Chapitre II :
Variations des espèces à l’état de nature
I. Variabilité. — II. Différences individuelles. — III. Genres polymorphes. — IV Espèces douteuses. — V. Les espèces communes, très répandues dans une vaste station, sont les plus variables. — VI. Les espèces des plus grands genres varient plus que les espèces de genres moins importants. — VII. Beaucoup d’espèces des plus grands genres ressemblent à des variétés en ce qu’elles sont étroitement, mais inégalement alliées les unes aux autres, et en ce qu’elles sont géographiquement très circonscrites. — VIII. Résumé.
I. Variabilité. — Avant d’appliquer les principes que nous venons de poser dans le chapitre précédent aux êtres organisés vivant à l’état de nature, il nous faut examiner brièvement si ces derniers sont sujets à quelque variation. Pour traiter convenablement un tel sujet, il faudrait pouvoir dresser un long catalogue de faits que je dois réserver pour un prochain ouvrage. Je ne puis non plus discuter ici les diverses définitions qu’on a données du terme d’espèce. Aucune de ces définitions n’a encore satisfait pleinement tous les naturalistes ; et cependant chaque naturaliste sait au moins vaguement ce qu’il entend quand il parle d’une espèce. En général, cette expression sous-entend l’élément inconnu d’un acte distinct de création. Le terme de variété est presque également difficile à définir ; mais ici, l’idée d’une descendance commune est presque généralement impliquée, quoiqu’elle puisse bien rarement se prouver. Il y a enfin ce qu’on appelle des monstruosités ; mais elles se fondent insensiblement dans les variétés. J’admets que le terme de monstruosité signifie quelque déviation plus considérable de la structure d’un organe, déviation généralement nuisible, ou au moins inutile à l’espèce. Quelques auteurs emploient le mot de variation, en sens technique, comme impliquant une modification directement due aux conditions physiques de la vie ; et les variations en ce sens ne sont pas supposées transmissibles par voie d’héritage : mais qui peut affirmer que les proportions naines des coquillages dans les eaux saumâtres de la Baltique et des plantes sur les sommets alpestres, ou l’épaisse fourrure des animaux de la zone polaire, ne sont pas, en bien des occasions, transmissibles au moins pendant quelques générations ? Et, en ce cas, je présume que chacune de ces déviations du type serait considérée comme une variété. Il est douteux que des monstruosités ou autres déviations de structure profondes et soudaines, telles que celles qu’on observe assez souvent chez nos races domestiques, et plus particulièrement parmi les plantes, se soient jamais propagées avec un caractère de perpétuité à l’état de nature. Les monstres sont très fréquemment stériles ; de plus chaque être vivant, surtout chez les animaux, est si admirablement adapté à ses conditions d’existence, qu’il semble dès le premier abord improbable que des instruments aussi parfaits aient été soudainement produits dans leur perfection, de même qu’une machine compliquée ne saurait avoir été inventée par un seul homme avec tous ses perfectionnements successifs. Je n’ai pu trouver un seul exemple d’une espèce sauvage présentant des particularités d’organisation analogues aux monstruosités qu’on observe dans les formes alliées vivant à l’état domestique. Il s’en présenterait, qu’elles ne pourraient se perpétuer que dans le cas où elles seraient avantageuses à l’animal, parce qu’alors la sélection naturelle entrerait en jeu. On connaît beaucoup de plantes qui produisent régulièrement des fleurs de différentes formes, soit sur leurs différentes branches, soit au centre ou à la circonférence de leurs ombelles, etc. ; et si la plante cessait de produire des fleurs de l’une ou de l’autre forme, son caractère spécifique pourrait en être soudainement et considérablement altéré ; mais nous ignorons, du moins quant à présent, par quels degrés de modification et pour quelle fin une plante produit deux sortes de fleurs. Parmi les plantes cultivées, chacune des rares variétés connues, qui portent régulièrement des fleurs ou des fruits de formes différentes, est due à une modification soudaine.
II. Différences individuelles. — Il est encore des différences légères, qu’on peut appeler différences individuelles, et qu’on voit souvent se produire dans la postérité des mêmes parents, ou entre des individus auxquels on peut supposer une souche identique, comme représentants de la même espèce dans une même localité fermée. Personne ne suppose que tous les individus de la même espèce soient jetés absolument dans le même moule. Or, ces différences individuelles sont de la plus haute importance pour nous, car elles sont le plus souvent transmissibles, ainsi que chacun ne peut manquer de le savoir. Elles fournissent ainsi des matériaux à l’accumulation par sélection naturelle, de la même manière que l’homme accumule dans une direction donnée les différences individuelles qui apparaissent dans ses races domestiques. Ces différences individuelles affectent généralement les organes que les naturalistes considèrent comme peu importants ; mais je pourrais prouver, par un long catalogue de faits, que des organes d’une importance incontestable, qu’on les considère au point de vue physiologique ou au point de vue de la classification, varient quelquefois parmi des individus de la même espèce. Les naturalistes les plus expérimentés seraient étonnés du nombre de variations, affectant les parties les plus importantes de l’organisme, dont ils pourraient recueillir le témoignage dans le cours d’un certain nombre d’années, et d’après des sources faisant autorité. Il ne faut pas oublier que les classificateurs systématiques sont loin d’être satisfaits, quand ils rencontrent quelque déviation en des caractères importants. Il en est d’ailleurs fort peu qui examinent attentivement les organes internes, d’une valeur pourtant si grande, et qui les comparent chez un grand nombre de spécimens de la même espèce. Qui aurait jamais supposé, par exemple, que les bifurcations du nerf principal, près du grand ganglion central d’un insecte, fussent variables dans une même espèce ? Qui n’aurait cru au moins que des changements de cette nature dussent s’effectuer par de lents degrés ? Et cependant, tout récemment, M. Lubbock a montré qu’il existe dans le principal filet nerveux du Coccus une variabilité comparable aux bifurcations irrégulières du tronc d’un arbre. Le même naturaliste a encore constaté dernièrement que chez les larves de certains insectes les muscles sont bien loin d’être uniformes. Les savants tournent dans un cercle vicieux, quand ils prétendent que les organes importants ne varient jamais ; car, ainsi que plusieurs naturalistes en sont convenus avec bonne foi, ils commencent par ranger empiriquement, au nombre des caractères importants de chaque espèce, tous ceux qui, chez cette espèce, sont invariables : or, en partant de ce principe, aucun exemple de variation importante ne saurait jamais se présenter. Mais ces exemples sont assurément nombreux, au contraire, si l’on suit d’autres règles d’observation.
III. Des genres polymorphes. — Il existe un phénomène, en connexion avec les différences individuelles, très difficile à expliquer. Je veux parler de ces genres qu’on a nommés protéiques ou polymorphes. Les espèces qui les composent présentent des différences extraordinaires ; et à peine deux naturalistes sont d’accord sur les formes qu’on doit considérer comme des espèces et sur celles qu’on doit ranger parmi les simples variétés. Tels sont les genres Rubus, Rosa, et Hieracium, parmi les plantes, plusieurs genres d’insectes et plusieurs genres de mollusques Brachiopodes. Dans la plupart des genres polymorphes, quelques espèces ont un caractère fixe et défini. Les genres qui sont polymorphes en une contrée sont aussi polymorphes en toutes les autres, sauf quelques rares exceptions ; et il en a été de même. à d’autres époques géologiques, si l’on en juge d’après les coquilles de Brachiopodes fossiles. De tels faits sont fort embarrassants pour la science, car ils semblent prouver qu’une telle variabilité est indépendante des conditions extérieures. Pour moi, j’incline à croire que nous voyons dans les genres polymorphes des variations de structure qui, n’étant ni utiles, ni nuisibles aux espèces qu’elles ont affectées, n’ont pas été rendues définitives par sélection naturelle, ainsi que nous l’expliquerons bientôt.
IV. Espèces douteuses. — Mais les formes les plus importantes pour nous sont celles qui, possédant jusqu’à un certain degré le caractère d’espèces, présentent cependant de profondes ressemblances avec quelques autres formes ou leur sont si étroitement alliées par des gradations intermédiaires, que les naturalistes hésitent à les ranger comme autant d’espèces distinctes. Nous avons toutes raisons pour croire que beaucoup de ces formes douteuses, ou étroitement alliées, ont gardé avec permanence leurs caractères en leur contrée natale pendant une longue période de temps et, autant que nous en pouvons juger, aussi longtemps que de véritables espèces. Dans la pratique, quand un naturaliste peut relier l’une à l’autre deux formes quelconques, par une série continue d’autres formes présentant des caractères intermédiaires, il donne le titre d’espèce à la plus commune, même parfois à la première décrite, et range les autres comme ses variétés. Mais il se présente des cas que je ne veux pas énumérer ici, où il devient extrêmement difficile de décider si une forme doit être ou n’être pas rangée comme variété d’une autre, même lorsqu’elles sont étroitement reliées par des formes intermédiaires ; d’autant que les formes intermédiaires sont communément regardées comme étant d’une nature hybride, ce qui ne tranche pas toujours la difficulté. Il arrive même souvent qu’une forme est considérée comme variété d’une autre, non parce que les liens intermédiaires sont actuellement connus, mais parce que l’analogie conduit l’observateur à supposer, ou qu’ils existent quelque part, ou qu’ils peuvent avoir existé jadis : une large porte s’ouvre alors aux doutes et aux conjectures. Il en résulte que lorsqu’il s’agit de déterminer si une forme doit prendre le nom d’espèce ou de variété, l’opinion des naturalistes doués d’un jugement sûr et en possession d’une grande expérience semble devoir seule faire autorité. Il faut même, en beaucoup de cas, décider à la pluralité des voix entre les avis opposés ; car il est peu de variétés bien marquées et bien connues qui n’aient été rangées au nombre des espèces au moins par quelques juges compétents. On ne saurait même se refuser à reconnaître que ces variétés douteuses sont loin d’être rares. Si l’on compare les diverses flores d’Angleterre, de France ou des États-Unis, dressées par différents botanistes, on voit qu’un nombre surprenant de formes ont été rangées par les uns comme de véritables espèces et par d’autres comme de pures variétés. M. H. C. Watson, auquel je suis profondément obligé du concours qu’il m’a prêté de toutes manières, m’a fourni une liste de 182 plantes anglaises qui sont en général regardées comme des variétés, mais qui ont toutes été mises par quelques botanistes au rang d’espèces. Encore a-t-il omis beaucoup de variétés de peu d’importance, qui, néanmoins, sont rangées comme espèces par certains botanistes, et il a entièrement omis plusieurs genres polymorphes. Dans les genres qui comprennent les espèces les plus polymorphes, M. Babington compte 251 espèces, et M. Bentham seulement 112 : c’est une différence de 139 formes douteuses. Parmi les animaux qui s’accouplent pour chaque parturition et qui jouissent au plus haut degré de la faculté de locomotion, les formes douteuses, mises au rang d’espèces par un zoologiste et de variétés par un autre, se trouvent rarement dans la même contrée, mais sont nombreuses en des stations séparées. Combien d’oiseaux et d’insectes du nord de l’Amérique et de l’Europe, qui diffèrent très légèrement les uns des autres, ont été rangés par quelque naturaliste éminent comme autant d’espèces bien définies, et par un autre comme des variétés, ou même comme des races géographiques, ainsi qu’on les appelle souvent ! Il y a bien des années que, comparant les oiseaux des îles Galapagos, soit les uns avec les autres, soit avec ceux de la terre ferme américaine, je fus vivement frappé du vague et de l’arbitraire de toutes les distinctions entre les espèces et les variétés. Sur les îlots du petit groupe de Madère, se trouvent beaucoup d’insectes décrits comme variétés dans l’admirable ouvrage de M. Wollaston, mais qui certainement seraient élevés au rang d’espèces par beaucoup d’entomologistes. Même l’Irlande a quelques animaux qu’on regarde généralement comme des variétés, mais qui ont été considérés comme des espèces par quelques zoologistes. Plusieurs des ornithologistes les plus expérimentés considèrent notre Coq de Bruyère écossais (Tetrao Scoticus) seulement comme une race bien marquée de l’espèce norvégienne, tandis que le plus grand nombre en fait une espèce bien distincte et particulière à la Grande-Bretagne. Une grande distance entre les stations occupées par deux formes douteuses dispose beaucoup de naturalistes à les ranger l’une et l’autre comme espèces distinctes. Mais quelle distance doit être regardée comme suffisante, s’est-on demandé avec juste raison ? Si l’Amérique est assez éloignée de l’Europe pour justifier une distinction spécifique entre les formes de l’une et de l’autre contrée, en sera-t-il de même pour les Açores, Madère, les Canaries ou l’Irlande. Quelques naturalistes soutiennent que les animaux ne présentent jamais de variétés ; en conséquence, ils considèrent les plus légères différences comme ayant une valeur spécifique ; et lors même qu’une forme identique se rencontre en deux contrées éloignées, ils vont jusqu’à supposer que deux espèces distinctes sont cachées sous le même vêtement. En fin de compte, on ne saurait contester que beaucoup de formes considérées comme des variétés par des juges hautement compétents ont si parfaitement le caractère d’espèces, qu’elles sont rangées comme telles par d’autres juges d’égal mérite. Mais quant à discuter si des formes qui diffèrent si légèrement sont à juste titre appelées espèces ou variétés, avant qu’une définition de ces termes ait été universellement adoptée, ce serait prendre une peine inutile59. Une investigation attentive amènerait les naturalistes à s’accorder, dans la plupart des cas, sur le rang à donner aux formes douteuses. Cependant, il faut reconnaître que c’est dans les contrées les mieux connues qu’elles se trouvent en plus grand nombre. J’ai été frappé de ce fait que, si quelque animal ou quelque plante à l’état de nature est d’une grande utilité à l’homme ou, par toute autre cause, attire son attention, il se trouve presque toujours qu’on en mentionne plusieurs variétés. Ces variétés, au surplus, sont souvent rangées par quelques auteurs comme des espèces. Ainsi, combien le Chêne commun n’a-t-il pas été soigneusement étudié ! Cependant un auteur allemand fait plus d’une douzaine d’espèces d’autant de formes presque universellement considérées comme des variétés, et l’on pourrait s’appuyer tour à tour sur les plus hautes autorités botaniques ou sur les praticiens les plus expérimentés de l’Angleterre pour établir que le Chêne à fleurs pédonculées et le Chêne sessiliflore sont deux espèces bien distinctes selon les uns, deux simples variétés selon les autres. Lorsqu’un jeune naturaliste commence à étudier un groupe d’organismes qui lui est complétement inconnu, il est tout d’abord fort embarrassé pour distinguer les différences qu’il doit considérer comme de valeur spécifique, de celles qui n’indiquent que des variétés : car il ne sait quelle est la somme de variation moyenne dont le groupe est susceptible ; ce qui montre pour le moins combien il est général qu’il y ait un certain degré de variation. Mais s’il concentre son attention sur une seule classe dans une seule contrée, il parvient assez vite à ranger selon leur ordre les formes douteuses. Il aura une tendance générale à faire beaucoup d’espèces, parce que, comme l’amateur de Pigeons ou d’autres volatiles dont j’ai déjà parlé, il sera sous l’impression de la différence des formes qu’il a constamment sous les yeux ; et il n’aura par contre, pour corriger cette première impression, qu’une connaissance superficielle et un sentiment moins vif des variations analogues des autres groupes en d’autres contrées. À mesure qu’il étendra le cercle de ses recherches, il rencontrera des difficultés plus nombreuses, car il aura à considérer un plus grand nombre de formes étroitement alliées. S’il multiplie beaucoup ses observations, il deviendra capable à la fin de déterminer à peu près ce qu’il doit appeler variété ou espèce ; mais il n’y parviendra qu’à la condition d’admettre dans les formes spécifiques une grande variabilité qui sera souvent contestée par d’autres naturalistes. De plus, s’il se met à étudier les formes alliées apportées de contrées actuellement discontinues, en quel cas il ne peut guère s’attendre▶ à trouver les liens intermédiaires entre les formes douteuses, il devra s’en rapporter entièrement à l’analogie, et la difficulté croît alors à l’infini. Il est certain qu’aucune ligne de démarcation n’a encore été tracée entre les espèces et les sous-espèces, c’est-à-dire les formes qui, dans l’opinion de quelques naturalistes, s’approchent beaucoup, mais n’arrivent pas tout à fait au rang d’espèces, de même qu’entre celles-ci et les variétés bien marquées, ou encore entre les variétés moins distinctes et les différences individuelles. Ces différences se fondent les unes dans les autres en une série insensiblement graduée : or, toute série imprime en l’esprit l’idée de passage ou de transition. C’est pourquoi j’estime que les différences individuelles, bien que de peu d’intérêt pour le classificateur, sont de la plus haute importance pour nous, en ce qu’elles sont le premier écart vers ces variétés légères qu’on trouve à peine dignes d’être mentionnées dans les ouvrages d’histoire naturelle. Je considère les variétés un peu plus distinctes et plus permanentes, comme les degrés qui conduisent à des variétés plus permanentes et plus fortement tranchées encore ; et ces dernières enfin comme formant le passage aux sous-espèces et aux espèces. La transition d’un degré de différence à un autre plus élevé peut être attribuée simplement, en quelques cas, à l’action longtemps continuée des conditions physiques en deux différentes régions ; mais je n’ai pas une grande confiance en l’action de tels agents ; et j’attribue plutôt les modifications successives d’une variété, qui passe d’un état très peu différent de celui de l’espèce mère à une forme qui en diffère davantage, à la sélection naturelle agissant de manière à accumuler dans une direction donnée des différences d’organisation presque insensibles, ainsi que je l’expliquerai bientôt plus longuement. Je crois donc qu’une variété bien tranchée doit être considérée comme une espèce naissante ; mais on ne pourra juger de la valeur de cette opinion que d’après l’ensemble des considérations et des faits contenus dans cet ouvrage. Il n’est pas besoin, du reste, de supposer que toutes les variétés ou espèces naissantes atteignent nécessairement le rang d’espèce. Elles peuvent s’éteindre à l’état naissant ou peuvent se perpétuer comme variétés pendant de longues périodes, ainsi que M. Wollaston l’a démontré pour certaines coquilles terrestres fossiles de Madère. Si une variété vient à s’accroître jusqu’à excéder en nombre l’espèce mère, celle-ci prendra alors le rang de variété et la variété celui d’espèce. Une variété peut même arriver à exterminer et à supplanter l’espèce mère, ou l’une et l’autre peuvent coexister comme espèces indépendantes. Mais nous reviendrons plus loin sur ce sujet. Il suit de ces observations, que je ne considère le terme d’espèce que comme arbitrairement appliqué pour plus de commodité à un ensemble d’individus ayant entre eux de grandes ressemblances, mais qu’il ne diffère pas essentiellement du terme de variété donné à des formes moins distinctes et plus variables. De même, le terme de variété, en comparaison avec les différences purement individuelles, est appliqué non moins arbitrairement et encore par pute convenance de langage.
V. Les espèces dominantes, c’est-à-dire les espèces communes, très répandues sur un vaste habitat, sont les plus variables. — Guidé par des considérations théoriques, je pensais qu’on pourrait obtenir d’intéressants résultats, concernant la nature et les rapports des espèces qui varient le plus, en dressant des tables de toutes les variétés mentionnées dans plusieurs flores bien faites. Cette tâche semble très simple au premier abord ; mais M. H. C. Watson, auquel je dois d’importants conseils et une aide précieuse sur cette question, m’eut bientôt convaincu qu’elle présente de nombreuses difficultés. Le docteur Hooker m’a exprimé depuis la même opinion en termes plus forts encore. Je réserverai donc pour mon prochain ouvrage la solution de ces difficultés, ainsi que les tables des nombres proportionnels d’espèces variables. Je suis, du reste, autorisé par le docteur Hooker à ajouter qu’après avoir lu avec attention mes manuscrits et examiné ces tables, il juge que les principes que je vais poser tout à l’heure sont suffisamment établis. Cependant la brièveté avec laquelle cette question doit être traitée ici est d’autant plus embarrassante, qu’elle nécessite quelques allusions à la concurrence vitale, à la divergence de caractères et à quelques autres questions qui ne seront discutées que plus tard. Alphonse de Candolle et d’autres ont démontré que les plantes qui ont une grande extension géographique présentent en général de nombreuses variétés. On aurait pu le préjuger, par cette raison qu’elles sont exposées à des conditions physiques diverses et qu’elles entrent en concurrence avec différentes séries d’êtres organisés, ce qui est de la plus haute importance, ainsi que nous le verrons plus loin. Mais, de plus, mes tables prouvent que, dans toute contrée limitée, les espèces les plus communes, c’est-à-dire les plus nombreuses en individus, et les espèces les plus répandues dans leur contrée natale, circonstance qu’il ne faut pas confondre avec une grande extension géographique ni jusqu’à un certain point avec le grand nombre de leurs individus, sont celles qui donnent le plus souvent naissance à des variétés suffisamment tranchées pour avoir mérité une mention particulière dans des ouvrages de botanique. Ce sont donc les espèces les plus florissantes ou, comme on pourrait les appeler, les espèces dominantes, c’est-à-dire celles qui ont une grande extension géographique, qui sont les plus répandues dans les contrées qu’elles habitent, ou qui sont les plus nombreuses en individus, qui produisent aussi le plus souvent ces variétés bien marquées que je considère comme des espèces naissantes. La théorie aurait pu prévoir ces résultats : car les variétés, pour acquérir un certain degré de permanence, ont nécessairement à lutter avec les autres habitants de la même contrée ; or, les espèces qui sont déjà dominantes ont aussi plus de chance de laisser une postérité qui, bien que modifiée en quelque degré, hérite cependant des avantages qui assurent à l’espèce mère la domination sur les autres espèces ses compatriotes. Ces observations sur la prédominance des espèces ne s’appliquent, on doit le comprendre, qu’aux formes organiques qui entrent en concurrence les unes avec les autres, et plus particulièrement aux représentants du même genre et de la même classe qui ont à peu près les mêmes habitudes de vie. Ainsi, ce n’est qu’entre les espèces d’un même groupe qu’il faut établir la comparaison du nombre d’individus de chacune d’elles. Une plante peut être considérée comme dominante, si elle est plus nombreuse en individus et plus répandue que presque toutes les autres plantes de la même contrée, qui n’exigent pas des conditions de vie très différentes. Une telle plante n’en est pas moins dominante, dans le sens que nous donnons ici à cette expression, parce que quelque Conferve aquatique ou quelque Champignon parasite est infiniment plus nombreux en individus et plus généralement répandu ; mais, si une espèce de Conferve ou de Champignon surpasse ses alliés à tous égards, ce sera l’espèce dominante de sa classe.
VI. Les espèces des plus grands genres varient partout plus que les espèces de genres moins riches. — Si l’on divise en deux séries les plantes qui peuplent une contrée et qui sont décrites dans sa flore, plaçant dans l’une tous les plus grands genres et dans l’autre tous les genres de moindre importance, un nombre supérieur d’espèces dominantes très communes et très répandues se trouvera du côté des plus grands genres. On aurait encore pu le présumer d’avance : ce seul fait qu’un grand nombre d’espèces du même genre habitent une même contrée, montre qu’il y a quelque chose dans les conditions organiques ou inorganiques de cette contrée, qui leur est particulièrement favorable ; et, conséquemment, il était à prévoir qu’on trouverait dans les plus grands genres, c’est-à-dire parmi ceux qui renferment le plus grand nombre d’espèces, un nombre proportionnellement plus grand d’espèces dominantes. Mais tant de causes tendent à contrebalancer ce résultat que je m’étonne de ce que mes tables montrent même une faible majorité du côté des plus grands genres. Je ne veux mentionner ici, en passant, que deux de ces causes contraires. Les plantes d’eau douce et d’eau salée ont généralement une grande extension géographique et sont très répandues en chacune des contrées qu’elles habitent ; mais cela semble résulter de la nature des stations qu’elles occupent et n’a que peu ou point de rapport à la grandeur des genres auxquels ces espèces appartiennent. De plus, des plantes placées très bas dans l’échelle de l’organisation sont généralement beaucoup plus répandues que des plantes d’organisation plus élevée ; et là encore il n’existe aucune relation nécessaire avec la grandeur des genres. Nous reviendrons sur la cause de la grande expansion des plantes d’organisation inférieure dans le chapitre où nous traiterons de la distribution géographique. En partant de ce principe que les espèces ne sont que des variétés bien tranchées et bien définies, je fus conduit à supposer que les espèces des plus grands genres en chaque contrée doivent aussi présenter un plus grand nombre de variétés que les espèces des plus petits genres ; car, partout où un grand nombre d’espèces étroitement alliées, c’est-à-dire du même genre, ont été formées, beaucoup de variétés ou espèces naissantes doivent, en règle générale, être actuellement en voie de formation. Où il croît beaucoup de grands arbres, on peut s’◀attendre▶ à trouver beaucoup de jeunes plants ; où plusieurs espèces d’un genre se sont formées par voie de variation, c’est que les circonstances ont favorisé la variabilité ; et on peut en inférer avec probabilité qu’en général les circonstances lui seront encore actuellement favorables. D’autre part, si l’on considère chaque espèce comme le produit d’un acte spécial de création, il n’y a aucune apparence de raison pour qu’il se trouve un plus grand nombre de variétés en un groupe renfermant beaucoup d’espèces, qu’en un groupe qui en renferme peu. Pour vérifier la vérité de cette induction, j’ai disposé les plantes de douze contrées et les insectes Coléoptères de deux districts en deux masses à peu près égales, plaçant les espèces des plus grands genres d’un côté et celles des plus petits genres de l’autre. Il s’est invariablement trouvé une proportion supérieure d’espèces variables du côté des plus grands genres. De plus, parmi les espèces des grands genres qui présentent des variétés, le nombre moyen de ces variétés est invariablement supérieur à celui que renferment les espèces des plus petits genres. Ces résultats restent encore les mêmes selon une autre division, c’est-à-dire lorsque tous les plus petits genres qui ne renferment qu’une à quatre espèces, sont retranchés des tables. Ces faits ont une haute signification, s’il est vrai que les espèces ne soient que des variétés permanentes et bien tranchées : car, partout où de nombreuses espèces du même genre ont été formées, c’est-à-dire partout où les causes de leur formation ont eu une grande activité, nous devons généralement nous ◀attendre à les trouver encore en action, d’autant plus que nous avons toute raison pour croire que le procédé de formation des espèces nouvelles est extrêmement lent. Tel est certainement le cas, si les variétés sont des espèces naissantes ; car mes tables établissent clairement qu’en règle générale, partout où beaucoup d’espèces d’un genre se sont formées, les mêmes espèces présentent un nombre de variétés ou d’espèces naissantes au-dessus de la moyenne. Ce n’est pas cependant que tout grand genre soit actuellement très variable et en train d’accroître ainsi le nombre de ses espèces, ou qu’aucun petit genre ne soit en voie de variation et d’accroissement. S’il en était ainsi, c’eût été chose fatale à ma théorie ; car la géologie nous apprend que de petits genres se sont considérablement accrus dans le cours des temps, et que de grands genres sont arrivés à leur période maximum, puis ont décliné et ont disparu. Tout ce qu’il nous est nécessaire de constater, c’est que, partout où beaucoup d’espèces d’un genre ont été formées, beaucoup se forment généralement encore, et il y a là pour nous un solide argument.
VII. Beaucoup d’espèces des plus grands genres ressemblent à des variétés en ce qu’elles sont étroitement, mais inégalement, alliés les unes aux autres et en ce qu’elles sont géographiquement très circonscrites. — Il est encore d’autres rapports importants entre les espèces des grands genres et les variétés qui en dépendent. Nous avons vu qu’il n’est point de critère infaillible à l’aide duquel on puisse distinguer les espèces des variétés bien tranchées, et que, dans les cas où les liens intermédiaires entre deux formes douteuses ne se retrouvent point, les naturalistes sont obligés d’en déterminer le rang d’après la somme des différences qu’elles présentent, jugeant par analogie si elles sont, oui ou non, suffisantes pour donner à l’une d’entre elles ou à toutes les deux le titre d’espèce. La somme de ces différences est donc l’un des plus importants critères que nous ayons pour décider si deux formes doivent être considérées comme espèces ou comme variétés. Maintenant Fries a remarqué parmi les plantes, et Westwood parmi les insectes, que dans les grands genres la somme des différences entre les espèces est parfois excessivement petite. J’ai essayé d’établir cette proportion mathématiquement à l’aide de moyennes, et, aussi loin que mes calculs incomplets ont pu me conduire, ils la confirment entièrement. J’ai aussi consulté quelques observateurs expérimentés et perspicaces et, après mûr examen, ils ont confirmé ces résultats. Sous ce rapport, les espèces des plus grands genres ont donc plus de ressemblance avec des variétés que celles des genres plus pauvres. On peut retourner la formule en lui donnant un autre sens, et dire que dans les genres les plus riches, où un nombre de variétés ou d’espèces naissantes, supérieur à la moyenne, sont en train de se former, beaucoup des espèces déjà formées ressemblent encore en une certaine mesure à des variétés : car elles se distinguent les unes des autres par une somme de différence au-dessous de la moyenne. De plus, les espèces des grands genres ont entre elles les mêmes rapports que les variétés dans chacune de ces espèces. Aucun naturaliste ne prétend que toutes les espèces d’un genre soient également distinctes les unes des autres ; elles peuvent généralement se diviser en sous-genres, sections ou moindres groupes encore. Ainsi que Fries l’a remarqué avec raison, de petits groupes d’espèces sont généralement pressés comme des satellites autour de quelques espèces centrales. Et que sont les variétés, sinon des groupes de formes en relations inégales de ressemblance les unes par rapport aux autres, et qui se pressent autour d’une forme unique qui est leur souche commune ? Indubitablement, il y a une distinction importante à faire entre les variétés et les espèces : c’est que la somme des différences entre les variétés, qu’on les compare, soit entre elles, soit avec leur espèce mère, est beaucoup moins grande qu’entre les espèces du même genre. Mais lorsque nous en viendrons à discuter le principe que j’ai nommé de la divergence des caractères, nous verrons comment on peut l’expliquer, et comment les moindres différences qui distinguent les variétés tendent à s’accroître pour former les différences plus profondes qui séparent les espèces. Il est un autre point digne d’attention. Les variétés ont généralement une extension très bornée : c’est d’une telle évidence qu’on pourrait se dispenser de le constater, car une variété se trouverait-elle avoir une extension supérieure à celle de l’espèce qu’on lui attribue pour souche, que leurs dénominations auraient été réciproquement inverses. Mais il y a aussi quelque raison de croire que les espèces qui sont très voisines de quelque autre, et qui sous ce rapport ressemblent à des variétés, ont aussi fort souvent une extension très restreinte. Ainsi, M. H. C. Watson a pris la peine de m’indiquer, dans le catalogue botanique de Londres (4e édition) si soigneusement dressé, soixante-trois plantes qu’on y trouve mentionnées comme espèces, mais qu’il considère comme si semblables à d’autres espèces voisines, que leur valeur spécifique est fort douteuse. Ces soixante-trois espèces s’étendent en moyenne sur 6.9 des provinces ou districts botaniques, entre lesquels M. Watson a divisé la Grande-Bretagne. D’autre part, dans le même catalogue, on trouve cinquante-trois variétés, bien reconnues pour telles, qui s’étendent sur 7.7 de ces provinces, tandis que les espèces dont ces variétés dépendent s’étendent sur 14.3 provinces. Si bien que les variétés certaines ont une extension moyenne, égale et même un peu plus élevée que ces formes alliées que M. Watson m’a indiquées comme espèces douteuses, mais qui sont presque universellement considérées par des botanistes anglais comme de bonnes et véritables espèces.
VIII. Résumé. — Finalement, les variétés ne peuvent avec certitude se distinguer des espèces, excepté : premièrement, par la découverte de formes intermédiaires qui les relient les unes aux autres, et la découverte de pareils liens n’affecte pas les formes qu’ils réunissent ; secondement, par une certaine somme de différences, car deux formes qui ne diffèrent que très peu sont généralement rangées comme variétés, lors même que des liens intermédiaires n’ont pas été découverts ; mais la somme de différences considérée comme nécessaire pour donner à deux formes le rang d’espèces est complétement indéfinie. Dans les genres qui possèdent un nombre d’espèces au-dessus de la moyenne, en quelque contrée que ce soit, les espèces de ces genres renferment un nombre de variétés aussi supérieur à la moyenne. Dans les grands genres, les espèces sont susceptibles d’être étroitement, mais inégalement, alliées les unes aux autres, formant de petits amas autour de certaines autres espèces. Les espèces étroitement alliées à d’autres espèces paraissent avoir une extension restreinte. Sous ces divers rapports, les espèces des grands genres présentent de fortes analogies avec les variétés. Et nous pouvons concevoir aisément ces analogies, si chaque espèce a existé d’abord comme variété, et s’est formée de la même manière ; elles sont inexplicables, au contraire, si chaque espèce a été créée séparément. Nous avons vu aussi que ce sont les espèces les plus florissantes, c’est-à-dire dominantes, des plus grands genres dans chaque classe qui, en moyenne, varient le plus ; et leurs variétés, ainsi que nous le verrons plus tard, tendent à se convertir en espèces nouvelles et distinctes. Les plus grands genres ont ainsi une tendance à devenir plus grands encore. Et dans toute la nature les formes vivantes, maintenant dominantes, manifestent une tendance à le devenir de plus en plus, en laissant beaucoup de descendants dominateurs modifiés. Mais, comme nous l’expliquerons plus tard, par suite des phases successives de ce mouvement d’accroissement, les plus grands genres tendent aussi à se briser en des genres moindres. C’est ainsi que les formes vivantes à travers le monde entier se divisent par degrés en groupes subordonnés à d’autres groupes.