(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte (suite et fin.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte (suite et fin.) »

Don Quichotte (suite et fin.)

Traduction de Viardot ;
Dessins de Gustave Doré.

I.

Nous avons à reprendre les dernières années de la vie de Cervantes là où nous l’avons laissée, c’est-à-dire depuis la publication de la première partie de Don Quichotte (1605). Le prompt succès de cette première partie décida l’auteur à se remettre aux lettres plus résolument que jamais. En 1606, la Cour étant revenue résider à Madrid, Cervantes, qui suivait en fidèle satellite ses divers mouvements et révolutions, quitta Valladolid et alla s’établir là où était le soleil, un pâle soleil qui ne le réchauffait guère et dont pourtant il ne se plaignait pas trop. Pendant les dix années qu’il vécut encore, il habita dans la capitale ; mais il changea bien des fois de logement, et l’on a noté jusqu’à sept de ses déménagements successifs. En 1609, on le trouve faisant partie d’une confrérie religieuse, celle du Saint-Sacrement ; c’était l’usage alors, et les poëtes les plus distingués du temps en étaient membres. Cervantes, tout philosophe qu’il nous semble, est un Espagnol de sa date et de pure race ; il n’y a pas en lui ombre d’incrédulité. Eh ! comment la foi eût-elle pu se séparer dans sa pensée de son martyre chez les infidèles ? Son railleur favori, le bachelier Samson Carrasco, qu’il introduit dans la dernière partie de son Don Quichotte et qui est une invention caractéristique de cette seconde moitié, n’exerce ses doutes et sa moquerie que dans le cercle des choses permises, et l’on sent qu’il n’a aucun effort à faire pour s’y renfermer.

Les publications qu’il multiplia dans ces années montrent à quel point Cervantes, désormais affranchi de tout autre occupation, était redevenu un pur homme de lettres, vidant ses portefeuilles, ouvrant une dernière fois tous ses casiers, tous ses tiroirs, et surtout ceux d’une imagination restée si enjouée et si jeune. Il publiait ses Nouvelles en 1613, des Comédies et intermèdes en 1615 ; il donnait en 1614 son Voyage au Parnasse, satire en vers imitée de l’italien, et qui n’a d’intérêt pour nous qu’au point de vue biographique. A la faveur d’un cadre mythologique déjà bien vieux, l’auteur est amené à dire son avis sur la poésie et à passer en revue les différents poëtes du jour, les bons et les mauvais. Il y parle de lui, de ses titres littéraires qu’il détaille au long et du peu de fruit qu’il en a tiré ; il ne craint pas d’étaler sa pauvreté avec sa bonne humeur ordinaire. On a souvent cité ce passage que je voudrais voir traduit plus exactement qu’on ne le fait d’habitude9 ; quelqu’un qui s’y connaît me fait remarquer que les vers de Cervantes ne sont pas aisés à traduire ni même toujours à entendre. Introduit dans la Cour d’Apollon et trouvant tous les sièges occupés par les poëtes ses confrères, Cervantes se plaint d’être seul sans place au Parnasse ; Apollon, après quelques lieux communs de morale, lui dit :

« Si tu veux pourtant mettre fin à ta plainte, te contenter et te consoler, plie en deux ton manteau et t’assieds dessus. Quand le sort nous la refuse sans raison, il y a plus d’honneur quelquefois à mériter une place qu’à l’obtenir. » — « Je vois bien, seigneur Apollon », lui répondis-je, « qu’on ne prend pas garde que je n’ai point de manteau. » — Il répondit : « Quoi qu’il en soit, j’ai du plaisir à te voir ; la vertu est un manteau avec quoi l’indigence peut couvrir sa honte ; elle conserve sa liberté et se garantit de l’envie. » Je baissai la tête en recevant ce conseil ; je restai debout… »

Il faut convenir qu’on ne peut être pauvre diable de meilleure grâce ni plus galamment.

Si estimé pour sa prose, soit dans ses nouvelles, soit dans son incomparable roman, Cervantes, moins goûté du public pour ses vers, eut toujours un faible pour la poésie pure : c’est ainsi que le grand comique Molière avait, on le sait, un penchant tout particulier et assez malheureux pour le genre noble et romanesque. Cervantes, dans le même temps où sa prose enlevait tous les suffrages, ne cessait d’aspirer moins heureusement à la palme du poëte qu’on lui contestait. Il a cependant parlé de la poésie en toute occasion avec bien du charme, mais nulle part avec plus de délicatesse que par la bouche de Don Quichotte, lorsque celui-ci, dans sa dernière sortie, vient à rencontrer l’homme au gaban vert, le vertueux hidalgo, qui se plaint à lui de son fils unique, trop adonné à la poésie. Don Quichotte, après avoir écouté tous les détails sur la vocation obstinée du jeune homme, dont le seul crime est de trop aimer Homère et Virgile, et de vouloir converser tout le jour avec Horace, Tibulle et autres Anciens, répond aux craintes du père par un discours d’une merveilleuse sagesse, et qui, pour la grâce comme pour la modération, pourrait être tout entier (sauf quelques mots) d’un de ces aimables vieillards de Térence :

« Les enfants, lui dit-il, sont une portion des entrailles de leurs parents ; il faut donc les aimer, qu’ils soient bons ou mauvais, comme on aime les âmes qui nous donnent la vie. C’est aux parents qu’il appartient de les diriger dès l’enfance dans le sentier de la vertu, de la bonne éducation, des mœurs sages et chrétiennes… Quant à les forcer d’étudier telle science plutôt que telle autre, je ne le trouve ni prudent ni sage, bien que leur donner des conseils sur ce point ne soit pas nuisible. Lorsqu’il ne s’agit pas d’étudier pour gagner sa vie, et si l’étudiant est assez heureux pour que le Ciel lui ait donné des parents qui lui assurent du pain, je serais volontiers d’avis qu’on le laissât suivre la science pour laquelle il se sentirait le plus d’inclination ; et bien que celle de la poésie soit moins utile qu’agréable, du moins elle n’est pas de ces sciences qui déshonorent ceux qui les cultivent La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille d’un âge tendre et d’une beauté parfaite, que prennent soin de parer et d’enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences ; car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne veut pas être maniée, ni traînée dans les rues, ni affichée dans les carrefours, ni publiée aux quatre coins des palais… Il ne faut la vendre en aucune façon… Elle ne doit jamais tomber aux mains des baladins ou du vulgaire ignorant ; et quiconque ne sait rien, fût-il seigneur et prince, doit être mis au rang du vulgaire… La conclusion de mon discours, seigneur hidalgo, c’est que vous laissiez cheminer votre fils par où l’entraîne son étoile… Grondez-le, s’il fait des satires qui nuisent à la réputation d’autrui, punissez-le et mettez son ouvrage en pièces ; mais s’il fait des discours à la manière d’Horace, où il gourmande les vices en général, avec autant d’élégance que l’a fait son devancier, louez-le alors… Si le poëte est chaste dans ses mœurs, il le sera aussi dans ses vers. La plume est la langue de l’âme ; telles pensées engendre l’une, tels écrits trace l’autre. Quand les rois et les princes trouvent la miraculeuse science de la poésie dans des hommes prudents, graves et vertueux, ils les honorent, les estiment, les enrichissent et les couronnent enfin avec les feuilles de l’arbre que la foudre ne frappe jamais, pour annoncer que personne ne doit faire offense à ceux dont le front est paré de telles couronnes. »

Que d’élévation et quelle pureté de sentiments ! Don Quichotte, en ces beaux endroits, n’est que l’organe même de Cervantes. 

Je dirai que lorsqu’au bas d’une de ces pages de Don Quichotte, l’excellent et si méritant traducteur, M. Viardot, met la note que voici, au sujet des récompenses que les rois accordent aux poëtes vertueux : « Il faudrait supposer à Cervantes, pauvre et oublié, je ne dirai pas bien de la charité chrétienne, mais bien de la simplicité ou de la bassesse, pour que cette phrase ne fût pas sous sa plume une sanglante ironie », je ne puis entrer dans la vivacité de cette remarque et dans ce qu’elle a d’acerbe. Nous sommes trop enclins, je le crois, à nous substituer continuellement à Cervantes, avec nos sentiments et nos impressions d’aujourd’hui ; nous prenons fait et cause en sa faveur plus encore qu’il ne le faisait lui-même, et pour avoir énuméré à la file et mis en ligne de compte toutes ses infortunes, nous oublions trop les interstices et les éclaircies que sa belle humeur et son bon génie savaient s’ouvrir à travers tant de mauvais jours.

Après tout, même dans ses malheurs et ses guignons récents, s’il se reportait en esprit à ses anciennes infortunes et à cette horrible captivité en Alger, Cervantes avait la ressource de se dire comme Ulysse : « Courage, mon cœur, tu en as vu de pires, le jour où l’infâme Cyclope te dévorait tous tes braves compagnons, et où, la prudence et l’audace aidant, tu l’échappas belle… » J’ai connu des cœurs philosophes auxquels le souvenir des maux et des périls passés ne laissait pas d’être une consolation dans les ennuis du présent.

Cervantes nous est le meilleur témoin de lui-même et son meilleur peintre au physique comme au moral, quand il veut bien l’être. Dans la préface de ses Nouvelles, supposant qu’un de ses amis aurait bien pu faire graver son portrait pour le placer en tête du livre, il donne de lui-même, et de ce portrait absent, la description suivante, quand il avait soixante-six ans (1613) :

« Celui que vous voyez ici à la mine d’aigle, les cheveux châtains, le front uni et ouvert, les yeux gais, le nez courbé, quoique bien proportionné, la barbe d’argent (il n’y a pas vingt ans qu’elle était d’or), la moustache grande, la bouche petite, les dents pas plus qu’il n’en faut, puisqu’il n’en a que six, et celles-ci en mauvais état et encore plus mal placées, puisqu’elles ne correspondent pas les unes aux autres ; la taille entre les deux, ni grande ni petite, le teint vif, plutôt blanc que brun ; un peu haut des épaules sans en être plus léger des pieds ; celui-là, je dis que c’est l’auteur de la Galatée, de Don Quichotte de la Manche, le même qui a fait le Voyage du Parnasse et d’autres ouvrages qui courent le monde de çà de là, peut-être sans le nom de leur maître. On l’appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra. »

La seconde partie de Don Quichotte qui parut en 1615, comme nous l’avons dit, un an avant la mort de l’auteur, était dédiée au comte de Lemos, vice-roi de Naples, son patron, à qui il avait déjà offert ses Comédies. Il disait dans cette dédicace, en se raillant agréablement de sa gêne habituelle et de cette maladie, si connue de ce temps-là et du nôtre, qui s’appelle faute d’argent :

« Celui qui a montré le plus grand désir d’avoir le véritable Don Quichotte est l’empereur de la Chine. Il y a un mois, il m’écrivit en langue chinoise et m’envoya la lettre par un exprès pour me prier, ou, pour mieux dire, supplier que je le lui envoyasse, parce qu’il avait dessein de fonder un collège où l’on enseignerait la langue castillane, et il voulait que le livre qu’on y lirait fût l’Histoire de Don Quichotte. Il ajoutait à cela qu’il me voulait pour recteur de ce collège. Je demandai au messager si Sa Majesté Chinoise lui avait remis quelque chose pour mes frais de voyage. Il me répondit qu’il n’y avait même pas pensé. Eh bien ! mon ami, lui répliquai-je, vous pouvez retourner dans votre Chine demain, aujourd’hui, tout à l’heure, et quand il vous plaira. Ma santé n’est pas assez bonne pour entreprendre un si long voyage, sans compter qu’outre que je suis malade je suis fort dépourvu d’argent, et, empereur pour empereur, et monarque pour monarque, j’ai à Naples le grand comte de Lemos qui, sans me parler de tous ces jolis petits titres de collèges et de rectorats, pourvoit à ma subsistance et me fait plus de grâces que je n’ose moi-même en demander. »10

Il annonçait, à son noble patron, en finissant, la prochaine publication d’un ouvrage auquel il était en train de mettre la dernière main, son roman de Persilès et Sigismonde, « qui doit être, disait-il, ou le plus mauvais ou le meilleur livre qui ait jamais été composé dans notre langue, j’entends de ceux de pur amusement. J’ai dit le meilleur ou le plus mauvais, s’empresse-t-il d’ajouter, mais il ne saurait être le plus mauvais, et je me repens de l’avoir dit ; car, d’après l’opinion de mes amis, il doit atteindre au plus haut degré d’excellence littéraire possible, humainement parlant. »

On voit quelle était l’affection et la prédilection de Cervantes pour ce dernier-né de son intelligence. A un certain endroit de son Don Quichotte que nous avons relevé en passant, il semblait dire : « Je raille ici les mauvais romans de chevalerie, mais attendez, patience ! je vous en garde un pour la bonne bouche, qui sera le parfait et le superfin dans ce genre d’aventures. » Il ne s’apercevait pas en parlant ainsi, que par son gai succès de Don Quichotte il allait rendre son succès sérieux impossible ; il tirait d’avance sur son futur roman, et Persilès et Sigismonde n’avait plus lieu de naître. Prenons une comparaison bien sensible pour nous : en faisant justice des Précieuses ridicules, en faisant main basse sur leur faux jargon avec sa verve la plus vigoureuse, Molière ne laissait pas à ce qu’on appelait les bonnes précieuses la ressource de se distinguer des autres et de leur survivre. Qu’aurait-on dit de Molière si, au lendemain de sa pièce comique, il avait essayé lui-même de montrer les estimables précieuses sur la scène pour les y faire goûter et applaudir ? On ne l’aurait pas écouté. Or, c’est un peu ce que prétendait faire Cervantes dans le genre du roman, tant il y avait de hasard et de bien trouvé dans son génie, lors même qu’il rencontrait le mieux ! Il suivait presque indifféremment telle ou telle de ses veines ; il ne se rendait nullement compte de la disproportion prodigieuse que mettrait la postérité et que mettaient déjà ses contemporains entre les différentes productions de son esprit. Rien n’est plus commun, au reste, que ce genre d’illusion chez les auteurs comme chez les pères.

Cervantes touchait au terme, et il le savait. La préface de ce dernier roman, que sa veuve publia après lui, contient la preuve de sa fermeté d’âme en prévision de sa fin toute prochaine. Il faut donner cette page entière, monument de sa philosophie et de sa gaieté. Cervantes était allé, pour changer d’air, à la petite ville d’Esquivias, pays de sa femme ; mais il revint peu après à Madrid sans avoir trouvé de soulagement et en sentant son mal empiré ; ce mal dont on ne dit pas le principe et le siège se traduisait par un hydropisie :

« Il advint, cher lecteur, nous dit Cervantes, que deux de mes amis et moi, sortant d’Esquivias (lieu fameux à tant de titres, pour ses grands hommes et ses vins), nous entendîmes derrière nous quelqu’un qui trottait de grande hâte, comme s’il voulait nous atteindre, ce qu’il prouva bientôt en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l’attendîmes ; et voilà que survint, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était habillé de gris des pieds à la tête. Il avait des guêtres, des souliers tout ronds, une longue rapière et un rabat sale, attaché par deux bouts de fil. Il est vrai qu’il s’en ressentait, car le rabat lui tombait de côté à tout moment, et il se donnait beaucoup de mal à le rajuster. Arrivé auprès de nous, il s’écria : « Si j’en juge au train dont elles trottent, vos Seigneuries s’en vont, ni plus ni moins, prendre possession de quelque place ou de quelque prébende à la Cour, où sont maintenant Son Éminence de Tolède et Sa Majesté. En vérité, je ne croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. » Sur quoi répondit un de mes amis : « La faute en est au roussin du seigneur Miguel Cervantes, qui allonge le pas. » À peine l’étudiant eut-il entendu mon nom, qu’il sauta brusquement à bas de sa monture, jetant d’un côté son coussinet, de l’autre son porte-manteau, car il voyageait avec tout cet appareil. Puis il m’accrocha, et me saisissant le bras gauche, il s’écria : « Oui, oui, le voilà bien, ce glorieux manchot, ce fameux tout, cet écrivain si gai, ce consolateur des muses ! » Moi qui en si peu de mots m’entendais louer si galamment, je crus qu’il y aurait peu de courtoisie à ne pas lui répondre sur le même ton. Le prenant donc par le cou pour l’embrasser, j’achevai d’arracher son rabat, et je lui dis : « Vous êtes dans l’erreur, monsieur, comme beaucoup d’autres honnêtes gens ; je suis bien Cervantes, mais non le consolateur des muses, et je ne mérite aucun des noms aimables que Votre Seigneurie veut bien me donner. Tâchez de rattraper votre bête, et cheminons en causant pendant le peu de chemin qui nous reste à faire. » On vint à parler de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant : « C’est une hydropisie, et toute l’eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand même vous la boiriez goutte à goutte. Ah ! seigneur Cervantes, que Votre Seigneurie se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle se guérira sans autre remède. » — « Oui, répondis-je, on m’a déjà dit cela bien des fois ; mais je ne puis renoncer à boire quand l’envie m’en prend, et il me semble que je ne sois né pour faire autre chose de ma vie. Je m’en vais tout doucement, mon pouls me le dit : s’il faut l’en croire, c’est dimanche que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier de l’intérêt que vous me portez. » — Nous en étions là quand nous arrivâmes au pont de Tolède ; je le passai et lui entra par celui de Ségovie. Je l’embrassai, il m’offrit ses services, puis il piqua son âne et continua son voyage, chevauchant d’un air fier et me laissant fort triste et peu disposé à profiter de l’occasion qu’il m’avait donnée d’écrire des plaisanteries. — Adieu, mes joyeux amis ; je me meurs, et je désire vous voir bientôt tous contents dans l’autre vie. »11

C’est ainsi que pour ce charmant esprit tout servait de texte à gaieté et à raillerie sans amertume. Est-il, je le demande, en tout Don Quichotte, un récit plus vif, une page qui soit mieux enlevée que celle-là ? Peut-on mieux se moquer d’un important, d’un pédant, d’un homme content de soi, rien qu’en le montrant et sans le dire ?

Il y a plus d’une manière de voir venir la mort, et nul ne peut savoir avant l’heure comment il l’envisagera lui-même. Très-peu d’hommes du moins osent la considérer en face et se dire : « Ce sera tel jour, sans faute. » Je ne sais si Cervantes se trompa de beaucoup sur la date de dimanche qu’il assignait comme probable ; il mourut un samedi. Je ne connais, parmi les morts littéraires, que celle de Moncrif qui soit dans le goût de celle de Cervantes ou qui mérite d’en être rapprochée. Elle est l’une des plus originales en son genre. Ce spirituel vieillard à qui l’on fit remarquer un matin, tandis qu’on l’habillait, une tache de gangrène sénile à l’une de ses jambes, cacha à ses gens le pronostic qu’il en tirait, n’avertit qu’un ou deux amis intimes à l’oreille, en invita un plus grand nombre, dix ou douze, à venir passer chez lui la soirée pour chacun des jours suivants, vers cinq heures ; il leur promettait des tables de jeu, des échiquiers, des trictracs, de quoi faire passer agréablement le temps. Les amis vinrent ; on riait, on causait ; à neuf heures, on servait un souper fin, et au coup de onze heures sans faute, on se retirait. Moncrif, le mieux renté des beaux esprits, ne logeait ni plus ni moins qu’au château des Tuileries, dans les combles, à l’un des deux pavillons de Marsan ou de Flore. Cette petite réunion d’adieux, dont le maître seul, avec un ou deux amis, avait le secret, se renouvela dix jours durant : après quoi il mourut, le onzième, comme à jour fixe. Mais Moncrif était octogénaire et n’a rien, d’ailleurs, qui aille à l’adresse de la postérité, tandis que tout nous intéresse et nous touche à bon droit de la part de Cervantes.

On cite encore de lui la dédicace de ce même roman de Persilès et Sigismonde au comte de Lemos, qui avait quitté la vice-royauté de Naples pour venir prendre en Espagne la présidence du Conseil. — Et c’est le cas de pardonner à ce roman qu’on ne lit pas, pour tous ces derniers témoignages qu’il nous a conservés de la fermeté et de la sérénité d’âme de Cervantes :

« À Don Pedro Fernandez de Castro, comte de Lemos.

Cette ancienne romance, qui fut célèbre dans son temps, et qui commence par : Déjà le pied à l’étrier, me revient à la mémoire, hélas ! trop naturellement, en écrivant cette lettre ; car je puis la commencer à peu près dans les mêmes termes : Déjà le pied à l’étrier, en agonie mortelle, Seigneur, je t’écris ceci… Hier, ils m’ont donné l’extrême-onction, et aujourd’hui je vous écris. Le temps est court, l’agonie s’accroît, l’espérance diminue, et avec tout cela je vis, parce que je veux vivre assez de temps pour baiser les pieds de Votre Excellence, et peut-être que la joie de la revoir en bonne santé, de retour en Espagne, me rendrait la vie. Mais s’il est décrété que je doive mourir, la volonté du Ciel s’accomplisse ! Que du moins Votre Excellence connaisse mes vœux ; qu’elle sache qu’elle perd en moi un serviteur dévoué, qui aurait voulu lui prouver son attachement, même au-delà de la mort… »

Ces derniers sentiments exprimés par un mourant doivent couvrir le comte de Lemos auprès de la postérité ; car il est des biographes qui, plus amis de Cervantes que Cervantes lui-même, ont reproché à ce seigneur (sans savoir aucun détail) d’avoir trop peu fait pour l’illustre infortuné.

Cervantes mourut le 23 avril 1616, dans sa soixante-neuvième année. Ceux qui le font mourir le même jour que Shakespeare oublient la différence des calendriers ; il y a entre ces deux dates quelques jours d’intervalle. Il dut être enterré, selon sa volonté dernière, dans un couvent où sa fille s’était depuis peu retirée et avait fait ses vœux. On n’a pas retrouvé ses cendres ; mais sa renommée habite partout. L’Espagne, aussi fière de lui que de son Cid, de son Christophe Colomb et de son Fernand Cortez, solennise avec pompe l’anniversaire de sa mort. Un aimable écrivain qui, sans se laisser oublier ici, a su depuis quelques années se naturaliser en Espagne, M. Antoine de Latour, dans un chapitre sur Cervantes, nous a fait assister à la messe qui se célèbre chaque année pour le repos de son âme. C’est l’Académie espagnole qui a pris l’initiative de cette fondation. Un évêque, en 1863, prononçait l’oraison funèbre. « En Espagne, la foi couvre tout », dit M. de Latour. Cervantes, malgré toute sa gaieté, a vécu et est mort en bon chrétien et en catholique exemplaire. Le même écrivain français a pris soin de nous traduire une pièce de vers, en grande partie inédite et récemment retrouvée, de Cervantes. Elle a cela de remarquable qu’elle fut écrite par lui pendant sa captivité d’Alger et que, dans son expression poignante, elle porte en quelque sorte la marque des fers : elle est de son époque héroïque et douloureuse12.

II.

Je n’ai plus qu’à esquisser l’historique du succès de Don Quichotte parmi nous, et de sa fortune en deçà des Pyrénées, en France. Pourquoi un livre qui n’a été écrit qu’en vue d’une nation et dans un dessein tout particulier, tout local, devient-il, presque dès sa naissance, le livre des autres nations voisines et l’enfant adoptif de tout le monde ? Les diverses raisons qu’on pourrait trouver à ce succès si prompt et si universel de Don Quichotte seraient encore insuffisantes, et il faudrait y ajouter je ne sais quelle bonne étoile qui ne s’explique pas. Il n’y a qu’heur et malheur, en cela comme en bien des choses. Le fait est qu’il réussit vite chez nous. La langue espagnole était très en usage alors à la Cour de France. A peine publié en Espagne, on eut le livre à Paris, et il fut vivement goûté. C’était le premier roman qu’on y lisait, à la fois vraisemblable et divertissant. On a souvent raconté l’anecdote suivante : on était en 1615 ; une ambassade française venait d’arriver à Madrid ; le cardinal-archevêque de Tolède rendait sa visite à l’ambassadeur ; dans la conversation qui s’engagea entre les gentilshommes français et les gens de la suite du Cardinal, il fut question des livres nouveaux, et le nom de Cervantes fut prononcé. Les Français qui le tenaient en grande estime exprimèrent aussitôt le désir de lui être présentés. Ce n’était pas difficile d’être présenté à Cervantes. Le chapelain du cardinal offrît à ces messieurs de les conduire à sa demeure. Aux questions qu’ils faisaient dans leur curiosité sur cet homme célèbre, le chapelain se vit obligé de répondre que Cervantes était surtout très-pauvre. « Eh quoi ! s’écria l’un des Français, l’Espagne n’a pas fait riche un tel homme ! on ne le nourrit pas aux frais du trésor public ! » Sur quoi un autre de ces gentilshommes répliqua : « Si c’est la nécessité qui l’oblige à écrire, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance, afin que par ses œuvres, tout en restant pauvre, il enrichisse le monde entier ! »

Ce gentilhomme si bel esprit, et qui en parlait si à son aise, raisonnait en cela comme Cervantes lui-même, lequel fait dire à l’un de ses personnages au moment où l’on apprend que Don Quichotte est sur la voie de la guérison :

« Ô seigneur, Dieu vous pardonne le tort que vous avez fait au monde entier, en voulant rendre à la raison le fou le plus divertissant qui existe ! Ne voyez-vous pas, seigneur, que jamais l’utilité dont pourra être le bon sens de Don Quichotte n’approchera du plaisir qu’il donne avec ses incartades ? »

Don Quichotte fut donc apprécié et lu de bonne heure en France. On n’attendit même pas pour cela les traductions de Rosset et d’Oudin (1618, 1620). Mme de Chevreuse, à qui l’une de ces traductions est dédiée, lisait Don Quichotte dans l’original et disait que c’était du castillan le plus pur. Les premières traductions, trop littérales cependant et trop inélégantes, n’avaient pas naturalisé chez nous le chef-d’œuvre. Celle de Filleau de Saint-Martin, en 1678, vint permettre enfin à tout le monde de le lire dans une langue facile et agréable. Le traducteur avait tâché, comme il disait, d’accommoder son texte au génie et au goût de notre nation, sans trop s’éloigner du sujet, et de telle sorte que quelques endroits sentissent encore l’espagnol ; car, remarquait-il naïvement, « j’ai cru qu’une traduction doit toujours conserver quelque odeur de son original, et que c’est trop entreprendre que de s’écarter entièrement du caractère de son auteur. »

Cette traduction de Filleau de Saint-Martin, qui est des meilleures dans le goût du xviie  siècle, et des plus belles comme on disait alors, fut aussi attribuée à M. Arnauld, et j’ai sous les yeux une édition de Hollande où elle est donnée positivement comme l’ouvrage de Lancelot, l’un des maîtres de Port-Royal. Il est possible que Filleau de Saint-Martin, qui était en relation avec ces messieurs, les ait consultés sur quelques parties de son travail.

Le xviie  siècle lut Don Quichotte comme il fallait le lire pour en jouir tout à son aise et en savourer le joyeux et copieux bon sens. Saint-Évremond, qui est avec La Rochefoucauld l’esprit le plus philosophique de son temps, en faisait ses délices. Jugeant en parfaite connaissance de cause les écrivains espagnols, Saint-Évremond disait :

« Il y a peut-être autant d’esprit dans les autres ouvrages des auteurs de cette nation que dans les nôtres ; mais c’est un esprit qui ne me satisfait pas, à la réserve de celui de Cervantes en Don Quichotte, que je puis lire toute ma vie sans en être dégoûté un seul moment. De tous les livres que j’ai lus, Don Quichotte est celui que j’aimerais mieux avoir fait : il n’y en a point, à mon avis, qui puisse contribuer davantage à nous former un bon goût sur toutes choses. J’admire comme, dans la bouche du plus grand fou de la terre, Cervantes a trouvé le moyen de se faire connaître l’homme le plus entendu et le plus grand connaisseur qu’on se puisse imaginer… Quevedo paraît un auteur fort ingénieux ; mais je l’estime plus d’avoir voulu brûler tous ses livres quand il lisait Don Quichotte, que de les avoir su faire. »

Racine et Boileau lisaient Don Quichotte pour se divertir ; ils en parlent dans leurs lettres comme d’un sujet qui leur est familier et qui est entré dans la conversation des honnêtes gens. Boileau, pendant un séjour aux eaux de Bourbon, où il cherchait à se guérir d’une extinction de voix, écrivait à Racine (9 août 1687) :

« Je m’efforce de traîner ici ma misérable vie du mieux que je puis, avec un abbé très-honnête homme qui est trésorier d’une sainte chapelle, mon médecin et mon apothicaire : je passe le temps avec eux à peu près comme Don Quichotte le passait en un lugar de la Mancha, avec son curé, son barbier et le bachelier Samson Carrasco ; j’ai aussi une servante : il me manque une nièce ; mais de tous ces gens-là, celui qui joue le mieux son personnage, c’est moi qui suis presque aussi fou que lui… »

Les poëtes français du grand siècle, en s’écrivant avec une bonhomie qui a certes bien son prix, n’ont aucune vue critique, aucun de ces aperçus littéraires qu’on serait tenté de leur demander. Quoi de plus naturel, en effet, et de plus indiqué, ce semble, que de rapprocher ce succès de Don Quichotte en Espagne ou en France du grand succès qu’avait eu le Cid, d’opposer l’un à l’autre, de mettre en contraste les points de vue, de voir dans l’une de ces créations une contre-partie de la création rivale, une revanche ? Mais alors, fût-on même Boileau et le critique par excellence, on ne s’en avisait pas. On se contentait d’avoir beaucoup de talent dans ses œuvres ; pour le reste, et dans le courant de la vie, on économisait les idées.

Le xviie  siècle continua de goûter Don Quichotte en ne le prenant que par le côté divertissant. Montesquieu, dans une de ses Lettres persanes, a écrit à propos des Espagnols ce mot souvent cité : « Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres. » C’était le mot définitif de Montesquieu, et il le répétait toutes les fois qu’on parlait de littérature espagnole devant lui. Chacun a fait à son exemple. En France on vit à perpétuité sur ces mots-là qui dispensent d’une plus longue étude.

Ce trait de Montesquieu m’en rappelle un autre qui est également tout à l’honneur de Don Quichotte. Un célèbre poëte anglais du temps, Rowe, qui avait un pied dans la politique et qui eût désiré un poste important, reçut un jour de lord Oxford le conseil de se mettre à étudier la langue espagnole. Il prit ce conseil pour une indication utile et en tira une sérieuse espérance. Il se voyait déjà ambassadeur à Madrid. Quelque temps après, il vint dire, tout satisfait, au comte d’Oxford qu’il savait l’espagnol. « Eh bien ! monsieur, lui dit le ministre, je vous en fais mon compliment ; je vous envie le plaisir de lire Don Quichotte dans l’original. » Je ne sais comment le prit l’homme de lettres politique, mais le mot est piquant, et il mérite d’être joint à tant de témoignages de choix sur Cervantes.

Voltaire nomme à peine Don Quichotte dans ses écrits. Marmontel, écrivant un Essai sur les Romans, lui fait tout au plus la grâce de le mentionner, et d’une manière vague et légère. La Harpe en parle mieux, mais en une demi-page et comme quelqu’un qui ne l’a qu’entrelu. Don Quichotte n’était pas encore régulièrement classé à son rang littéraire comme chef-d’œuvre. Oh ! qu’on est long à proclamer toute son estime pour les aimables génies qui nous font rire !

Et puis, ne l’oublions pas, le xviie  siècle ne riait pas précisément pour rire. Il appelait volontiers, en courant, Don Quichotte un excellent ouvrage, mais il en usait peu. Au xviie  siècle, ils étaient trop occupés à combattre l’infâme pour s’amuser à ce fou rire innocent. Le livre n’était pas dans le ton ni dans la note du jour ; ces gens de combat avaient trop à faire autour d’eux ; ils avaient bien d’autres dadas en tête avec leur Encyclopédie ou leur Contrat social et leur Émile. Aujourd’hui la disposition des esprits est autre, et l’inconvénient serait plutôt dans un autre sens. On est dans le calme plat et dans la curiosité pure ; on court risque, en reprenant ces vieux livres toujours jeunes, de raffiner, de renchérir par oisiveté, et d’y chercher véritablement midi à quatorze heures.

Florian, dont on parle avec trop de mépris et qui a eu, comme Marmontel, le malheur de donner son nom à un genre faux, contribua du moins à remettre en circulation et en vogue Don Quichotte. Toutes les critiques qu’il mérite d’ailleurs, Marie-Joseph Chénier les lui a faites : on lui pardonne volontiers d’avoir abrégé, chez son auteur, les parties poétiques langoureuses ou languissantes ; « mais, par malheur, ce sont souvent les beautés qu’il abrège, c’est le génie qu’il supprime. Il attiédit la verve de Cervantes ; un comique large et franc devient partout mince et discret. » Il fait regretter l’ancien traducteur.

Bernardin de Saint-Pierre, d’un goût bien autrement simple, mais un peu chimérique en ses perspectives, préludant sur Don Quichotte aux interprétations modernes, a dit :

« C’en était fait du bonheur des peuples, et même de la religion, lorsque deux hommes de lettres, Rabelais et Michel Cervantes, s’élevèrent, l’un en France et l’autre en Espagne, et ébranlèrent à la fois le pouvoir monacal et celui de la chevalerie. Pour renverser ces deux colosses, ils n’employèrent d’autres armes que le ridicule, ce contraste naturel de la terreur humaine. Semblables aux enfants, les peuples rirent et se rassurèrent… »

Cela paraît assurément fort exagéré, quoique cette exagération, à propos d’un chef-d’œuvre de l’esprit, ne déplaise pas absolument. Cervantes sans doute coupa court à la mode chevaleresque, mais elle était bien à bout de voie quand il lui donna cette dernière poursuite. La parodie du Moyen-Age date de loin et remonte bien plus haut ; son livre, à lui, fut comme la cavalerie qui arrive tout à la fin de la bataille et qui donne à propos : une ou deux charges suffisent pour mettre en pleine déroute ce qui ne tenait déjà plus.

Rabelais eut plus à faire en son temps, et il vint au milieu de la mêlée. Il était révolutionnaire sous le masque ; Cervantes ne l’était pas. On a pu faire, en 1791, une brochure sur l’autorité de Rabelais dans la Révolution présente et demander des vérités hardies, des armes de circonstance à son Pantagruel et à son Gargantua. Cervantes échappe tout à fait à de telles applications, et son rire sensé reste innocent.

De tous les morceaux de l’ancienne critique, le plus vrai et le plus juste sur les mérites de Don Quichotte est peut-être encore certain article de M. de Feletz. — Aujourd’hui tout cela est dépassé, sinon surpassé. Tout un ordre de considérations nouvelles s’ouvre devant nous et se développe comme à l’infini ; on a élargi de toutes parts ses horizons ; on ne parle de Don Quichotte qu’au sortir de la lecture de Dante, de la chanson de Roland, du poëme du Cid et de tant d’autres œuvres poétiques antérieures qui donnent lieu à des comparaisons, à des contrastes. Plusieurs siècles sont en présence ; il se reflète inévitablement quelque chose de l’un à l’autre. L’intelligence du style et de la couleur propre à chaque temps et à chaque œuvre est une conquête de notre âge ; ce qui n’empêche pas, dans la multiplicité, quelque confusion. Cela est vrai pour les peintres comme pour les critiques. Quand Natoire et Coypel peignaient pour le château de Compiègne une suite de scènes de Don Quichotte, c’était dans le ton simplement riant, et leur pinceau spirituel ne pensait qu’au plaisir des yeux et à la grâce. M. Gustave Doré n’a pu ni dû échapper à la science moderne plus ambitieuse, et son crayon en a contracté du caractère. Mais nous tous, critiques ou peintres, en revenant si tard sur le sincère et gai chef-d’œuvre, n’oublions jamais ce qu’il est à la source. Ennoblissons-le, traitons-le dignement, comme il sied et selon le ton primitif ; mais ne le changeons, pas trop, ne le chargeons pas, mêlons-y le moins possible de pensées étrangères et de ce que le trop de réflexion serait tenté d’y mettre. Il est d’un si bon naturel !