(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre X : De la succession géologique des êtres organisés »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre X : De la succession géologique des êtres organisés »

Chapitre X :
De la succession géologique des êtres organisés

I. De l’apparition lente et successive des espèces nouvelles. — II. De leur différente vitesse de transformation. — III. Les espèces une fois éteintes ne reparaissent plus. — IV. Les groupes d’espèces suivent dans leur apparition et leur disparition les mêmes lois que les espèces isolées. — V. De l’extinction des espèces. — VI. Des changements simultanés des formes organiques dans le monde entier. — VII. Des affinités des espèces éteintes, soit entre elles, soit avec les espèces vivantes. — VIII. Du degré de développement des formes anciennes, comparé à celui des formes vivantes. — IX. De la succession des mêmes types dans les mêmes régions, pendant la dernière période tertiaire. — X. Résumé de ce chapitre et du précédent.

I. De l’apparition lente et successive des espèces nouvelles. — Examinons maintenant si les divers faits constatés concernant la succession géologique des êtres organisés, de même que les lois qui la gouvernent, s’accordent mieux avec l’opinion commune de l’immutabilité des espèces, ou avec celle, de leur modification lente et graduelle par voie de descendance et de sélection naturelle. Ce qui frappe tout d’abord, c’est que la plupart des espèces ont toujours apparu très lentement et les unes après les autres, soit sur la terre, soit dans les eaux. Lyell a prouvé que ce fait est incontestable pour les étages tertiaires. Chaque année tend à remplir les lacunes qui existent dans les populations successives de cette période, et à montrer que le nombre proportionnel des espèces qui s’éteignent est graduel, comme celui des espèces qui naissent. Dans quelques-unes des couches les plus récentes, bien que sans nul doute fort anciennes, si on mesure leur âge par années, une ou deux espèces seulement cessent de se montrer : et de même une ou deux espèces seulement sont nouvelles, c’est-à-dire apparaissent pour la première fois, soit dans la contrée, soit, autant que nous pouvons le préjuger, à la surface de la terre. Si l’on peut se fier aux observations de Philippi en Sicile, les changements successifs qui se sont opérés dans la faune marine de cette île sont nombreux et se sont opérés graduellement et très lentement. Les formations secondaires présentent une chaîne moins continue ; cependant, ainsi que l’a remarqué Brown, les nombreuses espèces qui les caractérisent n’ont jamais apparu ou disparu simultanément dans chaque formation successive.

II. De leur différente vitesse de transformation. — Il est à remarquer aussi que les espèces de genres distincts et de classes différentes ne paraissent pas avoir changé avec la même vitesse, ni s’être modifiées au même degré. Dans les couches tertiaires les plus anciennes, on peut encore trouver quelques coquillages analogues aux espèces actuellement vivantes, au milieu d’une multitude de formes éteintes. Un crocodile encore existant, découvert par M. Falconer, parmi les reptiles et les mammifères plus ou moins étranges des dépôts sub-himalayens, est un remarquable exemple de ces faits. La Lingule silurienne ne diffère que très peu des espèces vivantes de ce même genre, tandis que la plupart des autres mollusques et tous les crustacés de la même époque ont considérablement changé. Les habitants de la terre semblent se transformer plus vite que ceux de la mer ; et l’on en a observé dernièrement un remarquable exemple en Suisse. Il y a quelques raisons pour supposer que les organismes assez élevés dans l’échelle naturelle se modifient plus rapidement que les organismes inférieurs, bien que pourtant il y ait des exceptions à cette règle. Ainsi que l’a remarqué M. Pictet, la somme des changements organiques accomplis ne correspond pas exactement à la succession de nos formations géologiques, de sorte qu’entre toutes nos formations consécutives considérées deux à deux, les formes vivantes présentent rarement des changements d’égale importance. Cependant, si nous comparons deux formations quelconques, sauf le cas où elles sont l’une avec l’autre en rapports étroits de succession, on constate que toutes les espèces qu’elles présentent ont-subi quelques altérations. Quand une fois une espèce a disparu de la surface de la terre, nous n’avons aucune raison de croire qu’elle puisse jamais y reparaître de nouveau. Le cas qui semblerait le plus faire exception à cette règle est celui des « colonies » décrites par M. Barrande, c’est-à-dire d’un certain nombre d’espèces qui font tout à coup invasion dans le milieu d’une formation plus ancienne, puis cèdent de nouveau la place aux anciennes formes. Mais Lyell me semble avoir donné une explication satisfaisante de cette anomalie apparente, en supposant que des migrations ont pu s’effectuer entre des provinces géographiques distinctes. Chacun de ces faits s’accorde parfaitement avec ma théorie ; car je n’admets l’existence d’aucune loi fixe et nécessaire, obligeant tous les habitants d’une contrée à se transformer à la fois, également et brusquement. Je crois, au contraire, que le procédé de modification doit être extrêmement lent et que la variabilité de chaque espèce est complétement indépendante de la variabilité de toutes les autres. C’est un concours de circonstances parfois très complexes qui détermine jusqu’à quel point la sélection naturelle se saisira des variations survenues par hasard pour les accumuler, les conserver et produire ainsi une somme plus ou moins considérable de modifications définitives dans l’espèce variable. Le résultat final dépend d’abord de la nature des variations et des avantages qu’elles peuvent offrir aux individus chez lesquels elles se produisent sous leurs conditions de vie particulières, ensuite de la plus ou moins grande faculté de croisement, de la raison progressive de multiplication, du changement lent des conditions physiques de la contrée, et surtout des nombres proportionnels et de la nature des autres habitants de cette même contrée avec lesquels l’espèce variable entre en concurrence. Il n’est donc en aucune façon surprenant qu’une espèce garde parfois la même forme beaucoup plus longtemps que d’autres, ou que, venant à changer, elle change moins. Nous observons, du reste, le même fait à l’égard de la distribution géographique. Ainsi, les coquillages terrestres et les insectes Coléoptères de Madère sont devenus très différents de ceux d’entre leurs plus proches alliés qui vivent sur le continent européen, tandis que les oiseaux et les coquillages marins sont demeurés les mêmes. Peut-être que la vitesse plus grande avec laquelle se modifient les animaux terrestres, et en général les animaux très élevés dans l’échelle de la nature, en comparaison des animaux aquatiques et des organismes inférieurs, peut s’expliquer par les relations plus complexes des êtres supérieurs avec leurs conditions de vie organiques ou inorganiques, ainsi que nous l’avons déjà fait observer dans un chapitre précédent141. Lorsqu’un grand nombre des habitants de la même contrée se sont modifiés et perfectionnés, il ressort du principe de concurrence vitale, et des rapports d’organisme à organisme, si nombreux et si importants, que toute forme qui ne se modifie pas de quelque manière ou en quelque degré, doit être sujette à extermination. De là nous pouvons voir pourquoi toutes les espèces d’une même région finissent par se transformer au bout d’une période de temps plus ou moins longue, car celles qui ne changent pas doivent fatalement s’éteindre. Parmi les membres d’une même classe, la moyenne des variations effectuées pendant des périodes égales et d’une grande longueur est peut-être à peu près la même ; mais, comme la formation des dépôts fossilifères, assez puissants pour résister aux dégradations ultérieures, dépend de la quantité de sédiment qui s’accumule sur des aires en voie d’affaissement, ces dépôts doivent nécessairement s’être formés à intervalles très irrégulièrement intermittents. Conséquemment, la somme des changements constatés entre les fossiles enfouis dans deux formations consécutives ne peut être égale, et il s’ensuit que chaque formation ne représente pas un acte complet de la création, mais seulement une scène détachée au hasard dans ce drame perpétuel et lentement changeant.

III. Les espèces une fois éteintes ne reparaissent plus. — Il nous est aisé de comprendre pourquoi une espèce, une fois éteinte, ne saurait reparaître, même dans le cas où les mêmes conditions de vie, organiques ou inorganiques, viendraient à se reproduire de nouveau. En effet, quoique la postérité d’une espèce puisse parfaitement s’adapter de manière à remplir exactement la place d’une autre espèce dans l’économie de la nature et parvenir ainsi à la supplanter, comme le cas s’en est sans doute présenté très souvent ; cependant la nouvelle forme ne pourrait jamais être parfaitement identique à l’ancienne, parce que l’une et l’autre auraient certainement hérité de leurs progéniteurs distincts des caractères différents. Le cas échéant par exemple où nos Pigeons-Paons seraient tous détruits, il se pourrait que des amateurs, en s’efforçant pendant de longues années de les reproduire, réussissent à la fin à refaire une race à peine reconnaissable de la race actuelle. Mais, si le Pigeon biset lui-même était détruit, et nous avons toutes raisons de croire qu’à l’état de nature toute souche mère est généralement exterminée et supplantée par ses descendants modifiés, il serait alors absolument incroyable qu’un Pigeon-Paon, identique aux nôtres, pût sortir d’aucune autre espèce sauvage, ou même des autres races de Pigeons domestiques suffisamment fixées pour se reproduire purement, car le nouveau Pigeon-Paon qu’on parviendrait peut-être à obtenir hériterait bien certainement de ses nouveaux progéniteurs quelques légères différences caractéristiques.

IV. Les groupes d’espèces suivent dans leur apparition et leur disparition les mêmes lois que les espèces isolées. — Les groupes d’espèces, c’est-à-dire les genres ou les familles, suivent les mêmes règles générales que les espèces elles-mêmes dans leur apparition ou leur disparition. De même, ils changent plus ou moins vite et se modifient plus ou moins profondément. De même encore, un groupe ne reparaît plus, lorsqu’il a une fois disparu ; c’est-à-dire que son existence, tant qu’elle se perpétue, est rigoureusement continue. Je sais cependant qu’on cite un petit nombre de faits qui semblent déroger à cette règle ; mais ces exceptions sont extrêmement rares, si rares que E. Forbes et MM. Pictet et Woodward, bien que fort opposés aux opinions que je soutiens ici, admettent néanmoins la généralité de cette loi, si remarquablement d’accord avec ma théorie. Car, si toutes les espèces d’un même groupe descendent d’une seule et même espèce antérieure, il est évident qu’aussi longtemps que des espèces appartenant à ce groupe apparaissent dans la longue série des âges, aussi longtemps quelques-uns de ses représentants ont dû continuer d’exister, afin de pouvoir donner naissance soit à des formes nouvelles et modifiées, soit aux formes anciennes perpétuées sans modifications. C’est ainsi, par exemple, qu’il doit avoir constamment existé pendant une suite continue de générations des espèces du genre Lingule depuis les couches Siluriennes les plus anciennes jusqu’à nos jours142. Nous avons vu dans le dernier chapitre que parfois les espèces d’un même groupe semblent faussement apparaître toutes à la fois et soudainement. J’ai tenté d’expliquer ce fait, qui renverserait complétement ma théorie s’il était bien constaté, mais de pareilles intrusions de groupes organiques sont tout à fait exceptionnelles. La règle générale est au contraire que, par un accroissement graduel du nombre de ses représentants, le groupe atteigne à son maximum de développement, et qu’ensuite, plus tôt ou plus tard, il commence de même graduellement à décroître. Si l’on représente le nombre des espèces d’un genre ou des genres d’une famille par une ligne verticale variable en épaisseur, s’élevant à travers les formations géologiques successives dans lesquelles ce groupe est représenté, il se peut quelquefois que l’extrémité inférieure de cette ligne, au lieu de commencer par une pointe aiguë, semble faussement obtuse et large dès le principe. Elle s’élève ensuite en s’épaississant, gardant parfois pendant un certain temps une épaisseur égale. Enfin elle s’amincit en traversant les formations supérieures, indiquant par là le décroissement et bientôt l’extinction finale du genre ou de la famille. Cette multiplication graduelle des espèces d’un groupe est parfaitement d’accord avec ma théorie, selon laquelle les espèces d’un même genre et les genres d’une même famille ne peuvent se multiplier que lentement et progressivement. En effet, on a déjà vu que le procédé de modification d’où résulte la production d’un grand nombre de formes alliées est lent et graduel. On a vu qu’une espèce donne d’abord naissance à deux ou trois variétés qui se convertissent par degrés en espèces ; que celles-ci à leur tour produisent avec la même lenteur et pas à pas d’autres espèces ; et ainsi de suite jusqu’à ce que le groupe atteigne à son apogée, comme les ramifications d’un grand arbre proviennent toutes d’un premier rameau unique.

V. De l’extinction des espèces. — Nous n’avons encore parlé qu’incidemment de la disparition des espèces et de leurs divers groupes. D’après la théorie de sélection naturelle, l’extinction des formes anciennes et la production des formes nouvelles et plus parfaites sont en connexion intime. L’ancienne hypothèse, selon laquelle tous les habitants de la terre auraient été périodiquement détruits en masse par des catastrophes universelles, est généralement abandonnée aujourd’hui, même par des géologues tels que MM. Élie de Beaumont, Murchison, Barrande, etc., dont les vues générales aboutissent pourtant logiquement à de semblables conclusions. Il résulte au contraire de l’étude des formations tertiaires, que les espèces et groupes d’espèces disparaissent graduellement, l’un après l’autre, d’abord d’un lieu, ensuite d’un autre, et finalement du monde. Cependant, en quelques cas très rares, tels que la rupture d’un isthme et l’irruption d’une multitude de nouveaux habitants qui en est la conséquence, ou par suite de l’immersion totale d’une île, le procédé d’extinction peut avoir été comparativement rapide. Les espèces considérées isolément, de même que les groupes entiers, se perpétuent pendant des périodes d’une longueur très inégale : ainsi, quelques groupes ont existé depuis la première aube de la vie jusqu’aujourd’hui, et quelques autres, au contraire, ont disparu avant la fin de la période paléozoïque. Aucune loi fixe ne semble donc gouverner la durée de l’existence des espèces et des genres. Il y a seulement quelques motifs de croire que l’extinction complète des espèces d’un groupe est généralement plus lente que leur production. Si, comme nous l’avons vu précédemment, l’on représentait l’apparition et la disparition d’un groupe d’espèces par une ligne verticale d’épaisseur variable, cette ligne tendrait à s’amincir plus graduellement vers son extrémité supérieure, qui indique le mouvement de décadence, qu’à son extrémité inférieure, qui représente l’apparition première du groupe et la multiplication progressive de ses espèces. En quelques cas, pourtant, la destruction de groupes entiers d’êtres vivants, tels que celui des Ammonites vers la fin de la période secondaire, semble avoir été extraordinairement brusque, relativement à celle de la plupart des autres groupes. Ce problème de l’extinction des espèces a été jusqu’ici fort gratuitement obscurci d’inutiles mystères. Quelques auteurs ont été jusqu’à supposer que, comme l’individu n’a qu’une existence d’une longueur déterminée, de même les espèces ont une durée limitée. Nul, je crois, n’a plus que moi été frappé d’étonnement par le phénomène de l’extinction des espèces. Quelle ne fut pas ma surprise, par exemple, lorsqu’à la Plata je trouvai une dent de Cheval enfouie avec des restes de Mastodontes, de Mégathériums, de Toxodons et d’autres géants des faunes fossiles, qui tous ont coexisté, à une époque géologique toute récente, avec des coquillages encore aujourd’hui vivants ! Le Cheval, depuis que les Espagnols l’ont importé dans l’Amérique du Sud, s’y est naturalisé à l’état sauvage ; il s’est multiplié dans toute la contrée avec une vitesse de propagation sans pareille ; je devais donc me demander quel pouvait avoir été la cause de son extinction première sous des conditions de vie en apparence si favorables. Combien cependant mon étonnement était mal fondé ! Le professeur Owen constata bientôt que la dent que j’avais découverte, bien que très semblable à celle de nos Chevaux actuels, devait pourtant avoir appartenu à une espèce éteinte. Cette espèce eût été vivante, mais assez rare, aucun naturaliste n’aurait été surpris de sa rareté ; car nombre d’espèces sont rares dans toutes les classes et dans tous les pays ; et, si l’on demande quelles sont les causes de leur rareté, nous répondons que sans doute les conditions de vie locales leur sont défavorables en quelque chose. Mais en quoi consiste ce quelque chose ? C’est ce que nul ne saurait dire. Ce Cheval fossile eût encore été vivant, quoique rare, il eût semblé tout naturel de penser, d’après les analogies tirées des autres mammifères, même de l’Éléphant, ce lent reproducteur, et surtout d’après la naturalisation rapide du Cheval domestique dans cette même région, que sous des conditions de vie plus favorables cette même espèce aurait pu en peu d’années peupler le continent tout entier. Mais nous n’aurions pas su davantage quelles conditions de vie défavorables en avaient empêché jusqu’alors l’accroissement ; si une seule circonstance ou plusieurs avaient agi ensemble ou séparément ; en quel degré chacune d’elles avait agi et à quelle phase de la vie des individus. Ces mêmes circonstances seraient lentement devenues de moins en moins favorables, que nous ne nous en fussions certainement pas aperçus ; et cependant, ce Cheval aujourd’hui fossile, se serait montré de plus en plus rare et finalement se serait éteint, cédant sa place dans la nature à quelque compétiteur plus heureux. Rien n’est plus malaisé que d’avoir sans cesse présent à l’esprit, que la multiplication de chaque forme vivante est constamment limitée par des circonstances nuisibles inconnues ; et que ces mêmes circonstances, quelque invisibles qu’elles soient pour nous, sont cependant très suffisantes pour causer d’abord la rareté d’une espèce et finalement son extinction. On comprend si peu cette loi, que j’ai vu souvent des gens ne pouvoir revenir de l’étonnement que leur causait l’extinction de géants de l’organisation, tels que le Mastodonte ou le Dinosaure, comme si la seule force physique suffisait à donner la victoire dans la bataille de la vie. La grande taille d’une espèce, au contraire, peut quelquefois en amener plus vite la destruction, parce qu’elle nécessite pour chaque individu une somme beaucoup plus considérable de nourriture. Avant que l’homme habitât l’Inde ou l’Afrique, la multiplication progressive des Éléphants doit y avoir été limitée par quelque cause. Un juge très compétent croit que, de nos jours, les insectes, en harassant continuellement ces animaux, les affaiblissent au point d’empêcher leur accroissement, et Bruce a exprimé une opinion analogue au sujet de la variété d’Abyssinie. Il est certain que la présence d’insectes de plusieurs sortes, et plus encore celle des Vampires, décide, en diverses régions de l’Amérique du Sud, de l’existence des plus grands quadrupèdes naturalisés. L’étude des formations tertiaires récentes nous prouve que, très généralement, la rareté précède l’extinction ; et nous savons d’autre part qu’il en a été de même pour les animaux qui ont été détruits par l’homme, soit dans une contrée seulement, soit dans le monde entier. Je puis répéter ici ce que j’écrivais en 1845 : admettre que les espèces deviennent généralement rares avant de s’éteindre complétement, et ne point être surpris de leur rareté, mais cependant s’étonner lorsqu’elles achèvent de disparaître, c’est comme si l’on admettait que la maladie chez l’individu soit l’avant-coureur de la mort, mais que, voyant la maladie sans surprise, on s’émerveillât quand le malade meurt, jusqu’à soupçonner qu’il a dû mourir par quelque cause violente. La théorie de sélection naturelle est fondée sur ce que chaque nouvelle variété et, par suite, chaque nouvelle espèce, se forme et se maintient à l’aide de quelque avantage qu’elle possède sur celles qui lui font concurrence : l’extinction des formes les moins favorisées en résulte inévitablement. Il en est de même de nos productions domestiques : lorsqu’une variété nouvelle et supérieure a été obtenue, elle supplante les autres variétés, d’abord dans les environs, et, à mesure qu’elle progresse davantage, elle est transportée de plus en plus loin, comme on a vu nos Bœufs à petites cornes prendre la place d’autres races en d’autres contrées. Ainsi l’apparition artificielle ou naturelle de nouvelles formes est en étroite connexion avec la disparition des anciennes. Il se peut qu’en certains groupes très prospères le nombre des nouvelles formes spécifiques qui se produisent en un temps donné soit supérieur au nombre de celles qui se sont éteintes ; mais cette différence est compensée par les pertes d’autres genres ; car nous savons que le nombre total des espèces n’a pas indéfiniment continué de s’accroître, au moins pendant les dernières périodes géologiques ; de sorte qu’en ce qui concerne les époques les plus récentes, nous pouvons admettre que la production de formes nouvelles a causé l’extinction d’un nombre à peu près égal de formes anciennes. Ainsi que nous l’avons déjà établi, la concurrence est en général d’autant plus sévère, entre les diverses espèces d’une même contrée, qu’elles sont plus semblables à tous égards. Il suit de là que les descendants modifiés et perfectionnés d’une espèce doivent presque toujours causer l’extinction de leur souche mère ; et, si un grand nombre de formes nouvelles sortent successivement d’une espèce quelconque, les formes les plus proche-alliées de cette espèce, c’est-à-dire les autres espèces du même genre, seront les plus exposées à être exterminées. C’est ainsi, je crois, qu’un certain nombre d’espèces nouvelles, descendues d’une seule espèce antérieure, arrivent à former un genre qui supplante un autre genre plus ancien appartenant à la même famille. Mais il peut aussi être souvent arrivé qu’une espèce nouvelle, appartenant à un groupe, ait pris la place d’une espèce appartenant à un groupe distinct, et causé ainsi son extinction ; et si un grand nombre de formes alliées sont sorties de cette même forme conquérante, un nombre égal de formes aura souffert dans le groupe vaincu, parce que généralement des formes alliées héritent en commun des mêmes infériorités. Du reste, que les espèces ainsi supplantées par d’autres, mieux adaptées aux conditions locales, appartiennent à la même classe ou à des classes distinctes, néanmoins il se peut toujours que quelques-uns des vaincus survivent et se perpétuent longtemps, grâce à des habitudes particulières, ou grâce à ce qu’ils habitent quelque contrée distante et isolée où ils ont échappé à la concurrence de leurs ennemis. Ainsi, une seule espèce de Trigonia, l’un des genres de mollusques les plus répandus des formations secondaires, a survécu jusqu’aujourd’hui dans les mers d’Australie ; et un petit nombre de la grande famille des poissons Ganoïdes, maintenant presque entièrement éteinte, habitent encore nos eaux douces. On voit donc pourquoi l’entière extinction d’un groupe est généralement, ainsi qu’on l’a vu, plus lente que sa production. Lorsque des familles ou même des ordres entiers paraissent s’être éteints subitement, comme par exemple les Trilobites à la fin de la période paléozoïque, et les Ammonites avec la période secondaire, il faut se souvenir des intervalles de temps considérables qui ont dû s’écouler entre chacune de nos formations en apparence consécutives, intervalles durant lesquels il peut y avoir eu un grand nombre d’extinctions lentes. De plus, lorsque, par suite d’une émigration soudaine ou d’un développement extraordinairement rapide, un grand nombre d’espèces d’un nouveau groupe ont pris possession d’une nouvelle région, elles doivent avoir causé une extermination correspondante et également brusque parmi les anciens habitants de cette région ; or, les formes ainsi supplantées seront généralement assez proche-alliées, parce qu’elles posséderont quelque désavantage en commun. Il me semble donc que le mode d’extinction des espèces, ou de leurs divers groupes, s’accorde parfaitement avec la théorie de sélection naturelle. Mais ce n’est pas de leur extinction même que nous pouvons être étonnés ; ce serait plutôt de notre présomption, lorsque nous nous imaginons un seul instant que nous savons quelque chose du concours complexe des circonstances accidentelles dont l’existence des formes vivantes dépend. Si nous oublions un moment que chaque espèce tend à se multiplier à l’infini, mais que quelque obstacle, souvent caché, entrave sans cesse son accroissement, toute l’économie de la nature est incompréhensible. Jusqu’à ce qu’il nous soit possible de dire précisément pourquoi une telle espèce est plus nombreuse en individus que tel autre, et pourquoi une certaine forme plutôt qu’une autre peut être naturalisée en telle ou telle contrée, nous ne pouvons nous étonner avec droit de ne pouvoir nous rendre compte de l’extinction de certaines espèces ou de certains groupes.

VI. Des changements simultanés des formes vivantes dans le monde entier. — L’un des faits les plus étonnants que la paléontologie ait constaté, c’est que les formes de la vie changent presque simultanément dans le monde entier. Ainsi l’on peut reconnaître notre formation européenne de la Craie dans les contrées les plus distantes les unes des autres, sous les plus différents climats, et même sans qu’on puisse trouver le moindre fragment minéralogique analogue à la Craie elle-même. Je citerai en exemple les dépôts de l’Amérique du Nord, de la région équatoriale de l’Amérique du Sud, de la Terre de Feu, du cap de Bonne-Espérance et de l’Inde. En ces divers pays, si éloignés, les restes organiques de certaines couches présentent une ressemblance frappante avec ceux de nos formations crayeuses. Ce n’est pas cependant qu’on y retrouve les mêmes espèces ; car parfois pas une espèce n’est parfaitement identique ; mais elles appartiennent aux mêmes familles, aux mêmes genres et aux mêmes sections de genres, et sont même quelquefois caractérisés par les mêmes caractères superficiels, tels que la ciselure extérieure. De plus, d’autres formes, qui manquent à notre Craie d’Europe, mais qu’on trouve dans les formations, inférieures ou supérieures, manquent également dans les dépôts de ces diverses contrées. Plusieurs géologues ont observé un semblable parallélisme des formes de la vie dans les différentes formations paléozoïques superposées de la Russie, de l’ouest de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il en est de même encore, selon Lyell, des dépôts tertiaires de cette dernière contrée. Enfin, lors même que les quelques espèces fossiles qui sont communes au vieux monde et au nouveau seraient retranchées de l’ensemble, le parallélisme général des autres formes successives de l’organisation, pendant les périodes paléozoïques et tertiaires, serait cependant évident à première vue et suffirait pour établir la corrélation des diverses formations. Mais il faut dire que ces observations concernent seulement les faunes marines des diverses parties du monde ; nous manquons de documents suffisamment anciens pour juger si les productions des terres et des eaux douces se transforment suivant la même loi de parallélisme en des contrées aussi distantes. Nous pouvons même douter qu’il en soit ainsi ; car, si le Mégathérium, le Mylodon, le Macrauchenia et le Toxodon avaient été transportés de la Plata en Europe sans aucune indication de leur position géologique, nul n’aurait soupçonné que ces diverses espèces eussent coexisté avec des mollusques encore vivants. Mais comme ces formes anormales et gigantesques vivaient avec le Mastodonte et le Cheval, on aurait pu au moins en inférer qu’elles appartenaient à l’une des dernières époques tertiaires. Cependant, lorsqu’on dit que les faunes marines ont changé simultanément à la surface du monde entier, il ne faut pas supposer qu’on veuille parler du même millier, ou cent-millier d’années, ou même que cette expression ait en aucune façon un sens chronologique précis. Car, si tous les animaux marins qui vivent actuellement en Europe, joints à tous ceux qui vécurent dans cette même contrée pendant la période pléistocène, déjà si énormément reculée, si l’on compte son antiquité par le nombre des années, puisqu’elle comprend toute l’époque glaciaire ; si ces animaux marins, dis-je, étaient comparés avec ceux qui vivent actuellement dans la mer de l’Amérique du Sud et de l’Australie, les plus habiles naturalistes seraient à peine capables de décider lesquels, des habitants de l’Europe, actuels ou Pléistocènes, ont plus de ressemblance avec la faune marine vivante de l’hémisphère méridional. De même encore plusieurs observateurs compétents croient que les productions actuelles des États-Unis sont en relation plus étroite avec celles qui ont vécu en Europe pendant les dernières époques tertiaires, qu’avec les formes européennes actuellement vivantes ; or, s’il en est ainsi, il est évident que les couches fossilifères qui se déposent de nos jours sur les côtes de l’Amérique du Nord courront risque d’être classées plus tard par les géologues avec des couches européennes un peu plus anciennes. Néanmoins, si l’on embrasse une longue série d’âges à venir, il ne saurait être douteux que toutes nos formations marines les plus récentes, c’est-à-dire les terrains Pliocènes supérieurs et Pléistocènes, ainsi que les couches complétement modernes d’Europe, des deux Amériques et de l’Australie, pourront être, avec raison, considérées comme simultanées, dans le sens géologique du mot, par ce fait qu’elles contiendront des débris fossiles plus ou moins alliés, et qu’elles n’offriront aucune des formes propres aux dépôts inférieurs plus anciens. Cette transformation simultanée des formes de la vie dans les diverses parties du monde, du moins, en laissant à cette loi la largeur et la généralité que nous venons de lui donner, semble avoir vivement frappé deux habiles observateurs, MM. de Verneuil et d’Archiac. Après avoir traité du parallélisme des formes organiques de la période paléozoïque en diverses parties de l’Europe, ils ajoutent : « Si, surpris d’une succession si extraordinaire, nous tournons notre attention vers l’Amérique du Nord, et y découvrons une série de phénomènes analogues, nous devrons regarder comme certain que toutes ces modifications d’espèces, leur extinction et l’introduction d’espèces nouvelles, ne sauraient être uniquement ducs à des changements dans les courants marins, ou à toutes autres causes plus ou moins locales et temporaires, mais qu’elles dépendent des lois générales qui gouvernent le règne animal tout entier. » On doit à M. Barrande d’autres considérations de grande valeur, tendant à conclure précisément dans le même sens. En effet, on ne saurait sérieusement considérer les changements des courants, des climats ou des autres conditions physiques comme la cause de ces grandes mutations dans les formes de la vie, sur toute la surface du monde et dans les plus différentes régions. Il nous faut, comme le dit M. Barrande, chercher quelque loi spéciale. Cela ressortira encore avec plus d’évidence de ce que nous avons à dire de la distribution actuelle des êtres organisés, lorsque nous verrons combien il y a peu de rapports entre les conditions physiques des diverses contrées et la nature de leurs habitants. Ce grand fait de la succession parallèle des formes de la vie à la surface du monde s’explique aisément par la théorie de sélection naturelle. De nouvelles espèces se forment de variétés qui naissent douées de quelques avantages sur des formes plus anciennes, et ce sont les formes qui sont déjà dominantes, c’est-à-dire qui ont déjà depuis longtemps l’avantage sur les autres formes de la même contrée, qui naturellement produisent le plus souvent des variétés nouvelles ou espèces naissantes. Celles-ci doivent avoir encore plus de moyens que les souches dont elles sortent, de l’emporter dans la grande bataille de la vie et de pouvoir se conserver et se perpétuer. Nous avons une preuve évidente de cette loi dans le grand nombre de variétés fournies par les plantes dominantes, c’est-à-dire les plus communes et les plus répandues dans le monde, qui sont proportionnellement beaucoup plus riches en formes subordonnées que les espèces végétales confinées dans une patrie étroite. Il est aussi naturel que les espèces dominantes, variables, répandues dans de nombreuses stations, c’est-à-dire qui ont déjà envahi fréquemment une partie du territoire d’autres espèces, soient celles qui ont le plus de chances de s’étendre encore, et de donner naissance, en de nouvelles contrées, à de nouvelles variétés et à de nouvelles espèces. Leur diffusion peut quelquefois être très lente, car elle dépend de changements climatériques et géographiques, ou de circonstances extraordinaires, ou enfin de leur faculté d’acclimatation graduelle aux climats divers qu’elles doivent traverser pour s’étendre plus loin encore ; mais, dans le cours prolongé du temps, les formes dominantes ont généralement toutes chances de parvenir à se répandre au loin. Ce procédé de diffusion est probablement plus lent pour les habitants terrestres de continents distincts, que pour les faunes qui vivent dans des mers ouvertes et continues. Nous pouvons donc nous attendre à trouver, comme on l’observe en effet, un parallélisme de succession moins parfait chez les espèces terrestres que chez les espèces marines. Des espèces, déjà dominantes dans une région quelconque, peuvent, en s’étendant, rencontrer sur leur chemin d’autres espèces plus dominantes encore, ce qui arrêtera leur marche conquérante et pourra même causer leur extinction dans un temps plus ou moins prochain. Nous ne savons pas précisément quelles sont les conditions les plus favorables à la multiplication des espèces nouvelles et dominantes ; mais nous pouvons cependant préjuger avec fondement qu’un grand nombre d’individus, en leur donnant plus de chances de variations favorables, et une sérieuse concurrence déjà soutenue heureusement contre un grand nombre d’autres formes, doivent leur être au moins d’aussi grand avantage que la faculté de se répandre dans de nouveaux territoires. Un certain état d’isolement, revenant à de longs intervalles, pourrait aussi leur être avantageux, ainsi que nous l’avons déjà vu autre part. Certaine partie du monde peut avoir été particulièrement favorable à la production de nouvelles espèces dominantes sur la terre, et quelque autre aux espèces dominantes de la mer. Si deux régions ont présenté pendant longtemps des circonstances également favorables à la vie, partout où leurs habitants viendront à se rencontrer, la bataille sera rude et longue, et quelques formes originaires de chacune de ces deux patries rivales pourront se partager la victoire. Mais, dans le cours des temps, les formes les mieux douées tendront à prévaloir, quel que soit leur lieu d’origine. À mesure qu’elles prévaudront, elles causeront l’extinction d’autres formes inférieures ; et, comme ces formes inférieures seront alliées en groupes par leurs caractères héréditaires, des groupes entiers tendront à disparaître, bien que çà et là un représentant isolé de ces familles vaincues puisse peut-être longtemps survivre à la ruine de ses congénères. Il me semble donc que la succession parallèle et simultanée des mêmes formes vivantes dans le monde entier, prise dans un sens général, s’accorde parfaitement avec le principe selon lequel les nouvelles espèces seraient surtout produites parmi les espèces dominantes, variables et en voie de grande et rapide extension. Et comme les nouvelles espèces ainsi formées héritent des qualités qui ont assuré la domination à leurs souches mères, et que de plus elles ont déjà remporté quelque avantage sur leurs parents ou sur les autres espèces, elles peuvent à leur tour s’étendre, varier et produire des espèces nouvelles. De même, les formes vaincues, qui ont déjà cédé la place à de nouvelles formes victorieuses, étant généralement alliées en groupes par l’héritage commun de quelques causes d’infériorité, au fur et à mesure que des groupes nouveaux et en voie de progrès se répandront dans le monde, d’anciens groupes disparaîtront de proche en proche ; de sorte que, d’une manière comme de l’autre, la succession des formes organiques doit tendre au parallélisme et à la simultanéité. Je crois encore utile de faire une observation à ce sujet. J’ai dit quelles raisons j’ai de croire que la plupart de nos plus importantes formations, riches en fossiles, se sont déposées pendant des périodes d’affaissement. On a vu qu’elles ont dû être séparées les unes des autres par de longs intervalles, pendant lesquels le lit de la mer était ou stationnaire ou en voie de se soulever, ou par d’autres lacunes provenant de ce que la quantité de sédiment accumulée ne suffisait pas à enfouir les débris organiques de manière à les conserver. Pendant ces longs intervalles négatifs, je suppose que les habitants de chaque partie du monde supportèrent une somme considérable de modifications et d’extinctions, et qu’il y eut aussi de fréquentes migrations d’une région dans l’autre. Comme nous avons des motifs de croire que de vastes régions du globe sont affectées à la fois par le même mouvement, il est probable que des formations exactement contemporaines ont été souvent accumulées sur de vastes espaces dans la même partie du monde, mais nous n’avons aucun droit de conclure qu’il en ait été ainsi à toutes les époques, et que de grandes régions aient toujours été affectées à la fois des mêmes mouvements. Lorsque deux formations se sont déposées en deux régions pendant à peu près la même période, mais non pas absolument durant le même temps, il résulte des causes que nous avons étudiées dans le paragraphe précédent que nous devons trouver en l’une et en l’autre la même succession générale des formes de la vie ; mais les espèces peuvent bien ne pas se correspondre exactement, car l’une de ces régions a eu un peu plus de temps que l’autre pour les modifications, les extinctions et les immigrations. Je soupçonne que l’Europe peut nous offrir plusieurs exemples de ces faits. M. Prestwich, dans ses remarquables mémoires sur les dépôts Éocènes de France et d’Angleterre, a pu établir un étroit parallélisme entre les étages successifs des terrains des deux contrées ; mais, lorsqu’il compare certains terrains anglais avec les dépôts correspondants de France, bien qu’il trouve entre eux un curieux accord dans le nombre des espèces de chaque même genre, cependant les espèces elles-mêmes diffèrent d’une manière très difficile à expliquer, si l’on prend en considération la proximité des deux régions. Pour en rendre compte, il faudrait supposer qu’un isthme a séparé deux mers, habitées par deux faunes contemporaines, mais bien distinctes. Lyell a fait des observations analogues sur quelques-unes des formations tertiaires les plus récentes. Barrande a montré de même qu’il existe un parallélisme général très frappant dans les dépôts siluriens successifs de la Bohême et de la Scandinavie ; néanmoins il trouve des différences surprenantes dans les espèces. Si les diverses formations de ces deux régions ne se sont pas accumulées exactement en même temps, les unes, par exemple, ayant correspondu aux périodes d’inactivité de l’autre, et si dans les deux régions les espèces ont lentement continué de changer pendant les périodes d’accumulation et pendant les longues périodes d’inactivité qui les ont séparées ; alors, les différentes formations des deux contrées pourraient s’arranger dans un même ordre, d’accord avec la succession générale des formes de la vie, et cet ordre semblerait faussement parallèle ; néanmoins les espèces ne seraient pas toutes les mêmes dans les étages successifs, et, en apparence, correspondants des deux régions.

VII. Des affinités des espèces éteintes entre elles et avec les espèces vivantes. — Considérons un peu maintenant quelles sont les affinités mutuelles des espèces éteintes et vivantes. Il est évident qu’elles se groupent toutes ensemble dans un grand système naturel ; et ce fait s’explique tout d’abord par le principe de filiation généalogique. Plus une forme est ancienne, plus, en règle générale, elle diffère des formes vivantes. Mais, comme Buckland l’a remarqué il y a déjà longtemps, tous les fossiles peuvent être classés, soit dans les groupes encore vivants, soit entre eux. On ne saurait donc nier que les formes éteintes de la vie ne nous aident à remplir les lacunes considérables qui existent entre les genres, les familles et les ordres actuels, car, si nous considérons séparément, soit les formes vivantes, soit les formes éteintes, les deux séries sont beaucoup moins parfaites que si nous les combinons ensemble dans un seul système général. En ce qui concerne les vertébrés, on pourrait remplir des pages entières d’exemples empruntés à notre grand paléontologiste Owen, montrant comment les animaux éteints se placent naturellement entre des groupes de formes existantes. Cuvier considérait les Ruminants et les Pachydermes comme les deux ordres de mammifères les plus distincts ; mais Owen a découvert entre eux de si nombreux liens de transition, qu’il a dû changer toute la classification de ces deux ordres et placer certains Pachydermes dans le même sous-ordre avec des Ruminants. Ainsi, par exemple, se trouve comblée la grande lacune qui existait entre le Cochon et le Chameau. À l’égard des invertébrés, Barrande, dont l’autorité est irrécusable en pareille matière, affirme que les découvertes de chaque jour prouvent que les animaux paléozoïques, bien qu’appartenant aux mêmes ordres, familles ou genres que ceux qui vivent actuellement, n’étaient cependant pas classés en groupes aussi distincts à cette époque reculée qu’aujourd’hui. Quelques écrivains ont nié qu’aucune espèce éteinte, ou aucun groupe d’espèce pût être considéré comme intermédiaire entre des espèces ou des groupes vivants. Si l’on entend dire par là qu’aucune forme éteinte n’est exactement intermédiaire en tous ses caractères entre deux formes vivantes, l’objection est valable ; mais je prétends seulement que dans une classification parfaitement naturelle beaucoup d’espèces fossiles devraient être placées entre des espèces vivantes, et quelques genres éteints entre nos genres actuels, et même parfois entre des genres appartenant à des familles différentes. Le cas le plus commun, surtout à l’égard des groupes distincts, tels que les Poissons et les Reptiles, c’est que, supposant, par exemple, qu’ils se distinguent aujourd’hui l’un de l’autre par une douzaine de particularités caractéristiques, les anciens membres des mêmes groupes se distinguent par un nombre un peu moindre de caractères. De sorte que les deux groupes, bien qu’ayant toujours été très distincts, étaient cependant autrefois un peu moins tranchés et moins éloignés l’un de l’autre qu’aujourd’hui. C’est un fait admis maintenant que, plus une forme est ancienne, et plus elle tend à relier les uns aux autres par quelques-uns de ses caractères, des groupes aujourd’hui très tranchés. Cette observation ne s’applique évidemment qu’à ces groupes qui ont éprouvé de grands changements dans le cours des âges géologiques ; et il serait difficile de prouver que cette proposition est de vérité générale ; car, çà et là, on trouve un animal vivant, tel que le Lépidosirène, qui par ses affinités se rattache à des groupes extrêmement tranchés. Cependant, si nous comparons les Reptiles et les Batraciens les plus anciens, de même que les plus anciens Poissons et les plus anciens Céphalopodes, ou enfin les Mammifères éocènes, avec les représentants plus récents des mêmes classes, il faut bien admettre que cette observation renferme une grande part de vérité. Voyons maintenant jusqu’où ces divers faits, et les inductions qu’on en peut tirer, s’accordent avec la théorie de descendance modifiée. Comme le sujet est assez complexe, je dois prier le lecteur de revenir à la figure du quatrième chapitre. Nous pouvons supposer que les lettres numérotées sont des genres, et que les lignes pointées qui s’en écartent en divergeant sont les espèces de chacun de ces genres. La figure se trouve ainsi trop simple, en ce qu’elle représente trop peu de genres et trop peu d’espèces ; mais ceci est sans importance pour la question. Les lignes horizontales peuvent représenter des formations géologiques successives, et toutes les formes au-dessous de la ligne supérieure seront supposées éteintes. Les trois genres vivants, a14, q14, p14 formeront une petite famille ; b14 et f14 une famille proche-alliée ou sous-famille ; et o14, e14, m14 une troisième famille. Ces trois familles, réunies aux nombreux genres éteints qui ont formé les diverses lignées généalogiques divergentes depuis la souche mère A, formeront un ordre ; car tous auront hérité quelque chose en commun de cet ancien progéniteur. D’après le principe de continuelle divergence des caractères, dont cette figure a servi à démontrer les conséquences, plus une forme est récente, plus elle doit généralement différer de son ancien progéniteur. Nous pouvons par là comprendre aisément pourquoi les plus anciens fossiles sont ceux qui diffèrent le plus des formes actuelles. Il ne faudrait cependant pas considérer le principe général de la divergence des caractères comme une loi nécessaire ; il n’a de valeur qu’autant que les descendants modifiés d’une espèce deviennent ainsi plus capables de s’emparer de stations plus différentes et plus nombreuses dans l’économie de la nature. Il est donc parfaitement possible, comme nous l’ayons vu dans le cas de quelques formes siluriennes, qu’une espèce puisse se perpétuer avec de très légères modifications, en rapport avec des conditions de vie très peu altérées, et garder ainsi à travers une longue série de périodes successives les mêmes traits caractéristiques. C’est ce que nous voyons représenté dans la figure par la lettre F14. Ainsi que nous venons de le dire, toutes les espèces éteintes et vivantes descendues de A forment un ordre ; et cet ordre, par suite des effets continus de l’extinction et de la divergence des caractères, est divisé en plusieurs familles ou sous-familles, dont on suppose que quelques-unes ont péri à différentes époques, tandis quelques-unes ont vécu jusqu’aujourd’hui. Au seul examen de la figure, on peut voir que si un certain nombre de formes éteintes, qu’on suppose enfouies dans les formations successives, étaient découvertes à divers étages inférieurs de la série, les trois familles vivantes, représentées sur la ligne supérieure, deviendraient moins distinctes l’une de l’autre. Si par exemple les genres a1, a5, a10, f8, m3, m6, m9, étaient retrouvés, ces trois familles seraient si étroitement reliées ensemble, qu’on les unirait probablement dans une même grande famille, à peu près de la même manière qu’on a dû le faire à l’égard des Ruminants et de certains Pachydermes. Cependant l’on aurait droit de contester que ces genres éteints fussent intermédiaires en caractères entre les genres vivants des trois familles qu’ils seraient ainsi venus relier entre elles ; car ils ne seraient intermédiaires entre les genres vivants que d’une façon indirecte, et seulement par un circuit long et tortueux, à travers de nombreuses formes toutes différentes. Si beaucoup de formes éteintes venaient à être découvertes au-dessus de l’une des lignes horizontales moyennes qui indiquent les diverses formations géologiques, au-dessus de la ligne n° VI, par exemple, mais qu’on n’en trouvât aucune au-dessous de cette même ligne, alors les deux familles de gauche seulement, c’est-à-dire a14, etc., et b14, etc., seraient fondues en une seule ; tandis que les deux autres familles, c’est-dire a14 à f14, comprenant actuellement cinq genres, et o14 à m14, resteraient encore distinctes. Cependant ces deux familles seraient moins distinctes l’une de l’autre qu’elles ne l’étaient avant la découverte des genres fossiles. Si, par exemple, nous supposons que les genres vivants de ces deux familles diffèrent les uns des autres par une douzaine de particularités caractéristiques ; à l’époque ancienne indiquée par la ligne n° VI ces genres différaient par un moins grand nombre de leurs caractères ; car à ce degré généalogique reculé ils ne s’étaient pas encore écartés, à beaucoup près, autant qu’ils l’ont fait depuis, des caractères du commun progéniteur de l’ordre. C’est pourquoi divers genres éteints sont souvent en quelque chose intermédiaires en caractères entre leurs descendants modifiés, c’est-à-dire entre leurs parents collatéraux. Dans la nature, les choses seraient infiniment plus compliquées que sur la figure, car les groupes seraient plus nombreux, ils se seraient perpétués pendant des périodes très inégales et se seraient modifiés très diversement et à différents degrés. Comme nous possédons seulement le dernier volume de nos archives géologiques, et que, de plus, ce volume est fort incomplet, nous ne pouvons nous attendre, excepté en des cas très rares, à pouvoir remplir les profondes lacunes du système généalogique naturel de manière à relier parfaitement ensemble nos différents ordres ou familles. Tout ce que nous pouvons espérer avec quelque droit, c’est que ceux d’entre ces groupes qui, pendant le cours des périodes géologiques connues, ont subi de grandes modifications, soient rapprochées les uns des autres de quelques pas, par la découverte de quelques-uns de leurs ancêtres dans les formations les plus anciennes ; de sorte que les plus anciens membres de la série diffèrent moins les uns des autres en quelques-uns de leurs caractères que les membres existants du même groupe. Or, d’après les témoignages concordants de nos plus savants paléontologistes, tel semble devoir être fréquemment le cas. Ainsi, d’après la théorie de descendance modifiée, les faits principaux concernant les affinités mutuelles des formes éteintes, soit entre elles, soit avec les formes vivantes, me semblent s’expliquer d’une façon satisfaisante ; tandis qu’ils me paraissent complétement inexplicables de tout autre point de vue. D’après la même théorie, il est évident que la faune de chacune des grandes périodes de l’histoire de la terre doit être intermédiaire dans ses caractères généraux entre celle qui l’a précédée et celle qui l’a suivie. Ainsi, les espèces qui ont vécu pendant la sixième époque de filiation généalogique, représentée sur la figure, sont la postérité modifiée de celles qui vécurent pendant la cinquième époque, et les ancêtres de celles qui vécurent, en se modifiant toujours davantage, pendant la septième époque. Elles ne peuvent donc guère manquer d’être à peu près intermédiaires en caractères entre les formes organiques des formations inférieures et supérieures. Mais il faut aussi faire une part à l’entière extinction de quelques-unes des formes antérieures, et dans chaque région particulière à l’immigration de nouvelles formes venues d’autres régions. Il faut encore songer qu’une somme considérable de modifications a dû avoir lieu pendant les longs intervalles négatifs qui ont séparé les formations successives. Avec ces restrictions, la faune de chaque période géologique est assurément intermédiaire en caractères entre les faunes qui l’ont précédée et celles qui l’ont suivie. Pour en donner un seul exemple, il suffit de rappeler de quelle manière les fossiles du système devonien furent du premier coup reconnus par les paléontologistes comme intermédiaires en caractères entre ceux des terrains carbonifères qui les suivent et ceux du système silurien qui les précèdent. Une fois qu’il est bien constaté que la faune de chaque période est, dans son ensemble, à peu près intermédiaire en caractères entre les faunes antérieures et postérieures, ce n’est pas une objection réelle à la vérité de cette loi générale que de lui opposer quelques genres qui semblent faire exception. Par exemple, les Mastodontes et les Éléphants ont été classés par le docteur Falconer en deux séries, l’une d’après leurs affinités organiques mutuelles, l’autre d’après l’époque présumée de leur existence ; et ces deux séries ne concordent pas parfaitement. Les espèces les plus extrêmes en caractères ne sont ni les plus anciennes ni les plus récentes ; et celles qui sont intermédiaires en caractères ne sont pas intermédiaires en âge. Mais supposant pour l’instant, en ce cas et en quelques autres, que le témoignage de la première et de la dernière apparition de l’espèce soit juste, nous n’avons aucune raison pour supposer que les formes successivement produites se perpétuent nécessairement pendant des temps égaux et exactement correspondants. Une forme très ancienne peut, de temps à autre, durer beaucoup plus longtemps qu’une forme produite autre part plus récemment, surtout dans le cas d’espèces terrestres habitant des districts séparés. Si l’on me permet de comparer les grandes choses aux petites, je dirai que, si les principales races éteintes et vivantes du Pigeon domestique étaient classées, aussi bien qu’on pourrait le faire, suivant la série de leurs affinités, cet arrangement ne s’accorderait pas exactement avec l’ordre chronologique de leur production, et encore moins avec celui de leur disparition ; car la souche mère, le Pigeon biset vit encore, tandis que beaucoup de variétés entre le Pigeon biset et le Messager se sont éteintes ; et les Messagers eux-mêmes, qui sont extrêmes en caractères sous le rapport de la longueur du bec, sont d’une origine beaucoup plus ancienne que les Culbutants à courte face, qui sont à l’extrémité opposée de la série sous le même rapport. En connexion intime avec ce fait que tous les restes organiques d’une formation intermédiaire, quant au temps, sont aussi jusqu’à un certain point intermédiaires en caractères, tous les paléontologistes ont constaté que les fossiles de deux formations consécutives sont beaucoup plus étroitement alliés que les fossiles de deux formations chronologiquement très séparées. M. Pictet en donne un exemple bien connu, dans la ressemblance générale des restes organiques des divers étages de la Craie, bien que les espèces de chaque étage soient distinctes. Cette loi seule, par sa généralité, semble l’avoir ébranlé dans sa ferme croyance à l’immutabilité des espèces. Quiconque est un peu familiarisé avec la distribution géographique des espèces vivantes à la surface du globe, n’essayera pas de rendre compte de l’étroite ressemblance des espèces, cependant bien distinctes, de deux formations, rigoureusement consécutives, par la persistance des conditions physiques de la vie dans les mêmes régions pendant de longues époques géologiques. Il ne faut pas oublier que les formes de la vie, au moins celles qui habitent les mers, ont changé presque simultanément dans le monde entier, et par conséquent sous les climats les plus différents et dans les circonstances les plus diverses. Il faut se rappeler que de prodigieuses vicissitudes de climats ont eu lieu pendant la période pléistocène, qui comprend la période glaciaire tout entière, et remarquer combien peu les formes spécifiques des habitants de la mer paraissent en avoir été affectées. D’après la théorie de descendance modifiée, rien n’est plus aisé que de comprendre pourquoi les restes fossiles de formations rigoureusement consécutives, bien que rangés comme espèces distinctes, ont cependant des affinités étroites. L’accumulation de chaque formation ayant dû être souvent interrompue, et de longs intervalles négatifs s’étant écoulés entre les formations successives, ainsi que j’ai essayé de le démontrer dans le dernier chapitre, nous ne saurions nous attendre à trouver dans une même formation, ou dans deux formations en apparence consécutives, toutes les variétés intermédiaires entre les espèces qui apparurent au commencement et à la fin de ces périodes. Nous devons seulement trouver à intervalles très longs, si on les mesure au nombre des années, mais relativement assez courts au point de vue géologique, des formes étroitement alliées, ou, comme les ont nommées quelques auteurs, des espèces représentatives. Or, c’est ce que nous constatons journellement. Nous trouvons enfin toutes les preuves, que nous pouvons espérer avecdroit, de la mutation lente et à peine sensible des formes spécifiques.

VIII. Du degré de développement des formes anciennes, comparé à celui des formes vivantes. — Nous avons vu dans le quatrième chapitre que le degré de différenciation et de spécialisation des organes, chez les êtres vivants adultes, est la meilleure norme qu’on ait encore trouvée de leur perfection, et de leur supériorité relative. Nous avons vu aussi que la spécialisation des parties ou des organes est avantageuse à chaque être ; de sorte que la sélection naturelle doit tendre constamment à spécialiser de plus en plus l’organisation de chaque individu, et à la rendre sous ce rapport plus parfaite et plus élevée. Cela n’empêche pas qu’elle peut laisser, et laisse en réalité subsister un nombre considérable d’êtres d’une structure simple et peu développée, mais parfaitement adaptés néanmoins à de simples conditions de vie. Même, en quelques cas, elle simplifie l’organisation par une métamorphose rétrogressive qui la fait descendre dans l’échelle naturelle ; mais cependant elle laisse l’être ainsi dégradé mieux adapté à sa nouvelle manière de vivre143. Bien que nous sachions trop peu de choses à l’égard des relations mutuelles des êtres vivants, pour donner une explication suffisante de certains faits de ce genre, ils ne peuvent donc fournir d’objection valable à la théorie de sélection naturelle. Ainsi, nous ignorons pourquoi certains Brachiopodes ne sont que légèrement modifiés depuis les périodes géologiques les plus reculées, mais nous comprenons du moins comment ils ne sont pas nécessairement modifiés. Et lorsque le professeur Phillips demande pourquoi les mollusques d’eau douce sont restés presque invariables, depuis une époque très reculée jusqu’à nos jours, nous pouvons répondre qu’ils ont dû être soumis à une concurrence moins vive que les mollusques qui vivent dans les stations plus vastes des mers. Plus généralement pourtant il résulte, de la théorie de sélection naturelle, que les espèces les plus récentes doivent tendre à prospérer et à s’élever plus haut que leurs souches mères, parce que chaque espèce ne peut se former qu’à l’aide de quelques avantages qu’elle possède dans la concurrence vitale sur d’autres formes antérieures. S’il se pouvait que, sous un climat à peu près semblable à celui auquel ils ont été accoutumés, les habitants éocènes d’une partie du monde entrassent en concurrence avec les habitants actuels de la même région ou de toute autre, la flore et la faune éocènes seraient certainement vaincues et exterminées. Une population secondaire serait également détruite par une éocène, comme une population paléozoïque par une secondaire. De sorte qu’en vertu de ce jugement de la victoire dans la lutte vitale universelle, aussi bien qu’au point de vue de la spécialisation plus ou moins parfaite des organes, les formes modernes, d’après la théorie de sélection naturelle, doivent être plus élevées que les formes anciennes. En est-il ainsi ? La grande majorité des paléontologistes répondraient affirmativement ; mais, après avoir lu les discussions soutenues à ce sujet par Lyell et les opinions du Dr Hooker à l’égard des plantes, je ne saurais adopter cette manière de voir qu’avec quelques restrictions ; néanmoins, on peut présumer que les recherches géologiques fourniront des preuves plus décisives de la loi de progrès général. Le problème est de toute façon extrêmement compliqué. Les archives géologiques, de tout temps imparfaites, ne s’étendent pas assez loin dans le passé, je crois, pour prouver avec une évidence indiscutable que, depuis les premiers commencements de l’histoire connue du monde, l’organisation ait considérablement avancé. Même aujourd’hui, si l’on compare entre eux les membres de la même classe, les naturalistes ne sont pas d’accord pour décider quelles sont les formes les plus élevées. Ainsi, les uns regardent les Sélaciens, ou Requins, comme les plus élevés dans la série des poissons, parce qu’ils s’approchent des reptiles par quelques particularités importantes de leur organisation. D’autres considèrent au contraire les Téléostéens comme les plus élevés. Les Ganoïdes sont placés par leurs affinités entre les Sélaciens et les Téléostéens ; ces derniers sont aujourd’hui prépondérants quant au nombre ; mais les Sélaciens et les Ganoïdes ont existé seuls pendant longtemps ; et en ce cas, selon la norme de supériorité qu’il plaira de choisir, on pourra dire que les poissons ont rétrogradé ou progressé dans leur organisation. Il est complétement vain de vouloir juger de la supériorité relative des êtres de types bien distincts : qui, par exemple, décidera si une Seiche est plus élevée qu’une Abeille, cet insecte que Von Baer jugeait, « en fait, d’une organisation plus élevée qu’un poisson, bien que sur un autre type ? » Dans le combat si complexe de la vie, il est tout à fait croyable que des crustacés, par exemple, et non pas même les plus élevés de leur classe, puissent vaincre des Céphalopodes, c’est-à-dire les mollusques les plus élevés ; et de tels crustacés, bien que d’une organisation peu élevée, n’en seraient pas moins ainsi placés très haut dans l’échelle des animaux invertébrés en vertu du plus décisif de tous les jugements, le jugement du combat. Les difficultés qu’on trouve à décider quelles sont les formes les plus parfaites, sous le rapport de l’organisation, se compliquent encore de ce qu’il ne s’agit pas seulement de comparer les membres les plus élevés d’une classe quelconque à deux époques plus ou moins éloignées, bien que ce soit cependant le fait le plus important à considérer dans la balance ; mais il faut aussi comparer entre eux tous les membres de la même classe, inférieurs et supérieurs, qui ont vécu pendant l’une et l’autre période. À une époque reculée, les mollusques les plus bas et les plus élevés de la série, c’est-à-dire les Brachiopodes et les Céphalopodes, fourmillaient en nombre ; aujourd’hui ces deux ordres ont beaucoup diminué, tandis que d’autres ordres intermédiaires, par le degré de leur organisation, se sont considérablement accrus. Conséquemment, quelques naturalistes ont soutenu que les mollusques étaient autrefois plus développés et plus élevés qu’aujourd’hui ; mais on pourrait étayer plus fortement la conclusion toute contraire de ce que les mollusques inférieurs sont aujourd’hui beaucoup réduits en nombre, et d’autant plus que les Céphalopodes vivants, quoique très peu nombreux, sont d’une organisation plus élevée que leurs anciens représentants. Il faut aussi considérer les nombres proportionnels des classes inférieures et supérieures dans la population totale du monde aux deux époques : si, par exemple, nous comptons aujourd’hui cinquante mille espèces d’animaux vertébrés, et si nous savons qu’à une époque antérieure il n’en a existé que dix mille, il faut tenir compte de cet accroissement de nombre des classes supérieures, qui implique au moins un grand déplacement des formes inférieures ; c’est encore un progrès évident dans le monde organique, si l’on constate que ce sont les ordres les plus élevés plutôt que les moins élevés de l’embranchement des vertébrés qui se sont ainsi multipliés. Mais nous voyons par là quelle est la difficulté insurmontable qu’il y a et qu’il y aura peut-être toujours à comparer avec une parfaite exactitude, à travers des rapports aussi complexes, le degré de supériorité relative des organismes imparfaitement connus qui ont composé les faunes des périodes successives de l’histoire de la terre. Nous apprécierons mieux encore l’un des côtés les plus sérieux de cette difficulté, en examinant quelques-unes des faunes et des flores actuelles. D’après la rapidité extraordinaire avec laquelle des productions européennes se sont récemment répandues dans la Nouvelle-Zélande et se sont emparées des stations qui jusque-là devaient avoir été occupées par les indigènes, nous pouvons présumer que, si tous les animaux et toutes les plantes de la Grande-Bretagne étaient laissés libres de se multiplier dans la Nouvelle-Zélande, une multitude de formes anglaises s’y naturaliseraient complétement, et dans le cours des temps extermineraient un grand nombre des formes natives. D’autre côté, et bien contrairement à ce que nous venons de voir dans la Nouvelle-Zélande, à peine un seul habitant de l’hémisphère austral s’est naturalisé à l’état sauvage dans une contrée quelconque de l’Europe ; de sorte que, si toutes les productions de la Nouvelle-Zélande étaient laissées libres de se multiplier en Angleterre, il est au moins douteux qu’un nombre considérable d’entre elles puissent jamais s’emparer de stations aujourd’hui occupées par nos plantes ou nos animaux indigènes. À ce point de vue, les productions de la Grande-Bretagne peuvent donc être considérées comme plus élevées que celles de la Nouvelle-Zélande. Cependant le plus habile naturaliste, même à l’aide d’un scrupuleux examen des espèces des deux contrées, n’aurait pu prévoir ce résultat144. M. Agassiz insiste fortement sur ce que les animaux anciens ressemblent jusqu’à un certain point à l’embryon des animaux de la même classe ; de sorte que la succession géologique des formes éteintes est en quelque degré parallèle au développement embryogénique des formes récentes. Je crois, avec MM. Pictet et Huxley, que cette manière de voir est très loin d’être prouvée. Cependant je m’attends à ce qu’elle se confirme de plus en plus chaque jour, du moins en ce qui concerne les groupes subordonnés, qui sont sortis les uns des autres par une suite de ramifications successives depuis des temps comparativement récents. Car cette opinion de M. Agassiz s’accorde parfaitement avec la théorie de sélection naturelle. Dans un chapitre, j’essayerai de montrer que l’adulte diffère de son embryon par suite de variations survenues pendant le cours de la vie des individus, et héritées par leur postérité à un âge correspondant. Ce procédé, pendant qu’il laisse l’embryon sans changements, accumule continuellement, durant une longue série de générations successives, des différences de plus en plus grandes chez l’adulte. L’embryon demeure ainsi comme une sorte de portrait, conservé par la nature, de l’état ancien et moins modifié de chaque animal. Une pareille loi peut être vraie, et cependant n’être jamais susceptible d’une preuve complète. Lorsqu’on voit par exemple que les mammifères, les reptiles ou les poissons les plus anciennement connus, appartiennent évidemment chacun à leur propre classe, bien que quelques-unes de ces anciennes formes soient en quelque chose moins distinctes les unes des autres que les membres typiques des mêmes groupes ne le sont aujourd’hui, il serait inutile de chercher des animaux réunissant les caractères embryogéniques communs à tous les vertébrés, jusqu’à ce que des formations de beaucoup antérieures aux terrains siluriens les plus inférieurs ne soient découvertes ; or une pareille découverte me semble, comme je l’ai déjà dit, fort peu probable.

IX. De la succession des mêmes types dans les mêmes régions pendant les dernières périodes tertiaires. — M. Clift a montré, il y a quelques années, que les mammifères fossiles des cavernes australiennes étaient étroitement alliés aux Marsupiaux de ce continent. Dans l’Amérique du Sud, une parenté semblable est évidente, même aux yeux les moins expérimentés, dans les fragments d’armures gigantesques, analogues à celle du Tatou, qu’on a trouvés en divers districts de la Plata. Le professeur Owen a démontré que la plupart des mammifères fossiles enfouis en grand nombre dans ces contrées ont des rapports frappants avec les types actuels qui peuplent l’Amérique du Sud. Cette parenté est encore plus apparente dans l’étonnante collection d’os fossiles rassemblée par MM. Lund et Clausen dans les cavernes du Brésil. Je fus si vivement frappé de ces faits, que, dès les années 1835 et 1846, j’insistai fortement sur cette « loi de succession des types » et sur « cette étonnante parenté entre les morts et les vivants du même continent. » Le professeur Owen a étendu depuis la même généralisation aux mammifères du vieux monde. Nous voyons la même loi dans ses Restaurations des anciens oiseaux gigantesques de la Nouvelle-Zélande. Nous la retrouvons encore dans les oiseaux des cavernes du Brésil. M. Woodward a montré qu’elle s’applique aux coquilles marines ; mais il résulte de la grande extension de la plupart des genres de mollusques qu’elle n’apparaît pas dans cette classe avec la même évidence. On pourrait encore citer beaucoup d’autres cas particuliers, tels que le rapport observé entre les coquilles terrestres éteintes et vivantes de Madère et entre les coquilles éteintes et vivantes des eaux saumâtres de la mer Aralo-Caspienne. Que signifie cette remarquable loi de la succession des mêmes types dans les mêmes régions ? Après avoir comparé le climat actuel de l’Australie et celui des différentes contrées de l’Amérique du Sud sous les mêmes latitudes, il faudrait être bien hardi pour oser, d’une part, rendre compte des dissemblances des habitants de ces deux continents par des dissemblances dans les conditions physiques, et, d’autre part, expliquer par les ressemblances de ces conditions l’uniformité des mûmes types dans chacune de ces régions pendant les dernières périodes tertiaires. Nul ne saurait prétendre non plus que ce soit en vertu d’une loi immuable que l’Australie a produit principalement et exclusivement des Marsupiaux, ou que l’Amérique de Sud a seule produit des Édentés et quelques autres types qui lui sont propres ; car nous savons qu’anciennement l’Europe a été peuplée de nombreux Marsupiaux, et j’ai déjà montré dans d’autres ouvrages que la distribution des mammifères terrestres a été très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. L’Amérique du Nord présentait autrefois beaucoup des caractères actuels de l’autre moitié méridionale de ce continent ; et celle-ci a été antérieurement beaucoup plus semblable à la première qu’elle ne l’est aujourd’hui. De même nous savons par les découvertes de MM. Falconer et Cautley que les mammifères de l’Inde septentrionale ont été à une époque antérieure en relation plus étroite avec ceux de l’Afrique qu’ils ne le sont aujourd’hui. On connaît des faits analogues dans la distribution des animaux marins. D’après la théorie de descendance modifiée, cette grande loi de la succession longtemps continuée, mais non pas immuable, des mêmes types dans les mêmes régions s’explique du premier coup ; car les habitants de chaque partie du monde doivent évidemment tendre à s’y perpétuer aussi longtemps qu’ils le peuvent pendant la période suivante, ou du moins à y laisser des descendants étroitement alliés, bien qu’en quelque chose modifiés. Si les habitants d’un continent ont autrefois beaucoup différé de ceux d’un autre continent, de même leurs descendants modifiés différeront presque de la même manière et en même degré. Mais après de longs intervalles et après des changements géographiques importants, permettant de nombreuses migrations réciproques, les types les plus faibles céderont la place à des formes dominantes ; de sorte qu’il ne peut y avoir rien d’immuable dans les lois de la distribution passée ou actuelle des formes de la vie. On demandera peut-être, par manière de raillerie, si je suppose que le Mégathérium et d’autres géants semblables ont laissé derrière eux dans l’Amérique du Sud, comme leurs descendants dégénérés, le Fourmilier timide et le Tatou indolent. On ne saurait s’arrêter un instant à une pareille supposition. Ces représentants gigantesques du même ordre se sont complétement éteints sans laisser de descendants modifiés. Ce que je prétends, c’est que dans les cavernes du Brésil il y a un grand nombre d’espèces étroitement alliées par la taille et par d’autres caractères aux espèces qui vivent actuellement dans l’Amérique du Sud ; et quelques-unes de ces formes fossiles peuvent avoir été les ancêtres des espèces vivantes. Il ne faut pas oublier que d’après ma théorie toutes les espèces du même genre descendent d’une espèce unique ; de sorte que, si l’on trouve, dans une formation géologique quelconque, six genres ayant chacun huit espèces, et dans la formation suivante six autres genres alliés ou représentatifs ayant chacun le même nombre d’espèces que les premiers, nous en pouvons conclure qu’une espèce seulement de chacun des genres les plus anciens a laissé des descendants modifiés qui forment les six nouveaux genres. Les sept autres espèces comprises dans les anciens genres ont dû périr sans laisser de postérité. Mais il serait plus probable encore que deux ou trois espèces, de deux ou trois seulement des anciens genres, eussent servi de souche aux six genres nouveaux ; et que les autres espèces ou genres entiers eussent été complétement exterminés. Dans des ordres en voie de décadence, dont les genres et les espèces décroissent peu à peu en nombre, comme il semble que ce soit le cas pour les Édentés de l’Amérique du Sud, un plus petit nombre encore de genres et d’espèces doivent avoir laissé des descendants modifiés.

X. Résumé de ce chapitre et du précédent. — J’ai essayé de montrer que nos archives géologiques sont extrêmement incomplètes ; qu’une très petite partie du globe seulement a été géologiquement explorée ; que seulement certaines classes d’êtres organisés ont été conservées à l’état fossile ; que le nombre des espèces et de leurs spécimens individuels, conservés dans nos musées, n’est absolument rien en comparaison du nombre incalculable de générations qui doivent s’être écoulées pendant la durée d’une seule formation ; que l’accumulation de dépôts riches en fossiles, d’une puissance suffisante pour résister à des dégradations ultérieures, n’étant guère possible que pendant des périodes d’affaissement du sol, d’énormes intervalles de temps doivent s’être écoulés entre la plupart de nos formations successives ; que les extinctions d’espèces ont probablement été plus fréquentes et plus rapides pendant les périodes d’affaissement, mais qu’il doit y avoir eu des variations plus considérables pendant les périodes de soulèvement, beaucoup moins favorables que les autres à l’enfouissement des fossiles, de sorte qu’elles forment autant de lacunes dans les archives de la terre ; que chaque formation elle-même s’est accumulée avec intermittence ; que la durée de chaque formation a peut-être été courte en comparaison de la durée des formes spécifiques ; que les migrations d’espèces ont joué un rôle important dans la première apparition des formes nouvelles en chaque région et en chaque formation ; que les espèces très répandues sont les plus variables, et, conséquemment, celles qui doivent avoir le plus souvent donné naissance à des espèces nouvelles ; enfin que les variétés ou espèces naissantes ont presque toujours commencé par être locales. Il résulte de cet ensemble de causes si diverses que les archives géologiques doivent être extrêmement incomplètes, ce qui nous explique pourquoi, bien qu’elles nous aient déjà fourni jusqu’ici de nombreux liens de transition qui rattachent les uns aux autres les membres vivants des mêmes groupes et ces groupes entre eux, cependant nous ne trouvons pas parmi nos documents fossiles d’innombrables variétés, reliant les unes aux autres, par des transitions graduelles insensibles, toutes les formes organiques éteintes et vivantes. Quiconque n’admet pas cette manière d’envisager la nature et l’étendue des secours que nous pouvons attendre des documents géologiques pour reconstituer une histoire complète du règne organique ne saurait admettre ma théorie ; car autrement on pourrait demander en vain où sont les innombrables formes intermédiaires qui doivent avoir autrefois formé les liens de transition entre les diverses espèces alliées ou représentatives qu’on découvre dans les étages successifs de chaque grande formation. On peut ne pas croire aux longs intervalles d’inactivité qui se sont écoulés entre nos formations consécutives ; on peut ne pas accorder toute son importance au rôle que les migrations doivent avoir joué, surtout lorsqu’on étudie séparément et exclusivement les formations de quelque grande région telle que l’Europe ; on peut enfin arguer de l’apparition soudaine de groupes entiers d’espèces nouvelles, bien que ces brusques invasions aient déjà souvent été reconnues fausses par suite de découvertes plus récentes. On peut aussi demander où sont les restes de ce nombre infini d’organismes qui doivent avoir existé longtemps avant que les couches inférieures du système silurien ne se soient déposées. Je ne puis répondre à cette dernière question que par une hypothèse : c’est qu’autant que nous pouvons le savoir, nos océans se sont étendus depuis des temps immensément reculés, à peu de chose près, dans le même lit et dans les mêmes lieux où s’élèvent aujourd’hui nos continents, leurs surfaces oscillatoires doivent avoir presque constamment existé depuis l’époque silurienne. Mais, longtemps avant cette époque, le monde a peut-être présenté un aspect tout différent ; les continents primitifs, formés de couches de sédiment plus anciennes que toutes celles que nous connaissons, peuvent être aujourd’hui passés à l’état métamorphique, ou peuvent dormir au fond des océans qui les recouvriront à jamais. Passant condamnation sur ces quelques difficultés, les autres faits principaux de la science paléontologique me semblent se déduire aisément des principes de la théorie de descendance modifiée par sélection naturelle. Il nous devient facile de comprendre, à son aide, comment les nouvelles espèces apparaissent lentement et successivement, comment les espèces de différentes classes ne changent pas nécessairement ensemble, ni avec la même vitesse de transformation, ni en égal degré, bien que, dans le cours prolongé du temps, toutes subissent des modifications plus ou moins profondes. L’extinction des anciennes formes est ainsi une conséquence presque inévitable de la production des nouvelles. Nous pouvons comprendre encore pourquoi, une fois qu’une espèce a disparu, elle ne saurait plus reparaître avec des caractères identiques. Les groupes d’espèces s’accroissent lentement en nombre, et se perpétuent pendant des périodes inégales ; car le procédé de modification est nécessairement lent, et dépend d’un concours de circonstances accidentelles et complexes. Les espèces dominantes des groupes les plus considérables tendent à laisser un grand nombre de descendants modifiés ; d’où il résulte que de nouveaux groupes se forment peu à peu à l’aide de leurs modifications divergentes. Au fur et à mesure que ces nouveaux groupes dominants se forment, les espèces des groupes les moins vigoureux, ayant hérité d’un commun progéniteur certains désavantages, tendent à s’éteindre ensemble, sans laisser de descendants modifiés à la surface de la terre. Mais l’extinction complète d’un groupe entier d’espèces peut souvent être beaucoup plus lente que sa première formation, grâce à ce qu’un petit nombre de ses représentants peuvent souvent survivre et se perpétuer languissamment dans quelque station isolée et protectrice. Mais lorsqu’un groupe a une fois entièrement disparu, il ne saurait plus reparaître : le lien de ses générations a été rompu. Nous pouvons comprendre maintenant comment l’extension considérable des formes dominantes de la vie, qui sont celles qui varient le plus souvent, doit tendre durant le cours prolongé des choses à peupler le monde entier de leurs descendants plus ou moins modifiés. Ceux-ci réussiront généralement de même à envahir les stations occupées par d’autres groupes d’espèces qui leur seront inférieures dans la concurrence vitale. D’où il suit qu’après de longs intervalles de temps les habitants du monde entier semblent avoir changé partout simultanément. Les données de la théorie nous expliquent encore comment il se fait que toutes les formes de la vie, anciennes et récentes, forment un seul grand système ; car elles sont toutes en connexion par le lien étroit de la filiation généalogique. Le principe de divergence continuelle des caractères nous explique pourquoi plus une forme est ancienne, plus, en général, elle diffère des formes vivantes ; et pourquoi encore les formes anciennes et éteintes tendent souvent à remplir des lacunes qui existent entre les formes actuelles, quelquefois jusqu’à confondre en un seul groupe deux ordres, autrefois classés comme bien distincts, mais plus communément, les rapprochent seulement un peu plus près l’un de l’autre. Plus une forme est ancienne, plus souvent il arrive, au moins en apparence, qu’elle montre des caractères jusqu’à certain point intermédiaires entre des groupes aujourd’hui distincts ; car plus une forme est ancienne, plus elle doit être en étroite connexion, et, par conséquent, plus elle doit avoir de ressemblance avec le commun progéniteur du groupe, depuis devenu successivement très divergent. Les formes éteintes présentent rarement des caractères exactement intermédiaires entre les formes vivantes ; car elles sont intermédiaires seulement au moyen d’un circuit généalogique plus ou moins long et plus ou moins tortueux, à travers beaucoup d’autres formes éteintes différentes, et le plus souvent inconnues. Si les restes organiques de deux formations consécutives sont plus étroitement alliés que ceux de deux formations plus éloignées dans la série, c’est qu’ils sont en connexion généalogique plus étroite ; et c’est par une conséquence du même fait que les débris fossiles d’une formation intermédiaire en position entre deux autres sont également intermédiaires en caractères, entre les formes fossiles que recèlent les couches supérieures et inférieures. Les habitants de chaque période successive dans l’histoire du monde n’ont pu exister qu’à la condition de vaincre leurs prédécesseurs dans la bataille de la vie. Ils sont, par ce fait, et autant qu’il a été nécessaire à leur victoire, plus élevés dans l’échelle de la nature, et généralement d’une organisation plus spécialisée. C’est ce qui peut rendre compte de ce sentiment général et mal défini qui porte beaucoup de paléontologistes à admettre que l’organisation a progressé, du moins quant à l’ensemble, à la surface du monde. Si l’on pouvait arriver un jour à prouver que les anciens animaux ressemblent, jusqu’à un certain point, à l’embryon des animaux vivants de la même classe, le fait n’aurait rien d’inexplicable. La succession des mêmes types d’organisation dans les mêmes régions pendant les dernières périodes géologiques cesse aussi d’être un mystère, et s’explique tout simplement par les lois de l’hérédité. Si donc les archives géologiques sont aussi incomplètes que je le crois, et on peut au moins affirmer que la preuve du contraire ne saurait être fournie, les principales objections qu’on peut faire à la théorie de sélection naturelle sont beaucoup affaiblies ou même disparaissent. Et, d’autre part, toutes les lois principales de la paléontologie proclament hautement, à ce qu’il me semble, que les espèces se sont produites successivement par une génération régulière, et que les formes anciennes ont été supplantées par des formes vivantes nouvelles et plus parfaites, produites en vertu des lois de variations, qui continuent d’agir journellement autour de nous, et conservées par sélection naturelle.