle devinait plus juste bien souvent que les soi-disant spirituels. Il se fraie sa voie, là où d’autres restent court et s’arrêtent. A tout moment, il fait des trouées, tête baissée, dans l’avenir. Enfin, s’il est lourd, balourd (comme on disait), maladroit, et s’il dut souvent le paraître aux petits-maîtres d’alors, nous devons à cette maladresse d’apprendre de lui, à l’état cru, quantité de choses que de plus habiles auraient dissimulées ou arrangées à notre usage. Il met, comme on dit, les pieds dans le plat. Son bon sens est raboteux, mais robuste. Je suis choqué, mais je suis instruit.
Quand on prend le marquis d’Argenson à sa source, tel qu’on nous le donne maintenant, il faut en faire son deuil tout d’abord ; il faut en passer par sa langue. J’en parlerai aujourd’hui avec plus de liberté que je ne l’avais fait précédemment, quand ses mémoires n’étaient que manuscrits et non exposés encore à la pleine lumière qui fait saillir tous les défauts. Lorsque je me suis mis, cette fois, à relire dans le beau volume de M. Rathery le Journal de d’Argenson, je sortais de la lecture de Pellisson, de ses éloquents plaidoyers pour Fouquet, des nobles conversations qu’il rapporte de Louis XIV ; quelle chute ! En tombant du carrosse royal, je versais sur un tas de pierres ; je m’en sens tout meurtri encore. D’Argenson n’aime pas seulement les vieux mots à la gauloise, victuailles, crevailles, qui, bien placés, ont leur franchise ; il a gardé du xvie siècle des débris de locutions qui effaroucheraient même le plumitif du greffe et qu’il emploie sans hésiter, sans barguigner ; par exemple : ains au contraire ; — icelle ; iceluy. Ces manières d’expressions lui viennent tout couramment, et elles entrent dans sa phrase sans dire gare. Pour un futur ministre des Affaires étrangères, il a le plus singulier style, bas, trivial, qui devait faire bondir les diplomates polis : Topez là… l’Espagne tope ; pour : l’Espagne consent ; — donner ou recevoir des nazardes. Parlant du double jeu du duc de Savoie qui se ménage à toute fin et trahit les uns pour les autres : « Il fit, dit-il, ce qu’ont coutume de faire les écoliers malins dans les collèges, qu’on nomme pestards, il alla tout divulguer. » Et encore, au sujet de M. Chauvelin : « Il a fait le misérable traité de Séville, misérable parce que nous ne voulions pas l’exécuter, et que c’est un embarquement violent pour ne faire que cacade, paroles de pistolet et actions de neige. » On ne sait où il va prendre un pareil jargon : « Un financier a le train du prince, et n’a l’état, l’esprit et les manières que d’un poilou. » — « Je fus pouillé », pour : on me gronda. Il ne se vit jamais écrivain plus étranger à Vaugelas et au bon usage. Maintenant qu’on fait des lexiques de tous les auteurs et de toutes les provinces, on pourra faire un lexique curieux du patois de d’Argenson. Il a des innovations de termes les plus inutiles : « Nous avions toujours un grand atlas sur la table, pour suivre la position du local des événements » ; pour dire, le lieu des événements. Il a des barbarismes tout gratuits ; parlant d’une femme (la duchesse de Gontaut) : « Elle intrigue, elle prétend déplacer les ministres, et avec cela elle s’est hypocrisée en quittant le rouge… » Mais ce même homme, au style hérissé et sauvage, a de soudaines expressions qui lui sortent du cœur, et qui d’un trait peignent un homme ou expriment des vérités politiques profondes. Ainsi, parlant des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, et prédisant leur émancipation future et leur séparation de la métropole, prophétisant avec un enthousiasme anticipé la grandeur gigantesque de ces nouveaux États-Unis dès qu’ils travailleront pour eux et non plus pour d’autres : « Quelle supériorité, s’écrie-t-il, sur toutes les autres colonies de mercenaires, gouvernants intéressés, troupes mal disciplinées, recrues lentes, ordres lents, peu de force, peu de zèle, puisqu’il faut tirer son âme de si loin ! » Peut-on mieux voir et mieux dire ? — Voulant marquer que la Suède se rétablit à vue d’œil depuis la mort de Charles XII et qu’elle peut désormais rentrer en ligne dans les combinaisons d’alliance et de ligue, il dira vivement : « Nous prenons de grandes liaisons avec la Suède, afin de lui opposer (à la czarine) cette veuve reposée. » Il a de ces trouvailles d’expression à travers ses rudesses.
Conseiller au Parlement à vingt et un ans, d’Argenson fut intendant du Hainaut et du Cambresis à vingt-six, et fit dans cette province l’apprentissage de la vie politique et de l’administration. On a remarqué récemment, et l’on a paru découvrir avec un étonnement, selon moi un peu excessif4, qu’il y avait dans l’Ancien Régime, dès le xviie siècle et depuis Richelieu surtout, des parties déjà très semblables à ce que devait être le gouvernement reconstitué à neuf après la Révolution. Il existait, en effet, sous cet Ancien Régime réformé de main de maître, une organisation moderne déjà bien forte, remontant directement au roi, au Conseil du roi, en recevant les ordres et l’impulsion, et déployant son ressort, étendant son réseau dans tout le royaume par les intendants ; mais, ce qu’il faut aussitôt ajouter, c’est qu’avec et malgré cette organisation une et vigoureuse, qui fonctionnait régulièrement depuis Louis XIV, il y avait, à tout moment, des points d’arrêt et d’empêchement, des prétentions qui venaient à la traverse, des exemptions et des privilèges, — privilèges nobiliaires, ecclésiastiques, parlementaires, municipaux, de toutes sortes ; autant d’enclaves et d’îlots réservés soustraits au niveau commun, débris de pouvoirs et d’institutions appartenant la plupart au régime féodal antérieur, lequel, amoindri et réduit de plus en plus, n’avait jamais été formellement aboli. C’est précisément tout ce que la France de la Révolution, la France de 89 avait à abattre, en dégageant et achevant les parties nettes et vives de l’Ancien Régime, et en y versant l’esprit d’égalité, l’esprit de bon sens et de droit commun opposé au principe monarchique du droit divin : et c’est ce qu’elle a fait à l’Assemblée constituante avec grandeur et quelque inexpérience, ce qu’avertie et mûrie elle a refait ensuite sous le Consulat avec précision et perfection, sous l’œil d’un génie, mais à l’aide des hommes modernes issus de l’ancien régime.
D’Argenson, mort depuis tant d’années, eût mérité d’être de ces hommes ; il en était par l’esprit, par l’instinct, et des plus précoces ; c’est son principal titre d’honneur aujourd’hui. Il est curieux de se faire une idée, d’après un certain nombre de faits significatifs qu’il rapporte, de d’Argenson intendant au temps de la Régence. Il a des vues neuves et sensées sur quantité d’objets d’utilité publique ; il écrit des mémoires aux ministres pour les faire approuver, et il en vient résolument à l’application :
C’est moi, dit-il (avril 1720), qui ai le premier proposé, imaginé et exécuté la fourniture aux troupes, de grain, pour ensuite être, par les soldats, donné à la mouture et fait du pain (Passez-lui cette première phrase, il en aura bien d’autres). Depuis cela, on a beaucoup suivi cet essai. En arrivant dans mon intendance de Valenciennes, j’y trouvai beaucoup de soulèvements de garnisons par l’excessive cherté que causaient les augmentations de monnaie du système de Law. Je voulais qu’on donnât le pain aux garnisons ; les fours étaient rompus, et les munitionnaires sont de grands fripons. Je m’avisai de ne donner que du froment aux soldats ; on cria contre mon idée, comme on fait toujours en toute nouveauté. Les vieux commissaires des guerres disaient que c’était parce que je sortais du collège, et que j’avais lu que les Romains donnaient ainsi le blé à leurs légions. Je laissai dire ; je commençai. Le Régent, qui avait bien de l’esprit et qui adorait les nouveautés, m’approuva ; les critiques me louèrent ensuite, et le soldat me bénit ; il s’en trouva bien, car il avait le pain aussi bon qu’il voulait ; il ne redoutait plus la friponnerie des munitionnaires ; le son allait pour la mouture, et il avait encore quelque chose pour boire.
Depuis cela, on suit cette invention, et, dans la dernière guerre, on a pratiqué la même chose, tant que les troupes n’ont pas été campées et en marche en front de bandière devant l’ennemi. On devrait me faire honneur de cette invention, ce qui est bien aisé à prouver par mes lettres et mémoires sous le ministère de M. Le Blanc.
Il nous fait part encore de quelques autres moyens et inventions dont il s’avise dans les difficultés d’administration qui se présentent. Il avait de la fertilité d’idées ; il était homme d’expédients et, parfois, d’exécution. Fils d’un père à qui l’on trouvait un coin de ressemblance avec le grand cardinal de Richelieu, il en avait gardé quelques restes. Je dis restes, car on ne sait réellement si, chez lui, ce sont des restes ou des commencements de grand ministre ; mais les obscurités, les écarts, les bizarreries de forme ou les singularités d’humeur, les préoccupations théoriques venaient bientôt compliquer la marche, entraver les combinaisons : l’or ne put jamais se dégager des scories. Jeune et dans son intendance, il nous paraît tout à son avantage ; ce pouvait être un homme d’État pratique, qui se débrouillait et se formait pour une plus grande carrière. Bon citoyen, animé d’une véritable passion pour le bien public et d’une sorte de tendresse pour le pauvre peuple, ayant des entrailles pour les souffrances du paysan, il était pourtant homme d’autorité : c’était un vigoureux préfet que d’Argenson intendant. Quand les municipalités ne marchaient pas droit, il les remettait au pas, jusqu’à les rudoyer :
(Octobre 1722.) J’ai vu avec une grande impatience, sur la frontière de France et de Hainaut, la continuation des magistrats municipaux plus d’une année dans leurs magistratures passer pour une faveur dont il fallait gratifier le public dans les belles occasions, comme l’avènement d’un gouvernement, la naissance d’un prince, la convalescence du roi, etc. ; mais ayant remarqué que cette faveur accordée ne faisait que maltraiter les peuples en enorgueillissant quelques coquins de bourgeois qui faisaient bientôt une tyrannie de leurs magistratures, j’arrêtai cela, y étant intendant, et dans une célèbre occasion, qui fut le sacre de Louis XV à Reims : et je me fis écrire une lettre par le secrétaire d’État de la province, qui marquait que les magistrats seraient renouvelés malgré cette circonstance, et que l’on se proposait de les faire renouveler annuellement, malgré toute remontrance et nonobstant toute occasion quelconque, et cela par les principes des motifs allégués ci-dessus, savoir leur négligence et abus quand on manquait à les renouveler annuellement ; et je fis imprimer et afficher cette lettre dans tous les carrefours de mes villes.
Une des maximes de sa politique était qu’on augmentât chez le propriétaire foncier l’esprit de propriété, mais que l’office public ne pût jamais être considéré comme propriété par l’officier qui en était investi.
Pourtant il allait quelquefois un peu loin et, pour trop vouloir l’équité, il choquait les usages du pays et les mœurs. Il ne craignait pas d’avoir raison à outrance. Le maniement des hommes, le tact, ne fut jamais sa qualité distinctive :
Moi qui écris ceci, dit-il quelque part, j’ai pensé être détrôné en intendance, ou du moins j’ai été dégoûté de gouverner davantage par un hôtel de ville d’une grande ville où je voulais leur plus grand bien ; mais j’y allais, étant jeune alors, sans flegme ni expérience, avec brutalité et offense contre le torrent ; je respectais mal leurs usages ; je ne regardais pas leur bien patrimonial comme étant à eux ; je maltraitais le prévôt qui était l’homme du peuple, quoiqu’un coquin. Je reconnais mon tort. »
Il reconnaît son tort. Il se croyait corrigé par l’expérience : l’était-il en effet ? Parlant d’un intendant de mérite, mais dur et violent, qui était devenu inapplicable, il le juge, en faisant quelque retour sur lui-même :
L’intendant d’Aube vient d’être révoqué, ou plutôt s’est fait révoquer lui-même, et exprès. C’est un homme intraitable et entier, d’une probité solide et autres vertus de tempérament. Fier des dites vertus qui sont rares, il est grand travailleur, habile à se faire servir, et esprit systématique ; il ne lui faudrait proprement ni supérieurs, ni inférieurs ; dès qu’il a affaire avec des hommes, le voilà devenu insociable en affaires ; il ne se prête à aucune des misères du temps. Cependant une besogne lui étant une fois taillée, et lui s’y étant soumis, il l’exécute mieux qu’un autre. C’est, en bon français, un vrai moulin à justice et un torrent mécanique, en cela qu’il est nécessité à aller comme il est monté.
On n’en put faire aucun usage dans l’intendance de Caen, parce qu’il s’y fit lapider d’abord. Il ne voulut pas prendre garde qu’il est d’usage, jusqu’à des temps meilleurs, que tout ce qui approche du trône participe aux faveurs injustes. Il voulut faire le prompt réformateur en détails particuliers, sans considérer qu’un intendant n’était pas assez grand seigneur pour cela. Il voulut changer toute la répartition accoutumée des impositions arbitraires, et surtout de la capitation. Ceux qu’il soulagea ne l’en remercièrent point, trouvant que c’était justice, comme il arrive toujours ; et ceux qu’il augmenta crièrent si hauts cris, voulant le manger, que tout retentit de reproches qui assiégèrent le trône et la Cour. On le crut mauvais intendant, parce qu’il était trop bon. À Soissons, il fit presque même chose en son département où il s’indigna des inconvénients du canal de Picardie et des injustices qu’attire cette petite entreprise de bien public qui n’a pour motif, dit-on, que l’intérêt particulier d’un grand seigneur. Et le voilà brouillé sans ressource avec la Cour.
Et cependant, si j’étais premier ministre, je voudrais avoir une trentaine d’intendants de ce moule ; je ferais faire de bonne besogne par de tels agents désintéressés et actifs. La justesse de mes systèmes se ferait, s’il plaisait à Dieu, goûter de tels esprits ; et, si leur persuasion n’y concourait pas d’abord, je l’y réduirais bien par plusieurs voies, sans les dégoûter pour cela, ni les contraindre à quitter ; car on prend mieux les gens d’honneur par leurs bons faibles que les vilains par leurs vices multipliés et inextricables.
Il emploie souvent, en écrivant pour lui seul, cette forme de phrase, cette agréable supposition, qui lui semble toute naturelle : Si j’étais premier ministre… : il y visait, et plus d’une fois il se crut tout près d’arriver. Il eût été homme, malgré l’aveu qu’il fait de ses premiers torts, à entreprendre de faire le bien despotiquement, sans égard aux mœurs des hommes. Il est de l’école royale en même temps que démocratique, et, si je puis employer cette formule moderne, d’Argenson, vu à sa source, est un royaliste plus socialiste que libéral. — Tel du moins il me paraît dans sa jeunesse et d’après cette première partie du Journal. Je cherche moins à le critiquer qu’à le définir : la définition pourra varier selon les moments.
Ce M. d’Aube, ce torrent mécanique dont il voudrait faire usage et tirer si bon parti, n’était autre que M. Richer d’Aube, neveu de Fontenelle à la mode de Bretagne, auteur d’un Essai sur les principes du droit et de la morale, esprit rectiligne des plus rigides5, et l’un des plus terribles disputeurs de son temps. C’est de lui qu’il est question dans ce passage de la satire de Rulhière, où l’original a tout l’air d’un portrait de fantaisie :
Auriez-vous par hasard connu feu monsieur d’AubeQu’une ardeur de dispute éveillait avant l’aube ?…
Relisez tout le morceau, une trentaine de vers des mieux frappés. Fontenelle, qui vivait avec ce neveu bourru, était grondé par lui bien souvent, mais ne s’en émouvait guère. Tout le monde n’a pas la patience et l’humeur exemplaire de Fontenelle. Trente intendants sur ce moule et d’Argenson premier ministre, on en aurait vu de belles ! Le bien de tous se serait fait, j’aime à le croire, mais certainement de la manière la plus désagréable pour chacun.
Pendant que d’Argenson était intendant en Hainaut, Law traversa la province pour fuir à l’étranger ; d’Argenson le fit arrêter et le retint à Valenciennes jusqu’à ce qu’il eût reçu les ordres de la Cour. Ce fut alors que Law lui dit, dans une conversation assez longue qu’ils eurent ensemble : « Monsieur, jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu pendant que j’ai administré les finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlements, ni comités, ni états, ni gouverneurs, j’ajouterai presque ni roi ni ministres ; ce sont trente maîtres des requêtes, commis aux provinces, de qui dépend le bonheur ou le malheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité… »
Une autre fois, dans le salon de son père, d’Argenson avait entendu Law dire de la France, par opposition à l’Angleterre ; « Heureux le pays où, en vingt-quatre heures, on a délibéré, résolu et exécuté, au lieu qu’en Angleterre il nous faudrait vingt-quatre ans ! » — Telle était déjà la France, au sortir des mains de Louis XIV ; l’entreprenant Écossais nous louait là d’une qualité qui est bien souvent notre défaut, de la condition de célérité et de vigueur qui est aussi notre péril, mais qui tant de fois aussi a fait de l’action française un prodige.
La règle des vingt-quatre heures ! la France l’aime et la suit volontiers. Elle l’avait adoptée, depuis Richelieu, pour la tragédie comme pour la politique. De nos jours, on s’en est fort écarté en tragédie : on s’y conforme plus que jamais en politique.
D’Argenson, peu après avoir quitté son intendance, ressentit un peu d’ennui. Redevenu simple conseiller d’État, ce métier de juge, disait-il, « où l’on n’a guère qu’un suffrage pour la trentième partie d’un arrêt », lui paraissait un faible dédommagement de sa petite vice-royauté en Hainaut. Il se désennuya comme il put, en écrivant ses idées sur tous les sujets à l’ordre du jour, en s’occupant activement de considérations politiques dans la petite société de l’Entresol dont il était l’un des membres assidus, et en espérant de l’amitié de M. Chauvelin, qui l’avait pris en goût, de devenir bientôt ministre.
M. Chauvelin est un personnage politique important, qui ne s’était jamais complètement dégagé, dans l’histoire, de l’ombre du cardinal de Fleury, et que l’on doit à d’Argenson, aujourd’hui, de bien connaître. Il est vrai qu’il varie souvent sur son compte : écrivant au jour le jour, ses jugements et ses degrés d’estime sont à la merci de son impression actuelle ; il n’est jamais à une rétractation près. Les intérêts de son ambition personnelle affectent singulièrement la qualité et la sensibilité de son baromètre. Ses propres espérances, selon qu’elles montent ou qu’elles baissent, lui font voir en beau ou en laid certaines gens qui lui semblent favorables ou contraires. Quand il espère arriver par quelqu’un au ministère, ce quelqu’un (fût-ce le valet de chambre Bachelier) prend aussitôt à ses yeux une couleur de bon citoyen. Au reste, nous sommes tous ainsi plus ou moins, si nous n’y prenons garde. Mme de Sévigné, au moment où le roi venait de la faire danser, disait à son voisin en se rasseyant : « Il faut avouer que le roi a de grandes qualités ; je crois qu’il obscurcira la gloire de tous ses prédécesseurs. » Quand M. Chauvelin vient de causer avec d’Argenson pendant deux heures dans son cabinet ou dans les allées de Grosbois, ou de le promener dans son carrosse par les rues de Paris, quand il a l’air de le consulter et de le vouloir avancer, il lui paraît avoir l’étoffe d’un grand ministre et être le dernier de la grande école de Richelieu, de Louis XIV : notre homme s’enflamme pour lui, il compte sur lui ; il le considère, dans le ministère du vieux cardinal, comme le bras nerveux d’un cerveau sénile ; il le voit déjà comme l’âme énergique d’un nouveau ministère, le vainqueur de Maurepas et de la faction des marmousets dans une nouvelle journée des Dupes ; il lui souhaite la prochaine succession de Fleury, qu’il croit prête à s’ouvrir à l’amiable, et en augure bien pour la grandeur et la restauration politique de la France. Mais, à d’autres jours, le Chauvelin a tout d’un coup baissé ; il est dans son tort, et il a mérité sa disgrâce ; l’exilé de Bourges, avec son grand feu et son activité, avait la politique trop magnifique et trop fougueuse ; il tenait trop de Louvois, dont il était parent ; les peuples n’auraient guère respiré de son temps ; il est bon qu’il ait été écarté :
(Février 1737.) Je ne trouve pas grand mal qu’il ne soit plus notre ministre, car je n’aime qu’une politique bourgeoise, où on vit bien avec ses voisins et où on n’est que leur arbitre, afin de travailler une bonne fois et de suite à perfectionner le dedans du royaume et à rendre tous les Français heureux.
Et encore :
(Mars 1737.) Une des principales causes de la disgrâce de M. le garde des sceaux Chauvelin est de ce qu’il était né avec trop d’élévation ; il eût été un bon ministre du temps de Louis XIV. Il avait de l’ambition pour lui, et, de là, il en avait pour l’État ; j’entends par là de cette ambition de grandeur, inane nomen. Il faut aimer le bonheur des peuples et la gloire du royaume, mais, dans la concurrence, il faut que la gloire cède au bonheur ; au lieu qu’un ministre de cette espèce fait toujours céder le bonheur à la gloire. M. le Cardinal (et je pense de même) a une politique plus bourgeoise qui va à la bonne économie, à l’ordre, à la tranquillité ; reste le choix ingénieux des moyens pour ce bonheur, l’activité et la fermeté pour y aller, et malheureusement les hommes n’ont pas tout ; mais, dans ce déficit, on aura toujours raison de préférer les qualités du cœur à celles de l’esprit, et la vertu aux talents, pourvu que la disette des talents n’aille pas à l’imbécillité.
Ne croyez pas qu’il s’en tienne à ce jugement ; il aura bientôt des accès de colère et des coups de boutoir contre Fleury qui ne l’emploie pas, qui ne s’en va pas, contre ce doux vieillard qui s’obstine à vivre, à durer, dont la longévité est la plus grande des ruses et déroute tant d’ambitions qui attendent▶. Dans ses vues étendues et souvent élevées de politique extérieure, d’Argenson s’indigne que la France baisse, que sa marine se délabre de plus en plus, qu’on ne fasse rien pour reprendre et tenir son rang avec honneur dans les luttes maritimes ou européennes qui se préparent :
(Mai 1738.) Il semble, en vérité, qu’on tourne le dos exactement à tout ce qui est à propos, tant nous sommes gouvernés par de petits esprits ! Et quelle nation est ainsi ? Celle qui ne devrait avoir que des gens de premier ordre à sa tête…
Que faisons-nous à cela, je le demande, quelles mesures, quel plan ? Éconduits sur notre arbitrage de Juliers, effrayés du roi de Prusse, arrêtés dans nos projets du Nord, … que le besoin serait grand ici d’un cardinal de Richelieu ferme et agissant, ou au moins d’un Chauvelin, d’un homme enfin !
La politique bourgeoise du cardinal de Fleury, à laquelle il adhérait l’année précédente, et dans laquelle il espérait sa part, est rejetée bien loin maintenant : Chauvelin remonte. Le piquant, lorsqu’on lit de suite le Journal, est de voir les idées sensées de d’Argenson, ses vœux honorables pour la grandeur de son pays, se mêler sans cesse à ses propres poussées d’ambition ; car ce vertueux était de la même pâte que les autres hommes, seulement son ambition prenait, à son insu, je ne dirai pas le masque, mais la forme du bien public : il avait l’ardeur du bien, s’en croyait les moyens et la science, et avait hâte d’en venir à l’application. Cet empressement visible et naïf, qui se flatte de n’être pas de l’intrigue, mais qui se marque dans un flux et reflux étrange d’opinions, dans un va-et-vient de chaque jour, ces bouffées d’homme d’État aux aguets, de candidat ministre à l’affût, qui s’exhalent à chaque page du Journal, ces fumées d’un amour-propre échauffé qui se suit à la trace et qui a plus de retours qu’il ne croit, ce sous-entendu perpétuel, qui n’en est pas un, et dont le dernier mot est : Il faut me prendre. Prenez-moi ! Je ne suis pas un ambitieux comme un autre (car il se figure ne pas l’être) ; — tout cela fait de lui, à cette période de sa vie, un personnage à demi comique pour le lecteur.
Il avait tout à fait compté d’abord être placé par M. Chauvelin, qui l’avait beaucoup tâté et pompé pour les idées (exploité, comme nous dirions), et un peu leurré peut-être ; qui avait essayé certainement de le dégourdir, de l’assouplir, de le tirer des théories, et qui en avait sans doute désespéré. Nommé par lui ambassadeur en Portugal, où il n’alla pas, d’Argenson s’était flatté ensuite de succéder à M. Chauvelin lui-même et d’obtenir un des portefeuilles qui faisaient partie de sa dépouille, le portefeuille des Affaires étrangères : « Je ne postulai point, mais on postula pour moi… Je vaux peu, mais je brûle d’amour pour le bonheur de mes citoyens, et, si cela était bien connu, certainement on me voudrait en place. » Aux environs de ce temps-là, dans les mois et les années qui suivent, on le voit successivement en passe ou en idée de devenir ou premier président du Parlement, ou secrétaire d’État à la guerre ; — chancelier de France (si M. le Chancelier, qui a soixante-neuf ans, venait à manquer) ; — contrôleur général, ou même surintendant et duc à brevet ; — premier ministre enfin ; car il a toutes ces visées, et il les indique ou les expose au fur et à mesure des occasions. Il compte fort en dernier lieu, pour réaliser ce beau rêve, sur le fidèle Bachelier, valet de chambre du roi, et introducteur de Mme de Mailly, la première maîtresse : ce parti d’alcôve et d’antichambre lui paraît pour le quart d’heure, et tant qu’il en espère son avancement, le plus patriotique et le plus honorable : « En effet, tout l’autre parti radote ou trompe, et celui-ci est seul ferme, solide, dans les vrais intérêts de la couronne et plein d’amour pour la personne du roi. » D’Argenson, qui se laisse appuyer par Bachelier, appelle cela être dans l’intrigue passivement. En attendant, il dresse pour son plaisir des listes ministérielles d’essai, dont il a soin d’exclure le plus qu’il peut M. son Frère, ou quand il l’admet, c’est bien à son corps défendant. Bans l’un de ces remaniements ministériels auxquels il s’amuse à huis clos, on lit cet article, d’une attention touchante : « M. d’Argenson le cadet serait exclu pour toujours de toutes ces places. » C’est ainsi que, comme le loup qui rôde autour de la bergerie, il sonde de tous côtés le ministère par ses conjectures ; il s’y fraye une place, n’importe laquelle ; et, dans les moments où il espère le moins, il se croit assez important et assez dangereux aux cabales pour qu’on cherche à se débarrasser de lui : « On m’éloignera sans doute par des ambassades, et je m’y ◀attends▶. » Ce Journal, monument d’une personnalité toute crue et naïve, et toute pavoisée d’honnêteté à ses propres yeux, ce singulier et bruyant soliloque d’un ambitieux sans le savoir, qui s’exalte in petto et se préconise, d’un vertueux qui grille d’envie que le pouvoir lui arrive et qui l’◀attend d’heure en heure pour faire, bon gré mal gré, le bonheur des hommes, est curieux pour le moraliste, non moins qu’instructif pour l’historien. L’original y apparaît dans son plein : le personnage s’y juge au fond. D’Argenson a écrit quelque part, dans cette supposition favorite de son futur ministère : « Si j’étais premier ministre et le maître, certainement j’établirais une académie politique dans le goût de celle de M. de Torcy. » Et voilà à quoi, certainement, il était le plus propre : établir une Académie des sciences morales et politiques, faire une société de l’Entresol en grand et au premier étage, y lire, en compagnie de gens de savoir et de mérite, des mémoires nourris, instructifs, à vues nombreuses et touffues, à projets drus et vifs, et dans lesquels d’autres que lui verraient ensuite ce qui est à prendre ou à laisser, ce qui est pratique ou ce qui ne l’est pas. C’était bien là, en définitive, sa vocation. Le ministre (quand il le deviendra plus tard) sera toujours compliqué, en lui, de l’académicien, du théoricien. C’est surtout un fourrageur d’idées et un chercheur.
Je dissimulerais mon impression si je ne disais que, tel qu’il se dessine dans ce premier volume de son Journal, d’Argenson paraît plus ambitieux qu’on ne le jugerait d’après l’ensemble de sa carrière, et qu’il s’y montre aussi moins bonhomme, plus brutal et plus désagréable de nature qu’on ne se le figurait d’après ses écrits jusqu’ici publiés et tous plus ou moins arrangés ou morcelés à dessein. Mais, cela dit, il convient d’insister avec M. Rathery sur les bons côtés, sur les parties fortes et élevées de l’intelligence politique du personnage. Il a des pensées et des remarques du meilleur aloi, et qui se rapportent bien à la nation française de son temps, et de tous les temps. Causant un jour avec M. Chauvelin, en juillet 1734, ce ministre lui explique comment on a été contraint de faire la guerre par l’opinion que les ennemis avaient conçue au désavantage du présent gouvernement. Et chose remarquable ! disait M. Chauvelin, ce sont les Français eux-mêmes qui avaient propagé cette opinion défavorable. Les Français se livrent volontiers aux étrangers, et même plus volontiers qu’à leurs compatriotes ; ils font à l’étourdie les honneurs d’eux-mêmes, « de sorte que ce goût frondeur, qui domine principalement dans la bonne compagnie, ayant porté nos Français à dire mille maux de la faiblesse de la nation, de la nonchalance insurmontable du ministère pour se porter à la guerre, de l’état prétendu désespéré de nos finances, de la mollesse de nos jeunes gens », en un mot de l’abaissement de la France, il n’était pas extraordinaire que les étrangers eussent rapporté dans leur pays ces impressions puisées dans la meilleure compagnie de Paris, et eussent répandu l’idée qu’on pouvait nous braver impunément, ne plus compter avec nous. Mais qu’arrive-t-il ? et l’observation est de d’Argenson répliquant au ministre : ces petits hommes chétifs d’apparence, et qu’on croirait énervés par le luxe, vérifient à l’instant par leur exemple ce que Voltaire disait des courtisans français dans La Henriade :
La paix n’amollit point leur valeur ordinaire ;De l’ombre du repos ils volent aux hasards…
Ils sortent du sein de la mollesse pour aller aux combats comme des lions. En Allemagne, en Italie, voilà des héros reparus de tous côtés :
Je lui ai fait remarquer (à M. Chauvelin) combien c’était une chose étonnante et à jamais mémorable que cette valeur française qui, contre l’opinion de tout le monde, rendait nos soldats et officiers plus braves que les vieux soldats de M. de Turenne, et d’une constance opiniâtre inconnue au caractère attribué à notre nation, dans le moment où l’on croyait qu’ils feraient très mal les premières campagnes.
Et il en conclut que c’est sur cette fibre mâle de la nation qu’un véritable homme d’État devrait appuyer pour rendre à la politique tout son ressort, et il souhaite qu’on aille en avant. D’Argenson n’était pas pour la politique bourgeoise, ce jour-là.
Un autre jour encore (et ceci sera une de ses idées favorites), il déplore de voir manquer l’occasion de chasser pour toujours d’Italie les empereurs d’Allemagne. Il estime qu’on le pouvait au moment de la paix de 1735, à la suite des succès de nos armes : « On le pouvait assurément, dit-il, et on aurait eu toute l’Europe pour soi si, agissant avec candeur, on eût fortifié le tiers-parti des dépouilles de la maison d’Autriche en Italie, sans en revêtir la maison de Bourbon aucunement. » Le désintéressement pour soi et pour les siens aurait donné le droit de parler haut et ferme. La mort du dernier grand-duc, qui ne laissait pas d’enfants (1737), vint, selon lui, rouvrir des facilités nouvelles. Il avait écrit là-dessus un premier, puis un second mémoire, dans lesquels il proposait un plan de partage et concluait à l’établissement d’un équilibre italique dont la première condition était l’entière expulsion des Allemands. Il aspirait à voir la puissance impériale concentrée à l’Allemagne, et le vœu de Jules II accompli : Chasser de l’Italie les barbares. Il se livra souvent à des projets de remaniement en ce sens, et il ne réussit point à les réaliser dans son passage au ministère des Affaires étrangères. Ses vues et ses intentions, sur ce point comme sur plusieurs autres, lui sont aujourd’hui comptées. Dans le grand nombre d’idées et de projets d’amélioration qu’il a agités, le temps a fait son triage, et il en est vraiment qui, par un singulier tour de roue de la Fortune, semblent devenus des à-propos.