(1923) Nouvelles études et autres figures
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(1923) Nouvelles études et autres figures

L’ancêtre des hommes de lettres : Hésiode

Si on lisait encore l’aimable et savant voyage d’Anacharsis, ce Télémaque de l’érudition, je rappellerais le chapitre où le jeune Scythe, fils de Toxaris, pénètre en Béotie. C’est le printemps. Il arrive sur les confins de l’Attique et traverse la ville d’Orope. Le premier bruit qu’il entend est un bruit de source, et le premier objet qui frappe ses yeux est un temple, le temple d’Amphiaraüs. On prétend qu’il s’y accomplit des quantités de prodiges, « mais, nous dit-il, les Béotiens ajoutent tant de foi aux oracles qu’on ne peut s’en rapporter à ce qu’ils disent ». Il parvient à Tanagra où naquit la célèbre poétesse Corinne. « Quand on lit ses ouvrages, on demande pourquoi, dans les combats de poésie, ils furent si souvent préférés à ceux de Pindare, mais quand on voit son portrait, on demande pourquoi ils ne l’ont pas toujours été. » Pour un jeune Scythe, le madrigal est galant et l’abbé Barthélemy emmène bien vite son nourrisson à Platée et à Leuctres, ruines glorieuses. Enfin ils vont coucher à Ascra, patrie d’Hésiode.

Un pauvre hameau cet Ascra, rude en hiver, pénible en été et jamais agréable. Mais un sentier en sort qui mène au bois des Muses ; et ce bois solitaire est délicieusement animé par les statues des dieux et des poètes. Au-dessus des bois solitaires coulent une petite rivière, nommée le Permesse, et la fontaine d’Hippocrène et celle où Narcisse se noya pour s’être trop aimé. Enfin, on est sur l’Hélicon, et les Muses y règnent. Eh bien, ces bruits de sources et d’oracles, ce beau visage de femme entrevu à Tanagra, ces ruines de villes guerrières, ces statues, ces fontaines sacrées, cette présence des dieux, et, au milieu d’une nature charmante, un petit hameau triste, brûlant on glacial, qui nous rappelle la dureté de la vie et la misère humaine : tout cela résume assez bien la poésie d’Hésiode.

Aujourd’hui, le paysage n’est plus le même. Les hommes l’ont déboisé. Il ne reste que de rares figuiers et de rares oliviers qui ombragent des chapelles en ruines. La malaria se lève des marais livides avec les canards sauvages, il n’y a même plus de hameau d’Ascra. Mais on en reconnaît l’emplacement à la tour noire et carrée de Pyrgaki qui domine la vallée, et les beaux noms de l’Hippocrène, du Permesse et de l’Hélicon mettent encore un sourire de gloire sur ce paysage mort. Et voyez cependant comme l’œuvre des grands poètes s’accommode des ravages que le temps fait subir à leur décor natal. Leur terre peut changer de face ; l’harmonie n’est pas rompue. Il y a en eux quelque chose d’éternel qui se retrouve dans tous les spectacles éphémères. Cette unique et sombre tour au milieu de ce paysage désolé répond encore fort bien à l’idée que nous pouvons nous faire d’Hésiode. Il a subi tranquillement l’assaut des siècles. Il se dresse au-dessus de nos misères, qu’il contemple et qui ne l’étonnent pas ; et les semences de la poésie moderne trouvent entre ses vieilles pierres où se prendre, croître et fleurir,

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C’est bien ainsi qu’il nous apparaît, seul et rude, lorsque nous plongeons nos regards dans le passé de la Grèce, Il est le premier poète dont nous voyons la figure, le premier dont la voix ait un timbre particulier. Avant lui, ce ne sont que des noms sans voix ou des voix sans nom : les Linus, les Musée, les Orphée qui viennent de la Thrace, on ne sait d’où, et Homère. Mais qui est Homère ? Quels sont les deux aèdes qui nous donnèrent l’Iliade et l’Odyssée ? Quelle ironie : les deux plus beaux poèmes que nous possédions sont anonymes, alors que tant de pauvres mortels se travaillent vainement à courir après l’immortalité. Mais Hésiode paraît, et avec lui, la personnalité fait irruption dans la littérature. Le moi s’affirme. Hésiode sort de la foule des ombres et des vagues homérides, Il dit : Je suis Hésiode, berger de ce troupeau et citoyen d’Ascra. Il a ses idées à lui, ses sentiments à lui, un caractère tout à fait, à lui. Et cependant il lui manque encore quelque chose pour être complet : il lui manque une histoire. Mais lui manque-t-elle tant que cela ? Les événements de notre vie n’ont pas toute l’importance que nous leur attribuons. Un ou deux suffisent pour que notre âme se révèle. Nous ne connaissons pas l’histoire d’Hésiode, mais nous connaissons son esprit et sa nature, ce qui est le principal. Et, soit dit en passant, cela justifie à merveille notre tragédie classique qui ne retenait de la vie d’un homme que les circonstances indispensables à l’intelligence de son caractère.

Nous savons, parce qu’il nous l’a lui-même conté dans son poème, que son père naviguait et avait dû quitter la ville de Kymé en Éolie. Ce n’était point, nous dit-il judicieusement, pour fuir la richesse, ni la fortune, mais l’odieuse pauvreté. Il était venu s’établir près de l’Hélicon, dans ce maudit bourg d’Ascra où les gens cultivaient la terre. Son fils y naquit peut-être. En tout cas il y grandit, il y vécut, il n’en sortit guère. L’exemple paternel le détourna de confier son bien aux nefs « solidement garnies de clous ». Son seul voyage sur mer fut d’aller en Eubée. Il partit d’Aulis « où jadis les Achéens hivernèrent et rassemblèrent les troupes nombreuses que la sainte Hellade armait contre Troie aux belles femmes ». Il se rendait à un concours de poésie. On l’y déclara vainqueur ; et il en rapporta un trépied à deux anses qu’il consacra aux Muses Héliconiennes qui lui avaient appris les chants divins. Voilà du moins ce qu’il nous dit.

Sur la foi de Plutarque, qui n’était guère mieux renseigné que nous, on a contesté l’authenticité de ce passage. Il s’y était glissé une fâcheuse interpolation. Un mystificateur de l’Antiquité, — et la Grèce a été riche en mystificateurs, — faisait dire à Hésiode que, dans ce concours de la poésie, il avait battu Homère. La plaisanterie a paru un peu forte. Et tout le passage a failli sauter. Je ne vois pas pourquoi. Ce voyage en Eubée est très vraisemblable. Mais nous avons une mauvaise habitude ; nous sommes désolés que ces vieux poètes ne nous en apprennent pas plus long sur eux-mêmes, et aussitôt qu’ils semblent céder à notre désir, nous prenons l’air de gens « à qui on ne la fait pas » et nous leur crions de se taire.

Étant donné que nous ne savons pas à quelle époque Hésiode vécut, probablement au viiie  siècle avant notre ère, cela nous dispense de chercher la date de sa mort. Cette mort, Plutarque nous l’a racontée dans le Banquet des Sept Sages. Elle serait survenue en Locride. Les fils de son hôte l’auraient accusé d’avoir protégé, au moins par son silence, les amours d’un ami avec leur sœur, et l’aurait massacré, puis jeté à la mer. Mais une troupe de dauphins auraient rapporté son corps au rivage ; le crime eût été ainsi dénoncé. Ce fut au tour des meurtriers d’être précipités dans les flots. Les dauphins sont peut-être de trop dans l’histoire. Mais qu’une femme ait été mêlée à sa mort, cela doit d’autant moins nous surprendre qu’il semble avoir beaucoup aimé et beaucoup craint la beauté féminine. Il l’aima au point de la traiter de « ravissant fléau ».

Dans cette vie que baigne un crépuscule légendaire, brille un événement précis. Le père du poète avait laissé en mourant un héritage et deux fils. Le frère d’Hésiode, Persès, ne fut pas satisfait du partage. C’est une vieille histoire toujours nouvelle. On porta l’affaire devant les juges qui siégeaient dans l’agora de Thespies et qui étaient, paraît-il, au nombre de sept. Ces juges ressemblaient à notre Perrin Dandin. Ils avaient du goût pour les épices. Hésiode leur applique l’épithète énergique de « mangeurs de présents ». Persès les corrompit et ils jugèrent la cause selon ses désirs. Mais Persès était paresseux et on put bientôt prévoir le jour où, ses biens dissipés, il mendierait de porte en porte. Il vint même frapper à celle d‘Hésiode, qui le repoussa et le renvoya au travail. D’ordinaire les mauvais sujets nous sont assez sympathiques dans la poésie. Nous associons volontiers la fantaisie de l’esprit à l’insouciance des mœurs. Mais c’est ici que l’aventure devient originale. Ce musard, ce flâneur de Persès, qu’on rencontre dans toutes les forges où les fainéants s’assemblent pour causer en se chauffant, ce beau parleur qui se moque du lendemain et qui gaspille un argent d’ailleurs mal acquis, n’a pas pour une obole de talent. C’est Hésiode, l’homme de labeur et d’économie, qui est le poète, il unit en lui le charme de la cigale et la vertu de la fourmi. Le plus ancien des grands poètes personnels nous atteste par son exemple que le génie poétique n’a rien à faire avec l’esprit bohème. Il condamne environ deux mille huit cents ans avant que le romantisme lui ait donné l’éclat que nous savons, la théorie qui marie le désordre à l’inspiration. Dans ce petit bourg d’Ascra, les Muses se sont mises hardiment du côté de l’épargne. Et dire que, dans ce procès, Hésiode n’avait peut-être pas entièrement raison ! Mais le moyen de réhabiliter Persès ? Il n’a pas fait un seul vers.

Les plaideurs malheureux ont vingt-quatre heures pour maudire leurs juges. Les vingt-quatre heures d’Hésiode durent encore. Il avait conçu une très vive irritation du jugement qui le dépouillait en partie de son héritage, et dont les échos, d’Ascra à Thespies, s’étaient certainement répercutés autour de toutes les enclumes du pays. Il avait conscience de son droit et aussi de sa valeur. Les juges n’avaient pas seulement condamné le petit propriétaire : ils avaient molesté le chanteur, l’inspiré des dieux. C’est ce que nous dit le court apologue inséré dans la première partie de son poème. Il se voit entre les mains des juges de Thespies comme le rossignol entre les serres d’un épervier. L’épervier emporte l’oiseau sonore très haut dans les nuages, et, pendant que le rossignol gémit, il lui adresse ces cruelles paroles : « Misérable, pourquoi cries-tu ? Un plus fort que toi te tient. Tu viendras où je te mènerai, si beau chanteur que tu sois. S’il me plaît, je te mangerai et, s’il me plaît, je te lâcherai. » Hésiode fut révolté. L’injustice particulière dont il pâtissait le persuada que le monde allait mal. Il fit ce que nous faisons presque tous ; il généralisa son expérience personnelle. Et voilà comment un jugement rendu dans l’agora de Thespies par sept juges, dont quatre au moins peuvent être soupçonnés d’avoir mordu à la grappe, nous valut un des beaux poèmes de la littérature grecque. Goethe n’avait pas tort lorsqu’il prétendait que, parmi les œuvres de l’esprit, les plus remarquables n’avaient souvent été que des œuvres de circonstance.

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Le poème d’Hésiode est donc sorti de l’indignation d’un plaideur ; et l’oublier serait ne rien comprendre à la façon dont il est composé. Considérés comme une œuvre didactique, les Travaux et les Jours ont de quoi nous déconcerter, car, si un poème doit être régulier, avec un commencement, un milieu et une fin, c’est bien un poème didactique. Les Géorgiques de Virgile et l’Art poétique de Boileau nous offrent des modèles du genre. Mais ce n’est point ce qu’a fait Hésiode ni même ce qu’il a voulu faire, ou, s’il en a eu l’intention, sa passion l’eu a vite détourné. Il commence par invoquer Zeus qui confond les hypocrites et qui flétrit les superbes, et il le supplie de conformer ses arrêts à sa justice. Quant à lui, Hésiode, il se chargera d’adresser à Persès des paroles vraies. Début rapide et ferme, où la distribution des rôles de Zeus et du poète ne manque pas de grandeur. Et il entre dans son sujet : la glorification des vertus qu’il représente, la condamnation des juges iniques comme ceux de Thespies et des vauriens comme son frère. Les hommes sont continuellement en lutte les uns contre les autres ; mais les mobiles qui les agitent ont, les uns, une origine malsaine, l’envie ; les autres, une noble source, l’émulation. L’émulation est excellente, car elle nous excite au travail : l’envie est funeste, car elle nous en écarte. Et pourtant le travail est la grande loi de la vie. Il l’est depuis que Prométhée a dérobé le feu du ciel et que, par vengeance, les dieux nous ont imposé la nécessité de l’effort. Autrefois, les hommes n’étaient pas soumis à cette peine : ils le sont aujourd’hui. S’ils l’oublient, s’ils s’adonnent à la basse envie, le monde deviendra horrible, et, « drapant leurs beaux corps de voiles blancs, la Pudeur et l’Équité s’en iront dans l’Olympe rejoindre la race des Immortels ». Le travail ne prospère que sous le règne de la Justice. L’esprit de justice distingue l’homme de l’animal ; et la justice fait fleurir les cités. Jamais les hommes justes ne sont en proie à la faim et au malheur (comme Persès). Mais que les hommes injustes tremblent ! « Souvent toute une ville est châtiée à cause du crime d’un homme qui a ourdi de mauvaises actions. »

(Entendez-vous, gens de Thespies ? Si le tonnerre ou la peste vous frappent, vous saurez à qui vous en prendre.) Du reste l’œil de Zeus voit tout. Il n’ignore rien des jugements qui se rendent au sein des villes. Hommes, je vous le dis, la Justice est irritée. Enveloppée d’un nuage, elle parcourt en pleurant les cités et les campagnes. Que les mauvais juges renoncent à leur iniquité ; et que les paresseux se mettent au travail. Soyez pieux, ne vivez pas dans l’oisiveté comme les bourdons qui s’enrichissent du labeur des abeilles.

Telle est, en résumé, la première partie du poème qui en comprend presque la moitié. Ce n’est qu’une âpre revendication et une longue satire, où l’auteur, bien qu’il ne cesse d’interpeller les juges et son frère, ne se met pas lui-même en scène. Il ne nous étale pas sous les yeux les pièces du procès, ce qui est bien plus habile, car nous pourrions discuter. Si l’accent est personnel, la cause demeure en quelque sorte impersonnelle. Avec la force d’un théologien qui fonde la morale sur le dogme, Hésiode a commencé par établir que le travail et la justice étaient des nécessités commandées par les dieux. Il n’en est que plus à l’aise pour nous faire entendre que ces grands intérêts du monde ont été lésés en sa personne. Ce qui s’est passé dans l’agora de Thespies intéresse l’univers. Et, en effet, il n’est pas indifférent qu’en un petit canton de la terre des règles qui devraient être inviolables aient été violées. Le vieux poète grec nous rappelle quelquefois le David des Psaumes. Je n’ai pas besoin d’insister sur la différence des deux conceptions de la divinité ; mais, lorsqu’il s’écrie : « Si, par la violence, un homme s’est emparé d’une grande richesse ou si, par sa parole mensongère, il en a dépouillé autrui, les dieux n’ont aucune peine à l’anéantir : sa maison dépérit et sa prospérité ne dure que peu de temps », je songe à ce que j’ai lu des Psaumes : « Seigneur, vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité… Je poursuivrai mes ennemis et je les atteindrai et je ne me retournerai pas qu’ils ne soient anéantis. » Évidemment, nous sommes là entre prophètes. Et les deux prophètes poussent à peu près le même cri vers la justice. C’est, le cri qui nous parvient du fond des âges les plus reculés. C’est le cri qui monte encore vers le ciel. Les hommes se le transmettent infatigablement. Et cela devrait faire réfléchir les théoriciens du progrès.

Quand il a durement secoué et menacé les juges de Thespies et Persès, on dirait qu’Hésiode éprouve le besoin de leur jeter à la tête toute sa sagesse en aphorismes, toute sa sagesse d’homme raisonnable et rigide. Ces conseils, ces avis, ces maximes ne s’adressent pas tous à ses ennemis personnels ; mais ils tendent tous à leur prouver que celui qu’ils ont condamné et méprisé connaît à fond la morale et les beaux secrets qui assurent, l’ordre du monde. Si ces vers n’ont pas rempli Persès du sentiment de son indignité, Hésiode a manqué son but.

« Cependant, aurait pu dire ce Persès, tout cela est très beau et mon frère parle bien. Mais autre chose est de bien parler et de savoir agir. Moi, je n’ai pas eu de chance : rien ne me réussit. Là-dessus, allons boire ! » « Arrête, se serait écrié Hésiode, arrête, Persès insensé ! Je vais te montrer que je ne suis pas moins fort dans la pratique que dans la théorie et que, si tu n’as pas de chance, c’est que tu ne mérites pas d’en avoir. » Et la seconde partie du poème commence. Après les conseils du moraliste, les conseils de l’agriculteur et de l’homme qui sait un peu ce qu’est la navigation. Mais il ne lâche pas Persès : « Écoute-moi, insensé. Songe à payer tes dettes et à te préserver de la faim. » Il y arrivera s’il sait tenir sa maison, fabriquer ses charrues, labourer et semer en temps opportun, s’approvisionner pour l’hiver, surveiller le ciel dont les signes sont des ordres, épier tous les avertissements que nous donnent la nature, les feuilles qui poussent, le cri des oiseaux, le chant du coucou dans les feuilles des chênes. Le colimaçon qui grimpe le long des plantes. Désire-t-il naviguer ? Cinquante jours après le solstice, le moment est favorable, à moins que le ciel et la mer n’aient conjuré notre perte. On peut encore s’embarquer au printemps, mais avec des risques. D’ailleurs, il est toujours dangereux de mettre toute sa fortune dans la cale d’un vaisseau. Ces conseils techniques sont encore moins techniques que moraux. À chaque instant revient l’idée qu’en définitive c’est l’intelligence et la vertu de l’homme qui font le champ prospère.

Mais peu à peu, comme si le plaisir de noter ses observations, si la description même de sa dure existence et quelques retours sur son passé avaient apaisé son ressentiment, il oublie les juges de Thespies et Persès. Dans la troisième partie de son poème, la plus courte, qui ne contient que des préceptes sur le mariage, sur les rapports des hommes entre eux, sur les rites à accomplir, sur les jours fastes et néfastes, je ne trouve plus qu’une allusion à son frère, discrète et mélancolique. « Ne chéris pas ton ami à l’égal de ton frère ; mais si tu le fais, ne commence pas à mal agir envers lui. » Et le poète, qui a conquis sa sérénité et qui sait tout ce que nous ordonnent les dieux, termine son poème en distribuant aux hommes sa sagesse mystérieuse. « Heureux, dit-il, heureux l’homme laborieux qui possède ces connaissances et qui, observateur des auspices et toujours éloigné des actes illégitimes, demeure irréprochable devant les Immortels ! » Cet homme, c’est lui. D’abord, nous l’avons vu, le cœur ulcéré, tremblant d’une colère prophétique, rouge et poudreux encore du chemin de Thespies à Ascra, assénant sur Persès et sur les juges iniques ses reproches amers, ses âpres exhortations et ses fortes railleries ; puis il est rentré chez lui, il a regardé son foyer, parcouru ses champs, repassé sa vie pour en condenser l’expérience, enfin, tout doucement, il a pris le petit sentier qui monte, loin de la foule, vers le bois des Muses, et le voilà sur l’Hélicon parmi les dieux.

Comprise ainsi, la bizarre composition des Travaux et des Jours ne me paraît plus bizarre. Mais je m’empresse d’ajouter que je ne suis pas sûr d’être dans le vrai. Les Allemands, qui perdent rarement l’occasion de commettre une balourdise, Twesten et Lehrs, ont affirmé que les Travaux et les Jours, loin de constituer un poème, n’étaient qu’un assemblage de débris de poèmes dont les auteurs sont inconnus. Théodore Bergk s’est écrié : « Nous ne possédons pas tout ce qu’Hésiode a fait et le peu que nous possédons n’est pas de lui. » Qu’est-ce qu’il en sait, Théodore Bergk ? À les en croire, nous n’aurions là, mis bout à bout, que les restes d’un Traité d’agriculture et de navigation, ceux d’un calendrier et ceux d’un recueil de morales. M. Maurice Croiset, dans sa belle étude sur Hésiode, leur oppose d’excellentes raisons, par exemple que nous ne pouvons attendre d’un poète de cet âge une logique conforme à la nôtre et qu’un Béotien du viiie  siècle avant notre ère, sans culture philosophique ou oratoire, n’a pu construire un poème sur le travail de la même façon que Pope un essai sur la critique. Il se demande aussi comment un arrangeur aurait imaginé la querelle des deux frères. Enfin, il rapproche ingénieusement la composition des Travaux et des Jours de celle des Caractères de La Bruyère. Comme je suis moins compétent que lui, je me permets d’être plus audacieux et de reconnaître dans le désordre apparent du poème d’Hésiode le mouvement passionné d’une âme qui peu à peu s’apaise. La critique a souvent le grand tort de dissoudre les œuvres anciennes à force de conjectures et d’hypothèses, au lieu d’essayer de les expliquer telles que les siècles nous es ont léguées.

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La portée des Travaux et des Jours excède de beaucoup celle d’une satire ou d’une apologie personnelle. Ils forment un des tableaux les plus instructifs que nous possédions d’une civilisation primitive par rapport à la nôtre, mais déjà héritière d’autres civilisations qui se perdent dans la nuit insondable. Après les brillantes scènes de la vie pastorale qu’Homère avait figurées sur le bouclier d’Achille et qu’Achille en combattant présentait ainsi aux barbares asiatiques comme l’image de l’Humanité grecque, après les descriptions plus familières mais romanesques de l’Odyssée voici le tableau vigoureux, exact, réaliste, de l’existence que menaient, sur les flancs de l’Hélicon, les rudes campagnards du viiie  siècle.

Elle se détache sur un fond d’idées religieuses et morales extrêmement curieux. Les aèdes ioniens nous avaient représenté l’Olympe comme une cité d’or, dont les habitants, plus beaux, plus grands, plus lourds que les êtres mortels, se mêlaient à leur vie et partageaient leurs amours et leurs haines. Avec Hésiode, le ciel s’élargit, les dieux s’éloignent ; mais en s’éloignant, ils ont laissé derrière eux de puissants vestiges dont les hommes commencent à perdre le sens. C’est par un chemin de ruines sacrées, de mythes prodigieux et prodigieusement obscurs que nous pénétrons dans les pensées morales des Travaux et des Jours. Les dieux, devenus invisibles, sont en train de devenir abstraits. Nous vivons sous les yeux d’innombrables divinités que nous ne voyons plus et qui n’en sont que plus redoutables. Il y a sur la terre trente mille Immortels gardiens des hommes au nom de Zeus. Ils nous observent, ils nous surveillent, ils nous châtient ; car les hommes sont mauvais, et la race humaine est une race déchue.

D’où vient cette déchéance ? Quand Prométhée eut ravi le feu, Zeus lui dit : « Fils de Japetos, le plus subtil des êtres, tu te réjouis d’avoir volé le feu et de m’avoir trompé, mais cela te coûtera cher à toi, et aux hommes futurs, je leur enverrai un fléau qui les ravira et qui sera leur perte. Ainsi parla Zeus, et le père des hommes et des dieux rit. Il ordonna à l’illustre Héphaïstos de mouiller aussitôt de la terre et de la pétrir, et de lui donner la vie humaine et la force, et de former l’image d’une vierge pareille aux déesses immortelles. Athéna lui enseignerait à travailler et à tisser la toile industrieuse. Aphrodite aux cheveux d’or répandrait sur sa tête la grâce et la volupté… ; et le messager Hermès mettrait en elle l’esprit d’impudence et de mensonge. Il dit, et ils obéirent au Maître Zeus, fils de Kronos. Aussitôt l’illustre Boiteux modela avec de la terre l’image d’une vierge pudique. Athéna aux yeux pers lui apprit à se ceindre et à se parer ; les Grâces et la vénérable Persuasion lui passèrent un collier d’or ; les Saisons à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Et le héraut des dieux, le messager Hermès, logea dans son cœur le mensonge, les paroles flatteuses et les ruses. Et cette femme fut nommée Pandore… » C’est un passage d’une radieuse poésie. Mais que représente Prométhée aux yeux du poète ? Faut-il voir en lui le génie tutélaire de l’humanité contraint d’expier sons le bec éternel du vautour les bienfaits dont nous lui sommes redevables ? Pandore n’est-elle pas l’Ève païenne qui a déchaîné le mal dans le monde ? Cette belle vierge à l’air pudique et à l’âme menteuse ne symbolise-t-elle pas la conception pessimiste de l’amour ?

L’histoire de Prométhée et de Pandore est encore très claire à côté de celle qui suit. Dans son désir de nous expliquer la nécessité du travail et la misère des hommes, l’imagination du poète se reporte aux anciens âges de l’humanité. Nous connaissons la fable des quatre âges, d’or, d’argent, d’airain et de fer, la plus mélancolique, la plus désespérante des fables, puisqu’elle place l’âge d’or à l’origine du monde et qu’ainsi, à chaque pas qu’il fait, l’homme s’éloigne un peu plus du bonheur. La science, qui croit au Progrès, et qui ne devrait croire qu’aux siens, s’est efforcée de la ruiner. Mais nous l’avons vue reparaître avec Jean-Jacques Rousseau. Comme elle est difficile à déraciner de nos cœurs ! Il nous semble que nos idées de bonheur ne se justifient que par le souvenir confus d’un bonheur parfait que nos premiers pères auraient goûté. Nos désirs ne seraient plus que des réminiscences. Ces quatre âges sont pourtant d’une invention relativement récente. Hésiode, qui paraît ignorer le déluge, ne les a pas connus tels que les poètes latins nous les ont décrits. Chez lui, la première génération des mortels que firent les Olympiens fut en or. Ils jouissaient de tous les biens, et mouraient sans douleur « comme domptés par le sommeil ». Mais après cette race d’or vint une race d’argent. Les enfants restaient enfants pendant cent années. Ils grandissaient dans des jeux puérils, et, quand ils arrivaient à la jeunesse, ils mouraient d’imbécillité. Et, par-dessus le marché, ils étaient impies, Zeus les fit descendre aux demeures souterraines où cependant ils reçurent le nom de bienheureux ; et leur mémoire est respectée. Je ne connais rien de plus dégoûtant et de plus impressionnant que cette vision d’idiots lugubres, d’hydrocéphales d’argent qui vivant un siècle en état d’enfance et qui meurent au seuil de la jeunesse. À cette horrible génération en succéda une troisième, d’airain, celle-là, brutale, farouche, invincible. Les hommes s’entretuaient et s’en allaient sans nom, sans gloire, dans la vaste et froide demeure de Hadès. « La sombre mort les saisit tout effrayants qu’ils étaient et ils quittèrent la splendide lumière du soleil. » La quatrième génération fut meilleure et plus juste, race de demi-dieux, ils tombèrent glorieusement devant Thèbes aux sept portes ou sous les murs de Troie pour les beaux yeux d’Hélène. « Et ils habitent maintenant, libres de soucis, les îles des Bienheureux, par-delà l’Océan. Et la terre leur donne, trois fois l’an, des fruits doux comme le miel. » Enfin, la cinquième génération est celle d’Hésiode, de Persès, des frères ennemis, des juges qui outragent les lois par des arrêts iniques ; c’est aussi la nôtre. « Jamais plus, ni le jour, ni la nuit, les hommes ne cesseront d’être consumés par la fatigue et par la misère… Ah, s’écrie le poète, si j’avais pu ne pas vivre dans cette cinquième génération, mais mourir auparavant ou naître plus tard ! » L’étrange souhait ! Eût-il préféré vivre dans la troisième où l’on s’entretuait et dans la seconde où il serait resté sur les genoux de sa nourrice pendant cent ans ? Et d’autre part, quand il regrette de ne pas être né plus tard, espère-t-il donc en un avenir meilleur ? Croit-il au progrès ?

Jules Girard, dans son étude sur Le Sentiment religieux en Grèce, en est convaincu. « L’idée du Progrès est bien visible, dit-il, dans la suite irrégulière de ces cinq âges… Le Grec, tout en sentant profondément la faiblesse et la misère humaines, croit en lui-même : c’est pour cela qu’il a tant d’activité et d’invention. Lorsqu’il a pris dans les légendes communes de l’humanité le mythe des âges, il y a mêlé un élément nouveau et disparate, le principe du progrès. » L’observation est juste pour le Grec en général ; elle ne me persuade pas pour Hésiode. Je ne distingue aucun progrès entre la première et la quatrième génération, ni même entre la troisième et la cinquième. Hésiode nous permet d’espérer que la génération qui nous suivra vaudra mieux que la nôtre ; mais le passé nous avertit que celle qui lui succédera sera peut-être pire. L’Humanité s’avance sur un chemin terriblement inégal. Elle sort d’une fondrière pour retomber dans une fondrière plus affreuse. Disons mieux, le poète n’a donné aucun sens philosophique à son histoire. Elle est d’une grandiose incohérence ; mais précisément, par toute l’ombre dont elle s’entoure et par toute l’ombre où elle se perd, elle est extraordinairement poétique. Ces tableaux qui passent sous nos yeux nous remplissent d’une secrète horreur. Ils apparaissent comme les fragments éclatants et incompréhensibles d’un passé fantastique, et ils rentrent dans les ténèbres avec tout leur mystère. Il ne reste plus au fond du ciel que l’œil de Zeus qui voit tout, et, sur la terre, que le pas étouffé et rapide des Invisibles qui nous frôlent, surprennent nos paroles et scrutent nos cœurs.

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Sur ce fond mythique, la vie des hommes ressort très pauvre et très dure. Hésiode la résume dans un vers d’une simplicité saisissante : « La terre est pleine de maux et la mer en est pleine. » Ni l’Ecclésiaste ni Schopenhauer n’ont été plus loin. Et le poète ajoute : « Les maladies, spontanément, viennent nuit et jour visiter les hommes mortels. Elles leur apportent la douleur en silence, car le sage Zeus les a privés de voix. » Cet en silence est admirable. Il me rappelle le Voleur de l’Évangile. Mais Zeus est pourtant sage de leur avoir refusé la voix. Si elles s’annonçaient, dans l’impossibilité où nous sommes de les fuir, nous souffririons davantage et plus longtemps. Nous serions comme le captif au poteau qui entend crier ses bourreaux dans l’épaisseur du bois. C’est du reste une des rares allusions d’Hésiode à la mort. Il semble que, dans sa pensée, l’immortalité n’existe que pour les héros. Et pourquoi s’occuperait-il de la mort ? Le difficile c’est de vivre. Et la vie d’un petit propriétaire terrien comme Hésiode, si elle nous paraît bornée, n’en est pas moins assez compliquée. Les soucis ne doivent point l’absorber au point de lui faire oublier ses innombrables et menus devoirs envers les dieux. Il ne lui est pas permis d’être distrait. S’il place le vase à verser le vin sur le cratère où l’on mêle les boissons, c’est un signe funeste. S’il puise l’eau dans une marmite à pied pour la cuisine ou pour le bain, sans avoir accompli les rites, il peut être sûr qu’il lui en cuira. Une fois en règle avec les dieux, il s’agit de rester en paix avec ses voisins. Ne lui demandez aucune générosité, aucune charité. La nécessité l’asservit au sol, et son lopin de terre l’a rendu foncièrement individualiste. Il tourne le dos au vieux monde héroïque. Tous ses rapports avec les autres hommes se fondent sur l’utilitarisme et sur une idée de justice, sèche et aiguisée comme un silex. Regardez-le, quand vient l’hiver, dans sa tunique de trame épaisse qui lui descend jusqu’aux pieds, enveloppé de peaux de chevreaux, chaussé de souliers doublés de feutre, coiffé d’un bonnet de laine : il ne songe qu’à accroître son bien, à acheter le champ et la vigne d’autrui. Il ne déteste pas les bons dîners, à condition que chacun paie son écot. « Le plaisir y est plus grand et la dépense plus faible. » Mais il n’en abuse pas : il a tant à faire ! Il lui faut surveiller le ciel, la nature, les bêtes et les plantes. Il lui faut passer en revue ses instruments de travail. Il lui faut avoir l’œil sur ses bœufs, sur ses domestiques, sur sa femme. Un homme prudent ne confiera sa charrue qu’à un quadragénaire, car les jeunes gens n’ont l’esprit occupé que de leurs camarades. Un homme prudent prendra toujours une servante sans enfants. Il se mariera ; mais il n’épousera qu’une jeune fille qu’il pourra former, une jeune fille du voisinage, élevée tout près de chez lui. C’est plus sûr ; mais ce n’est pas encore très sûr. On ne sait jamais avec les femmes. Il y en a tant qui aiment à courir les banquets et qui vous brûlent leur mari « sans torche ». Un homme prudent n’aura qu’un enfant pour entretenir la maison paternelle. « C’est ainsi que son bien s’accroîtra. » Je crois pouvoir dire que cette sagesse égoïste a traversé les siècles.

Mais elle a des parties de noblesse. Une vie si laborieuse et si parcimonieuse recèle aussi de la beauté. Nous possédons en nous une richesse inépuisable : notre énergie. Sous la froide lumière d’un idéal de justice, le laboureur d’Ascra peut encore se faire une destinée enviable. Il la façonne chaque jour selon sa volonté conforme à celle des dieux. Il jouit de sa force et de son endurance. Il contribue, pour sa part, au règne de l’ordre, si profitable aux mortels. Il s’en récompense lui-même, lorsque fleurit l’artichaut sauvage et que les stridentes cigales chantent dans les arbres en bruissant des ailes. C’est le temps des rochers ombreux où l’on boit le vin noir des monts Biblines, au bord d’une source claire, le visage éventé par les souffles tièdes. Les paysans sont brûlés du soleil ; mais le plaisir rit dans le regard des femmes. Courte trêve ! On savoure âprement la joie d’avoir bien rempli son métier d’homme ; et la rude existence paraît désormais facile. L’idée d’Hésiode est déjà une idée platonicienne ; la vie réglée par l’honnête travail et par la vertu n’est pas seulement la meilleure, elle est la plus agréable. « Le vice, nous dit le poète, il nous est aisé de l’atteindre, même en foule : la roule est unie, et il habite près de nous. Mais devant la vertu, les dieux immortels ont placé les sueurs ; le chemin qui y mène est long, escarpé, âpre au commencement : cependant, quand on est parvenu au sommet, il devient commode, bien que les premiers pas aient été durs. » On sent dans ces vers l’homme qui respire sur les hauteurs. C’est très beau, très simple ; et nous n’avons pas trouvé mieux.

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Cette solide morale revêt une forme définitive. Ce poème des Travaux et des Jours est le premier qui nous apporte l’odeur de la glèbe. Mais le sentiment de la nature chez Hésiode ne ressemble point au sentiment de la nature des poètes modernes ou même d’un poète comme Virgile. Les mots d’amour de la nature n’auraient aucun sens, pour lui. La nature n’est pas une amie. Il reste aussi éloigné du panthéisme que de tout mysticisme. Nulle communication mystérieuse et douce ne s’établit entre son âme et les choses. Il ne s’arrête point sur sa route pour cueillir ses sensations et pour en décrire la délicatesse et la beauté. La nature n’est pas non plus une ennemie. Le cultivateur ne voit dans ses spectacles que des objets d’études. Il épie sur sa face changeante les avertissements dont il doit tenir compte et profiter. Hésiode sent, pense, agit en paysan ; mais ce paysan a le don de rendre exactement, sobrement, avec une puissance faite de mesure, ce qu’il a observé. Un paysan, très paysan et un artiste presque impeccable dans le même homme : c’est une rencontre rare.

Sa poésie vient d’abord de ce qu’il substitue toujours à l’idée abstraite l’image vivante, et cela le plus naturellement du monde. Il ne cherche pas les images ; elles s’offrent à lui, elles s’imposent même, puisqu’elles ne sont pour la plupart que les rapports entre les phénomènes de la nature et les travaux des hommes. « Quand la grue crie du haut des airs, il faut commencer le labourage, et ce cri blesse au cœur l’homme qui n’a pas de bœufs. Lorsque le colimaçon grimpe le long des plantes, c’est le moment de sarcler la vigne. Quand les feuilles se montrent à l’extrémité des branches du figuier, juste aussi longues que la trace laissée par la patte d’une corneille, alors on peut s’embarquer sur mer. » Ce groupe d’images consiste à remplacer les dates précises par la notation non moins précise des signes les plus fugitifs du temps et de la terre. Et c’est de la poésie. Les paysans font de la poésie sans le savoir, et les sauvages aussi, et les Natchez de Chateaubriand ; mais Chateaubriand le savait ! D’autres images sont empruntées aux habitudes de la vie quotidienne et au parler populaire. Le poète ne dira pas qu’il est temps de remplir ses jarres de blé, il dira : « Tu peux alors enlever de tes jarres à grains les toiles d’araignées. » Ici l’image ajoute à l’idée de la besogne qu’on doit faire l’idée de l’attention et du soin qu’on doit y apporter. De même, quand le poète appellera les voleurs, qui s’introduisent dans les fermes, des « dormeurs de jour », c’est plus qu’une simple image : c’est une évocation. On voit à ce mot les mauvais gars qui donnent à poings fermés, en plein midi, au fond des granges, et qui cuvent dans le sommeil leurs louches exploits de la nuit. De même encore, lorsqu’il nous parle de l’homme imprévoyant et paresseux, que la saison glaciale a pris au dépourvu : son vers nous le peint dans l’attitude de la misère, « pressant son pied gonflé de sa main maigre ».

D’image en image, le tableau s’organise. Sa description de l’hiver est d’un pittoresque dru. D’abord, le long gémissement de la forêt et le sol qui retentit, dans les gorges des montagnes, sous la chute des pins et des chênes. « Les bêtes frissonnent, et même celles dont les poils sont épais ramènent leur queue sous leur ventre. Le vent traverse le cuir du bœuf, transperce la chèvre, courbe le vieillard, mais… » Et ici, une vision délicieuse, que termine un étrange et violent contraste. « Mais il n’atteint pas la peau délicate de la jeune fille qui, encore ignorante des travaux d’Aphrodite aux cheveux d’or, reste auprès de sa mère, au fond de sa demeure, et, le corps baigné et parfumé, repose durant ces jours d’hiver où le polype ronge ses propres membres dans les tristes parages de son repaire glacé. » Ah ! on ne peut pas dire que le vieil Hésiode ignorait le pouvoir de l’antithèse ! Un instant, il arrête nos yeux sur la chaste image de ce qu’il y a de plus gracieux au monde, sur ce trésor que les hommes dérobent jalousement aux intempéries comme pour protéger l’avenir ; et, afin d’en mieux faire ressortir le charme virginal, il lui oppose l’être le plus vil et le plus informe, dans l’occupation la plus répugnante que lui aient prêtée les croyances populaires. Il y a là, en même temps qu’une naïveté de peintre primitif, un art savant de poète. Et il ajoute, car il faut nous expliquer pourquoi l’affreux polype, la bête sans os, se ronge les membres : « C’est que le soleil ne lui montre aucune proie à saisir. À ce moment, le soleil roule longtemps au-dessus du pays habité par le peuple des hommes noirs et se lève plus tard chez les Hellènes. » J’admire cette rapidité du poète qui lui permet, pour ainsi dire, de toucher en quelques traits vigoureux les points extrêmes de la création, ce don d’ubiquité, et cette façon d’enfermer dans la description de l’hiver les lourdes songeries qui s’émeuvent obscurément dans les cœurs. Je vois les pauvres laboureurs d’Ascra, chassés par la bise et la tempête et claquemurés autour de leurs foyers. Ils sont là, les bras croisés, accroupis près du feu dont le vent rabat la fumée. Ils songent aux bêtes hideuses qui se tapissent dans leur repaire, et qui n’y sont pas au large, non plus ! Mais comme le jour est sombre ! Et leur pensée se soulève, d’une aile lente et paresseuse, vers ces lointaines contrées barbares où le soleil s’attarde et qu’ils n’imaginent pas. Puis le fracas reprend. Les bêtes sauvages se sauvent en grinçant des dents et en hurlant à travers les taillis. Et la description s’achève sur une tombée de neige dont l’éclat aveugle les yeux des hommes qui sont dehors et qui « courent çà et là ».

Mais je crains de donner au passage que j’analyse un tour littéraire qu’il n’a pas. Je trahis un peu Hésiode. Tout est si naturel chez lui ! Les Allégories prennent si naturellement les beaux voiles sous lesquels on sent tressaillir un corps de déesse ! Cette Justice, que les juges mangeurs de présents traînent à terre et frappent, et qui gémit, ressemble bien, comme le remarque M. Maurice Croiset, à une esclave troyenne dans les mains de son brutal vainqueur. Les simples règles d’hygiène, que l’expérience des vieux âges a lentement sécrétées, reçoivent de cet art sobre et pur comme un limpide orient. Quand il nous dit : « Ne traverse jamais à gué les flots limpides des fleuves intarissables sans avoir prié en le tournant vers leur beau cours et sans t’être lavé les mains dans leur eau délicieuse et claire », il ne fait que formuler un conseil rituel, et pourtant il étend sous nos yeux une nappe de lumière. Quand il dit au laboureur : « Tiens en mains l’extrémité du manche de la charrue, pique de l’aiguillon le dos des bœufs ; et que, derrière toi, un petit esclave avec la houe donne du mal aux oiseaux en recouvrant les semences », il ne fait que préciser des gestes familiers à tous les paysans ; et pourtant il me semble qu’il a sculpté un bas-relief…

Tel fut Hésiode : un rude paysan, économe, opiniâtre, sensuel, car certains vers ne trompent pas, mais vertueux, raisonnable, entêté de son droit, dogmatique et pratique, sans héroïsme et sans enthousiasme pour les héros ; triste, parce qu’il avait souffert de l’injustice, et aussi parce qu’il avait dompté l’humeur voluptueuse qui le travaillait, et enfin parce qu’il était de ceux qui regardent froidement la vie dans les yeux, triste et fier, capable à l’occasion d’avoir le mot pour rire, mais volontiers taciturne et défiant ; serviteur scrupuleux des Dieux et soucieux de la Renommée qui, elle aussi, est une déesse ; grand artiste qui ne sépare jamais l’art de la vie, et qui, le premier sous son nom, eut le mérite d’inscrire, en des vers impérissables, quelques vérités essentielles au-dessus de la porte par où s’écoulent les générations.

Dante et Mahomet

M. Miguel Asin Palacios, reçu le 26 juin 1919 à la Real Academia Espanola, lut à ses collègues un discours intitulé La Escatologia Musulmana en la Divina Comedia, qui ne compte pas moins de trois cent cinquante-trois pages grand in-octavo1. Autant dire que ce discours est un livre considérable ; et il l’est dans tous les sens, car il nous expose, clairement et sans longueur, simplement et sans effet oratoire, une des découvertes les plus curieuses de l’érudition contemporaine.

Pendant longtemps, la Divine Comédie fut considérée, selon l‘expression d’Ozanam, comme un monument solitaire au milieu des déserts du Moyen Âge. Le premier qui pensa trouver des modèles lointains de l’Enfer et du Paradis dans la vision du moine Albéric, l’abbé Cancellieri, souleva contre lui les admirateurs de l’Altissime poète, indignés à l’idée que Dante aurait pu imiter un obscur moine du xiie  siècle. Mais les travaux critiques de Labitte, d’Ozanam, de Graf, d’Ancona finirent par persuader à ces dévots qu’un grand poète n’est point diminué pour avoir puisé chez ses prédécesseurs et qu’il y a une manière d’imiter qui vaut la création. Ils admirent donc que Dante avait eu des modèles chrétiens, comme il avait eu des modèles classiques. Aujourd’hui, M. Miguel Asin leur impose une nouvelle épreuve. À côté de ces sources poétiques reconnues de la Divine Comédie, il nous en découvre une qu’on avait bien soupçonnée avant lui2, mais que personne n’avait précisée et approfondie comme lui et qui serait peut-être la plus importante : la source musulmane. Mahomet a inspiré Dante. L’imagination des sectateurs du Prophète l’a précédé dans son prodigieux voyage et lui en a préparé les étapes. Virgile et lui ont souvent marché sur les traces des Abenarabi et des Abulala.

Avant de montrer comment M. Asin fut amené à sa découverte, il est bon, je crois, de le présenter lui-même. M. Miguel Asin Palacios est né à Saragosse en 1871. Ce fut à l’Université de cette ville qu’il passa sa licence ès lettres en même temps qu’il faisait ses études ecclésiastiques au séminaire. Il y connut le professeur de littérature arabe, M. Julian Ribera, et l’enseignement de ce maître admirable l’orienta décidément vers l’histoire de la philosophie et de la théologie hispano-musulmanes. Docteur ès lettres en 1896 et, l’année suivante, docteur en théologie, il obtint aussitôt une chaire à la Faculté de philosophie scolastique du séminaire de Saragosse, qu’un bref du Saint-Siège a élevé au rang d’Université pontificale. En 1903, à la suite d’un brillant concours, on lui offrit la chaire de langue arabe à l’Université de Madrid. En 1914, il entrait à l’Académie des Sciences morales et politiques et, en 1919, à la Real Academia. Dès ses premiers pas, ce jeune prêtre s’était imposé à l’admiration du monde savant. Voici plus de vingt ans qu’il poursuit sans relâche des études qui tendent à remettre en lumière les doctrines des penseurs musulmans de l’Espagne et à marquer leurs relations intimes avec celles des occidentaux ; puis à expliquer par ces doctrines la première renaissance de la scolastique au xiiie  siècle ; enfin, à prouver les origines chrétiennes de la mystique musulmane. C’est ainsi qu’il a fait successivement revivre Algazel, un des auteurs éminents de l’Islamisme, qui n’était connu que par des fragments et qui a tant influé sur l’Europe chrétienne du Moyen Âge ; — Abenmasarra dont les manuscrits étaient perdus et dont il a patiemment reconstitué le système morcelé et enfoui chez ses disciples et ses contradicteurs ; — et ce merveilleux Abenarabi, le Murcien, que l’Europe ignorait presque entièrement et qui continue d’agir au cœur de l’islam. C’est ainsi qu’il a repris, après Renan, la question de l’Averroïsme et qu’il a montré tout ce que saint Thomas d’Aquin devait à Averroès.

Je ne cite que ses principaux travaux ; mais cela suffit pour que nous accueillions la nouvelle thèse de ce grand arabisant avec toute l’attention que sa méthode et son talent exigent. Elle s’offre à nous sous la double garantie de la Science et de l’Église.

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Or, M. Asin, étudiant les doctrines néoplatoniciennes et mystiques du philosophe musulman Abenmasarra, s’aperçut qu’elles étaient infiltrées dans la scolastique chrétienne et qu’elles avaient été adoptées non seulement par les docteurs de l’École franciscaine ou pré-thomiste, mais par Dante, que tous les historiens qualifiaient de thomiste et d’aristotélicien ; et, comme il en suivait la filiation chez un autre grand penseur musulman, Abenarabi, il fut frappé de trouver dans son œuvre le récit d’une ascension allégorique qui ressemblait singulièrement à l’ascension de Dante et de Béatrice à travers les sphères du Paradis. À la regarder de près, cette allégorie ne lui parut être que l’adaptation de la fameuse ascension de Mahomet jusqu’au trône de Dieu, qui fut précédée de son voyage nocturne dans les régions infernales. Alors il compara méthodiquement la légende musulmane et le poème dantesque, et il se convainquit que l’architecture de la Divine Comédie était en grande partie l’œuvre d’un architecte musulman.

Mais le poète et les théologiens arabes n’avaient-ils pas eu un modèle commun dans les légendes chrétiennes antérieures ? L’étude de ces légendes lui réservait une autre surprise. Jusqu’au xie  siècle, ces légendes, que ceux qui les avaient étudiées considéraient comme une lente élaboration de la foi unie à la science théologique des moines et à l’invention des trouvères et des jongleurs, étaient pauvres, puériles, avec des descriptions topographiques très vagues et une représentation de la vie future très basse. D’Ancona constate qu’elles n’ont pu servir de modèle à Dante. Brusquement, à partir du xie  siècle, d’autres légendes apparaissent plus précises, plus complètes, plus systématiques dans la distribution des peines et des récompenses, et révélant une culture plus raffinée. D’Ancona y voit déjà des ébauches du poème dantesque. Mais d’où viennent-elles ? Graf, qui n’a laissé que la littérature islamique en dehors de ses investigations, avoue son ignorance. Et la littérature islamique est la seule qui les explique. La plupart des légendes chrétiennes, comme la Vision de Tundal, celle de saint Patrice, de saint Paul, du moine Albéric, plaçaient les Justes dans un lieu qui n’est pas le ciel théologique et où ils attendent le jour du Jugement dernier. Or, depuis le ve  siècle, l’Église les admettait immédiatement à la vision béatifique et jugeait hérétique la doctrine opposée. Mais l’Islam supposait toujours que les âmes des Justes, de la mort à la résurrection, résidaient dans des lieux de délices dont la félicité ne pouvait encore se comparer à la gloire éternelle. La description de ces lieux de délices s’accorde avec les épisodes des légendes chrétiennes. Y a-t-il un témoignage plus évident, se demande M. Asin, de leur origine extra-catholique ? Aussi est-il naturel que l’Église ne les ait jamais approuvées. En les répudiant, elle semble avoir deviné, sous le voile de leur poésie, une dogmatique contraire au Credo occidental.

Cette preuve ne me persuade pas absolument. Les auteurs de légendes ne se soucient pas toujours de l’orthodoxie de leurs fictions, et, depuis la thèse de Gaston Paris sur l’origine orientale des Fabliaux réfutée par M. Bédier, je me sens incliné au scepticisme. Mais enfin admettons qu’avant la Divine Comédie les conceptions poétiques de la vie d’outre-tombe, issues du christianisme, aient subi la contagion de la littérature islamique, et que Dante qui s’en inspirait (en y apportant toutefois les précautions d’un savant théologien) se fût fait à son insu le tributaire de l’Islam : ce n’est pas cela qui est intéressant. La Divine Comédie renferme d’autres éléments qu’on ne rencontre que dans les légendes arabes et qui semblent tels que Dante ne pouvait ignorer d’où il les tirait.

La légende de l’Ascension de Mahomet et de son voyage nocturne est née d’un court et obscur passage du Coran que voici : « Louange à Celui qui a transporté, pendant la nuit, son serviteur du temple sacré de la Mecque au temple éloigné de Jérusalem, dont nous avons béni l’enceinte, pour lui faire voir nos miracles. » Cette mystérieuse allusion excita la curiosité et l’imagination musulmanes, et un livre entier ne suffirait pas à contenir l’étude des légendes qui en sortirent. Leur première forme est très simple. Mahomet raconte à ses disciples que, dans son sommeil, un homme se présenta à lui, le prit par la main, le conduisit au pied d’une montagne abrupte et lui dit qu’il devait la gravir jusqu’au sommet. Chemin faisant, il rencontre d’horribles supplices : les châtiments des pécheurs. Puis il arrive à un endroit où dorment tranquillement à l’ombre ceux qui moururent dans la foi de l’Islam ; et leurs fils jouent et se promènent à travers un jardin de délices. Plus haut, des hommes lui apparaissent tout blancs et très beaux, qui exhalent un parfum exquis : ce sont les amis de Dieu, les martyrs et les saints. Mahomet reconnaît parmi eux son fidèle Zéid et deux de ses amis qui tombèrent sur le champ de bataille, Enfin, levant les yeux vers le ciel, il aperçoit le trône de Dieu, Abraham, Moïse et Jésus. Tel est l’embryon de la légende qui va bientôt se développer et dont les développements préciseront la topographie du voyage, en varieront les épisodes, multiplieront les supplices infernaux et les visions paradisiaques, amplifieront les horreurs et les éblouissements. Elle sera complète et fortement établie au ixe  siècle.

Les mystiques et les philosophes s’en emparent et en font des transpositions symboliques dont les dernières et les plus parfaites sont celles du prince de la mystique hispano-musulmane, le Murcien Abenarabi. Vingt ou vingt-cinq ans avant la naissance de Dante, il nous en laisse deux : l’une, le Livre du Voyage nocturne, encore inédite ; l’autre, dans son grand ouvrage, les Révélations de la Mecque. Il imagine l’ascension d’un théologien et d’un philosophe de sphère en sphère jusqu’à celle de Saturne. À chaque étape, chacun d’eux rencontre le guide et le maître qui lui convient : dans le premier ciel, Adam et l’Esprit de la Lune ; dans le second, Jésus avec Jean-Baptiste et Mercure ; dans le troisième, le patriarche Joseph et Vénus ; dans le quatrième, Énoch et le Soleil ; dans le cinquième, Aaron et Mars ; dans le sixième, Moïse et Jupiter ; dans le septième, Abraham et Saturne. Le philosophe, guidé par la raison naturelle, ne peut monter plus haut. Le théologien, lui, traverse les sphères des étoiles fixes et des constellations et parvient jusqu’au trône de Dieu. La musique des sphères célestes le ravit en extase. Il s’élève au séjour de la Matière corporelle universelle, de la Nature universelle, de l’Âme universelle et de l’Intellect. De là, il pénètre dans le sein de la Matière spirituelle et approfondit le mystère des perfections divines sans arriver à connaître son essence. Puis il redescend vers la terre. Le philosophe se porte à sa rencontre et se fait musulman pour pouvoir monter jusqu’aux régions inaccessibles à la seule raison. Abenarabi avait ainsi montré que l’Ascension du Prophète prêtait à la poésie allégorique et permettait d’exposer d’une façon plus saisissante l’encyclopédie de tout un peuple.

D’autres écrivains musulmans avaient déjà senti qu’elle ne prêtait pas moins à la satire. Au xie  siècle, Abulala, que ses biographes nomment le philosophe des poètes et le poète des philosophes, dans sa Risala, en avait donné une adaptation où il malmenait doucement les moralistes trop sévères qui damnaient les poètes pour cause d’impiété ou de libertinage et où il mêlait la critique théologique à la critique littéraire. Son voyageur n’était plus un prophète ni un mystique, mais un pauvre homme imparfait et pécheur comme lui (et comme Dante) ; et les personnages qu’il interrogeait sur sa route n’étaient plus des saints ni des prophètes, mais, hommes ou femmes, de pauvres êtres comme lui (et comme Dante).

Fondée sur un verset mystérieux du Coran, une légende s’était donc développée avec tous les épisodes d’un voyage à l’Enfer et d’une ascension au Paradis ; et cette légende était répandue dans l’Islam, au moins depuis le ixe  siècle. La minutieuse analyse des différentes formes qu’elle a revêtues chez les traditionalistes, les mystiques et les philosophes accuse entre elle et le poème dantesque des analogies extraordinaires.

Les deux voyages commencent la nuit au sortir d’un profond sommeil. « Je ne sais redire au juste, écrit Dante, comment j’entrai dans cette forêt tant j’étais empli de sommeil au moment où j’abandonnai le vrai sentier3. » Un lion et un loup barrent le chemin du pèlerin d’Abulala comme la panthère, la louve et le lion barrent celui de Dante. Le rôle de Virgile est joué, dans le voyage de Mahomet, par Gabriel qui se présente à lui sur ordre de Dieu, et dans le voyage d’Abulala, par Jaitaor, le plus grand des Génies. Les mêmes tumultes, les mêmes rafales de feu, les mêmes gémissements annoncent l’Enfer musulman comme l’Enfer chrétien, et, à la porte de l’un et l’autre, des gardiens également irrités et féroces arrêtent les voyageurs. Un démon poursuit Mahomet avec un tison enflammé, comme un démon noir, dans le huitième cercle, court sur Dante les ailes ouvertes, le pied léger, et armé d’un harpon. Les serpents, qui torturent les tyrans, les tuteurs sans conscience et les usuriers de l’Enfer musulman, lient les mains, ceignent les reins, mordent les épaules des voleurs de l’Enfer chrétien. Le tourbillon qui emporte éternellement les adultères du cercle dantesque ressemble à ces flammes qui sortaient comme de la gueule d’un four et où Mahomet vit s’agiter des hommes et des femmes : ils montaient et descendaient selon que l’ardeur du feu augmentait ou diminuait ; et ce rythme incessant s’accentuait de leurs lamentations. Lorsque Dante pénètre dans la ville infernale de Dité, il aperçoit, « de chaque main », une vaste campagne, un immense cimetière où les tombeaux, séparés par des flammes, se convertissent en lits de feu. Tous les couvercles sont soulevés, et il s’en échappe de durs gémissements. Mais Mahomet avait aperçu des plages où déferlait un océan de flammes et où des milliers de cercueils incandescents formaient une ville ardente. Les usuriers musulmans, comme les tyrans dantesques, nagent à perdre haleine dans un lac de sang, vers une rive d’où les chassent les démons en leur jetant des pierres brûlantes. Au huitième cercle de l’Enfer, les alchimistes et falsificateurs Griffolino d’Arezzo et Capocchio de Sienne grattent furieusement avec leurs ongles la lèpre qui les recouvre et dont les croûtes tombent autour d’eux comme des écailles de poisson : c’est le supplice des calomniateurs dans l’Enfer musulman.

Sur les pentes du Purgatoire, Dante voit en songe une vieille femme bègue, aux yeux louches, aux pieds tors, aux mains tronquées, au teint blafard ; mais son blême visage se colore des couleurs de l’amour, et elle se met à chanter à voix de sirène : « Celui qui s’attarde avec moi rarement s’éloigne, tant je le charme. » Aussitôt une Dame apparut sainte et empressée, qui saisit la vieille et, lui déchirant sa robe, la montra toute nue, et la puanteur qui sortait d’elle réveilla Dante. Mahomet, lui, vit une femme qui cachait les flétrissures de l’âge sous de splendides ornements et qui, par la séduction de ses paroles et de ses manières, essayait de l’attirer à elle. Et Gabriel lui expliquera, comme Dante à Virgile, que cette vieille femme n’est qu’une allégorie des péchés du monde.

Mahomet et Dante se purifient trois fois avant d’entrer au Paradis. Sous les ombrages du jardin délicieux, le voyageur d’Abulala rencontre une belle jeune fille que Dieu lui a envoyée. Elle lui fait le plus gentil accueil, se promène avec lui par les vertes prairies célestes et lui chante de très douces chansons que le poète Imrulcaïs composa pour sa bien-aimée. Et tout à coup, sur les bords d’un fleuve tranquille, la bien-aimée du poète elle-même s’avance au milieu d’un cortège de houris dont son éclat divin fait pâlir la beauté. De même, lorsque Virgile, Stace et Dante sont arrivés au haut de la montagne du Purgatoire et pénètrent dans le Paradis terrestre, Dante aperçoit sur les bords du Léthé une Dame, Mathilde, qui s’en allait toute seule, chantant et choisissant les plus belles fleurs. Elle lui fit la grâce de lever ses yeux et l’accueillit avec de douces paroles. Tous deux cheminèrent, chacun le long d’une des rives du fleuve. « J’accordai mon pas à son petit pas. » Et tout à coup, dans un char triomphal, précédée d’un cortège mystique de jeunes dames et de vieillards, Béatrice descendit du ciel.

La peinture du ciel dans quelques rédactions de la légende musulmane offre le même caractère de spiritualité, de couleur, d’harmonie, de lumière, qui a immortalisé le paradis dantesque. Les épisodes et les visions y sont quelquefois presque identiques. Le même escalier monte, chez Mahomet, de Jérusalem au sommet des cieux et, chez Dante, du ciel de Saturne à la dernière sphère. Dante le gravit en moins de temps qu’on ne relire son doigt de la flamme, et Mahomet dans le temps qu’il faut pour ouvrir et fermer les yeux. Comme le voyageur musulman, Dante rencontre Adam et lui demande quelle langue il parlait au Paradis terrestre. Sur le seuil de la huitième sphère, saint Pierre, ou plutôt la lueur qui est saint Pierre, dit à Dante : « Explique-toi, bon chrétien : quelle est ta foi ? » De même, dans les adaptations allégoriques de la légende musulmane, l’âme bienheureuse est interrogée sur sa foi à l’entrée du Paradis. Dante voit dans le ciel de Jupiter un aigle formé par des myriades d’âmes saintes resplendissantes de lumière. « Chacune d’elles paraissait un petit rubis où un rayon de soleil eût brillé, si brillant qu’il se fût reflété dans mes yeux. » Mahomet, lui, a vu un ange gigantesque en forme de coq qui, comme l’aigle de Dante, remuait les ailes en chantant des hymnes. Et il voit aussi d’autres anges dont chacun représente un amalgame infini de visages et d’ailes. Il suffit de fondre ces deux visions pour obtenir le monstre angélique de la Divine Comédie. À la dernière étape de l’ascension dantesque, Béatrice cède sa place à saint Bernard. À la dernière étape de l’ascension musulmane, Gabriel s’efface, et le Prophète est élevé jusqu’à Dieu sur une couronne lumineuse.

Les deux voyageurs, le chrétien et le musulman, éprouvent les mêmes éblouissements et la même impuissance à les traduire. Mahomet dira : « Je vis une chose si grande que la langue ne peut l’expliquer ni l’imagination la concevoir. Ma vue fut éblouie au point que je crus devenir aveugle. Je fermai les yeux par une inspiration divine et, quand je les eus fermés, Dieu m’octroya une vue nouvelle dans mon cœur. Avec les yeux spirituels, je pus contempler ce qu’auparavant j’avais souhaité de voir avec les yeux du corps, et je vis une lumière éblouissante. Mais il ne m’est pas permis d’en décrire la majesté… » Lorsque les mains divines se posent sur ses épaules, Mahomet ressent au plus intime de lui-même une émotion très douce, un frisson de délices qui efface comme par enchantement le trouble et la crainte dont il était possédé. Et il finit par tomber dans la stupeur extatique. « À cet instant, dit-il, je pensai que tous les êtres du ciel et de la terre étaient morts, car je n’entendais plus la voix des anges et je ne voyais plus rien, contemplant mon Seigneur… » Et Dante dira : « Dès cet instant, ma vue fut au-dessus de mes paroles qui cèdent à une telle vision, et la mémoire cède à un tel excès… — Je crois, d’après la blessure que je reçus du vif rayon, que j’aurais été aveuglé si mes yeux ne s’en étaient détournés… Désormais, ma parole sera plus impuissante à rendre ce dont je me souviens que l’enfant qui mouille encore sa langue à la mamelle… »

À tous ces rapprochements, qui sont au moins curieux, il faut ajouter que Dante, comme Abenarabi, a fait de son voyage un symbole de la vie morale. Il en ressort que l’homme a été mis sur la terre pour mériter la félicité suprême qui consiste dans la vision béatifique, et qu’il ne peut l’atteindre qu’avec le secours de la théologie, mais qu’il peut l’atteindre sans être un prophète ni un saint. M. Asin remarquera encore que l’ascension allégorique d’Abenarabi et le Paradis dantesque sont écrits dans le même style abstrus, énigmatique, que Lamartine appelait assez heureusement des chants d’hiéroglyphes. Reconnaissons qu’il nous est souvent arrivé, — imprudemment peut-être, — de conclure à l’imitation sur de plus faibles témoignages.

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Mais il y a mieux. Ce n’est pas seulement dans la légende de Mahomet et dans les légendes qui en dérivent que M. Asin a cherché et cru trouver des sources de la Divine Comédie : c’est dans les conceptions de la théologie musulmane que sa double érudition lui permettait de confronter avec la théologie chrétienne. Toutes les deux affirment quatre états de l’âme après la mort. Du côté musulman, Algazel les a exposés et précisés. Le premier est la condamnation éternelle : c’est l’Enfer chrétien. Le second est le salut éternel : c’est le Ciel chrétien. Les deux états intermédiaires sont le Purgatoire et les Limbes. Mais le Purgatoire islamique diffère du chrétien en cc que tous les pécheurs peuvent y aller s’ils ont seulement conservé la foi, alors que le Purgatoire chrétien n’admet que les coupables de péchés véniels ou ceux dont les péchés mortels ont été absous et non expiés. Enfin les Limbes s’ouvrent aux âmes qui n’ont ni servi ni offensé Dieu : les fous, les imbéciles, les enfants des Infidèles, les adultes morts avant que l’Islam les ait touchés. Ne nous étonnons pas de cette similitude dans le plan de la vie future chrétienne et musulmane, puisque l’Islam, selon le mot de saint Jean Damascène, qui vivait au viie  siècle et qui le connaissait en perfection, n’est qu’une hérésie chrétienne où l’on nie la Trinité et la Divinité de Jésus.

Reprenons maintenant l’itinéraire de Dante. Lorsqu’il a traversé l’Achéron, le premier cercle qu’il visite est celui des Limbes. Il s’y mêle aux grands poètes et aux sages qui vécurent avant le Christ ou qui ne reçurent pas le baptême. Leurs ombres « aux yeux lents et graves » habitent, au milieu d’un éternel crépuscule ou même d’un hémisphère de ténèbres, « un lieu ouvert, lumineux, élevé », et elles se promènent sur des prairies de fraîche verdure dans l’enceinte d’une noble citadelle sept fois encerclée de hautes murailles et qui a sept portes. Les Enfers virgiliens ont pu ici inspirer Dante ; mais aucune description chrétienne ne lui fournissait un modèle de ces Limbes. Le dogme catholique est sur ce point de la plus discrète et de la plus prudente sobriété. Il n’en est pas de même dans l’Islam où les théologiens ont accepté et respecté les mythes et les légendes. Le Coran nomme cette zone, qui sépare les bienheureux des réprouvés, El Aaraf, qui signifie la partie supérieure du voile, par extension la limite entre deux choses. Le mot limbus signifie en latin : bordure de vêtement, bande. Mais il n’a pris le sens de demeures d’outre-tombe qu’au xiiie  siècle, alors que El Aaraf avait déjà ce sens du temps de Mahomet. Les tableaux que nous font les traditions musulmanes d’El Aaraf sont très variés. Tantôt c’est une vallée riche en arbres fruitiers et baignée d’eaux vives, tantôt un val profond entre deux montagnes, tantôt une enceinte de hautes murailles. Quand on songe aux sept portes de l’Enfer islamique, il semble que Dante ait voulu fondre dans sa peinture et cet Enfer et cette vallée souriante, pour mieux symboliser la nature hybride des Limbes. Il les peuple comme ceux de l’Islam ; et leurs habitants, suspendus entre deux régions, ne souffrent, comme ceux de l’Islam, que du désir.

Dante ne trouvait pas plus le modèle de son Enfer dans les légendes chrétiennes qu’il n’y avait trouvé celui de ses Limbes. Ni la Bible, ni les Évangiles, ni les Pères ne s’étaient préoccupés d’en déterminer la figure. Mais, si le Coran ne dit rien de sa topographie, les traditions musulmanes le représentent tel que Dante l’a vu, sous Jérusalem, en forme d’entonnoir avec des cercles concentriques et chaque étage habité par une certaine catégorie de damnés. Dans son grand ouvrage Les Révélations de la Mecque, Abenarabi a consacré de longs chapitres à la description de cet Enfer qu’il avait illustrée de dessins exactement pareils à ceux des éditeurs de Dante. Les ressemblances de détail sont nombreuses et impressionnantes. Dante et Virgile marchent toujours dans la direction de gauche, jamais vers la droite. Si c’est une allégorie, comme l’ont cru plusieurs commentateurs, elle vient des Mystiques arabes et en particulier d’Abenarabi, qui prétendent qu’il n’y a pas de droite pour les habitants de l’Enfer de même qu’au ciel il n’y a pas de gauche. Les Sodomites subissent un châtiment tiré de l’Enfer islamique. Nus sous une pluie de feu, ils sont condamnés à tourner sans cesse comme des gladiateurs dans le cirque romain. Dante reconnaît parmi eux son maître Brunetto Latini ; il l’accompagne et, tout en marchant, il se lamente de voir en pareille compagnie « la chère et bonne image paternelle du maître qui, dans le monde, lui enseignait comment l’homme s’éternise ». Or tout un groupe de traditions musulmanes se rapporte au supplice des savants qui n’ont pas conformé leur conduite à leur enseignement. « Lancés dans l’Enfer, dit le texte arabe, ils seront forcés de tourner continuellement comme l’âne autour d’une meule. Quelques-uns de leurs disciples, qui les connurent sur la terre, les verront du haut du ciel ou dans l’Enfer même, et ils leur demanderont en les accompagnant dans leur marche circulaire : “Qu’est-ce qui vous a conduits ici, vous de qui nous avons tout appris ?” Ou encore : “Pourquoi êtes-vous en Enfer, quand nous ne sommes entrés au ciel que grâce à vos enseignements ?” » Serait-ce par hasard ce texte musulman qui aurait inspiré à Dante l’ingrate idée de marquer d’une peine infamante et immortelle l’homme dont il reconnaît en même temps qu’il lui a dû de beaux et nobles conseils ? Je n’ai jamais compris l’épisode de Brunetto Latini et, soit dit en passant, je comprends encore moins les commentateurs qui notent « la pensée touchante » que Dante donne à son maître et ami !

Je n’énumèrerai pas toutes les analogies que M. Asin relève et dont quelques-unes sont pourtant bien intéressantes, comme celle du supplice des devins qui semble emprunté du Coran : ils marchent la tête à l’envers et leurs larmes coulent le long de leur épine dorsale : « Vous qui avez reçu les Écritures, dit le Coran, croyez en celui que Dieu a fait descendre du ciel pour confirmer vos textes sacrés, avant que nous effacions les traits des visages et que nous ne les tournions vers le côté opposé. » Mais nous ne pouvons quitter l’Enfer sans nous arrêter au cercle le plus profond, où Dante rencontre des réprouvés d’une taille gigantesque, coupables de rébellion envers Dieu : Nemrod, Éphialte, Briarée, Antée.

D’après les livres religieux musulmans, les habitants du dernier étage infernal auraient des dimensions démesurées, probablement pour offrir plus de matière aux supplices ; et la théologie islamique considère Nemrod comme un des prototypes de l’orgueil satanique : elle le relègue au même séjour qu’Iblis, son Lucifer. Ces monstres mesurent quarante-deux brasses ; et un commentateur de la Divine Comédie au xvie  siècle. Landino, dont je n’ai pas besoin de dire qu’il ignorait les textes arabes, d’après des calculs fondés sur le texte de Dante fixait à quarante-deux brasses la taille de son Nemrod. Éphialte est lié « le bras droit derrière et l’autre devant », de la même façon que les géants islamiques sont enchaînés à Iblis. Quant à l’énorme Lucifer, Dante l’a incrusté dans la glace jusqu’à mi-corps, au fin fond de l’Enfer. Sa tête a trois faces ; sous chacune d’elles sortent deux ailes plus vastes que les plus vastes voiles marines, sans plumes, pareilles aux ailes des chauves-souris ; « et il les agite si fort que les trois vents qu’elles font congèlent tout le Cocyte ». Dante terrifié enlace Virgile par le cou, et tous deux, accrochés aux côtes velues du monstre, descendent de touffe de poils en touffe de poils entre l’épaisse fourrure et la couche de glace. Ils atteignent ainsi l’hémisphère austral ; mais, avant de quitter l’abîme, Dante lève les yeux et voit que les jambes du roi infernal se dressent dans le vide sans soutien. Virgile lui explique que Lucifer, précipité du ciel, a donné de la tête sur cet hémisphère, l’a traversé et est resté au centre de la terre, comme cloué. Les études les plus complètes de la démonologie dantesque n’ont trouvé aucune origine à cette étonnante imagination, et l’on a considéré qu’elle n’appartenait qu’à Dante. Mais voici ce que nous révèle la littérature théologique de l’Islam : Iblis est au plus profond de l’Enfer puisque la profondeur où gît le damné correspond à la gravité de sa faute. Iblis endure le supplice du froid puisque, pour un génie né du feu, il n’y a pire châtiment que le froid glacial. Les trois faces du Lucifer dantesque nous rappellent que la multiplicité des figures est la marque physique dont est châtiée la traîtrise dans l’Enfer musulman. Le texte de saint Luc : « Je voyais Satan tomber comme la foudre du haut du ciel », peut nous expliquer l’invention de Dante. Mais, dans plus de sept passages, le Coran, sans d’ailleurs en préciser les détails, insiste sur cette chute d’Iblis. En somme le Lucifer islamique a été précipité par Dieu du ciel sur la terre. Malgré tout, il est un ange et, comme ange, il doit porter des ailes ; le péché a fait de sa beauté une monstrueuse hideur ; et il a l’apparence tantôt d’une bête polycéphale dont les bouches broient les pécheurs, tantôt d’un monstre qui tient à la fois de l’autruche et de l’homme.

Le Purgatoire de Dante est une montagne divisée en sept régions où les âmes montent de l’une à l’autre à mesure qu’elles se purifient. La théologie chrétienne, la tradition ecclésiastique ne lui fournissaient aucune indication. « Jusqu’au xve  siècle, cent ans environ après la Divine Comédie, nous dit M. Asin, l’existence du Purgatoire n’était pas encore un dogme en tant qu’état spécial des âmes soumises à une expiation temporaire. » Aucun concile ne l’avait défini ni décrit. L’Église même jugeait que ces descriptions n’intéressaient point la foi. Elle en eût volontiers détourné les fidèles. Seuls, quelques écrivains antérieurs à Dante, Hugues de Saint-Victor, saint Thomas, insinuent quelques hypothèses qui ne concordent pas avec la vision dantesque. Mais l’Islam enseignait dans son Credo le dogme du Purgatoire et abondait en légendes. Il le peint comme un lieu contigu à l’Enfer, et séparé, extérieur à la terre, alors que l’Enfer est intérieur. « Il y a deux géhennes, dit une tradition musulmane, l’une qu’on appelle intérieure, l’autre extérieure. De la première nul ne sort. La seconde est un lieu où Dieu châtie les pécheurs le temps qu’il lui plaît. Puis il permet aux anges, aux prophètes et aux saints d’intercéder en leur faveur. Alors ils sont conduits sur la rive d’un fleuve du Paradis qui est appelé le fleuve de la vie. Arrosés de ses eaux, ils renaissent comme de la graine dans le fumier… Au ciel on les désigne encore du stigmate d’Infernaux, jusqu’à ce qu’ils prient Dieu de le leur enlever ; et Dieu ordonne qu’on le leur efface. En échange, on écrit sur leur front ces mots : “Libérés par Dieu”. » Rappelons-nous maintenant les stigmates des péchés effacés sur le front de Dante et ses ablutions dans les deux fleuves du Paradis ; et, sans nous attarder à d’autres rapprochements, entrons avec lui dans le jardin de délices où se prépare le cortège triomphal de Béatrice.

Son Paradis terrestre ne diffère pas très sensiblement de celui des légendes chrétiennes : mais personne avant lui n’avait eu l’idée de le situer au sommet du Purgatoire. Les Arabes supposaient que la montagne dont il couronnait la cime était le pic de Ceylan, où Adam a laissé sur le roc la trace de son pied. Ce qui est beaucoup plus étrange dans le poème dantesque, c’est l’apparition de Béatrice. Jamais aucun des précurseurs chrétiens de Dante n’eût pu concevoir que l’épisode culminant d’un voyage d’outre-tombe fut la rencontre du voyageur avec sa fiancée morte avant lui. Cette imagination était inconciliable avec l’horreur de l’amour sexuel que manifeste toute la littérature religieuse du Moyen Âge. Et Dante se rendait si bien compte de cette nouveauté qu’il l’annonçait à la fin de sa Vie nouvelle : « J’espère dire de ma Dame ce qui n’a encore été dit d’aucune autre. » Assurément la glorification de Béatrice se ressent des belles théories de la poésie amoureuse et chevaleresque (et peut-être aussi du romantisme musulman dont l’influence sur le dolce stil nuovo n’a pas encore été étudiée). Assurément nos trouvères de Provence ont allumé quelques-uns des flambeaux et ont tressé quelques-unes des couronnes qui mènent sa pompe nuptiale ; et, comme le fait justement observer M. Asin, il y a là un mélange de mysticisme et de sensualité qui répond à ce que nous savons du caractère de Dante. Mais ce qu’il faut dire, c’est que les traditions islamiques et mystiques nous parlent constamment d’une fiancée qui attend au ciel son amant, qui, des hauteurs célestes, suit avec anxiété les péripéties de sa vie morale, qui inspire ses songes, qui l’aide à surmonter les tentations, qui lui reproche ses fautes et de l’avoir quelquefois oubliée dans d’autres amours terrestres, et qui, enfin, vient à sa rencontre comme une amie fidèle de son âme, comme une rédemptrice.

Parmi ces légendes, la plus intéressante que nous cite M. Asin date du xe  siècle. « L’ange Riduan, le conducteur des âmes, mène le bienheureux vers le sanctuaire où sa fiancée l’attend. Elle l’accueille avec ses paroles : “Ô ami de Dieu, comme il y a longtemps que je soupirais après toi ! Loué soit le Seigneur qui nous a réunis ! Dieu m’a créée pour toi et a gravé ton nom dans mon cœur. Lorsque dans le monde tu servais Dieu et que tu priais et jeûnais jour et nuit, Dieu ordonnait à ton ange Riduan de m’emporter sur ses ailes, afin que, des hauteurs célestes, je pusse contempler tes bonnes actions. L’amour que j’avais pour toi me faisait me pencher du haut du ciel et, à ton insu, contempler tes œuvres. Quand tu faisais oraison dans l’ombre de la nuit, je me réjouissais et je te disais : ‘Sers et tu seras servi. Sème et tu récolteras. Celui qui s’efforce finit par trouver. Celui qui perd son temps se repent ensuite. Dieu a déjà élevé ton degré de gloire parce que tes vertus sont agréables à ses yeux ; il nous unira au ciel lorsque tu auras vécu sur la terre une longue vie consacrée au service divin. Mais si tu tombais dans la négligence ou la tiédeur, je m’attristais.” »

Songez à Béatrice qui souffre de voir Dante en péril et sur le point de compromettre avec son salut éternel leur éternelle union, et qui descend de son trône de félicité pour supplier Virgile de guider les pas de son amant vers le sentier de la pénitence. Songez aux reproches qu’elle lui adresse dès qu’elle le rencontre : « Quelque temps je le soutins par ma présence, et, lui montrant mes yeux de jeune fille, je le menais à ma suite, tourné du bon côté. — Mais à peine fus-je sur le seuil de mon deuxième âge et changeai-je de vie, il s’éloigna de moi et se donna à d’autres. — Quand je me fus élevée de la chair à l’esprit et que ma beauté et ma vertu s’en furent accrues, je lui fus moins chère et moins plaisante… — Il tomba si bas que tous les moyens pour le sauver étaient désormais insuffisants, sinon de lui montrer les races perdues. — Pour cela je visitai le seuil des morts, et à celui qui a mené jusqu’ici, j’adressai en pleurant mes prières… »

Est-il donc possible d’assimiler le paradis dantesque à celui de Mahomet ? Non certes s’il s’agit du jardin de plaisirs décrit par le Coran. Mais, dès les premiers siècles, une exégèse spiritualiste commença à s’introduire dans l’Islam et à esquisser, en marge du paradis coranique, un séjour céleste où la contemplation de la divine Essence faisait toute la béatitude. Les grands théologiens, qui ont définitivement modelé le dogme, ces héritiers de la théologie chrétienne et de la métaphysique néoplatonicienne, ont repoussé dans l’ombre les joies sensibles et proposé à leurs fidèles, comme prix suprême de leurs efforts, la vision béatifique. Seulement ils ne voulurent pas décourager les bonnes volontés, et ils décidèrent que le paradis était un état où chacun posséderait ce qu’il désirait, sous la forme où il le désirait. « Il a y deux paradis, dit Abenarabi : l’un sensible, l’autre idéal. Dans le premier, ce sont les esprits animaux qui jouissent du bonheur ; dans le second, les âmes raisonnables. » Et au xiiie  siècle, les théologiens chrétiens connaissaient un paradis musulman qui s’harmonisait aussi bien que le paradis dantesque à la doctrine chrétienne.

Dans la littérature médiévale, les moines et les jongleurs représentaient d’ordinaire le Paradis comme un réfectoire de monastère, ou comme une fête chevaleresque. Pour Dante, il est tout lumière, contemplation, amour, extase. Sa vision s’éloigne autant des enluminures du moine et du jongleur que le rêve des théologiens musulmans du paradis coranique. Et il le savait : « Dieu m’a entouré de sa grâce, dit-il au xvie  Chant du Purgatoire, au point qu’il veut que je voie sa cour d’une façon tout étrangère à l’usage d’aujourd’hui. » Il a imaginé un Paradis formé de neuf ciels astronomiques dont les sept premiers sont habités par les Bienheureux. L’Empyrée est le ciel théologique où les Bienheureux, assis sur des trônes de lumière, composent une immense rose mystique au centre de laquelle se tient Dieu avec ses hiérarchies d’anges. La Jérusalem céleste est située à l’extrémité supérieure d’une ligne droite qui tomberait perpendiculairement sur la Jérusalem terrestre. Cette situation, l’Islam, depuis le viie  siècle, l’avait, si j’ose dire, repérée. Un juif converti, Caab Alakbas, qui fut le compagnon du Prophète et qui introduisit dans l’Islam de nombreuses légendes rabbiniques, disait : « Si une pierre tombait du Paradis, elle tomberait certainement sur le temple de Jérusalem. » Quant à la structure du paradis dantesque, ses ciels astronomiques, les cercles de la rose mystique, les chœurs angéliques autour du foyer divin, tout avait été décrit et dessiné par Abenarabi, et ses dessins ressemblent à s’y méprendre aux représentations graphiques que les érudits, bien plus tard, nous ont données du ciel de Dante. Ainsi aucune légende médiévale ni même toutes les légendes médiévales réunies ne nous livrent autant d’éléments dantesques que la littérature islamique.

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Reste à savoir comment cette littérature est parvenue à la connaissance de Dante. La question est importante : je dirais même qu’elle est capitale. On pourra multiplier les rapprochements, les analogies, des ressemblances qui iront presque jusqu’à l’identité : on créera les présomptions les plus fortes, mais non pas une entière conviction. Un même sujet doit forcément suggérer à de grands poètes des développements similaires et amener entre eux des rencontres qui nous émerveillent. Les visions paradisiaques ne peuvent pas différer essentiellement d’une religion à une autre, du mysticisme musulman au mysticisme chrétien ; et, s’il s’agit de l’Enfer, l’esprit de l’homme est borné, même dans l’invention des raffinements de tortures. Il faut donc que M. Asin nous prouve que Dante a connu les œuvres dont plusieurs épisodes ressemblent si étrangement à ceux de son poème. C’est ici que sa thèse me paraît fléchir et qu’il en vient aux conjectures. Il les appuie sur de solides vraisemblances ; mais il n’arrive pas à la preuve décisive. Elle est d’ailleurs extrêmement difficile à atteindre, et souvent en croyant la saisir, nous n’étreignons qu’une ombre. Que de fois devant les nombreuses références que nous entassons sous les vers d’un poète j’ai pensé que, si ce poète ressuscitait, il serait bien surpris qu’on lui prêtât une si vaste mémoire et qu’on découvrît chez lui le souvenir d’ouvrages qui étaient peut-être dans sa bibliothèque, mais qu’il n’avait pas lus ! Et nous ignorons comment était composée la bibliothèque de Dante. M. Asin nous a simplement expliqué qu’il eût été extraordinaire que le poète de la Divine Comédie ne se fût point montré curieux de la culture musulmane si proche de lui, et que, du reste, il a manifesté à plusieurs reprises qu’il s’y est intéressé.

On sait que l’Islam, après avoir conquis les pays asiatiques jusqu’aux confins de l’Arabie, s’était rapidement étendu dans l’Afrique du nord, dans le midi de l’Italie et de la France, en Espagne, aux îles Baléares et en Sicile, pendant que ses caravanes, partant de la région Caspienne, portaient son commerce dans les pays russes, scandinaves et anglo-saxons. La Sicile fut presque entièrement islamisée. Au xiie  siècle, Palerme avait trois cents mosquées et deux cents dans ses faubourgs ; au milieu de ses ruines grecques, carthaginoises, romaines, byzantines, deux ou trois civilisations vécurent sans se confondre, mais sans se heurter. La plus séduisante et, sur bien des points, la plus raffinée était la civilisation musulmane. Les Musulmans, les Grecs, les Latins avaient appris à se tolérer. On rédigeait les actes publics dans les trois langues. Les justiciers du Roi étaient assistés d’un collège de prud’hommes chrétiens et musulmans. La chancellerie, la monnaie, les finances, les gardes, les chambellans étaient d’origine musulmane. Les hommes portaient la soie byzantine, la tunique grecque, la cotte normande ou le manteau arabe. Les chrétiennes avaient adopté la langue et le voile des musulmanes. Elles étaient couvertes de bijoux persans et toutes parfumées des odeurs d’Assyrie. Les ateliers de soie et de dentelles, peuplés d’ouvrières arabes et grecques, n’étaient que des harems. Le Roi s’habillait à l’orientale ; il sortait sous le même parasol de gala que les califes égyptiens. Il parlait et écrivait en arabe. Ses cuisiniers et ses médecins étaient arabes. Autour de lui se pressaient des géographes, des poètes, des savants arabes, des astrologues arabes en longue barbe, des juifs pensionnés pour traduire des ouvrages arabes. Les sons des cloches se mariaient dans l’air aux cris des muezzins.

On fut encore plus musulman quand la couronne passa à Frédéric II, roi de Sicile et empereur d’Allemagne. Il préférait nettement ses sujets arabes. Renan éprouve une vive sympathie pour ce prince « que son insatiable curiosité, son esprit analytique, ses connaissances vraiment surprenantes, devraient rapprocher de cette race ingénieuse qui représentait à ses yeux la liberté de penser, la science rationnelle ». L’histoire de sa croisade et sa croisade elle-même furent un scandale. Il affectait à Jérusalem de ne s’entretenir qu’avec des Musulmans. En 1224, il avait fondé l’Université de Naples ; il faisait traduire Averroès, réunissait des collections de manuscrits arabes, consultait les savants de l’Islam oriental et occidental ; et il aimait beaucoup aussi les danseuses sarrazines qu’il envoyait chercher en Orient et en Espagne. La tunique où il fut enseveli était brodée en or d’une inscription arabe.

Mais la gloire islamique de Palerme est éclipsée par celle de Tolède. Dans la première moitié du xiie  siècle, la ville à peine arrachée aux Musulmans, l’archevêque Raymond, grand Chancelier de Castille, faisait traduire, — mathématiques, médecine, alchimie, physique, histoire naturelle, philosophie, — les ouvrages les plus célèbres de l’Islam. Ces traductions, nous dit Renan, — que M. Asin aurait pu citer —, étaient littérales. « Presque toujours un juif, quelquefois un musulman converti dégrossissait l’œuvre et appliquait le mot latin ou le vulgaire sur le mot arabe. » Et elles se répandaient avec une rapidité étonnante. « Tel ouvrage composé au Maroc ou au Caire, était connu à Paris et à Cologne en moins de temps qu’il n’en faut de nos jours à un livre capital de l’Allemagne pour passer le Rhin. » Aussi Renan a-t-il raison lorsqu’il ajoute : « L’histoire littéraire du Moyen Âge ne sera complète que lorsqu’on aura fait, d’après les manuscrits, la statistique des ouvrages arabes que lisaient les docteurs du xiiie et du xive  siècle. » Le livre de M. Asin en est une preuve.

Il serait invraisemblable que Dante fût resté à l’écart de cette littérature orientale dont les savants de son époque étaient précisément férus. « La passion de tout savoir le faisait chercher, dit Ozanam, jusqu’aux dogmes des Tartares et des Sarrazins. » L’Islam espagnol était saturé d’idées et d’images sur la vie future, et c’est d’Espagne que, pour la première lois, l’histoire et les légendes de Mahomet passèrent aux littératures occidentales. On y connaissait d’autant mieux son voyage nocturne qu’il était chez les fidèles un article de foi et une fête religieuse. Même encore aujourd’hui on le célèbre dans tout l’Islam, en Turquie comme en Égypte, comme au Maroc. À Constantinople, le Sultan assiste à un office de nuit dans la mosquée du sérail. Dante a fort bien pu l’entendre d’un juif espagnol, d’un Arabe, d’un chevalier de Frédéric II revenu de la Terre-Sainte. Et il l’a presque certainement entendu de son maître Brunetto Latini. Ce notaire florentin, érudit encyclopédique, avait été envoyé vers 1260 par le parti guelfe à la cour d’Alphonse le Sage, élu empereur d’Allemagne, pour lui demander du secours contre les Gibelins qui défendaient Manfred, roi de Sicile. Tolède lui produisit une très forte impression.

Son grand livre, son Trésor, qu’il a écrit « selon le parler de France… pour ce que la parleure françoise est plus délitable et plus commune à tous langages », ce Trésor, que du fond de l’Enfer il recommandait à Dante, est charge de science et de philosophie arabes. On en a exploré les sources classiques et chrétiennes : les sources arabes sont au moins aussi nombreuses. Et Brunetto Latini a été le conseiller littéraire de Dante. D’autre part, le poète de la Divine Comédie ne pouvait être retenu dans sa curiosité de la littérature islamique par des défiances de pays ou de race. Lorsqu’il composait son traité De vulgari eloquio, il s’y déclarait citoyen du monde. (On dit ces choses-là, et puis on se plaint du pain de l’étranger.) Il y reconnaissait que « beaucoup de nations parlaient des langues plus agréables et plus utiles que celles des peuples latins ». Enfin, il nous a prouvé qu’il savait quelque chose de l’histoire de Mahomet et qu’il avait de la sympathie pour les penseurs musulmans.

S’il damne Mahomet, il le damne non comme fondateur de religion, mais comme semeur de schisme et de discorde ; et il le met à côté d’autres fauteurs assez insignifiant de scissions religieuses et civiles. « Mahomet, dit M. Asin, n’est pas pour Dante celui qui a nié la Trinité et l’Incarnation, mais le Conquérant qui a rompu les liens de la fraternité entre les hommes. » C’était une erreur. Elle est légère au prix des extravagances et des contradictions qui dénaturaient, du moins parmi le vulgaire, la figure du Prophète. Nous avons un Roman de Mahomet d’un certain Alexandre du Pont paru à Laon en 1258, qui est un tissu d’absurdités ; et combien d’autres récits nous le représentent tour à tour comme un païen, un mage, un diacre, un cardinal ou une idole adorée des Sarrazins ! Dante ne se trompe donc pas absolument sur Mahomet, et il se trompe encore bien moins en lui associant son gendre et cousin Ali qui fut, lui, un engendreur de schisme. Cet Ali déconcerta les premiers commentateurs de la Divine Comédie : personne n’en avait entendu parler. « Devant moi, dit Mahomet à Dante, Ali s’en va pleurant, le visage fendu depuis le menton jusqu’à la houppe de ses cheveux. » Rien n’est plus historique. L’an 40 de l’Hégire, Ali fut assassiné au moment où il allait faire à la mosquée sa prière nocturne du vendredi. L’assassin d’un seul coup lui fendit le crâne ; et plus tard des légendes mirent dans la bouche de Mahomet la prophétie de cette mort : « Ton assassin te donnera un coup sur la tête et le sang de ta blessure mouillera ta barbe. »

La sympathie de Dante pour l’Islam est encore plus certaine que sa connaissance de l’histoire. Dans ses ouvrages en prose, il cite les ouvrages musulmans dont il s’est servi, et il ne les cite pas tous. Mais il a placé dans ses Limbes le sultan Saladin et les deux sages islamiques, Avicenne et Averroès « qui fit le grand commentaire » (d’Aristote). Cette place est parfaitement injustifiable selon la dogmatique chrétienne. Saladin, Avicenne, Averroès, sont morts hors de l’Église, dans l’infidélité positive, c’est-à-dire en toute connaissance de la véritable religion ; et Dante ne pouvait ignorer l’hostilité de Saladin contre le nom chrétien et ses triomphes en Palestine où moins de vingt ans lui suffirent pour anéantir les efforts des Croisés. Sa générosité ne pouvait pas plus le sauver théologiquement que leur science ne pouvait sauver Avicenne et cet Averroès qui allait devenir le symbole de l’incrédulité, le négateur, le damné des fresques d’Orcagna étendu par terre dans les plis d’un serpent. Renan félicite Dante de sa tolérance. Le mot lui convient si peu ! Je préférerais sympathie ou reconnaissance, car il savait tout ce que saint Thomas d’Aquin doit à Averroès. Et cette sympathie nous explique un passage du Paradis qui semblait jusqu’ici très énigmatique et que M. Bruno Nardi, cité par M. Asin, vient d’éclaircir. Dante a mis dans la sphère du soleil, près de saint Thomas et de Denis l’Aréopagite, Siger de Brabant, condamné comme hérétique averroïste en 1277, et mort en Italie sept ans plus tard. Il l’exalte au rang des docteurs de l’orthodoxie. Et saint Thomas le présente ainsi : « Cette âme est la lumière d’un esprit à qui, dans ses grandes pensées, la mort paraissait trop lente. Elle est l’éternelle clarté de Siger qui, en professant dans la rue du Fouarre, excita l’envie par des syllogismes remplis de vérités. » Voilà la mémoire de Siger bien réhabilitée. Or, M. Nardi, qui a étudié la philosophie dantesque, arrive à cette conclusion que Dante n’a pas été, comme on l’a cru, exclusivement thomiste ; que dans le conflit entre le néoplatonisme arabe et la théologie chrétienne, il a adopté une attitude mystique ; qu’il ne reconnaît aucun maître ; qu’il accepte tous les penseurs antiques et médiévaux, chrétiens et musulmans, et qu’il les fond dans un système personnel où il est souvent plus près d’Averroès que de saint Thomas. Par ses symboles, ses subtilités, ses extases, sa conception de l’amour et de la femme, M. Asin le croit encore plus près de son cher Abenarabi qu’il regrette, je le crois, de ne pas voir au Paradis, dans la sphère du Soleil. Ce que Dante aurait fait philosophiquement, selon M. Nardi, il l’aurait fait aussi poétiquement. Sa Divine Comédie serait comme une éclatante fusion de la poésie antique, de la poésie chrétienne et de la poésie musulmane.

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Je n’ai fait que résumer M. Asin Palacios en le traduisant le plus que j’ai pu ; mais je crains de n’avoir donné qu’une idée incomplète et affaiblie de la somme d’érudition que représente son œuvre si bien ordonnée, limpide, précise et pressante. J’avoue qu’il m’a paru quelquefois forcer un peu, sinon les textes musulmans qui m’échappent, du moins le texte de Dante. Un certain nombre de rapprochements qu’il accumule me semblent extérieurs, et il explique par l’Islam des passages que j’expliquerais aussi volontiers par le souvenir des auteurs latins, en admettant qu’on ait besoin de trouver une origine étrangère à toutes les inspirations d’un poète génial. Mais les thèses nous entraînent toujours, et il faut faire la part de l’exagération involontaire dans ce genre d’ouvrages. Si grande qu’on la fasse ici, ce livre n’en reste pas moins la contribution la plus neuve, et une des plus riches, aux études dantesques. On peut dire qu’il en a reculé l’horizon et qu’il suscitera un nouveau cycle de recherches.

Il m’a charmé et pris par ses belles qualités et aussi par la flamme que j’y sens courir. La cause que M. Asin soutient avec toute la rigueur d’un esprit méthodique dépasse l’intérêt ordinaire d’une œuvre de pure érudition. Il veut, et ne s’en cache pas, réagir contre le préjugé séculaire qui attribue aux Musulmans la responsabilité des défauts du peuple espagnol. En exhumant les œuvres des penseurs arabes, il reprend la tradition des anciens archevêques de Tolède ; et c’est un spectacle moins ironique qu’émouvant de voir ce prêtre et ce savant revendiquer aujourd’hui pour sa patrie un peu de la gloire de ceux qu’elle exila. « L’influence absorbante que Dante a exercée, dit-il, sur nos allégoristes du xive au xvie  siècle est compensée en partie par cette intervention des mystiques musulmans dans la genèse de la Divine Comédie. » La science n’a pas de patrie : c’est entendu ; mais on ne lui en veut pas de s’exprimer quelquefois comme si elle en avait une.

M. Asin aurait-il pleinement raison dans tout ce qu’il avance, Dante n’en serait pas diminué. « La gigantesque figure de l’inspiré florentin, dit-il, ne perd pas un pouce de sa grandeur sublime. » En effet, il ne m’a jamais paru plus grand artiste que là où je pouvais croire qu’il avait été directement touché par le texte arabe. Comme il le transfigure dans les familiarités fulgurantes de son imagination ! J’aurais souhaité qu’après nous avoir montré ce qu’il doit aux penseurs et aux poètes musulmans, M. Asin nous eût mieux montré quel usage il a fait de ses emprunts : ses adaptations plus justes et plus saisissantes du châtiment au crime, son réalisme sobre et pathétique, la vie personnelle dont il anime les allégories et surtout cette sensibilité si frémissante qu’à chaque instant, dans l’indignation, dans la pitié, dans l’espoir ou dans l’extase, son cœur menace de se briser. On ne pleure pas ; on ne s’évanouit pas : on ne tombe pas comme un corps mort dans les légendes musulmanes. Mahomet, à côté du pèlerin de Florence, me produit l’effet d’un homme sec et pauvre. De tous les passages des auteurs musulmans que M. Asin a cités, et dont plusieurs sont fort beaux, pas un ne m’a donné l’émotion dont m’étreignent deux vers de Dante.

Mais ce n’est pas seulement l’artiste que cette thèse grandit encore. Son œuvre en reçoit une signification historique plus large. Nous savions que la Divine Comédie était comme la Somme poétique du Moyen Âge. Elle l’a été plus que nous ne le croyions, puisqu’elle garde le reflet et peut-être l’empreinte de la civilisation musulmane dont le Moyen Âge a été la grande époque. Et elle en retire une signification religieuse plus profonde. L’Islam, comme le dit M. Asin, n’est qu’un fils bâtard de la Loi Mosaïque et de l’Évangile. Dante, en s’emparant des éléments artistiques et mystiques que cet Islam lui offrait, et qui ne contrariaient en rien les dogmes de l’Église, les rendait à la culture chrétienne dont ils accroissaient la richesse. Il rechristianisait des conceptions qui avaient perdu leur extrait de baptême et jusqu’au souvenir de leur origine. Mais les traditions islamiques n’ont pas tout pris au Judaïsme et au Christianisme. Elles se sont nourries des religions orientales. Derrière le Prophète revenant de son voyage nocturne nous entrevoyons des routes qui s’enfoncent dans la Chaldée, dans la Perse, dans l’Inde, et où il a recueilli, avant d’arriver jusqu’à nous, quelques-uns des rêves que, depuis des milliers d’années, les hommes ont faits devant la mort. Ce qui en a passé dans la Divine Comédie lui donne une signification humaine plus étendue. Ce monument, que le seul Dante a édifié, mais dont les plans ont été ébauchés par tant d’hommes et de tant de pays, me pénètre d’une impression analogue à celle que dut éprouver Hérodote lorsqu’il visita le temple de Thèbes et ses prodigieuses colonnades. Il y compta les statues des grands prêtres. Elles représentaient trois cents générations d’hommes qui s’étaient succédé de père en fils et dont le premier remontait à plus de onze mille ans. Et si Ozanam a pu dire que Dante n’a pas touché une idée qui ne fut consacrée par les craintes et les espérances des hommes, il semble qu’en se penchant sur son poème on entende un murmure de plaintes et de prières, d’effroi et d’amour, qui part du fin fond de l’humanité.

Le poète dans Molière

Je viens de relire toutes les pièces de Molière et d’en voir jouer quelques-unes. Comme il est difficile de se faire une opinion personnelle sur une œuvre dont on a reçu l’admiration en héritage et de cueillir une impression fraîche sur un domaine foulé depuis si longtemps et en tous sens par la critique ! Que penserais-je de Molière si je le découvrais ? Je penserais, me semble-il, qu’il est sans doute l’auteur dramatique le plus absolument homme de théâtre que notre monde sublunaire ait jamais produit. Personne n’a possédé au même degré que lui le don de transformer ou de déformer la réalité en vue de l’effet scénique. Personne comme lui ne l’a simplifiée, raccourcie, pétrie et repétrie pour la refaire, incomplète et cependant vivante, et sans qu’elle perdît rien de son caractère. Bien plus : il lui arrive quelquefois de la prendre telle qu’elle est, telle qu’elle s’est offerte à lui, et de nous donner le sentiment d’un art suprême en la transportant du salon ou de la rue sur les planches du théâtre. Tous les spectacles du monde se réfractent dans son esprit en scènes comiques. Son cerveau est constitué de telle façon que toutes les images y organisent immédiatement des comédies. Il observe l’homme, mais il ne retient que les gestes essentiels de son rôle et les mots qui franchiront la rampe. Il traite l’humanité comme si elle n’avait été créé que pour lui servir de matière à divertissements ; mais il n’a pas la morgue de l’artiste qui tient son modèle à distance ; il ne s’excepte pas de cette humanité qu’il peint ou caricature ; il se joue lui-même ; il exploite ses travers comme il tire parti des défauts de ses acteurs. S’il s’absorbait dans la contemplation des passants ou des gens qui marchandaient une pièce d’étoile et s’il semblait tomber en rêverie, ne vous imaginez pas qu’il philosophait sur la nature humaine ni qu’il « pascalisait » ; il cherchait seulement le moyen de les faire entrer dans la comédie ou la farce qu’il préparait. Quand il n’est pas auteur, il est acteur ; quand il n’est pas l’un ou l’autre ou les deux ensemble, il est costumier et metteur en scène. Il ne respire jamais hors de son métier, qui est de faire du rire. Il en fait même avec ses tristesses, ses amours, ses jalousies, ses appréhensions de la mort, comme avec les fioles des apothicaires dont sa chambre est remplie. Je pourrais à la rigueur concevoir un Racine, un Corneille, un Shakespeare, un Lope de Vega, un Calderon uniquement romanciers ou poètes épiques ou poètes lyriques ; mais il nous est impossible de concevoir Molière, à n’importe quelle époque de l’histoire où nous le placions, écrivant autre chose que des comédies.

C’est sa force et aussi sa limite. Une vocation si impérieuse, si exclusive, marque le génie d’un caractère de prédestination. « Je me figure, disait l’acteur anglais Kemble, que Dieu, dans sa bonté, voulant donner au genre humain le plaisir de la comédie, créa Molière. » Mais elle le prédestine à ne voir et à ne rendre qu’un côté des hommes et des choses. Voué à « l’étrange entreprise de faire rire les honnêtes gens », il lui faudra ne s’attacher qu’au ridicule de toutes les passions, les dépouiller de leur noblesse ou de leurs souffrances et nous faire rire jusqu’au bout. Il nous fera rire des parents qui sacrifieraient leurs enfants à un monstrueux égoïsme, des pères bernés par leurs filles, des maris trompés par leurs femmes, des vieillards volés par leurs laquais, des gens crédules abusés par des hypocrites ou livrés à des chevaliers d’industrie. Nous applaudirons à la meute des aigrefins qui courront le Pourceaugnac et l’entrée des Diafoirus derrière lesquels on peut entendre monter le pas du fossoyeur. Il nous fera rire des grimaces dont la douleur contracte les visages, des dehors scrupuleux de la piété, des contorsions de la maladie. Il nous fera rire même de la mort. Ce sont les fripons qu’il chargera de punir nos travers et de châtier nos vices ; et, neuf fois sur dix, la victoire du bon sens dépendra du succès de leurs fourberies. Il a beau nous dire « qu’il n’est point incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres » : les ridicules l’emportent si bien chez ses personnages qu’ils éclipsent leur honnêteté. De ce bas monde, qu’il peuple presque exclusivement de dupes et de dupeurs, il élimine toutes les vertus qui le rendent habitable. La tendresse maternelle, l’amour conjugal, l’amitié désintéressée, le culte du foyer, le respect de l’enfance, rien de tout cela ne compte pour lui. Il supprime ainsi le contrepoids que la nature et la société ont mis aux injustices et aux mauvais instincts ; et la vie dont il nous présente le tableau en devrait être déséquilibrée. Pas du tout : nous la reconnaissons ou nous croyons la reconnaître pour notre vie.

Est-il animé contre l’humanité d’un âcre pessimisme ? Mais, si justifiée que soit la satire et si impitoyable, elle n’empêche pas de voir à côté du vice la vertu qui le contrebalance, à côté de l’hypocrisie la vraie piété, à côté de l’avarice la générosité, à côté de la préciosité pédantesque la délicatesse et l’intelligence féminines qui revendiquent enfin leurs droits. S’il ne les voit pas ou s’il ne les voit que très rarement, ce n’est point qu’il en conteste l’existence ou qu’il les méprise : c’est tout bonnement qu’il obéit à sa mission de nous faire rire. Quant à supposer que sous son rire se cache une philosophie amère et que sa comédie n’est qu’un drame maquillé, je songe avec quelque scepticisme qu’on a mis plus de cent cinquante ans à élaborer cette hypothèse ; que ses contemporains comme Boileau, qui l’ont entendu discuter de son art et qui ont reçu ses confidences, n’en ont jamais eu le moindre soupçon, et que cette vision dramatique de son théâtre est un des effets du daltonisme romantique. Mais peut-être aussi vient-elle de ce que nos âmes plus vieilles, plus chargées de symboles, et, sinon désenchantées, du moins plus difficiles sur la qualité de l’enchantement, conçoivent mal qu’on puisse rire de l’homme et persister en rire et ne l’étudier que pour en rire, — sans arrière-pensée. Et pourtant je n’en distingue pas d’autre chez Molière que de se venger des dévots qui

Pour prix de ses bons mots le condamnaient au feu,

des précieux et des sots qui lui préféraient des rivaux indignes, des femmes qu’il avait trop aimées, des philosophes dont le galimatias l’avait assommé au collège et des médecins dont toute la science échouait contre ses maladies. En le relisant d’une traite, je ne me suis pas demandé s’il avait eu l’intention de nous corriger, car il n’était pas naïf ; je n’ai pas pensé à sa philosophie : elle m’eût, sans doute paru assez courte, comme toute philosophie qui confond la nature et la raison. Mais j’ai admiré la puissance d’un art, spontané ou réfléchi, qui passe avec une aisance incomparable de la conversation la plus enjouée et la plus naturelle à la bouffonnerie la plus effrénée et qui convertit tout ce qu’il touche en matière comique. Avec lui on rit de l’honnête homme et l’on rit du monstre. On rit de ce qui est sympathique et l’on rit de ce qui épouvante.

Ce n’est pas à la philosophie qu’est dû ce miracle, c’est à la poésie. Tous les spectacles de la vilenie et de la sottise humaines que nous offre son théâtre aboutissent à une impression de poésie. C’est par le génie poétique que Molière se dérobe à la dure contrainte où l’enfermait sa vocation et ne reste pas étroitement le prisonnier des ridicules et des vices. Je ne comprends pas, je comprends moins que jamais qu’on lui ait dénié les qualités d‘un poète. On se l’explique, quand c’est un Allemand comme Schlegel ou comme Laun, disciple de Schlegel qui regrettait « de ne pas trouver chez Molière quelque chose sans quoi il ne saurait y avoir de poésie dans le sens le plus élevé du mot ». Ses créations, disait-il, « n’ont pas cette ingénuité, cette plénitude, cette ampleur, ces brillants caprices de la fantaisie où le grand poète se joue hardiment dans le ciel et sait unir la peinture de genre avec ce que la poésie de l’âme et de la nature a de plus délicat et de plus éthéré ». Il lui reprochait enfin de « s’enfermer dans le domaine de l’entendement, et, là même, de s’en tenir à la réalité bourgeoise ».

De notables Français ont pensé comme les Allemands, Lamartine tout le premier, dont on ne dit pas assez que, dans ses opinions sur le xviie  siècle, il s’est montré encore plus inintelligent que Victor Hugo. « Chez nous, écrivait-il, on peut être proverbial sans être poétique. C’est le don de Boileau, de Molière, de Voltaire, les plus spirituels des écrivains en vers, mais les moins véritablement poètes. » Et ce jugement, quelques-uns de nos critiques n’ont pas hésité à le contresigner. Mais l’année même de la guerre, Maurice Pellisson, à la veille de sa mort, publiait, sous le titre Les comédies-ballets de Molière, un excellent livre où il le réfutait vigoureusement4. Ce livre passa inaperçu. C’est une des études les plus suggestives que Molière ait inspirées depuis assez longtemps. Le poète des Parques, — un des plus beaux poèmes de la fin du xixe  siècle, — Ernest Dupuy ne s’y trompa point et écrivit à cette occasion quelques pages qui la complétaient5. Je ne voudrais pas faire du romantisme le bouc émissaire de toutes nos erreurs. Mais il est permis de constater que ses doctrines émancipatrices ont eu pour conséquence immédiate d’exiler du Parnasse français nombre de poètes charmants et de rétrécir la conception de la poésie. Hors du lyrisme point de salut ! Lamartine dédaigne le don proverbial, « Et cependant, répondait E. Dupuy, c’est ce don qui a suffi à assurer la haute renommée d’un Hésiode, d’un Solon, d’un Théognis, d’un Simonide et de tous les gnomiques grecs. N’est-ce pas ce talent d’exprimer des vérités simples mais éternelles et de condenser la sagesse de l’esprit humain en maximes inoubliables, en “vers dorés”, comme disaient les Anciens, qui prête son support moral, sa vivace vertu, aux images et aux élans d’un Eschyle, d’un Aristophane, d’un Pindare ? »

Molière n’a pas seulement possédé ce don proverbial. Il a eu tout d’un poète : l’instrument, l’imagination, la sensibilité, la richesse de création.

L’instrument, d’abord. Nul parmi les poètes, fût-ce Lamartine, n’a eu le vers plus naturel, plus spontané que lui. Il écrit presque aussi facilement en vers qu’en prose ; et lorsqu’il écrit en prose, sa prose est émaillée de vers. Telle pièce, comme le Sicilien, n’est qu’un tissu de vers non rimés. Ménage l’avait remarqué, et, de notre temps, Anatole de Montaiglon a fait imprimer cette comédie comme si elle était toute en vers libres. On a même supposé que Molière cherchait peut-être à créer une forme intermédiaire entre la prose et la poésie, une forme analogue à celle dont se servaient les anciens comiques latins et qui distinguait à peine le langage de la scène du langage de la vie ordinaire. C’est ingénieux ; mais je ne crois pas que Molière ait devancé de si loin les nouvelles écoles. Le vers lui était si familier que la pensée se présentait presque toujours à lui sous une forme rythmée ; et c’est ce qui donne si souvent à sa prose une singulière harmonie. Elle a des phrases délicieusement cadencées, comme celle-ci que Flaubert aimait à citer : Ce sont des Égyptiens, vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons. Et Molière se rendait si bien compte du charme de cette phrase faite pour être dite qu’il ne l’a pas répétée dans l’indication du jeu de scène faite pour être lue. « Le frère du Malade imaginaire, écrit-il un peu plus bas, lui amène plusieurs Égyptiens et Égyptiennes, vêtus en Mores, qui font des danses, entremêlées de chansons. » Le rythme est brisé, mais il n’avait plus besoin du rythme.

Évidemment la faculté d’écrire en vers ne constitue pas la poésie, et un Barthélemy surpassera, dans ce genre d’exercice, les poètes les plus féconds. Mais il n’y a tout de même pas, et en aucune langue, de poète sans ce don. Et lorsqu’on peut écrire au courant de la plume des vers qui mordent sur toutes les mémoires et qui résistent au temps, des vers pleins, drus, colorés et chargés de sens, on est beaucoup mieux qu’un habile versificateur. Manifestement, Molière improvise. Il n’a pas le loisir de limer ses vers. Nous savons qu’il a composé et monté Les Fâcheux en quinze jours ; et Les Fâcheux renferment un des morceaux les plus éclatants de son œuvre poétique : le récit de chasse de Dorante. J’ai cru, probablement parce que je l’avais lu ou qu’on me l’avait répété, que les vers de ses premières pièces avaient plus de couleur et plus de relief que ceux des dernières, comme s’il y avait apporté plus de soin ou qu’au cours des années sa veine se fût un peu refroidie6. C’est une erreur. Il n’a jamais rien donné de plus chaud, de plus vivant, de plus allègre que les vers d’Amphitryon qui datent de 1668 ; et, quatre ans après, Les Femmes Savantes, son avant-dernière pièce et sa dernière comédie en vers, n’a pas moins de saveur poétique que L’Étourdi, Le Dépit amoureux ou l’étonnant Sganarelle. Reportez-vous plutôt au discours de Chrysale :

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien.
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil et des aiguilles
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles…

Quelle robuste plénitude ! Pas un mot de trop. Une seule épithète, nécessaire et qui n’est pas à la rime. Cela vaut, dans Sganarelle, la tirade où la suivante de Célie exhorte sa maîtresse à prendre un époux, car la femme

                 est ainsi que le lierre
Qui croît beau tant qu’à l’arbre il se tient bien serré
Et ne profite point s’il en est séparé…
Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin !
Mais j’avais, lui vivant, le teint d’un chérubin,
L’embonpoint merveilleux, l’œil gai, l’âme contente,
Et je suis maintenant ma commère dolente…
Enfin il n’est rien tel, Madame, croyez-moi,
Que d’avoir un mari la nuit auprès de soi,
Ne fût-ce que pour l’heur d’avoir qui vous salue
D’un Dieu vous soit en aide ! alors qu’on éternue.

Devant de pareils vers, on ne s’étonne pas que Boileau s’écrie : « Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime ! » et qu’il admire « ce rare et fameux esprit » qu’Apollon « dispense de tout travail et de toute peine ». J’imagine que Boileau, qui ne se lassait pas de recommander aux poètes la peine et le travail, ne s’abusait pas sur les défauts de Molière ; mais il comprenait que l’auteur du Misanthrope n’était point de ceux qui gagnent à remettre leur ouvrage vingt fois sur le métier. Ses vers, il faut bien l’avouer, trahissent en maint endroit la hâte et le premier jet. Ils sont quelquefois rocailleux, obscurs, bourrés de chevilles, d’inversions pénibles, de répétitions de mots, d’images forcées. Il suffit de le feuilleter pour que ces marques d’une précipitation fâcheuse vous sautent aux yeux.

Cette pleine droiture où vous vous renfermez
(Misanthrope.)
Mais je tiens qu’il est mal, sur quoi que l’on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde…
(École des maris.)

Dans Le Dépit amoureux la jeune Ascagne, qui s’est déguisée en homme, explique à Frosine la raison de son déguisement.

                  Oui, vous savez la secrète raison
Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison :
Vous savez que dans celle où passa mon bas âge
Je suis pour y pouvoir retenir l’héritage
Que relâchait ailleurs le jeune Ascagne mort,
Dont mon déguisement fait revivre le sort.

Heureusement Frosine sait !… Tout ce qu’on a dit, dès le xviie  siècle, contre les vers de Molière serait juste pour un autre. Mais chez lui ce ne sont que des scories qui disparaissent dans le mouvement de son dialogue, dans la fougue de sa verve et qui, surtout, ne gênent jamais la diction. C’est à peine au théâtre si, de temps en temps, l’oreille est heurtée. Les vers essentiels se détachent, bondissent, nous frappent. Ils commandent le geste, l’attitude, le jeu de la physionomie, l’inflexion de la voix. Les tournures embarrassées marquent l’embarras de celui qui parle et le forcent de baisser les yeux. Écoutez Elmire qui, pour démasquer Tartuffe, essaie d’endormir sa défiance. Elle vient de le repousser, et maintenant il faut qu’elle l’attire, qu’elle feigne de partager son ardeur. Elle a bien commencé ; mais sous les yeux de l’adversaire qui ne la quittent pas, peu à peu elle se lasse, hésite, cherche ses mots ou elle a l’air de se lasser, d’hésiter, de chercher ses mots, car Elmire est très forte, et l’aventure l’amuse. Ces hésitations, qui convainquent et rassurent Tartuffe, se traduisent dans des vers détestables à la lecture, mais excellents lorsque l’actrice les parle :

Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,
Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout
Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

Il n’y a pas de vers plus faciles à dire que ceux de Molière, et c’est même pour cela qu’au Théâtre-Français, où l’on ne sait plus dire les vers, ses pièces sont encore honnêtement interprétées. Ils ont été moins écrits que parlés. Il devait les composer à haute voix, ou, comme le musicien qui n’a pas besoin de chanter son air pour l’entendre, il les entendait en lui à mesure qu’il les écrivait.

Il les voyait aussi, car il est peintre et, à défaut de l’inventaire, dressé à sa mort, qui prouve son goût des tableaux, le poème sur La Gloire du Dôme du Val de Grâce, adresse à Mignard, et trop peu lu, porte témoignage de son sens artistique et pictural. Dans L’École des Maris, Ariste reproche à son frère Sganarelle de rester fortement attaché aux vieilles modes et de porter un accoutrement barbare. Et Sganarelle de lui répondre :

Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières
De vos jeunes muguets m’inspirer les manières ?
M’obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux,
Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure ?
De ces petits pourpoints sous les bras se perdant
Et de ces grands collets jusqu’au nombril pendant ?
De ces manches qu’à table on voit tâter les sauces,
Et de ces cotillons appelés hauts de chausses ?
De ces souliers mignons, de rubans revêtus,
Qui vous font ressembler à des pigeons pattus ?
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves
Et par qui nous voyons ces Messieurs les galants
Marcher écarquillés ainsi que des volants ?

Ni Hugo, ni Gautier n’ont fait mieux. Sans parler de la scène des portraits dans le Misanthrope, dont les larges touches étoilées et profondes font pâlir les caractères de La Bruyère, qui me semblent toujours avoir été peints ou gravés sur du cristal. Molière excelle à mettre en valeur le détail pittoresque et particulièrement le détail du costume, ce qui n’est pas pour nous surprendre de la part d’un acteur ou d’un metteur en scène. Alceste voudrait savoir « sur quel fonds de mérite » Célimène appuie son estime de Clitandre.

Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt
Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde.
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?

Il semble que nous ayons perdu le secret de ces vers au théâtre. Qui nous les rendra ? On en trouve presque partout d’une égale valeur, jusque dans cette Mélicerte abandonnée après le second acte et où éclate cette fraîche peinture des courtisans fastueux autour du roi. C’est un berger qui parle :

Ce ne sont que seigneurs qui des pieds à la tête
Sont brillants et parés comme au jour d’une fête.
Ils surprennent la vue, et nos prés au printemps
Avec toutes leurs fleurs sont bien moins éclatants…
Ce sont autour de lui confusions plaisantes,
Et l’on dirait un tas de mouches reluisantes
Qui suivent en tous lieux un doux rayon de miel.

Molière use tout aussi heureusement des autres mètres que des grands vers. Il l’a prouvé dans son Amphitryon, une pure merveille. La Fontaine, le Corneille du second acte de Psyché, Musset une ou deux fois : ils ne sont pas nombreux ceux qui ont pu employer ce vers libre si perfidement aisé, sans nous laisser l’impression de je ne sais quoi de fluide, de lâché et, pour tout dire d’un mot, d’« inartistique ». Ses intermèdes contiennent des chansons exquises. Ce lui est un jeu d’adapter l’ode d’Horace Donec gratus eram d’où sont sorties toutes les scènes de dépit amoureux et dont Musset, par un bizarre caprice, nous a donné et la traduction et l’imitation. Les vers de Molière n’ont pas plus à craindre la comparaison avec l’une qu’avec l’autre. Chansons bachiques, chansons amoureuses, chansons bouffonnes : ce beau génie nous donnait en se jouant des modèles d’opéra-comique ou d’opéra-bouffe aussi bien que de grande comédie. C’est toute cette poésie pittoresque et savoureuse qui nous rend léger le spectacle de nos misères morales. Du moins elle en voile la crudité et idéalise notre plaisir. Savez-vous pourquoi de toutes les pièces de Molière L’Avare est la seule qui nous produise un certain malaise ? C’est qu’elle est la seule d’où la poésie soit absente. Si Lesage avait été poète, on jouerait plus souvent Turcaret. Si Becque l’avait été, Les Corbeaux ne feraient pas fuir le public.

On exalte toujours le bon sens de Molière et sa ferme raison ; et, que ce soit pour le vanter ou pour le regretter, tous reconnaissent son réalisme. D’aucuns, nous l’avons vu, disent son réalisme bourgeois. Assurément, si incomplète que soit sa représentation du monde, nous avons toujours avec lui le sentiment de la vérité. Tous les éléments dont il forme ses personnages sont empruntés à la nature. Mais ces personnages qui ne nous apprennent presque jamais leur origine, leurs antécédents, leur fonction sociale, — que fait Harpagon ? que fait M. Arnolphe de la Souche ? d’où vient Tartuffe et comment vivait-il avant de connaître Orgon ? Orgon est-il un rentier, Chrysale un commerçant enrichi ? Argan n’a-t-il d’autre occupation dans la vie que de prendre des clystères ? — ces personnages, ces types, que Molière nous présente en dehors des contingences de la vie et comme inaccessibles aux influences extérieures, dépassent de beaucoup la nature. C’est l’imagination qui les a créés et qui en dispose. Elle peut les maintenir dans la vie ordinaire où, serviteurs imperturbables de l’idée fixe, ils nous découvriront, pour ainsi dire, à l’état pur les vices et les passions que nous nous appliquons à dissimuler et dont le cours quotidien des choses contrarie le développement logique. Le Tartuffe en est un exemple. La Bruyère, qui en a fait la critique dons son portrait d’Onuphre, a raison : jamais le véritable hypocrite ne parlerait ni n’agirait comme le héros de Molière ; mais il a tort, parce que nous sommes au théâtre et que, selon la juste remarque de Chamfort, « la mesure précise qui réunit la vérité de la peinture à l’exagération théâtrale, Molière la passe volontairement et la sacrifie à la force de ses tableaux ». L’imagination peut aussi jeter de pareils personnages, ses créatures, dans l’irréel, où ils transporteront la somme de vérité dont nous avons besoin pour accepter l’invraisemblance comme une possibilité. C’est le cas de M. Jourdain dont la sottise vaniteuse ne se manifesterait point dans la vie de tous les jours d’une manière aussi absurde. Mais Molière a ouvert les portes de sa maison à la fantaisie. Elle y est entrée en souveraine avec ses musiciens, ses musiciennes, ses Turcs et ses Derviches. C’est le cas du Malade imaginaire chez qui vient s’installer le Carnaval. C’est le cas de tous les héros de comédies-ballets de Molière, uniques dans notre théâtre.

Elles ont eu à souffrir d’un puritanisme de goût bien réjouissant. Pendant longtemps nous avons fait les dégoûtés. Je lis dans une des dernières éditions de Molière à bon marché, où chaque pièce est précédée d’une courte notice : « Le Bourgeois Gentilhomme. Encore une comédie-ballet ; et c’est Le Bourgeois Gentilhomme ! Pourtant cette admirable peinture d’un travers qui est éternel méritait de n’être qu’une comédie, une belle et bonne comédie. » Une si belle comédie avec des ballets et des chants ! Vous sentez le chagrin, vous devinez la moue du commentateur anonyme (qu’il le reste !)

Cet homme assurément n’aime pas la musique,

ni la danse, ni Louis XIV qui encourageait ce genre et qu’il gourmande dans la notice des Amants Magnifiques. Pauvre Molière, « entièrement victime de la manie chorégraphique du roi ! » Qui sait de combien de Tartuffe et de Misanthrope nous a frustrés le mauvais goût royal ! Je soupçonne l’austère critique de ne pas aimer Molière comme Molière souhaiterait d’être aimé et surtout de ne pas bien comprendre l’originalité de ces pièces ni leur importance. Non seulement Molière n’a jamais répugné à travailler pour les fêtes de la cour, mais il y a pris plaisir. Les comédies-ballets satisfaisaient tous ses goûts. Excellent mime, il chantait très joliment et dansait à ravir. C’était lui qui dansait la courante dans le rôle de Lysandre des Fâcheux. Ses pièces étaient jouées dans les jardins ou dans le petit parc de Versailles, au château de Chambord ou de Saint-Germain-en-Laye. On n’épargnait rien pour leur donner un éclat et une magnificence qui devaient flatter le poète et charmer l’homme épris de tous les luxes. Peu de poètes ont eu la bonne fortune de voir interpréter leur œuvre dans d’aussi beaux décors et devant une telle assemblée. Avec quel zèle, avec quelle ardeur Molière se mettait au travail ! Mais les ordres étaient pressants ; l’échéance souvent très rapprochée. Quels jours et quelles nuits d’excitation ! Comme il fallait que la Muse accourût à l’appel ! Elle ne lui a jamais manqué, et il ne s’est jamais plaint. D’ailleurs M. Pellisson remarque très justement que s’il eût regardé ce genre d’ouvrages comme des corvées (le mot a été dit) et s’il les eût faits à contrecœur, on y surprendrait des traces de fatigue. Au contraire l’entrain s’en renouvelle et redouble sans cesse ; du Mariage Forcé au Malade Imaginaire, sa verve a toujours été en s’exaltant, comme « emportée dans une sorte de crescendo éperdu ».

Le succès des Fâcheux, sa première comédie-ballet, lui avait révélé tout le parti qu’il pourrait tirer de ce genre de pièces, il nous le dit lui-même dans l’avertissement qu’il écrivit six mois après la représentation. « C’est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelque exemple dans l’antiquité et comme tout le monde l’a trouvé agréable, il peut servir d’idée à d’autres choses qui pourraient être méditées avec plus de loisir. » Je souligne les mots dont on pourrait chercher… Molière prend ses sûretés contre la docte critique en se mettant sous le patronage des Anciens, probablement d’Aristophane, Cette nouvelle forme de pièces élargissait sa conception du théâtre comique. Par elle il s’évaderait du réalisme de la comédie classique ou plutôt il en reculerait les limites si loin qu’on ne les distinguerait plus. Le grand souci de Molière est d’amuser son public et de varier les amusements. Il sait fort bien que nous n’allons au théâtre que pour nous divertir. C’est ce caractère de divertissement que renforcera la comédie-ballet, à laquelle collaborent la poésie, la musique, le chant et la danse. La vérité morale des personnages n’y perdra rien ; mais nous serons avertis que les choses ne se passent pas de la même façon dans le monde, que le poète exagère à plaisir et qu’il nous emporte en pleine fantaisie.

Une des comédies-ballets montées avec le plus de magnificence fut, au lendemain de la paix d’Aix-la-Chapelle, dans le petit parc de Versailles, George Dandin, mais un George Dandin encadré d’une pastorale. « Ramenée à trois actes, dit Ernest Dupuy, et amputée de ses quatre intermèdes de danse et de musique, je la comparerais à une étoffe qui était très riche et que l’on aurait dégradée, en lui reprenant, fil à fil, l’or et l’argent brodés dans son tissu, — ou à quelque brillant oiseau, qu’on aurait enlaidi et surtout attristé, en lui arrachant, des ailes et de la queue, ses plumes les plus somptueuses. » La pièce prend en effet un air de cruauté qu’elle n’avait pas à l’origine. À la fin du troisième acte, George Dandin déclare que « lorsqu’on a, comme lui, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première ». Mais à ce moment, un paysan, son ami, lui conseillait de noyer tout bonnement ses soucis dans le vin ; et l’on voyait venir une foule de bergers amoureux qui commençaient à célébrer, par des chants et des danses, le pouvoir de l’amour ; puis des Satyres, des suivants de Bacchus et des Bacchantes qui faisaient fi de l’amour et de ses feux et qui chantaient le plaisir de boire. Vous penserez peut-être que les bergers amoureux, les Bacchantes et les Satyres n’avaient pas grand-chose à voir dans l’aventure de George Dandin et que, si le pauvre homme se noie dans le vin au lieu de se noyer dans la rivière, ce ne sera pas sensiblement plus drôle. Mais le spectacle que le poète déroulait sous nos yeux nous empêchait d’y songer et nous laissait sur une impression d’aimable folie. D’ailleurs Molière n’avait pas ici tiré les intermèdes du sujet même de la pièce, et tout l’effet qu’on en peut attendre n’était pas produit.

Il fut plus habile dans Monsieur de Pourceaugnac et encore bien plus dans Le Bourgeois Gentilhomme et dans Le Malade imaginaire. Monsieur de Pourceaugnac s’ouvre par une sérénade que conduit Éraste, amant de Julie, et qui exprime leur tristesse à l’un et à l’autre d’avoir à lutter contre la volonté tyrannique de leurs parents. Le début en est ravissant :

Répands, charmante nuit, répands sur tous les yeux
               De tes pavots la douce violence
Et ne laisse veiller en ces aimables lieux
Que les cœurs que l’Amour soumet à sa puissance.
               Tes ombres et ton silence
               Plus beau que le plus beau jour
Offrent de doux moments à soupirer d’amour.

De cette poésie nocturne si tendre et si mélancolique nous sautons brusquement dans la farce qui ne sera coupée que d’intermèdes burlesques : celui des matassins et celui des procureurs avec leur fameux refrain : La polygamie est un cas. — Est un cas pendable  ! Enfin lorsque M. de Pourceaugnac a déguerpi, des masques, que le bruit de ses noces avait attirés de tous les endroits de la ville, entrent et chantent la douceur d’aimer.

Déjà la partie musicale se rattachait à la pièce beaucoup mieux que dans George Dandin joué l’année précédente (1668). Mais l’année suivante, nous avons Le Bourgeois Gentilhomme. Si le ballet qui termine la pièce, le Ballet des Nations, n’a aucun rapport avec le sujet, la Cérémonie turque, qui se place à la fin du quatrième acte et d’où M. Jourdain sort mamamouchi, n’est pas seulement une excellente dérision des honneurs dont se repaît notre vanité : elle décide du mariage de Cléonte et de Lucile et ainsi du dénouement.

Trois ans plus tard, c’est Le Malade Imaginaire. Cette fois Molière a encore perfectionné le genre. L’inoubliable ballet des chirurgiens, des docteurs, des apothicaires et des porte-seringues n’est pas un des ressorts de la pièce comme la Cérémonie turque ; mais il en résume, il en couronne l’idée. Et il est mieux amené que les autres. Argan, désabusé sur sa triste femme et éclairé sur le bon naturel de sa fille Angélique, consent qu’elle épouse Géante, à condition toutefois que Cléante se fasse médecin. « Eh ! mon frère, lui dit Béralde, faites-vous médecin vous-même !… Je connais une Faculté qui viendra en faire a cérémonie dans votre salle. » La Faculté dont il s’agit n’est qu’une troupe de comédiens. Angélique, à l’idée de cette mascarade, se tourne vers son oncle et lui dit : « Mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père. » Et l’oncle lui répond : « Ma nièce, ce n’est pas tant le jouer que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons prendre chacun un personnage et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses. » Cléante demande à Angélique : « Y consentez-vous ? » — « Oui, dit Angélique, puisque mon oncle nous conduit. » On sent qu’elle n’est qu’à demi convaincue, mais qu’elle n’ose pas s’opposer au désir de Béralde. C’est charmant et d’une nuance très fine. Et maintenant que la seule objection du moraliste, qui pouvait nous gêner, est tombée, laissons le poète nous entraîner à ce que Sainte-Beuve appelait « le gai sabbat le plus délirant ».

Ce qui est curieux, c’est que du moment où Molière a fait alliance avec la musique, sa fantaisie est devenue à la fois plus débridée et plus légère. Je n’irai pas jusqu’à prétendre avec M. Pellisson que « la musique crée une atmosphère hors de laquelle la fantaisie ne peut s’épanouir ». Mais elle emporte les spectateurs au-delà du monde réel. Les intermèdes ont donné à la comédie de Molière une grâce ailée. Cette grâce, vous la trouverez dans une ou deux scènes des Amants Magnifiques, dans La Princesse d’Élide et dans la bluette du Sicilien qu’on n’a pas manqué de rapprocher des comédies de Musset et qui en est comme le prototype. Tout s’y rencontre ; l’amoureux, l’amoureuse gardée par un jaloux, le sénateur grotesque, les déguisements, les sérénades aux flambeaux et le lever du jour dans un pays imaginaire. Mais le triomphe de la poésie de Molière, c’est la comédie d’Amphitryon. Point de danses, point de musique, point de chants. Et cependant il semble qu’il l’ait écrite aux sons de la musique et que ses personnages soient nés un soir de danse. Où se passe-t-elle ? Quand se passe-t-elle ? Elle n’est ni mythologique, ni ancienne, ni moderne. À vrai dire elle nous met hors de l’espace et du temps. Sujet déplaisant ? Peut-être. Je n’en sais rien. Je m’amuse et je ris. Du même rire qu’au Tartuffe ou au Misanthrope ? Non pas tout à fait ; mais enfin, comme j’ai ri d’Alceste, bien qu’il soit un très honnête homme, et de Philaminte, pour qui j’ai la plus grande estime, et de tant d’autres que je devrais plaindre, comme Orgon, ou redouter, comme Tartuffe, je ris de Sosie injustement battu et du magnifique Amphitryon injustement et magnifiquement trompé. N’est-ce pas au demeurant tout ce qu’a voulu Molière, et la source de ce rire immortel n’est-elle pas la poésie ?

Un collège d’autrefois.
Le vieux Louis-le-Grand

Les origines

En 1545, l’évêque de Clermont, Guillaume du Prat, un des quatre prélats envoyés par François Ier au Concile de Trente, y remarqua un prêtre aussi savant que modeste, Claude le Jay, procureur de l’évêque d’Augsbourg. On lui dit qu’il était un des disciples d’Ignace de Loyola. Guillaume du Prat, dont le directeur de conscience avait fréquenté à Rome les premiers Pères dans leur habitation du Monte Pincio et faisait d’eux un grand éloge, entra aussitôt en relations avec lui. Ce que le Père le Jay lui apprit des Jésuites l’édifia et lui donna l’idée d’établir, sous leur direction, un collège séminaire à Paris même, dans l’immeuble qui appartenait à son évêché de Clermont. Ignace accepta volontiers : il avait gardé une profonde reconnaissance à l’Université de Paris, et comme il désirait que le plus grand nombre de ses disciples en reçût la formation, il les avait déjà envoyés au Collège des Trésoriers, puis au Collège des Lombards. En 1550, après les fêtes de Pâques, ces jeunes scolastiques quittèrent les Lombards et s’installèrent dans l’hôtel épiscopal de Guillaume du Prat. Jusque-là ils ne se distinguaient pas des autres étudiants ; mais, une fois à l’hôtel de Clermont, ils prirent le même costume, et l’on vit qu’on avait affaire à ce nouvel Ordre mystérieux sur lequel couraient déjà des légendes et dont les membres avaient l’audace d’usurper le nom de Jésuites « comme si, seuls, ils étaient les Frères en Jésus-Christ ». Pendant plus de dix ans, le pauvre séminaire, qui, dans ses beaux jours, comptait à peine une douzaine de séminaristes, dut lutter contre l’hostilité qui lui barrait le chemin de la naturalisation.

Mais ces dix années ne furent point perdues pour la Compagnie. Guillaume du Prat l’invita bientôt à venir en Auvergne fonder, non pas un séminaire, mais un collège d’enseignement. Il voulait relever dans sa ville de Billom l’ancienne Université déchue, et il avait acheté des bâtiments qu’il mettait à sa disposition. Ignace de Loyola n’avait pas encore pensé à réformer l’éducation de la jeunesse. Ce fut seulement alors que, remaniant les Constitutions de son Ordre « selon les leçons de l’expérience », il y inscrivit ce mode d’apostolat. En 1553, les Jésuites ouvrent le collège de Billom ; en 1559, celui de Pamiers ; en 1561, celui de Rodez ; mais ces deux derniers, à peine lancés, s’abîmèrent dans la houle furieuse des guerres de religion. Cependant, en 1561, entre deux séances du Colloque de Poissy l’Assemblée eut à statuer sur l’admission légale de la Société de Jésus et la lui accorda. Ni Loyola, mort cette même année, ni Guillaume du Prat, qui l’avait précédé dans la tombe, ne virent ce qui allait en résulter : la transformation de la maison d’études de Paris en maison d’enseignement.

Le Collège de Clermont était, fondé, ce Collège qui devait porter successivement les noms de Collège Louis-le-Grand, — Collège de l’Égalité, — Institut des Boursiers, — Prytanée français, — Collège de Paris, — Lycée de Paris, — Lycée Impérial, — Lycée de Louis-le-Grand, — Collège royal de Louis-le-Grand, — Lycée National, — Lycée Descartes, — Lycée Impérial Louis-le-Grand, — Lycée Descartes, —-Lycée Louis-le-Grand. Je ne crois pas que nous ayons fait mieux dans ce genre. Avons-nous assez suborné ces vieilles pierres ! Nous pouvons égrener sur le chapelet de leurs dénominations les fastes des trois cents dernières années de notre histoire, des cent trente dernières surtout, puisqu’un moins d’un siècle elles ont pris treize noms différents.

Mais ne nous plaignons pas : pour une fois le bon sens a triomphé. Le premier nom de Collège de Clermont, qui a duré si longtemps, n’était point dû, comme il serait légitime qu’on le pensât, à la reconnaissance dont les Jésuites entouraient le souvenir de Guillaume du Prat. Il leur avait été imposé par la mauvaise humeur du Parlement qui ne consentit à reconnaître leur Compagnie que « sous forme de Société et de Collège nommé Collège de Clermont, et non de religion nouvellement instituée, à la charge qu’ils seront tenus de prendre autre titre que de Société de Jésus ou Jésuites ». Ces vocables semblaient impertinents et scandaleux à la Cour souveraine. Cela n’empêcha pas que plus tard, lorsque Louis XIV donna son nom au Collège et le déclara de fondation royale, — car le Collège de Clermont, comme tant de cités antiques, eut l’honneur d’être fondé deux fois, — on accusa les Pères d’une noire ingratitude envers leur premier fondateur. La vérité est qu’ils sacrifiaient de bon cœur un titre qui leur rappelait les conditions onéreuses de leur admission légale.

Ce grand Collège a enfin trouvé un historien digne de lui. M. Dupont-Ferrier, qui y professait hier et qui professe aujourd’hui à l’École des Chartes, vient d’en écrire l’histoire7. Depuis le livre de Quicherat sur Sainte-Barbe, nous n’avons rien eu de semblable. Ces monographies, où se reflètent, pendant des siècles, tous les états d’âme d’un pays, sont captivantes ; mais Louis-le-Grand a une autre importance que Sainte-Barbe. « La création des collèges de la Compagnie de Jésus, dit M. Dupont-Ferrier, fut le plus grand événement pédagogique du xvie  siècle. » Je dirai même que je n’en vois pas jusqu’à nos jours d’aussi considérable. Il y a une vingtaine d’années, lorsqu’un mouvement se dessina contre notre Enseignement secondaire, qui aboutit aux détestables programmes de 1902, un professeur de la Sorbonne, M. Durkheim, poursuivait âprement dans cet Enseignement un héritage des Jésuites. Il avait raison, non de l’y poursuivre, mais de l’y dénoncer. Les Jésuites ont été des novateurs, et, pour nous débarrasser de ce qu’ils nous ont légué, il faudrait que nous le fussions au même degré qu’eux. Certes nous avons modifié leur conception et, sur quelques points, très heureusement. Mais il se pourrait que dans leurs innovations ils eussent rencontré les lois immuables de l’enseignement. En ce cas, il vaudrait mieux le reconnaître et s’en féliciter puisqu’ils nous ont dispensés de les découvrir nous-mêmes. C’est ce qui ressort de l’ouvrage de M. Dupont-Ferrier, dont la partie la plus pittoresque, la plus vivante est celle où il nous raconte la croissance, l’apogée et la ruine du Collège des Jésuites. Cette période, de 1564 à 1762, comprend deux siècles.

Un collège sous les tempêtes

Pendant ces deux siècles, il vécut et grandit sous la menace constante des jalousies et des haines. Il a pour lui le Roi, contre lui l’Université et le Parlement. À peine avait-il ouvert ses portes que les passions se déchaînèrent. L’insolence de ces nouveaux venus fut dénoncée le même jour, à la même heure, du haut de la chaire, dans une douzaine d’églises. Les carrefours se couvrirent de placards injurieux. Les Pères ne pouvaient s’aventurer dans le quartier de l’Université sans recevoir des ordures ou des pierres. Des écoliers les suivaient en criant ; Tu es Jesuita, ergo hypocrita, ita. Les humanistes forgent contre eux, qui sont pourtant des humanistes, épigrammes et satires dans leur meilleur latin. Devant le Parlement, l’avocat Pasquier les accable de son implacable réquisitoire. Il les traite de « secte schismatique et conséquemment hérétique ». L’erreur de Loyola est pour lui aussi dangereuse que celle de Martin Luther, « Si vous vouliez les incorporer, s’écrie-t-il, ce serait agréger l’Université avec une troupe de sophistes qui sont entrés comme timides renards au milieu de nous pour y régner dorénavant comme furieux lions8. » Et pourtant chaque année les Pères héritent de nouveaux biens ; les élèves désertent les collèges universitaires et se pressent autour de ces maîtres qui n’ont point de grades. Leur renommée d’éducateurs s’étend. En 1580, le jeune François de Sales, que ses parents veulent envoyer au Collège de Navarre, supplie sa mère de le mettre plutôt au Collège de Clermont.

Mais, le 27 décembre 1594, le fils d’un marchand drapier de la Cité, qui, après avoir fait ses classes aux collèges de Navarre et de Justice, avait suivi les cours de philosophie au collège des Jésuites, un pauvre garçon mélancolique et scrupuleux, impatient d’échapper à la damnation par une mort profitable au public, se glissa dans l’antichambre du Roi et le frappa d’un coup de couteau à la bouche. Au bruit de cet attentat, dès qu’on sut que l’auteur, Jean Chatel, était un ancien élève des Jésuites, peut-être même un Jésuite déguisé, la ville prit les armes. C’était le soir ; on entendit sonner à toute volée le bourdon de Notre-Dame et les cloches des autres églises. La rue Saint-Jacques et les rues avoisinantes se remplirent de rumeurs et de torches. Les Pères, qui ne savaient rien, sursautèrent au bruit des coups qui ébranlaient la porte du Collège. On leur criait d’ouvrir de par le Roi. Ils ouvrent. On les rassemble deux par deux ; on les conduit au logis du sieur Brizard, capitaine de quartier, conseiller au Parlement. Toute la maison est occupée : sentinelles dans la cour des classes ; sentinelles dans la cour des pensionnaires ; rondes partout. Chatel, livré aux pires tortures, eût beau disculper ses anciens maîtres ; ils n’en furent pas moins tenus pour responsables du crime et chassés. Le Collège fut mis sous séquestre ; ses biens et ses meubles, vendus.

Ce ne fut qu’en 1618 que les Jésuites, qui cependant avaient obtenu depuis 1603 leurs lettres de naturalisation, purent reprendre leur enseignement. L’Université, qui s’était réjouie de leur exil, n’y avait, rien gagné. Un grand nombre d’élèves avaient rejoint les exilés. De 1618 à 1682, la situation du Collège s’accroît d’année en année. Mais ses ennemis ne désarment pas. Dès le lendemain de sa réouverture, l’Université défendait aux Principaux de loger dans leurs collèges les externes de Clermont et décidait de n’admettre aux grades académiques que les jeunes gens qui auraient suivi ses cours au moins trois ans. Le Parlement est irréconciliable. Le Jansénisme entreprend de déconsidérer la Compagnie dans l’opinion des chrétiens et de lui arracher la direction intellectuelle et spirituelle de la jeunesse. Le plus redoutable adversaire qui se soit jamais dressé contre elle est là, embusqué dans l’ombre même du Collège.

Quand on sortait par la grande porte, au-dessus de laquelle était inscrit Collegium Societatis Jesu, on avait devant soi la rue des Poirées, et presque à l’entrée de cette rue on voyait une auberge à l’enseigne du Roi Dagobert. En 1656, cette auberge reçut pendant quelques mois un hôte singulier qui se faisait appeler M. de Mons. Très réservé, très silencieux, cet homme au front largement découvert, au grand nez busqué, dont la physionomie volontaire et profonde avait souvent une expression de souffrance contenue, n’était probablement pas venu y chercher le silence. Quatre fois par jour, la rue étroite éclatait dans un effrayant tumulte de deux mille externes qui se poursuivaient, criaient, se battaient et manquaient de se faire écraser par les charrettes et les chevaux de charge. Les dimanches et les jours de fête, c’était une file ininterrompue de carrosses qui se dirigeaient vers le Collège. Cependant il sortait peu, travaillait beaucoup ; quelques rares visiteurs, de mine grave, montaient chez lui, plutôt vers le soir ; et un certain M. Périer, arrivé de province, qui avait loué une chambre au-dessous de la sienne, semblait le connaître assez intimement. De temps en temps, son domestique Picard passait, d’un air secret, un rouleau de papier à la main. Ce que Picard portait au Collège d’Harcourt ou ailleurs, parfois sous les yeux distraits des Pères Jésuites qui rentraient à Clermont, c’était le manuscrit ou les épreuves d’une Lettre Provinciale

Mais ni l’immortel pamphlet, ni le Parlement, ni l’Université ne pouvaient rien contre le succès du Collège, et, en 1682, la protection officielle de Louis XIV sembla le garantir à jamais des coups de la fortune. Gallicans, Jansénistes, Libertins n’en continuèrent pas moins à accuser les Jésuites d’internationalisme, d’hypocrisie, de régicide. L’Université s’obstinait à refuser aux externes la possibilité de se loger au pays latin, et « les internes, pour peu qu’ils eussent besoin d’un diplôme académique, savaient d’avance que leur inaptitude serait, avec une perfidie scientifique notoire, outrageusement constatée ». Les attaques se multiplient. En 1757, l’attentat de Damiens ressuscite la mémoire de Jean Chatel. Le même esprit, qui prépare la Révolution et la chute de la Royauté, attribue l’acte de ce malheureux déséquilibré à l’influence de son passage comme domestique au collège Louis-le-Grand. Une foule menaçante envahit les abords de la maison, et, en une seule journée, les parents retirent plus de deux cents pensionnaires. Enfin, à la suite de la banqueroute du Père Lavalette, la suppression de l’Ordre est résolue. Les arrêts rédigés contre les Jésuites « sont hérissés de citations, de noms, de dates, puisés, avec plus d’emportement que de critique, dans tout ce qu’ils avaient écrit, dans toutes les censures qu’ils avaient encourues de la part des papes ou des évêques, dans toutes les objections soulevées par les Assemblées du clergé ». Ces hommes pervers étouffent les sentiments humains, dépravent les consciences, foulent aux pieds les libertés gallicanes, professent des doctrines meurtrières, et attentatoires à la sûreté des souverains. Bref, le 3 mai 1762, le Collège Louis-le-Grand reçut l’ordre de congédier au plus tôt maîtres et élèves. Le recteur, le Père Frélaut, passa une partie de sa nuit à dicter des lettres d’avis aux familles. Puis ce fut un immense désarroi, un déménagement précipité. Le Père Frélaut quitta le dernier ces vieux murs, « témoins de tant de gloire et d’angoisse », comme, après ses passagers et son équipage, le capitaine abandonne son bâtiment qui sombre. Mais le bâtiment ne devait pas sombrer.

L’organisation matérielle

Vous pourriez croire, en lisant cette histoire dramatique, qu’il n’y eut pas de collège plus troublé. Mais, pendant que les orages battaient les murs, l’ordre y régnait. On vivait avec régularité et sérénité dans cette citadelle assiégée et de temps en temps assaillie. Au sein des attaques, des injures, des dénonciations, des vexations de toute sorte, les Pères « ressemblaient, dit un de leurs vieux défenseurs, à ceux qui dorment le long des forges, auxquels le bruit continuel affermit le sommeil ». Disons plutôt qu’ils poursuivaient leur tâche comme si elle dût être éternelle.

La citadelle n’était pas belle, mais elle était pittoresque. Après la mort de l’évêque de Clermont et l’admission légale de la Société du Collège de Clermont, lorsque le Père général Lainez rêva de faire la maison d’enseignement la plus grande de l’Europe, il fallut chercher un vaste local, et on trouva, au quartier de l’Université, un hôtel connu sous le nom de la Cour de Langres. « Je m’étonne, écrivait en 1563 le nouveau Provincial, qu’on ait pu rencontrer dans des temps si difficiles une si belle maison et si bien située. Il y a, comme au Collège romain, deux corps de logis distincts dans lesquels on peut placer l’habitation des Pères, les classes, les pensionnaires et les écoliers pauvres, séparés les uns des autres ; de plus, un beau jardin, un peu moins grand que celui de Rome. Bien qu’il y ait peu d’eau potable à Paris, un puits large et profond, tout en pierres de taille nous la fournit avec abondance et de la meilleure qualité comme celle des Cholets, nos voisins, et des Cordeliers, renommée dans toute la ville. » Le Provincial exagérait la beauté de la maison ; mais la situation était, en effet, très belle.

À deux pas du sombre Montaigu, où Ignace avait passé, et de Sainte-Barbe où il avait connu François de Xavier, la Cour de Langres s’élevait environnée de collèges. Au Sud, le collège des Cholets ; à l’Est, celui du Mans ; au Nord, ceux de Marmoutier et du Plessis. Trois d’entre deux devaient être absorbés, au cours du xviie  siècle, par les Jésuites : et les cinq forment l’emplacement du moderne Louis-le-Grand. Tout autour, des ruelles et des rues dont les plus larges, comme la rue Saint-Jacques et la rue Saint-Etienne-des-Grés, n’étaient guère que des boyaux. Point de trottoir ; un ruisseau au milieu, et une boue dont le nom latin lutum donnait aux régents l’étymologie de Lutetia. Le collège n’avait que douze toises de façade sur la rue Saint-Jacques. Il en était séparé par des échoppes et des maisons à pignon dont les enseignes enluminées balançaient au vent, avec un bruit de ferraille, des images de saints, un mouton, un fer à cheval, un plat d’étain, une galée d’or. Il y demeurait un médecin, un imprimeur, un épicier, un conseiller du roi, un tailleur, des fripiers, des joueurs d’épinette et, — l’heureux temps ! — un seul marchand de vin. Il fallut au collège cent vingt ans pour acheter neuf de ces maisons et atteindre une façade de quarante toises. Mais jusqu’au xixe  siècle, il eut à souffrir des masures qui flanquaient ses murs de leur gueuserie ; et, en 1877, il conservait encore à côté de sa porte d’entrée une échoppe de cordonnier.

Ses murailles semblaient de naissance vieilles et noires. À la fin du xviie  siècle elles commençaient à se bossuer dangereusement. Ses galeries extérieures allaient de guingois et des plâtras tombaient. Ce qu’il est tombé de plâtras au collège Louis-le-Grand ! Il en tombait encore en 1870, et l’Inspecteur général poussaient un cri d’alarme. Les constructions récentes regagnaient en hauteur ce qu’on leur refusait en surface. C’était un assemblage de toits inégaux, de frontons, de pavillons avec ou sans belvédère ; et il y avait même une plate-forme pour observations astronomiques qu’on nommait la Guérite. Les classes étaient au rez-de-chaussée. Les élèves qui s’y entassaient écrivaient sur leurs genoux et souvent un bon nombre était obligé de rester dans la cour. Les salles d’études, les chambres ou chambrées, et les petits appartements occupaient les étages supérieurs. On s’éclairait aux chandelles de suif sur des flambeaux de cuivre d’où pendaient des mouchettes de fer. La cuisine, l’infirmerie et une chambre voisine du réfectoire étaient en hiver les seules pièces chauffées. Mais un recteur de 1639 avait posé en principe que le froid échauffait la vertu. Les élèves ne demandaient pas à être si vertueux, et ils usaient de ruse pour attraper un air de feu. Comme il ne leur était permis de quitter la cour que si l’eau bénite gelait à la chapelle, un gamin du nom d’Arouet glissait de petits glaçons dans le bénitier. Il ne savait pas combien sa gaminerie symbolisait déjà son œuvre future.

Les réfectoires étaient, comme les classes, au rez-de-chaussée. On y buvait la même eau rougie qu’aujourd’hui, mais la nourriture avait une abondance et une variété que le xixe  siècle n’a pas connue, ni le xxe . M. Dupont-Ferrier, qui ne néglige aucun détail, nous dit que la vaisselle était de terre cuite ou d’étain. Qu’elle fût d’étain, nous ne l’ignorions pas, depuis la sixième Lettre à un Provincial où Pascal nous raconte, avec son terrible enjouement, l’aventure de Jean d’Alba qui, au service des Pères, mal satisfait de ses gages, mais très ferré sur la casuistique, s’inspira de leur doctrine pour se payer lui-même et leur vola des plats d’étain. Il est vrai qu’en 1776, — quinze ans après l’expulsion des Jésuites, — le caissier du collège détourna cent vingt mille francs, parce qu’il aimait à manger dans de la vaisselle d’argent. Et personne ne dit qu’il avait la Somme des Péchés du P. Bauny. Si rude encore que nous paraisse l’organisation matérielle du vieux collège, elle réalisait de grands progrès sur celle des collèges voisins ; et soyons sûrs que, dans deux cents ans, ceux qui liront les descriptions du lycée d’aujourd’hui plaindront à leur tour nos enfants d’avoir été logés si peu confortablement et comprendront mal que les maîtres aient pu s’accommoder d’une installation, — qui ne leur offrait même pas un endroit convenable où se laver les mains.

Le personnel

Mais les plus grandes, les plus sérieuses nouveautés du collège de Clermont n’étaient ni dans sa cuisine ni dans son aménagement. La première de toutes, celle qui nous explique comment il a tenu tête à des attaques deux fois séculaires, consistait dans la solidité de sa hiérarchie. Son organisation spirituelle avait l’unité qui manquait à ses bâtiments. En un temps où toutes les disciplines s’étaient relâchées, où les guerres civiles avaient démoralisé la nation, où le fédéralisme triomphait à l’Université, le Collège de Clermont donna l’exemple de la plus ferme armature. « Si cette hiérarchie fortement unitaire, dit M. Dupont-Ferrier, nous semble aujourd’hui banale, c’est que, depuis le xvie  siècle, elle a fait ses preuves. Sans toujours le proclamer, c’est aux Jésuites que nous l’avons souvent empruntée. » Mais nous l’avons affaiblie. Aussi ne me semble-t-elle pas si banale.

À la tête du collège, le recteur avait au-dessus de lui les Visiteurs, le Provincial de France, le Général, — comme nos proviseurs ont au-dessus d’eux les inspecteurs, leur recteur et le ministre ; mais le Général était un ministre durable. Près de lui, les Conseillers. Au-dessous de lui, le préfet des études qui jouait le rôle d’un vice-recteur, le principal chargé des pensionnaires, le ministre chargé des religieux, les procureurs, les surveillants. Le Général représentait l’autorité sans appel ; le Provincial, nommé pour trois ans, choisissait le recteur, le préfet des études, le principal, les prédicateurs. Les Visiteurs ne ressemblaient pas à nos inspecteurs qui, chaque année, jugent en une heure du passé, du présent et de l’avenir d’une classe et de son maître. Ils s’installaient au collège, y vivaient des semaines et des mois et apprenaient lentement à se faire une opinion. Mais ce qu’il y a de très remarquable dans cette organisation, c’est la somme d’initiative et de responsabilité qu’elle laissait à chacun de ses membres, tout en le liant étroitement à la communauté. Le recteur, plus soumis au Provincial et au Général que le proviseur moderne à son recteur et à son ministre, disposait de pouvoirs beaucoup plus étendus. En 1850, le proviseur de Louis-le-Grand, M. Rinn, avait le courage de protester contre la dure situation que l’Université faisait à ses proviseurs : « Le défaut de succès, disait-il, leur est toujours imputé, bien que les causes soient indépendantes de leur volonté. J’ignore ce que sont devenues mes propositions de cette année. Je ne suis point admis à les défendre : tout est décidé, et décidé par MM. les inspecteurs généraux qui n’ont aucune responsabilité. » Le recteur de Clermont recrutait son personnel : le proviseur d’aujourd’hui est souvent obligé de subir des fonctionnaires qui manifestement nuisent à son lycée. Le recteur de Clermont décidait des sorties et des congés ; c’était lui qui admettait les élèves et lui seul qui avait qualité pour les exclure. L’administration économique était sous sa direction ; et quand il voulait élever un mur ou percer une porte, il n’avait pas à en référer au Général ni au Provincial. Une hiérarchie bien comprise, ce sont des libertés qui se commandent.

Les professeurs de Clermont ou de Louis-le-Grand devaient constituer une élite. La tradition voulait qu’ils suivissent leurs élèves. Ils commençaient par la sixième et les menaient jusqu’en rhétorique. Le système vaut ce que vaut l’homme. En tout cas il exige que le professeur se renouvelle continuellement et surtout qu’il ne se spécialise pas. « C’était l’époque où l’on évitait encore de se spécialiser trop tôt. Bougeaut était physicien et poète, théologien, moraliste et historien : Brumoy était mathématicien et helléniste ; Souriet était géologue et théologien, philosophe et poète ; Pardies, astronome, mathématicien, philosophe ; Buffier passait avec une aisance égale de la géométrie à l’histoire ou à la géographie. Même variété de savoir chez Tournemine, Rapin, la Rue, de la Santé. On se croirait encore en compagnie de ces admirables esprits de la Renaissance italienne, avides de tout explorer et de tout connaître et qui furent des cerveaux complets. » Mais arrivé en rhétorique, en philosophie ou en théologie quand le professeur y avait supérieurement réussi, on l’y maintenait. À côté des professeurs, professeurs eux-mêmes, professeurs en congé, mais résidant au collège, les scriptores librorum, les écrivains, vaquaient librement à leurs recherches. Cette institution, qui datait du xviie  siècle, était admirable. Les Pères n’avaient pas trop de maîtres pour leurs classes surpeuplées ; ils n’en avaient pas toujours assez. Mais ils tenaient à réserver dans leur ruche des cellules où quelques-uns d’entre eux auraient le loisir de se cultiver, de donner toute leur mesure et, en travaillant pour eux-mêmes, de travailler pour le profit et l’honneur de leur Société.

Ces professeurs avaient à leur disposition une des plus riches bibliothèques de l’Europe. En 1718, elle comptait quarante mille volumes. Au fond de l’ancienne Cour de Langres, ses deux ailes dominaient le jardin des Pères. Ils l’avaient ornée de colonnes et de boiseries, décorée et peinte avec le même luxe, la même somptuosité un peu théâtrale que leurs chapelles et leurs églises. Le goût de l’apparat a toujours été le défaut de ces hommes qui vivent si simplement et qui ne possèdent rien. Mais ce n’est pas nous qui leur ferons un grief d’avoir trop bien logé leurs livres. Il y avait dans celle bibliothèque des tableaux de Poussin et des tableaux de Le Brun, dont l’un représentait un de ses fondateurs, le surintendant Foucquet, à côté de la Justice. Bien entendu, le tableau avait été peint avant qu’elle eût mis la main au collet de ce célèbre concussionnaire. Mais les Pères n’étaient pas ingrats, et si le Roi visita leur Bibliothèque, — ce qu’il fit sans doute, — il put l’y voir et y entendre une Renommée qui, du haut des airs, au milieu d’un groupe de Génies, proclamait la munificence de l’illustre Foucquet.

J’aurais souhaité qu’on y vît aussi le portrait d’un de leurs premiers bibliothécaires, le P. Jean Guignard, dont la destinée fut tragique. Lors de l’attentat de Chatel, on trouva dans sa chambre des libelles du temps de la Ligue contre Henri IV, qu’un édit royal avait ordonné de brûler, et quelques dissertations scabreuses sur le régicide. Le P. Guignard, qui aimait sans doute les éditions rares, n’avait pu se résoudre à les livrer aux flammes, et le Parlement se fit un plaisir de l’y condamner. Il devait être mené en place de Grève, pendu et étranglé à une potence, puis réduit en cendres. Mais, avant, il ferait amende honorable et, devant la porte de Notre Dame, à genoux, il avouerait « qu’il avait écrit que le feu Roi avait été justement tué par Jacques Clément et que, si le Roi actuellement régnant ne mourait à la guerre, il fallait le faire mourir, dont il se repentait et demandait pardon à Dieu, au Roi et à la patrie ». En chemise et la corde au cou, il refusa de prononcer ces mots. On le menaça de le brûler à petit feu ; on le menaça de l’écarteler : il refusa toujours, disant que c’était contre sa conscience. La scène, rapportée dans le procès-verbal que nous cite le P. Fouqueray, a une grandeur impressionnante. Du haut de l’échelle, quand le peuple eut chanté le Salve Regina, il dit que lui et ses confrères avaient fait tout ce qui leur avait été possible pour la conservation de la Religion et pour l’instruction de la jeunesse, et il exhorta le peuple à prier pour la paix et l’union du Royaume. Mais de la foule des voix montèrent qui lui demandaient pourquoi il ne parlait point de prier pour le Roi. Il répondit que ce n’était pas défendu et qu’il l’avait toujours fait, lui, depuis la réduction de la ville. Puis il s’abandonna à l’exécuteur, et son corps mort fut brûlé suivant l’arrêt. Belle figure, qui aurait eu sa place, — et qui l’avait peut-être, — à côté des images de ceux dont la science et la vertu étaient la fierté de la maison.

Les professeurs firent un bon usage de cette Bibliothèque et surtout les scriptores. Nous sommes trop tentés de croire que la culture grecque fut rare au xviie  siècle et que les Jésuites s’en désintéressaient. On oublie la Collection des Histoires byzantines du P. Labbe, le Trésor de la Poésie grecque du P. Caussin, les traductions du P. Le Jay, les Réflexions sur la Poétique d’Aristote de l’aimable P. Rapin. Au début du xviiie  siècle, le P. Jouvency « expliquait l’importance du grec pour l’érudition, l’histoire de l’art, la connaissance de la religion et la lutte contre l’hérésie ». On commençait le grec en sixième, et en 1643 les écoliers de Clermont étaient de force à soutenir des thèses en grec. Ce ne fut qu’à partir de 1750 que cette étude entra en décadence. Les parents ne croyaient plus à son utilité ; les élèves n’en voulaient plus, et, comme il arrive d’ordinaire, les maîtres perdirent la foi. Le latin fut plus dur à ébranler. Le collège était, une cité latine. Écrivains latins, poètes latins, les Pères s’efforçaient de former des latinistes. On jouait des pièces dans la langue de Térence ; on haranguait les illustres visiteurs dans la langue de Cicéron. Mais il en était du latin comme du grec : on l’apprenait pour lui-même. Les exercices de thème étaient plus fréquents que les exercices de version, et l’histoire de la littérature et du développement des idées se réduisait à peu de chose.

M. Dupont-Ferrier constate avec regret que l’étude du français était fort négligée, et il semble attribuer à cette négligence l’infériorité des Jésuites dans la querelle janséniste. Je ne le crois pas. Ce n’est pas leur faute s’ils se sont heurtés à l’étonnant génie de Pascal. Mais, quand ils écrivaient en français, ils écrivaient aussi bien que les Jansénistes. Demandez-vous ce qui reste des Jansénistes et si on ne lit pas avec plus de plaisir Bouhours que Nicole et Bourdaloue que le grand Arnauld. Quant à leurs élèves, ils ne semblent pas avoir souffert de l’hégémonie du latin. L’année où les Pères furent expulsés, seize d’entre eux étaient à l’Académie. Et si Port-Royal revendique Racine, que pourrait aussi revendiquer le Collège de Beauvais, Louis-le-Grand a eu, pour n’en citer que deux, Molière et Voltaire. En histoire, M. Dupont-Ferrier, qui est un spécialiste, considère que notre vieux collège « fut le berceau d’une école historique qui devança, sans d’ailleurs la surpasser, celle des Bénédictins ». En géographie, son œuvre fut encore plus féconde, ce qui n’est pas surprenant, car les géographes avaient dans les missionnaires d’incomparables collaborateurs. En 1735, le Père du Halde publiait un ouvrage de premier ordre : la Description de l’Empire de Chine et de Tartarie. Ils faisaient peu de géographie physique, beaucoup de géographie politique et économique. On les blâme d’avoir trop ramené cette science à l’homme. Tout ce que je puis dire, c’est que, si mes professeurs l’y avaient plus ramenée, je la connaîtrais mieux.

Les élèves et l’enseignement

Ils n’oubliaient jamais le point de vue pédagogique, et leur plus grande œuvre a été une œuvre de pédagogie. Le collège avait du mal à contenir ses deux ou trois mille élèves. Les deux tiers à peu près venaient de Paris, un tiers de la province, le surplus des colonies et de l’étranger. Paris envoyait surtout des bourgeois ; la province, surtout des gentilshommes. Il y avait des boursiers ; mais, à la différence des boursiers de l’Université dont la bourse était intangible, les boursiers de Louis-le-Grand devaient, pour garder la leur, continuer de la mériter. Les externes logeaient chez leurs parents ou dans des maisons que le préfet des études surveillait. Les pensionnaires ne furent jamais plus de cinq cents. Les Jésuites avaient subi la nécessité de l’internat : ils ne l’encourageaient pas, mais ils l’humanisaient.

Les inégalités sociales s’y marquaient : elles ne choquaient personne. Il semblait naturel que les privilégiés eussent au collège leurs appartements privés, leurs précepteurs et leurs valets, comme il semblait naturel qu’il y eût des écoliers déjà prieurs, abbés, chanoines, qu’un enfant de onze ans fût évêque de Metz et que l’élève de La Tremoille fût le premier gentilhomme de la Chambre. Et il semblait aussi naturel que les boursiers, les pauperes (du moins au xvie  siècle), servissent à table et fussent employés à laver la vaisselle.

Mais peu à peu ces inégalités, sans disparaître entièrement, s’atténuèrent. L’égalité alimentaire s’établit. Les Pères travaillaient à créer un esprit plus large ; et on peut être sûr de leur sincérité quand ces hommes, sortis pour la plupart de la roture, répétaient à leurs élèves nobles que le nombre et le mérite des aïeux n’étaient pas une excuse. Ils avaient proscrit toutes les punitions d’un caractère à la fois humiliant et grotesque que gardaient encore les autres collèges. Passé 1587, l’usage de la férule ne fut plus admis. Quand le fouet était donné, c’était en particulier et jamais par un membre de la Compagnie. La noblesse la plus haute n’en défendait pas les coupables. Le duc de Boufflers, élève de rhétorique, ayant soufflé des pois avec une sarbacane contre le P. Le Jay, le duc de Boufflers, gouverneur de Flandre en survivance et colonel de son régiment, fut fouetté. M. le Maréchal, son père, fit un beau tapage : il se plaignit au Roi, comme tel député de ma connaissance alla se plaindre au ministre que son fils eût été consigné. Le ministre dépêcha aussitôt un inspecteur général qui du reste s’assura que le professeur avait eu raison. Le Roi se contenta de sourire, et le Maréchal retira du collège son jeune colonel qui, dit-on, en mourut de chagrin. Cependant la discipline des Pères n’allait pas jusqu’à empêcher les élèves de devancer les vacances. Un mois avant, le tiers, puis la moitié, puis les trois cinquièmes s’étaient envolés. C’est ce que nous avons revu depuis une vingtaine d’années. Et dire que nous en rendions responsable l’esprit moderne ! Mais l’esprit moderne a définitivement répudié le système de surveillance des élèves par les élèves, qui conduit tout droit à l’espionnage et à la délation, et dont les Jésuites, comme tous les éducateurs de cette époque, usaient ouvertement.

Les classes étaient encombrées. En 1643, on disait que la plus grande classe de Clermont ne pouvait contenir que trois cents élèves ! Et au xviiie  siècle la rhétorique du P. Porée atteignait ce chiffre extravagant. Ici, il faut pleinement admirer. « Chaque jour, à chaque classe, il n’y avait pas d’élève, pas un seul qui pût se sentir délaissé, oublié, livré à lui-même, pas un qui ne fût tenu en haleine, pas un qui eût le loisir de somnoler discrètement ou de rêver. » Comment les Jésuites arrivaient-ils à ce résultat que nous obtenons rarement dans des classes six fois moins nombreuses ? Ils y parvenaient en associant les meilleurs élèves au professeur et en leur confiant un groupe de camarades. Ils organisaient dans la classe même une hiérarchie fondée sur le mérite ; ils la divisaient en deux camps dont chacun avait son consul, son imperator, son censeur, son prêteur, son tribun, ses sénateurs ; ils faisaient de leurs cours des séries d’assauts, de corps à corps, de disputes, de tournois ; ils transformaient l’humble vie de l’écolier en un drame perpétuel. Jamais on n’avait développé à ce point l’émulation. Elle était l’âme même de leur enseignement. Nous en avons conservé quelques vestiges : les notes périodiques, les concours, les tableaux d’honneur. Dans mon enfance, le banc d’honneur subsistait encore où s’asseyaient pendant une semaine les trois ou quatre élèves premiers en composition. Mais l’émulation a rencontré de rudes détracteurs chez nos pédagogues d’aujourd’hui, la plupart infectés de kantisme. Qu’il y ait eu excès chez les Jésuites, je l’accorde. Mais avaient-ils tort de relever dans l’imagination des adolescents l’importance de la petite tâche quotidienne, de l’embellir à la façon d’un trophée, de les en rendre fiers et même un peu glorieux, de les attacher enfin, le plus longtemps possible, à des satisfactions d’amour-propre qui les empêchaient d’en rêver d’autres et qui étaient en même temps des acquisitions pour l’esprit ? L’émulation, qu’on voudrait étouffer chez nos élèves, ne les saisit-elle pas au sortir du collège ? J’ai remarqué que ceux qui s’en déclaraient les ennemis n’étaient point les derniers à en ressentir l’aiguillon quand il s’agissait de titres, de décorations, d’honneurs et de prébendes. Mais quelle vocation, quel dévouement, quelle foi dans l’efficacité de leur enseignement, quelle dépense d’eux-mêmes, chez des maîtres qui appliquent une pareille méthode ! Le drame dont ils règlent les péripéties, ils n’en sont pas seulement les metteurs en scène, il faut qu’ils y jouent leur rôle.

Les professeurs de Louis-le-Grand l’y jouaient à merveille : ils furent aussi fins psychologues qu’ingénieux animateurs. Ils avaient inauguré les devoirs écrits que le Moyen Âge ignorait. Ces devoirs étaient plus courts que ceux d’aujourd’hui et choisis presque toujours de nature à piquer la curiosité. On mettait, par exemple, sous les yeux de l’élève un dessin, une estampe, dont il devait interpréter le sens moral. On lui donnait à composer une épigramme ou une inscription pour un arc de triomphe, un temple, un tombeau, une statue. Ces exercices trop poussés ont le défaut de favoriser, au détriment de qualités plus sérieuses, un certain tour d’esprit superficiel et brillant. Les Jésuites ont trop préparé, puis trop encouragé la légèreté spirituelle du xviiie  siècle,

Mais ils ont fait mieux : ils ont, sinon inauguré, du moins perfectionné l’explication des textes, ce qu’ils nommaient la prælectio. Le professeur prenait un texte, le lisait, en dégageait l’idée générale, en analysait la composition, en examinait les intentions et le rattachait à l’ensemble. Cette méthode, dont le Père Pétau et le Père Porée et tant d’autres Pères ont donné des modèles, est restée celle de l’Université. Mais la critique du xixe  siècle s’est élargie, et nous y ajoutons le commentaire historique qui replace l’homme dans l’atmosphère où il a vécu, et qui nous aide à juger son œuvre relativement à son époque. Chose curieuse : les Jésuites qui avaient introduit dans la morale un sens si humain et si moderne du relatif et qui connaissaient mieux que personne la diversité du visage de la terre, demeuraient en littérature immuablement fidèles à un certain goût limité et absolu. Là-dessus, et sur d’autres points, on l’a dit, Voltaire s’est toujours ressenti de leur influence ; mais elle ne mordit point sur Diderot, qui pourtant avait suivi l’enseignement du Père l’orée et qui en avait gardé un souvenir enthousiaste. Mon Dieu ! qu’il est difficile de savoir ce que nous devons à notre tempérament et ce que nous devons à nos maîtres ! Le plus sage est de leur rendre hommage de nos qualités et de ne nous en prendre qu’à nous-mêmes de nos défauts.

Tout ce travail était coupé d’intermèdes plus stimulants encore : joutes oratoires, plaidoyers publics, représentations théâtrales. Les Pères possédaient trois théâtres : autant que de chapelles. On y jouait des tragédies et des comédies dont les auteurs étaient de la Compagnie ; on y dansait même des ballets. Le théâtre peut être pour la jeunesse un excellent divertissement et pour les maîtres un moyen d’éducation mondaine où ils enseignent l’art de discipliner sa voix, ses gestes, son maintien. Mais le faste que les Jésuites y déployaient, surtout au xviiie  siècle, la magnificence des décors, ce parterre de rois, de princes, de cardinaux, d’archevêques de maréchaux, d’ambassadeurs et de femmes de la Cour, devant lequel les jeunes pensionnaires déclamaient ou dansaient, tout cela, il faut bien le dire, sentait trop la réclame, et plus encore, le désir de flatter les goûts du monde. On reproche souvent à notre Enseignement secondaire de n’être pas assez de son temps. Eux, ils étaient trop du leur. Il est bon que les éducateurs soient en retard sur les modes du jour et se tiennent un peu à l’écart ou au-dessus de leur siècle, car ils doivent représenter ce qui ne passe pas.

Quelles que fussent leurs erreurs, ils n’en ont pas moins droit à notre reconnaissance. Alors que l’érudition allemande, selon le mot de M. Dupont-Ferrier, « avait tant de raisons de n’être pas envahissante », plus d’un des admirables travaux de l’érudition française vit le jour « dans les chambrettes aux murs salpêtrés et noirâtres » du Collège de Clermont. Ses maîtres ne l’ont pas seulement honoré ; ils ont honoré notre pays. Grâce à eux, notre Enseignement occupa dans l’opinion « une place plus grande que la Sorbonne dont le nom avait rempli le monde au Moyen Âge9 ». Quand l’Université victorieuse hérita de ceux qu’elle avait tués et transporta au collège Louis-le-Grand le collège de Lisieux et les boursiers de tous ses petits collèges en décadence, l’expérience pédagogique dont les murs étaient imprégnés sembla passer en elle, lui commander la prudence dans les réformes nécessaires et la régénérer. Ses élèves, qui ne faisaient plus rien, se réconcilièrent avec la discipline et le travail. Pas pour longtemps, d’ailleurs, car la Révolution survint. Mais si le Collège tint le coup, c’est que deux cents ans de succès en avaient fait une institution plus forte que la mort. On peut dire que notre Université moderne, tout en refondant l’œuvre des Jésuites et en la rendant plus nationale, est issue d’eux. Le lycée Louis-le-Grand leur doit d’avoir été le premier modèle des lycées d’aujourd’hui, et nous en trouvons le témoignage dans le beau livre impartial de son savant historien.

La vie romantique de Shelley

Les plus beaux types du romantisme ne sont pas chez nous. Comparés aux romantiques du Nord, les nôtres nous paraissent les plus raisonnables des hommes et tout revêtus de sagesse bourgeoise. C’est la réflexion que je me faisais en relisant la vie de Shelley, cette vie orageuse qui, le 8 juillet 1822, s’abîma dans un ouragan. Elle est moins théâtrale que celle de Byron : elle est encore plus extraordinaire. Nous disons communément que Musset et Vigny ont vécu leur romantisme, l’un avec tout son cœur, l’autre avec toute sa pensée. Mais que dirions-nous de Shelley qui n’est, dans sa vie et dans son œuvre, qu’une explosion de romantisme ?

Il était né en 179210, et il était le premier né des cinq enfants, deux fils et trois filles, d’un hobereau du Sussex, Timothy Shelley, fier de sa fortune, fier de son nom, dont il s’exagérait la noblesse, infatué de lui-même, esclave du cant, un de ces gentilshommes anglais qui donnaient à Byron la nausée de l’Angleterre. Sa mère, d’une très honorable famille, aurait été bonne et tolérante, si elle avait eu l’esprit plus ouvert, et si elle ne s’était pas toujours conformée aux volontés de son mari. Leur premier fils leur fût tombé du ciel qu’il n’aurait pu leur ressembler moins. Mais, sauf peut-être au berceau, ils ne l’ont pas considéré comme un présent céleste et n’ont jamais eu pour lui de sentiments très tendres. Il tenait davantage de son grand-père paternel, Bysshe Shelley, dont les aventures présentent une curieuse analogie avec celles que devait avoir son petit-fils. Bysshe, fort beau, fort séduisant, s’était marié deux fois, et les deux fois après enlèvement. Il enlevait des héritières. Le petit-fils fut aussi séduisant, aussi romanesque, mais moins chanceux ou moins pratique. Bysshe, dans sa jeunesse, avait été féru de toutes les nouveautés et très entiché du magnétisme. Il avait même aimé l’humanité au point de fonder une petite rente pour l’éducation d’enfants pauvres. Mais avec l’âge il perdit son amour des hommes, sa confiance dans la médecine magnétique, et, devenu très avare, il ne garda du siècle des lumières qu’une foi indestructible « dans le néant final ». Il supportait malaisément son fils. Son petit-fils l’intéressait un peu plus, en vertu de ce principe formulé par lord Bacon « que tout grand-père aime dans son petit-fils l’ennemi de son ennemi ». Beau principe qui jette un jour bizarre sur les familles des hobereaux anglais. L’athéisme de Bysshe et la curiosité des sciences mystérieuses se retrouveront chez le jeune Shelley ; mais nous ne saurons jamais si les années auraient fait ressortir en lui les autres traits de son aïeul.

Son enfance ne lui laissa d’heureux souvenirs que les caresses de ses sœurs. Déjà, au milieu d’elles, il goûtait cette tendresse et cette intimité féminines dont le désir le suivit partout, mêlé de prosélytisme. Il n’avait pas encore de théories à leur offrir : mais il leur inventait et leur mimait des histoires étranges ou terrifiantes ; il racontait des choses qui ne lui étaient point arrivées, et l’expression innocente de sa figure donnait un air de vérité à ses menteries. Ce petit garçon, qui se jetait sur tous les livres et qui, à huit ans, faisait déjà des vers, était une proie désignée pour les romans de sang et de tonnerre (blood and thunder) dont se nourrissait alors la boulimie romanesque de l’Angleterre et que Walter Scott a si justement raillés dans sa préface de Waverley. Il absorba de bonne heure les ballades de G. Lewis, l’auteur européen du Moine, et tous les assassinats, tous les sacrilèges, toutes les apparitions, toutes les agonies macabres de Mme Anne Radcliffe, cette mère gigogne des épouvantements. On rit maintenant des Mystères du Château d’Udolphe, du Confessionnal des Pénitents noirs, ou plutôt on en rirait si on avait le courage de les feuilleter. Sommes-nous biens sûrs que les romans d’aventures, que nous applaudissons aujourd’hui, valent beaucoup mieux ? Si grand que soit leur succès, je doute qu’ils étendent aussi loin une influence aussi profonde que celle de ces « romans noirs ». Walter Scott, qui la ridiculisait, n’y échappait pas. Elle est aux origines du roman balzacien. George Sand et Mérimée lui-même la subirent. Mais d’aucune âme elle ne s’empara avec la même force que de l’âme de Shelley. Elle forma son goût des horreurs qui lui dictait plus tard Rosalinde et Hélène et qui le portait vers le drame monstrueux des Cenci. Je ne serais pas surpris que les scènes de torture, dont la bonne chère vieille anglaise animait les in pace des couvents et les geôles de l’Inquisition, eussent été pour beaucoup dans sa conception du papisme et des prêtres. Surtout la lecture de ces romans l’habitua à ne jamais demander aux fictions, qu’il imaginait, la moindre vraisemblance.

À dix ans ses parents le mirent au collège de Sion House, près de Brentford. Il y fut malheureux parce que cette école, pareille à tant d’écoles anglaises que nous ont décrites les romanciers, soumettait ses élèves à des rations de famine, parce que les maîtres en étaient souvent des brutes et que les enfants, dressés par eux, s’y montraient sans pitié les uns pour les autres, enfin parce qu’un Shelley, comme chez nous un Vigny, mais plus encore, est foncièrement incompatible avec toute communauté. Lorsque les louveteaux de Sion House virent ce nouveau venu, mince, délicat, au visage de fille pur et rose, dont les grands yeux bleus étaient saillants sous une noire profusion de boucles soyeuses, ils lui firent payer sa douceur, ses manières aristocratiques et son ignorance de leurs jeux. Shelley en conserva à jamais le souvenir « d’une âpre et discordante mêlée de tyrans et d’ennemis ». De même, quand il passa, deux ans plus tard, à Eton sous la férule du vieux docteur Keate, un homme considérable, disait-on, car il avait fouetté la moitié des ministres, secrétaires, évêques, généraux et ducs de son siècle. Shelley l’abomina lui et tout le collège ; et, comme à défaut de force physique il avait une grande bravoure morale, il se révolta contre le système du fagging qui faisait des élèves nouveaux les serviteurs, les domestiques des anciens. Ce fut un scandale. La meute se déchaîna. Shelley était enveloppé, harcelé, hué. Un de ses camarades, qui se souvenait au bout de quarante ans des scènes journalières, entendait encore ses cris aigus. On finit par se lasser et on l’abandonna à sa solitude. On lui décerna même le titre de Lord High Atheist, ce qui, dit Rabbe, signifiait, dans le langage des Etoniens, contempteur des dieux d’Eton.

Ces persécutions ne l’empêchaient pas de travailler. Il acquérait toutes les connaissances d’un excellent humaniste et en même temps il s’enthousiasmait pour les sciences, surtout pour la chimie. Il y apportait une passion d’alchimiste, une ambition d’apprenti sorcier. Les prestiges de la Science, qui le fascinaient, se confondaient dans son imagination avec les fantasmagories des romans les plus fous. La Science lui apparaissait comme cette magicienne de l’Atlas qu’il devait peindre un jour : ses profondes retraites contenaient des trésors enchantés, d’étranges devises, des grimoires qui déroulaient les secrets de l’amour et qui disaient comment les hommes pourraient se mouvoir dans la même harmonie que les astres au ciel. Des visions y étaient « enfermées dans leur mince gaine comme des chrysalides », impatientes de prendre leur vol. Et on y voyait des flacons étincelants pareils à des fleurs « où des lucioles feraient vibrer leur lumière sous un cyprès dans la nuit noire ». Il se penchait sur les belles flammes qu’il obtenait de ses préparations chimiques en chantant la ronde des sorcières de Macbeth ; et, les mains et les vêtements brûlés d’acides, il allait au cimetière de Stoke Poges sur la tombe du poète Gray, sa première admiration, évoquer le monde des spectres et des fées. Le romantisme allemand n’a pas produit d’esprit à la fois plus romanesque ni plus altéré de science magique.

Mais ce jeune solitaire avait un inextinguible besoin de tendresse. Il nous a raconté son attachement pour un camarade de son âge « dont le son de voix était si séduisant que chacune de ses paroles lui perçait le cœur et qu’à les entendre les larmes coulaient involontairement de ses yeux ». Il écrivit à sa mère de longues pages où il énumérait les merveilleuses qualités de son ami : sa mère ne lui répondit pas. « Je ne l’ai jamais rencontré depuis nos jours d’école, disait-il longtemps après : mais, si le souvenir actuel des sentiments passés n’est pas une illusion, il doit être aujourd’hui pour ceux qui l’entourent une source de bien et d’honneur. » Ces mots charmants nous révèlent le plus beau côté de sa nature. L’admiration, qui était comme la haute et pleine respiration de son âme, n’entraînait pas forcément sa tendresse ; mais sa tendresse n’allait jamais sans admiration. Malheureusement Timothy Shelley était aussi incapable d’inspirer l’une que l’autre à ce fils dont l’originalité l’offusquait. Pendant ses vacances d’Eton, Shelley était tombé malade d’une dangereuse fièvre ; et si on l’en croit, son père manifesta l’intention de l’interner dans une maison de fous. Peut-on l’en croire ? On n’ose pas sur un point aussi grave suspecter sa sincérité ; mais il nous sera quelquefois difficile de distinguer, dans ce qu’il affirme, la réalité de l’hallucination. En tout cas il en demeura toujours convaincu, et, il rangea désormais son père au nombre des oppresseurs de l’humanité.

Il était sorti d’Eton en 1808 : il avait alors seize ans. Quand il entra à Oxford en 1810, il avait déjà fait deux romans et quelques milliers de vers. Shelley n’avait d’un romancier ni l’art de conter ni l’observation psychologique ; et il fallait que la littérature romanesque fût bien bas pour qu’un éditeur publiât ce ramassis d’invraisemblances, ce fatras d’horreur, tous ces déchets d’Anne Radcliffe, de Lewis et des romanciers allemands. Ses deux romans, Zastrozzi et Saint Irvyne, ne mériteraient point qu’on s’y arrêtât, s’ils ne nous aidaient à comprendre l’affabulation de ses poèmes futurs, des Laon et Cythna, des Alastor, des Rosalinde et Hélène, des Prince Athanase, des Julien et Maddalo. Non seulement, comme le dit M. Koszul, « il traîna toujours après lui quelques lambeaux du fond ténébreux de cette première phase romantique » ; mais il éprouva jusqu’à la fin l’invincible attrait des sentiments forcenés, des situations et des crimes extraordinaires, des amours qui sont un défi aux lois et qui semblent l’être à la nature. C’est dans ce capharnaüm d’imaginations, où ses premiers critiques virent de la perversité, où nous ne voyons que de la puérilité, qu’il a été chercher l’élément dramatique de ses symboles : et, si son lyrisme fut d’un grand poète, son invention resta d’un adolescent. Mais parfois, à force de séjourner dans son âme ardente, certaines figures y prirent les couleurs de la vie, et, par exemple, celle d’Ahasverus dont il fut toujours hanté. Cet étrange personnage né pour la douleur, il l’avait vu immobile, près d’un créneau : une antiquité fabuleuse se lisait dans son œil sans rayon, et ses joues portaient la marque de la jeunesse.

Ses romans ont encore ce singulier intérêt qu’ils ont devancé sa vie sentimentale dont ils pourraient paraître, en plus d’un endroit, le reflet ou l’image. Supposons que nous en ignorions les dates : on les daterait de cinq ou six ans plus tard, et l’on y reconnaîtrait, à travers toutes les extravagances, le souvenir des aventures de l’auteur. Ils sont comme ces songes et ces cauchemars où l’on vit déjà son avenir. Rien ne nous prouve mieux la force du rêve sur l’action. Consciemment ou non, Shelley tend de tout son être à se rapprocher par ses actes de ses personnages imaginaires. L’histoire de son premier mariage est presque tout entière dans Saint Irvyne, où son héros soustrait une jeune fille à la tyrannie de son père, l’enlève de son école, l’affranchit de ses préjugés et, bientôt lassé d’elle, porte son amour à une autre qui en sentira mieux le prix. Enfin de ces livres, où bouillonnait son athéisme, s’échappaient des accents de désespoir plus sincères que ne le sont d’ordinaire les premiers éclats de la jeunesse. Là encore, il semblait annoncer par ses cris les douleurs qui l’atteindraient un jour.

Ce jour ne tarda pas. Pendant l’année qui sépara ses études d’Eton de ses études d’Oxford, il s’était lié plus intimement avec sa cousine Harriet Grove. On dit qu’elle avait collaboré à Zastrozzi. Si c’est vrai, j’ai peine à croire qu’elle y mit autant de sérieux que Shelley ; ou peut-être recula-t-elle devant le monstre qui lui ôta tout désir de continuer une collaboration aussi effrayante. Les audaces du jeune homme l’éloignèrent. Elle lui retira un cœur qui avait paru se donner. La sœur aînée de Shelley avait beau lui vanter son frère, Harriet refusait de s’exposer au désappointement qu’il ne manquerait pas d’éprouver quand il la trouverait inférieure à son rêve. Des jeunes filles ou des jeunes femmes qu’il aima, elle est la seule qui, dès les premiers serments, ait lu dans cette âme nostalgique l’impossibilité de la fixer. Mais Shelley en reçut une blessure dont on peut se demander si elle se cicatrisa jamais. Le fantôme d’Harriet lui revenait aux heures douloureuses. Elle avait pour lui la grâce irritante d’un amour inachevé. Il attribua ce qu’il nommait une trahison à des scrupules de piété, et il en voulut âprement à la religion de lui avoir aliéné celle qu’il adorait. « Jamais je ne pardonnerai à l’intolérance ! » s’écriait-il, sans songer que son irréligion était bien plus intolérante et agressive que la foi, du reste assez tiède, de la jeune fille.

Déçu dans son amour, méconnu de ses camarades, étranger au milieu des siens, traité en suspect par les maîtres, insurgé contre l’état social, rebelle à toute autorité, le jeune homme qui entrait à Oxford en 1810 nous offre un des plus beaux types de révolté romantique. Son extérieur était de ceux qu’on n’oubliait pas. Grand, mince, mais voûté, il ressemblait, a-t-on dit, à une fleur élégante et svelte qui se penche languissamment après une pluie d’orage. Ses vêtements luxueux et chiffonnés, son col largement ouvert et toujours froissé, accentuaient encore cette impression d’orage. Il avait la tête petite comme les statues grecques, mais une épaisse et sombre chevelure bouclée que, « dans les agonies de son anxieuse pensée » — l’expression est de Hogg — il soulevait d’un geste farouche. Ses traits étaient irréguliers, son nez trop petit, mais sa bouche charmante, et tout son visage imberbe respirait une intelligence de feu. Ses gestes étaient gracieux, parfois violents. Quand il s’exaltait, sa voix douce devenait perçante, et son regard souvent très vague prenait une singulière fixité. Il donnait la sensation d’un être qui n’appartient pas tout à fait à notre monde. Le soir, on le voyait tomber dans un brusque sommeil, la tête près du feu, et se réveiller les yeux et l’esprit chargés de rêve. Tous ses biographes nous le montrent d’une habileté surprenante à se glisser au milieu de la foule sans lever les yeux de son livre et sans heurter personne. Sa démarche était incroyablement souple, silencieuse et rapide. « Il va et vient comme un esprit, disait-on : nul ne sait quand il vient ni où il va. » Hogg le comparait aux chèvres qui passent au moins une heure par jour dans les régions infernales ; et Shelley amusé, quand il en apercevait une, lui demandait : « Eh ! bien, quelles nouvelles de l’enfer ? » Les femmes, les jeunes filles ne résistaient pas à la séduction de cet Ariel, de cet Obéron, comme elles l’appelaient, si difficile à saisir, plus difficile à retenir. Les hommes se laissaient moins charmer. Plus tard, parmi ses pairs, il rencontra peu de sympathie.

Peut-être y avait-il dans ses allures un désir d’impressionner. Je ne jurerais pas que tout fût naturel chez lui. D‘abord, il se rendait très bien compte de l’attrait qu’il exerçait ; et nous ne pouvons en douter puisqu’il a fait lui-même son portrait dans l’androgyne que sa Magicienne de l’Atlas a pétri de neige et de feu. « Il n’avait aucun défaut de l’un et l’autre sexe, mais toute la grâce de chacun d’eux ; son visage était celui que choisirait un artiste, dont l’art ne devrait jamais mourir, s’il pouvait exprimer une parfaite pureté. » Et ce portrait, que de fois il l’a refait ! Quand on se voit ainsi, on désire que les autres continuent de vous voir ainsi, et, sans aller jusqu’à jouer un personnage, on s’efforce, par une coquetterie légitime, d’être de plus en plus ce qu’on s’admire d’être. D’autre part. M. Koszul qui l’a finement étudié, indique à plusieurs reprises un contraste assez vif entre l’expression intime et l’expression publique de sa pensée. Il prenait des attitudes de combat qui ne correspondaient point à l’état de ses sentiments ; il avait « l’ostentation de sa révolte » et le goût de la mystification.

Un jour qu’il s’entretenait avec Hogg des théories platoniciennes, il avise une femme qui portait un enfant dans ses bras, et il l’interpelle à brûle-pourpoint : « Votre enfant nous dira-t-il quelque chose de la préexistence ? » La femme abasourdie répond respectueusement : « Il ne peut encore parler. — Tant pis ! reprend Shelley ; mais assurément, Madame, l’enfant peut parler s’il le veut : il s’imagine qu’il ne le peut pas ; ce n’est qu’un sot caprice de sa part ; il n’a pas oublié en si peu de temps l’usage de la parole ! » — En ce temps-là le roi George III avait été frappé d’un couteau à découper par une blanchisseuse folle qu’on avait enfermée à Bedlam. Shelley imagina qu’elle était morte et que son neveu publiait ses œuvres poétiques : Fragments posthumes de Margaret Nicholson. On y assistait aux noces mystiques de Charlotte Corday et de Ravaillac ; et leur épithalame se terminait sur ces cris sauvages : « Il est une volupté plus chère que les plus douces délices de l’amour, c’est de boire les vibrations flottantes du glas d’un despote ! »

Ces plaisanteries d’étudiant ne tirent pas plus à conséquence que les flottilles de papier qu’il aimait et qu’il aimera toujours à lancer sur l’eau. Mais je crains qu’on ait une tendance à exagérer le caractère éthéré ou somnambulique de Shelley. Il dépassa les plaisanteries permises dans cet Oxford des commencements du siècle, si médiocre, si pharisaïque, lorsqu’il publia un petit pamphlet au titre incendiaire : La nécessité de l’athéisme. Il n’avait pas besoin de le signer pour qu’on sût qu’il en était l’auteur. D’ailleurs il l’avait envoyé aux autorités universitaires, aux évêques du parlement, au vice-chancelier, aux chefs des Chambres, avec une lettre de son écriture où il se déclarait incapable de le réfuter. Il fut solennellement expulsé, et Hogg, qui protesta contre la sentence, fut également frappé d’expulsion.

Il avait dix-neuf ans. Il vint loger à Londres dans une chambre garnie dont la tapisserie représentait des treilles chargées de grappes, et Hogg, son méphistophélique ami et son meilleur peintre, nous l’y montre « pareil à un renard aux yeux étincelants et sans repos au milieu des raisins verts ». Son père était furieux, et quand, après lui avoir fermé ses portes, il les lui rouvrit, Shelley ne trouva au foyer domestique que des visages froids et ennuyés. Ce fut alors qu’il connut par ses sœurs une de leurs camarades de pension : Harriet Westbrook, à peine âgée de quinze ans. Elle était la fille cadette d’un juif, hôtelier et usurier, qui, voulant pour ses filles une brillante éducation, les avait fait élever dans la religion chrétienne. Harriet était belle : de grands yeux bleus comme Shelley, une sombre chevelure aux reflets dorés et un teint éblouissant. Mais Shelley fut moins sensible à ses charmes qu’à sa tristesse et à une certaine conformité de leurs ennuis, car elle se plaignait de la tyrannie de son père qui la maintenait au collège, et elle parlait même de se suicider avec un placide désespoir. Il fut surtout sensible à la facilité qu’elle avait de se laisser endoctriner. Il ne pouvait voir une jeune fille sans concevoir un furieux désir de l’arracher à la superstition, et Harriet lisait docilement le Dictionnaire Philosophique de Voltaire qu’il s’était empressé de lui mettre entre les mains. Je ne pense pas qu’elle ait joué la comédie ; mais autour d’elle on la joua. Sa sœur aînée Eliza, laide, pédante et très pratique, grillait d’être la belle-sœur d’un futur membre du Parlement. Le père entra dans le jeu. Il se montra encore plus dur envers sa fille pour décider le jeune Don Quichotte à sauter le pas. Shelley le sauta moins par amour que par esprit chevaleresque, et aussi par dépit amoureux, car sa cousine, la véritable Harriet de son cœur, allait se marier. La seconde Harriet, obligée de réintégrer son école, lui écrivit qu’elle le suivrait partout où il voudrait. Il accourut. L’union libre, c’était très beau dans Saint Irvyne. La sœur, qui présidait à l’enlèvement, exigea une promesse de mariage. Les deux amoureux se sauvèrent jusqu’à Édimbourg où ils se marièrent grâce aux fausses déclarations de deux témoins complaisants. De colère Timothy Shelley coupa les vivres à son détestable fils. Pendant cinq ans Shelley se débattit avec la pauvreté et avec son père ; et il se donna plus de peine à obtenir sa subsistance de lui ou de ses prêteurs qu’il ne s’en fût donné à la gagner lui-même.

Aima-t-il Harriet ? Il l’a certainement aimée comme toutes celles qu’il aima ; mais aucune ne remplissait sa pensée. Il fallait toujours qu’il eût, non un témoin de son bonheur, mais un tiers qui complétât son bonheur ; et ce tiers devait être une autre femme. Son âme était essentiellement bigame. Cependant Hogg eût peut-être suffi quelque temps, si ce misérable, durant une absence de son ami, n’avait tenté de le supplanter près d’Harriet. Ce fut un beau drame à la Jean-Jacques. Hogg avoua tout, offrit une réparation par les armes, proposa de se suicider. Shelley pardonna généreusement et, après un court exil, le rappela, j’allais dire sous sa tente, car il menait à travers l’Angleterre une vie de nomade.

Il avait connu avant son mariage une maîtresse d’école, Miss Hitchener, déiste, républicaine et sublime. Il n’eut qu’une idée : l’enlever à ses humbles occupations et l’installer dans son ménage. La divine Portia, — c’était ainsi qu’il la nommait, — se rendit à son appel. Harriet ne fut point jalouse de cette grande personne osseuse et très brune, à qui la barbe poussait, « symbole de la sagesse », dit l’impayable Hogg, et qui valait beaucoup mieux que son langage précieux et didactique. Mais la jeune femme prit très mal ses airs de supériorité et sa façon, en la regardant, de rabaisser l’union selon la chair devant l’union selon l’esprit. Quant à Shelley, au bout de quatre mois de cohabitation, il écrivait : « C’est un animal féminin, rusé, superficiel, laid, hermaphrodite. » Et aussi romanesque dans son exaspération qu’il l’avait été dans son idolâtrie, il la soupçonnait de passions effroyables. Cela se termina par l’engagement de lui servir une rente de quarante livres pour la dédommager de son déplacement. Mais le matin même où elle partait, Hogg raconte que Shelley l’écoutait encore avec ravissement discourir sur les droits de la femme. M. Koszul y voit la preuve que sa faculté d’enthousiasme était incorrigible. Peut-être ; à moins que son ravissement ne vînt de ce qu’il l’entendait pour la dernière fois, ou qu’il se payât le plaisir, en ayant l’air ravi, d’inquiéter son monde tout à la joie de ce départ.

Entre temps, accompagné de sa femme et de sa belle-sœur, il était allé en Irlande faire campagne contre l’Acte d’Union et y prêcher la liberté. La conduite du gouvernement anglais envers ce malheureux pays l’indignait sincèrement. Mais il n’avait aucune idée de la complexité des questions qu’il abordait. Tous les tracts, dont il bombarda gravement les passants et qui donnaient le fou rire à Harriet, tous ses discours témoignent d’une méconnaissance complète du peuple auquel il s’adressait et d’une absence totale de psychologie. On l’applaudissait lorsqu’il dénonçait « les crimes commis par sa nation en Irlande » ; on le siffla lorsqu’il développa ses idées sur la religion et sur l’imposture des prêtres. Ce qu’on est toujours tenté d’oublier et ce qu’il faut pourtant se rappeler toujours, quand on parcourt la vie de Shelley, c’est son âge. Ce jeune tribun, qui prenait la parole après O’Connell, n’avait pas plus de vingt ans. Regardez-le à son retour d’Irlande au pays de Galles. Il a rapporté tout un chargement de pamphlets, et, sous le nez de la police anglaise qui le surveille, il s’est avisé d’un nouveau moyen de propagande. Il les enferme dans de petites boîtes imperméables surmontées d’un petit drapeau, et il les lance à la mer. Debout près de lui miss Hitchener préside à ce lancement de brûlots. J’aime ce sérieux enfantillage qui causa des inquiétudes au Home Office.

Il était arrivé à un tournant de sa route. Parmi toutes ses lectures, aucune peut-être n’avait eu plus d’influence sur son esprit que celle des ouvrages de William Godwin. Fils et petit-fils de ministres dissidents, ancien ministre dissident, Godwin, tout dégagé qu’il fût d’une religion dont les dissidents avaient éliminé le surnaturel, en gardait la rigueur et la solennité tranchante. Son biographe, M. Henri Roussin, nous dit que la Révolution française lui avait produit un effet foudroyant11. Elle l’avait transporté sur un sombre Thabor ; et, en 1793, il avait rendu ses oracles dans un grand livre intitulé : Recherches concernant la Justice politique et son influence sur le bonheur de l’Espèce humaine. Ce sont les Tables de l’anarchie rationaliste. Godwin ne laissait rien debout, ni le gouvernement, ni les sentiments de famille ou d’amitié qui s’opposent à la souveraineté de la raison, ni la propriété individuelle qui met les pauvres à la discrétion des riches, ni le mariage « qui est une loi et la pire des lois ». Ce livre avait été suivi d’un roman, Caleb Williams, qui popularisait les principales idées de la Justice politique. Vers 1796 sa gloire avait été très grande. On admirait en lui l’écrivain et le penseur. Mais ses livres avaient été attaqués, réfutés ; les événements de la France lui avaient infligé des démentis. Bref, il se survivait. Shelley, qui lui devait le meilleur et le pire de sa substance intellectuelle, apprit tout à coup qu’il n’était pas mort, et, dans une lettre naïve, il lui en exprima son étonnement et sa joie. Ainsi commença une liaison qui eut de si graves conséquences. Il devint bientôt un familier de la maison.

Or, Godwin, ce farouche ennemi du mariage, avait donné en 1797 à ses amis et ses admirateurs le scandale de se marier comme s’il eut été un homme ordinaire et soumis, comme les hommes ordinaires, aux conventions sociales. Il avait épousé une femme écrivain, Mary Wollstonecraft, l’auteur d’un livre qui fit presque autant de bruit que la Justice Politique et qui était également sorti de la Révolution française : Défense des droits de la femme. Sur le point de céder à son amour pour un peintre marié, Henri Fuseli, elle s’était défendue en usant du droit de s’enfuir. Réfugiée à Paris en 1792, elle y avait eu la plus triste des aventures. Elle avait aimé un capitaine de l’armée américaine, Imlay, et avait conclu avec lui ce que les Scandinaves nomment un mariage de conscience. Trois ans plus tard, mère d’une petite fille, Fanny, revenue à Londres, abandonnée par Imlay, elle s’était jetée dans la Tamise. On l’avait repêchée et, grâce à ses amis, surtout au vieux Johnson, elle recouvra la volonté de vivre. Comment Godwin fut-il amené à l’épouser ? On ne le sait, et probablement ne le savait-il pas lui-même. Elle ne pouvait aimer ce gros homme, sa grosse tête, son gros nez, son air toujours endormi ; mais elle partagea la vénération qu’il inspirait. Ils se marièrent donc, et « pour éviter la satiété » ils ne logèrent pas ensemble. Elle eut une petite fille qu’elle appela Mary, et, huit jours après, elle mourut. L’année suivante, Godwin, qui avait goûté du mariage, voulut en goûter encore. Mais il dépensait en vain sa dialectique pour convaincre les femmes sur lesquelles il avait jeté son dévolu ; toutes fuyaient. Enfin, en 1801, il tomba sous la coupe d’une veuve qui en le voyant à son balcon, s’était écriée : « Que vois-je ? C’est l’immortel Godwin ! » Mme Clairmont avait deux enfants, un fils et une fille de l’âge de Fanny Imlay. Godwin se trouva ainsi à la tête de trois filles : il ne s’en plaignit pas, mais il eut tout lieu de regretter que sa seconde femme n’acceptât point le double logement, car elle avait l’humeur acariâtre.

Shelley venait d’atteindre l’âge de sa majorité. Criblé de dettes, sous la menace d’une arrestation, il avait été obligé d’avoir recours aux emprunts payables après décès, — après décès de son père et de son grand-père. Sa vie avec Harriet lui était de plus en plus pénible, Harriet avait bien répété pendant un certain temps les leçons qu’il lui avait apprises, mais sans conviction. Elle était fort capable de maudire les prêtres et les rois ; mais le cœur n’y était pas. Il faut à une femme plus d’intelligence qu’elle n’en avait pour savoir être un écho. Commit-elle une faute ? Commit-elle seulement des maladresses sur le conseil de son odieuse sœur qui ne la quittait pas ? Ces histoires entre époux sont presque toujours très obscures. Au moment même où leur divorce intime semblait accompli, ils eurent des scrupules sur la validité de leur mariage d’Écosse ; et ils le renouvelèrent selon le rite anglican. Godwin fut un de leurs témoins. Mais Harriet allait être mère une seconde fois. Shelley espérait un fils ; et il voulait assurer à ce fils la légitimité de son héritage. Cette cérémonie ne prouve pas un renouveau d’amour ; et les vers qu’il écrivit alors, parfois assez troublants, ne nous éclairent pas.

Ce que nous savons, c’est qu’il avait conçu une passion violente, irrésistible, pour la pâle Mary Godwin aux yeux brillants et à l’intelligence hardie. L’écrivain Peacock, qui le fréquentait, n’avait rien vu ni rien lu qui pût donner l’idée d’une telle passion. « Elle se trahissait dans ses traits ; ses yeux étaient rouges et enflammés ; sa chevelure et ses habits en désordre. Il prit une bouteille de laudanum et dit : “Je ne veux plus me séparer de cela.” » Les deux jeunes gens se rencontraient au vieux cimetière de Saint-Pancrace, sur la tombe de Mary Wollstonecraft, confirmant ce que nous avait assuré Mme de Genlis, qu’en Angleterre les rendez-vous amoureux ont lieu autour des tombes et que seul un amour légitime, profond et pur peut s’exprimer en un pareil endroit. Le dénouement fut une rupture définitive avec Harriet ; et Shelley enleva Mary. Ils partirent pour la France. Mais qui des deux eut l’idée d’emmener la mystérieuse et charmante Jane Clairmont, qu’ils appelaient Claire ? Ce dut être Shelley. Elle savait le français et leur servirait de truchement. L’indignation de Godwin eût réjoui un auteur comique. Le père de la Justice Politique, qui avait préconisé l’union libre, tempêtait contre son disciple qui avait été plus logique que lui. Il dépêcha sa femme pour ramener les fugitifs ou du moins Claire. La grosse dame essoufflée les rattrapa à Calais. Claire ne voulut rien entendre ; et la dame reprit le bateau, pendant que nos trois voyageurs poursuivaient leur route.

Ils gagnent Paris, y restent quelques jours, puis achètent un âne qu’ils chargent de leur portemanteau et s’acheminent vers la Suisse. Mais, l’âne ployant sous le faix, ils le vendent et le remplacent par un mulet. Ils traversent Provins, Noyon, Troyes, Besançon. À mesure que les jours passent, Shelley, ce citoyen du monde, qui, du pont du bateau, s’était si joliment écrié : « Regardez, Mary, le soleil se lève sur la France ! » Shelley redevient de plus en plus Anglais. À Paris, lorsqu’ils couraient çà et là pour attraper un peu d’argent et continuer leur voyage, il notait dans son journal qu’en Angleterre ils n’auraient pu le faire sans s’exposer à des impertinences et des insultes continuelles. « Les Français, dit-il, sont bien plus tolérants pour le vagabondage de leurs voisins. » Mais le même homme, qui ne rencontre sur son chemin que ruines et dévastations, — nous sommes en 1814, — et que pauvres gens dont la mémoire est encore pleine de Cosaques, ne craint pas d’écrire : « Si terribles que soient ces calamités, je ne sais si je dois m’apitoyer sur le sort des habitants : ils sont les moins aimables, les moins hospitaliers et les moins accommodants de la race humaine. » Est-il assez joli, cet anglo-saxon ! Et quel impulsif romantique, lorsque, de Troyes, il envoie une lettre à Harriet où il la presse de venir rejoindre leur caravane ! Inconscience, penserez-vous. Oui, mais surtout épanouissement d’un bonheur qui voudrait absorber les chagrins dont il est la cause pour s’épanouir encore plus complètement, et aussi attrait des délicieuses situations fausses mises à la mode par « la Nouvelle Héloïse ».

Il n’avait publié jusque-là que La Reine Mab où se mêle à des visions splendides et aux mouvements lyriques d’une poésie aérienne, ondoyante et transparente comme une belle nuée que semblent exhaler le soleil et le vent, un ramassis de rengaines contre les prêtres, les rois, les hommes d’État, les hommes de loi qui « flétrissent la fleur humaine », qui « injectent leur poison dans les veines de la société », qui font de la guerre et de ses massacres leur amusement et leurs délices, bref tout ce que Hugo nous resservira un jour, mais avec une imagination concrète autrement forte. (Et, soit dit en passant, je m’explique mal que nous ayons des écrivains qui haussent les épaules devant la philosophie primaire de La Légende des siècles et qui professent pour Shelley, poète et penseur, une admiration sans réserves.) Des spectacles de la Suisse, de ces grandes solitudes où règne une nature enchanteresse, il rapporta Alastor. Mais entre le moment où il revint en Angleterre et celui où il composa ce poème, une année se passa, l’année 1815. Elle fut marquée par la mort de son grand-père, qui le tira de ces tracas d’argent, et par un événement assez mystérieux. Claire les quitta pour entrer chez une veuve en qualité de dame de compagnie. Sa présence dans le jeune ménage avait amené des complications faciles à prévoir. Shelley éprouvait trop de plaisir à lire avec elle les poètes italiens et à voyager avec elle, pendant que sa femme attendait un enfant. On lit sur le journal de Mary : « 12 mai. Shelley et son amie ont une dernière conversation, — 13 mai, Claire s’en va. Shelley se promène avec elle. Je commence un nouveau journal à dater de notre régénération. » Mais le journal s’arrête là. Point de régénération ! Quelques semaines après le départ de Claire. Shelley se met en quête d’une villégiature dans les parages où elle s’était retirée ; et il ne donne pas signe de vie à sa femme qu’il avait laissée à Londres. Elle lui écrit : « Claire est-elle avec toi ? Je te l’ai demandé plusieurs fois, et pas de lettres ! » Vous comprendrez maintenant l’Alastor, cette allégorie d’un jeune homme au cœur pur (toujours !) et au génie aventureux qui cherche à travers le monde une âme pareille à son âme et qui meurt sans l’avoir trouvée.

Vous comprendrez aussi le roman de Claire. Elle était rentrée à Londres. C’était le moment où Byron, indignement traité par la société dont il avait été l’idole, se préparait à secouer magnifiquement la poussière de ses pieds sur l’Angleterre. Claire l’approcha et lui offrit son amour. Byron daigna l’accepter. Mais l’aima-t-elle vraiment ? Quand, après l’avoir rendue mère il la rejeta loin de lui, il ne semble pas qu’elle en fut désespérée. Elle lui écrivait dans une de ses lettres : « Shelley que j’ai aimé et pour qui j’ai beaucoup souffert… » Qui dira la part qu’il faut faire dans cette navrante aventure à ses sentiments pour Shelley, à la jalousie de Mary, à tout ce qui s’était passé entre eux et que nous ignorons ? Ma conviction est que Claire n’a jamais aimé qu’un homme, Shelley, qui l’a aimée… presque autant qu’il aimait Mary, — et que, par ce coup de tête qui fit d’elle la maîtresse éphémère de Byron, elle avait acheté à ses propres yeux, le droit de reprendre la place dans la maison qu’elle avait dû quitter.

Elle la reprit et décida Mary et Shelley à repartir pour la Suisse où Byron s’était arrêté. La veille de leur départ Shelley reçut la visite d’une femme mariée, noble et riche, qui lui avoua que depuis sa lecture de la Reine Mab, elle était éperdument amoureuse de lui et prête à le suivre au bout du monde. Il la repoussa doucement. Cependant, elle l’aurait suivi partout et serait morte à Naples, le laissant en proie au désespoir. Telle fut l’histoire qu’il raconta un jour à Byron. On a cru à une hallucination ou à une invention. Mais deux ans plus tard, Shelley, à Naples, eut à s’occuper d’une petite fille qu’une inconnue lui avait confiée en mourant. Et c’est un nouveau mystère dans la vie de ce jeune homme plus mystérieux que son Prince Athanase.

En Suisse, Shelley et Byron firent ensemble le tour du lac de Genève et faillirent sombrer à l’endroit même où Julie et Saint-Preux avaient manqué d’être engloutis. Ils se fréquentèrent assidûment, sans que l’admiration qu’ils ressentaient l’un pour l’autre aboutît à une réelle amitié. D’ailleurs les relations de Byron et de Claire et tout ce qui s’ensuivit jettent une ombre fâcheuse sur leur intimité.

Nos trois voyageurs regagnèrent encore une fois l’Angleterre, et ce fut la terrible fin d’année 1816. En octobre, Fanny Imlay, la demi-sœur de Mary, s’empoisonne dans une chambre d’hôtel. C’était une âme délicate, tendre, trop frêle pour porter le lourd fardeau de l’existence : elle s’en débarrassa avec du laudanum. Elle se sentait à charge dans le ménage de Godwin dont les ressources étaient maigres et qui, tout en vitupérant contre Shelley, ne cessait de lui emprunter de l’argent. On pensa qu’elle était morte d’avoir trop aimé son beau-frère. Rien ne le prouverait, sinon une phrase de Godwin qui aurait dit que ses trois filles étaient amoureuses du poète, et les vers que Shelley écrivit sur sa mort : « Sa voix tremblait quand nous nous quittâmes, mais je ne savais pas que le cœur d’où elle sortait était brisé. » On ne peut vraiment en tirer que de simples présomptions.

En décembre, Harriet se noyait, au parc de Saint-James, dans la Serpentine où Shelley avait tant de fois vu flotter ses bateaux de papier. On ignore quel effet ce suicide lui produisit. J’incline à croire qu’il ne fut pas aussi terrible que l’ont pensé plusieurs de ses biographes. En tout cas il n’en a rien laissé transpercer ni dans ses vers ni dans ses lettres. Il se peut que son esprit ait été détourné du fait brutal de cette mort par la violence des difficultés qu’elle lui attira, et que l’iniquité, dont il fut la victime, l’ait empêché d’en concevoir le moindre remords. Les Westbrook, par désir de vengeance et par intérêt, réclamèrent les enfants, que la mère avait confiés à un maître d’école de Warwick. En bonne justice, les enfants revenaient au père, d’autant que la mère (c’était incontestable) « avait perdu tout droit, aux yeux de la loi, d’exiger le retour de son mari ». Mais l’occasion était trop belle pour la magistrature de prendre sa revanche contre le révolutionnaire et l’athée.

Le grand Chancelier, lord Eldon, un des plus durs pharisiens de l’époque, flagella l’immoralité de Shelley et fit prononcer sa déchéance paternelle. Le poète répondit à cet outrage par un poème qui n’est qu’une longue et admirable imprécation.

En même temps il mettait la dernière main à un autre poème, Laon et Cythna, inspiré par la Révolution française que, du reste, il est impossible d’y reconnaître et qu’il n’a jamais comprise. Et, en mars 1818, après avoir fait baptiser son fils William, sa fille Clara, et la fille de Byron et de Claire, Allegra, les deux jeunes femmes et lui partaient pour l’Italie ; mais cette fois il ne devait plus revenir. Les quatre années qu’il avait encore à vivre allaient être les plus fécondes. Il y donnerait ses deux chefs-d’œuvre : sa tragédie lyrique des Cenci, la seule de ses œuvres où il soit arrivé à sortir de lui-même, et son Prométhée Délivré, si obscur, mais traversé d’éclairs et de coups de foudre ; et tant d’autres poèmes qui font de sa production un étonnant geyser de poésie. Quant à sa vie, elle fut errante, et sa route semée je n’ose dire de croix, puisque ce symbole était odieux à ce poète si abondamment et parfois si naïvement symbolique. Il avait perdu un premier enfant de Mary en Angleterre ; il perdit sa petite fille à Venise, son petit William à Rome. Il avait eu cinq enfants : la justice anglaise et la mort les lui avaient tous enlevés.

La petite Allegra devait mourir, elle aussi, dans un couvent des Capucines de la Romagne où son père l’avait envoyée, Mais pourquoi la lui avait-on remise ? Il ne refusa pas seulement de la rendre ; il ne voulut ni revoir la mère ni que la mère la revît. Shelley était allé le trouver à Venise, accompagné de Claire dont Mary n’était plus jalouse. Il l’avait laissée au consulat anglais dont il connaissait le titulaire et s’était présenté seul chez Byron. Celui-ci l’avait accueilli avec de grandes protestations d’amitié et l’avait emmené dans sa gondole au Lido où ses chevaux les attendaient. Les deux poètes chevauchèrent à la tombée du soir sur ce chemin de sable nu « que le pêcheur abandonne quand il a séché ses filets ». Et ils recommencèrent plusieurs jours de suite cette promenade où ils échangeaient leurs idées et leurs vers et où Byron se plaisait à provoquer les railleries de Shelley contre la religion. Mais Shelley n’obtint presque rien de ce cœur inflexible, ce qui ne l’empêcha pas d’accepter, pour sa famille et pour lui, l’hospitalité que Byron lui offrit dans la villa des Capucins, près d’Este. Il est vrai que Claire put y avoir sa petite fille trois ou quatre semaines. Plus tard à Ravenne ils se rencontrèrent de nouveau. Byron s’empressa de le mettre au courant d’un bruit que des domestiques congédiés colportaient. On disait que l’enfant dont il avait pris soin à Naples était le sien et celui de Claire. Shelley, indigné que leurs amis de Venise pussent y ajouter foi, pria Mary de leur écrire et de confondre cette calomnie. Elle écrivit une lettre éloquente que Byron promit de leur communiquer, mais qu’il garda dans son portefeuille Toute cette histoire ne témoigne pas d’une grande délicatesse masculine. Les deux hommes, dont l’un était le seul appui de Claire, l’autre son cruel ennemi, continuèrent de se voir et de mêler au charme des entretiens le plaisir des sports ; ils combinèrent même des projets de revue ; et s’il y eut souvent quelque contrainte dans leurs relations, le démon de l’orgueil en était cause, non l’image de la jeune mère. D’ailleurs cette désinvolture des hommes à écarter si facilement de leurs rapports le souvenir gênant d’une femme est foncièrement anglaise.

Mais je ne m’attarderai pas aux incidents des différents séjours de Shelley à Rome, à Naples, à Livourne, à Florence, à Lucques, à Pise. Il a promené partout à travers l’Italie son inintelligence de l’art religieux et son dédain d’Anglo-saxon pour les Italiens, « une race misérable, on dirait une tribu d’esclaves idiots et ratatinés ». N’insistons pas sur ses notes et ses lettres : des grands poètes descendus en Italie, il est le moins compréhensif, le plus fermé. Les statues, les peintures, même les ruines, l’intéressent moins que les montagnes, les torrents, les champs, les couleurs du ciel et la mer. Du reste, quelle est la nation qui l’intéresse ? Il conseillera à Keats de venir par bateau, car « la France n’est pas digne d’être vue ». Il appartient tout entier à ses inspirations « de bel ange inefficace battant le vide de ses ailes lumineuses12 », et à son incurable nostalgie. Au milieu des splendeurs qui l’entourent et dont chaque vibration se répercute en lui, il s’écriera : « Je n’ai ni espérance, ni santé, ni gloire, ni puissance, ni amour ! »

Ni amour ! En 1821, il rencontra son avant-dernière aventure. Elle se nommait Emilia Viviani. Son père remarié la tenait enfermée dans un couvent de Pise. Encore une victime de l’autorité paternelle ! Claire, Mary et lui vont la voir, et ils trouvent une admirable fille dont la taille était celle d’une statue antique, et dont les yeux avaient la langueur des yeux de Béatrice Cenci. Shelley s’enflamme. Claire et Mary lui envoient des livres ; Shelley des lettres lyriques, et elle y répond par des lettres de tendresse et de désespoir. Il médite une évasion. Est-ce l’histoire d’Harriet qui va recommencer ? Mary s’inquiète, et Emilia se plaint de sa froideur. Enfin Shelley compose l’Epipsychidion. Emilia est un oiseau captif, un rossignol adoré, un cœur sublime, une douce bénédiction dans la malédiction universelle. Les litanies ne sont rien à côté de la dernière page du poème, la plus follement ardente et la plus voluptueuse qui ait jailli de Shelley. Mais, en l’envoyant à un ami, il l’accompagnait de ce commentaire : « L’Epipsychidion est un mystère : quant à la chair et au sang, vous savez que je n’ai rien de commun avec eux. Vous pourriez aussi bien vous adresser à un débit de genièvre pour avoir un pied de mouton qu’attendre de moi quelque chose d’humain et de terrestre. » Je veux bien si cela lui fait plaisir ; mais enfin cet être immatériel, ce délicieux Ariel, dont on ne doit rien attendre de terrestre et d’humain, avait été cinq fois père avant vingt-cinq ans et allait bientôt l’être une sixième fois. Son roman avec Emilia finit assez platement. Elle se maria, et Mary écrivait : « La conclusion de notre amitié à l’Italienne me remet en mémoire des couplets de nourrice que voici : Comme je descendais Cranbourne Lane, Cranbourne Lane était plein de boue, et là je rencontrai une jolie fille qui me fit la révérence. — Je lui donnai des gâteaux ; je lui donnai du vin ; je lui donnai du sucre candi ; mais, la petite méchante, elle me demanda de l’eau-de-vie. À la place de l’eau-de-vie mettez ce avec quoi on rachète (et une assez ronde somme) et vous aurez toute l’histoire des liaisons italiennes de Shelley. » Mary avait bien de l’esprit.

Mais déjà Shelley avait trouvé une de ces autres formes mortelles « où il cherchait l’ombre de l’idole de sa pensée ». Le ménage anglais des Williams avait fait le voyage d’Italie pour voir l’homme merveilleux dont ils avaient entendu parler. Williams était un poète et un auteur dramatique aussi passionné pour la mer que Shelley lui-même ; et Shelley reconnut dans Jane Williams la dame qui, l’année précédente, lui était apparue en rêve lorsqu’il écrivait son célèbre poème de La Sensitive. Les Williams et les Shelley devinrent inséparables, Ils louèrent entre Lorici et San Terenzo une maison abandonnée qui avait des airs de cloître. L’endroit était sauvage. Williams et Shelley passaient leurs journées sur l’eau ; et ils s’étaient fait construire un bateau, l’Ariel. Dans les derniers jours de juin, ils allèrent à Livourne recevoir des amis d’Angleterre et, le 8 juillet 1822, de Livourne, ils mirent à la voile pour retourner à Lerici. Un orage menaçait : on leur conseillait d’attendre ; ils suivirent leur destin et l’Ariel s’abîma dans la tempête. Au bout de dix jours, la Méditerranée rendît leurs cadavres. Les lois de quarantaine exigeaient qu’on les enterrât dans le sable. Ce ne fut qu’un mois plus tard, le 15 août, qu’une faveur spéciale permit de les exhumer. On proposa alors de les brûler et de transporter les cendres du poète au cimetière de Rome, ou reposait déjà son fils. L’idée séduisit Byron, et Mary consentit sans hésitation. Trois personnes seulement, Byron, Trelawny et le critique anglais Leigh Hunt, assistaient à ces funérailles païennes, les plus étrangement impressionnantes dans ce farouche décor, qu’ait jamais imaginées un poète romantique. Mais Byron ne put en soutenir l’horreur. Quand il entendit les crépitations funèbres, il se jeta à la nage et regagna son bateau. Beau nageur si orgueilleux de sa beauté ! Il fuit loin du spectacle de l’anéantissement d’une forme humaine, et la mort l’a déjà marqué. Trelawny se brûla la main en retirant du bûcher le cœur du poète, que les flammes avaient respecté comme aucun amour ne l’avait assouvi.

Le 18 juin, Shelley avait écrit à Trelawny pour lui demander de l’acide prussique. Il ne désirait pas s’en servir encore, mais il paierait n’importe quel prix, disait-il, « cette clef d’or de la chambre du repos éternel ». Et, quelques jours avant, il disait : « Si je mourais aujourd’hui, je mourrais plus vieux que mon père : j’ai quatre-vingt-dix ans. » C’est à peu près le vers romantique que Leconte de Lisle prête à son Oreste : « Je n’ai vécu qu’un jour et j’ai déjà cent ans. »

Depuis que ces pages ont été écrites, M. André Maurois a publié chez Bernard Grasset Ariel ou La Vie de Shelley. Comme il nous en avertit lui-même son livre, « œuvre de romancier bien plutôt que d’historien et de critique », ne nous apporte aucune révélation ; mais, très exact, d’une fine et ironique psychologie, il est d’une lecture charmante. Peut-être a-t-il trop idéalisé le sylphe anglo-saxon.

Une nouvelle édition de la « Légende des siècles »

La collection des Grands Écrivains de la France, publiée par la maison Hachette, s’est accrue d’une édition de la Légende des siècles qui est un enrichissement. C’est M. Paul Berret qui en a été chargé. Ses travaux antérieurs, le Moyen Âge dans la Légende des Siècles et les Sources de Victor Hugo et la Philosophie de Victor Hugo en 1854-1859, le désignaient tout spécialement à cette lourde tâche.

Ses deux in-octavo, précédés d’une introduction magistrale, ne contiennent que la première série de la Légende. Et je commencerai par le féliciter d’être revenu, malgré l’édition ne varietur, à la division originale de ce vaste poème. Il ne nous est pas prouvé que Victor Hugo ait décidé lui-même de fondre les trois séries publiées à d’assez longs intervalles, et j’ai toujours pensé que l’œuvre y perdait. La première série est incontestablement supérieure aux autres. Elle forme un tout dont les deux suivantes, loin de combler les vides, ne font que les élargir, et, au lieu d’atténuer les défauts, les exagèrent. Et puis, — je donne cette raison pour ce qu’elle vaut ! — ceux qui, comme moi, n’ont d’abord connu que la première série, les Petites Épopées, et qui l’ont tant admirée et qui en ont su tant de morceaux par cœur, ne peuvent se résoudre à la relire dans l’édition nouvelle et quasi monstrueuse, où les beautés sont dispersées, submergées dans les redites et les répliques, et où les beaux coups de tonnerre se prolongent en échos assourdissants.

M. Berret peut être satisfait des années de recherches que lui a coûtées une pareille étude. Il a solidement attaché sa barque au grand navire sonore ; et ce premier grand travail d’érudition sur Victor Hugo a bien des chances de rester définitif. Les qualités de M. Berret lui permettent d’être un érudit sans cesser d’être un homme de goût ; et il apporte dans l’étude des sources d’un poète, avec toute la précision nécessaire, le sens indispensable de la poésie et je ne sais quelle ampleur qui me paraît nécessaire à ce genre de critique. Il n’y en a guère de plus exposé au pédantisme. On ne se propose rien de moins que de pénétrer le secret de l’inspiration, d’en décomposer les éléments, d’en retrouver les emprunts et, par un effort contraire à celui du créateur, de dissocier tout ce qui est entré dans la fonte de sa création. Il est impossible d’y arriver absolument ; mais on risque de croire qu’on y est arrivé : et c’est là le danger. Quand je lis certains commentateurs, je suis effrayé de l’étendue des connaissances et surtout de la mémoire prodigieuse qu’ils prêtent à leur auteur, et encore plus de l’idée qu’ils se font de l’inspiration poétique. Il leur faut à tout prix dépister sous chaque vers ou sous chaque strophe l’imitation, le souvenir ou du moins la réminiscence. Des rapprochements, qui ne sont qu’ingénieux, leur tiennent lieu de preuves. Il semble que le malheureux, l’accusé, doive tout à ses prédécesseurs à et ses contemporains. Ils instruisent un procès en détournement d’expressions et de pensées. Leur attitude est franchement insupportable. Ce n’est pas celle de M. Berret. Et pourtant, comme nous le verrons, il aurait eu beau jeu avec Victor Hugo ! Mais il corrige toujours ce que cette critique pourrait avoir de mesquin par une admiration aussi sincère que perspicace. Il n’essaie point de briller aux dépens du poète qu’il étudie. Il n’affirme qu’à bon escient et ne surcharge pas son commentaire de citations et de conjectures qui nous laissent l’impression que tout ce que nous trouvons dans un auteur se rencontrait déjà chez ceux qui l’ont précédé. Je crois bien qu’il ne s’est départi de sa prudence que sur un seul point : il soupçonne Hugo d’avoir emprunté la faucille d’or dans le champ des étoiles de Booz endormi (1859) à un poème de Bouilhet paru en 1857.

La nuit se mit en chemin,
Moissonneuse à la peau brune,
Qui, pour faucille, à la main
Tient le croissant de la lune…

J’en doute. Chez Bouilhet, l’image précieuse, prolongée, rapetissait l’idée de la nuit ; dans le poème de Booz, dans cette pastorale religieuse, elle jaillit naturellement, et, en vous forçant, pour ainsi dire, de lever la tête et de suivre le regard de Ruth, la moissonneuse, vers le champ des étoiles, elle nous avertît que la grave idylle qui se joue sur la terre a son explication au ciel. Hugo n’avait pas plus besoin d’avoir lu les vers de Bouilhet qu’en écrivant ce vers de Ratbert :

Les seigneurs vont aux rois ainsi qu’au miel les mouches,

il n’avait besoin de se rappeler dans la Mélicerte de Molière la peinture des courtisans et du roi :

Et l’on dirait un tas de mouches reluisantes
Qui suivent en tous lieux un doux rayon de miel.

On sera reconnaissant à M. Berret de ne pas avoir encombré son texte de toutes ces « rencontres » qui ne prouvent rien.

*
*    *

Victor Hugo ne sort ni grandi ni diminué d’examen minutieux auquel il l’a soumis et qui nous aide seulement à nous préciser ses défauts et ses qualités. Je crois mieux savoir aujourd’hui pourquoi la Légende des siècles me paraît une des œuvres à la fois les plus géniales de notre poésie, les plus incomplètes et par endroits les plus manquées.

Aucune n’a autant souffert des circonstances. On n’a pas oublié les étranges aveux de Michelet sur la composition du quatrième livre de son Histoire :« Ma femme mourut et mon cœur fut déchiré. Mais de ce déchirement sortit une force violente et presque frénétique : je me plongeai avec un plaisir sombre dans la mort de la France au xve  siècle, y mêlant des passions de sensualité farouche que je trouvais également et dans moi et dans mon sujet… Jamais mauvaise époque n’a été racontée dans une plus mauvaise agitation de l’esprit. » Le cas de Hugo n’est pas tout à fait le même. Mais sa philosophie du monde a résulté, sinon d’un déchirement de son cœur, comme celle de Michelet, du moins d’une blessure de son ambition ; et l’on peut dire de sa Légende des siècles ce que Pierre Lasserre disait de l’Histoire de France du violent historien : qu’elle est surtout « la sienne ». Si Victor Hugo avait été ministre, si Victor Hugo n’avait pas dû, au Deux Décembre, prendre le chemin de l’exil, nous n’aurions pas eu la Légende telle que nous l’avons. M. Berret n’a pas jugé inutile de rétablir, voulant d’abord reformer autour de l’œuvre l’atmosphère où elle s’est développée : « La Légende des siècles est inséparable de l’exil de Victor Hugo, dit-il : elle est pour une large part la continuation des Châtiments ; elle constitue en maint endroit le cahier des doléances et des confidences du proscrit. »

Je ne retracerai point ici la carrière politique du poète, qui d’ailleurs n’avait commencé que depuis une dizaine d’années, mais qui lui avait déjà coûté huit ans de demi stérilité littéraire : de 1842 à 1850 il ne publia rien. Dans sa jeunesse il s’était cru royaliste et catholique. En ce temps-là l’histoire n’avait pour lui de sens et de poésie que vue du haut de la monarchie et de la religion. On aurait tort d’y attacher beaucoup d’importance ; et sur ce point nous partageons entièrement l’opinion du sectaire Camille Pelletan dans son Victor Hugo, homme politique : qu’il avait déjà « un génie républicain », mais « qu’on ne dégage pas d’un coup la logique de sa propre nature13 ». Un vrai catholique eût autrement conçu Notre-Dame de Paris et n’aurait pas écrit le fameux chapitre : Ceci tuera cela. Ni Marion de Lorme ni le Roi s’amuse ne sont d’un vrai royaliste, qui ne se fût jamais permis un tel galvaudage de notre passé ; et les vers des Feuilles d’automne où, en 1831, il s’écriait :

Je hais l’oppression d’une haine profonde.
Aussi, lorsque j’entends dans quelque coin du monde,
Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier,
Un peuple qu’on égorge appeler et crier…
Alors, oh ! je maudis dans leur cour, dans leur antre.
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu’au ventre…

ces vers nous annoncent ceux des Châtiments et de la Légende des siècles. Lorsque, en 1832, il écrivait à Sainte-Beuve : « Nous aurons un jour une république, et, quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs », ses convictions royalistes l’avaient déjà quitté, et Sainte-Beuve, citant plus tard cette lettre, avait raison d’ajouter : « Le Victor Hugo de Jersey et de Guernesey était en germe dans cette lettre intime et levait déjà le front : déjà le tribun perçait sous le songeur. » Son personnage de Marins dans les Misérables, le seul de son œuvre à qui il ait prêté un peu de sa vie réelle, est un libéral bonapartiste qui ne demande qu’à emboîter le pas des Enjolras.

Mais la faveur dont il avait joui près de Louis-Philippe et près du duc d’Orléans, et surtout près de la duchesse, avait retardé son évolution politique. Il avait certainement entrevu la possibilité de jouer un grand rôle, quand la duchesse serait reine de France ; et peut-être quelque chose de ce rêve, — l’ingénieuse remarque est de Pelletan, — a-t-il passé dans la traîne imaginaire de son Ruy Blas. La Révolution de 48, la plus absurde qu’un peuple ait jamais faite, le prit au dépourvu. Il fut prudent, ne s’inféoda à aucun parti ; mais il fonda un journal et attendit l’occasion. Nul, en somme, avec Béranger, n’avait plus contribué à entretenir le culte napoléonien. Il était donc naturel qu’il espérât de l’avènement de Bonaparte à la présidence de la République la haute situation politique qu’il ambitionnait.

Comme il emménageait dans son appartement, rue de la Tour-d’Auvergne, on frappa à la porte. C’était Louis-Napoléon Bonaparte. Hugo n’eut à lui offrir d’autre siège que le coffre à bois de son antichambre. Que lui dit le prince ? Assurément il ne lui tint pas le discours qu’on lit dans l’Histoire d’un crime. « … Je ne suis pas un grand homme, je ne copierai pas Napoléon : mais je suis un honnête homme, j’imiterai Washington. Mon nom, le nom de Bonaparte, sera sur deux pages de l’histoire de France : dans la première, il y aura le crime et la gloire ; dans la seconde, la probité et l’honneur. » On a prétendu que l’académicien Alexis de Saint-Priest assistait à la conversation et entendit ces propos. Mais toute l’Académie affirmerait les avoir entendus, je douterais encore que Louis-Napoléon Bonaparte eût fait d’aussi belles antithèses, à moins qu’il ne fût venu chez l’illustre poète pour le plaisir de le parodier. Toujours est-il qu’avec ou sans antithèses il le conquit et que, deux jours après son élection à la présidence, il l’invitait au premier dîner qu’il donnait à l’Élysée, dîner improvisé, dont il le pria d’excuser la rusticité, dîner d’intimes servi « dans une porcelaine blanche commune », avec « une argenterie bourgeoise, usée, grossière ». Mais déjà Hugo avait éprouvé une déception. À la séance même où Louis Bonaparte était proclamé, le président de l’assemblée avait annoncé que le Président de la République chargeait Odilon Barrot de composer le ministère ; et le poète était sorti, — c’est lui qui nous le dit, — « seul et évité comme un homme qui a manqué ou dédaigné l’occasion d’être ministre14. » Vous sentez l’amertume. Il est regrettable du reste qu’un Hugo soit écarté d’un honneur qu’ont obtenu tant de remarquables incapacités. Quand des hommes d’un grand talent, à plus forte raison des hommes de génie, brûlent du désir d’être appelés : Excellence ou simplement Monsieur le Ministre, les Princes Présidents et même les Présidents tout court ont bien tort de ne pas les satisfaire. Le Ministère de l’Instruction Publique est excellemment ce qu’il leur faut. Nous dirions aujourd’hui : « Du temps que l’Université avait Victor Hugo à sa tête… » Avouez que la Présidence de Napoléon en aurait reçu quelque lustre. On objectera qu’une fois ministre, le poète eût aspiré à la présidence du Conseil et bientôt à celle de la République. Mais enfin la République bonapartiste aurait bien pu faire pour lui à peu près autant que la monarchie qui l’avait nommé pair de France, « le plus beau titre, lui disait Balzac, après celui de roi de France ».

Ses désappointements répétés, les mesures d’un gouvernement de plus en plus personnel, les poursuites intentées à son journal l’Événement le jetèrent dans l’opposition agressive ; et les mots de « Napoléon le Petit » retentirent à la tribune. Le coup d’État du Deux Décembre le força de quitter la France. M. Berret, dont on ne saurait trop louer l’impartialité, me semble pourtant excessif, quand il juge « qu’il y eut, dans l’entourage de Napoléon, une cynique et très habile entente pour lui créer un rôle odieux et ridicule ». Habile, soit ; mais en quoi cynique ? On ne voulait pas d’affaires avec lui, ce qui était d’une bonne politique. Mit-on sa tête à prix ? Ils ne furent que deux à le croire sérieusement, lui-même et l’auteur de la Tour de Nesle qui était accouru l’en avertir. On se doutait bien que ce bruit le déciderait à franchir la frontière ! Aucune persécution ne ridiculise l’homme qui a le courage de l’affronter. J’ignore si on créa un rôle ridicule à Hugo ; mais qu’il s’en soit donné un dans l’Histoire d’un crime, cela me paraît incontestable. En revanche, ce que je trouve parfaitement odieux, c’est la loi d’exil dont il fut frappé. Tant pis pour un gouvernement qui commence par proscrire un des plus grands poètes du pays ! S’il finit pas Sedan, on ne le plaindra pas de s’être attiré le pamphlet de Napoléon le Petit et les Châtiments, — les deux premiers livres du proscrit.

Napoléon le Petit renferme nombre de pages qui comptent parmi les plus belles, les plus vraiment éloquentes qu’il ait écrites ; et si de tous ses recueils de poésies, il fallait n’en garder qu’un, j’hésiterais beaucoup, mais je crois que je me résoudrais à choisir les Châtiments, parce que j’y retrouverais, avec quelque chose de plus, — la pleine sincérité, — tout ce qui fait l’originalité et la puissance des autres. Il mérite, et mieux encore, les éloges qu’il se décernait dans son William Shakespeare du temps qu’il était Juvénal (car on sait que les grands génies de l’humanité dont il parle ne sont à ses yeux que les incarnations successives de son propre génie) : « Il est haut, rigide, austère, éclatant, violent, grave, juste, inépuisable en images, âprement gracieux… » Il a « au-dessus de l’Empire l’énorme battement d’ailes du gypaète au-dessus du nid de reptiles ». Je n’accepte en ce qui concerne les Châtiments et l’Empire français ni l’épithète de « juste », ni l’expression de « nid de reptiles. » Mais le genre qu’il traite excuse les déformations de la réalité ; et l’exil dont il souffre, la surveillance policière qui l’obsède, les autorisent. Et il est supérieur à Juvénal en ce qu’il s’attaque à des vivants. Son « grondement de foudre continu », — ce grondement qu’il admirait chez un autre de ses prototypes, Isaïe, — ne roule pas sur un cimetière. Pour un peu, il saurait gré à l’Empire d’avoir fourni à Hugo l’occasion d’utiliser toutes ses foudres disponibles. Depuis seize ans il les tenait en réserve. Relisez plutôt — ce ne sont pas ses meilleurs vers ! — la dernière pièce des Voix Intérieures (1837), adressée à sa muse :

Va cependant ! — Contemple et le ciel et le monde,
Et que tous ceux qui font quelque travail immonde,
Que ces trafiquants vils épris d’un sac d’argent,
Que ces menteurs publics au langage changeant…
Et ceux qui, nuit et jour, occupent leur démence
D’une orgie effrontée au tumulte hideux
Te regardent passer tranquille au milieu d’eux,
Saluant gravement les fronts que tu révères,
Muette, et l’œil pourtant plein de choses sévères,
Fouille ces cœurs profonds de ton regard ardent,
Et que, lorsque le peuple ira se demandant :
« Sur qui donc va tomber dans la foule éperdue
Cette foudre en éclairs dans ses yeux suspendue ? »
Chacun d’eux, contemplant son œuvre avec effroi,
Se dise en frissonnant : C’est peut-être sur moi !

On savait maintenant sur qui elle était tombée ; mais on ignorait encore toutes les victimes qu’elle devait faire, Hugo l’ignorait lui-même. Ni les Châtiments ni Napoléon le Petit n’avaient épuisé sa haine. Il ne pouvait cependant songer à les recommencer. Sur la couverture des Châtiments il avait annoncé en préparation les Petites Épopées où se placeraient naturellement des poèmes composés déjà depuis quelques années : Aymerillot, le Mariage de Roland, Après la bataille. Mais ce ne fut qu’au lendemain des Contemplations (1856) que ce recueil de récits en vers s’élargit dans sa pensée jusqu’à devenir une épopée immense qui exprimerait « la conscience, la science, les rêves, les croyances, les superstitions, les siècles, les peuples, l’humanité ». Il hésita sur le titre : il choisit enfin Légende des siècles. Je crois qu’il l’eût trouvé dans l’exil. Tout l’y portait. Son génie épique s’était révélé dès les Orientales dans le Feu du ciel dont la composition reste la composition typique de presque tous ses grands poèmes. Les Burgraves en avaient affirmé la puissance, et récemment l’« Expiation » des Châtiments. D’autre part, comme les Misérables sont évidemment sortis du succès prodigieux des romans d’Eugène Sue, l’idée d’une épopée universelle devait couver en lui depuis que Quinet avait donné son Ahasvérus et Lamartine la Chute d’un ange. L’influence allemande n’était point étrangère à ces prétentions d’enfermer dans un poème toute l’histoire de l’humanité, et d’y faire apparaître, en marche depuis la première aurore, « cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l’Homme ». Ces mots de Hugo seraient aussi bien de Michelet, et nous pourrions remplacer l’Homme par le Peuple.

La perspective d’une œuvre cyclique — « Shakespeare est un homme cyclique », avait-il dit, —-l’enthousiasma. Il y déverserait tout le surplus d’une bile que les Châtiments avaient été incapables de contenir. L’ennemi de Napoléon III et de l’Église ralliée à l’Empire en poursuivrait les images odieuses dans tous les tyrans et dans tous les prêtres. Il lâcherait sur le passé, la torche à la main, son troupeau d’Euménides. L’histoire du genre humain expierait le crime du Deux Décembre.

Seulement l’indignation, qui l’avait si bien servi dans les Châtiments, allait être désastreuse dans une œuvre où le poète se proposait de peindre les différents aspects de l’humanité et devait essayer d’abord de les comprendre. La résurrection historique ou légendaire risquait de tourner à la mascarade. C’est ce qui est arrivé. Nul n’a poussé plus loin l’inintelligence de l’histoire. L’Essai sur les mœurs de Voltaire est un modèle d’impartialité, et même de bienveillance, à côté d’une conception qui nous a valu les poèmes de Ratbert, du Lion d’Androclès, de l’Inquisition, du Jour des rois. Et encore je ne prends mes exemples que dans la première série de la Légende, où Hugo, comme nous le verrons, s’est étrangement surveillé. Il y avait longtemps que je ne les avais lus. Je me suis efforcé de les relire : le livre me tombait des mains. Malgré les beautés de détail, on est littéralement assommé.

Et j’en sais d’autres que je n’aurai jamais envie de relire, d’autres dont la lecture, est, plus qu’un ennui, un froissement douloureux, Renouvier disait : « Il a condamné le passé, parce que le passé était monarchique et religieux, absolument, avec des formes d’outrage que n’ont pas même égalées les auteurs révolutionnaires. » Personne n’a contribué davantage à en inspirer la haine aux intelligences primaires. Qu’on se rappelle comment il résume deux grands siècles de notre histoire dans son poème des Quatre Vents de l’esprit intitulé les Statues. Henri IV fait tout en riant : il aime les batailles et les faciles amours, et ça lui est bien égal que des squelettes tordent leur chaîne à Montfaucon. Louis XIII, faible et lugubre, a pour bras Laubardemont, pour cerveau Laffemas, pour âme La Reynie. La Grève fut la grande fête de son règne. « Son trône ténébreux eut une odeur de tombe. » Sous Louis XIV la France fut une esclave de haillons. Le peuple mange de l’herbe. Les cités s’allument comme des flambeaux. Sa grandeur est mêlée de meurtre et de charnier ; et la veuve Scarron jette sur son nom « une ombre vile ». Louis XV est le dégoût de la terre, l’éclat de rire insolent de vingt rois ! etc., etc… Et voilà la légende de la France telle que la vue notre plus grand poète épique, un de nos plus puissants artistes, le plus puissant peut-être ! Le souvenir de ses Soldats de l’An II, son Waterloo, tant de vers étonnants où frémit l’enthousiasme de la Révolution, effacent-ils ces injures au bon sens, à la vérité, à la justice, à la patrie ? Que la France de l’avenir, qu’il a tant aimée, lui pardonne, si elle peut. La France du passé proteste. Ceux qui ne conçoivent même pas qu’on ose les séparer, et dont l’admiration pour le poète veut lui chercher à tout prix des circonstances atténuantes, ne demandent pas mieux que de faire retomber sur l’exil la cause de son aveuglement ou de son impiété.

*
*    *

Sa nouvelle conception de la Légende des siècles ne lui permettait pas seulement d’entasser les réquisitoires contre les prêtres et les monarques : il pourrait y développer tout à son aise sa philosophie. M. Berret s’avance un peu trop, quand il nous dit qu’avant sa proscription le poète n’avait jamais songé à faire en poésie œuvre de philosophe. Il s’était depuis longtemps donné des airs et des attitudes de penseur austère. Le poème les Mages des Contemplations est déjà en germe dans l’Aurore s’allume des Chants du crépuscule. Le monde, dit-il, n’est-il qu’un livre sans fin ni milieu ?

Beau livre qu’achèvent
Les cœurs ingénus,
Où les penseurs rêvent
Des sens inconnus.
Où ceux que Dieu charge
D’un front vaste et large (comme le sien).
Écrivent en marge :
Nous sommes venus !

Bien d’autres passages dans ses volumes de vers nous le montrent déjà avertisseur des rois, juge solennel des grandeurs historiques, conducteur du peuple, prophète. Les préfaces de ses drames en sont même inquiétantes, tant la disproportion nous saisit entre les ambitions philosophiques qu’elles proclament et le sujet anecdotique qui en est le prétexte. L’exil ne fit que précipiter son évolution naturelle.

Il est fort possible que Pierre Leroux, son voisin d’exil, tout en l’agaçant de ses critiques fumeuses et indigentes, l’ait encouragé à confondre Jersey et Pathmos. Son retranchement du monde, la solitude dont il ne sortait que pour rencontrer un groupe irrité de proscrits, le souffle excitant des vents du large, son tête-à-tête prométhéen avec « l’océan monstrueux », y auraient suffi et l’entretenaient dans une farouche exaltation. Son orgueil se transforma en un culte mystique de sa personnalité, de son rôle, de sa mission. Sa philosophie se systématisa. « Singulière philosophie ! Système hybride ! » dira M. Berret, qui en a très heureusement dégagé tous les éléments, tous les emprunts. Le pythagorisme s’y mêle au panthéisme et au saint-simonisme. L’idée du progrès par la science, qu’il tient des encyclopédistes, y rejoint l’idée de la souffrance réparatrice ou expiatrice, qu’il a simplement retenue de ses croyances chrétiennes et qu’il s’imagine avoir inventée. C’est « un vaste agglomérat » ou plutôt un invraisemblable capharnaüm où le poète marche en tous sens avec des yeux et des émerveillements de visionnaire. Il n’est pas apocalyptique : il n’est qu’incohérent. En introduisant à Jersey le spiritisme, Mme de Girardin lui apporta de suprêmes extases. « Il crut vraiment que sa philosophie recevait de la divinité même une solennelle consécration. » — Supposez un instant que Hugo ait soutenu la politique de Joseph de Maistre : vous entendez d’ici les éclats de rire des pontifes et des enfants de chœur de la démocratie qui ont fait de lui leur idole ! — La table tournante fut son Thabor. Il se fit photographier écoutant Dieu. Dieu ne lui parlait pas seulement par la voix des vents et des flots ; il lui parlait par la voix des anges et des morts, hommes ou bêtes ; et Dieu parlait comme lui. Quand on annonça sur la couverture des Contemplations son poème de Dieu, il eut un admirable scrupule typographique : « Dans les annonces du titre, écrivait-il à Paul Meurice, mettre Dieu très gros et par Victor Hugo très petit, car on ne saurait trop atténuer ce que ce titre, le seul d’ailleurs possible pour le poème, présente d’étrange à cause de par. » Atténuons ! Atténuons ! Dieu-Victor Hugo, que faut-il de plus ou de moins ?

Le grand malheur est que cette philosophie hétéroclite ne pouvait s’accorder que par intermittence à l’intention dominante de la Légende des siècles. Tous les aspects de l’humanité, disait Hugo dans sa préface, « se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ». Mais quand on croit ainsi au progrès indéfini de l’espèce humaine, on ne la fait point partir du Paradis Terrestre. Si la science et l’amour nous y reconduisent, nous n’aurons pas progressé : nous aurons seulement pris un billet d’aller et retour. Quand on croit au progrès, il est à la fois injuste et ridicule de maudire le passé, puisque ce passé, si triste, si méchant qu’il nous paraisse, portait en lui un plus noble avenir. Je parcours cette première Légende « qui existe solidairement et forme un tout », selon l’expression même de Victor Hugo. Je vois bien que le crime et le remords ont commencé avec les premiers hommes (Caïn) ; mais quel temps enviable que celui où, flairant l’innocence, les lions venaient lécher les pieds de Daniel, et comme ils ont dégénéré depuis ! C’était aussi une belle époque, celle où, pendant que Booz donnait et que Ruth rêvait dans une nuit traversée par des vols d’anges, Dieu préparait des voies mystérieuses à la naissance du Christ. Très heureux âge encore, l’âge du Cid, de Roland, d’Aymerillot, d’Éviradnus, des chevaliers errants :

On voyait le vol fuir, l’imposture hésiter,
Blêmir la trahison et se déconcerter
Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,
Devant ces magistrats sinistres de l’épée.

Mais les choses se gâtent avec les trônes d’Orient, l’effroyable Italie du Moyen Âge, l’Inquisition, les mercenaires du xviie  siècle. De là nous sautons au xixe  siècle où le général Hugo prononce assurément une parole digne du Cid, d’Éviradnus et de Roland et où de pauvres gens se montrent aussi humains, aussi généreux, que les plus généreux des personnages bibliques, Où y a-t-il progrès ? Qu’avons-nous gagné à passer du Paradis à la Rome des Césars ?

Au lieu d’Ève et d’Adam, si beaux, si purs tous deux,
Une hydre se traînait dans l’univers hideux…

Préférez-vous le temps des mercenaires à celui des paladins ? Et l’on voit mal comment le poète, après avoir déroulé sous nos yeux tous les replis de la cruauté humaine, proclame éperdument sa confiance dans l’avenir et s’autorise de l’invention des dirigeables pour se faire l’annonciateur d’un nouvel Éden. Tout le poème Pleine mer, Plein ciel repose sur une ridicule antithèse. Si la science doit nous délivrer de nos maux et de nos péchés, pourquoi la navigation à vapeur, qui en est une des applications les plus heureuses, représente-t-elle à ses yeux la barbarie ? Le steamer construit en 1853 par un ingénieur français, Brunel, que ses proportions, énormes pour l’époque, empêchèrent de se ravitailler, ce Léviathan dégréé, démâté, réduit à l’état de monstrueuse épave, symbolise dans l’imagination de Hugo la grandeur et l’horreur du passé,

L’ancien monde, l’ensemble étrange et surprenant
De faits sociaux morts et pourris maintenant.

Depuis, des Léviathan, plus gigantesques, se sont fort bien comportés sur les flots et sont entrés légèrement dans les ports. Quant aux dirigeables, ces « strophes du progrès », nous en avons vus de plus perfectionnés que celui de l’ingénieur Pétin en 1850. Des chars merveilleux ont sillonné nos nuits. Nous connaissons leur musique, le chant qui sort de leur tourbillon, l’hymne de leurs agrès. Mais ils n’ont pas tenu les promesses du poète. Ils devaient, à l’en croire, nous mener, « les saints navires », à la mort des fléaux, au droit, à la raison, à la fraternité, à l’amour, « au juste, au grand, au bon, au beau », et baigner l’homme

Dans l’Océan d’en haut plein d’une vérité
       Dont le prêtre a fait un mensonge.

« Rien n’en tombe !… » affirmait-il. Merci ! Et pourtant ce n’étaient pas des prêtres qui les montaient. Plaisanteries faciles, dira-t-on. Hélas ! oui, très faciles. Mais il était encore plus facile de ne pas s’y exposer. On n’en veut pas à Hugo d’avoir fait le beau rêve d’une fraternité universelle ni même d’en avoir imaginé un instant la réalisation. On lui reproche tout bonnement d’avoir méconnu la nature humaine au point de supposer que les inventions de la science pourraient la transfigurer et que tous les peuples deviendraient frères, toutes les âmes droites et pures, quand on saurait diriger les ballons. Lamartine, qui était pourtant un grand chimérique, avait plus de bon sens dans sa Chute d’un ange, où, décrivant bien avant Hugo, mais avec moins d’éclat et de précision, « un navire céleste à l’étrange figure », il accusait les nautoniers d’avoir fait « du char merveilleux » un instrument du mal. La science a d’autres soucis que de nous moraliser et d’assurer le bonheur de l’humanité ; et elle ne s’inquiète guère de savoir, au moment où elle l’accomplit, comment les passions de l’homme utiliseront sa découverte. Tout ici chez Hugo n’est que jeux de mots et équivoques dont il s’enivre. M. Berret nous en donne un singulier exemple dans son commentaire d’une des strophes de Plein ciel « Ô nuit, s’écrie le poète, ô nuit, se pourrait-il

       Que l’esprit humain, vieux reptile,
Devînt ange et, brisant le carcan qui le mord,
Fût soudain de plain-pied avec les cieux ? La mort
       Va donc devenir inutile !

Nous avons là, en effet, comme un résumé de ses croyances sur la migration et l’ascension des âmes. « Il est nécessaire, dit M. Berret, que l’âme soit, suivant l’expression des spirites, désincarnée pour aller revêtir la forme supérieure dont sa moralité l’a rendue digne. L’homme ne peut devenir ange qu’après avoir dépouillé par la mort l’enveloppe humaine. Mais voici que, grâce à l’invention des ballons, il entre de plain-pied et vivant dans le ciel parmi les anges : la mort est donc inutile. » L’interprétation est juste ; mais l’idée de Hugo, d’une puérilité déconcertante. Je n’en admire pas moins les strophes de Plein ciel, où, par la nouveauté et la familiarité sublime de l’image, Victor Hugo égale Dante et où il nous prouve que, dans la poésie scientifique, il n’aurait eu aucun mal à dépasser Lucrèce. Mais ce sont des strophes uniquement pittoresques, il m’est impossible de goûter les autres, peut-être parce qu’il arrive un temps où l’on n’aime que le vrai, où la poésie ne se conçoit pas en dehors du vrai, où la parole la plus harmonieuse et la plus éclatante, si elle ne revêt pas une pensée juste, ressemble à la femme aux yeux louches et aux pieds tors que le poète de la Divine comédie vit dans un rêve : son visage se colorait des couleurs de l’amour et elle chantait comme les sirènes ; mais une autre femme, la Vérité, la saisit, déchira ses vêtements, la découvrit, et une telle puanteur sortait d’elle que le dormeur s’éveilla. Je ne partage donc pas l’opinion de M. Berret qui pense qu’« à l’élargissement philosophique de la pensée de Victor Hugo son œuvre épique a gagné en profondeur, en variété et en unité ». Ce qui est faux, ce que démentent chaque jour la connaissance de l’homme et les événements, ne peut être profond. Les contradictions ne créent pas l’unité. La seule unité de la Légende est dans les haines politiques où s’obstine sombrement le poète et qui, jointes à ses vaticinations et à ses rêveries disparates, produisent une épaisse et pesante monotonie. L’absence de philosophie me paraît bien supérieure à une philosophie extravagante, et j’aimerais cent fois mieux que la Légende des siècles n’eut été composée que de « petites épopées », comme Aymerillot, le Mariage de Roland, les Pauvres gens.

Aussi est-ce toujours à la première série, précisément aux Petites Épopées, que je reviens de préférence. Hugo a prudemment choisi dans un nombre de poèmes déjà considérable. Non seulement il a éliminé ceux qui faisaient double emploi, mais encore ceux qui ressemblaient trop à une continuation des Châtiments, comme Montfaucon, « protestation, dans un cadre historique, contre l’asservissement de la presse », et comme la Vision de Dante, où il charge le pape de la responsabilité du crime universel. Il a écarté la Vision d’où est sorti ce livre, qui risquait de dérouter le public encore peu familiarisé avec ses apocalypses. Il a également réservé presque toutes les pièces à prétentions métaphysiques : Changement d’horizon, Tout le passé et tout l’avenir, Abîme, Inferi. Ce n’est qu’à la fin du recueil, et comme pour préparer le lecteur à ce qui attendra dans les autres, qu’avec Plein ciel et la Trompette du Jugement il lâche la bride à son démon prophétique.

La plupart des poèmes qu’il a gardés se ressentent évidemment de la double influence politique et religieuse dont il subissait la haute pression ; mais, sauf dans quelques-uns qui sont les moins bons, et qui ne sont malheureusement pas les plus courts, elle ne nous gêne guère. On ne saurait douter que la Première rencontre du Christ avec le tombeau, intitulée primitivement les Prêtres, ne se rattache à l’inspiration biblique et anticléricale des Châtiments. Mais Hugo suit ici l’Évangile ; et ce n’est pas lui qui a inventé qu’après la résurrection de Lazare, les princes des prêtres s’assemblèrent et ne songèrent qu’à faire mourir Jésus. La Conscience et le Parricide illustrent la tyrannie implacable du remords. Je crois, comme M. Berret, que le Parricide n’est qu’une transposition épique du Sacer esto des Châtiments, « l’appellation de parricide comptant au nombre des invectives ordinaires lancées contre Napoléon III ». Mais un parricide n’a pas besoin d’être un prince ou un roi pour que le sang de sa victime retombe sur lui ; et il nous importe peu que Hugo pense au Deux Décembre, si nous, nous n’y pensons pas. Moi aussi, je soupçonne Hugo de s’être peint dans Éviradnus :

Quand il songe et s’accoude, on dirait Charlemagne…
Il écoute partout si l’on crie au secours.
Quand les rois courbent trop le peuple, il le redresse
Avec une intrépide et superbe tendresse…
Sa grande épée était le contrepoids de Dieu…

Mais si Éviradnus ne parlait pas tant et agissait un peu plus vite, personne n’aurait l’idée, en lisant son histoire, de reconnaître sous sa cuirasse le mage de Guernesey. Le Petit Roi de Galice nous présente des princes féroces en liberté : il y en a eu ; mais il y en a eu d’autres, et Roland était prince ; et la ressemblance de Napoléon III avec Rosalbat ou Ruy le Subtil n’éclate pas. Nous ne sommes point surpris d’apprendre qu’un certain nombre de vers de Zim-Zizimi furent écrits d’une main aveugle dans l’ombre d’une nuit d’insomnie ; car Zim-Zizimi, c’est Hugo lui-même, déguisé en Soudan d’Égypte, à qui les Sphinx de la Gloire, de l’Amour, de la Volupté, de la Santé, de la Grandeur, de la Victoire rappellent que tous les hommes, les hommes de génie comme les autres, sont nés pour mourir, et qu’un jour il mourra. Cette idée qui lui avait dicté ses premiers vers vraiment émus, — la fin des Soleils couchants dans les Feuilles d’automne, — jamais encore il ne l’avait rendue avec cette puissance de visionnaire ou d’halluciné. Mais Zim-Zizimi, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous. Ah ! si la Légende ne renfermait que des poèmes semblables ! Enfin ils y sont : ne boudons pas contre notre plaisir et notre admiration.

*
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Et puis il faut tout dire : même quand il dénature et caricature l’histoire, quand il lui fait paye, ses déceptions politiques et ses meurtrissures d’amour-propre, il garde un don prodigieux d’évocation. Ses personnages sont fabriqués, conventionnels, guignolesques ; ils disent des choses invraisemblables ; ils n’appartiennent ni à leur pays ni à leur temps, ni a aucun temps ni à aucun pays ; mais autour d’eux vous avez, plus ou moins forte, la sensation d’un pays et d’un temps. On le remarquait déjà dans ses drames. Hernani et Ruy Blas fourmillent d’erreurs et d’absurdités : mais c’est tout de même quelque chose de l’Espagne du xvie et du xviie  siècles. Marion de Lorme, ce n’est ni Louis XIII, ni Richelieu, ni Manon : mais c’est un peu de la France de Louis XIII. Rien n’est plus faux qu’Angelo et Lucrèce Borgia ; mais toutes ces faussetés baignent dans une atmosphère italienne. L’Allemagne des Burgraves n’a jamais existé : je n’y sens pas moins l’odeur de fauve, je n’y entends pas moins le reniflement de la tanière féodale, Cette puissance de résurrection incomplète et, si l’on veut, un peu grossière, cependant très rare, atteint ses dernières limites dans la Légende des siècles. Les poèmes les plus contraires au bon sens et à la vérité, Ratbert ou le Jour des rois, nous donnent encore l’impression d’un grand décor historique ravagé par une imagination barbare. Mais lorsqu’il consent à s’oublier, lui et ses haines, lorsqu’il se soumet loyalement au sujet qui s’est emparé de lui, lorsqu’il ne songe plus qu’à revêtir d’une forme poignante ou sereine, sur un point de l’histoire ou de la légende, un des éternels lieux communs où nous ramène notre condition d’homme, alors les anciennes épopées ne nous offrent rien de supérieur à ses tableaux dramatiques, à ses visions de l’Orient, du Moyen Âge, des soirs de Judée ou de la grande nuit scandinave.

C’est ici que les études et les commentaires de M. Berret nous sont précieux. Il nous montre le Cyclope à l’œuvre, de quelle manière il forge son acier, son airain, ses foudres, où il va chercher les rayons de grêle, de feu, de nuage, de vent rapide qu’il mêle à leur trempe comme les divins forgerons de l’Etna virgilien, et tout ce qu’il y ajoute d’éclairs effrayants, de bruit et d’épouvante, fulgores nunc terrificos, sonitumque metumque . Hugo ne se fût point prêté à cette investigation. Il n’a jamais eu la bonne foi des Corneille et des Racine qui nous indiquaient eux-mêmes leurs « sources » et qui s’excusaient très simplement des modifications qu’ils avaient cru devoir apporter à l’histoire ou à la légende. Sans hésiter il écrivait dans sa préface : « La fiction parfois ; la falsification jamais. Aucun grossissement de lignes. Fidélité absolue à la couleur des temps et à l’esprit des civilisations diverses. Pour citer des exemples, la Décadence romaine n’a pas un trait qui ne soit rigoureusement exact. »

Pas un trait qui ne soit… ! Mais il se gardait bien de nous le prouver ou de nous en faciliter les preuves. D’ailleurs cette forfanterie ne date pas de la Légende des siècles. Si, au temps de l’innocence, il ne craignait pas d’annoter ses Orientales et d’avouer les services que Sauvai lui avait rendus dans Notre-Dame de Paris, en revanche ceux qui ont lu les curieuses études de M. Morel-Fatio savent à quoi s’en tenir sur la véracité du poète de Ruy Blas ; et M. Berret nous dira qu’« il a fallu des recherches patientes et des hasards heureux pour arriver à constater qu’une partie de l’érudition du Rhin était due au Monde de Rocoles, aux manuels de Schreiber et à l’Histoire d’Allemagne de Pfeffel ». Il est pénible de surprendre ainsi un grand génie, un homme qui a toujours sous la plume les mots de vérité, de science, de lumière, en flagrant délit de charlatanisme. Qui pensait-il tromper parmi ceux dont c’est le métier de lire et d’étudier ce qu’ils lisent ? Il déclarait un jour à Edmond de Goncourt « qu’il avait pour habitude de ne rien prendre aux autres ». Voulait-il donc que l’on crût, comme on disait jadis, qu’il avait couché dans une église la veille de la Pentecôte ? L’étrange érudit ! Il étale à nos yeux une somme incroyable de connaissances et il fait tout ce qu’il peut pour nous en dissimuler l’origine. Il dicte à sa belle-sœur le catalogue de sa bibliothèque ; mais il a soin d’y omettre ses livres de chevet, « ses sources de prédilection ». Parfois il essaiera, l’ingrat, de discréditer un ouvrage qui lui a permis de faire le savant. Ce qui est encore plus grave, s’il lui arrive de prendre à un poète obscur un médiocre récit, — celui des Pauvres gens, — et d’en tirer un poème admirable, il se plaindra que ce pauvre le lui ait dérobé, tant il a peur qu’on l’accuse de plagiat, comme s’il pouvait venir à l’esprit de personne que Victor Hugo ait plagié Charles Lafont. Une humilité aussi inattendue et aussi invraisemblable est un des plus beaux tours que lui ait joué son orgueil.

On comprend mieux qu’il nous cache les livres où il se documente, parce que ces livres démentiraient ses assertions et dénonceraient son dédain du vrai, son mépris de l’exactitude. L’érudition de Hugo a quelque chose de puéril et de sauvage. Quand, chargé de menus faits rares et singuliers et de noms bizarres, il sort du dictionnaire de Moreri, son asile secret et son trésor inépuisable, il est impressionnant à la façon d’un cacique indien qui s’est peinturluré le visage, passé des anneaux dans le nez et fiché des plumes sur la tête. Mais faites attention que l’oreille et les yeux de ce sauvage sont merveilleusement sensibles à l’harmonie et à la couleur des mots. Les noms propres surtout n’ont jamais eu pour un poète une aussi grande vertu d’incantation. Il en fait à sa muse des amulettes, des colliers, des bracelets, des carcans et des carillons. Le nom est une puissance sacrée, une lumière mystérieuse : Nomen, Numen, Lumen. Quel ruissellement de sonorités évocatrices et de figures entrevues à la lueur d’un éclair dans les in-folios de Moreri ! Hugo y a lu que « Pic Jean, prince de Mirande, avait été accusé de magie. » C’en est assez pour qu’il lui constitue une généalogie aussi étrange que son nom ; et il écrira :

Pic, fils d’un astrologue et d’une Égyptienne.

Avec un pareil nom, un pareil père, une pareille mère, il est tout naturel que cet homme, évidemment long, mince, aux yeux perçants et sinistres, ait été versé dans l’art des maléfices et dans la science des grimoires. Moreri cite un certain Conrad, « marquis de Montferrat, sieur de Tyr ». Mais Moreri n’entend rien aux accords des sons, et il se trompe. Son Conrad devait s’appeler Avellan ; il était duc et non marquis :

Avellan, duc de Tyr et sieur de Montferrat.

Moreri nous dit que « Charles d’Armagnac ne laissa que deux fils naturels, Antoine et Pierre, comte de l’Isle en Jourdain. Bernard, second fils du connétable d’Armagnac, fut comte de Pardiac ». Les deux noms l’Isle en Jourdain et Pardiac sont de bonne prise : le poète en dépouille Pierre et Bernard et de ces deux jeunes gens il fait

Guy, sieur de Pardiac et de l’Isle en Jourdain.

Nul n’y verra le moindre inconvénient. On se demande seulement comment Hugo, qui ne pouvait être la dupe de ses propres supercheries, osait parler d’exactitude et aussi quel plaisir il éprouvait à foudroyer des gens dont il inventait l’état-civil. Nous avons un autre exemple dans notre littérature d’un écrivain de génie qui s’enivrait autant que lui de la musique des vocables et qui s’amusait à déployer devant ses lecteurs un immense éventaire d’érudition : c’est Rabelais. Mais Rabelais ne pontifie pas ; il bouffonne, et cependant il est bien plus « exact » dans ses bouffonneries que Hugo dans sa gravité solennelle.

Il n’en reste pas moins vrai que les poèmes où il ne s’est pas trop gorgé de Moreri reçoivent des noms géographiques, historiques, légendaires et du souvenir de ses voyages un charme musical qu’aucun poète français n’avait atteint si infailliblement. La douceur nocturne, la langueur voluptueuse des soirs d’Orient s’exhalent, comme d’un calice, de ce beau vers :

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

Le paysage pyrénéen se dresse avec tout ce qu’il a de sonore, d’aigu, de nerveux, de sauvage, aux sons de trois noms propres tombant à la rime :

Laveuses qui dès l’heure où l’orient se dore
Chantez, battant du linge aux fontaines d’Andorre,
Et qui faites blanchir des toiles sous le ciel,
Chevriers qui roulez sur le Jaïzquivel
Dans les nuages gris votre hutte isolée,
Muletiers qui poussez de vallée en vallée
Vos mules sur les ponts que César éleva,
Sait-on ce que là-bas le vieux mont Corcova
Regarde par-dessus l’épaule des collines ?

Hugo a multiplié à l’infini les effets que nos plus grands poètes n’avaient ait que rencontrer comme par hasard, n’ayant point son imagination auditive, peut-être aussi parce qu’ils en cherchaient d’autres plus discrets.

Mais ces autres, il ne faudrait pas croire que Hugo ne les obtient pas, quand il le veut. M. Berret nous cite les passages des deux chansons de geste Girard de Viane, Aimery de Narbonne, que Jubinal avait traduites ou adaptées dans le Journal du dimanche de 1846 et dont le poète a fait le Mariage de Roland et Aymerillot. Ce n’est pas avec le même art, — celui de Hugo est plus large et d’un plus riche coloris, — mais c’est avec le même tact, la même maîtrise, que La Fontaine tirait de l’Horloge des princes son Paysan du Danube. Il biffe l’inutile, resserre, développe, dramatise, donne au pâle délayage de la vieille chanson de geste l’éclat de la vie, dégage en pleine lumière la beauté rêvée par le Moyen Âge, et que ses poètes ont si gauchement ébauchée. Il élimine le merveilleux extérieur, l’ange descendu des cieux pour réconcilier les deux rivaux ; mais ce merveilleux, nous le sentons dans la nature qui les regarde, dans l’air qui les enveloppe, dans leur vigueur démesurée, dans leur endurance extraordinaire, dans l’ingénuité farouche de leurs âmes. Peut-être s’est-il souvenu de l’Arioste, don le Roland déracine aussi les chênes : il se souviendra plus certainement de lui lorsqu’il composera le Petit roi de Galice. Mais l’Arioste ne croit pas ce qu’il raconte. Il ne ressuscite la chevalerie que pour nous éblouir de ses vains prestiges ; puis, à la tête de ses magiciens et de ses magiciennes, il lui fait en riant des funérailles triomphales. Hugo a réellement assisté à ce duel prodigieux. L’âme du Moyen Âge a passé dans la sienne. Son Aymerillot est une merveille de grâce et de fraîcheur, la scène la plus émouvante d’une comédie héroïque. Il a nommé Homère « l’énorme poète enfant ». Je le nommerais volontiers, lui, Hugo, « l’énorme poète adolescent ». Il y a là, comme dans le Petit roi de Galice et dans Éviradnus, une étonnante jeunesse d’imagination unie à l’art le plus mûr, le plus savant.

Mais, entre autres différences, ce qui le distingue des classiques, c’est que, pas plus dans ces chefs-d’œuvre que dans ses autres poèmes, il n’imite presque jamais ses pairs. Ce grand burgrave ne s’attaque point aux autres grands burgraves. Il ne se met sous la dent que de pauvres diables d’érudits ou un versificateur attardé sur qui le crépuscule tombe, convaincu du reste qu’en les croquant il leur fait beaucoup d’honneur. Il leur en ferait surtout s’il daignait les mentionner en post-scriptum, On peut relever à travers toute son œuvre quelques souvenirs de Virgile ; mais ce sont toujours les mêmes, et il semble bien qu’il n’ait pas relu « le doux poète » depuis sa jeunesse. Notez en passant que son William Shakespeare ne l’admet pas dans le chœur des Génies. M. Berret a signalé une ou deux inspirations qui lui seraient venues de Lucrèce et plusieurs traits suggérés par l’Arioste, Dans le Sacre de la Femme, un de ses poèmes les plus hétéroclites, un de ceux où ce visionnaire ne me paraît être qu’un esclave ébloui des mots, je doute qu’il se soit rappelé le puissant Milton que M. Berret, à ma vive surprise, semble méconnaître en le taxant de « sentimentalité fruste ou banale ». Son fils François-Victor, admirateur de Shelley, traducteur de la Reine Mab, lui avait sans doute traduit le Prométhée dont il avait déjà pu lire l’analyse dans la Revue des Deux Mondes de 1848. Shelley devait lui plaire jusqu’à un certain point, car il retrouvait en lui, — mais peut-être un peu trop, — sa façon simpliste d’envisager l’histoire, ses utopies humanitaires, ses imprécations contre les tyrans, — avec cette différence que, beaucoup plus abstraites chez le poète anglais, elles y sont à la fois moins dangereuses et plus fastidieuses. Et il est assez probable que la connaissance du Prométhée est entrée dans sa conception du Satyre. Notons encore parmi les œuvres importantes qui ont pu, sinon influer sur la Légende des siècles, du moins l’exciter à l’écrire, les poèmes d’Alfred de Vigny, la Chute d’un ange, et les Poèmes antiques de Leconte de Lisle, En somme il n’a contracté presque aucune dette envers ses illustres prédécesseurs. Des poèmes comme la Rose de l’Infante, fond et forme, n’appartiennent qu’à lui ; et n’en eût-il fait qu’un, il serait encore notre premier poète épique.

Ce n’est pas dans l’imitation que se révèle son originalité, sauf quand il se prend à la Bible. Il est le seul poète que cette audace n’ait point desservi, car les Moïse et les Dalila de Vigny, purs symboles, n’ont de biblique que les noms propres. Son Booz endormi est un des meilleurs témoignages, peut-être le meilleur qu’il nous ait donné, de la traditionnelle aptitude du génie français à dépouiller ce qu’il imite des particularités de temps et de lieu et à ne conserver, en les éliminant, que l’essentiel et l’universel. Du livre de la Bible il a supprimé, comme l’eût fait un Corneille ou un Racine, les détails réalistes, presque toute la couleur locale, l’histoire de Noémi, sa parenté avec Booz qui autorise Ruth à le prier de la prendre pour femme, son adroite politique, lorsqu’elle recommande à sa belle-fille « de mettre ses plus beaux vêtements, et de s’oindre, puis de ne pas se laisser apercevoir de Booz avant qu’il ait achevé de manger et de boire, et d’aller ensuite s’étendre à ses pieds ». Il y ajoute un rêve (ô Pauline ! ô Athalie !), le rêve qui descend dans l’âme de Booz et dont il emprunte les éléments à la Genèse, où Abraham, quand Dieu lui annonce qu’un fils naîtra de lui, « tombe la face contre terre et rit, disant dans son cœur : Naîtra-t-il un fils à un homme de cent ans ? » Seulement il a laissé de côté, tout comme l’eût fait un poète du xviie  siècle, — hormis peut-être La Fontaine, — ce rire du patriarche qui, signe de joie ou d’incrédulité, n’eût pas paru convenable en présence du Seigneur. Il y ajoute encore le souvenir d’un arbre de Jessé qu’il avait vu à Cologne et décrit dans son livre le Rhin. Mais il a gardé la figure de Booz « bon maître et fidèle parent », sa piété, sa générosité envers les pauvres, la poésie pastorale du récit biblique, et même, quoi qu’en pense M. Berret, son caractère d’idylle un peu « libre », — c’est l’épithète dont se sert l’abbé Grillet, — marqué par les recommandations de Noémi à Ruth. Surtout il a compris que l’épisode, important aux yeux des Juifs puisque David est issu de Booz, prenait une valeur dramatique infime pour les chrétiens, puisque Jésus était humainement le fils de David.

Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Le christianisme idéalise et sanctifie l’aventure de la glaneuse, et le poète a magnifiquement substitué au personnage de Noémi la présence invisible du Dieu qui conduit tout. C’était pour rapprocher ces deux êtres prédestinés, si éloignés l’un de l’autre par leur âge et leur condition, que « le moissonneur de l’éternel été » avait fait la nuit si tranquille, si lumineuse, si embaumée, si nuptiale, prologue d’un mystère qui, depuis dix-neuf cents ans, hante l’imagination des hommes et a changé le ciel des âmes. Les quatre-vingt-huit vers de Hugo sont traversés et soulevés du même grand souffle qui, sorti du Nouveau Testament, anime le Discours sur l’Histoire universelle et qui imprègne encore d’une étrange beauté les strophes de Péguy dans son poème d’Ève :

Les pas de la phalange avaient marché pour lui
Du fin fond de la Thrace aux portes de la. Chine…
Et les pas de César avaient marché pour lui
Du fin fond de la Gaule aux rives de Memphis.
Tout homme aboutissait aux pieds du divin fils.
Et il était venu comme un voleur de nuit.
Et les pas d’Alexandre avaient marché pour lui
Du palais paternel aux rives de l’Euphrate.
Et le dernier soleil pour lui seul avait lui
Sur la mort d’Aristote et la mort de Socrate…

On me pardonnera de citer ces vers qui ne sont pas de Hugo, mais qui, depuis Hugo, et sans imiter aucunement sa manière, nous rappellent le plus sa largeur d’inspiration.

Je lisais récemment une critique de Booz endormi où l’on chicanait le poète sur quelques expressions prosaïques ou excessives. S’imagine-t-on que tout soit parfait même dans les plus belles scènes du divin Racine, qu’on n’y soulignerait aucun prosaïsme, aucune épithète défaillante ? Je comprendrais mal cette mauvaise humeur sévère, si je n’y sentais une réaction contre un fanatisme qui n’exalte dans Hugo que le pontife de la démocratie. Il semble bien qu’aujourd’hui il n’ait pleinement pour lui que le monde officiel, ce monde qui cependant n’a guère changé depuis l’Empire et qu’une page cruellement ironique de J.-J. Weiss nous montrait, le jour des funérailles du poète, défilant derrière son corbillard, encore meurtri du fer rouge des Châtiments. Mais toute une génération dégoûtée des chimères, revenue au réalisme psychologique et politique ou, si vous aimez mieux, à la conscience des réalités, seule génératrice d’un idéal fécond, et presque toute la jeunesse, ennemie de l’ancienne rhétorique et qui en demande et en cherche une nouvelle, manifestent à son égard une désaffection, un éloignement voisins de l’injustice. C’est la faute de ses thuriféraires, C’est sa faute aussi à lui et au désaccord entre son caractère mieux connu et son œuvre mieux étudiée. Il lui a manqué une certaine probité dans la pensée et dans l’expression qui rehausse l’honneur de l’écrivain et assure de l’autorité morale à son nom. Mais son génie était tel que, là où il s’y abandonnait dans toute la sincérité de sa nature, sans autre souci que celui de l’art, il a tiré de la langue française, et du vers français, des accents encore inentendus et insurpassés.

On se propose en ce moment de fonder à la Sorbonne une chaire Victor Hugo, et on a lancé une souscription Le recteur d’une de nos grandes académies me demandait l’autre jour quel serait l’enseignement de cette chaire et semblait craindre que le programme n’en fût un peu limité. Je le rassurai. Cet enseignement embrassera tout le xixe  siècle. Non pas que l’œuvre de Hugo le contienne ou le reflète entièrement : il s’en faut de beaucoup. Mais elle fournit des occasions de toucher presque à tout : le romantisme, la poésie épique, la poésie satirique, la poésie familière, la poésie érotique, la poésie scientifique, la poésie philosophique, la politique, les questions sociales, le socialisme, l’humanitarisme, le spiritisme, le pythagorisme, les religions, le Moyen Âge, l’histoire de l’Allemagne, l’Angleterre, le culte de la Révolution, la vie de l’Océan, et même la Société des Nations, sans compter ses héritiers, ses successeurs, ses ennemis, et l’étude de la langue poétique qu’il nous a forgée, et la science des rythmes que nul n’a possédée comme lui. On aura un aperçu de cet enseignement en feuilletant les deux volumes de la nouvelle édition de la Légende des siècles. Il y a là de quoi user plusieurs générations de professeurs. On souhaiterait que le premier donnât le ton aux autres ou du moins leur servît d’exemple. C’est pourquoi, si j’avais l’honneur de compter parmi les hommes considérables appelés à en choisir le titulaire, je voterais pour M. Berret.

Réflexions sur Fromentin

Le 24 octobre 1820, naissait à La Rochelle un enfant qui faillit faire le désespoir de ses parents et qui fut une âme exquise, un de nos artistes les plus intelligents, un de nos écrivains les plus rares : Eugène Fromentin. Depuis que M. Pierre Blanchon a publié sa correspondance15 avec d’excellents commentaires et que nous avons ainsi franchi le seuil de son intimité, — car il était de ces auteurs, comme son Dominique, « dont le nom entre dans la renommée sans que leur personne sorte de l’ombre », — je ne dirai pas que nous l’admirons davantage, mais nous l’aimons encore plus d’avoir été si parfaitement l’homme de ses livres et l’homme de sa gloire.

Un soir, à Anvers, dans une mauvaise chambre d’hôtel, ou, bien qu’on fût en juillet, ce peintre du Sahara se sentait transi, il écrivait sur son carnet de voyage : « Je m’endors en songeant que la vie est bien bête, quelquefois bien douce et qu’elle m’a comblé. » Le froid en juillet est toujours très bête ; mais l’usage qu’il avait fait de la vie ne justifiait point sa boutade, et jamais elle n’eut tant d’esprit qu’en le comblant. Il fut aussi heureux que peut l’être un artiste épris de perfection. Cela ne veut pas dire qu’il n’ait point payé à la souffrance notre dette commune. Mais il s’en acquitta de bonne heure.

Son père, docteur spécialisé dans le traitement des maladies mentales, homme pratique et timoré, méfiant, comme presque tous les médecins de fous, voulait que son fils fût avocat ; et, le fils voulait être peintre. Ce qui donnait à ce conflit un coté légèrement comique, c’est que le fils avait hérité du père le goût de la peinture. Mais le père n’y voyait qu’un passetemps et ne comprenait pas qu’on en fît une profession. Ses malades ne l’avaient point empêché de copier du Vernet et d’improviser selon la formule des Bertin et des Michalon, comme l’a dit plaisamment M. Gillet, « des à-peu-près de Tivoli et des contrefaçons de Baïes et des aqueducs romains dans des vallées mythologiques ». Pourquoi les plaideurs empêcheraient-ils son fils d’ajouter aux tableaux de la famille ? Sa mère, que le mariage avait un peu éteinte, et qui lui avait transmis sa délicatesse, sa sensibilité, sa nature inquiète et scrupuleuse, ne pouvait s’accoutumer à l’idée d’avoir mis au monde un artiste, et ses larmes jaillissaient quand on lui demandait la profession de son fils et qu’elle répondait : « Artiste peintre. » Le jeune Fromentin souffrit cruellement d’être obligé de faire violence à ses sentiments d’obéissance et d’affection filiales. Leur tendresse aveugle eût tout sacrifié au plaisir de le garder près d’eux ; et ils ne concevaient pas qu’il pût être heureux en dehors des conditions que leur ambition et leur imprévoyance lui avaient fixées.

Son premier voyage en Algérie, à vingt-six-ans, il le fit sans les en avertir, tant il redoutait leur opposition ; et, pendant qu’il découvrait l’Afrique, ils le crurent toujours à Paris d’où un de ses amis leur envoyait ses lettres. À vingt-six ans et déjà en plein apprentissage ! Plus on étudie la société française du xixe  siècle, plus on est étonné du rétrécissement d’horizon dans la bourgeoisie arrivée au pouvoir, de la défiance que lui inspire toute initiative et de l’égoïsme sentimental dont elle opprime ses enfants. Des exemples comme celui des Fromentin nous expliquent en partie l’arrêt de notre expansion, la baisse de notre influence à l’étranger. Les jeunes gens qui voulaient sortir des chemins battus rencontraient dans leurs affections les plus chères les plus grands obstacles. Nous en avons tous connu qui, faute d’un courage qu’on eût taxé d’ingratitude, ont manqué leur vie et se sont stérilisés. Je pensais au roman ironique de M. Boylesve : Le Bel Avenir, en lisant cette page amère de Fromentin datée de 1844 :

Mon père ne me pousse à prendre un état que parce qu’il me voit sur le point de repartir pour Paris. Je resterais oisivement et stupidement ici. Chassant, mangeant, courant le monde et les grisettes, enrôlé dans une loge de francs-maçons, fort occupé des questions courantes, d’élections municipales et d’intérêts vinicoles, faisant de tout excepté du droit, mais pourtant parlant d’affaires, me plaignant de ne pas voir les clients et les fuyant, ennoblissant le tout du titre d’avocat au barreau de La Rochelle ; enfin, je vivrais de cette existence odieuse et coupable que mènent ici les colins et les idiots du pays, que mon père, je vous le jure, n’y trouverait rien à redire et qu’il ne me jugerait pas indigne des plus brillants partis.

Mais son amertume me touche moins que ces mots mélancoliques à sa mère : « Je n’ose pas, ma mère aimée, te parler de mes travaux, parce que le contentement secret que je commence à goûter au milieu de mes dures inquiétudes et le progrès que je me sens faire dans la peinture sont plus faits pour vous effrayer que pour vous satisfaire. » Voilà donc où aboutissent ces affections inintelligentes et tyranniques : le fils dissimule à ses parents ses plus nobles joies. Dans ses beaux combats contre les difficultés de l’art, il les sent, de tout cœur « défaitistes », et chaque victoire qu’il remporte est pour eux la mort d’une espérance. Les succès rapides de Fromentin ne consolèrent que lentement le docteur et sa femme. En 1851, lorsqu’il s’ouvrit à eux le plus tendrement et le plus délicatement de son désir d’épouser une jeune fille charmante, d’excellente famille, mais pauvre, leur vieille rancune reparut et lui créa de telles contrariétés qu’il ne put s’empêcher de leur écrire :

En conscience, dites-le franchement, voudriez-vous me punir pendant toute ma vie d’avoir fait de la peinture ? Voudriez-vous me punir d’avoir eu un jour l’ambition d’être quelque chose, de développer des dons que la naissance a mis en moi et d’attacher un certain lustre à mon nom ? Voudriez-vous me punir d’avoir prétendu vivre du travail indépendant de mon esprit, le plus respectable, le plus honorable, le plus douloureux en même temps de tous ? Voudriez-vous me punir enfin, après cette première et légitime émancipation de mon esprit, d’avoir voulu, de vouloir faire un mariage de mon choix… ?

Ces luttes lui furent très pénibles, et son cœur en fut plus blessé que de sa première aventure d’amour qu’il a transposée dans Dominique. Nous savons qu’il aima une jeune créole un peu plus âgée que lui, qu’elle se maria, qu’il continua de la fréquenter, qu’elle l’aima ou qu’elle crut l’aimer, qu’ils furent imprudents, qu’ils se séparèrent avant que leur imprudence devînt irréparable, qu’elle mourut et qu’il la revit à son lit de mort. M. Blanchon, par un sentiment de convenance dont nous ne pouvons que le louer, la désigne sous le nom qu’elle porte dans le roman : Madeleine. Il ne semble pas que ses parents, ici beaucoup plus sages, se soient effrayés de cette passion juvénile. Ils respectèrent sa douleur ; et même il remercia sa mère d’avoir pensé à commémorer le funèbre anniversaire et de lui parler des enfants que la morte avait laissés. D’ailleurs, cet amour ne compte dans sa vie que par le roman dont il fut le point de départ. Quand elle mourut, il était déjà plus qu’à demi désenchanté. La mort rendit seulement au premier rêve de sa jeunesse son premier éclat et permit à son imagination de le transformer plus librement.

Ces dissentiments au foyer paternel et de dénouement brutal d’une idylle sont toute la rançon de ses trente années de production heureuse. Avant que sa vocation de peintre s’éveillât, il avait rêvé la gloire littéraire. Quand il eut acquis, et très vite, sa maîtrise et sa notoriété en peinture, il revint aux lettres, et son premier volume de voyage le classa, aux yeux des connaisseurs, parmi les maîtres du genre. Écrivain et peintre, ou, comme on l’a dit, peintre en deux langues, original dans l’une et dans l’autre, il se fit une place à part au premier rang des artistes de son siècle. Mais peu à peu l’écrivain l’emporte sur le peintre. La peinture devient trop le métier dont il vit. Il ne s’y surpasse pas ; il ne s’y renouvelle pas ; et, dans la dernière partie de sa vie, c’est à peine s’il y reste égal à lui-même. Il produit beaucoup. Au contraire, il écrit, peu, mais ses livres sont définitifs. La mort, qui le surprend l’âge de cinquante-six ans et qui lui épargne l’horreur des pressentiments et des angoisses, frustre la littérature et non la peinture. Son meilleur ami, Armand du Mesnil, racontait à Edmond de Goncourt que six mois avant sa mort, Fromentin lui disait : « Je voudrais écrire un dernier livre, oh ! un dernier livre ! Oui, je voudrais écrire un livre qui montrerait comment se fait la production dans un cerveau. » Et, s’enfonçant le poing dans une arcade sourcilière, il ajoutait : « Vois-tu, tu ne sais pas ce que j’ai là-dessus ! »

Il n’a pas eu de triomphes éclatants. Sa renommée était aussi discrète que lui-même. Le grand public l’a longtemps ignoré ou peu lu. Mais personne ne fut mieux accueilli de ses pairs, je pourrais dire : de ses rivaux, peut-être parce que dans le monde des lettres ce transfuge de la peinture se présentait moins en concurrent qu’en amateur. Théophile Gautier écrivit sur son premier livre : Un Été dans le Sahara, un éloge dithyrambique. Sainte-Beuve oublia, pour juger Dominique, l’insuccès de Volupté. Tous deux en sont récompensés par la postérité qui leur sait gré d’avoir parlé à peu près comme elle. S’il ne nous a donné que quatre livres, il les a donnés dans trois genres différents, et dans chacun de ces genres, il a si bien mis son empreinte qu’on ne saurait plus les concevoir sans lui. Les Maîtres d’autrefois demeurent le seul livre de critique d’art accepté des peintres, le seul où, selon sa propre expression, « les peintres reconnaissent leurs habitudes », et le premier où les gens du monde ont vraiment appris à mieux connaître les peintres et la peinture. Un Été dans le Sahara et Une Année dans le Sahel n’ont pas seulement augmenté de deux chefs-d’œuvre notre littérature de voyage ; mais il a eu la rare fortune d’être encore plus en littérature qu’en peinture le découvreur et l’initiateur artistique d’un nouveau pays. C’est de lui que date la conquête de l’Algérie par les Lettres françaises. Quant à son Dominique, le titre seul de la thèse de M. Merlant, soutenue en Sorbonne, Le Roman personnel de Rousseau à Fromentin, suffit à nous en marquer l’importance. Je ne vois guère d’écrivain qui ait fait un plus bel et un plus juste emploi de son talent ni qui ait pris plus habilement des sûretés contre l’oubli.

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En quoi consiste son originalité ? On a eu raison de remarquer que chez lui le peintre a moins gagné au voisinage de l’écrivain que l’écrivain au voisinage du peintre. Laissons de côté Les Maîtres d’autrefois, où il a enfermé « trente années de méditations et d’études, de rêveries et d’observations ». Ce n’est pas le moins admirable de ses ouvrages ; mais, venant après les autres, il est moins surprenant. Un peintre seul pouvait rendre quelques-uns des aspects du Sahel et du Sahara comme il l’a fait. Mais d’autres peintres ont voyagé, et l’on a extrait de leur correspondance des pages aussi lumineuses et aussi colorées que leurs tableaux. L’originalité de Fromentin n’est pas d’avoir été un peintre qui voyage, ni même de s’être distingué des peintres qui voyagent par des qualités soutenues d’écrivain, mais au contraire de n’avoir voulu être peintre que dans la mesure où l’écrivain peut l’être sans violenter son art, d’avoir réagi contre une école qui confondait la palette et l’encrier, d’avoir remonté un courant qui « emportait l’art de peindre et celui décrire hors de leurs voies les plus naturelles ». Il s’en est expliqué très franchement. « Le livre est là non pour répéter l’œuvre du peintre, mais pour exprimer ce qu’elle ne dit pas. » Dans l’impossibilité de tout rendre avec le pinceau et de tout rendre avec la plume, il essaie d’atteindre d’un côté ce qui lui échappe de l’autre. « Prenons notre revanche alternativement au profit des deux arts, sans les mélanger, sans les forcer, et en observant une limite que d’autres, plus hardis, plus aventureux, plus singulièrement doués, ne craignent pas de franchir, mais qu’il me paraît bon à moi de maintenir et de respecter. » D’ailleurs le lot de l’écrivain lui semblait immense à côté de celui du peintre ; et il considérait notre langue, « étonnamment saine et expressive, même dans son fonds moyen et dans ses limites ordinaires, comme inépuisable en ressources ».

L’École Romantique était visée. Gautier ne sentit pas la leçon ou, si vous aimez mieux, la critique indirecte. La préface à Un Été dans le Sahara de 1874 ne la dissimule plus. Fromentin remercie ceux dont le patronage lui fut le plus doux. « L’un, dit-il (c’est Gautier), est mort en plein éclat… Doué comme il le fallait pour tenter l’alliance entre deux arts dont, grâce à lui, les contacts devenaient si fréquents, et seulement trop convaincu peut-être qu’il y avait réussi…, s’il n’est pas un maître exemplaire, il aura du moins laissé dans son œuvre quelques morceaux de maîtrise excellents. » Ainsi les livres de voyage de Fromentin ont presque la portée d’un manifeste littéraire. Il s’est proposé de prouver que l’écrivain n’avait pas besoin de bouleverser la langue ou de s’en forger une pour obtenir des effets nouveaux et des effets pittoresques, que la plastique avait son domaine et la littérature le sien et qu’elles ne gagnaient rien à empiéter l’une sur l’autre. Il se sépare des romantiques en ce sens qu’il ne cherche pas à rivaliser avec les peintres : il travaille seulement sur ses souvenirs de peintre ; et il se sépare des peintres, qui ont écrit, en ce sens que, la plume à la main, il subordonne sa vision picturale aux convenances et aux lois de l’art d’écrire. J’imagine que, parmi les éloges que lui décernait Gautier, quelques-uns lui donnèrent l’impression de n’avoir pas été tout à fait compris, au moins dans ses intentions.

Était-ce bien la faute de Gautier ? Je viens de relire Un Été dans le Sahara, et je crois que Fromentin n’a pris une réelle conscience de ce qu’il voulait et pouvait faire que plus tard, en écrivant Une Année dans le Sahel. Il n’imite pas Gautier, non ; mais il relève de lui. La phrase de Gautier, auprès de la sienne si simple et si nuancée, paraît revêtue d’un luxe barbare. Sa langue est plus pure ; son coloris plus léger ; il n’appuie ni n’insiste ; et « sa palette n’éclabousse pas son écritoire ». Aucun effort pour éblouir le lecteur : il ne lui fait jamais mal aux yeux. Il a une imagination auditive que ne possédait point Gautier et qui est presque égale à son imagination visuelle. Il traduit les sons dans une prose dont le timbre me rappelle ce qu’il dit de sa Mauresque du Sahel. « Elle adoucissait les gutturales les plus rudes, et ses emportements les plus vifs s’enveloppaient de mélodie. » Tableaux et musiques sont rendus on ne sait comment avec les mots les plus usuels et de très rares termes techniques amenés si habilement qu’ils nous semblent familiers. Les danseuses de Boghar, la halte sous les pistachiers, l’apparition d’El Aghouat, la vue du désert au lever du soleil, la rencontre de la tribu des Arba : en vérité, nous n’avons rien de supérieur dans notre littérature descriptive. Mais, sauf les bruits, je ne vois pas très nettement que ces pages « ne répètent pas son œuvre de peintre et expriment ce que sa peinture ne dit pas ». Je les ai souvent confondues dans ma mémoire avec le souvenir de ses toiles. Gautier n’avait donc pas tort lorsqu’il écrivait : « Il ne leur manque qu’une bordure d’or pour les suspendre au mur d’une galerie ! » On en a dit autant de quelques-unes des descriptions du Voyage en Espagne. Si leurs procédés ne se ressemblent pas, l’effet est presque identique. Que ce soit un paysage ou un portrait, tous deux composent comme des peintres. On jurerait même à plusieurs reprises que Fromentin ne fait que copier des tableaux de maîtres, du Delacroix ou du Rembrandt. (Comparez à ce point de vue Un Été dans le Sahara et Les Maîtres d’Autrefois.) Et tous deux immobilisent la nature.

Je ne suis pas surpris que la plupart des peintres préfèrent ce premier livre. Fromentin et Gautier sont l’un et l’autre si absorbés par leur désir de peindre qu’ils ne retiennent que ce qui appartient aux peintres : la forme et la couleur. L’histoire, les mœurs, les âmes ne les intéressent que médiocrement. Les seules pages faibles du Sahara sont celles où l’auteur nous raconte la prise d’El Aghouat. Il a hâte de se débarrasser « d’une histoire étrangère à ses idées de voyage ». Dans la conquête de l’Algérie, il n’apprécie que les facilités qui lui sont offertes de contempler paisiblement sous un ciel sans nuage un désert sans ombre. Ah ! il est bien de la même époque que les Flaubert et les Leconte de Lisle, de cette époque où l’artiste est complètement détaché de la chose publique ! « J’ai fait, dira-t-il dans le Sahel, deux cents lieues pour aller vivre un mois dans un bois de dattiers inconnu, et je suis passé à deux heures de galop du tombeau numide de Syphax sans me détourner de mon chemin. » Va pour Syphax ! Mais il foule une terre d’épopée où le courage et les souffrances de nos soldats lui ont créé de beaux loisirs ; il assiste à la première organisation d’une colonie dont il est impossible de ne pas comprendre la valeur, de ne pas soupçonner l’avenir. Rien ou presque rien. Il notera seulement l’indignation qu’il ressentit en rencontrant, au milieu de la plaine de la Metidja, un Auvergnat, en veste de velours olive et coiffé d’une casquette de loutre qui jouait sur un orgue de Barbarie l’air de la Grâce de Dieu. Un chacal venait de traverser la route. Évidemment notre concitoyen d’Auvergne déparait le paysage. Chateaubriand ne fut pas si dégoûté lorsqu’il rencontra dans une forêt d’Amérique, où il respirait avec fierté sa solitude, M. Violet qui raclait un violon et faisait danser Madelon Friquet aux Iroquois. Ce sera un des grands mérites de Louis Bertrand, en ce qui concerne l’Algérie, d’avoir rompu le cercle d’indifférence ou d’hostilité que l’artiste avait tracé autour de lui.

Mais aussi le Sahara de Fromentin n’échappe guère plus que les livres de Gautier à la monotonie, et il nous produit, plus lentement, il est vrai, la même fatigue que les expositions de peinture. Vers la fin, il a éprouvé le besoin d’y introduire quelque variété avec ses promenades en compagnie d’un lieutenant et avec l’épisode de son domestique Ahmet qui l’a indignement volé. Le récit est alerte et fait circuler un peu d’air dans ce pays stérile et enflammé. Mais ce n’est que par l’étude des âmes qu’un voyageur atteint la vraie variété. Tout le talent du monde ne peut empêcher que, si divers qu’on les suppose, les spectacles de la nature, où l’homme ne joue qu’un rôle intermittent de comparse, ne nous lassent et ne s’affaiblissent ou ne se brouillent dans notre mémoire. Ce qui, jusqu’à un certain point, sauve Un Été dans le Sahara, c’est qu’il n’y a que chez l’ineffable Montépin que le désert « présente un aspect vif et animé », et que le défaut de variété, dont souffre l’ouvrage, en accentue l’unité d’impression et fortifie l’image de l’accablante et majestueuse immensité fauve où les incidents humains n’ont pas plus d’importance que les rides du sable.

Dans le Sahel publié trois ans après le Sahara, en 1859, Fromentin réalise pleinement le programme que nous expose sa préface de 1874. Le Sahara n’était, à vrai dire, que le récit d’un voyage à El Aghouat ; le Sahel est le recueil des impressions que lui a laissées son séjour sur la terre algérienne. Grande différence ! Le voyageur, qui se déplace continuellement, ne veut rien perdre de sa peine et nous épargne rarement les longueurs de son itinéraire. Il est amené, sinon à se répéter, du moins à multiplier inutilement les nuances et à faire un sort à tout ce qu’il voit. Surtout, voyageant pour décrire ou pour peindre, toujours en quête d’images ou à la poursuite de sensations, vivant d’une façon anormale, il ne donne pas à l’esprit des choses le temps de s’insinuer en lui ; et la vie échappe à sa rapide étreinte, Mais le voyageur qui séjourne et qui, dans un pays étranger, s’organise une existence régulière, celui-là seul sait voyager. Il n’a point de hâte fiévreuse ; il ne tient pas ses yeux constamment ouverts et fixés sur l’objet de son étude ; il jouit délicieusement des jours de paresse qui ne sont pas les moins profitables, Le temps travaille pour lui. Ses impressions se rectifient d’elles-mêmes et se livrent des luttes silencieuses d’où s’éliminent les plus faibles, les moins significatives. Il sourit en pensant aux erreurs qu’il eût commises s’il s’en était tenu aux premières qui l’ont sollicité. Le monde extérieur, dont la nouveauté l’a saisi, se modifie sous son regard, et lui paraît plus neuf encore quand l’âme cachée derrière ces apparences finit par les éclairer. On n’arrive à donner une idée juste que des pays où l’on a pris ses habitudes, où l’on a marché les yeux fermés. « Je veux essayer du chez moi, dit Fromentin, sur cette terre étrangère où jusqu’à présent je n’ai fait que passer… Cette fois, je viens y vivre et l’habiter. C’est, à mon avis, le meilleur moyen de beaucoup connaître en voyant peu, de bien voir en observant souvent, de voyager cependant, mais comme on assiste à un spectacle, en laissant les tableaux changeants se renouveler d’eux-mêmes autour d’un point de vue fixe et d’une existence immobile. »

Cela ne suffit pas. Mieux vaut qu’un voyageur, qui a l’ambition de faire une œuvre d’art, ne compose pas son livre aux lieux mêmes où il l’a vécu. L’éloignement lui est favorable, « Le souvenir est un merveilleux instrument d’optique. » Puis, rentré dans son pays et dans son ancienne vie, entouré de gens qui ne connaissent rien de ce qu’il a vu, il mettra mieux au point ce qu’il rapporte. La terre natale, où il transplantera ses impressions, n’en dénaturera ni le parfum, ni la saveur ; mais elles y perdront cette pointe de bizarrerie qui déconcerterait le lecteur ou les lui rendrait insaisissables. Et, parmi ces impressions, il ne choisira que celles qui s’harmonisent et d’où se dégage le signalement de son modèle, sa physionomie immuable. C’est ainsi qu’opérait Fromentin, non sur les simples témoignages de sa mémoire, mais, comme le prouvent ses papiers, sur des notes que sa mémoire revivifiait.

Sa rédaction faite et même imprimée, il la reprenait et la refondait. M. Martino a comparé sa première version du début d’Une Année dans le Sahel parue à l’Artiste et la version définitive publiée à la Revue des Deux Mondes, puis en volume : le résultat de son travail est bien instructif16, Fromentin écarte des détails personnels qui se rapportent à ses faits et gestes. Inutile de nous dire qu’il n’est « ni curieux, ni vagabond » ou « que la mer est devant lui et qu’ainsi il regarde la France ». « On ne saura plus qu’il somnola pendant une partie de la traversée, qu’il avait un atelier dans sa maison, qu’il écrit et dessine en marchant, qu’il a passé par tel chemin plutôt que par tel autre. » Il biffe tous les renseignements qui sentent le guide et qui datent. Il supprime des traits d’un réalisme pittoresque. Il cherche de plus en plus, selon ses propres termes, la vérité en dehors de l’exactitude et la ressemblance en dehors de la copie conforme. Il se défie de la couleur locale qui, selon lui, est une impasse où l’art n’a plus qu’à s’arrêter et à mourir. Il retranche ce qui satisfait uniquement cette curiosité qu’il voudrait proscrire comme un sentiment étranger à l’art et le plus dangereux de tous. Il a horreur du « document ». Il préfère à la réalité crue la forme qui s’est altérée dans le souvenir et qui devient « moitié réelle, moitié imaginaire ». Il remplace le plus possible l’image par l’émotion ; et l’épithète morale prolonge la sensation que l’épithète de couleur circonscrit et emprisonne. Il néglige le particulier pour tendre à la forme et à l’idée typiques. À travers l’individuel il vise l’universel.

Cette fois, nous sommes loin de Gautier et du Romantisme. Nous rentrons dans la conception classique ; mais il y entre avec un sens de la couleur qu’il doit à sa vocation de peintre et avec une sensibilité dont le Romantisme avait multiplié les raffinements. Je feuillette Une Année dans le Sahel et j’y prends, presque au hasard, cette page qui n’est point célèbre, écrite sur Blidah :

Il y a une heure que je préfère aux heures lumineuses dans cette ville en ruine et qui me réconcilie même avec son présent : c’est le soir, à la tombée de la nuit, le court moment d’incertitude qui suit immédiatement la fin du jour et précède l’obscurité. L’ombre descend, accompagnée, dans cette saison, d’un épais brouillard qui rend douteuse et bleuit l’extrémité des rues les plus courtes. Le pavé se mouille et le pied glisse un peu dans ces demi-ténèbres, car cette partie de la ville est mal éclairée. ! Le coté du couchant nage alors dans des lueurs violettes ; les architectures deviennent singulières et le ciel, qui peu à peu se décolore, semble, l’une après l’autre, les faire évaporer. On n’aperçoit plus que vaguement tout ce peuple étranger qui regagne les rues qu’il habite, s’y amasse confusément et les rétrécit. On entend autour de soi parler dans une langue rauque et un peu bizarre ; on distingue la voix des femmes à leur parler plus doux et celle des enfants à des intonations criardes. On frôle, sans définir aucune attitude, des femmes voilées, que la blancheur de leur vêtement fait reconnaître et qui semblent se dérober. Alors, pour peu qu’on ait le goût des rêves et des conjectures, il est possible de recomposer toute une société morte et permis de supposer beaucoup de choses qui n’existent plus, en fait d’art comme en fait de galanterie.

On a là un bon exemple de la manière ordinaire de Fromentin. Le peintre se reconnaît aux légères touches si précises : le brouillard qui bleuit, — les lueurs violettes du couchant. Mats tous les bruits sont notés, le mouvement est rendu, l’atmosphère morale créée ; et aucune image ne serait plus prenante que l’émotion des dernières lignes qui nous jettent dans la rêverie. Il ne faut pas dire, comme M. Martino, que dans les modifications qu’il a fait subir à ses premières versions, « l’auteur s’efface ». Il ne s’efface que là où son attitude tenait plus de place que son sentiment. Il peut supprimer le je et le moi « pour donner à une opinion, présentée d’abord comme personnelle, le prestige d’une vérité générale ou la certitude d’une observation rigoureuse ». Mais son moi est bien plus sensible dans le Sahel que dans le Sahara : et c’est un charme de son livre, car ce moi est la modestie même. Mon Dieu, qu’il est donc agréable d’entendre un homme nous parler de ce qu’il a vu, « de cet extraordinaire Orient », sur le ton de la conversation, sans affectation, sans vanité, sans prouesse de langage, dans une prose aussi unie en apparence que celle de nos classiques, où rien ne trahit l’effort ni l’ambition, en ayant presque l’air de s’excuser, non des émotions qu’il a ressenties, mais des nouveautés qu’il nous apporte, ne se laissant jamais glisser aux confidences sentimentales, mais s’interrompant volontiers pour nous exposer ses inquiétudes d’artiste, pour causer de son art en homme du monde, en honnête homme, avec tant de compétence et tant d’ouverture d’esprit que ce qu’il nous dit de la peinture éveille chez les profanes des réflexions et des idées qui s’appliquent à tous les arts ! Ce n’est pas seulement de l’admiration qu’on éprouve : c’est une affectueuse gratitude. Et l’on est ravi de cette sensibilité et de cette imagination si pénétrées d’intelligence.

Enfin, bien qu’il se défende de faire de l’ethnographie, le Sahel abonde en fines observations sur les hommes, sur les différentes races, sur les Arabes, sur les Maures. Je ne vois pas du tout pourquoi l’on attribuerait cet élargissement d’humanité, dans sa version définitive, au désir assez plat de contenter les lecteurs d’une grande Revue et les acheteurs en librairie. Ce qu’il n’avait pas fait dans un simple récit de route (où d’ailleurs je conviens qu’il aurait pu le faire), la forme de son nouveau livre l’exigeait presque d’un artiste désireux de se perfectionner. La sympathie qu’il professe pour les Arabes, aux dépens même de leurs conquérants, ne nous déplaît pas : elle est bien dans la tradition de notre caractère toujours pitoyable aux vaincus. Et dans le Sahel, beaucoup plus que dans le Sahara, la qualité dramatique s’affirme, avec les figures du fumeur Naman, du voyageur Vandell, du marchand Abdallah, du scribe Ben Hamida et surtout de la mystérieuse et charmante Haoua, cette jeune Mauresque à la voix musicale, qui a quitté son second mari quand elle a su qu’il avait assassiné le premier et qui meurt assassinée à son tour par le misérable, au milieu d’une fantasia. C’est un romancier qui a disposé toutes les scènes où elle apparaît depuis leur première rencontre, au début du livre, dans la boutique de Sid Abdallah, jusqu’aux dernières pages consacrées à cette fête que son beau corps ensanglante, Je la vois toujours sur son divan, assise ou couchée, « l’œil admirable et vague, inerte et comme épuisée par l’oisiveté mortelle de sa vie ». Fromentin lui a donné toute la grâce dont était capable sa plume souple et précise. « Dans l’air alourdi de fumées odorantes… ses yeux se ferment. Une ombre légère descend sur ses joues dont la peau frémit : c’était l’ombre nocturne de ses longs cils qui s’y posaient comme deux papillons noirs. » Il l’a tendrement parée de présages funèbres, et l’odeur mourante de son collier d’oranger, qui se fane si vite pendant son sommeil, signe d’une mort prochaine, nous poursuit longtemps.

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Il semble aujourd’hui tout naturel que l’auteur d’Une Année dans le Sahel ait écrit Dominique. Les contemporains n’en jugèrent pas ainsi. Malgré l’article de Sainte-Beuve, malgré l’enthousiasme de George Sand, il ne fallut guère moins d’un demi-siècle (Dominique est de 1862) pour qu’on le plaçât enfin parmi les chefs-d’œuvre du roman français. Nous n’admettons pas qu’un écrivain sorte de son genre ; et ce roman rencontre encore aujourd’hui quelque résistance. Un juge aussi sympathique que M. Martino ne craindra pas d’écrire : « Dominique n’est pas, à proprement parler, un roman : c’est l’histoire d’une vie manquée et d’une vie où il ne se passe rien. » Je voudrais savoir ce qu’est un roman à proprement parler, pourquoi l’histoire d’une vie manquée n’en est pas un et comment on peut dire qu’il ne se passe rien dans une vie que remplit une grande passion. Dominique a aussi contre lui qu’il est unique dans l’œuvre de Fromentin. On en conclut que Fromentin n’était pas romancier, et que, par conséquent son livre n’est pas un roman. Mais nous pourrions citer des romanciers qui en ont publié vingt et dont un seul a quelque chance de leur survivre quelque temps. Pourquoi ? Parce qu’ils ont réussi à y mettre le plus intime d’eux-mêmes. Et ce n’est pas facile ! Il y a des romans autobiographiques ou personnels qui sont aussi ennuyeux que s’ils étaient très impersonnels et très faux. Il y en a d’autres qu’on ne se lasse pas de relire : l’Adolphe, par exemple. Soyez sûr que Benjamin Constant a été, pendant qu’il l’écrivait, un grand romancier, car un grand romancier, c’est celui qui fait un roman qu’on lira au bout de cent ans avec plus d’intérêt encore qu’au lendemain de son apparition. Il ne l’a pas été avant ; il ne l’a pas été après ; il l’a été pendant : que veut-on de plus ? Au contraire, Sainte-Beuve ne l’a été ni avant, ni pendant, ni après, et Volupté ne plaira jamais qu’aux amateurs de fruits aigres et d’œuvres curieuses, mais mal venues.

D’ailleurs le roman de Fromentin n’est pas plus autobiographique ou personnel que tant d’autres romans que nous désignerions de cette épithète si la vie de leurs auteurs nous était mieux connue. Sa vie, et principalement sa jeunesse, lui a fourni, comme à tous les romanciers, des personnages, des scènes, des décors. Il nous donne lui-même dans sa correspondance le vrai nom de son Olivier, de ce jeune blasé, qui s’est épuisé le cœur en vaines passions et en vains plaisirs et « dont l’étrange regard flottait comme une étincelle impossible à fixer ». Mais je l’ai rencontré plusieurs fois et chaque fois il portait un autre nom. L’ardente et taciturne Julie qui se consume d’amour devant sa cruelle indifférence, il m’importe peu de savoir si elle est réelle ou imaginaire : elle vit. Je ne crois pas que Madeleine, si peu créole, soit uniquement la jeune femme qu’il aima dans sa vingtième année, pas plus que son Augustin, le précepteur de Dominique, n’est uniquement le maître qu’il eut au collège17, pas plus que l’Elvire de Lamartine n’est uniquement Mme Charles. Quant à Dominique, il ressemble à Fromentin ; mais il ressemble plutôt à l’homme que Fromentin aurait peut-être été s’il n’avait pas connu ses parents, s’il n’avait pas eu son talent, sa patience, son énergie, s’il avait abdiqué toute ambition, enfin si… si… si…

Ne cherchons donc dans Dominique qu’un roman. Le peintre écrivain s’y retrouve tout entier ; mais, encore plus harmoniste que coloriste, il y a réalisé une harmonie entre les êtres et les choses dont on citerait peu d’exemples. De la première à la dernière page du livre, — qui ne l’a remarqué ? — l’atmosphère de l’automne nous enveloppe et nous prend le cœur et les sens. C’est par une journée d’automne dans un grand pays plat, « dont l’indigence pittoresque eût paru complète sans la beauté singulière qui lui venait du climat, de l’heure et de la saison », que s’avance vers nous Dominique de Bray. Et tous les moments solennels ou dramatiques de sa vie se placeront en automne. C’est en automne qu’adolescent il a quitté pour la première fois le château des Trembles. Autour de lui « tout parlait de déclin, de défaillance et d’adieux. Les pampres tombaient un à un sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. » C’est par un soir d’automne que la révélation des fiançailles de Madeleine lui a révélé son amour pour elle et son désespoir. C’est dans les derniers jours d’un mois de novembre que s’est dénouée la crise tragique entre elle et lui. Et c’est sur une vision automnale que le livre se termine. « La journée, si maussade à midi, s’achevait par une soirée d’or… Un reste de jour éclairait, paisiblement la longue tonnelle. C’était le calme déclin d’une journée soucieuse. » Ce leitmotiv ne donne aucune monotonie au livre. On est monotone quand on se répète ; on ne l’est pas quand on dégage d’une pensée, d’un sentiment, d’une sensation, tout ce qu’ils contiennent. Il y a de la tristesse dans l’automne, puisque c’est la saison où la beauté de la terre nous abandonne et où l’espace se remplit de quelque chose qui meurt ; mais il y a aussi de la noblesse, parce que cette agonie se revêt de magnificence. L’automne est la saison des défaillances et des pampres qui tombent ; mais il est aussi le symbole de la sérénité, car ses soirs limpides ont le recueillement de belles âmes qui s’acheminent vers la mort chargée de tendres ou de magnifiques souvenirs. C’est la saison des couleurs ardentes ; qui s’éteignent vite, des renoncements qui dépouillent les cœurs et aussi des vendanges. Tristesse, défaillances, suprêmes ardeurs, mélancoliques renonciations, noblesse des lignes et des vastes horizons, sérénité des tâches accomplies : vous avez là tout le roman de Dominique. Et quand on l’a lu et relu, il y a de certaines allées d’arbres et de certains ciels qu’on ne reverra jamais en automne sans penser à Fromentin.

Le sujet vaut ce que valent les âmes. On a fait son procès à Dominique. « Qu’admirez-vous en lui ? a-t-on dit. C’est un homme inférieur à son rêve et inégal à toutes les situations où son rêve l’engage. Au point de vue intellectuel, il est dans la haute moyenne : rien de plus. Au point de vue des sentiments, son amour n’est qu’une longue faillite. Il n’entre pas plus dans le cortège des grands passionnés, pour qui nous avons des trésors d’indulgence, qu’il n’est entré dans l’élite des écrivains et des poètes. Il n’a su ni mépriser sa passion, ni lui obéir en esclave ou en maître. Après l’avoir traînée pendant les années les plus riches et les plus fécondes de la vie, il a fini par la noyer dans un mariage de raison. Il était parti pour conquérir la gloire, et il aboutit à la mairie de son village. Il portait en lui tous les orages de la passion : et l’âge mûr le trouve assagi, rentrant, un fusil de chasse sous le bras, à son tranquille foyer domestique. »

Tout n’est pas absolument faux dans ce jugement ; mais l’essentiel y manque. Dominique est un sentimental qui se juge. Il assiste à sa propre vie comme à un spectacle donné par un autre. Il fait le compte exact de ses moments de plénitude et d’exaltation. Il tient le registre des jours où il s’est reconnu plus de sensibilité et une conscience d’un meilleur timbre. Il se regarde jouir, et par conséquent il ne jouit jamais de tout son être. Il se regarde souffrir, et par conséquent il n’appartient jamais tout entier à sa souffrance. Il se regarde travailler, et par conséquent le travail n’occupe jamais qu’un surplus de lui-même. « Je suis, dira-t-il, une sorte d’esprit plié en deux comme un fakir attristé qui s’examine. » Il représente une classe d’esprits qui ne craignent pas la vie, mais qui se défient d’eux-mêmes, plus nombreux peut-être en France que dans n’importe quel autre pays. Ce sont les héritiers de tant d’honnêtes gens extrêmement cultivés, extrêmement affinés, qui eurent le constant souci de ne jamais être dupes de quoi que ce fût ni surtout de leur propre moi. Écoutez-le lorsqu’il renonce à écrire après avoir relu les deux ouvrages qui lui ont pourtant acquis une enviable notoriété. « J’examinai posément ce qu’il y avait de légitime au fond d’un pareil succès, ce qu’il fallait en conclure, s’il y avait de quoi m’encourager. Je fis le bilan très clair de mon savoir et de mes dons ; je comparai ce qui était factice et ce qui était natif ; je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j’avais en propre. Le résultat de cette critique impartiale fut que j’étais un homme distingué et médiocre. » Je n’ai pas besoin de dire qu’on a eu tort de voir ici un aveu de Fromentin sur ses deux premiers livres, puisque, contrairement à Dominique, il en écrit un troisième. Mais qu’il ait été hanté par la peur de la médiocrité, qu’il ait mesuré, au moins dans la peinture, ce qui le séparait des grands maîtres, nous connaissons assez sa nature inquiète et sa modestie pour n’en pas douter. En tout cas l’homme qui se juge ainsi, — et Dieu sait ce qu’il en souffre ! — n’agira jamais fortement et sera toujours enclin aux abdications.

Mais il n’est pas médiocre en amour. La passion qu’il a conçue est de celles qui peuvent mener à tous les genres de folie et de désespoir. Si elle n’a pas obscurci son esprit critique, elle l’a réduit à l’impuissance d’un simple témoin. Ce n’est pas par raison, ce n’est pas même par devoir qu’à bout de forces il consent à l’éternelle séparation. C’est qu’il ne veut pas tuer Madeleine et que le fait de déchoir la tuerait sûrement, parce qu’il ne la domine pas. Adolescent, il l’a aimée jeune fille et s’est habitué à la considérer comme supérieure à lui. Jamais, à ma connaissance, on n’a exprimé avec plus de vérité, ni avec des nuances plus délicates, les secrètes humiliations, la tristesse concentrée, la pudeur farouche, le fond d’obéissance et d’adoration d’un tout jeune homme qui aime une jeune femme de son âge, c’est-à-dire son aînée. La scène de la distribution des prix, où, un gros livre d’une main, une couronne de l’autre, dans l’attitude gauche du collégien, il doit, paraître devant elle et recevoir ses félicitations, nous fait sourire et en même temps nous serre le cœur C’est elle qui le dominera toujours avec ses yeux « effrayants de douceur ». Lorsqu’elle s’apercevra qu’il l’aime et qu’elle entreprendra de le guérir, — l’imprudente ! — de discipliner sa vie, « qui oscillait du travail acharné à la pure inertie », enfin de lui communiquer son courage, il aura la faiblesse voluptueuse de se prêter à cette expérience. Il est capable de toutes les faiblesses ; mais comme il n’essaie pas de se donner le change et qu’il se juge tel qu’il est, nous sommes plus frappés de son intelligence que des abandons de sa volonté. Seulement chez lui l’intelligence n’est pas une force : ce n’est qu’une froide lumière répandue sur une sensibilité longtemps amoureuse d’elle-même et maintenant à vif. Avec ses qualités moyennes, sa noblesse instinctive et ses défaillances, il est certainement un des héros les plus vrais de notre littérature romanesque.

Madeleine est, sinon plus originale, du moins aussi complexe et, comme elle ne se raconte pas, elle nous le paraît davantage. Quand a-t-elle commencé à aimer Dominique ? L’aimait-elle déjà lorsqu’elle a épousé M. de Nièvres ? Il y a toujours eu en elle un peu de ce mystère que les grands peintres de l’amour laissent flotter dans les yeux de leurs héroïnes. Mais du jour où elle a arrêté l’aveu sur les lèvres du jeune homme et où cependant, « le corps frissonnant, pâle à faire pitié, les joues comme un linge », elle l’a recueilli jusqu’au fond de son cœur, elle nous donne le spectacle pathétique d’une femme très honnête et très pure que la passion ravage et qui luttera jusqu’à la mort. Toute la dernière partie du roman renferme des pages d’une extraordinaire vibration. Quel pouvoir a l’artiste ! Il semble, quand nous les lisons, que l’intérêt de la vie soit suspendu à ces deux êtres imaginaires. Nous les contemplons avec une anxiété qui va grandissant ; et, bien que nous désirions que ces belles âmes ne soient point malheureuses, nous ne pouvons-nous rassasier de leurs imprudences et de leurs angoisses. Mais l’émotion qui nous étreint vient aussi du problème que posent tous les drames de l’amour et qui n’est autre que celui de la liberté humaine. Résisteront-ils à leur passion ? Introduiront-ils un peu plus de désordre dans la société, ou, au prix d’un dur sacrifice, rentreront-ils chacun dans la voie normale par la porte étroite ? Le roman finit bien pour eux et pour nous et pour la liberté. Avec deux natures comme celles de Dominique et de Madeleine, on ne comprendrait pas qu’il finit autrement. Un instant, elle a failli succomber dans cette atmosphère de défaillance et de désespoir, au milieu d’une nature que le premier souffle de l’hiver avait déjà touchée. Mais l’adieu suprême la redresse et la raffermit. Qu’adviendra-t-il d’elle ? Comme elle l’a dit, elle mourra ou elle sera heureuse ; et heureuse signifie résignée. Dominique, lui, quelques années plus tard, s’est marié. Il a des enfants. Il est bon gentilhomme terrien et grand chasseur. « Il fertilise ses champs mieux qu’il n’a fait de son esprit. »

Que ce dénouement ait déçu les âmes sensibles et romanesques toujours altérées de catastrophes et de funérailles, nous n’en sommes point surpris : mais Sainte-Beuve lui-même a protesté. Le terrible homme ne se fût pas senti d’humeur à épargner Madeleine. George Sand, qui n’était plus aux jours d’Indiana et de Valentine, acceptait pour la jeune femme ce renoncement plus héroïque que la mort. Mais elle aurait voulu un Dominique romantique qui, le sacrifice consommé, ne se fût point retranché dans la pudeur du silence, qui nous eût étalé sa fureur désespérée, et qui, après le remords d’avoir bouleversé Madeleine, se fût enivré sous nos yeux du regret de ne pas l’avoir moralement assassinée. Fromentin ne suivit pas ce conseil qu’elle lui donnait avant que son livre parût en librairie. Elle eut aussi souhaité que Mme de Bray nous eût été présentée, que l’auteur l’eût introduite au milieu de son roman dans le monde de Mme de Nièvres. « Elle n’aurait plus été très jeune. Mais elle aurait représenté l’amour durable, comme Madeleine représente la passion. » Ces suggestions partent d’une romancière pleine d’expérience, d’un vieux routier du roman, qui connaît supérieurement son affaire. Elles me font l’effet de recettes. J’y sens toute la pauvreté des artifices de métier qui mutilent la vie en l’ajustant à des cadres conventionnels et qui suppléent peu à peu, même chez les plus grands talents, au souci du vrai ; et je bénis le ciel que Fromentin n’ait écouté que son instinct d’artiste et que nous puissions goûter dans son livre l’audacieuse « inexpérience » d’un écrivain dont je dirai, comme il le dit d’Augustin : que la vérité semblait avoir, pendant toute sa vie, rafraîchi ses lèvres.

J’ai beau chercher dans les littératures étrangères : j’y trouve assurément, comme dans la nôtre, des œuvres plus fortes, plus amples, plus variées, plus géniales ; je n’en trouve pas d’aussi exquise. Elle est exquisément française. Peut-être un peu trop élégante, un peu trop second Empire dans quelques-unes de ses ressemblances extérieures avec les romans d’Octave Feuillet (qui fut, lui aussi, un peintre de la passion), elle est empreinte d’une grâce où l’énergie se dissimule et d’une modestie qui recouvre une très sûre et très fine connaissance du cœur humain. Des œuvres semblables ne sont possibles que dans un pays qui a derrière lui un long passé de civilisation ; et ce n’est que dans un air saturé d’intelligence que le talent, qui se recueille, peut atteindre à un art aussi parfait.

Fromentin ne publia plus rien pendant quatorze ans. Il avait dans ses papiers la matière d’un nouveau récit de voyage. Pourquoi ne l’écrivit-il pas ? Il nous répond lui-même : « Il m’eût fallu parler de lieux nouveaux à peu près comme j’avais parlé des anciens. À quoi bon ? Qu’importe que le spectacle change, si la manière de voir et de sentir reste toujours la même ? » Il aurait pu composer un autre roman. À quoi bon, puisqu’il avait donné dans Dominique, et comme filtré, le plus clair et le meilleur de son expérience humaine ? Il fut aussi discret envers la gloire qu’il était réservé dans la vie, et cette discrétion l’a autant servi près de la postérité qu’elle l’a peut-être desservi près de ses contemporains. C’est un bel exemple à proposer, surtout aujourd’hui que le papier est si cher, aux écrivains jaloux de se survivre et qui ne craignent pas de refaire indéfiniment le même livre, jusqu’à fatiguer le public de ce qui lui a plu.

L’influence allemande en France au XVIIIe et au XIXe siècles

Quelques mois avant la guerre, M. L. Reynaud, professeur à la Faculté des lettres de Clermont, publiait une Histoire générale de l’influence française en Allemagne, qui ajoutait au mérite d’une vaste érudition et d’un intérêt dramatique celui de venir à son heure et d’établir, au moment où l’Allemagne allait se ruer sur nous, le bilan de tout ce qu’elle nous avait dû depuis ses origines jusqu’à nos jours. Nous avons rendu compte de ce remarquable ouvrage, et, dans un article suivant qui n’était qu’une légère esquisse, nous nous étions demandé ce que les Lettres françaises devaient à ces mauvais payeurs18. C’est le sujet que traite aujourd’hui le nouveau livre de M. Reynaud : L’Influence allemande en France au xviiie et au xixe  siècles 19. Un livre que je voudrais voir dans toutes les bibliothèques ! Non qu’il soit complet ni qu’il réponde aussi bien à ce titre que le précédent. L’influence allemande n’a pas été seulement littéraire et philosophique : elle a été politique. Elle s’est manifestée dans la Révolution française au point qu’on a pu dire que la Révolution nous était venue d’Allemagne. On la surprend très agissante aux origines de la troisième République. L’Affaire Dreyfus est en partie son œuvre ; Ces trois chapitres s’imposaient. M. Reynaud ne les a pas abordés. Il n’y a fait que de rapides allusions. Son livre perd ce riche fond d’histoire qui donnait tant de valeur à son premier ouvrage. Mais je m’empresse de dire qu’il abonde en renseignements précieux, en pages saisissantes, et que, d’un bout à l’autre, malgré la complexité du sujet qui force quelquefois l’auteur à revenir sur ses pas, le mouvement en est entraînant. On n’a jamais encore mieux mis à nu les plus tristes erreurs de ce cher et « malheureux » dix-neuvième siècle.

D’ordinaire nous faisons partir l’influence allemande du livre de Mme de Staël, et nous n’avons pas tort. Ce livre est une date, comme les Lettres philosophiques de Voltaire quand on étudie l’influence anglaise, bien qu’elles aient été précédées de toutes les publications des réfugiés protestants et des Lettres de Béalt de Murat. De même le livre de Mme de Staël avait été préparé, ou si vous aimez mieux, le public avait été préparé au livre de Mme de Staël par quarante ans au moins de travail germanique accompli en France. M. Reynaud a très heureusement éclairé cette période pré-staëlienne. Nous n’avions éprouvé aucune curiosité de l’Allemagne que l’Italien Vico déclarait être en 1725 « la plus barbare des nations européennes ». Nous n’allions point à elle, comme nous étions allés à l’Italie par admiration, ou à l’Espagne par émulation, ou à l’Angleterre par émancipation. Ce fut elle qui vint à nous. Le patriotisme allemand nous apporta les productions de son pays, et nous les traduisit lui-même : Histoire de l’Art, de Winckelmann, la Messiade, de Klopstock, les Fables, de Lessing, l’Obéron de Wieland et Werther. Un Bavarois. Michel Huber, publiait en 1766 un Choix de poésies allemandes en quatre volumes ; et dès 1750, dans le Mercure et dans le Journal étranger très répandu, d’insolents métèques comme Grimm et des folliculaires à gages dénonçaient l’ignorance des Français et leur révélaient les beautés du génie germanique. Elles n’étaient pas encore éblouissantes ; mais ils nous disposaient à goûter tout ce que le Nord nous enverrait. Et depuis un siècle l’Italie ni l’Espagne ne nous envoyaient plus rien. Il était naturel, il était excellent que nous ouvrissions les yeux sur nos voisins, et je ne vois aucun mal à ce qu’ils nous aient un peu forcés de les ouvrir.

Faut-il s’étonner de l’accueil enthousiaste que nous fîmes alors aux idylles de Gessner, à « ce rêve après-midi d’été d’un petit bourgeois teuton qui a lu Longus et le Télémaque » ? Le mauvais goût du dix-septième siècle prenant feu pour des poèmes comme l’Adone est aussi surprenant. Mais il y avait dans cet amour de la pastorale allemande un danger que n’avait point présenté l’attrait de la préciosité italienne ou du gongorisme espagnol. On n’idéalisait point l’Italie ou l’Espagne à travers les œuvres de leurs poètes. Notre admiration était purement littéraire. Il n’en était pas tout à fait de même de l’influence anglaise à laquelle nous étions presque entièrement acquis. Nous embellissions les Anglais ; nous vantions leur loyauté ; nous exaltions la force de leur pensée ; nous égalions aux plus hautes vertus leur sensibilité secrète et leur sombre mélancolie. Mais, si nous avions la faiblesse de comparer Ossian à Homère, comme Gessner à Virgile, si nous nous laissions prendre au pathos des Nuits du tartufe de Young, les grandes œuvres de Swift, de Daniel de Foë, de Richardson, de Fielding, de Smollett, de Pope et même de Sterne avaient, tout en étant profondément anglaises, un caractère universel qui, loin de contrarier la tradition de notre génie, ne faisait que l’enrichir. Je ne connais pas, après la nôtre, de littérature plus saine ni qui s’abuse moins sur l’homme. L’Angleterre n’a jamais été aussi franche, peut-être parce qu’elle sortait d’un siècle d’imitation française. Notre admiration était encore moins sentimentale que raisonnable. Devant la poésie allemande elle devenait morale. Nous imaginions une Allemagne candide, pure, amie de l’humanité et des larmes vertueuses, tout près de la nature, par conséquent meilleure que nous. Mme de Staël aura de la peine, je ne dis pas à dépasser, mais seulement à atteindre l’enthousiasme d’un Diderot que Gessner fait fondre en pleurs ou d’un Dorat qui s’écrie : « Le poète sur les bords du Rhin est l’homme de la nature : il ne connaît ni le fiel de la haine, ni les manèges de l’ambition, ni les fureurs de la jalousie ; il n’écrit point seulement pour exister dans la mémoire des hommes : il écrit pour les rendre meilleurs, pour leur présenter sans cesse l’image de la vertu. »

Que cette avant-garde de la littérature germanique ait contribué « à ruiner l’organisation rationaliste du classicisme », comme le dit M. Reynaud, c’est évident ; mais il faut bien avouer que ce classicisme ne tenait plus guère debout, que Jean-Jacques y avait ouvert des brèches où les petits Gessner pouvaient passer sans avoir besoin de les élargir, et que, si peu d’ouvrages ont été plus lus que la Mort d’Abel, Paul et Virginie l’a été encore davantage. Les autres productions allemandes ne rencontrèrent pas la même faveur, ce qui est très significatif. Les Gessner et les Haller avaient profité de la mode créée par Rousseau. Avec eux on revenait à la nature : du moins, on se flattait d’y revenir. Mais les premières traductions du théâtre allemand déconcertèrent ou choquèrent. « Il serait fâcheux, disait la Décade philosophique, que nos jeunes auteurs prissent Schiller pour modèle : ce serait nous remettre au gland quand nous avons le blé. » Werther lui-même, traduit en 1776 et en 1777, n’eut aucun succès.

Mais attendez quelques années ; et tout à coup vous le trouverez sur la toilette de toutes les dames, qui se coiffent à la Charlotte, pendant que leurs frères et leurs maris « revêtent le frac bleu, le gilet et le pantalon jaunes » du héros de Goethe. En 1798, Legouvé nous représente la Mélancolie : un cyprès devant elle et Werther à la main. Que s’est-il passé ? La Révolution, simplement ; la Révolution durant, laquelle a travaillé l’influence allemande ; la Révolution qui a fait apparaître toute la portée de ce petit livre et qui lui a donné une actualité aussi redoutable que séduisante. Les imitations s’en multiplient. Obermann en est une ; la Delphine de Mme de Staël en est une autre ; mais je ne partage pas opinion de M. Reynaud qui en voit une troisième dans l’Adolphe de Benjamin Constant. Werther ne représente qu’une maladie passagère ; Adolphe incarne le féroce égoïsme du jeune séducteur qui a joué la passion sans pouvoir aimer. Depuis longtemps le roman de Goethe n’a plus pour nous qu’un intérêt documentaire ; mais Adolphe est un de ces rares livres dont il est permis de dire que s’il nous manquait, il manquerait quelque chose à notre connaissance du cœur humain. Il y a entre ces deux œuvres tout ce qui sépare l’imagination allemande, son panthéisme, sa sentimentalité morbide, du réalisme psychologique de notre génie, car Benjamin Constant, malgré toutes ses racines germaniques, nous appartient et, pour mon compte, je lui ai toujours su gré d’avoir trouvé autant de philosophie dans Candide que dans Faust.

Adolphe et Werther ne se comparent pas. En revanche Chateaubriand appelle lui-même la comparaison de Werther et de René, puisqu’on écrivant René il se proposait de combattre Werther. Il en était incapable, atteint jusqu’à l’âme d’un mal qui ressemblait à celui du jeune Allemand. Pour en dénoncer les dangers et en inspirer l’éloignement, il imagina de l’aristocratiser et de le châtier « par un de ces malheurs épouvantables que les Anciens attribuaient à la fatalité », comme si l’exemple d’une Phèdre n’était pas encore plus funeste que celui d’une petite bourgeoise et comme si la foudre qui punit les êtres d’exception ne rehaussait pas leur faute d’un éclat plus attirant ! René ne fut pas l’antidote rêvé. Mais Chateaubriand n’eut pas sur la conscience d’avoir causé des suicides, comme l’avait fait ce grand Goethe, que d’ailleurs l’idée de sa responsabilité morale ne paraît pas avoir gêné. Ainsi le seul chef-d’œuvre de la littérature allemande qui eût pénétré chez nous y avait semé des causes de ruine et de mort ; et nous n’en continuions pas moins, Chateaubriand tout le premier, à nous forger une Allemagne saine et pure, patrie des bonnes mœurs et des vertus idylliques.

Cependant un ancien admirateur de Werther vit plus loin que Chateaubriand. Le Mercure (14 pluviôse an XII) déclarait, dans un article signé Ch. D. que le livre de Goethe avait été « un piège pour la jeunesse, un scandale pour l’âge mur », et élargissant le sujet, il ajoutait : « Il n’est guère possible de jeter les yeux sur quelqu’une des productions déréglées du génie allemand, sans s’apercevoir que la littérature de cette nation où chaque écrivain s’abandonne comme il lui plaît à sa fougue naturelle, a pris son caractère dans le système d’une liberté illimitée d’opinion. » Et il découvrait dans Werther les traits mêmes de la Réforme luthérienne. L’article émanait très probablement de Bonaparte qui, dans son aversion pour l’idéologie et dans son ambition de restaurer les disciplines intellectuelles et morales de la France, avait compris quels obstacles lui opposeraient les importations du génie germanique. Le charme de Werther, dont s’enivrait sa jeunesse nostalgique trop à l’étroit dans un parc d’artillerie, s’était peu à peu dissipé sous sa rude expérience de la vie et des hommes. S’il gardait toujours une prédilection pour les fantômes d’Ossian, parce qu’ils étaient héroïques, il s’apercevait aujourd’hui que la sensibilité lyrique d’un Werther, la fausse noblesse dont il se pare et s’abuse, cachait le spectre de la mort. Ce n’est pas seulement les idées anglaises et l’apologie du divorce qu’il abomine dans la Delphine de Mme de Staël, c’est encore plus la marque werthérienne.

La position très nette que prenait le maître de la France contre l’influence germanique allait en hâter la marche et l’aggraver d’une signification politique. Les idéologues, ces héritiers des Encyclopédistes à qui la Révolution n’avait rien appris, ne pardonnaient pas à Napoléon d’avoir signé le Concordat. Le clan de Mme de Staël avait espéré que Napoléon imposerait à la France le protestantisme comme religion officielle. Les autres eussent préféré qu’on les débarrassât, une fois pour toutes, de la religion chrétienne ; mais ils auraient accepté ce pis-aller qui, aux yeux des ennemis de Rome, avait bien ses charmes. Les disciples de Rousseau éprouvaient une tendresse naturelle à l’égard des Allemands ; et l’un d’eux, Mirabeau, dans son livre sur la Monarchie prussienne, publié en 1788, exaltait déjà la Prusse, pays des lumières et de la philosophie, et conseillait à l’Allemagne de se soumettre à son hégémonie. Pourquoi ? Uniquement par haine de la religion catholique. Mais tous, encore foncièrement et étroitement classiques, n’avaient pas la moindre aptitude à goûter les nouveautés du romantisme allemand. Ils exècrent Chateaubriand ; ils ridiculisent son Atala ; et le Génie du Christianisme les exaspère. Nul d’entre eux ne se doute que ces livres font plus que leurs articles ou leur propagande pour le succès des œuvres allemandes. Ils n’ont jamais dû comprendre le mot de Mme de Staël, que Chateaubriand, comme Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, était un génie germanique. Ils n’entendent rien au génie germanique. Tirez-les de Gessner et de ce végétarisme poétique : leur goût de l’Allemagne n’est qu’une forme de leur opposition à Empire. Il est curieux de constater que, dès le début du dix-neuvième siècle, l’anticléricalisme de ces idéologues, également antimilitaristes et humanitaires, se montre favorable à l’Allemagne et, comme nous dirions aujourd’hui, pro-allemand. Mais ils étaient trop mal informés pour créer un mouvement sérieux, et trop circonspects (tous nantis de places et d’honneurs) pour braver les sourcils froncés du maître. Ce fut parmi les émigrés que l’influence allemande devait recruter ses émissaires les plus actifs et le plus fameux, Charles Villers. L’histoire de ce personnage, que nous raconte M. Reynaud, est instructive. Mme de Staël lui doit beaucoup, et par Mme de Staël, toute la Germanie qui, du reste, l’en a mal récompensé ; mais nous ne lui reprocherons pas d’avoir, par son ingratitude, averti nos renégats du sort qu’elle leur réservait.

Ce Villers ou de Villers (son père avait usurpé la particule) était Lorrain et sortait de l’École militaire de Metz. Officier d’artillerie, mais plus homme de lettres qu’officier et plus philosophe qu’homme de lettres, intelligence fumeuse, tempérament sensuel, féru de Jean-Jacques, de Mesmer et de Cagliostro, il va rejoindre en 1792 l’armée de Condé. Bientôt dégoûté du service, il s’établit dans la vieille ville universitaire de Gœttingue, pédante, bigote, où c’est à qui déblatérera contre la corruption des mœurs françaises. Il y connaît une jeune fille, docteur en philosophie, Dorothée Schloezer, qui se marie avec un M. de Rodde, et dont il devient l’amant après son mariage, s’il ne l’était avant, parce qu’elle lui plaisait sans doute et aussi parce qu’il avait la plus haute idée de la vertu des femmes allemandes. Dorothée l’initie à ce que Michelet appellera plus tard « l’adorable pureté des mœurs germaniques » et le convainc de la supériorité morale sur les lettres françaises d’une littérature d’essence protestante. Comme il souffre de notre dépravation, il conçoit le généreux dessein de nous régénérer en nous inoculant la philosophie kantienne ; et, en 1801, il public à Metz la Philosophie de Kant. Mais la façon arrogante et dogmatique dont il nous la présentait, ses attaques contre le sensualisme de xviiie  siècle qu’il accusait d’avoir engendré la Révolution, son mépris des idées françaises soulevèrent les idéologues à qui leur blessure d’amour-propre ne permettait pas de soupçonner quel renfort il leur apportait. L’apôtre du kantisme décampa et repassa en Allemagne, « Je reviens, écrivait-il, du pays du charlatanisme et de la forfanterie. » Hélas ! ces idéologues qu’il avait traités de « populace ameutée » allaient lui ménager une belle revanche.

À la proclamation du Concordat l’Institut répondit en mettant au concours le sujet suivant : « Quelle a été l’influence de la Réformation de Luther sur la situation politique des différents États de l’Europe ? » Dorothée, toute l’université de Gœttingue, tous ses bons amis allemands et français pressent Villers de concourir. On le bourre de documents, de fiches et d’idées. En cinq mois son apologie de l’Allemagne fut prête ; et, à son grand étonnement, car il craignait de s’être aliéné ses juges par ses injures, le mémoire lut couronné. Il accourt à Paris. Il est l’homme du jour, combattu par les journaux du gouvernement, encensé par les philosophes. Ces derniers ne se déjugeaient point en portant aux nues le kantien réactionnaire qu’ils avaient honni deux ans auparavant : ils ne faisaient au contraire qu’honorer la palinodie du Kantien. En effet, ce farouche adversaire de la Révolution, qui y voyait l’aboutissement du matérialisme français, la considérait maintenant comme une heureuse conséquence de la Réforme. La Réforme avait été un progrès sur le Catholicisme, et de ce progrès découlaient tous les autres. Les pays protestants étaient plus libres, plus tolérants, plus instruits, plus vertueux, plus prospères. Ces idées, que l’histoire dément, sont devenues la monnaie courante de l’anticléricalisme français. Il n’est pas mauvais de savoir qu’elles sortirent de la frappe d’un sectaire germanophile qui conduisait l’offensive des Allemands contre son pays.

Le succès de son livre en France et à l’étranger, sa nomination de Correspondant de l’institut redoublèrent son insolence. Après avoir vainement essayé de lancer la Bibliothèque germanique, de connivence avec Ph.-A. Stapfer, Benjamin Constant, Cuvier et des Allemands notoires, il regagne l’Allemagne où il se livre aux diatribes les plus outrageantes sur les mœurs de la France. Il tombe plus bas encore, quand il se jette dans les pamphlets politiques, invente des atrocités de troupes françaises, prêche le soulèvement contre nous. Napoléon ordonne son expulsion des territoires occupés par nos armes. Mais son vrai châtiment, ce furent les Allemands qui s’en chargèrent. Lorsqu’ils reprirent le royaume de Westphalie, ils s’empressèrent de lui retirer sa chaire de Gœttingue. Benjamin Constant, Mme de Staël, le ministre gallophobe Stein, plaidèrent inutilement sa cause. On leur ferma la bouche en augmentant sa pension de retraite. Il avait certainement droit à un relèvement de trente deniers. Rien de plus savoureux que les raisons alléguées pour justifier sa révocation. « Il n’avait pas la formation scientifique nécessaire » et sa vie était d’une immoralité scandaleuse, car Dorothée l’avait suivi. Dorothée ne le lâchait pas ; on dit même qu’elle le séquestrait. Il ne résista pas à ces humiliations et à cette vie d’enfer. Il mourut à l’âge de cinquante ans, en 1815. Son nom fut vite oublié, mais son œuvre n’avait pas été vaine. Il avait identifié la cause de l’Allemagne avec celle de la Réforme et il avait établi la fusion entre le libéralisme politique et la germanophilie. Cette œuvre allait recevoir de Mme de Staël sa mise au point et une forme qui en assurerait la durée.

Les rapports de Mme de Staël et de Villers fourniraient la matière d’une bonne comédie. Le livre De la Littérature avait enthousiasmé Villers, et une correspondance avait commencé entre eux où il avait entrepris de la gagner à son idolâtrie pour l’Allemagne qu’elle ignorait encore. Mais il était dans sa période d’agression contre les philosophes du xviiie  siècle, et Mme de Staël, nourrie de leur moelle, résistait et restait fidèle à ces hommes excellents qui avaient combattu « un grand ennemi, le catholicisme ». Sa résistance faiblit quand il mit la France au défi de montrer d’aussi beaux monuments que « le code prussien, le plus humain, le plus républicain de ceux qui existent, le gouvernement d’un assez grand nombre de princes éclairés, les régences des villes libres, la Réformation ». Et sa fidélité sombra dans les éloges frénétiques dont il accueillit le roman de Delphine. Ce fut sur les instances de Villers qu’elle décida son voyage d’Allemagne. Il devait l’attendre à Metz. Il l’y attendait bien, mais avec son garde du corps, Dorothée, dont Mme de Staël ne soupçonnait pas l’existence. Les deux femmes s’affrontèrent. Un homme n’est jamais brillant dans cette situation-là. Villers fut piteux. Il rentra dans sa cage sous l’œil de sa dompteuse et laissa l’ex-ambassadrice de Suède se débrouiller seule avec la Germanie.

Je ne m’étendrai pas sur le voyage de Mme de Staël ni sur son livre. Je ne pense pas, comme le fait M. Reynaud, que ses lettres à son père, écrites en cours de route, doivent modifier notre jugement. Nous savions par H. Heine quel effet de tourbillon enjuponné elle avait produit aux solides penseurs allemands et qu’en général on lui avait reproché cette légèreté et cette pétulance qu’elle-même reprochait aux Français dans son mauvais livre de Corinne. Si elle a paru trop française à l’Allemagne, il n’est pas étonnant que l’Allemagne lui ait paru trop allemande. L’éclat des réceptions officielles ne lui en cacha pas les ridicules et la grossièreté. Sa correspondance intime trahit en maint endroit l’ennui et la déception. Mais, à moins de voyager dans les jardins d’Armide, presque tous les voyageurs qui explorent un pays inconnu, surtout quand ce pays est peuplé de millions d’hommes, passent par une série de tribulations et de petits déboires que leurs lettres avouent et dont leurs livres ne gardent plus la trace. La veille du jour où elle quittait Berlin, elle écrivait : « Ce qu’il faut ici, c’est lire des livres allemands : les hommes ni es coutumes n’ont pas d’originalité ; c’est en idéalisme qu’il faut les observer, non dans la réalité. » M. Reynaud y voit l’aveu que son voyage ne l’a pas satisfaite : j’y vois aussi qu’à travers ses impatiences et ses désillusions elle a déjà conçu la manière dont elle prendra son sujet, De là à dire que son livre est un livre de mauvaise foi, je ne le ferai pas plus que je ne m’indignerai qu’elle se soit affichée à l’étranger avec des ennemis forcenés de son pays. Quel est son pays ? Elle est Irlandaise et Allemande par ses ascendants, Suisse par sa naissance, Suédoise par son mariage. Pas une goutte de sang français ne coule dans ses veines. Elle n’a aucune délicatesse d’âme envers la France qui a orné son esprit et qui l’a fêtée ; mais elle ne la trahit pas comme ce malheureux Villers. Elle a même pu s’aveugler jusqu’à croire qu’elle en servait les intérêts. Son livre est sincère, parce que rien n’est plus sincère en elle que la détestation du catholicisme et la haine de Napoléon. Il est sincère dans la mesure où le sont toutes les apologies écrites contre des hommes ou des institutions. Quand elle l’a rédigé, entourée de gallophobes, elle avait oublié ce qui l’avait froissée au cours de son voyage. L’Allemagne des poètes et des philosophes s’était substituée à celle des Allemands. De ses impressions elle ne retenait que ce qui pouvait donner une note personnelle, un accent plus intime, plus persuasif, à l’exposé de la littérature, de la philosophie, de la mysticité et des vertus allemandes. Elle avait quitté la réalité pour ne plus « observer qu’en idéalisme ».

Ses idées les plus importantes ne lui appartiennent pas : c’est du Villers, mais revu, corrigé, augmenté ou adouci, surtout nuancé, du Villers dépouillé de ses inconvenances et de son violent dogmatisme, du Villers qui préfère l’enveloppement à l’assaut. Par sa philosophie, par son libéralisme, par ses mœurs, par sa poésie, par ses lumières, comme par son mysticisme qui poursuit jusqu’au sein ténébreux des superstitions le secret des âmes, l’Allemagne prouve la supériorité et l’excellence de la Réforme. De ce long, sinueux et habile plaidoyer, dont la France allait être intoxiquée pendant plus d’un siècle, la seule partie consacrée à la littérature allemande mérite pleinement l’admiration.

On n’a jamais révélé une littérature étrangère avec plus d’intelligence et un jugement en somme plus conforme à celui de la postérité. Comparez ces chapitres aux Lettres philosophiques où Voltaire nous signale les écrivains anglais. La même intention de rabaisser la France anime ces deux initiateurs. Quelle différence ! La critique de Voltaire est fine et précise ; dans son élancement, elle se détache du sol, du peuple, de tout ce qui explique et soutient les œuvres ; elle s’érige en arêtes vives et en transparences glacées à travers lesquelles ce n’est pas l’âme anglaise que nous distinguons, mais le goût et l’esprit français. La critique de Mme de Staël au contraire a une ampleur qui embrasse l’homme, le milieu, l’histoire, l’œuvre. Ses analyses sont des interprétations, en même temps que la confidence de ses émotions. Ses jugements soulèvent non seulement des questions littéraires, mais des problèmes psychologiques. Quand on a lu Voltaire, on va chez son libraire, et on le prie de faire venir ces curieux ouvrages anglais. Quand on a lu Mme de Staël, on a envie d’aller chercher soi-même les ouvrages allemands au pays qui les produit et de cueillir le rameau d’or dans la forêt germanique.

Le mérite de cette nouveauté ne compense pas le mal qu’elle nous a fait. Sans elle, plus lentement, d’une manière moins attrayante, nous n’en aurions pas moins connu les grandes œuvres allemandes. Mais sans elle il est douteux que le mirage d’une Allemagne pacifique, loyale, vertueuse, se fût aussi continûment imposé à nous. Elle a pour très longtemps orienté vers la Germanie notre anticléricalisme militant et, par ce qu’il contient de microbes anticléricaux, le libéralisme français. Les contemporains n’ont pas vu que, de toutes les réfutations du Génie du christianisme, son livre est la seule qui ait porté. En apparence, les deux ouvrages semblaient témoigner de la même évolution. Comme Chateaubriand, Mme de Staël retirait son âme de la faillite des Encyclopédistes. Mais l’un, en grand écrivain national, collaborait à l’œuvre de restauration française et sonnait les cloches de l’Église dont Napoléon rouvrait les portes. L’autre s’y opposait avec toute la vigueur de son esprit et s’efforçait de discréditer, au profit de la Réforme, la vieille discipline religieuse qui avait fait en partie la grandeur de la France. Désormais l’amour de l’Allemagne ne sera pas cette simple préférence que, par goût, par tempérament, par relations, par mode, nous accordons à tel ou tel pays étranger et qui ne modifie en quoi que ce soit notre attachement au nôtre : il impliquera presque toujours l’ingratitude envers notre passé, un amoindrissement du respect de nos traditions, une déperdition de ce que L. Bertrand appelle « le sens de l’ennemi », un redoublement d’injustice à l’égard du catholicisme. Il ne sera pas une force comme le culte de l’Italie, l’enthousiasme pour l’Espagne et même, malgré les ridicules qu’il engendre, l’engouement pour l’Angleterre : il sera une cause de faiblesse, d’erreurs, de désastres.

Étrange influence qui ne ressemble à aucune autre ! Sur notre littérature elle est médiocre. Notre romantisme a beaucoup plus emprunté à Walter Scott et à Byron qu’à Goethe et à Schiller. Il a bien reçu la plupart de ses théories du livre de Mme de Staël ; mais de l’Allemagne même il n’a guère importé que du fantastique et du macabre. H. Heine s’en moquait à bon droit. C’était du macabre et du fantastique de seconde main. Nous n’avions pas en nous ces dessous ténébreux impénétrables à la raison, cet humus de rêves obscurs qui produisent spontanément les fantômes et l’ivresse de la terreur. Notre âme, dégagée par la culture classique, avait rompu le lien ombilical qui la reliait au monde des choses. On ne pouvait songer à le remplacer par la cordelière du Docteur Faust. Cependant la poésie allemande a développé en nous le sentiment du mystère où baigne notre vie, et elle a favorisé dans notre poésie, selon le mot de M. Reynaud, « cette irruption du problème de la destinée humaine », qui en a passionné le lyrisme. L’Enfant du Siècle de Musset le confesse. Mais la Révolution et une de ses conséquences, le byronisme, y auraient suffi. Et d’ailleurs comme à distance nos grands lyriques, « par leur large souffle humain, par leur souci et leur sens de l’universel », s’écartent des lyriques allemands « confinés dans la région de l’instinctif » et se rattachent à la lignée des Corneille, des Bossuet, des Pascal !

L’influence allemande fut plus marquée sur les idées, bien que nos grandes doctrines philosophiques du xixe  siècle y aient échappé, après l’avoir un instant, subie, comme l’éclectisme de Cousin, ou sans même l’avoir ressentie, comme le positivisme d’A. Comte qui a ses origines dans le xviiie  siècle français. Mais elle se répand à l’état diffus. Son panthéisme, qui tend à replonger l’individu dans la nature et dans la race, à ne faire de lui que le dépositaire à peine conscient d’une idée collective irrésistible, et qui ne voit plus en Dieu que la lente élaboration de l’univers prenant le sentiment de lui-même à travers l’esprit humain, ce panthéisme pénètre notre conception de l’histoire avec Quinet et Michelet, dont l’âme s’en est imprégnée chez Herder et les historiens allemands. C’est à Quinet que revient le triste honneur d’avoir formulé un certain nombre d’absurdités solennelles qui devinrent le credo des partis démocratiques. Patriote sincère, mais poète manqué et cerveau mou, il adoptait les thèses de Villers sur le protestantisme, et, à l’exemple de Herder, il nous traçait une histoire de l’homme et de ses étapes vers la liberté d’où il ressortait qu’après l’avènement du Christianisme et l’établissement de la Réforme, la France de la Révolution avait reçu la mission de frayer aux peuples le dur chemin de l’affranchissement. Elle devait s’y sacrifier au risque d’en mourir. « Elle était le Christ des nations. » On n’avait encore jamais vu chez un fils attendri ce désir de crucifier sa mère. Ces choses-là se sont dites. Nous les avons entendu répéter au début de ce siècle. Elles ont trouvé des Français pour les applaudir. Je ne parle pas des métèques qu’elles faisaient trépigner d’aise. Voyez pourtant : l’idée de Quinet était bien une idée germanique. ; seulement l’Allemagne se réservait le rôle de conductrice de l’humanité que Quinet assignait à la France, avec cette variante, qui a sa valeur, que, pour l’organisation scientifique et le bonheur du monde, elle crucifierait, s’il le fallait, toutes les nations.

Le génie de Michelet ne le sauva pas de cette contagion d’hystérie mystique. Mais on ne saurait nier que l’Allemagne l’ait fécondé, comme elle l’a fait de toute notre science historique, et que ses théories du terroir, de la race, de l’effort continu des générations et de leurs douloureux enfantements, n’aient fourni à son imagination des stimulants dramatiques, à sa sensibilité des motifs d’explosion. Du reste, comme Quinet et plus encore, par sa générosité française, par son fond de tendresse humaine qu’émeut délicieusement la poésie de Virgile, il s’est dérobé à l’étreinte du déterminisme allemand et a toujours maintenu sa tête de fiévreux nageur altéré de lumière au-dessus de la sombre marée naturaliste où sa chère Allemagne abîmait la responsabilité individuelle.

C’est seulement à partir de 1850 que, le prestige de Hegel grandissant, la pensée française risque d’être submergée. Taine et Renan dominent cette époque, où la poussée matérialiste est si forte. Jusqu’à quel point l’Allemagne conquit Taine, ses lettres de jeune professeur nous le disent. Dans quelle mesure le système de Hegel a pesé sur lui. M. Reynaud l’a, je crois, très exactement précisé. Mais, en admettant même qu’on le définisse avec M. Boutmy « une imagination germanique administrée et exploitée par une raison latine », il n’en reste pas moins que cette imagination a subi, jusqu’à la tyrannie, l’ascendant des Anglais. Si en 1852 il découvrait dans les Allemands « des idées à défrayer un siècle », il écrivait en 1869 : « La seule philosophie originale et vivante en Europe se trouve maintenant en Angleterre. » Plus il va, plus il se déprend de l’Allemagne.

Pour Renan c’est une autre affaire. Le livre attendu de M. Lasserre, la thèse en préparation de M. Pommier sur la Jeunesse de Renan nous éclairciront sans doute ses rapports avec l’esprit allemand. Mais dès maintenant il me semble qu’on peut souscrire au jugement de M. Reynaud : qu’il a presque tout reçu de l’Allemagne. Et son exemple achève d’illuminer le sens de cette influence. Les deux plus redoutables, les deux seuls redoutables adversaires du christianisme sous sa forme catholique, c’est-à-dire sous l’unique forme qui ne lui permette ni de se dégrader en mysticisme grossier ni de se résoudre en vague religiosité, sont Voltaire et Renan.

Tout l’effort de Voltaire a consisté à en prouver la malfaisance et l’absurdité en le ridiculisant. Son triomphe a été de dépouiller les questions religieuses du respect qu’elles commandent, de la compétence qu’elles exigent, et d’abaisser l’exégèse à la portée du premier sot venu. Le voltairianisme, vous le trouvez à tous les étages de la société, depuis le savant ou le philosophe qui hausseraient les épaules avec raison si vous vous mêliez de parler de physique sans en avoir fait ou de Descartes sans l’avoir lu, et qui n’hésitent pas à trancher en matière de religion sans avoir jamais feuilleté un livre de théologie, jusqu’au dernier Gaudissart inépuisable en bons mots sur Dieu, la Vierge, les Saints et les Capucins. Toutes les basses plaisanteries que se repassent infatigablement les feuilles anticléricales sont d’origine voltairienne. Pour accomplir son œuvre, Voltaire a dépensé une somme incroyable d’esprit, d’invention, de verve comique, au besoin d’éloquence. Son génie a su introduire une extraordinaire variété dans cette attaque si platement monotone chez ses successeurs : et toutes ses ressources, toutes ses armes, c’est la France qui les lui a fournies. Du Roman de la Rose au Dictionnaire de Bayle, il a reçu en héritage, mis à contribution, rançonné, pillé tout ce qui avait attaqué ou raillé la croyance religieuse chez nous. Le déisme anglais, le fiel de Swift, ne sont rien à côté de ses innombrables affluents sortis des sources françaises. Voltaire, c’est nous tournés contre notre foi, avec une profondeur dans le dessein, une science dans la tactique qui sont incomparables, et, bien que le mot ne lui convienne guère, avec une loyauté aussi grande qu’on peut l’attendre d’un pamphlétaire. On a extrait de ses cent volumes un livre intitulé Apologie de la Religion, et qui ne ment pas à son titre. Ce n’est là qu’un bon tour joué à l’auteur de cent volumes, obligé quelquefois de déguiser sa pensée et, par-dessus le marché, déiste. Nul n’en est dupe. Mais, si Voltaire a fait un mal qui des rangs supérieurs de la société s’est étendu dans les classes moyennes et s’y est aggravé, du moins après les réactions du romantisme, surtout après la réaction des esprits ébranlés par les conséquences de la Révolution, la plaisanterie voltairienne avait perdu de sa virulence, et, aux yeux de l’élite, le phénomène religieux avait recouvré sa grandeur mystérieuse et sa beauté. L’imagination et la sensibilité étaient redevenues chrétiennes. Le matérialisme, l’athéisme, même le déisme, gardaient leurs positions ; mais ils se donnaient pour ce qu’ils étaient et ne trompaient personne.

Ce fut alors que Renan parut. Il ne déclarait pas la guerre à la religion ; il la soumettait à une méthode historique, très contestable, mais très impressionnante, qui la réduisait à n’être qu’un phénomène comme les autres, plus susceptible que beaucoup d’autres interprétation symbolique. Il l’anéantissait, mais il laissait subsister, à la place où elle avait été, des reflets de lumière et des nuages d’encens. Il ornait lui-même l’autel dont il avait doucement congédié la divinité. Il subornait la sensibilité au profit d’une irréligion qui épousait les contours de la religion. Veuillot disait qu’il plantait des camélias sur le Calvaire. Dans cette œuvre de destruction il procédait avec de pieux ménagements et des gestes encore rituels, La Cité de Dieu s’écroulait sans bruit aux plus doux sons de sa lyre. L’ironie de Voltaire était incisive et s’enfonçait dans l’esprit ; la sienne flattait l’intelligence et enveloppait l’âme d’un gracieux désenchantement. Voltaire se moquait de la sottise humaine ; Renan s’attendrissait sur les douleurs de l’humanité qui ont créé les dieux et sur ces dieux aussi mortels que nous. Quand il les avait ensevelis dans le fameux linceul de pourpre, quand il avait chanté la messe des morts sur le plus beau et le plus noble d’entre eux et qu’il ne nous restait plus que nos yeux pour pleurer, il ramenait à nos lèvres le sourire de l’espérance en nous découvrant des espaces illimités où était en train de s’ébaucher le vrai Dieu, ce perpétuel devenir. L’Allemagne pouvait se reconnaître dans cette œuvre d’inspiration toute hégélienne qui bouleversait la discipline de notre esprit, rompait avec sa vieille franchise, finissait par faire de la contradiction le signe de la vérité, de l’équivoque la marque de la profondeur. L’art seul en était français. Mais à la faveur de cet art, d’une séduction si dangereuse, qui s’emparait des âmes rebelles au voltairianisme, elle remportait chez nous une nouvelle victoire sur la religion romaine. « Si le Christianisme devait succomber, dit M. Reynaud, ce serait Renan qui lui aurait porté le coup de grâce. L’arme germanique, dont il l’a frappé d’une main caressante, visait au cœur. »

Il représente le point culminant de l’influence allemande ; mais, à côté de cette influence philosophique, il s’en exerçait une autre aussi invraisemblable que réelle. Depuis Cousin, qui en 1817 s’élançait sur les traces de Mme de Staël et nous rapportait de son voyage « un homme de génie, Messieurs : Hegel », tous nos poètes, nos écrivains, nos philosophes qu’attirent Weimar, les burgs du Rhin, la Forêt Noire, la Souabe et la Thuringe, tous, dès qu’ils ont mis le pied sur cette terre sacrée, aliènent leur esprit critique et répètent en l’amplifiant la leçon staëlienne. On composerait avec leurs impressions et leurs souvenirs un livre de cantiques à désespérer du bon sens français. « La vieille Allemagne, notre mère à tous, Teutonia ! » s’écrie Gérard de Nerval. Pardonnons-lui, eu égard à sa folie. Mais Marmier n’a jamais été fou et ne s’est jamais pendu, s’il eût mérité qu’on le pendît pour avoir écrit : « Dès qu’on a passé la frontière, il semble qu’on entre dans une région fabuleuse où les hommes gazouillent et chantent comme des oiseaux. » Ne citons que les plus notables : Saint-Marc-Girardin, Saint-René Taillandier, Ampère, Quinet, Michelet, Hugo, Lamartine, Taine élèvent un concert de louanges qui donnerait à penser que les douaniers leur ont versé un breuvage où s’est noyée leur raison. Michelet, du haut de la Walhalla, découvre un paysage « vertueux pour ainsi dire ». Hugo proteste de son dévouement filial « pour cette noble et sainte patrie de tous les penseurs ». Lisez M. Reynaud : vous serez effaré. Ils ne voient rien, ils n’entendent rien, ils n’étudient rien, ils ne distinguent même pas entre les auteurs allemands. La haine contre la France, l’aspiration à la domination universelle qui courent partout, ils ne les soupçonnent pas. Lorsque H. Heine les avertit, ils se bouchent les oreilles. Lorsque l’honnête Quinet, brusquement désenivré, pousse un cri d’alarme, ils lui imposent silence, comme les Jaurès et les Albert Thomas déclaraient en 1913 que « leur camarade » Andler s’était lourdement trompé en suspectant l’internationalisme des socialistes allemands. L’improvisation de Musset, Nous l’avons eu votre Rhin allemand, ce chant d’alouette dans le ciel de France, est aussitôt étouffé par les grandes orgues de Lamartine : Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !

Mais enfin l’Allemagne n’avait pas joué la comédie pour leur plaire. Elle ne s’était pas maquillée ; elle n’avait pas monté, sur le passage de ces pèlerins, des décors de théâtre, comme les courtisans de Catherine II, lorsque leur souveraine parcourait les steppes et s’émerveillait de les voir si peuplées. Évidemment non : j’accorde qu’il y ait chez les nations germaniques une certaine candeur, une certaine bonhomie, des habitudes patriarcales, une grosse sentimentalité qui recouvrent leur brutalité foncière et souvent leur hypocrisie, et qui peuvent avoir sur des gens d’une civilisation plus raffinée un attrait analogue à celui des peuples primitifs ; et cet attrait se double de la surprise qu’on éprouve à trouver chez elles, en même temps qu’une simplicité si proche de la nature, des spéculations métaphysiques, d’énormes travaux d’érudition, parfois une étrange poésie. L’Allemagne idyllique n’était pas tout à fait un mythe : c’était une apparence que des yeux moins prévenus auraient dû percer.

Il y a pire que cet aveuglement. Circé dépouillait ses hôtes de leur qualité d’hommes ; l’Allemagne leur fait oublier leur qualité de Français. Ils semblent possédés du désir d’humilier leur patrie devant cette fausse aïeule. Ils la gourmandent de ne pas lui ressembler ; ils lui proposent âprement le modèle de ses vertus familiales, de sa probité, de sa piété. Exaltation, de l’Allemagne, dépréciation de la France. Hugo, dans son livre du Rhin, au lendemain des crises de gallophobie qui avaient consterné Quinet, évoque les soldats de Louvois, les soldats français, et, durant cinquante pages, s’acharne contre eux avec une rhétorique démentielle. Saint-Marc-Girardin n’a pas assez de mépris pour les administrateurs français qui, sous le premier Empire, ont prétendu gouverner un peuple si supérieur par son spiritualisme et sa mélancolie. Taine rencontre en Allemagne un négociant allemand qui lui vante les vertus de la famille allemande, et il se plaît — c’est lui qui nous le raconte — à le scandaliser en lui décrivant l’immoralité de la vie française. On alla encore plus loin. La grandeur passée de la France pouvait être gênante. On l’immola à la gloire de l’Allemagne. À la suite des élucubrations de Gobineau qui faisaient de l’homme allemand le sel de la terre, Renan déclarait que de cette grandeur nous étions uniquement redevables à l’élément germanique qui nous avait formés. Par lui nous nous étions élevés au-dessus de la médiocrité à laquelle sont vouées les races gauloises et latines. Mais la Révolution ayant éliminé cet élément, nous n’étions plus qu’un peuple dénué de haute morale, de métaphysique, de religion, de poésie et d’art, un peuple de psychologues divertissants, capable tout au plus de donner les marionnettes à l’univers.

Le désastre de 1870 allait-il dessiller les yeux de ces adorateurs du génie germanique ? Ils gémirent d’avoir été trompés. Aucun d’eux n’eut le courage de confesser son manque de discernement et d’en chercher les causes dans les erreurs de la Révolution, dans le relâchement du patriotisme, dans la guerre sourde ou déclarée que, depuis un siècle, nous menions contre notre religion nationale. Je ne puis lire les deux lettres académiques de Renan à Strauss ni son article du 15 septembre 1870 sans un indicible malaise. Son article surtout nous agenouille en suppliant aux pieds du vainqueur. Nous avouions nos fautes et « les graves responsabilités que la France porterait au tribunal de l’Histoire », la conquête de l’Alsace, les victoires napoléoniennes, l’annexion de Nice et de la Savoie ! « On se demande, s’écrie M. Reynaud, ce qu’un Sybel ou un Treitschke aurait pu écrire de plus dur sur la France pour justifier la politique de proie des Hohenzollern ! » Mais qu’attendre des hommes qui auraient volontiers illuminé, le soir de Sadowa, en l’honneur de la Prusse, de la Science et de Luther ? Leur examen de conscience tourna contre nous. Si nous avions été vaincus, c’est que l’Allemagne avait mérité de vaincre. Nous allions, en vertu de cet axiome, tomber sous un joug que nous n’avions pas encore connu.

Ici je me sépare de M. Reynaud qui me paraît beaucoup trop sévère pour les lettres françaises pendant cette période tumultueuse, anarchique, mais féconde. Toute notre littérature de 1870 à 1900 est sortie de la guerre, en ce sens que la guerre a précipité les évolutions commencées, assombri les imaginations, propagé l’esprit de révolte. Nos écrivains ont subi l’influence du désastre, non celle du peuple qui nous l’avait infligé. D’ailleurs la décadence littéraire et philosophique de l’Allemagne date de sa victoire. Elle était, comme toujours, incapable de créer de nouvelles formes d’art. Au contraire ce sont nos écoles, notre théâtre, notre roman, notre critique qui ont influé sur elle. Assurément les poisons que nous avions absorbés avant 1870 ont continué d’agir. Nous nous sommes emparés du pessimisme de Schopenhauer comme d’un convoi de ravitaillement oublié par l’ennemi ; nous avons fait des apothéoses à Wagner ; nous avons « anarchisé » avec Nietzsche qui, pourtant, par son admiration de la culture française, aurait pu nous rappeler au respect de notre passé et de notre génie, Mais ce ne furent là que des modes d’un jour. M. Reynaud énumère les œuvres du Nord qui nous envahirent, russes, scandinaves, anglaises. Pouvions-nous les ignorer, et l’Allemagne en est-elle responsable ? Tolstoï nous a jetés dans un délire comparable à celui où Richardson nous avait jetés au xviiie  siècle, mais beaucoup plus dangereux. Soit. Pouvions-nous ignorer Tolstoï ? Remarquons plutôt la prudente résistance que les gloires étrangères ont rencontrée chez nous, et admirons à quel examen critique nous les soumettons avant de les adopter, On nous reproche souvent notre lenteur, et ce reproche est quelquefois mérité. Qu’il y ait eu dans notre théâtre et dans notre roman un débordement de naturalisme, un goût malsain des perversions physiologiques, un paganisme licencieux : c’est ainsi que le régime des surenchères démocratiques comprend la liberté de pensée. Quand M. Reynaud parle de « l’effroyable atmosphère de vulgarité et de bassesse qui a régné sur notre littérature et sur notre politique », je le lui accorde pour la politique, non pour la littérature, où cette atmosphère a été combattue et en partie dissipée. Il ne faut pas que les excès, dont les auteurs étaient si souvent des naturalisés de fraîche date, des étrangers déguisés sous des noms français, nous cachent le travail d’assainissement que nos meilleurs écrivains ont accompli et dont les résultats se sont de plus en plus manifestés à partir de 1900. Réveil du sentiment religieux et conséquemment de l’esprit national ; retour aux classiques qui n’avaient jamais été mieux sentis ; refoulement des chimères et des nuées romantiques devant la lucidité courageuse du noble réalisme français. Ce qui apparaît clairement, c’est qu’en France, dans cette période de confusion où un cosmopolitisme, qui manœuvrait toujours au profit de l’Allemagne, s’efforçait de nous démanteler et trouvait des auxiliaires conscients ou inconscients parmi les aventuriers qui nous gouvernaient, le talent littéraire, sauf de rares exceptions, fut d’un seul côté, du bon, celui de la patrie.

Et pourtant l’influence allemande n’avait jamais été aussi forte. Elle puisait de sa force dans ce stupide anticléricalisme qui n’est la plupart du temps que de l’antichristianisme. Un jour le grand Condé, au moment où Bourdaloue se dirigeait vers sa chaire, le désigna du doigt et dit : « Voilà l’ennemi ! » Belle parole qui précise l’attitude du christianisme en face de nos instincts, de nos passions, de tous nos appétits d’orgueil, de toutes nos vanités d’amour-propre. Ce n’est pas dans ce sens-là que Gambetta lançait son fameux cri : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » La nouvelle démocratie en fit sa devise et son programme, et par là elle se livrait à l’action de l’Allemagne, Elle pardonnera tout à l’anticlérical, même de n’être pas démocrate : elle ne passera rien à celui chez qui elle devinera un retour aux idées religieuses. Elle pardonnera à Renan sa Réforme intellectuelle et morale, bien qu’elle n’ait jamais eu à essuyer de réquisitoire plus méprisant et plus décisif : sa Vie de Jésus le rend tabou. Elle essaiera, vainement d’ailleurs, de ruiner le crédit de Taine, malgré son Ancien régime, et bien que ses Origines ne lui soient pas plus hostiles que la Réforme de Renan, parce qu’elle a senti chez lui une déférence grandissante pour la morale chrétienne. Partant de ce principe que quiconque est l’ennemi de l’Église est son ami, elle ouvrira largement les portes de la cité française et facilitera l’accès des grands emplois à tous ceux qui ne pourront être soupçonnés d’attachement à nos traditions religieuses. Et voilà des tas d’étrangers au cœur de la place.

La haute Université la servit par sa dévotion à la science allemande. En 1870 l’enseignement supérieur était tombé dans un triste état de langueur, et des réformes s’imposaient. Les hommes qui s’en chargèrent s’inspirèrent de l’organisation des universités germaniques. Mais cette organisation était en grande partie une œuvre française adaptée par l’Allemagne. C’est nous qui lui en avions fourni les plans. Pourquoi ne le disait-on pas ? Pourquoi n’en faisait-on pas honneur au Moyen Âge ? Et si ces hommes facilement essoufflés n’osaient remonter si haut, pourquoi semblaient-ils oublier même ce qu’avaient voulu, ce qu’avaient ébauché le xviiie  siècle et la Révolution ? Il ne leur souvenait de l’Ancien Régime que pour foncer sur l’enseignement secondaire, le plus indépendant, dont la création, proh pudor ! était l’œuvre des Jésuites. On l’a dit récemment à la Chambre ; on ne le dira jamais assez, et plus tard on le répétera avec des preuves encore plus accablantes, la haute Université, sauf quelques exceptions, abdiqua devant l’Allemagne. La morale qu’elle préconisait, du reste sans autre succès que d’encourager l’arrivisme, fut la morale kantienne parce que « Kant offrait cet avantage d’enseigner une éthique très élevée qui ne supposait aucune croyance proprement chrétienne ». Les méthodes qu’elle prônait, ces méthodes responsables de tant d’ouvrages illisibles et inutiles, étaient les méthodes allemandes.

L’Université française, dans son ensemble, dit M. Reynaud, paraissait n’avoir d’autre ambition que de travailler d’après les procédés et de reprendre les conclusions de la science allemande ; et malheur à qui tentait de s’écarter de cette voie ! La tyrannie des opinions consacrées, si redoutable chez nous par suite de l’organisation centralisée de la pensée, pesait ici de tout son poids, écrasant les moindres velléités d’indépendance, si bien que, sur certains points, on en arrivait, en France, à se montrer plus servile envers le germanisme que l’Allemagne érudite elle-même.

En effet, nous étions devenus les élèves soumis des Allemands : pour un peu, nous aurions sollicité leur approbation. Je citerai simplement M. Seignobos, celui-là même qui en 1914, dans un journal allemand, si je ne me trompe, plaisantait lourdement nos appréhensions de la guerre : quand il eut à juger la Cité antique de Fustel de Coulanges, dont on se rappelle les pages vengeresses sur nos historiens germanophiles, il daigna concéder que c’était un chef-d’œuvre, mais sans valeur instructive ; et il nous en asséna la preuve : « Les manuels allemands d’antiquités n’en tiennent aucun compte et plusieurs même ne le nomment pas20. »

Une autre abdication devant l’Allemagne, encore plus grave, ce fut celle de notre socialisme. Jusqu’en 1870, en dépit d’infiltrations germaniques, il avait gardé « un souci de dignité individuelle et un idéal de justice généreuse qui lui étaient propres ». J’avoue que je ne suis pas très sensible à cette générosité, dans mon horreur de tout système qui ne se fonde pas sur une connaissance psychologique de l’homme. Mais elle existait, et ce socialisme, autant par ses défauts que par ses qualités, était national. À partir de 1870 (la traduction du Capital de Karl Marx est de 1873) le marxisme qui ne voit dans l’histoire que des conflits d’appétits et la chasse au bien-être, le marxisme, dont les doctrines matérialistes et la discipline à la prussienne répugnaient aux socialistes français, gagne du terrain, pénètre les milieux ouvriers, y déchaîne la formule meurtrière de la lutte des classes et la formule encore plus funeste de l’Union internationale des prolétaires. En 1900 « l’Internationale reconstituée à Paris est tout allemande ». Ce n’était plus par leur naturalisme métaphysique ni par leur science que les Allemands menaçaient la culture française, c’était par l’action directe. Pendant que leurs historiens, qui exaltaient le passé de l’Allemagne, nous soufflaient le mépris du nôtre, leurs collectivistes travaillaient pour la plus grande Allemagne en nous prêchant le pacifisme et l’antimilitarisme. Par eux, leur patrie se mettait à la tête du mouvement social Ils apportaient à l’Allemagne une nouvelle force ; ils lui constituaient-une nouvelle tentacule impérialiste qu’elle étendait sur le monde.

Notre socialisme, au contraire, était pour nous une nouvelle cause de faiblesse. Il n’aboutissait qu’à des lois mal faites, des mesures vaines, parce qu’au lieu d’essayer loyalement d’améliorer le sort des classes ouvrières, il demeurait englué dans l’anticléricalisme. Son grand triomphe fut de les soustraire à la domination du Pape ! Mais il ne redoutait pas celle du Kaiser. L’homme qui contribua le plus à le dénationaliser, c’est Jaurès. Hegel lui avait donné, dit M. Reynaud, « un panthéisme dont les dures racines matérialistes disparaissaient, à ses yeux, sous la luxuriante frondaison d’idéalisme humanitaire et social qu’il en faisait jaillir ». Mais aucun idéalisme ne peut justifier son aveugle partialité pour l’Allemagne contre la France. Il a été à la tribune française l’avocat de Berlin, mettons l’avocat inconscient ; mais l’inconscience atteste alors une singulière débilité d’esprit. Tout ce que nous avons dit se résume dans le mot que cet assembleur de mots lançait, la veille de la déclaration de guerre, au ministre Malvy : « Souffrirez-vous donc que la France de la Révolution, entraînée par les moujiks, marche contre l’Allemagne de la Réforme ? » M. Buré qui nous l’a rapporté, nous dit encore que le jour où il fut frappé il préparait un article sous ce titre : J’accuse… Accusait-il le citoyen Jaurès de s’être laissé berner par les socialistes du Kaiser et d’avoir fait le jeu de la politique allemande dans l’affaire marocaine ? Vous n’y êtes pas. Il accusait la Russie d’avoir voulu la guerre et il accusait… la France de n’avoir pas su l’empêcher. Ô mânes de Villers !

L’anticléricalisme mis de côté, — et par anticléricalisme, on l’a bien senti, j’entends non le scepticisme religieux, non la défiance du « gouvernement des curés », mais ce que Joseph de Maistre appelait théologiquement le caractère satanique de la Révolution et qui n’est que l’implacable lutte contre le Catholicisme d’abord, ensuite contre le Christianisme, — je ne trouve aucune raison satisfaisante qui m’explique l’effrayante désaffection de la France, l’odieux oubli des intérêts les plus sacrés de la France, qu’au cours de ce long chemin parcouru nous avons constatés chez presque tous les esprits contaminés par le germanisme. Et le livre de M. Reynaud, dont j’aurais voulu donner une idée plus complète, n’est pas encore complet lui-même ! Mais tel qu’il est dans sa marche inflexible, souvent éclatant, toujours solide, je crois en avoir assez dit pour qu’on le lise, qu’on y réfléchisse et qu’on en tire les conclusions qui s’imposent.

Un grand romancier contemporain : Édouard Estaunié

Un romancier qui est presque exclusivement un romancier, qui n’a pas beaucoup écrit ou, du moins, qui n’a pas beaucoup publié, mais dont chaque œuvre patiemment mûrie a conquis des âmes et qui voit aujourd’hui ces âmes former un grand public : c’est Édouard Estaunié. Son premier roman, Un Simple, date de 1891 ; son dixième, que les lecteurs de la Revue des Deux Mondes ont lu avec un si ardent intérêt, vient de paraître en librairie : l’Appel de la Route. Si vous y joignez un petit livre d’impressions d’art recueillies au cours d’un voyage en Hollande, vous avez tout son bagage. Mais, même en un temps de surproduction littéraire, on n’en a pas besoin d’un plus lourd pour affirmer sa maîtrise et son originalité.

Aucune réclame, aucun appel à la publicité. Ses livres ont cheminé tout seuls. Il ne les a accompagnés ni chez les critiques ni dans les bureaux de rédaction. Il n’a fait partie d’aucune école, d’aucune chapelle. Il semblait vivre à l’écart, de son œuvre, alors que son œuvre était l’essentiel de sa vie. Il la poursuivait lentement. Il ne profitait même pas d’un sourire de la fortune pour hâter sa marche. Il ne craignait pas de se laisser oublier dans ses longues périodes de silence dont l’une a dépassé six ans. Loin d’exploiter le succès, il semblait s’en défier comme d’une chaîne et ignorer que le public, malgré son goût affiché pour la nouveauté, désire toujours retrouver dans le dernier livre d’un auteur ce qu’il a goûté dans le précédent. L’Empreinte avait lancé son nom, et déjà les adversaires de l’éducation religieuse se réjouissaient d’accueillir un écrivain de cette valeur ; mais, s’ils s’attendaient à une attaque redoublée, le Ferment, qui suivit, les déçut complètement, et ils laissèrent à M. de Mun le soin de proclamer à la tribune l’impartialité du romancier. Dans la séance du 21 mars 1901, le grand orateur catholique s’écriait : « Vous vous plaignez de ce que l’éducation donnée dans les établissements religieux marque les jeunes gens d’une empreinte trop forte. L’écrivain lui-même, qui a donné ce titre suggestif au roman où il a prétendu mettre en scène l’éducation des Jésuites, en a fait un autre où il a montré l’irrésistible poussée du ferment (c’est le titre de son second ouvrage), du ferment déposé par l’éducation scientifique dans les âmes désabusées de la morale. » Bel hommage ; mais celui qui le méritait risquait, de désorienter ses lecteurs. Il ne s’en préoccupait pas plus que de les intéresser à sa personne. Il n’écrivait pas dans les journaux ; il ne signait aucun manifeste ; il ne paraissait dans aucune interview. Ses romans ne portaient point la marque d’une profession ; et ce n’étaient pas des romans d’amour. En dehors de quelques cercles choisis, où on le rencontrait et où il ne parlait jamais de lui-même, ses admirateurs disséminés ne savaient certainement pas quelles fonctions il remplissait, et si, passant devant une librairie scientifique, leur regard tombait sur les Sources de l’énergie électrique d’Édouard Estaunié, ils ne se doutaient pas que cet Estaunié était le même que celui dont ils venaient de lire l’Empreinte ou la Vie secrète. Lorsque ce dernier roman reçut le prix de la Vie heureuse (étrange ironie des mots !), il était directeur général des Téléphones. Un de ses amis, M. Clément Janin, racontait tout récemment dans un journal de la Côte-d’Or qu’une des dames, qui composent le jury, était convaincue qu’en votant pour lui elle encourageait un employé des Postes.

Mais aujourd’hui, l’œuvre en pleine lumière entraîne l’homme et l’oblige à sortir de sa pénombre. La curiosité est éveillée. Comment faut-il se le représenter ? D’où vient-il ? Quelle a été sa vie ? Quel est son caractère ? Quel degré de parenté y a-t-il entre son âme et celle de ses personnages ? Heureuse curiosité. Nous serions bien reconnaissants aux gens d’autrefois de l’avoir toujours eue. Elle eût facilité la tâche d’un Sainte-Beuve. Essayons de la satisfaire et de montrer l’homme tel que nous croyons le connaître hors de son œuvre et dans son œuvre même.

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Nul mieux qu’Estaunié ne nous peindrait les originaux de la bourgeoisie d’autrefois. Quand il parle de ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, on lui dit : « Pourquoi ne pas les écrire ? » Mais je doute qu’il agite jamais cette petite cloche de la Cité d’Ys. Le romancier qui est en lui ne le permettrait pas. Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’à l’exemple des plus grands romanciers il consente un jour à s’en servir et à modeler quelques-uns de ses personnages sur ces belles effigies de la nature humaine ensevelies dans sa terre natale. Par son père il appartient à une vieille famille de bourgeoisie terrienne. Son grand-père, professeur au petit séminaire de Toulouse, avait quitté l’enseignement pour ensemencer ses terres. Il possédait une grosse ferme à Saint-Julia, au milieu de cet océan de labours qui, d’un horizon de forêts, déferle jusqu’à l’âpre et sombre digue des Pyrénées. Il vécut là sérieux, sévère, moins sévère que sa femme qui était rigoureusement janséniste, Elle lisait encore M. Singlin, et on avait beaucoup de peine à la faire communier une fois tous les cinq ans. Cette humilité devant le sacrement se conciliait chez elle, comme chez la plupart des Jansénistes, avec l’orgueil humain. Elle était fière de son humilité tremblante et fière de sa race. La vie intellectuelle des maîtres de Saint-Julia se concentrait sur la religion. On ignorait la politique. Du sein de cette vaste glèbe on ne regardait que le ciel. C’était la Gascogne sans l’humeur gasconne, un Midi d’apparence froide, dont la passion intérieure se condense en austérité. Les hommes avaient perdu l’accent ; les femmes le gardaient, étant plus proches du terroir. Le père d’Estaunié, reçu le premier à l’École Normale sciences et le second à l’École Polytechnique, opta pour Polytechnique et en sortit ingénieur des mines. Il mourut lorsque son fils était encore enfant. Il lui léguait son exemple, Polytechnique à préparer et peut-être le goût du roman, car le fils rencontra plus tard dans ses papiers une ébauche de roman historique.

Par sa mère il descend d’une vieille famille parlementaire bourguignonne ultraroyaliste et ultramontaine. Sa grand-mère, qui, morte assez jeune, a laissé le souvenir d’un esprit étincelant, était la fille du médecin et ami du duc d’Enghien. Son grand-père, M. Monthieu, avait accepté les fonctions de garde général des Forêts, parce que, dans les Forêts, on estimait ne point servir le Gouvernement, Il avait eu une jeunesse mondaine ; puis il s’était converti, au sens que les gens du xviie  siècle donnaient souvent à ce mot, c’est-à-dire qu’il s’était retiré des plaisirs du monde dans une piété plus stricte. Il n’en avait conservé que l’amour de la chasse et du commandement. Il forçait les sangliers et dirigeait les pèlerinages. Il en mena jusqu’à Jérusalem. Il ne recevait que sa famille et, une fois par an, le clergé de la paroisse. La nuit, il se relevait pour prier et pour se donner la discipline. Ses moustaches ne commencèrent à blanchir que vers soixante-dix ans, et, quand il mourut à quatre-vingt-neuf ans, à peine quelques-uns de ses cheveux s’étaient-ils argentés. On l’ensevelit en costume de tertiaire, car, vers la fin de sa vie, il faisait partie du tiers-ordre. On trouva dans un de ses tiroirs des bas roses de sa jeunesse et des cilices.

Ce fut à cet aïeul, dur pour lui-même, dur pour les autres, et qui inspirait à tous le plus grand respect, que l’enfant fut confié ; ce fut sous ses yeux qu’il fit son éducation. Le régime était inflexible ; debout à cinq heures ; tenu d’obtenir au collège des Jésuites, qui venait de s’ouvrir à Dijon, des places de premier, ou tout au moins de second ; jamais une manifestation de tendresse, et des encouragements dans le genre de celui qu’il reçut le matin de son baccalauréat : « Je n’ai jamais été refusé à aucun examen ; j’espère que tu en feras autant. » Une pareille éducation fortifie la trempe d’un caractère. Les faibles pourraient en garder la courbature ; les natures généreuses y contractent la maîtrise de leurs sentiments et l’habitude de la volonté. J’ai remarqué que ceux qui ont été élevés ainsi, à mesure qu’ils avancent dans la vie, parlent plus complaisamment de leurs éducateurs. S’ils se sont insurgés contre eux, leur souvenir, que ces réactions passées ont dépouillé de toute amertume, ressemble souvent à de l’admiration. Une rigueur, même excessive, mais toujours égale et jamais injuste, éveille et entretient dans l’âme qui a dû s’y soumettre une sorte de fierté aristocratique dont elle prendra conscience un jour. Nous n’en voulons jamais à ceux qui ont pensé que nous valions la peine qu’on fît de nous des hommes. Il est vrai que, dans le cas de M. Estaunié, cette discipline impérieuse eut ses compensations. Dès cette époque commençait son admirable intimité que la mort seule devait interrompre, avec une mère dont la droiture, l’intelligence virile, la culture exceptionnelle, la tendresse, eurent tant d’action sur son caractère et son talent.

Le jeune homme, qui, en 1878, quittait Dijon et venait aux Postes se préparer à Polytechnique, tenait-il plus de son ascendance paternelle que de son ascendance maternelle ? De l’une et de l’autre il avait hérité une grave conception de la vie et une rectitude intransigeante. Mais il se peut que l’ascendance paternelle ait d’abord prédominé. On remarque que, dans toute la première partie de son œuvre, son imagination se reporte de préférence vers les paysages languedociens. Un Simple se passe à Toulouse et dans la région toulousaine ; l’Épave et la Vie Secrète, à Saint-Julia ; le héros du Ferment vient de Castelnaudary. Au contraire, dans la seconde partie, la Bourgogne le reconquiert : les Choses voient le ramènent à Dijon ; l’Appel de la Route le conduit à Semur. Plus il va, plus il est attaché à sa petite patrie, plus il est Bourguignon et Dijonnais. C’est souvent dans le pays où l’on naquit qu’aux heures de lassitude on se sent renaître. L’air de Bourgogne a pour lui des douceurs vives et une vertu délectable qu’il ne respire nulle part ailleurs. Bossuet se revanche du Midi janséniste.

Mais Jansénius avait commencé par prendre l’avantage. Et peut-être sa lointaine influence ne fut-elle pas absolument étrangère aux dissentiments qui se manifestèrent à Paris entre l’élève des Jésuites et ses maîtres. Le fait est qu’il se déplut aux Postes. La préparation à Polytechnique, trop exclusive, où l’on ne travaillait qu’en vue de satisfaire tel ou tel examinateur, l’avait rebuté. Au risque de heurter son terrible grand-père, il émigra à l’École Bossuet, dont les élèves suivaient les classes du Lycée Saint-Louis et que dirigeait alors l’admirable abbé Thenon, ancien élève de l’École Normale et de l’École d’Athènes. L’enseignement universitaire, particulièrement celui de Pierron, le ravit. Quant à l’École Bossuet, il en goûta pleinement le régime, comme tous ceux qui ont eu la chance de le connaître ou qui l’ont encore. L’abbé Thenon envoyait ses grands élèves au cours de théodicée professé à l’Institut catholique par Mgr d’Hulst son ami. Édouard Estaunié n’a jamais oublié l’intérêt qu’il y prit. Tout devait en effet l’attirer dans ce prélat dont Mgr Baudrillart a tracé un portrait magnifique et définitif. La nuance un peu hautaine de sa physionomie, ce qu’il appelait lui-même et s’excusait d’appeler « son hérédité aristocratique », n’était point pour déplaire au jeune homme. Il admira son aisance dans l’exposition des idées abstraites, sa netteté décisive, son dédain des faux fuyants, son intelligence rapide, son ouverture d’esprit, la belle et profitable curiosité de ce prêtre, « qui, sans s’être adonné spécialement à aucune science particulière, avait su se tenir au courant du mouvement général des sciences ». Je ne sais ce qu’il retint de ses cours ni si, plus tard, il prêta l’oreille aux échos de cette parole que lui renvoyaient les journaux et les livres. Mais il est curieux de noter qu’en 1895 Mgr d’Hulst, dans son dernier discours de rentrée ou il précisait le rôle de l’enseignement supérieur catholique, empruntait une de ses images les plus saisissantes à la théorie des ferments de Pasteur. Si nous traitions d’un contemporain comme nous le faisons des écrivains du passé, avec une ingéniosité souvent trop conjecturale, il ne nous en faudrait pas davantage pour aller chercher dans ce discours la première idée du Ferment d’Estaunié.

Il entra à Polytechnique. Sa promotion fut une des plus glorieuses : elle comptait entre autres illustrations futures Ferber, le père de l’aviation ; Cazemajou, le grand explorateur de l’Afrique centrale ; les généraux Nollet et Pellé ; M. Rouché, directeur de l’Opéra, et Marcel Prévost. On a dit encore plus de mal de l’École Polytechnique que de l’École Normale. Que ne lui a-t-on pas reproché ? De surmener les jeunes gens jusqu’à les stériliser et de n’en faire que des théoriciens infatués d’eux-mêmes et de leurs théories. On l’a accusée, — ni plus ni moins que la Société de Jésus, — de les marquer d’une indélébile empreinte. On oublie que les grandes écoles ne donnent réellement un « esprit » qu’à ceux qui n’en avaient pas. « Vous imaginez-vous, disait un soir Édouard Estaunié dans un groupe où l’on discutait Polytechnique, vous imaginez-vous que l’X a été institué pour fabriquer péniblement et durement des officiers d’artillerie et quelques ingénieurs ? Non certes, et je vous accorde qu’on les fabriquerait aussi bien ailleurs. L’X est une institution de luxe, une vaste expérience faite chaque année sur deux cents cerveaux afin de découvrir et, s’il y a lieu, de développer les aptitudes mathématiques et le génie qui glorifierait la science française. Cette expérience donne ou ne donne pas de résultats ; affaire de chance ! Mais il semble que, tous les deux ou trois ans au moins, il en sorte un bel exemplaire. Pour le reste, pour la grande masse des Polytechniciens, on les rejette dans le courant. Ils n’ont pas à se plaindre. Que leur a coûté l’aventure ? Deux années d’études désintéressées, deux années de science pure, d’une science dont ils n’auront peut-être jamais l’occasion de se servir. Soit, mais deux années durant lesquelles ils ont acquis une souplesse et une rapidité de conception qui leur permettent de s’adapter aux fonctions les plus variées. On prétend que le Polytechnicien est un théoricien inutilisable. C’est absurde. Il fait à l’École d’application les études pratiques qu’on fait ailleurs ; mais il les fait avec une méthode de travail incomparable. Assurément chaque promotion a son poids de médiocrité : des cerveaux vite usés, des esprits dénués de critique qui se persuadent que la science dont on les a nourris est toute la vérité. L’extrême culture mondaine ou supérieure, mal assimilée, rejoint l’outrecuidance primaire. Nous le voyons tous les jours, et nous n’avons pas besoin d’aller à Polytechnique pour le voir. Au total, quelques déséquilibrés, quelques abrutis, quelques vaniteux. Mais à côté de ceux-là, les seuls dont on parle, que d’autres, dont l’intelligence, admirablement disciplinée, sait se plier, dans les ordres les plus divers, à ce qu’on attend d’eux ! »

Des témoignages comme celui d’Estaunié sont précieux à retenir dans une démocratie où la défiance s’attache invinciblement à toutes les formations d’élite et où nous sommes toujours menacés par l’esprit de nivellement. Ils le sont davantage lorsqu’ils nous viennent d’hommes que leur vocation n’avait pas orientés vers ce genre d’études et dont elles exercèrent la volonté plus qu’elles ne répondaient à leur ambition naturelle. Du plus loin qu’Estaunié remonte dans son passé, il ne lui souvient pas d’avoir jamais douté qu’il écrirait des romans. En eût-il écrit d’autres, s’il n’avait pas été polytechnicien ? On n’a pas manqué de retrouver l’influence de la culture scientifique dans ce que ses inventions romanesques paraissent avoir de déductif, de démonstratif et, pour tout dire, de « construit. » Prenons garde d’attribuer aux mathématiques l’œuvre du tempérament, Personne n’a reconnu le polytechnicien sous l’habile composition des romans de Marcel Prévost ; et tous deux pourtant ont subi à la même époque, de la part des mêmes professeurs, la même discipline intellectuelle. Non seulement Estaunié n’a point transporté dans les vivants problèmes de morale et de psychologie la rigueur des théorèmes ; mais je sais peu d’hommes plus éloignés des applications qu’on prétend faire de la méthode scientifique aux questions qui touchent l’âme humaine et les arts. Si les études scientifiques ont agi sur lui, ce n’est pas comme on l’entend d’ordinaire. Elles lui ont seulement donné le moyen d’acquérir un sens plus complet et plus aigu de la vie moderne. Il est excellent que l’écrivain, qui se propose de nous la peindre, ait fait le tour des connaissances de son temps et qu’il ait au moins traversé ces laboratoires dont les lueurs, qui s’en échappent, colorent, même à notre insu, nos pensées et notre imagination. L’éducation scientifique est plus utile à un romancier né que l’éducation exclusivement littéraire qui peut développer son esprit critique, mais intimider sa faculté de création. Elle a aussi cet avantage qu’elle ouvre à son activité en même temps qu’à son expérience psychologique des milieux qu’en général l’homme de lettres ignore ou n’étudie que de l’extérieur. Il importe peu qu’il n’en tire ni ses décors ni ses personnages : la seule chose qui compte est d’avoir pu multiplier sous différents éclairages ses observations de la nature humaine.

À sa sortie de l’École, ayant manqué de quelques rangs les carrières civiles, Estaunié démissionne et suit les cours de droit. Le droit lui parut beaucoup plus loin des mathématiques que la théodicée. Mais il était dit que les mathématiques ne le lâcheraient pas. Un concours se présente pour l’emploi d’ingénieur des Postes et Télégraphes : il le passe, et le voilà définitivement embarqué. Ce fut en qualité d’élève ingénieur qu’il fit son premier voyage en Belgique et en Hollande. Il en rapporta des impressions de tableaux qu’il réunit plus tard dans un petit livre, le seul de lui qui ne soit pas un roman. Mais le romancier y est déjà. Je vous recommande ce qu’à propos de Peter de Hoock il écrivait de « l’ambiance ». Le milieu nous livre la clef des événements et des actes précis. L’ambiance nous révèle l’âme au repos, car l’âme sur tous les objets, qui forment la trame de sa vie, « met son dessin et ses chatoiements ». Elle s’y trahit, et ils la trahissent à leur tour. Un jour le romancier se fera leur complice, et nous aurons les Choses voient. Mais nous en sommes encore loin.

Quatre ou cinq ans devaient s’écouler avant qu’un manuscrit à la main il franchît le seuil d’un éditeur. L’éditeur était Paul Perrin. Le roman, intitulé Un Simple, violent, inexpérimenté, se ressentait de l’influence du naturalisme : le jeune auteur y avait traité, sans le savoir, le même sujet que celui de Pierre et Jean, avec plus de dureté, comme il convient à la jeunesse. Perrin en vit les défauts, mais, sous ces défauts, de telles qualités qu’il n’hésita pas un instant sur la valeur et sur l’avenir de l’inconnu. Il l’accueillit non seulement avec sa bienveillance et sa courtoisie coutumières, mais avec une sympathie qui s’adressait à l’homme et qui faisait de son accueil une sorte d’installation dans son amitié. Mais que cette amitié fut longue à devenir une intimité ! M. Doumic a rappelé, lorsque nous avons eu la douleur de le perdre, quel homme charmant et rare fut « ce type accompli du libraire à la française » et avec quel plaisir ses auteurs lui rendaient visite simplement pour causer. Il avait toujours l’air heureux de vous voir, comme si vous lui apportiez une occasion de vous obliger ; et, même quand le succès de votre dernier livre ne répondait pas à son attente, ou à la vôtre, il trouvait toujours des mots qui vous remontaient. Estaunié a connu le charme de ces causeries ; mais, lorsqu’il avait donné un roman et qu’on avait obtenu de lui qu’il fit son service de presse, — ce qui n’était pas toujours facile, — il disparaissait des mois et des mois, tant il craignait que son livre fût une mauvaise affaire pour son éditeur. Ils demeurèrent ainsi une vingtaine d’années, fidèles l’un à l’autre, aussi discrets l’un que l’autre, sentant qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre ; et un jour ils éprouvèrent qu’ils étaient d’intimes amis.

Cependant la carrière de l’ingénieur se déroulait parallèlement à celle du romancier. Je n’y insisterais pas, si elle avait été obscure et monotone. Qu’un Huysmans par exemple, soit resté vingt ou trente ans chef de bureau dans un ministère, cela n’offre aucun intérêt à ceux qui étudient son œuvre, parce que rien dans ses fonctions ne pouvait le détourner d’écrire. Mais la vie administrative d’Estaunié, par le travail qu’elle lui imposait, par les responsabilités où elle l’engageait, semblait exclure toute autre occupation. M. Millerand l’avait mis à la tête de l’École d’application où se forment les ingénieurs des Postes et des Télégraphes et les membres du haut personnel. C’était une dernière expérience que l’on tentait, car on songeait à la supprimer. L’ancien élève des Jésuites, qui avait souffert d’une spécialisation trop étroite, comprit qu’elle se mourait faute d’air. Il fallait en ouvrir les portes et les fenêtres aux idées générales. Aussitôt il institue un Conseil de perfectionnement. Henri Poincaré accepte d’y entrer et promet tous les deux ans un cours sur un sujet inédit. Le moment venu de lui rappeler sa promesse, Estaunié alla le trouver. « Que voulez-vous que je traite ? » dit Poincaré. Estaunié lui proposa un sujet absolument nouveau, convaincu qu’il lui demanderait au moins quelques semaines pour le préparer. Mais cet homme prodigieux lui répondit seulement : « Quand désirez-vous que nous commencions ? — Quand il vous plaira. — Eh bien ! mercredi prochain. » Les dix conférences de Poincaré furent publiées et servirent de base à de nombreux travaux. Ce fut à cette École que Curie fit sa première conférence sur le radium. Quant à Estaunié, il s’était chargé d’un cours sur la télécommunication électrique, dont je crois qu’il tira un livre, et d’un autre cours sur l’Histoire de l’Art accompagné de promenades dans les musées de Paris. Au bout d’un an, l’École, qui se mourait, était revenue à la vie, mais à une vie nouvelle ; et il lui arrivait des élèves de tous les pays de l’Europe, y compris la Suède et l’Allemagne. Personne ne parla plus de la fermer.

Mais on eut besoin d’un homme pour la direction du Matériel et de la Construction : Estaunié y fut nommé. Cette direction consommait en moyenne un directeur tous les quinze mois. Il y resta plus de sept ans. La guerre le surprend inspecteur général : il demande à partir ; on l’envoie au Grand-Quartier anglais assurer les liaisons télégraphiques de l’armée anglaise avec le réseau français. Il rejoint le 2 septembre, à la veille de la Marne ; et il suit les Anglais jusqu’en 1917. Rappelé à Paris, il entre à la Commission des contrats chargée de réviser les marchés et de rabattre les prix excessifs. Démobilisé en 1919, il reparaît au Ministère où les absents ont tort de ne pas continuer à l’être ; et il sollicite de son ingrate administration une retraite anticipée qu’on s’empresse de lui accorder. Mais, un mois plus tard, M. Millerand, devenu gouverneur de l’Alsace, le fait venir à Strasbourg et le nomme à la présidence de la Commission des liquidations d’Alsace-Lorraine. Il s’agissait d’établir le cahier des charges relatif à la liquidation des biens qui dépassaient cinq cent nulle francs et dont beaucoup atteignaient des centaines de millions. La Commission désignait aux tribunaux la personne à qui le bien devait être accordé et le prix auquel on devait le liquider. Il est inutile d’appuyer sur les qualités qu’exigeaient des opérations aussi considérables et aussi délicates. Songez seulement à la somme d’expérience que représentent ces diverses situations. Directeur de Ministère, il a vu de près les ouvriers et leurs syndicats ; et, s’il s’est fait aimer d’eux, c’est par son esprit de justice et sa fermeté, non par ses complaisances. Président des liquidations, il a vu d’aussi près les hommes d’affaires qui certainement lui ont paru bien plus redoutables. Balzac lui aurait envié ce poste d’observation. La main sur des dossiers d’où l’or ne demandait qu’à ruisseler, il était là comme au centre de l’attraction des mondes.

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Il avait servi l’État trente-quatre ans sans interruption. Ses mois de congé, il les avait employés à voyager en Espagne, en Sicile, en Italie, en Suisse, jusqu’en Roumanie ; mais il n’avait pas porté aux cités étrangères un cœur oublieux de son pays. C’est encore la France qu’il connaît le mieux. Il est l’hôte enchanté des petites villes, l’explorateur ravi de leurs trésors, l’amoureux des vieilles pierres et des paysages qui ont une histoire. Et il aime beaucoup aussi les gens qui en ont une ou qui en ont eu plusieurs. C’est comme un fait exprès ; partout, ou presque partout, il dépiste des personnages qui, par leurs aventures ou par le mystère de leur vie, aspirent, sans le savoir, à entrer dans un roman. La vérité est qu’il est partout romancier. Il l’est devant les tableaux d’un musée, devant la Dentellière de Van der Meer ou devant la Bohémienne de Hals ; il l’est lorsqu’il parcourt une ville et que, tombant en arrêt, il essaie de déchiffrer la physionomie soucieuse d’une vieille maison ; il l’est quand il raconte ses voyages ; il l’est dans l’hôtel où il descend et dont l’hôtelier, à moins que ce ne soit l’hôtelière, ne parvient pas à lui dissimuler qu’un secret lui ronge le cœur. Il l’était souvent derrière la table de son bureau, quand il plongeait dans l’âme de son visiteur l’acier de son regard. Perrin le sentait si bien qu’au début de leur liaison il faillit lui proposer de quitter sa situation pour se consacrer uniquement à son œuvre. Estaunié ne le sut que plus tard. Cette preuve de confiance l’eût beaucoup louché ; mais il eût certainement décliné la proposition, Il n’avait pas plus le sentiment de sacrifier son œuvre qu’un amant celui de trahir son amour, en accomplissant avec le plus grand zèle les devoirs de sa profession. Son œuvre, il la retrouvait chaque jour ; il ne l’oubliait jamais ; elle était la douceur, l’inquiétude, l’exaltation de sa vie ; mais il ne lui permettait pas d’en occuper toutes les heures. Il exprimait récemment l’idée qu’à l’inverse du philosophe ou du pur savant, le romancier doit être lui-même un acteur activement mêlé aux réalités du monde. « Il faut, disait-il, qu’il soit autre chose qu’un romancier : j’entends par là que, tout en produisant son œuvre, il subisse ou rencontre ou recherche des circonstances qui l’obligent à participer d’une manière directe et personnelle à l’état social de son temps. »

Pendant toute la durée de sa direction, il écrivait de une heure jusqu’à trois heures. À trois heures, il interrompait la page commencée et regagnait son ministère. Il lui est arrivé plus d’une fois d’abandonner un roman dont la première partie était achevée et qui représentait pour lui des mois de travail, bien plus, des mois de vie intérieure. Il le reléguait au fond d’une armoire, ne voulait pas y penser, n’y pensait plus. Et, quelques jours ou quelques semaines après, il en commençait un autre. C’est ainsi qu’il a dans ses papiers un roman sur l’Administration qui probablement ne sera jamais repris, et un autre sur la vie profonde d’un village français dont personne ne connaîtra le dénouement, pas même lui. Ceux qui croient au plan rigoureux de ses romans seraient confondus de la manière dont il les compose. Il part d’une scène qu’il a vue ou plutôt qui lui est brusquement apparue et d’où l’idée du livre a jailli. Mais où se place-t-elle ? Il ne sait ni quand ni comment elle se produira. Ses personnages s’y dirigent : il les suit. Chemin faisant, il en rencontre d’autres, et il est le premier très étonné que ces nouveaux venus jouent dans l’aventure un rôle qui dépasse toutes ses prévisions. Vous l’entendez dire en parlant de l’un d’eux : « Je ne sais pas ce qu’il va faire, mais je m’attends à un mauvais coup. » Ou encore : « J’avais là un bonhomme qui me semblait très inoffensif : je me trompais. » Nous nous rappelons les soirs d’hiver de 1912 où il nous lisait les Choses voient, à mesure qu’il les écrivait. Nous avions l’impression que l’auteur ou, si vous aimez mieux, le guide qui nous précédait à travers cette histoire angoissante avait marché comme nous de surprise en surprise.

Mais quelle part ses souvenirs personnels se sont-ils réservée dans cette œuvre d’imagination ? Estaunié a horreur de tout ce qui peut ressembler à des confidences, et peu de romanciers ont tenu leur vie intime plus écartée de leurs romans. Les endroits mêmes où il les place ne sont pas toujours ceux qu’il a le plus fréquentés. Je n’en compte que trois ou quatre qui lui étaient réellement familiers : dans Un Simple, la plaine de Belpech ombreuse, sillonnée de rivières, fouillis de prairies avec ses maisons moitié chaumières, moitié châteaux : un décor de son enfance ; dans l’Épave, la demeure de son grand-père ; dans la Vie Secrète, le village voisin de Saint-Julia. L’extraordinaire maison des Choses voient, cette maison d’aspect honnête, parcimonieux et cossu, en pierres de taille, cette vieille demeure bourgeoise de parlementaires ou de basochards resserrée entre l’hôtel de la Bretonnière et celui de Chavannes, dans un coin aristocratique de Dijon, appartenait à des membres de sa famille. C’est tout. La première partie de l’Empreinte se passe à Nevers ; mais il n’a séjourné à Nevers que cinq heures entre deux trains. Le Ferment nous transporte à Spa ; mais il n’est resté à Spa qu’un seul jour. Il n’a fait que traverser le Vézelay des Solitudes, ce village de Bourgogne « ceint de vieux murs, qui semble une frégate échouée sur un récif et dont les petites fenêtres ouvrent, par-dessus la bande noire des remparts, des milliers de sabords d’où l’on s’attend à voir jaillir l’éclair d’un coup de canon ». Et l’inoubliable Semur de l’Appel de la Route, il ne l’a visité qu’un après-midi. Mais les gens de Semur ne démentiraient pas les lecteurs qui se flatteraient de connaître leur ville. Il saisit avec une précision étonnante l’aspect des choses et n’évoque ou ne décrit jamais mieux que ce qu’il a vu très vite.

Quant à ces personnages, je crois, que jusqu’à l’Empreinte, il a peint çà et là des gens qu’il avait connus. Il avait connu et aimé sa Bonne Dame dont les malheurs commencèrent avec son veuvage, qui adorait sa fille, qui ne pouvait souffrir son gendre, qui se ruina pour eux et qui finit dans une maison de retraite. Le Père Boijol de l’Empreinte, petit, mince, le nez fureteur, les lèvres rieuses, qui a réduit les Provinciales en tableaux synoptiques, est évidemment le Père Caruel. D’ailleurs, lorsqu’Estaunié fut décoré, le Père Caruel lui écrivit pour le féliciter et signa Boijol. Mais, à partir de l’Empreinte, je ne pense pas qu’on puisse mettre un nom sur aucun de ses personnages : ils sont tous sortis de son imagination ou d’une rencontre imprévue de son imagination avec la réalité.

Un soir, à un dîner, il se trouvait assis près d’un haut bureaucrate (mort depuis) qui lui raconta incidemment qu’il retournait tous les dimanches à Vincennes et y passait la journée dans la petite maison d’un ami qu’il avait perdu. Ce détail frappe Estaunié et le poursuit. Une telle religion du souvenir ne recouvrirait-elle pas un grand amour ? Si cet homme avait aimé la femme de son ami et s’il allait ainsi chaque semaine revivre dans l’ambiance de l’être adoré et disparu ? Cela supposerait un amour très noble, très pur ; cela supposerait aussi que l’on croit à la présence des invisibles. Quel contraste avec les impitoyables passions charnelles qui ne se résignent ni à l’absence ni à la mort et qui laissent au cœur l’âcreté d’un désir inassouvi ! Et voilà l’Ascension de M. Baslèvre, Je note que le M. Baslèvre de la réalité avait vécu toute sa vie place des Vosges et que, parvenu au faîte des honneurs, il n’avait jamais quitté sa mansarde d’étudiant. Ce détail, que le romancier respecta, parut en général invraisemblable. C’est une vieille histoire. Et c’en est une autre, toujours bien venue, que d’avoir créé un personnage dont on vous donne ensuite le vrai nom et l’adresse. Dans la Vie secrète, Estaunié avait imaginé un certain Lethois qui, sans que personne le sût, continuait depuis vingt ans ses expériences sur les fourmis. Lethois ignorait tout de la législation et de la politique françaises ; mais il connaissait jusqu’au moindre détail les mœurs, le régime, les révolutions de ses fourmis, « et il n’apercevait dans l’humanité qu’une vaste fourmilière d’ordre inférieur ». Des lecteurs s’écrièrent : « Le signalement est parfait au physique comme au moral. On ne peut pas s’y tromper : c’est Un Tel qui demeure à Chartres. »

Cependant la plupart des êtres qu’il a créés ont un trait commun. Ce sont de grands solitaires qui ne connaissent ni les abandons ni les épanchements. Ils vivent repliés sur leur âme comme des dragons sur leur trésor. Ils ne communiquent entre eux que par éclairs et par éclats, et ne se découvrent qu’en se mettant hors d’eux-mêmes. Ils ne se confient à personne, et encore moins à ceux qui leur sont chers. Jamais l’expression de « rompre le silence » ne m’a paru plus juste. L’aveu de leurs tourments intérieurs, de leurs pensées les plus intimes, est une sorte de rupture, de déchirement, et ressemble presque à un acte d’hostilité. Tout récemment un critique d’une rare pénétration, M. Thibaudet, analysait en eux les effets de l’empoisonnement par le silence. Ils ne souffrent pas seulement de leur obstination à se taire : ils ont senti ou compris que, même si nous voulions tout dire, nous ne le pourrions pas. Seuls les esprits superficiels se livrent parce qu’ils n’ont rien à livrer. Nos paroles, nos confidences, ne sont que des ébullitions à la surface d’une âme dont l’impuissance à s’exprimer relient le meilleur d’elle-même ou le pire dans ses muettes profondeurs. Les uns s’en exaspèrent ou en gémissent ; les autres, qui sont les plus forts, s’y résignent et s’en accommodent. Cette vision de petits mondes fermés dont se compose notre monde, je croirais volontiers qu’Estaunié la tient du souvenir de ses ascendants. S’il ne les a pas pris pour modèles, s’il ne les a pas ressuscités pour les jeter dans ses combinaisons d’intrigues, il a du moins imposé à ses personnages leur repliement solitaire, leur religion du silence. Mais il a transformé en prison cellulaire ce qui n’était pour ces âmes fières et taciturnes qu’un oratoire dans une forteresse.

Mais lui, Estaunié, où le trouve-t-on dans son œuvre ? Il est rare qu’un romancier ne se mette pas en scène, ne fût-ce qu’une seule fois. Flaubert lui-même nous a livré quelque chose de sa jeunesse dans son Frédéric Moreau. Si on ne raconte pas les événements de sa vie, si on ne fait pas son portrait, on prête du moins à un des fils de son imagination, ses goûts, ses prédilections, ses idées, un peu de son humeur. Je cherche en vain dans l’œuvre d’Estaunié un jeune homme ou un homme dont le caractère s’accorde nu sien, qui exprime ses sentiments, ou simplement qui partage quelques-unes de ses préférences. Cette sensibilité si délicate et si vive sous un masque de volonté tendue, ces effusions charmantes qui sont comme la source dans le roc, tout ce qui fait la grâce virile de son amitié, aucune de ses créatures n’en porte la marque ou n’en garde le reflet. Il n’en a chargé aucune de le représenter dans son rôle d’organisateur ou de psychologue à intuitions. Aucune ne s’est parée de ses plus chers plaisirs. Il ne me souvient pas qu’il ait décrit la joie du connaisseur qui guette le passage d’un dessin de maître, qui arrive à l’acheter par un concours de circonstances toujours exceptionnelles et dont la collection, commencée sur ses premières économies, tient à la fois du reliquaire et du trophée. Pas un de ses personnages n’aime ce qu’il aime : les vieux meubles, les belles étoffes, les fleurs, — ces fleurs qui lui sont nécessaires et dont il se plaît à faire de riches harmonies, car il en remontrerait aux plus habiles fleuristes dans l’art des gerbes et des bouquets. Pas un de ses personnages n’est, à ses moments perdus, tapissier ou encadreur, Enfin pas un ne l’a suivi sur les pentes et les glaciers des Alpes, l’ascension de M. Baslèvre n’ayant rien à voir avec celles de cet alpiniste passionné.

Mais on a beau se fuir soi-même dans ses romans, il faut bien qu’on s’y rejoigne çà et là. Il y a une scène dans le Ferment dont je parierais qu’elle est une scène vécue. Le héros, ancien élève de l’École Centrale, donne des leçons au fils de Mme de Rouvayre, et cette dame, qui paie soixante francs une séance de son coiffeur à domicile, juge exorbitant qu’il en demande dix pour une heure de son temps. Il est certain qu’Estaunié n’aurait pu écrire l’Empreinte, s’il n’avait pas reçu l’enseignement des Jésuites. Ses souvenirs personnels ont nourri son livre ; mais comme il a pris soin d’en éliminer sa personne ! On se rappelle le sujet : un élève des Jésuites, pétri, malaxé selon leur idéal, est détourné du sacerdoce, vers lequel ils l’acheminaient, par son tuteur dont l’opposition jette dans son esprit des semences de doute. Il décide de ne pas se faire jésuite, mais de rester fidèle à Jésus. Cependant il n’oublie pas que ses éducateurs ont essayé de l’attirer à la vocation religieuse. Il entreprend la révision de ses croyances et se persuade qu’il ne croit plus. Mais, incapable de sortir de lui-même, incapable de se dévouer à une tâche d’homme, demi-ascète, demi-sceptique, il ne peut supporter la vie du siècle et revient à la Compagnie qui lui tend toujours les bras. Il n’y a pas un atome d’Estaunié en ce jeune homme inquiet, incertain, ambitieux sans énergie, violent et faible, et qui porte l’incrédulité dans sa foi comme Hamlet le doute dans sa certitude. C’est une création, et dont les Jésuites ont reconnu la vérité sous la plume d’un de leurs critiques les plus éminents, le Père Brou. « Un jeune homme de cette nature et dans cette situation, a-t-il écrit, doit voir ainsi les choses, interpréter ainsi les méthodes d’enseignement, le choix des lectures, les conseils donnés, les précautions minutieuses pour préserver la foi, les mœurs, la piété. À ce point de vue, oui, l’Empreinte est un document, et j’en recommande la lecture aux Jésuites. Ils s’y instruiront et verront combien sage est la règle qu’ils ont lue vingt fois dans leurs Constitutions : “Si le candidat affirme n’avoir été poussé par personne de la Compagnie à y rentrer, on pourra passer plus outre. Mais s’il dit avoir été sollicité, il sera pour lui d’une grande utilité spirituelle qu’on lui laisse le temps de réfléchir. Si, après ces réflexions, il sent et juge qu’il convient d’entrer dans la Compagnie, alors… eh bien ! on pourra continuer à l’examiner.” Après cela, que la règle ait été violée, hélas ! il ne suffit pas qu’une règle existe pour qu’elle soit inviolable. » J’ai tenu à citer ce passage qui prouve, en même temps que la sincérité d’Estaunié, l’impersonnalité de son étude.

Son expérience intime ne lui fournit pas plus les événements que les personnages, mais seulement les idées et les problèmes. Je suis convaincu que l’idée de la Vie Secrète lui a été en grande partie inspirée par la double vie qu’il a menée si longtemps. Dès les premières pages du roman, il nous semble que l’auteur commette une étrange confusion. La vie secrète ne consiste pas à dissimuler un travail que nous publierons un jour. Pourquoi M. Lethois se cache-t-il d’étudier les fourmis et l’abbé Taffin d’écrire l’histoire de sainte Letgarde ? Le mystère dont ils s’enveloppent serait facilement percé, s’ils avaient des voisins curieux ; et derrière leurs rideaux ou leurs verrous ils me paraissent aussi candides que des enfants. La vraie vie secrète n’a besoin ni de rideaux ni de verrous. C’est celle de nos désirs inavoués, de nos haines, de nos amours, de nos jalousies féroces et silencieuses, de nos vices, de nos dévouements qui n’en seraient plus, si nous leur permettions de se révéler. C’est tout l’inexprimé ou l’inexprimable qui rend deux êtres étrangers l’un à l’autre jusque dans leurs embrassements. C’est la pensée invisible au fond des yeux les plus limpides. C’est la mort de l’amour sous les gestes habituels de l’amour. Ce sont les illusions éteintes dont la lumière survit encore dans notre regard. L’auteur des Choses voient et des Solitudes ne l’ignore pas. Mais, s’il ne se cachait pas de son travail d’écrivain, il en défendait jalousement l’intimité, et il ne parlait jamais de ce qui était pour lui plus que ses fourmis pour M. Lethois et plus que sa Sainte pour l’abbé Taffin. Combien de gens autour de lui savaient-ils qu’il écrivait des romans et pouvaient-ils soupçonner que ce directeur toujours exact, admirablement informé, homme d’initiative et de décision, qui semblait appartenir tout entier à sa charge, se réfugiait deux ou trois heures par jour dans un monde imaginaire où des âmes se torturaient ?

Il ne nous serait pas plus difficile peut-être de deviner dans l’Ascension de M. Baslèvre, venant après le dur livre des Solitudes, l’influence d’un changement de vie et comme une rayonnante diffusion de tendresse ; et nul ne s’étonnerait que l’Appel de la Route eût été tout d’abord entendu dans l’atmosphère d’une grande douleur. Mais qu’il nous suffise d’y sentir la vérité d’une âme qui se dérobe derrière les ardeurs nettes et tristes de son imagination. Une seule fois elle a rejeté tout voile ; elle a parlé pour elle-même ; et je ne sais rien de plus pathétique que la dédicace des Choses voient à une mère qui, jusqu’au moment de la séparation suprême, avait partagé toute sa vie : « … Si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle… »

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En revanche, son œuvre est l’histoire de son esprit. Ses romans s’enchaînent suivant une logique qu’il n’avait certes pas prévue. S’il ne sait jamais absolument où ses personnages le mèneront, il sait encore bien moins à quelle œuvre prochaine il abordera. Son roman fini, M. Estaunié se juge également fini et devient l’homme le plus malheureux du monde. Il se désintéresse de ces êtres qui lui ont dû la vie et les met à la porte en leur souhaitant bon voyage. Mais ils ne s’éloignent pas aussi facilement qu’il les a congédiés ; et, quand il croit tenir un nouveau sujet, il s’aperçoit tout à coup qu’ils sont rentrés à son insu et que ce sont eux qui le lui ont glissé sous la main. Comme il le dit plaisamment, il lui faut des mois pour se désintoxiquer du roman qu’il a fait. Il y parvient, mais alors qu’il recherche la variété et croit n’obéir qu’à son perpétuel désir de renouvellement, c’est sa pensée en marche qui le dirige et lui désigne l’étape.

Laissons de côté ses premiers romans d’un caractère purement anecdotique. Son itinéraire commence avec l’Empreinte. Le jeune homme a réagi violemment et douloureusement contre toutes les idées de son éducation, et il aboutit à la profession de foi la plus désespérée : « L’homme ne vit que par la nature ; il n’est là que pour la servir… Il n’y a ni bien ni mal : il n’y a que des forces et des équilibres. » Dans le Ferment qui suit l’Empreinte à trois ans de distance, cette philosophie est bien près de ne plus le satisfaire. Qu’il l’ait voulu ou non, son récit en dénonce les conséquences désastreuses sur certaines âmes et s’apparente aux Déracinés de Maurice Barrès et à l’Étape de Paul Bourget. Trois ans se passent encore. Il donne l’Épave, un singulier petit livre, la première partie d’un roman interrompu, un portique qui s’ouvre sur le désert, comme le positivisme dont il paraît adopter les froides conclusions. Mais déjà l’auteur de la Vie secrète n’accepte plus cet inconnaissable qu’il est inutile chercher à connaître, D’ailleurs l’inconnaissable n’est pas seulement « la muraille qui enclot l’horizon ». Il est en nous et dans les êtres qui nous entourent. La loi n’est point de s’y soumettre, car « il arrive une heure où cette vie secrète, qui a travaillé en silence le sol sacré des âmes, éclate, renverse, sauve ou tue : elle tue les égoïstes, elle ressuscite par la charité, et le sacrifice en rend la résignation possible ». À la fin de l’Épave, on nous avait dit que le mot Justice doit effacer le mot Charité. Il ne peut plus être question de justice, puisque nous nous ignorons.

Il semble qu’Estaunié se soit arrêté quelque temps, comme s’il avait voulu épuiser l’amertume de cette ignorance. Les objets que nous voyons immobiles et immuables, ces témoins impassibles de nos agitations, pourquoi n’auraient-ils pas aussi leur vie secrète ? Le mystère est partout, mais nulle part plus prodigieux que dans le spectacle du visage humain. « Ah ! la sublime chose qu’un visage ! s’écriera le miroir des Choses voient. Je n’ai vraiment rencontré la vie que sur cette tache toute petite, très humble, toujours pareille en apparence, et qui cependant était à elle seule plus grande que l’horizon, plus diverse que l’Océan. » Désormais rien ne lui paraîtra aussi inepte que le mot fameux : « Je ne crois qu’à ce que touche mon scalpel. » C’est précisément à ce que n’atteint pas le scalpel que nous devons croire. Il n’atteint pas l’effrayante solitude des âmes. Mais est-elle si effrayante ? « Par un jeu divin, elle qui sépare si bien les vivants, semble au contraire abattre la muraille devant ceux qui ne sont plus. On ne comprend vraiment les disparus que dans la solitude où ils nous ont laissés. Tant qu’ils vivaient, on ne savait quels ils étaient : à peine partis, ils deviennent la page ouverte que le cœur solitaire déchiffre tout entière et sans effort. » Ces dernières lignes des Solitudes nous annonçaient, avant que M. Estaunié s’en doutât, l’Ascension de M. Baslèvre. Mais quand la solitude n’abat pas la muraille, quand on n’entend pas les voix qui se sont tues, quand on continue de souffrir et de se révolter contre la souffrance ? À cette angoisse, notre héritage inaliénable et sublime, l’Appel de la Route répond par un acte de foi dans le monde invisible, dans une « Terre promise ».

Et c’est la même réponse que nous donne L’Infirme aux mains de lumière, histoire d’un très humble et très obscur dévouement que Les Cahiers Verts viennent de publier avec tant de succès21. Théodat, qui s’est sacrifié à sa sœur, se rappelle qu’autrefois, dans la montagne, cette sœur, toute petite encore, trouva sur un bloc de granit où son frère l’avait juchée une admirable fleur, un saxifrage pourpre. « À quoi bon, avait-il dit, une si belle chose que personne ne pouvait voir ? » Et l’enfant avait répondu : « C’est pour que le monde soit beau quand le soleil le regarde. » Il ne sait pas lui-même pourquoi ce souvenir lui revient à l’esprit. Mais son ami, le confident, le témoin de son long sacrifice, lui dit : « Parce qu’ayant créé de la beauté, vous aussi ne doutez pas qu’il y ait un soleil pour regarder votre âme. » — Quel chemin parcouru !

Ne demandons pas à Estaunié si c’est là le terme de sa pensée. Nous l’embarrasserions peut-être. De nouveaux drames se préparent dans son imagination. Sachons seulement que nous avons affaire à une des plus fortes personnalités de notre temps et un des maîtres du roman français.

Les lettres du Maréchal Lyautey

« Vous avez beau dire que vos titres littéraires sont nuls : pour nous le faire croire, il faudrait supprimer cette correspondance et, justement, vous la publiez. » C’est ainsi que, dans sa réponse au discours de réception de celui qui n’était encore que le général Lyautey, Mgr Duchesne nous annonçait ces deux volumes de lettres « que le public ne tarderait pas à connaîtra », et qui créent à leur auteur un titre littéraire d’une qualité très rare. Et c’est de sa part une sorte de coquetterie non moins rare que d’avoir attendu le lendemain de son entrée à l’Académie pour les publier, comme si, soldat avant tout, il n’avait voulu devoir son élection qu’à sa gloire de soldat et ne faire la preuve de ses mérites d’écrivain qu’une fois admis parmi ses illustres confrères. Cette preuve, du reste, ne surprendra personne. On se rappelle les admirables pages sur le Rôle colonial de l’armée, qui jadis, au moment où l’armée était en butte à tant d’outrages, nous apportèrent une nouvelle raison d’espérer en elle22. De ce jour, le nom de Lyautey nous fut cher. Il faisait une éclaircie dans notre ciel d’orage.

Ces lettres du Tonkin et de Madagascar 23 que son ami M. Max Leclerc a éditées, avec un soin qui vaut qu’on le remarque aujourd’hui, étaient adressées tantôt à sa sœur ou à son frère, tantôt à un ami, toujours destinées à être lues par un petit groupe d’intimes : des lettres omnibus, comme il les appelle, mais qui se suivaient et prenaient vite, sans qu’il en ait eu le dessein, le caractère d’un journal. Autant dire que c’est un journal par lettres. Toutes écrites en mer ou au Tonkin, de l’Annam ou de Madagascar, elles ne vont que de 1894 à 1899. Mais ces cinq années de sa vie en sont, au point de vue psychologique, les plus importantes. Elles marquent un tournant décisif dans sa carrière. En 1896, M. Max Leclerc lui écrivait : « J’ai vu de Margerie, il y a deux jours, en lui rendant son précieux dépôt, et, en causant, je me suis aperçu que la même idée nous était venue à tous deux sur vous : il se demande si vous n’avez pas trouvé là la révélation d’une vocation nouvelle. » Ils ne se trompaient pas ; et cela donne à ces lettres un intérêt presque unique. Je crois que c’est la première fois que nous pouvons surprendre dans son éclosion et suivre dans sa croissance, son épanouissement et son plein effet, une vocation de conquérant organisateur et, si vous voulez, de fondateur d’empire.

J’ai lu bien des Mémoires d’hommes de guerre, depuis ceux de Villehardouin et des anciens conquistadors. Mais c’étaient des Mémoires où l’imagination venait en aide à la mémoire, où, quelle qu’en fût la sincérité, on sentait toujours un peu d’arrangement, où perçait une tendance à l’apologie, où la sécheresse même n’était qu’un moyen hautain et détourné de se grandir. L’homme se faisait complaisamment son historien. Ici le merveilleux est que ces lettres n’auraient pas été composées autrement par un romancier qui, tenant la fin de son roman, eût excellé dans l’art des préparations. Il est bon de se répéter que ce sont bien des lettres écrites ou bâclées au jour le jour et que l’auteur n’en a rien modifié, rien retouché. Tout y est prophétique, en ce sens que l’avenir s’est chargé de donner leur signification à ses moindres efforts, de répondre à ses pressentiments et d’accomplir ses vœux. Il est embarqué pour une grande destinée : nous le savons aujourd’hui, mais il ne le sait pas, et cependant il agit et parfois il s’exprime comme s’il le savait. Les événements s’enchaînent et le poussent avec une logique triomphante. Sur la route à peine sinueuse qu’il parcourt, les imprévus deviennent des jalons. Ses découragements passagers ne sont que des haltes, jamais des reculs. Il voit ce qu’il devait voir, il fait ce qu’il devait faire ; il passe par où il devait passer. Pas un moment de son existence si libéralement employée n’est perdu pour la tâche qui l’attend, qui l’illustrera et qu’il ignore. Des frontières de la Chine ou des plateaux de Madagascar, il travaille en vue du Maroc. Quand nous le quittons après son premier séjour à Madagascar, nous savons de lui, sinon de son œuvre, tout ce que nous avons besoin de savoir. Il dira dans une de ses lettres : « Gallieni m’accueillit comme il accueillait toujours une réalisation. » La France lui fait le même accueil que Gallieni ; mais sa correspondance, si primesautière, nous montre comment l’homme qu’il rêvait d’être s’est réalisé.

Elle nous le montre en même temps comme un des plus beaux représentants de son époque par son intelligence, son humanité, son tour d’imagination et sa langue. Dans une lettre de 1896, qui sert d’avant-propos à cette publication et qui est fort intéressante, M. Max Leclerc l’admirait « d’agir avec une énergie indomptable, de sentir avec une délicatesse infinie, d’observer au milieu même de l’action, de décrire comme un maître et de comprendre la vie, quoique soldat » (c’est moi qui souligne). Pourquoi un soldat ne comprendrait-il pas aussi bien la vie qu’un industriel et même un romancier ou un historien ? C’est le signe d’un préjugé qui sévissait à la fin du xixe  siècle et qui, d’ailleurs, ne s’appliquait pas seulement aux militaires. Que de fois je l’ai entendu !… « Il comprend la vie, quoique prêtre… Il comprend la vie, quoique professeur… » Il semblait que toute profession définie et hiérarchisée empêchât de comprendre cette chose immense, mystérieuse et complexe, que nous gonflons de tant de vagues aspirations et qu’on nommait, d’un air d’initié, la vie. Et pourtant, si je me reporte à mes souvenirs cueillis un peu partout, je n’ai jamais constaté qu’il y eût une classe d’hommes particulièrement inapte à cette initiation. En tout cas, ce n’eût pas été celle de nos officiers. Cette idée venait du romantisme, du divorce qu’il avait prononcé entre la pensée et l’action, et aussi de l’importance excessive qu’il donnait au métier dans la formation de l’individu. Mais plus on exagérait cette importance et plus notre civilisation encourageait l’individu à la surmonter. C’est une de ses marques les plus évidentes que la curiosité, la sympathie, la culture générale dont elle arme les âmes leur permettent de soutenir le harnais du métier sans en garder le pli ou la courbature. Aujourd’hui, les différences d’esprit que les diverses professions créaient parmi les hommes sont en train de disparaître, comme ont disparu les vêtements qui les distinguaient jadis. On ne s’en aperçoit jamais mieux que lorsqu’ils écrivent. Depuis plus d’un siècle, la littérature, en développant notre goût de l’analyse et en se faisant l‘éducatrice raffinée de nos sens, nous a de plus en plus individualisés.

« Je collectionne la sensation ! » s’écriera le général Lyautey, un jour qu’une balle lui passe sous le nez. Nous avons appris à la collectionner (d’ordinaire moins dangereuse) et à la mettre en valeur. Il y a une centaine d’années, un Lyautey n’aurait pas vu le monde avec les yeux dont il l’a contemplé. Il eût été un excellent écrivain, sans doute. Mais nous n’aurions pas eu ce riche coloris, ces frémissements de sensibilité, ces impressions de rêve, toutes ces nuances et ces résonances d’une vie intérieure qui s’est élevée au son des grandes lyres. Les anciens conquérants et explorateurs n’étaient pas des peintres : il en est un. Ils ne visaient pas au pittoresque et l’atteignaient rarement. Lui, je ne sais pas s’il y vise, mais constamment il l’atteint et souvent à la pointe de l’épée. Il est bien de la génération qui a produit tant d’officiers écrivains. Mais chez lui, l’officier et l’écrivain ne font qu’un. L’homme d’action ne se repose pas de l’action dans l’œuvre littéraire. Il écrit tout armé en artiste et en poète. Et c’est un charme que de monter avec lui sur le Peï-ho qui, le 12 octobre 1894, l’emportait à destination de Hanoï.

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Il avait quarante ans, c’est-à-dire qu’il en avait quarante lorsque, deux mois plus tôt, aux manœuvres en Brie, on lui avait remis le télégramme qui le désignait pour l’État-major d’Indochine ; mais, quand il s’embarqua, il n’en avait plus que vingt-cinq. On peut lui décerner le même éloge qu’il a fait de Gallieni : « Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes ! » Aussitôt le pied sur le bateau, il lui parut qu’il s’échappait d’une geôle. Il laissait derrière lui la vie de garnison, cette non-vie, une armée momifiée dans la routine, la bureaucratie, les préjugés, les clichés, les formules, tout ce dont il souffrait, tout ce dont, à l’en croire, il avait souffert depuis sa jeunesse. Entre 1890 et 1900 nous avons fréquemment entendu des plaintes semblables chez des quadragénaires. J’en ai vu qui, accablés d’honneurs, venaient déplorer devant un nombreux auditoire l’éducation qu’ils avaient reçue. Ils le faisaient dans la louable intention d’épargner aux générations nouvelles les tristes errements qui les avaient conduits à des charges considérables. Mais, cela fait, ils redevenaient tranquilles et ne jouissaient qu’avec plus de douceur des bénéfices de leur mauvaise éducation. Le chef d’escadron Lyautey, lui, n’en jouissait pas. Littéralement, il étouffait. Travaillée d’une ambition qui ne savait où se prendre, son âme cherchait sa voie, aspirait à l’espace. Et cette inquiétude avait entretenu chez lui une extraordinaire fraîcheur d’imagination. Bien qu’il eût déjà visité l’Italie et la Grèce, ses premières lettres sont d’un jeune homme ébloui sur le seuil de l’immensité. Ceux qui ont éprouvé l’émotion ravissante d’un premier grand départ, y retrouveront leur avidité à tout fixer dans leur mémoire, à tout peindre : le bateau, la couleur du ciel et de la mer, les passagers, les terres entrevues, les escales, les moindres incidents de la traversée.

Mais sous cette jeune ivresse la maturité de l’homme s’affirme dans l’intensité de ses visions, dans l’éclat et la puissance de son rendu. Nous n’avons pas lu vingt pages que nous savons à quoi nous en tenir sur les qualités exceptionnelles de l’écrivain. Sans se départir du ton de la conversation, avec une familiarité qui bouscule la syntaxe et mêle les vocabulaires, il nous a déjà conquis et nous impose son imagination. De ce libre entretien, d’où jaillissent les boutades et où circule une chaude allégresse, se détachent des tableaux précis et colorés. Ce sont, par exemple, les Franciscains couchés sur le pont du navire, « rigides dans leur bure, la face maigre et blanche au ciel, des airs de moines d’Assise qui réclament leur Giotto » ; ou Aden, la nuit, toute sombre sous ses terrasses argentées de clair de lune, ses maisons vidées, des formes humaines roulées dans une étoffe au seuil des portes, « une impression de cimetière, n’était cette huée chaude et odorante de vie humaine ». Il ne développe pas ; il s’interdit les thèmes à variations. Il a une manière à lui de saisir ce qui l’attire, comme s’il fonçait dessus. J’ai lu avec enchantement ses impressions de Ceylan, non parce que j’y ai reconnu les miennes, — car je crois que Ceylan ne peut guère en produire d’autres, — mais parce que nul, à mon avis, ne les a aussi vivement exprimées. Il a noté d’un trait décisif chez le Cynghalais la cause de la répulsion qu’il nous inspire : « ses yeux, son sourire d’un charme malsain et mou ». Le léger tournoiement de tête qu’on éprouve à gravir les hauteurs de Kandy, si ombragées de splendeurs et de senteurs, il me semble que je l’éprouve encore, quand il écrit : « Je suis monté par une route en lacets au flanc des montagnes qui domine le lac et la ville, dans les fleurs, dans les bambous, dans les héliotropes, dans les orchidées, dans un parfum. »

Avant de pénétrer dans son intimité, avant d’apprendre de lui combien il aime les étoiles de pourpre, les vieux ors, la musique et les odeurs, son sentiment de la nature et jusqu’au tour de ses phrases nous avaient révélé l’acuité de ses sens, sa disposition voluptueuse à l’exotisme. Plus tard, à Hanoï, il installera près de son salon une fumerie d’opium, non qu’il pratique ce poison ni que ses hôtes en fassent grand usage ; mais l’odeur s’allie bien au décor, et le décor lui a été une délicieuse occasion de bibelotage raffiné : « meubles, buffet aux ustensiles spéciaux, tentures, lampes en argent ciselé, pipes de toute matière, du simple bambou à l’ivoire et à l’ébène précieux ». Le même homme en campagne écrira : « Quelle bonne vie ! Ça va être la deuxième nuit sans se déshabiller, à se rouler dans les couvertures, sur une natte, au coin d’une paillotte. » Aussi, même en plein travail, même en pleine bataille, il restera toujours celui qui voit l’étrangeté des choses, qui s’en imprègne avidement, qui s’en délecte et qui, Dieu merci ! nous en fait jouir. Ses voyages d’inspection, ses marches forcées, ses navigations, ses nuits de labeur acharné deviennent sous sa plume des fêtes pour nos yeux.

Je n’oublierai jamais son fleuve Rouge à la tombée du soleil : « un bras de mer aussi sinueux qu’un ruisseau au niveau de la vaste plaine où des milliers de petits êtres jaunes et crochus tourbillonnent comme des insectes dans la lumière ». Évocation magique de l’Indochine ! À Cao Bang, il s’est établi dans une grande pagode et il y travaille la nuit devant une table à dessins couverte de cartes. « Ma lampe éclaire à peine le sanctuaire profond : de l’obscurité me viennent quelques reflets d’or, la couronne de Bouddha, sa ceinture, la garde d’un sabre sacré ; puis mes yeux s’y habituent et voici que je distingue l’énorme tête impassible. » Quel tableau : cet officier français levant les yeux de ses plans de campagne et cette tête de l’antique idole qui émerge de l’ombre ! Ses comparaisons sont souvent empruntées à des souvenirs artistiques. « La frontière chinoise court de crête en crête, de pic en pic. Les chevaux y grimpent, et du bas en haut de cette muraille dressée on dirait de tout petits personnages sculptés sur un retable. » La baie d’Along est une Venise de rochers. « Au lieu de palais, de hautes parois muettes, déchirées, dentelées, des arches, des obélisques, des pylônes aussi nettement taillés que des œuvres d’hommes et zébrés comme des cathédrales toscanes par les grandes rayures des stries géographiques. » À l’âpreté de la description succède une phrase qui fond harmonieusement la sensation morale et la sensation physique dans une grâce vive : « Je me promène en maître dans l’immense décor endormi où, malgré la chaleur écrasante, la brise de mer donne à tous les carrefours de grands coups d’éventail. »

Les souvenirs littéraires interviennent aussi, mais discrètement, appelés par tout ce que ces vieux pays étrangers nous ouvrent de perspectives sur les mondes primitifs. Il descend la Rivière Claire en flottille. « De vraies galères où rament de petits sauvages jaunes et sordides et qui portent une petite armée d’hommes bronzés, brûlés, dont les vêtements et les figures ne datent plus : Homère ou Augustin Thierry ? Les bateaux d’Argos ou les barques normandes remontant les grands fleuves français ? » Il n’a rien écrit de plus pittoresque que ses promenades à Hué « où il fait son Loti », — et aussi son Lyautey, — le dîner chez le Roi, l’embrasement du Palais d’été, « un royaume de feu, des avenues de feu, les contours de toutes choses dessinés en lignes de feu, des gardes rouges portant de grandes torches de résine parfumée et, au bout d’un pont, le petit Roi étincelant de joyaux et d’or » ; après le dîner, les pièces d’artifice et « par-delà les dragons de feu qui sillonnent la nuit du ciel et les fleurs de lotus en verre de couleur qui flottent sur la nuit des eaux, l’obscure mélancolie des palais délabrés, les dessous primitifs de cette cour clinquante et rustique, les allées et venues des serviteurs, les débris de festins, les charges de riz, toute la figuration naïve des Histoires Saintes illustrées de notre enfance ». Savourez ce dernier trait qui rapproche de nous si brusquement et si justement cette féerie lointaine.

Est-ce vraiment écrit sous la dictée rapide de l’impression ressentie ? Cet art est-il spontané ? Le correspondant d’Eugène-Melchior de Vogüé, qui savait que ses lettres étaient lues d’Albert Sorel et de Vandal, surveillait-il son écriture ? Faisait-il des brouillons ? Raturait-il ? Je me posais ces questions en le lisant. Mais je suis convaincu que tout chez lui est de premier jet, et il a bien voulu m’en assurer lui-même. D’ailleurs on ne sent point la soudure du morceau composé au passage parlé. Tout a l’air parlé et quelquefois même gesticulé. Tout marche de la même allure nerveuse. Et nous ne sommes pas plus surpris qu’il nous fasse en courant une peinture éblouissante que de l’entendre nous dire qu’il est dans la mélasse, quand il y est.

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Ce ne sont pas seulement les paysages qui défilent devant nous : ce sont aussi les personnages. Les Annamites au premier abord lui avaient produit un effet de macaques. Bien des choses en eux froissaient son esthétique. Mais il était trop humain et trop friand d’humanité pour ne pas essayer de pénétrer le mystère de leur âme, et il savait qu’aucune œuvre humaine ne s’accomplit « sans une parcelle d’amour ». Sa sympathie rencontra vite les deux points où chez eux elle pouvait s’accrocher, Ces très vieux civilisés ont de la race, et ce peuple laborieux et soumis, mais industrieux et lettré, a gardé les forces sociales les plus vives : le respect des hiérarchies et le culte de la grande famille, « dont les branches s’enlacent autour du tronc commun ». Je voudrais qu’on fît apprendre par cœur à nos futurs administrateurs et gouverneurs la page où il s’écrie : « Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d’entrepreneurs et d’officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galonnage satisfait ! » Quand ses yeux se furent accoutumés à leurs visages et à leurs attitudes, son sentiment artistique reprit ses droits. Des caractères et des beautés lui apparurent qui rattachaient ces hommes à des types connus. Tel mandarin, avec son visage ras et sa bouche au dessin fermé, évoquait un seigneur de la cour des Ducs de Bourgogne ; tel autre, les yeux enfoncés, les pommettes sorties, l’aspect farouche et dédaigneux, un vieux chef de horde. Souvent c’est avec le plaisir d’un collectionneur caressant une œuvre d’art très noble et très précieuse qu’il nous peindra les mandarins en robes à fleurs. — « Dieu, s’écrie-t-il, qu’elles feraient bien sur un fauteuil ! » — ou ce Régent de l’Empire d’Annam qui, dans sa robe de soie rouge brodée de cercles d’or, « tend au gouverneur général sa petite main de momie où, sous le gant blanc, pointent les ongles du lettré ». Le plus beau de ces portraits exotiques est celui du petit roi de l’Annam, Than Taï.

Un long corridor, un cloître plutôt, et enfin, éclairant l’ombre, venant du fond, une note lumineuse et éclatante, un joli, mince et élégant éphèbe dans une gaine de soie jaune or sur laquelle flambaient le grand cordon de la Légion d’Honneur et la grande Sapèque des Dix mille soutiens, au cou une rivière de diamants, sur la tête un haut turban de la soie royale de la robe. Il est grave comme une idole, le petit Roi. Sa robe éclatante et le feu de ses diamants se détachent sur une grande tapisserie des Gobelins douce, discrète, aux tons fondus ; et sous le masque de l’enfant pensif, presque de jeune fille, on a peine à imaginer le petit tigre… (Après l’audience), le Gouverneur se lève ; le Roi le prend par la main et le quitte au seuil du cloître. À chacun de nous la main tendue avec une toute petite inclinaison de tête très protectrice, exactement celle à Paris d’une maîtresse de maison très hautaine, très snob…

Mais ses modèles, il les peint plutôt dans l’action que dans l’immobilité ou la représentation. On ne connaîtrait guère ce jeune prince, si on ne lisait les pages qui suivent et le voyage à Tourane où l’idole se dégourdit, — (zut pour la cour ! zut pour les rites ! zut pour Trong Hiep le censeur !) — court le bateau à minuit, réveille les officiers en leur chatouillant le nez, grimpe aux bastingages, et, le lendemain, lâchant sa suite, les parasols et le Gouverneur, accompagné seulement de l’interprète et de Lyautey, pique un galop scandaleux devant ses sujets, que l’étonnement foudroie dans la poussière, et atteint le col des Nuages deux heures avant tout le monde. Là, de la terrasse d’un vieux fort annamite, l’adolescent en robe lilas regarde son royaume entre deux serviteurs, l’un qui tient le parasol, l’autre qui l’évente, et, redevenu hiératique, ressemble « à un jeune Salomon sur le Temple ». Le maréchal Lyautey a au plus haut point le don de la vie et le sens dramatique. La foule annamite grouille et bourdonne partout où il passe et jusque sous les roues de sa voiture. Les villages s’animent, les petits métiers vont leur train. Rien n’est insignifiant pour cette curiosité au regard d’aigle qui ramène un butin des recoins les plus humbles. Et le temps ne l’émousse pas. Sur la route de Madagascar et à Madagascar tout lui sera d’aussi bonne prise qu’au Tonkin ou dans l’Annam. En vingt lignes, car il est toujours sobre et pressé, il nous donnera de Zanzibar et de l’Afrique guerrière une vision qui éclate comme un brasier dans les ténèbres. Et quant au portrait, la reine malgache Bibiassy n’a rien à envier au Roi de l’Annam que sa beauté. Un vrai monstre, « ce Saint-Sacrement de reine dont les oreilles pendent en longs anneaux de chair, installée sous un vélum au milieu des prosternations, des bras étendus, des chants et des danses ». Rentrée chez elle, c’est un monstre « qu’on apprivoise en lui jouant de l’accordéon et en lui contant des gaudrioles sakhalaves ».

Cependant derrière cet exotisme qui est pour les Lyautey non pas une matière d’art, mais leur raison d’agir, il y a les Blancs, il y a nous. Le futur général n’était pas sorti de la mer Rouge qu’il avait le sentiment de la petite place que nous tenions dans l’univers et combien on nous prenait peu au sérieux. Il était impossible, dans les vingt années qui ont précédé la guerre, qu’un Français, s’éloignant de son pays sur n’importe quel chemin du monde, ne l’éprouvât pas. Cela vous venait tout doucement dans le sourire des étrangers, dans l’éloge qu’ils faisaient de nos modes, dons l’intérêt amusé qu’ils prenaient à nos scandales, dans l’indulgence horripilante qu’ils avaient pour nos pitres, dans leur affectation d’admirer notre passé. Cela vous enveloppait, vous envahissait, vous étreignait jusqu’à l’angoisse. Aucune espèce de nostalgie n’était aussi cruelle que ce sentiment-là. On en arrivait à craindre que réellement « pour toute entreprise et suite notre terre ne fût frappée d’impuissance et de stérilité ». Ce que l’officier qui allait au Tonkin connaissait de la bureaucratie militaire répondait aux griefs de nos compatriotes, ingénieurs ou colons, dont la voix unanime ne cessait de dénoncer la mauvaise volonté administrative, notre formalisme, notre absence de doctrine, notre politique imbécile. Ajoutons que, de Suez à Singapour, il avait été obsédé par la façade (je dis la façade) de la puissance anglaise, et que cette puissance nous manifestait alors autant de morgue que d’inintelligente hostilité. Cette obsession le poursuivra ; quatre ans plus tard, comme il quittait Zanzibar et que, du rivage, un Père Blanc lui faisait des signaux d’adieu, « j’y répondis, dit-il, jusqu’à ce qu’un grand bateau de guerre anglais — toujours — vînt interposer entre nous sa dure et suggestive silhouette ». Mais soldats et missionnaires laissent le pessimisme aux touristes et aux philosophes. Si, à Saïgon, Lyautey cherche vainement les banques, les grosses maisons d’affaires, des gens et des choses qui n’émargent pas au budget, il n’en constate pas moins dans toute l’Indochine une somme prodigieuse de bonnes volontés individuelles. « On sent, dit-il, que, si une révolution quelconque brisait les mailles du réseau administratif, réglementaire, qui nous tue, notre race n’est pas finie et qu’il y aurait encore de beaux jours pour elle. »

Ses lettres dressent un réquisitoire accablant contre notre bureaucratie qui est pourtant, je ne puis m’empêcher de le remarquer, la seule chose stable que nous avons « dans la mortelle et constante instabilité » de notre gouvernement. « Le pire gouverneur pendant dix ans, dira-t-il, vaut mieux que le meilleur pendant un an. » Eh bien ! une administration routinière vaut encore, parce qu’elle dure et que, si elle entrave souvent les initiatives, elle refrène les cupidités et les lubies d’en haut. Il ressort malheureusement de tous les faits que la France exige de ses meilleurs fils plus d’énergie qu’aucune autre nation, puisqu’ils doivent en distraire une bonne part à réagir contre ceux qui nous gouvernent ou à réparer leurs erreurs. Durant ses deux années d’Indochine, il vit se succéder deux gouverneurs : l’un, M. de Lanessan, cassé au moment où il donnait aux entreprises la confiance et la vie ; l’autre, M. Rousseau, excellent administrateur, mais excédé, et qui mourut des coups de fusil qu’à chaque courrier le ministère lui tirait dans les jambes.

Cependant l’œuvre de colonisation progressait. C’est que nous avions des hommes laborieux et modestes et des soldats dont les pareils seraient, vingt ans plus tard, les vainqueurs de la Marne. Quand nous lisons leurs obscurs exploits, nous éprouvons le remords de ne pas leur avoir fait dans notre pensée la place qu’ils méritaient. Nous étions trop absorbés par nos dissensions, et cet héroïsme qui se déployait si loin comptait si peu ! Ceux-là même qui faisaient chaque soir l’antique prière « pour les malades, les prisonniers, les voyageurs », ne se représentaient pas, — et Lyautey le dit avec une émotion poignante, — quels voyageurs, quels pionniers, nous avions sur la frontière chinoise ou sur les confins sakhalaves. Ses récits de campagne et de batailles sont superbement enlevés. Les pires ennemis ne sont pas les hommes ; c’est le pays, « inextricable chaos de rochers en arêtes, en aiguilles, déchirés, spongieux, escaladés les mains en sang, le vide sous soi pour redescendre dans des gouffres verticaux ». Je recommande la prise du repaire casematé de Ké-Tuong qui se termine sur ces mots : « Ils (les ennemis) avaient à chaque élargissement de la gorge un village, à chaque étranglement une accumulation de défenses qu’ils n’ont abandonnées qu’en se voyant pris par le fond du cirque, par où jamais ils n’avaient attendu que des chèvres et des éboulements : nous avons éboulé, voilà tout ». De fiers hommes, et dignes de leurs chefs, les Vallière, les Grandmaison, les Gallieni.

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Le maréchal Lyautey possède une des facultés les plus généreuses et les plus fécondes : celle de l’admiration ; et l’on juge de la valeur d’une âme à ce cri que lui arrachait Gallieni : « La suprême jouissance, c’est de gober son chef ! » Il peut se flatter d’avoir fixé les traits de cette grande figure pour l’immortalité. Tous deux étaient à peu près du même âge. Gallieni avait quarante-quatre ans lorsqu’ils se rencontrèrent, le prestige de vingt années de colonies, Sénégal et Soudan, dont une année de captivité chez Ahmadou avec, chaque matin, la perspective de la torture et de la décapitation. C’était un homme passionnant, « un seigneur lucide, précis et large », et un colonial dans l’âme. Au bout de six mois de France, sa femme qu’il adorait lui disait : « Tu t’ennuies, je le vois, va-t-en ! » Il lui fallait la brousse, des troupes il manier sur de durs terrains, un coin du monde à nettoyer, des provinces à pacifier, des villes à faire surgir de terre, de l’avenir à modeler. Homme de guerre au coup d’œil prompt, dans les plus graves périls pas un muscle de son visage ne tressaillait. Quand il avait fait tout ce qu’il avait pu, il attendait calmement, ou en plaisantant sur un autre sujet la décision de la destinée. Avant le combat son esprit organisait la victoire. Détesté de quelques-uns qui le traitaient « de fumiste et d’agité », le sachant et n’en laissant rien paraître, il était adoré des autres. Sa présence les électrisait, et il exerçait autour de lui une autorité souveraine. Il haïssait la bureaucratie, sautait par-dessus les circulaires, méprisait les conventions à ce point « qu’il eût mis ingénument un colonel sous les ordres d’un capitaine plus malin ». Vis-à-vis de l’administration et des services de contrôle, il était obligé de ruser : il rapetissait ce qu’il faisait, il en atténuait la portée, il présentait comme des mesures de simple police ses actes les plus osés, les plus révolutionnaires. Car il était révolutionnaire : il voulait d’autres casernes, une autre éducation militaire, une autre formation de l’officier, une autre façon de préparer la terrible guerre qu’il prévoyait, il avait dans l’intimité des gaîtés d’enfant et une cordialité exquise. Très instruit, il continuait partout de s’instruire, piochant l’anglais et l’allemand, lisant les revues italiennes, se tenant au courant de tout au milieu de sa besogne d’enfer et d’un personnel de plantons et de secrétaires dressés à travailler en silence jusqu’à une heure avancée de la nuit. Chaque jour, avant son dîner, il s’imposait une promenade d’une heure où il n’était pas permis de prononcer un mot de service. Il causait de sa dernière lecture ; un roman de d’Annunzio, l’Autobiographie de Stuart Mill. C’était ce qu’il appelait « son bain de cerveau ». Et avec tout cela un fond de tristesse que n’expliquent pas seulement ses tracas et la peur que le gouvernement ne gâchât son œuvre, ce fond de tristesse qu’on devine chez tous les grands réalisateurs, es grands manieurs d’hommes, qui voient reculer sans cesse les limites de leur ambition et désespèrent de jamais les atteindre. « Il faut se figurer qu’on s’amuse, écrivait-il, que l’on fait des choses utiles. »

Qu’un tel homme ait « empoigné » et presque fanatisé Lyautey, on le comprend d’autant mieux qu’en traçant d’après lui le portrait de Gallieni, il me semble que j’ai tracé le sien. Il n’y est pas tout entier, mais les principaux traits y sont : mêmes antipathies, mêmes dégoûts, même conception du rôle social de l’officier, même amour de l’aventure et de la gloire. Toutes les aspirations qui remuaient son âme reçurent une forme concrète de Gallieni. Il apportait en Indochine, plus ou moins conscientes, la passion des affaires et du pouvoir, l’ambition de faire une œuvre durable, de s’ouvrir un chemin à coup de hache, d’inscrire son nom « aux origines de quelque chose ». Presque au débarqué, il rencontre l’homme « dans les yeux duquel des milliers d’yeux cherchaient l’ordre, à la voix duquel des routes s’ouvraient, des pays se repeuplaient, des villes surgissaient ». Donc ce que j’ai rêvé, Seigneur, existait bien ! Le jour où, à Madagascar, il tracera sur le sol de la première ville, il se rappellera l’Urbs condita des Romains et ses premières conversations avec Gallieni qui le captivait « en lui disant sa vie de légionnaire de César ».

Mais il se distingue de Gallieni par les séductions de sa nature, mélange original de réflexion et d’impétuosité, de vigueur et de grâce, et par tout ce qu’il a su faire passer de sa poésie intérieure dans ces pages ardentes. En le lisant, les vers de Musset me revenaient à la mémoire :

Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses
Pour savoir après tout ce qu’on aime le mieux
Les bonbons, l’Océan, le jeu, l’azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.

Ce qu’il aime le mieux, nous le savons, c’est l’action. « Je suis un animal d’action… Je renifle l’action. » Mais il a aimé beaucoup de choses, et nous l’en aimons davantage. Et il représente beaucoup de choses aussi. Il y a en lui un aristocrate, un féodal, et un charmeur qui se montre à l’occasion le plus éloquent des diplomates, Il est de ces hommes que l’imagination introduit de plain-pied aux plus belles époques de l’histoire et toujours dans les premiers rangs. On a prononcé à son sujet le nom de Scipion l’Africain. Je le vois fort bien de sa chaise curule dictant des lois aux peuples pacifiés et, sur la terrasse d’un palais, devisant avec Massinissa de l’âme immortelle et des dieux. Mais on le verrait aussi bien aux côtés de Godefroy de Bouillon, ou sur la caravelle de Cortès, — mieux encore sur le navire de Champlain, — ou chevauchant botte à botte avec Montluc, retour d’Italie. À la cour d’Hué, son compagnon le Polytechnicien, farouche démocrate qui écumait d’avoir à se découvrir devant « un même de roi », devait flairer en lui l’ancien régime et l’Œil de Bœuf. Les Arabes, bons juges en la matière, le saluent grand seigneur. Et aux heures de repos, quand il laisse tomber ses armes, il se place tout naturellement parmi les âmes modernes les plus délicatement nuancées. Son vrai repos au Tonkin, c’était la reprise des raffinements familiers, l’abandon de l’uniforme, le costume de tennis et d’aller s’asseoir au bord de la mer. Il ouvrait le Sang, la Volupté et la Mort de Barrès ou le Cardinal d’Ossat de Vogüé ou son Vigny. « Et ces choses élégantes et tristes lui donnaient sur cette place solitaire et lumineuse une impression d’accord parfait… » Je lui applique son mot sur Gallieni : magnifique spécimen d’homme complet ; et j’ajoute : spécialité de la France, de cette France

Mère des arts, des armes et des lois.